Mercredi 11 décembre 2024
- Présidence de Mme Micheline Jacques, président -
La réunion est ouverte à 17 heures.
Lutte contre la vie chère dans les outre-mer - Audition de MM. Stéphane Hayot, directeur général du Groupe Bernard Hayot (GBH), Amaury de Lavigne, directeur de Carrefour pour l'Océan indien, François Huyghues-Despointes, directeur général du groupe Safo (en téléconférence), Robert Parfait, président, et Kevin Parfait, directeur général, du groupe Parfait (en téléconférence) et Xavier Cabarrus, directeur des activités de plateforme du groupe CréO (en téléconférence)
Mme Micheline Jacques, président, rapporteur. - Nous poursuivons nos travaux sur la lutte contre la vie chère dans les outre-mer avec une table ronde consacrée à la grande distribution. Nous avons souhaité organiser cette réunion rapidement car il s'agit d'un secteur qui compte des acteurs économiques majeurs.
Nous allons entendre les représentants de quatre grands groupes : MM. Stéphane Hayot, directeur général du Groupe Bernard Hayot (GBH), Amaury de Lavigne, directeur de Carrefour pour l'Océan indien, François Huyghues-Despointes, directeur général du groupe Safo (en téléconférence), Robert Parfait, président, et Kevin Parfait, directeur général, du groupe Parfait (en téléconférence) et Xavier Cabarrus, directeur des activités de plateforme du groupe CréO (en téléconférence).
Je suis très heureuse de cette opportunité, pour la délégation sénatoriale aux outre-mer, d'échanger avec vous, messieurs, et je tiens à vous remercier pour votre disponibilité.
Une telle table ronde est aussi l'occasion de faire de la pédagogie et d'aborder en détail des sujets sensibles comme les facteurs de la formation des prix, le modèle de l'hypermarché, ou encore la question des intermédiaires en milieu insulaire. Lors des précédentes auditions, il a beaucoup été dit qu'il fallait davantage de transparence, en particulier sur les marges et sur le faible niveau de concurrence dans nos économies ultrapériphériques et peu ouvertes.
Mais notre souhait profond, en plus de ces éclairages, est naturellement d'identifier des leviers d'action pour améliorer la situation véritablement intenable d'un certain nombre de nos concitoyens ultramarins.
Par le passé, le législateur est intervenu à plusieurs reprises. Je pense notamment à la loi de 2012 relative à la régulation économique outre-mer et portant diverses dispositions relatives aux outre-mer et à la loi de programmation relative à l''égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique, adoptée en 2017. Toutefois, comme l'ont déploré nos collègues de Saint-Martin et de Mayotte notamment, les crises liées à la vie chère sont récurrentes et nous devons en tirer les leçons. Ainsi, à la suite de nos premiers travaux, nous souhaitons mieux connaître l'impact du fret sur le prix des produits de première nécessité, tout comme celui de la fiscalité indirecte. Selon vous, la production locale et l'approvisionnement régional peuvent-ils être une réponse à la vie chère ?
Je vous rappelle que nous avons nommé plusieurs rapporteurs sur ce sujet : Dominique Théophile et Évelyne Perrot travaillent sur les dépenses liées à l'automobile, Jocelyne Guidez et Teva Rohfritsch sur le fret maritime et aérien, tandis que Viviane Artigalas et moi-même nous concentrons sur les produits du quotidien.
M. Stéphane Hayot, directeur général du Groupe Bernard Hayot (GBH). - Merci pour votre accueil. Ce moment d''échange est très important pour nous, tout comme il est important pour nos territoires 'ultramarins.
Je dirige le GBH, un groupe familial créé par mon père en 1960. Mon père avait créé sa première entreprise en 1960 à la Martinique, où il était né. C'est là qu'il a embauché ses trois premiers collaborateurs, et ce n'est qu'après une dizaine d''années qu''il a fait ses premiers pas en Guadeloupe puis, petit à petit, dans l''ensemble des territoires 'ultramarins.
Depuis une quinzaine d'années, notre groupe s'est beaucoup développé à l'étranger. Nous sommes désormais présents en République dominicaine, à l'île Maurice, mais aussi au Maroc, en Algérie, en Côte d'Ivoire, au Costa Rica ou au Royaume-Uni. Le développement du groupe dépend beaucoup de ces nouvelles zones.
Nous avons trois grands secteurs d'activité. D'abord, la distribution alimentaire, dont nous allons sans doute beaucoup parler aujourd'hui, le bricolage, avec l'enseigne Mr. Bricolage et le sport, avec l'enseigne Decathlon. Le deuxième secteur est l'automobile. Le troisième est un pôle industriel, avec les rhums Clément et les rhums J.M., de belles marques que nous essayons de développer, tout comme La Belle Cabresse en Guyane. Le groupe est présent dans dix-neuf territoires ou pays et compte quelque 18 000 collaborateurs.
Nous sommes ici, au fond, pour lutter contre la vie chère, pour essayer d'identifier les causes du problème et pour tâcher d'imaginer des solutions. C'est un problème qui dure depuis très longtemps. Dans les années 1950, l'État a choisi de rehausser de 40 % la rémunération de ses fonctionnaires outre-mer, car le coût de la vie y était élevé. À cette époque, la grande distribution et les acteurs présents aujourd'hui n'existaient pas encore, mais le problème était bien réel. Les causes de la vie chère, au fond, tout le monde les connaît. Elles sont multiples, mais les deux principales sont l'étroitesse de nos marchés et l'éloignement de nos sources d'approvisionnement.
La Martinique, par exemple, compte 350 000 habitants : c'est un marché étroit pour développer à grande échelle une production locale. On n'y profite pas de ce qu'on appelle le diviseur industriel : vous pouvez faire de la production locale, mais vous êtes rapidement limité par la taille de votre marché, ce qui vous empêche de produire dans des conditions aussi compétitives que votre concurrent sur l'Hexagone qui, lui, produit pour un marché de 60 millions d'habitants. La situation est un peu meilleure sur l'île de La Réunion, qui compte un million d'habitants.
En Martinique, 25 % de ce que nous vendons à nos consommateurs est produit localement. Le reste est importé et, malheureusement, vient souvent de loin - pour l'essentiel, de l'Hexagone. Cet éloignement est la source principale du renchérissement des produits. L'Insee dit que la vie est plus chère de 14 % à la Martinique, mais cette proportion monte à 40 % pour les produits alimentaires. Pourquoi ? Parce que l'éloignement impacte beaucoup les produits alimentaires, qui sont ceux qui voyagent le moins bien.
