- Mardi 3 décembre 2024
- Mission d'information sur les accords internationaux conclus par la France en matière migratoire - Audition de Mme Sophie Primas, ministre déléguée auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargée du commerce extérieur et des Français de l'étranger
- Mission d'information sur les accords internationaux conclus par la France en matière migratoire - Audition de Mme Hannah Wood, ministre-conseillère aux affaires étrangères et stratégiques, intérieures et de justice à l'ambassade du Royaume-Uni en France, et de M. Ben Spittles, équipe migration et frontières au Home Office du Royaume-Uni(ne sera pas publié)
- Questions diverses
- Projet de loi de finances pour 2025 - Mission « Conseil et contrôle de l'État » - Programmes « Cour des comptes et autres juridictions financières » et « Conseil d'État et autres juridictions administratives » - Examen du rapport pour avis
- Projet de loi de finances pour 2025 - Mission « Direction de l'action du Gouvernement » et budget annexe « Publications officielles et information administrative » - Programmes « Cour des comptes et autres juridictions financières » et « Conseil d'État et autres juridictions administratives » - Examen du rapport pour avis
- Jeudi 5 décembre 2024
Mardi 3 décembre 2024
- Présidence de Mme Muriel Jourda, présidente -
La réunion est ouverte à 16 h 45.
Mission d'information sur les accords internationaux conclus par la France en matière migratoire - Audition de Mme Sophie Primas, ministre déléguée auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargée du commerce extérieur et des Français de l'étranger
Mme Muriel Jourda, présidente, rapporteur. -- Nous recevons aujourd'hui Sophie Primas, ministre déléguée auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargée du commerce extérieur et des Français de l'étranger, dans le cadre de notre mission d'information sur les accords internationaux conclus par la France en matière migratoire.
L'idée de cette mission d'information, dont Olivier Bitz, Corinne Narassiguin et moi-même sommes les rapporteurs, a germé au cours des travaux que j'avais conduits avec Philippe Bonnecarrère lors de l'examen de la dernière loi relative à l'immigration.
Si on légifère souvent sur l'immigration, on oublie de préciser que des pans entiers de notre politique migratoire sont réglés par le droit international et échappent donc au législateur. L'exemple le plus parlant est évidemment celui des ressortissants algériens, qui bénéficient au titre de l'accord de 1968 d'un régime de séjour intégralement dérogatoire. Au-delà de ce cas emblématique, nos travaux nous ont conduits à identifier une myriade d'accords applicables dans tous les domaines de la politique migratoire : visas, réadmission, gestion concertée et codéveloppement, etc. Si l'on rajoute les accords européens, on arrive à un total d'environ 200 instruments internationaux à visée migratoire.
Le sujet mérite une attention particulière pour au moins deux raisons. D'une part, la structuration de la coopération avec les États de départ semble être un facteur clé de la prévention des départs comme de l'amélioration de notre politique de retours. D'autre part, la cohérence de notre droit pâtit de cet empilement d'accords dérogatoires qui ne sont pas toujours appliqués, voire jamais évalués et pour certains d'entre eux tombés en désuétude. Vous nous direz, madame la ministre, si vous partagez ce sentiment d'un certain « fouillis » en la matière.
Nous nous sommes donc donné trois objectifs dans nos travaux : fiabiliser le recensement des accords, établir un bilan de leur application et formuler des recommandations pour une meilleure structuration de notre politique migratoire. Par ailleurs, nous avons souhaité aborder spécifiquement deux points particuliers : le premier a trait à la relation franco-algérienne ; le second intéresse les accords de coopération transfrontalière conclus avec le Royaume-Uni. À ce titre, je souhaite vous poser deux questions.
Premièrement, pourriez-vous nous éclairer sur la stratégie mise en place par les pouvoirs publics pour structurer cette diplomatie migratoire, partagée entre le ministère de l'Europe et des affaires étrangères et le ministère de l'intérieur ? Bruno Retailleau a évoqué devant nous, la semaine dernière, son souhait de réunir prochainement le comité stratégique des migrations (CSM). Quelles pourraient être les nouvelles orientations retenues ?
Deuxièmement, sur le sujet hautement sensible de l'accord franco-algérien, et avant toute appréciation politique, il me semble essentiel de poser les termes du débat. Partagez-vous l'analyse selon laquelle cet accord est, dans l'ensemble, plus favorable que le droit commun pour les ressortissants algériens ? Dans l'hypothèse d'une dénonciation unilatérale, quel régime de séjour leur serait applicable ? Enfin, quelle est votre position quant au futur de cet accord : maintien du statu quo, renégociation ou dénonciation ?
Je précise que cette audition est captée et retransmise en direct sur les canaux de communication du Sénat.
Mme Sophie Primas, ministre déléguée auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargée du commerce extérieur et des Français de l'étranger. -- Mon propos liminaire répondra d'abord à vos interrogations sur la structuration des outils à notre disposition, tant au niveau national qu'européen, en matière de politique migratoire.