Depuis longtemps, les compagnies maritimes du monde entier facturent au même prix le transport d'un conteneur, quel que soit son contenu. En additionnant la taxe sur le fioul, les frais de port et tous les autres coûts, il faut compter 5 000 euros pour faire venir un conteneur depuis l'Hexagone jusqu'à nos magasins. Si vous y mettez des objets très onéreux, comme des télévisions, vous aurez plusieurs centaines de milliers d'euros de marchandises dans votre conteneur, et l'impact des frais d'approche devient négligeable. C'est pourquoi, dans nos magasins, une télévision, un iPhone, par exemple, ou encore beaucoup d'autres produits, sont vendus au même prix qu'en métropole. En revanche, on ne peut mettre que pour 20 000 euros de pâtes alimentaires dans un conteneur. Si l'on ajoute encore l'octroi de mer, qui en Martinique est de 9,5 % pour les pâtes, mais de 22,5 % pour le riz, le paquet de pâtes, en arrivant au port - et avant même que nous n'ayons pris un centime d'euros de marge - a déjà un prix de revient gonflé de 45 %. Pour le riz, cette hausse est de 60 % !
Partout dans le monde, sur des territoires restreints, loin des sources d'approvisionnement, on observe ce phénomène. Ce qui est vrai à la Martinique est vrai dans tous nos outre-mer, mais aussi à Hawaï, où les prix sont 50 % plus élevés qu'aux États-Unis. C'est vrai à Barbade, à Sainte-Lucie, ou à Dominique, où l'on importe depuis le Royaume-Uni. Les produits importés d'Angleterre sur ces îles sont deux fois plus chers qu'au Royaume-Uni. Les mêmes causes produisent les mêmes effets.
Alors, quelles solutions ? Nous devons en trouver car, comme vous l'avez dit, cette situation n'est pas tenable. De surcroît, nous sortons d'une période d'inflation très forte. Les prix alimentaires ont explosé au cours des trois dernières années. C'est un phénomène mondial, qui n'a fait qu'aggraver la problématique.
Notre conviction, c'est qu'il existe une solution, qui s'appelle la continuité territoriale. Le seul moyen de faire baisser significativement le prix des produits sur nos territoires, c'est de diminuer les frais d'approche. Je suis sûr que les autres distributeurs ici présents reprendront ce point. C'est une idée que les distributeurs, en Martinique, défendent depuis plus de deux ans. La Corse a su obtenir que près de 200 millions d'euros par an soient consacrés à la continuité territoriale. Pour les outre-mer, il n'y a pas eu de mesures de ce type. Pour nous, ce serait la seule solution.
Vu le coût d'acheminement d'un conteneur, les produits de consommation courante ne peuvent que coûter plus cher. Or on ne peut s'en passer. Nos territoires sont très loin de leurs sources d'approvisionnement. Ce sont des territoires français à part entière, mais éloignés de la métropole, dont ils sont séparés par la mer.
Ce sont les seuls 350 000 habitants de la Martinique qui paient le prix d'acheminement de leurs marchandises à destination. On pourrait faire intervenir la solidarité nationale et mutualiser ces frais d'approche, ou en tout cas une partie significative de ces frais d'approche, entre les quelque 60 millions d'habitants que compte la France. L'impact à la baisse sur les prix serait considérable. C'est ce que la Corse a su négocier. Nous devons nous battre pour l'obtenir. L'ensemble des acteurs y sont prêts, à la Martinique. Un protocole a été signé, et j'espère qu'il sera appliqué. S'il l'est, les prix de plusieurs milliers de produits baisseront de près de 20 % en moyenne, ce qui aura un impact très important pour le consommateur.
La deuxième piste est de développer la production locale. Cela ne suffira pas à résoudre le problème de la vie chère, car le diviseur industriel est insuffisant pour produire de manière aussi compétitive que sur l'Hexagone. Mais cela permettra de développer de l'activité locale, de créer de l'emploi sur place, donc de générer des revenus. Lutter contre la vie chère, c'est faire baisser les prix, mais il faut aussi essayer d'améliorer les revenus, le pouvoir d'achat de nos compatriotes, en créant de l'activité. De ce point de vue, la production locale est une piste importante.
La troisième piste, pour laquelle nous avons besoin de vous, est de travailler sur les tarifs d'export. Beaucoup des produits que nous revendons sur notre territoire viennent de l'Hexagone, où ils sont distribués par les industriels eux-mêmes, qui financent pour cela une force de vente, des commerciaux, des chefs de vente, et font de la publicité. Outre-mer, ces industriels se font représenter par de petits acteurs, grossistes ou autres, sans assumer les coûts de distribution. Comme ils n'ont pas à financer de force de vente, il faudrait obtenir de ces grands industriels des conditions tarifaires plus basses que dans l'Hexagone. Pour l'instant, nous n'y arrivons pas.
Le plus important est de ne pas se tromper de cible. Vous avez dit qu'il n'y a pas toujours, sur nos territoires, un niveau de concurrence aussi élevé qu'il le faudrait. Le secteur alimentaire est très compétitif. Beaucoup d'acteurs très importants ont disparu. Au cours de la dernière décennie, trois groupes importants ont quitté la Martinique. À l'île de La Réunion, le groupe de Jacques de Chateauvieux a vendu à Casino, qui s'est cassé la figure et a fini par revendre ses magasins.
Depuis 2009 et la crise sociale, aucun secteur n'a été aussi audité, décortiqué, que le secteur de l'alimentaire outre-mer. L'Autorité de la concurrence vous a d'ailleurs confirmé que les moyens qu'elle allouait aux outre-mer, tant à Paris que dans les structures locales, étaient beaucoup plus élevés que ceux qui sont consacrés à l'Hexagone. Ne nous trompons pas de cible, donc. Le sujet n'est pas le niveau des marges des distributeurs. Le compte de résultat d'un distributeur outre-mer est le même que celui d'un distributeur dans l'Hexagone. Si nous étions en mesure de faire en sorte que les produits que nous achetons arrivent à nos magasins au même prix que les prix auxquels ils arrivent dans les magasins de Nantes, Toulouse ou Montpellier, nous vendrions au même prix qu'à Nantes, Toulouse ou Montpellier. Le sujet est le coût d'acheminement.
Je vois se multiplier des projets de lois, d'études, de contrôles. Les contrôles, c'est très bien. Nous y sommes favorables, pour dissiper toute suspicion et poser les bons diagnostics C'est ainsi que nous trouverons de bonnes solutions et que nous obtiendrons des résultats.
Attention toutefois à ce que nos territoires restent attractifs pour l'entrepreneuriat. Attention à ne pas affaiblir les acteurs. Beaucoup ont disparu ces dernières années, outre-mer. Nos économies sont fragiles, complexes. Ce sont des métiers difficiles.
Un distributeur alimentaire qui réalise 100 euros de chiffre d'affaires dégage actuellement 24 euros de marge. Il consacre 10 euros à payer ses collaborateurs, 10 euros à payer ses charges - loyer, publicité, assurance, entretien... Il paie 2 euros de taxes et il lui reste, s'il a bien travaillé, 2 euros. C'est la même structure qu'en métropole. C'est un métier difficile. Un chef de rayon qui, à Paris, passe sa commande le lundi matin, est livré le mardi matin. À la Martinique, s'il passe sa commande le 1er janvier, il est livré le 15 ou le 28 février. Ce n'est pas du tout la même chose. Contrôlons, donc, mais ne fragilisons pas ceux qui sont en place. Veillons plutôt à susciter une concurrence vive, seule garante des meilleurs prix possibles.