La politique migratoire de la France, dans sa dimension extérieure, est un sujet complexe, souvent clivant, qui exige une réponse à la hauteur des défis d'un monde de plus en plus en proie à des mutations profondes et qui s'accélèrent. Les conflits, le changement climatique, les inégalités sociales mondiales exacerbent des crises migratoires qui nous rappellent à tous, quotidiennement, l'urgence d'agir. Cette politique résulte aujourd'hui d'une étroite coopération entre le ministère de l'Europe et des affaires étrangères (MEAE) et le ministère de l'intérieur, ainsi qu'entre la France et ses partenaires européens.
Il ne s'agit pas seulement de gérer des flux ou de durcir les contrôles : le Gouvernement entend bâtir une vision qui assure à la fois une maîtrise rigoureuse de l'immigration et le maintien d'une politique d'attractivité à l'égard des talents, des investisseurs et des étudiants du monde entier. Nous cherchons ainsi à suivre une ligne de crête entre fermeté et attractivité.
Depuis la crise de 2015 et bien que le domaine migratoire relève d'une compétence partagée, le rôle de l'Union européenne s'est renforcé. Le pacte sur la migration et l'asile adopté le 17 octobre dernier marque en ce sens une étape très importante. Ce texte, que nous espérons mettre en oeuvre avant juin 2025, permettra des contrôles stricts ainsi qu'une procédure d'asile aux frontières de l'Union, tout en assurant une meilleure répartition de l'accueil des bénéficiaires d'une protection internationale.
Trois priorités guident l'action au niveau européen : la refonte de la directive dite « Retour », car une politique migratoire crédible repose sur la capacité à organiser des retours qui soient effectifs et dignes ; le renforcement des partenariats avec les pays d'origine et de transit - la Tunisie, l'Égypte ou le Liban en offrent des exemples récents - ; et la réforme du code frontières Schengen, essentielle pour allier liberté de circulation à l'intérieur de l'Union européenne et sécurité renforcée. Sur le plan national, la loi du 26 janvier 2024 constitue désormais la déclinaison législative de cette politique.
Les accords bilatéraux et européens que nous avons signés sur les retours, les mobilités professionnelles, les visas ou les réadmissions sont autant d'outils stratégiques que nous devons continuer à développer et, peut-être, simplifier.
Le Premier ministre, dans son discours de politique générale du 1er octobre dernier, a placé la maîtrise de l'immigration parmi les cinq priorités nationales. Il nous a appelés à dépasser nos postures idéologiques pour aborder ce sujet avec fermeté, sérénité, pragmatisme et humanité. Nous partageons cette vision et c'est pourquoi nous plaçons au coeur de notre stratégie un dialogue exigeant avec les pays d'origine et de transit. Ce dialogue n'est pas un luxe, mais une absolue nécessité : sans la coopération de ces pays, nos efforts resteront vains.
L'approche du MEAE repose sur cinq piliers fondamentaux.
Premièrement, la lutte contre les causes profondes des migrations : pauvreté, instabilité politique, désastre climatique. Elles impliquent tout particulièrement une politique de coopération.
Deuxièmement, les migrations légales, qu'elles soient étudiantes, professionnelles ou humanitaires. Elles renvoient à la politique d'attractivité dont j'assure, dans mon ministère, la responsabilité.
Troisièmement, les dispositifs de protection et d'asile. Ils font depuis toujours de la France un havre pour ceux qui fuient les persécutions et font notamment intervenir l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra).
Quatrièmement, la prévention et la lutte implacable contre l'immigration illégale. C'est la mission conjointe du ministère de l'intérieur et du MEAE.
Cinquièmement, l'organisation de retours dignes, accompagnés de programmes de réintégration dans les pays d'origine. Elle relève essentiellement du ministère de l'intérieur.
Depuis janvier 2023, le CSM constitue un outil majeur pour coordonner les actions de l'État. Il est coprésidé par les ministres de l'intérieur et des affaires étrangères. Son secrétariat est assuré par Cyrille Baumgartner, ambassadeur chargé des migrations, aujourd'hui présent à mes côtés. Réuni pour la première fois le 6 janvier 2023, ce comité a permis de fixer notre doctrine interministérielle en matière migratoire et d'arrêter des orientations stratégiques prioritaires précises : dialogue avec les pays tiers - incluant les questions relatives aux réadmissions de leurs ressortissants en situation irrégulière -, politique des visas dans le cadre des normes européennes et nationales applicables, prise en compte des enjeux d'attractivité économique - dont ceux liés à la mobilité des étudiants -, aide publique au développement et investissements solidaires et durables.
J'insisterai sur l'enjeu de l'attractivité. La politique migratoire de la France ne doit pas être seulement défensive ; elle doit également être offensive. Nous devons attirer les talents, les compétences et les énergies qui contribuent à notre rayonnement. Les meilleurs étudiants, les chercheurs, les entrepreneurs, mais aussi les travailleurs qualifiés et parfois les saisonniers sont des atouts stratégiques pour notre économie et notre influence. La France est une des principales destinations des investissements privés étrangers ; pour les favoriser, il nous faut pouvoir accueillir des cadres étrangers, des travailleurs qualifiés et des chercheurs du monde entier.
Nous menons une politique active d'accueil dans les lycées français de l'étranger. Leur réseau est unique et concourt à notre influence. Une grande partie de leurs élèves souhaitent ensuite poursuivre leurs études supérieures en France ; c'est un autre facteur d'influence et de rayonnement considérable qui, dans un second temps, engendre des flux économiques importants. Et cela n'est pas incompatible avec une politique de contrôle de la réalité du statut d'étudiant en France.
Pour que la France reste un pays attractif, notre politique des visas s'avère être un levier décisif. Paul Hermelin, président du groupe Capgemini, a formulé 40 recommandations que nous avons mises en oeuvre dès 2023, en réformant nos pratiques à l'échelle de notre réseau diplomatique. Une instruction conjointe du MEAE et du ministère de l'intérieur nous a conduits à donner la priorité à une approche déconcentrée et à un pilotage local.
Dans cet élan, plusieurs mesures clés ont été adoptées : l'identification des publics prioritaires, l'adaptation de l'organisation et une communication ciblée. Ces efforts, qui s'inscrivent dans une volonté de transformation profonde, portent déjà leurs fruits. Le bilan, depuis dix-huit mois, est largement positif. Autour de nos ambassadeurs, c'est l'ensemble de l'« équipe France » qui contribue à ce travail déterminant de ciblage des publics prioritaires, avec l'aide de nos opérateurs, Campus France pour les étudiants et Business France pour les salariés et entrepreneurs que nous voulons attirer.
Mieux cibler ces publics dans le cadre d'une stratégie assumée, c'est aussi améliorer le « parcours utilisateur » de ces talents. Cela se fait dès la phase amont, avec des rendez-vous facilités, davantage de visas de circulation délivrés et pour une durée plus longue, puis au cours de la phase aval, c'est-à-dire une fois l'installation effective en France, grâce à des référents attractivité et par des dispositifs d'accueil mis en oeuvre par les préfectures.
L'attractivité des étudiants internationaux illustre cette dynamique, avec plus de 400 000 d'entre eux accueillis par an. La France confirme son statut de destination privilégiée. Cette stratégie repose sur l'excellence. Nos ambassades ont reçu des instructions claires en vue de renforcer la sélectivité et la détection des talents. Avec la stratégie « Bienvenue en France », nous affirmons notre volonté d'être une terre d'accueil pour les élites académiques mondiales.
Cependant, nous devons aller plus loin en matière d'attractivité économique. Le constat est sans appel : en dix mois, entre 2023 et 2024, le flux de visas « talent » destinés aux salariés a chuté de 30 %. C'est pour moi un sujet de grande préoccupation. Ce dispositif, essentiel pour attirer les meilleurs profils, est aujourd'hui peu lisible du fait du nombre des catégories de cibles prioritaires ; il est aussi de moins en moins accessible pour les entreprises situées en dehors de la région parisienne, ainsi que pour les start-up et les jeunes diplômés en raison de la hausse constante et rapide des seuils de rémunération minimaux indexés sur le Smic.
Face à la concurrence internationale accrue, nous devons réviser nos critères. Les décrets d'application des articles 30 et 31 de la loi du 26 janvier 2024 sont attendus, mais je plaide dès à présent en faveur de trois mesures correctrices fortes : la fusion des catégories, qui simplifierait le dispositif, l'abaissement du seuil de rémunération requis, avec une indexation sur le salaire brut de référence plutôt que sur le Smic, ce qui permettrait de mieux répondre aux besoins des entreprises, et, enfin, une transposition immédiate de la directive européenne 2021/1883, qui assouplit les conditions d'accès à un titre de séjour « talent -- carte bleue européenne » pour les salariés hautement qualifiés, avec, de nouveau, un abaissement du seuil de rémunération. La plupart des autres États membres de l'Union européenne qui ont déjà transposé cette directive, dont l'Allemagne, proposent des conditions d'éligibilité plus favorables que celles applicables en France, ce qui crée un déficit d'attractivité en notre défaveur.
La relance de notre politique d'attractivité des talents est cruciale et parfaitement compatible avec une politique d'ensemble de fermeté contre les migrations clandestines. Elle constitue l'un des chantiers prioritaires du MEAE.
Cette stratégie ne peut être dissociée d'une action diplomatique coordonnée. Nos efforts doivent s'inscrire dans le cadre d'un dialogue global avec les pays partenaires, en particulier ceux qui sont identifiés comme prioritaires dans le champ migratoire. C'est l'objectif que visent les trente-neuf accords bilatéraux et les sept arrangements administratifs que notre pays a conclus en matière de réadmissions.
Ces accords établissent des règles claires pour chacun des États signataires et organisent les procédures de réadmission dans le pays d'origine. Nous constatons qu'ils fonctionnent et remplissent la principale mission qui leur a été assignée, à savoir faciliter la réadmission de personnes en situation irrégulière. Plus de 90 % des réadmissions sont réalisées avec les pays ayant signé un accord.