M. François Huyghues-Despointes, directeur général du groupe SAFO (en téléconférence). - Le groupe SAFO est une entreprise familiale, fondée en Guadeloupe en 1962 par mon grand-père, et qui opère aujourd'hui principalement dans la distribution alimentaire de gros, de demi-gros et de détail en Guadeloupe, en Martinique, en Guyane et en franchise à Saint-Martin.
La vie chère est un sujet ancien dans nos territoires. Ce qui change, c'est la fréquence des crises et leur intensité. La dernière crise, qui entre aujourd'hui dans son 100e jour, a été particulièrement violente. Il y a eu les événements de 2009 aux Antilles, de 2017 en Guyane, de 2018 à La Réunion, en écho aux « gilets jaunes », et de 2021 en Guadeloupe et en Martinique.
Trois lois pour le développement économique outre-mer ont été adoptées, en 2009, 2012 et 2017. L'Autorité de la concurrence a rendu deux avis, en 2009 et 2019. Un délégué interministériel à la concurrence outre-mer a été nommé en 2018. Une mission d'information a été conduite par l'Assemblée nationale en 2020, et une commission d'enquête parlementaire a été créée en 2023. Et le Conseil économique, social et environnemental (Cese) a effectué deux études... Cette liste n'est pas exhaustive.
Le thème de la vie chère est toujours présent car le problème n'est pas résolu. Il y a dans nos territoires une très forte sensibilité au prix, et le différentiel avec l'Hexagone n'y est pas compris. Il y a donc matière à pédagogie, comme vous l'avez dit, car il y a un sujet d'acceptabilité sociale : celle-ci semble aujourd'hui rompue.
Les causes du différentiel de prix ont été rappelées : il s'agit de la combinaison de l'éloignement géographique et de la petite taille du marché. Un marché éloigné mais de grande taille permet des économies d'échelle. Un marché de petite taille mais proche, comme la Corse, pose moins de difficultés que des marchés qui sont à la fois lointains et de petite taille, comme la Martinique. Ajoutons que ces petits territoires connaissent une décroissance démographique...
Ce sujet soulève la question difficile de la continuité territoriale. Pour l'instant, celle-ci n'existe pas, et nous sommes obligés de composer avec une organisation logistique complexe qui correspond à celle du commerce international. Oui, le transport de marchandises entre la France et ses outre-mer correspond à des relations de commerce international entre deux pays ! Le transport est conteneurisé, et il faut faire appel à un nombre de prestataires comparable à celui qu'il faudrait mobiliser pour envoyer un container en Chine ou pour en faire venir un container.
Les étapes sont les suivantes. Il y a d'abord un fournisseur, bien sûr. Il faut ensuite un entrepôt, qui doit suffire à remplir un container, ce qui n'est pas fréquent : il y a là un vrai savoir-faire, notamment dans l'alimentaire, puisque les produits sont fragiles et ne s'empilent pas facilement. Puis intervient un transitaire, qui fait l'intermédiaire avec les compagnies maritimes et qui s'occupe des formalités de douane. Il y a ensuite un port, une compagnie maritime et, enfin, les mêmes intervenants mais en sens inverse : un port, un entrepôt et, enfin, le magasin. Tout cela a évidemment un coût, à la fois financier et organisationnel. Parce que ces étapes sont longues, elles nécessitent des stocks plus importants que pour un distributeur national. Il faut donc de la trésorerie. Et de la casse survient lors de toutes ces étapes : autant de coûts pour le distributeur.
Les produits alimentaires sont des produits très sensibles, fréquemment achetés, mais peu valorisés. Or, en vertu d'une convention mondiale, dans le transport international, les frais sont facturés de manière forfaitaire. Personne ne s'intéresse à ce qui est dans le conteneur. Du coup, pour les produits les moins valorisés, les frais d'approche peuvent représenter un pourcentage très important du prix final. Nous pensons que, quand il s'agit de commerce entre la France et la France, on pourrait peut-être déroger à ces règles internationales et tenir compte de la valeur de la marchandise, en adaptant les tarifs au contenu des conteneurs. Un tel système a existé par le passé.
Le manque de concurrence est souvent évoqué comme étant l'une des causes de la vie chère. Pourtant, il y a aujourd'hui sept opérateurs en Martinique pour moins de 350 000 habitants. Ce n'est pas ridicule... La plupart des enseignes nationales sont représentées. Il en manque, certes, mais il serait surprenant qu'elles soient toutes représentées dans un territoire si petit. En tous cas, à chaque fois qu'un magasin est à vendre, on n'observe aucune appétence d'opérateurs extérieurs pour rejoindre nos marchés. C'était vrai avant 2024, et il y a fort à parier que cela ne changera pas après la crise que nous venons de traverser. Dans le meilleur des cas, un opérateur existant se porte acquéreur. Mais de plus en plus souvent, il n'y a aucun acquéreur. Cela montre que nos métiers ne sont pas si rentables et si profitables qu'on le lit parfois.
Développer la production locale peut-il constituer une réponse à la vie chère ? Oui, à condition que cette production locale soit compétitive. Cela nous renvoie aux contraintes que j'ai évoquées tout à l'heure. Pour un industriel local, pour un agriculteur, la taille du marché est aussi un facteur important pour pouvoir pratiquer des prix compétitifs. Si une production locale compétitive se développe, nous serons ravis de moins importer et de faire fonctionner davantage l'économie locale. Actuellement, environ 25 % de ce que nous vendons est acheté localement. Nous souhaitons que ce chiffre grandisse, même si nous savons bien qu'il n'atteindra jamais 100 %. Après tout, la France hexagonale elle-même n'est pas en autarcie sur le plan alimentaire, ni sur aucun plan d'ailleurs : il est toujours sain d'avoir des importations.
La solution idéale, à mon sens, serait une compensation des frais d'approche, qui s'inscrirait dans le cadre d'une continuité territoriale. Il existe déjà sur nos territoires des mécanismes d'aide qui font appel à la solidarité nationale. Par exemple, les Martiniquais paient leur énergie beaucoup moins chère que ce qu'elle coûte réellement, grâce à la solidarité nationale. Même les régions de France hexagonale, d'ailleurs, n'ont pas la même capacité à produire de l'énergie : certaines ont de l'énergie hydroélectrique, d'autres une centrale nucléaire, une centrale thermique, des éoliennes... C'est pourquoi il a été décidé de mutualiser les moyens et de fixer un prix pour tous les Français. Cela permet d'avoir un prix de l'énergie compétitif en Martinique. On pourrait espérer qu'il en soit de même au moins pour les produits de première nécessité, dont font partie les produits alimentaires. Le coût de la compensation des frais d'approche pourrait être réparti entre l'ensemble des Français. Cela ferait une énorme différence.
Au moins, il faudrait lisser les frais d'approche car actuellement, les produits alimentaires sont moins bien lotis que les autres du fait de leur faible valeur, ce qui est inacceptable et génère de l'incompréhension. Il faut tenir compte de la sensibilité des produits dans la facturation des frais d'approche.
Il faut aussi se pencher sur les revenus. C'est ce qu'ont fait l'État et les collectivités locales. La vie chère est reconnue depuis les années 1950. La sur-rémunération des fonctionnaires est variable selon les outre-mer. Elle est de 40 % en Martinique. Elle permet aux fonctionnaires en activité de faire face au coût de la vie - mais elle disparaît à la retraite. On pourrait imaginer le même dispositif dans le privé, mais si son financement doit être pris en charge par les entreprises, cela créera une boucle salaire-prix, et générera de l'inflation. Si on le finance par des réductions de charges, il peut y avoir une amélioration du net perçu par les salariés. C'est une piste, mais qui requiert une décision politique.
M. Robert Parfait, président du groupe Parfait (en téléconférence). - Je laisse la parole à M. Kevin Parfait, directeur général du groupe.
M. Kevin Parfait, directeur général du groupe Parfait (en téléconférence). - Le groupe Parfait est un groupe familial, qui a débuté son activité en 1967. Il s'agissait à l'époque d'une petite entreprise de menuiserie à la Martinique, qui comptait quatre salariés. Nous avons ouvert une concession automobile en 1972 et c'est en 1989 que nous avons commencé la grande distribution. Au fil du temps, le groupe a dû faire entrer dans ses différentes entités des actionnaires extérieurs à la famille fondatrice. Il comporte aujourd'hui quatre pôles d'activité et quelque 45 sociétés.
Le pôle automobile regroupe des concessions automobiles, la location de voitures, des ventes de pièces détachées. Le groupe menuiserie, par lequel nous avons commencé, fabrique des menuiseries en PVC, bois et aluminium sous enseigne propre et distribue des produits Lapeyre. Le pôle immobilier s'organise autour d'un centre commercial à la Martinique. Le pôle alimentaire, enfin, rassemble trois hypermarchés à la Martinique, un hypermarché en Guadeloupe et deux supermarchés en Guadeloupe.
Dans la grande distribution, nous représentons l'enseigne Leclerc, après avoir représenté pendant très longtemps l'enseigne Système U. Nous avons changé en 2020 dans le but de faire baisser les prix et d'améliorer notre compétitivité. Nous pensons que nous avons relevé ce défi puisque nos prix ont effectivement baissé. Nous sommes dans une concurrence forte avec des enseignes comme Carrefour, Carrefour Market, U, Auchan, Leader Price, Ecomax... Il n'y a donc pas de monopole ou de marges abusives, comme cela a pu être dit dans tous les rapports de l'Autorité de la concurrence. Dans ce secteur, la concurrence est si forte qu'au fil du temps, elle a fait disparaître plusieurs groupes, comme cela vient d'être rappelé.
Notre métier sur les îles est un métier complexe, avec des caractéristiques spécifiques. L'import représente à peu près 40 % de nos achats, les grossistes locaux 40 % également, et la production locale, entre 20 % et 25 %. Nous essayons de faire grandir la part de la production locale, en nouant des partenariats avec différents acteurs locaux.
Il existe des problématiques spécifiques sur nos territoires, qui aboutissent à des surcoûts moyens de 40 % pour les produits alimentaires. Un conteneur de téléviseurs embarque plus de 100 000 euros, quand un conteneur de fruits et légumes est limité à 6 000 euros. Pour un conteneur d'eau, on tombe à 2 000 euros... Il faut ensuite ajouter des frais fixes et des frais d'importation. Les frais fixes s'élèvent environ à 5 000 euros par conteneur. Pour l'eau, le surcoût monte à 260 %...
Pour nos importations, la logistique de départ et le chargement du conteneur sur le bateau représentent un surcoût de 8 %. Le fret maritime représente un surcoût de 12 %. Les octrois de mer et les autres taxes que nous payons à l'importation ajoutent encore 17 %. Des taxes comme l'octroi de mer ne s'appliquent pas sur la base du prix d'achat, mais sur la base du prix d'achat auquel on ajoute le coût du transport du conteneur. Les coûts de port en local représentent environ 3 % de surcoût et la logistique locale environ 5 %. Au total, nous avons donc des surcoûts d'importation de 45 % à 50 % en moyenne. Plus la valeur de la marchandise transportée est faible, plus le surcoût est important.
D'autres contraintes conditionnent la formation du coût, comme la température à laquelle le produit doit être transporté, son volume, sa fragilité - nous devons adapter chacun de ces critères à notre marché, d'abord à son éloignement, à sa faible taille, et à son caractère insulaire. Nos magasins sont plus petits qu'en métropole - aucune grande surface n'atteint 10 000 m2 - notre capacité de stockage est moindre, ce qui occasionne d'autres surcoûts : là où un magasin est livré plusieurs fois par semaine en métropole, chez nous c'est une fois, au mieux ; nous avons des contraintes de construction, en particulier les normes antisismiques ; il faut, encore, compter avec des ruptures, de la casse, les démarques, en moyenne deux à trois fois plus importantes que dans l'Hexagone.
Quelles solutions pour diminuer le différentiel de prix ? Je pense d'abord à la continuité territoriale, pour prendre en compte les étapes supplémentaires que doivent franchir les produits avant d'arriver sur nos étals. Je citerai aussi les tarifs exports, qui existaient par le passé et qui ont démontré leur utilité - car il est tout à fait justifié que des produits soient vendus moins chers en outremer qu'en métropole, les industriels sont habitués à vendre à des prix différents selon les territoires, le Coca-Cola par exemple est vendu moins cher en Pologne qu'en France.
M. Xavier Cabarrus, directeur des activités plateforme du groupe CréO. - Notre groupe existe depuis 30 ans à La Martinique, nous y avons apporté le hard discount, en mettant au coeur de notre projet la qualité de service, l'humain, et en nous appuyant sur notre efficacité logistique. Notre activité repose sur trois principales enseignes : PLI BEL Price, où l'objectif est d'être moins chers que les hypermarchés, avec des marques de distributeurs (MDD), CaraïbePrice, où l'objectif est d'être le moins cher des hypermarchés, et Méga stock, un club entrepôt, où l'objectif est d'être le moins cher sur les marques nationales.
Il y a cinq principaux facteurs qui contribuent à la formation des prix de vente : le tarif d'achat au fournisseur, les frais d'acheminement, la fiscalité, les charges domestiques d'entreposage, et les charges de distribution ; notre conviction, c'est qu'il faut travailler sur chacun de ces cinq facteurs pour parvenir à diminuer les prix de vente.