Ces accords permettent également d'alimenter le dialogue avec les pays signataires. Le dialogue est par exemple fructueux sur le sujet avec les autorités marocaines, avec lesquelles nous avons signé en 2019 un arrangement administratif portant sur la délivrance de laissez-passer consulaires.
On le constate aussi au stade de la négociation de nouveaux accords, comme c'est le cas actuellement avec la région de l'Afrique des grands lacs. Il est nécessaire pour notre pays de toujours veiller à articuler la négociation de ces accords avec les autres dimensions de notre action diplomatique.
Au-delà des accords bilatéraux de réadmission, nous entendons mobiliser tous les leviers disponibles en vue de renforcer la coopération. Dans une logique d'incitation, et au besoin de contrainte, le niveau européen doit être privilégié. En mutualisant les efforts au sein de l'Union européenne, nous renforçons évidemment l'efficacité de nos actions, tout en réduisant leur coût politique.
Un exemple significatif est le levier « visa-réadmission » introduit dans le code communautaire des visas il y a cinq ans. Il est encore assez peu exploité, mais il prévoit des mesures restrictives à destination des pays insuffisamment coopératifs en matière de retours qu'il pourrait être intéressant d'utiliser. Seules la Gambie, en 2021, et l'Éthiopie, en 2022, ont jusqu'à présent fait l'objet de telles mesures. Nous devons améliorer ce dispositif pour en faire un outil pleinement opérationnel.
En parallèle, je souhaite que nous puissions également faire usage du levier « préférence commerciale » au niveau européen à brève échéance. Cela suppose de mener à terme la négociation sur le règlement du système de préférences généralisées (SPG), de sorte qu'il intègre une conditionnalité relative aux réadmissions dans les accords commerciaux.
Le dernier levier dont nous disposons à l'échelle européenne est celui de l'aide publique au développement.
Il n'existe évidemment pas de réponse simple à un problème complexe. Le traitement des enjeux de la migration requiert un panachage de mesures qui ne peuvent être uniquement restrictives, au risque qu'elles se révèlent contre-productives. C'est le cas du levier de l'aide publique au développement, dont nous devons user de manière flexible et, surtout, incitative, conformément à l'approche européenne que nous avons d'ailleurs fortement contribué à forger, selon une logique « plus de coopération pour plus de facilités de réadmissions », afin de renforcer l'appui européen aux partenaires dont la coopération est jugée satisfaisante.
Nous avons oeuvré à ce que l'Union européenne incorpore la dimension extérieure des migrations dans ses instruments financiers ; c'est ainsi que l'instrument européen de voisinage, de coopération au développement et de coopération internationale consacre désormais 10 % de son montant total, soit 78 milliards d'euros, aux migrations et aux déplacements contraints.
Pour traiter de ces sujets complexes et leur apporter des réponses à la hauteur des enjeux, gardons-nous de solutions à l'emporte-pièce prises sous l'effet de l'actualité et qui ne prennent pas en compte le temps long de notre relation bilatérale avec les pays concernés.
Je pense notamment aux pays du Maghreb lorsque, sous la précédente législature, la décision avait été prise de diviser par deux le nombre de visas accordés aux ressortissants marocains et algériens, et d'un tiers pour les ressortissants tunisiens. La décision avait été justifiée par le manque d'efforts de ces pays d'accepter de recevoir leurs ressortissants faisant l'objet d'une obligation de quitter le territoire français (OQTF). Tant la mesure que son application indiscriminée nous sont revenues en boomerang et nous avons dû faire machine arrière. Nous avons constaté leur effet par trop négatif et disproportionné par rapport à celui que nous recherchions. De plus, cette mesure ruinait nos efforts destinés à attirer les talents de ces pays.
Cela signifie non pas qu'il faille être laxiste ou baisser les bras, mais plutôt que, pour traiter les causes profondes de la migration, nous devons mener une action diplomatique prenant en compte toutes les facettes des enjeux migratoires. À cette fin, notre ambition européenne dans ce domaine peut et doit s'articuler étroitement avec les outils dont nous disposons à l'échelle nationale. Deux leviers majeurs existent ici : la politique des visas et le développement solidaire.
En ce qui concerne la première, l'article 47 de la loi du 26 janvier 2024 pour contrôler les migrations, améliorer l'intégration nous offre une base juridique solide pour refuser des visas en cas de coopération insuffisante. En partenariat avec le ministère de l'intérieur, nous adaptons les instructions aux ambassades afin de garantir une mise en oeuvre précise et ciblée. Ce n'est toutefois qu'un début et nos deux ministères soutiennent sans réserve l'introduction d'une clause suspensive pour défaut de coopération en matière migratoire dans tout nouvel accord bilatéral d'exemption de visa sur passeport officiel. Essentielle à la préservation de nos intérêts, cette clause pourrait encore s'étendre, au cas par cas, aux accords existants ; ce serait un signal clair et puissant envoyé à nos partenaires : la coopération ne saurait être une option.