Mme Évelyne Perrot, rapporteure. - Le modèle de l'hypermarché est remis en cause dans l'Hexagone depuis plusieurs années, il doit s'adapter : qu'en est-il en outre-mer ?
Les marges arrières, ensuite, sont pointées du doigt pour expliquer le différentiel des prix : qu'en dites-vous ? Avez-vous des exemples significatifs de produits moins chers que dans l'Hexagone ?
M. Stéphane Hayot. La grande distribution traverse effectivement une période très difficile, mais c'est surtout le modèle de l'hypermarché qui est touché, les clients viennent moins dans les surfaces dépassant 15 000 m2, qu'ils ont tendance à trouver trop grands ; or, nous n'en n'avons pas en outre-mer, nos grandes surfaces sont plutôt autour de 5 000 à 7 000 m2, le segment qui résiste le mieux dans l'Hexagone, et nous avons aussi l'avantage que nos grandes surfaces fonctionnent comme des magasins de proximité, alors que dans l'Hexagone, elles sont plus souvent dans des zones commerciales excentrées, chez nous on va plus facilement dans les grandes surfaces qui sont moins excentrées, 85 % de notre chiffre d'affaires est fait de produits alimentaires, que les clients achètent au quotidien. Le problème de la remise en cause des hypermarchés ne se pose donc pas en outre-mer, pour le moment.
Les marges arrières sont un sujet important. Elles sont versées par le fournisseur, en fin d'année, en fonction du chiffre d'affaires réalisé par le distributeur, c'est une sorte de récompense, fonction de la performance ; en réalité, c'est plutôt l'industriel qui souhaite cette marge arrière, c'est une façon de relier le prix de son produit à la performance du vendeur. L'intégralité de nos marges arrières est intégrée au compte de résultat de nos magasins - elles sont donc incluses dans les 24 % de marge dont je vous ai parlé. Elles représentent de 5 à 7 % du prix - c'est moins que dans l'Hexagone -, qui s'ajoutent à une marge d'environ 18 %. Quand un client me paie 100 euros, j'en utilise 76 pour la marchandise, il m'en reste 24, y compris les marges arrières, pour l'ensemble de mes charges d'exploitation, puis à la fin, il me reste 2 euros de bénéfice après impôts. Sans les marges arrières, je perdrais donc de l'argent - et je suis convaincu que mes concurrents sont dans la même situation.
Vend-on en outre-mer des produits moins chers que dans l'Hexagone ? Quand le prix de revient prend 60 % entre l'Hexagone et chez nous, comme c'est le cas pour le riz ou les pâtes alimentaires, il est difficile pour nous de les vendre moins cher qu'en métropole. En revanche, des produits importés en Europe, en particulier électroniques, sont chez nous frappés d'une TVA moindre, ce qui est un avantage.
M. Amaury de Lavigne. - Effectivement, les produits qui sont importés en France se retrouvent au même prix, voire moins chers à La Martinique qu'en métropole, l'écart de TVA compensant le coût du transport depuis la métropole.
M. Stéphane Hayot. - Encore une fois, l'impact du transport est d'autant plus fort que la valeur du produit est faible, par exemple l'écart de prix est beaucoup plus important sur une bouteille d'eau que sur un ordinateur, d'autant que le différentiel de TVA jouera encore plus pour La Martinique sur l'ordinateur que sur la bouteille d'eau...
Mme Évelyne Perrot, rapporteure. - Vous nous dites qu'il n'y a pas de diviseur industriel : qu'est-ce à dire ?
M. Stéphane Hayot. - Je vous présenterai un exemple. À La Réunion, nous fabriquons du yaourt dans une usine sous licence Danone : elle en produit 6 000 tonnes par an, à comparer aux 100 000 tonnes produits par la plus petite usine Danone dans l'Hexagone ; or, comme notre marché est petit et qu'il y a 70 références, nous devons changer souvent les paramètres de notre production, là où les usines métropolitaines peuvent se spécialiser et continuer à produire, et utiliser à plein leur outil industriel alors que nous ne nous en servons qu'à temps partiel - il nous faut nettoyer plus souvent nos cuves pour passer d'une production à l'autre, en fait mon outil industriel fabrique moins de la moitié de ce qu'il produirait si mon marché était plus grand. On dit qu'on a un problème de diviseur, notre prix « sortie d'usine » est plus élevé en raison de l'étroitesse de notre marché, à quoi s'ajoute le fait que nous devons importer le pot de yaourt et l'opercule... C'est pourquoi il semble impossible d'espérer compenser ce différentiel, sinon par des mécanismes comme l'octroi de mer, par exemple, censé renchérir les produits importés pour améliorer le positionnement des nôtres, mais il s'applique y compris à des produits que nous ne fabriquons pas, ce qui ne fait que les renchérir, c'est l'exemple des pâtes alimentaires - on en ferait baisser le prix de 9 % en les exonérant d'octroi de mer, c'est d'ailleurs ce qu'a convenu le protocole signé en octobre à La Martinique.
Mme Jocelyne Guidez, rapporteure. - Olivier Sudrie, que nous avons auditionné la semaine dernière, fait le même constat : le différentiel de prix s'explique par un ensemble de facteurs, en particulier l'acheminement, la fiscalité, l'octroi de mer, l'étroitesse du marché, et il faut agir sur l'ensemble. Que pensez-vous d'une péréquation des charges de fret, pour réduire le coût des produits de première nécessité ?
Quel bilan faites-vous de la loi du 20 novembre 2012 relative à la régulation économique outre-mer et de la loi du 28 février 2017 de programmation relative à l'égalité réelle outre-mer (Erom) ? Et que pensez-vous de la proposition de loi, en cours d'examen à l'Assemblée nationale, visant à prendre des mesures d'urgence contre la vie chère et à réguler la concentration des acteurs économiques dans les territoires ultramarins ?
Enfin, la non-publication des comptes par de nombreuses sociétés de la grande distribution outre-mer alimente les débats. Faut-il faire évoluer la législation pour assurer une meilleure transparence ?
M. François Huyghues-Despointes. - La péréquation des frais d'approche est souhaitable. Elle a été pratiquée par le passé, je ne sais pas pourquoi elle a été arrêtée - on a parlé d'abus, mais aussi du fait que l'Organisation mondiale du commerce (OMC) s'y serait opposée, au nom de la liberté de commerce international. Cependant, nous pensons qu'il est possible de déroger, puisqu'il s'agit en l'occurrence de commerce entre territoires français.
Nous savons que la moitié des entreprises françaises ne déposent pas leurs comptes ; en outre-mer, elles sont d'autant moins incitées à le faire, que sur un marché de petite taille, les informations contenues par les comptes peuvent être stratégiques. Cependant, c'est une question très sensible et, du fait du contexte, nous avons décidé de publier l'ensemble de nos comptes.
M. Xavier Cabarrus. La péréquation est un moindre mal pour gérer les coûts d'acheminement, qu'il est injuste de faire peser davantage sur les produits de première nécessité consommés par les familles modestes.