Quant à la dimension du développement solidaire, il est impératif, dans un contexte budgétaire contraint, de flécher nos financements vers des priorités stratégiques. Il s'agit notamment de lutter contre la traite des êtres humains, de garantir le retour et la réadmission dans des conditions dignes, et de fiabiliser les systèmes d'état civil dans les pays partenaires. Ce soutien renforcé aux États les plus coopératifs en matière de retours et de réadmissions est à la fois une question d'efficacité et d'équité. Nous devons bâtir des partenariats solides, durables et ancrés dans une logique de bénéfice réciproque.
Vous l'aurez compris, les enjeux de notre politique migratoire extérieure sont complexes. Ils nécessitent un dialogue interministériel constant et approfondi et, probablement, des échanges avec chacun des pays, qui, tous, réagissent de façon différente. Soyez assurés de l'engagement de Jean-Noël Barrot et moi-même en ce sens, en lien étroit avec le ministre de l'intérieur Bruno Retailleau.
À cet égard, je vous confirme l'intention de nos deux ministères de réunir le CSM au début de l'année 2025, afin notamment d'actualiser la liste des pays prioritaires de notre politique migratoire et d'arrêter nos orientations stratégiques communes. Cette réunion sera précédée d'une rencontre entre ambassadeurs et préfets, en présence des ministres, lors de la prochaine conférence des ambassadeurs, dans les premiers jours du mois de janvier prochain. Cette séquence permettra non seulement de renforcer la compréhension partagée des enjeux migratoires par nos deux ministères, mais aussi d'imaginer des solutions et d'affûter les réflexes de travail collectif entre nos administrations respectives.
Je terminerai en répondant à vos deux premières questions.
L'accord franco-algérien de 1968 est plus favorable que le droit commun pour certaines catégories de demandeurs de titre de séjour - les conjoints de Français et les personnes ayant de la famille en France -, mais elle l'est moins pour d'autres -- les étudiants, les salariés qualifiés et les chercheurs. Pour ces derniers, il empêche en effet l'application de dispositifs introduits récemment, tels que le visa « talent ». Cet accord explique que l'immigration algérienne en France est nettement plus familiale que professionnelle.
Arrêtons-nous sur l'hypothèse d'une dénonciation unilatérale de cet accord. En le signant, la France et l'Algérie ont entendu substituer ses dispositions à celles des accords d'Évian, et non compléter ces dernières. Les secondes resteraient donc inapplicables, c'est-à-dire qu'il n'y aurait pas de principe de libre circulation. Le régime de droit commun de l'immigration et du séjour s'appliquerait alors aux ressortissants algériens. Par ailleurs, les effets de cette dénonciation ne seraient pas immédiats, puisqu'un préavis de douze mois à partir de sa notification - délai reconnu comme raisonnable par la convention de Vienne sur le droit des traités - devrait être respecté. Enfin, il existe un risque de contentieux dans la mesure où l'accord franco-algérien ne prévoit pas de clause de dénonciation et il appartiendrait dans ce cas à la France de prouver que l'accord n'exclut pas une telle possibilité.
Il nous revient de réfléchir au devenir de l'accord. Trois options s'ouvrent à nous : le statu quo, la négociation d'un avenant, la dénonciation. Chacune doit être pesée en considération de l'ensemble des intérêts en présence : intérêts migratoires, mais aussi intérêts économiques, politiques et diplomatiques. Compte tenu de la place qu'occupe l'accord dans la relation bilatérale franco-algérienne, nous ne pouvons ignorer que du choix retenu dépendra en grande partie le visage que prendra cette relation, laquelle est importante pour nous du point de vue tant humain que stratégique, sécuritaire et migratoire. Toute décision doit donc faire l'objet d'une concertation entre le MEAE et le ministère de l'intérieur. À titre personnel, je pense que la négociation d'un avenant constitue la meilleure option, afin de préserver nos intérêts avec l'Algérie, qui ne disparaîtront pas en dépit des crises, et de nous diriger vers un nouvel équilibre entre immigration familiale et immigration des chercheurs et des entrepreneurs.
En ce qui concerne la relation franco-britannique, la France ne dispose pas d'accord migratoire avec le Royaume-Uni. Toutefois, depuis 1986, nos deux pays ont développé des traités sur la construction et l'opération de la liaison fixe trans-Manche ainsi qu'un partenariat dense pour la gestion de la frontière commune, terrestre comme maritime.
Le traité du Touquet du 4 février 2003 a consacré l'externalisation réciproque du contrôle aux frontières sur le territoire du pays de départ pour les principales liaisons maritimes entre les deux pays. Un arrangement administratif l'a complété, en encadrant la création et le fonctionnement de bureaux à contrôles nationaux juxtaposés (BCNJ) dans les ports de la Manche et de la mer du Nord. La mise en oeuvre efficace du protocole de Sangatte et du traité du Touquet a quasiment réduit à néant les tentatives de traversées illégales de la frontière via les liaisons maritimes régulières et les liaisons ferroviaires.
Le traité de Sandhurst du 18 janvier 2018 relatif au renforcement de la coopération interétatique pour la gestion coordonnée de leur frontière commune ajoute au traité du Touquet un volet de lutte contre l'immigration clandestine et, en particulier, contre le phénomène terrible des small boats. Il organise les modalités d'échanges d'informations entre les autorités des deux pays et établit un cadre financier pour l'attribution des crédits britanniques, accordés en contrepartie des efforts engagés par la France. Ces crédits représentent 762 millions d'euros depuis 2018. Fructueuse, la mise en oeuvre du traité a été récemment renforcée par la déclaration bilatérale de mars 2023 qui porte accord financier triennal, d'un montant de 540 millions d'euros pour la période 2023-2026.
Ces derniers engagements financiers ont d'ores et déjà permis un important investissement dans les moyens de surveillance des côtes et d'intervention contre les départs de small boats, avec l'achat de deux hélicoptères, de cinq avions et de drones, et l'engagement de l'intégralité des crédits planifiés pour la première année de l'accord financier. Ils ont en outre permis le déploiement quotidien de 700 agents sur l'ensemble du littoral Manche-mer du Nord et de dépasser ainsi l'objectif de 500 agents initialement fixé. Une montée en puissance graduelle de ce dispositif est prévue, avec l'adjonction de 16 réservistes de gendarmerie au 1er janvier 2025.
Enfin, les échanges entre le ministère de l'intérieur et le Home Office se déroulent selon un rythme soutenu. Ils ont conduit au démantèlement de quelque 50 filières d'immigration illégale en moyenne chaque année.
Devons-nous renégocier ce cadre juridique et, dans l'affirmative, dans quel sens ? Nous considérons que sa mise en oeuvre a atteint ses objectifs. Son efficacité suggère de n'y pas renoncer. La dénonciation du traité de Sandhurst n'empêcherait pas l'afflux vers les côtes françaises de migrants espérant gagner le Royaume-Uni ; au contraire, elle créerait un appel d'air qui aggraverait la situation. Elle priverait la France et le Royaume-Uni d'une possibilité de coopération dans la lutte contre les petites embarcations, d'échanges d'informations et de contributions financières. Une renégociation dans le sens d'un renforcement de ce traité serait une meilleure voie à explorer.
M. Olivier Bitz, rapporteur. -- Je vous soumettrai deux questions.
La première concerne vos relations avec le ministère de l'intérieur dans l'organisation de la diplomatie migratoire. Ces dernières années, nous assistons à la montée en puissance dans ce domaine du ministère de l'intérieur, qui négocie de plus en plus directement avec ses homologues. La conséquence en est immédiate quant à la structuration et à la nature des accords conclus : ces accords, le plus souvent des arrangements administratifs, se révèlent de moins en moins globaux et multisectoriels, pour se concentrer toujours davantage sur les thèmes de l'immigration. Quelle est votre appréciation sur cette évolution, au lendemain de la nomination de Patrick Stefanini par le ministre de l'intérieur pour s'occuper des relations extérieures du ministère ?
La deuxième porte sur l'accord franco-algérien de 1968. La négociation d'un avenant à l'accord vous semble une voie intermédiaire acceptable, entre celle de la dénonciation et celle du statu quo. Nos travaux nous ont toutefois amené à constater que, au-delà de la nature de l'instrument, c'est la qualité de la relation diplomatique avec l'État concerné qui prévaut le plus souvent. Comment envisagez-vous la possibilité d'un avenant connaissant nos relations complexes avec l'Algérie ?
Mme Corinne Narassiguin, rapporteure. -- Merci, madame la ministre, d'avoir rappelé, au-delà de la question des réadmissions, le sujet important de l'attractivité de la France.
Je souhaite évoquer l'accord franco-algérien dans un cadre plus global. Les accords, notamment ceux négociés sous la présidence de Nicolas Sarkozy, ont été, pour une part, efficaces, notamment concernant les réadmissions ; mais, pour une autre part, on a constaté une rigidité. In fine, ces accords n'ont pas été respectés à la lettre et ont surtout permis de fixer un cadre de discussion, avec des ajustements selon l'état des relations diplomatiques et en jouant sur l'aide publique au développement (APD) ou la suspension des visas. Est-il souhaitable de favoriser la négociation et la diplomatie, tout en respectant les demandes et exigences du ministère de l'intérieur sur la question des réadmissions ? La renégociation de l'accord franco-algérien s'inscrit-elle dans un effort plus large de rétablissement de relations normalisées avec l'Algérie ?
Vous avez évoqué une renégociation des accords du Touquet et de Sandhurst. Le ministre de l'intérieur, pour sa part, a évoqué la négociation d'un accord au niveau européen plutôt qu'une renégociation des accords bilatéraux. Cela permettrait d'engager les pays concernés sur la question du contrôle des frontières, avec une voie légale de passage au Royaume-Uni. Dans la mesure où les migrants traversent plusieurs pays avant d'arriver en France, se pose un sujet de coopération avec nos partenaires européens. Par ailleurs, le démantèlement des réseaux exige également une coopération globale.