M. Stéphane Hayot. - La Martinique a signé en octobre un protocole pour baisser de 20 % le prix de vente de plusieurs milliers de produits de consommation courante, c'est très important. L'objectif se réalise par de la péréquation - la collectivité territoriale a accepté d'exempter d'octroi mer 54 familles de produits de consommation courante, par exemple toutes les pâtes alimentaires ; le Gouvernement s'est engagé à faire de même pour la TVA, sur 59 familles de produits ; les distributeurs et les grossistes se sont engagés, eux, à baisser leur marge en valeur sur ces produits. L'État s'est aussi engagé à plus d'aide au titre de la continuité territoriale, en diminuant les frais d'approche ; cela devrait lui en coûter entre 11 et 14 millions d'euros, cela dépendra des produits ; ce serait 100 millions d'euros à l'échelle de tous les outre-mer : c'est certes important dans notre période compliquée pour le budget de la Nation, mais l'enjeu est d'abaisser de 20 % le prix de milliers de produits de consommation courante, et l'on peut comparer cet effort à celui que l'État fait pour la Corse au titre de la continuité territoriale : 200 millions d'euros, pour une population moindre, il faut y réfléchir. J'espère que le nouveau Gouvernement va reprendre les engagements de son prédécesseur, c'est un élément très fort.
Un point me gêne dans la proposition de loi en cours d'examen à l'Assemblée nationale, c'est qu'elle cible surtout les distributeurs - elle me semble en cela se tromper de cible. L'Autorité de la concurrence a fait en 2009 une enquête approfondie sur nos marges en outre-mer, le président de la République lui a commandé une nouvelle enquête en 2019, qui a, elle aussi, conclu de la même façon, toutes les études, plus nombreuses en outre-mer qu'en métropole, concluent à la conformité des niveaux de marges - et sur le fait que les véritables contraintes sont structurelles. Je regrette que le législateur n'examine pas d'abord la question de la continuité territoriale, c'est là qu'il faut agir, ou bien nous nous retrouverons au même point dans dix ans. Nos bénéfices après impôt représentent 2 % de notre chiffre d'affaires ; si on les passe à 0, l'écart de prix ne sera pas pour autant réglé, mieux vaut cibler les causes structurelles de la vie chère.
Mme Micheline Jacques, président, rapporteur. - Le « bouclier qualité-prix (BQP) », lancé par Jean-François Carenco, a-t-il porté ses fruits ? Pensez-vous qu'il faille l'améliorer ? La CMA CGM a, pendant un an, diminué de moitié le prix de la location du conteneur, mais elle a constaté que cela n'avait eu aucun impact sur les prix - et M. Saadé nous a dit que c'est ce qui l'avait fait revenir au tarif normal : pourquoi cette baisse du coût du fret n'a-t-elle pas été répercutée ?
On n'a pas parlé, ensuite, de régionalisation du marché. Si je reprends votre exemple de production locale de yaourt, est-ce que le yaourt produit à La Réunion pourrait être vendu dans la région ? J'y pense bien sûr pour la Caraïbe française, un marché d'un million de personnes. Peut-on envisager la régionalisation comme un moyen de diminuer les coûts d'approche ?
M. Stéphane Hayot. - Le BQP existe depuis de nombreuses années, c'est un bon dispositif : les distributeurs font une liste la plus pertinente possible pour couvrir les besoins du consommateur. Est-ce suffisant ? On parle de 140 produits à La Martinique, c'est insuffisant, même si la liste couvre toutes les unités de besoin. Le protocole signé en octobre est bien plus ambitieux. Comment faire vivre ce dispositif ? Il faudra examiner les meilleures voies pour le développer.
La CMA CGM a aidé le fret de 750 euros par conteneur, c'est une bonne chose, mais elle l'a fait en période d'inflation, avec un cours de pétrole en hausse, ce qui a fait augmenter le facteur d'ajustement du bunker, le BAF - pour Bunker adjustment factor -, redevance fondée sur le prix moyen du gasoil maritime : l'augmentation du BAF a absorbé l'intégralité du coup de pouce de la CMA CGM. En réalité, sans cette aide, l'inflation aurait été plus forte en outre-mer, après avoir été plus faible dans un premier temps.
La régionalisation est une piste intéressante. Les normes à l'importation sont une contrainte pour nous, Français, surtout quand on les compare à celles de nos voisins - par exemple en Afrique du Sud, en République Dominicaine, où les prix de revient sont bien plus bas. Il y a là un véritable sujet. Il serait utile, également, de pouvoir nous approvisionner ne serait-ce qu'ailleurs en Europe, par exemple en Pologne, où certains produits sont moins chers qu'en métropole. En revanche, nous sommes dans des bassins où nos voisins ont un pouvoir d'achat bien plus faibles que le nôtre, le yaourt fabriqué à La Réunion ne serait pas acheté à l'île Maurice, par exemple, c'est vrai également dans les Caraïbes, et il y a aussi le fait que ces bassins comprennent des îles aux consommations très différentes, il est très difficile d'y exporter depuis nos territoires - autre chose est de s'y implanter, ce que nous essayons.
M. Robert Parfait. - La péréquation est un moindre mal, effectivement, c'est donc en partie un mal, puisqu'elle implique d'augmenter certains prix et qu'elle introduit des biais de compétitivité - et c'est pourquoi elle ne peut être que temporaire et qu'il vaut mieux travailler sur la continuité territoriale.
La production locale a subi un changement de législation, on est passé d'un système d'aides aux entreprises, à un système où on a taxé le produit. Résultat : le consommateur martiniquais paie la différence, et notre capacité d'exporter diminue - je parle d'expérience, nous étions compétitifs avec les aides, désormais nous ne le sommes plus, et on taxe le consommateur local. L'octroi de mer régional est appliqué sur la totalité du prix de vente du produit, alors que l'aide est fonction du prix à l'export : il faut aider les entreprises plutôt que taxer les consommateurs locaux.
L'aide au fret diminue les frais d'approche pour les entreprises industrielles. L'inconvénient, c'est qu'elle est payée deux ou trois ans après, c'est difficile de la faire entrer dans le prix de revient et cela complique la comptabilité. Quand la CGM appartenait à l'État, elle facturait le fret selon nature du produit, le coût était proportionnel à la valeur du produit ; avec la mondialisation, la facturation au conteneur l'a emporté, avec son prix forfaitaire. On a déjà cité la comparaison : vous mettez 15 000 bouteilles d'eau cristalline à 15 centimes dans un conteneur, sa valeur est de 2 250 euros, mais le fret coûte 5 000 euros, ce qui fait tripler le prix de la bouteille - puis il y a les frais d'approche de 22 %, qui portent à la fois sur l'objet transporté que sur le montant du fret, donc sur 7 250 euros... L'exemple vaut aussi pour le riz, pour les pommes de terre, et quand on parle d'un écart de prix de 40 %, on parle d'une moyenne - pour la bouteille d'eau, c'est le triple qu'il faut payer en outre-mer... L'objectif du protocole signé à La Martinique est de diminuer les prix de 20 %, mais cela ne va pas s'appliquer pour tout, la différence va rester et c'est ce qu'on va retenir. Heureusement que nous avons pour nous une petite compensation de TVA, cela permet des prix moins chers ; mais c'est moins le cas des produits alimentaires, parce que la TVA est déjà à taux réduit en métropole...