Mme Sophie Primas, ministre. -- Il est évident que notre force sera décuplée par une politique européenne ambitieuse. Nous arrivons à moment clé de la relation entre l'Union européenne (UE) et le Royaume-Uni. Le nouveau gouvernement travailliste souhaite élargir sa coopération avec le continent. Durant cette phase, nous devons rester vigilants afin de faire strictement respecter les intérêts de l'UE, et en particulier de la France, dans ce domaine comme dans d'autres ; je pense, par exemple, à celui de la pêche.
Depuis les négociations liées au Brexit, une approche globale est privilégiée afin d'éviter ce que les Anglais appellent le cherry picking -- je prends ce qui m'intéresse et je laisse le reste. Tous les champs sont en négociation, y compris celui sur la responsabilité migratoire. Cette politique ne peut être menée qu'à un niveau européen, les migrants traversant de nombreux pays européens avant d'arriver à Calais ou Dunkerque. Sur ce sujet, j'approuve les propos de Bruno Retailleau.
Vous avez pointé un déséquilibre dans l'organisation entre le ministère de l'intérieur et celui des affaires étrangères. C'est la raison pour laquelle a été mis en place le CSM. Je laisse la parole à Cyrille Baumgartner, ambassadeur chargé des migrations, afin qu'il vous explique le fonctionnement présent et à venir de ce comité.
M. Cyrille Baumgartner, ambassadeur chargé des migrations. -- La question migratoire est à la fois fondamentale et complexe. Il est donc essentiel que nos deux ministères travaillent de façon coordonnée sur le sujet. De nombreux efforts ont été effectués en ce sens au cours des dernières années, et la mise en place du CSM, présidé par les deux ministres - celui de l'intérieur et celui des affaires étrangères - en est l'illustration. Ce comité fixe les orientations de la politique migratoire au niveau externe, en permettant notamment l'utilisation de certains leviers et en identifiant les pays avec lesquels nous menons un dialogue migratoire prioritaire. Accessoirement, la lettre de mission de l'ambassadeur chargé des migrations est adoptée dans ce cadre.
Notre approche - celle de la France et des États membres de l'UE - a été définie au plus fort de la crise migratoire en 2015-2016 ; elle s'incarne dans le plan d'action conjoint de la Valette (PACV) et s'appuie sur cinq piliers : action sur les causes profondes des migrations ; protection et asile ; voies de migration légale ; prévention des départs et lutte contre les trafics de migrants et la traite d'êtres humains ; et enfin, retour, réadmission et réintégration durable. L'idée est d'aborder tous ces sujets dans la globalité, selon une approche partenariale.
Ces accords en matière de réadmission ou de migration professionnelle sont des instruments, mais ne résument pas l'ensemble de la politique migratoire. Celle-ci, en effet, inclut le dialogue et la coopération avec les pays partenaires. Sur des sujets spécifiques avec un intérêt opérationnel majeur, comme celui de la réadmission, il n'est pas étonnant que le ministère de l'intérieur soit en première ligne pour porter les discussions. L'important, ensuite, est de resituer le sujet par rapport aux autres éléments de la problématique, en tenant compte de la relation politique et diplomatique avec les pays concernés.
Mme Sophie Primas, ministre. -- Un déséquilibre est apparu ces dernières années, favorable au ministère de l'intérieur. Il existe désormais des outils pour une relation plus équilibrée, dans le cadre notamment du PACV. Le rapport de M. Hermelin, concernant les besoins en termes d'attractivité, a également été important pour la restauration de cet équilibre entre les deux ministères.
Vous m'avez interrogé sur la manière dont on peut renégocier les accords avec l'Algérie. Dans la période actuelle, nos relations diplomatiques avec ce pays sont dégradées. Le fait de reprendre attache avec l'Algérie sans occulter les sujets qui fâchent, en cherchant à réactualiser un accord qui date de 1968, est une manière de rétablir peu à peu des relations diplomatiques apaisées entre deux pays ayant une part d'histoire commune.
Vous avez évoqué la possibilité d'un chantage concernant l'aide au développement ou le sujet des visas. Une palette d'outils est à la disposition de notre pays, sans aucune volonté de chantage. Notre seule volonté est de favoriser les pays qui jouent le jeu en matière d'immigration et de réadmission, avec des relations fondées sur la clarté et des résultats à la hauteur des attentes respectives.
Mme Sophie Briante Guillemont. - J'ai apprécié que vous insistiez, lors de votre propos liminaire, sur les effets positifs de l'immigration et sur le besoin d'attractivité ; cela tranche avec de nombreux discours actuels.
Mon interrogation porte sur la politique des visas. Les problèmes concernent les délais de traitement, la prise de rendez-vous ou même, via les prestataires externes, la revente de rendez-vous. Comment comptez-vous traiter le sujet ?