Que faire, pour être moins chers ? Nous panachons les marchandises, entre produits alimentaires et produits plus onéreux. Cependant, la différence de prix demeure, et le consommateur ne comprend pas - et il ne va pas comprendre l'intérêt d'une baisse de 20 %, quand on parle d'une bouteille d'eau trois fois plus chère qu'en métropole. En fait, il faut faire porter l'action sur la continuité territoriale et l'aide à la production, mais aussi améliorer les connexions maritimes avec les pays alentour. La viande importée du Brésil, par exemple, doit passer par la métropole, les produits être aux normes européennes, alors que nous sommes voisins. C'est en compensant l'éloignement et en aidant la production locale que nous élargirons nos marchés.
Mme Salama Ramia. - Effectivement, quand à Mayotte, on voit sur le marché local des tomates à 12 euros le kilo parce qu'elles sont importées d'Europe, alors que nous avons Madagascar à proximité, il y a de quoi se poser des questions...
Le rapport d'enquête sur le coût de la vie dans les outre-mer, rendu public le 20 juillet 2023, souligne que le Préfet de Mayotte n'a pas négocié avec les grandes et moyennes surfaces un tarif professionnel maximal pour leur activiteì de gros, alors que l'article 63 de la loi « Erom » de 2017 lui en donne la possibilité, à titre expérimental et pour une dureìe de cinq ans. Vous êtes aussi distributeurs, avec souvent des contrats d'exclusivité sur certaines marques telles que le Nutella, et vous revendez aux petites épiceries de quartiers les produits importés, avec des marges que nous estimons considérables. Or, la TVA est suspendue à Mayotte et la vie reste très chère : un effort de votre part permettrait d'alléger le porte-monnaie de nos familles.
Avez-vous été consultés par les représentants de l'État à Mayotte afin de négocier un tarif professionnel maximal pour les activités de gros en faveur des grandes et moyennes surfaces, entre les années 2019 et 2024 ? Et si c'est le cas, vous y êtes-vous opposés ?
M. Amaury de Lavigne. - Nous n'avons pas d'activité de grossiste à Mayotte, nous avons des contacts avec la Préfecture sur le BQP mais n'étant pas grossistes, nous ne sommes pas concernés par le dispositif expérimental que vous citez.
M. Stéphane Hayot. - Nous sommes détaillants, nous ne sommes pas sur le marché de gros.
Mme Salama Ramia. - Les petites épiceries, à Mayotte, se fournissent sur le marché de gros.
M. Amaury de Lavigne. - Nous ne sommes pas grossistes, nous ne vendons pas aux petites épiceries. À Mayotte, nous ne faisons que de la distribution de détail.
Mme Salama Ramia. - Elles achètent bien quelque part...
Mme Micheline Jacques, président, rapporteur. - Les autres intervenants sont-ils présents dans l'Océan indien ?
M. François Huyghues-Despointes. - Non.
M. Xavier Cabarrus. - Uniquement pour certaines enseignes, comme Naturalia, mais l'activité est très faible.
M. Akli Mellouli. - Vous parlez tous des normes, comme si c'était de là que venait le blocage. Mais peut-on vouloir retirer le droit ? Il apporte aussi des garanties pour la nutrition, la qualité, etc. Par exemple, vous parlez de la situation entre La Réunion et Mayotte, mais La Réunion produit bien sous normes françaises. Souvent, pour réduire les prix, on réduit la qualité, et on finit par vendre de la malbouffe. Nous devons protéger aussi nos concitoyens ultramarins sur ce plan. Comment pouvons-nous accompagner les évolutions de normes ? Une piste serait de préciser les cahiers des charges pour la production. On peut déjà acheter des fruits et légumes, des produits d'hygiène... au Maroc, en Algérie, un peu partout.
M. Amaury de Lavigne. - On en revient à la question du diviseur industriel. Comme les régions autour de nous ne produisent pas aux mêmes normes que nous, même si on leur donnait un cahier des charges, la quantité à produire serait trop petite pour que cela les intéresse. Par exemple, nous avons approché plusieurs industriels en Afrique du Sud, car ils produisent à peu près aux mêmes normes qu'en Europe. Mais leur packaging est en anglais, et nous devons en avoir un en français. Arrêter la production pour changer le packaging coûte cher, et la différence de prix qu'on pourrait obtenir en important d'Afrique du Sud est gommée par ce surcoût. Assouplir certaines normes permettrait de prendre directement les produits fabriqués chez nos voisins, à leurs conditions et dans leur chaîne de production, pour ne pas augmenter les coûts.
Mme Micheline Jacques, président, rapporteur. - C'est justement l'objet du travail que notre délégation mène en ce moment, conjointement avec la commission des affaires européennes. L'idée n'est pas de vendre aux ultramarins de la nourriture qui ne serait pas de bonne qualité, mais de développer des équivalences normatives. Lors de la crise de l'eau, le gouvernement français lui-même s'est retrouvé en difficulté à cause de ce problème de packaging, parce qu'il ne pouvait pas importer de l'eau de l'île Maurice à Mayotte pendant les gros épisodes de sécheresse.
M. Georges Naturel. - Je suis élu d'un territoire autonome, peu concerné, donc, par la continuité territoriale. L'insertion régionale est importante, cela dit. Quand j'étais jeune, on consommait des produits australiens et néo-zélandais. Aujourd'hui, nous consommons des produits européens. Pourtant, il y a des territoires qui produisent tout près de chez nous ! Le packaging est imposé par notre réglementation, alors que nous savons tous parler anglais - j'arrive bien à consommer des produits australiens quand je vais en Australie... Certes, avec 270 000 habitants, il n'est pas aisé de développer une production locale. Il faut peut-être travailler au niveau régional. À Fiji, au Vanuatu, la main-d'oeuvre est moins chère.
Vous avez tous donné la date de création de vos entreprises. Elles ont toutes débuté dans les années 1960. De plus, beaucoup de sociétés sont parties, et vous, vous êtes restés. Pour quelle raison ?
M. Xavier Cabarrus. - Je représente le plus jeune groupe, puisque notre activité a commencé en 1994 par l'introduction du premier magasin de hard discount aux Antilles. L'objectif était de baisser les prix et d'introduire un modèle qui n'existait pas encore dans ce territoire. Notre succès reflète l'attente qui existait dans la population ! Nous avons contribué au développement des marques de distributeurs (MDD) aux Antilles. Notre longévité montre que nous sommes à l'écoute des clients, pour proposer des modèles permettant à chacun de trouver des produits à des prix en général 10 % inférieurs à ceux de la concurrence.
M. François Huyghues-Despointes. - En 1962, le groupe a été créé en Guadeloupe et non en Martinique. Mon grand-père était d'origine martiniquaise, mais il vivait en Guadeloupe au moment de la création de son entreprise. Nous avons développé nos activités dans ces territoires : en Guadeloupe d'abord, puis à la Martinique et en Guyane, territoires qui présentaient les mêmes contraintes. Quand on arrive à apprivoiser les contraintes et à travailler avec dans un territoire, le réflexe est de s'étendre aux autres zones comparables.
Le groupe existe encore aujourd'hui, mais il a connu plusieurs fois des difficultés. En 2000, il a failli disparaître. Sa diversification nous aide, et nos équipes travaillent bien. Pour autant, nous n'avons pas diversifié notre extension géographique.
M. Robert Parfait. - On a toujours un attachement pour le pays où l'on a débuté. Certains disparaissent, c'est une question de compétitivité. Cela dépend aussi de l'enseigne qu'on a choisie. Si celle qui vous approvisionne n'est pas compétitive, vous ne serez pas compétitifs par rapport à d'autres. Nous avons changé d'enseigne au cours de notre existence, comme je l'ai rappelé. Au vu de la baisse de la population, je ne sais pas si nous serons encore là dans cinq ou dix ans. Nous faisons tout pour, mais dans un marché qui se rétrécit, avec une population qui diminue, un pouvoir d'achat qui baisse, cela va devenir compliqué. Les évènements actuels vont faire baisser encore le nombre d'exploitants. Nous étions quinze autrefois, nous sommes aujourd'hui six. Dans trois ou quatre ans, il n'y en aura plus que quatre. La dimension monopolistique ou oligopolistique du marché se sera renforcée. La crise qui est en cours aura donc l'effet inverse à ce qu'il faudrait. Je suis assez pessimiste pour la suite si nous ne trouvons pas des solutions concrètes et rapides.
M. Stéphane Hayot. - Monsieur Naturel, votre question est très importante, parce que vous abordez le sujet de la fragilité des entreprises. Aujourd'hui, dans cette salle, vous êtes ici en tant que sénateur. Mais dans la vie, souvent, vous êtes un consommateur. Et quand vous êtes un consommateur, personne ne vous dit où il faut aller. Vous n'avez pas de patron. Et vous allez là où vous avez le sentiment que vos intérêts sont le mieux défendus. Le métier de la distribution alimentaire est très compétitif. Chez nous, le client revient souvent. La notion de prix est fondamentale. Celui qui oublie cela est mort. Tous les groupes qui ont disparu sont des groupes qui, à un moment, l'ont un peu oublié - soit parce qu'ils n'ont pas accordé suffisamment d'importance à cette problématique, soit parce qu'ils n'ont pas su rester compétitifs.
Que faut-il faire pour être compétitif ? Il faut bien acheter, bien sûr. Il faut réussir à faire venir les produits de l'Hexagone sur les territoires aux meilleures conditions possibles. Et il faut essayer de gérer les charges de nos entreprises le mieux possible. Nous nous sommes développés. Le métier est fragile, et rien n'est jamais acquis. Il ne faut jamais se reposer sur ses lauriers et toujours se remettre en cause.
En 1981, nous sommes entrés dans la distribution alimentaire en rachetant un gros supermarché à Fort-de-France, sous enseigne Monoprix. Depuis, il est devenu le Carrefour Dillon. Depuis 1980, c'est-à-dire depuis maintenant 45 ans, nous n'avons construit qu'un magasin à la Martinique, à Génipa. Nos deux autres magasins, nous les avons repris à des acteurs défaillants. Nous sommes depuis 30 ans dans la distribution alimentaire à la Guadeloupe. Nous n'avons construit qu'un seul magasin. Nous sommes depuis bientôt 40 ans dans la distribution alimentaire à l'île de La Réunion, nous n'y avons construit que deux magasins, deux hypermarchés. Les autres ont été repris à des acteurs locaux qui avaient jeté l'éponge.
En Guyane, nous avons un hypermarché et c'est nous qui souffrons. Nous perdons beaucoup d'argent depuis plusieurs années. Nous n'avons pas encore réussi à trouver la clé. C'est notre concurrent qui nous fait souffrir, car il est plus efficace que nous, apparemment. La chance de ce magasin en Guyane, c'est d'appartenir à un groupe qui le soutient et qui lui permet de traverser cette période difficile. C'est un métier fragile, difficile. Le prix est au centre de tout, mais nous restons beaucoup trop chers par rapport à l'Hexagone, en raison des contraintes structurelles qui ont été évoquées. Un distributeur, à mon sens, se lève tous les matins en cherchant une bonne idée pour arriver à baisser ses prix et à être mieux placé que ses concurrents. C'est fondamental.
Mme Micheline Jacques, président, rapporteur. - Merci à tous. Vous avez rappelé les mesures déjà prises, qui ne suffisent pas. Notre délégation prépare un rapport qui a vocation à avoir un impact réel. Nous avons déposé dernièrement une proposition de loi portant diverses dispositions d'adaptation du droit des outre-mer, à l'initiative du président Gérard Larcher. L'article 10 de ce texte prévoit d'élargir aux produits de première nécessité le bénéfice de l'aide au fret. C'est un début.
Vous avez insisté sur la continuité territoriale, et évoqué la Corse. Mais celle-ci n'est pas très loin et ne profite pas de certaines mesures, comme la sur-rémunération des fonctionnaires, les abattements de charges patronales, les mesures de défiscalisation, etc. Il me semble illusoire de penser qu'on pourra vendre dans un supermarché ultramarin un produit au même prix qu'à Paris. Nous devons poursuivre la discussion, et voir ce que les habitants et les entreprises des outre-mer sont prêts à concéder pour qu'on puisse trouver des solutions.
Si vous estimez que le dispositif actuel n'est pas assez efficace, j'espère que nous pourrons en proposer d'autres, pour faciliter la vie quotidienne des ultramarins. Vous êtes des acteurs économiques de ces territoires, et on comprend de vos propos qu'ne peut pas non plus vous demander de faire du social. Vous l'avez dit, une entreprise qui n'est pas compétitive met la clé sous la porte - avec toutes les conséquences que cela implique pour l'emploi. C'est un travail collectif que nous devons mener, donc, et nous allons poursuivre ces discussions pour trouver un consensus sur des solutions qui permettent à nos concitoyens de se nourrir, de se vêtir, de travailler...
Nous devons aussi stimuler l'économie de ces territoires : il n'y a pas de raison qu'ils ne puissent pas se développer davantage. J'espère que nos discussions dissiperont certains a priori stériles.
Merci encore. Ces auditions n'ont pas vocation à cibler qui que ce soit. Je l'ai toujours dit et je le répète : nous sommes tous des acteurs et chacun doit apporter sa pierre à l'édifice.
La réunion est close à 19 h 10.