Par ailleurs, où en sommes-nous des mesures attendues à la suite du rapport Hermelin, notamment concernant le besoin d'agents instructeurs ? Les élus consulaires sont souvent sollicités sur le sujet des visas, alors que cela n'entre pas dans leurs prérogatives.
Mme Olivia Richard. - Vous avez évoqué les lycées français à l'étranger. Je vous remercie de mettre en valeur notre réseau et la plus-value de nos compatriotes partout dans le monde.
Concernant l'accord franco-algérien, vous avez évoqué la nécessité de préserver nos relations avec l'Algérie. À ce titre, certaines déclarations peuvent avoir des conséquences sur notre tissu économique dans certains pays, et notamment celui-ci. La position française sur le Sahara a notamment entraîné des menaces sur la domiciliation bancaire. De nombreuses entreprises ont des intérêts économiques en Algérie, ainsi que dans le bassin méditerranéen et une partie de l'Afrique, et il s'agit de veiller aux conséquences de nos déclarations.
M. André Reichardt. - Je souhaite revenir sur l'accord avec l'Algérie. Vous envisagez un avenant à l'accord, mais, au regard de nos relations actuelles avec ce pays, celui-ci est-il possible ? Cet accord est profitable aux Algériens ; je ne vois pas l'intérêt qu'ils auraient à atténuer la mansuétude dont ils bénéficient. Ne vaudrait-il pas mieux commencer par dénoncer l'accord pour mieux le renégocier ensuite ?
Mme Sophie Primas, ministre. - Madame Briante Guillemont, la politique des visas est, en effet, compliquée dans certains postes consulaires. Pour améliorer cela, nous avons prévu deux dispositions : premièrement, nous allons augmenter le nombre d'agents affectés en postes consulaires avec 17 équivalents temps plein (ETP) supplémentaires ; et deuxièmement, avec le déploiement en 2025 du service France Consulaire, nous allons alléger le travail d'un certain nombre d'agents consulaires en mutualisant, à partir d'une plateforme française, les réponses adressées à nos concitoyens partout dans le monde. Cela permettra d'éviter entre 70 % et 80 % des appels dans les consulats, et nous espérons ensuite redéployer des effectifs pour améliorer la politique des visas.
À ce jour, l'externalisation est perçue de façon positive, car celle-ci permet de fluidifier le processus de demandes. Mais nous sommes attentifs à certains endroits où des fraudes et des irrégularités ont pu être observées.
Madame Richard, sachez que je suis tombée amoureuse des lycées français à l'étranger ! J'ai notamment vu avec bonheur le lycée français de Pondichéry, un petit bijou actuellement sous l'eau en raison d'une tornade.
Le sujet des conséquences sur la domiciliation bancaire, à la suite des déclarations sur le Sahara, a été réglé. Nos relations avec l'Algérie sont toujours épidermiques. Toutes les déclarations, de part et d'autre, sont de nature à exacerber les tensions. Il s'agit de retrouver un canal diplomatique pour un dialogue raisonnable. Cela n'est pas simple, compte tenu de l'histoire particulière qui nous lie à ce pays. Avec 7 millions de personnes d'origine algérienne en France, nous avons l'obligation de rétablir les voies du dialogue. Cela ne veut pas dire qu'il faut éviter le rapport de force, mais nous ne pouvons pas être dans la confrontation avec ce pays.
Pour répondre à M. Reichardt, si l'accord est profitable aux Algériens pour l'immigration familiale, il l'est moins pour celle des talents, des étudiants et des chercheurs. Tout en limitant l'immigration familiale, la France peut être plus ouverte concernant l'immigration des talents et des étudiants. Cela n'empêche pas non plus de contrôler la qualité du statut d'étudiant, car des fraudes existent.
La diplomatie d'influence passe par le fait de pouvoir compter sur des étudiants algériens et des chefs d'entreprise qui viennent s'installer en France. Encore une fois, il s'agit d'éviter la confrontation et de privilégier la diplomatie, afin de faire comprendre à l'Algérie qu'elle a aussi intérêt à cette renégociation de l'accord de 1968. Les Algériens sont notamment intéressés par des visas de circulation professionnelle, et des discussions sur le sujet pourraient entrer dans le cadre des négociations.
Mme Muriel Jourda, présidente, rapporteur. - Je vous remercie de votre venue devant la commission.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion, suspendue à 17 h 50, est reprise à 18 heures.
Mission d'information sur les accords internationaux conclus par la France en matière migratoire - Audition de Mme Hannah Wood, ministre-conseillère aux affaires étrangères et stratégiques, intérieures et de justice à l'ambassade du Royaume-Uni en France, et de M. Ben Spittles, équipe migration et frontières au Home Office du Royaume-Uni(ne sera pas publié)
Cette audition s'est déroulée à huis clos. Le compte rendu ne sera pas publié.
La réunion est close à 19 heures.
Questions diverses
M. Éric Kerrouche. - Aujourd'hui aurait dû être présenté devant notre commission le rapport d'information relatif à l'évolution institutionnelle de la Corse. Indépendamment de la situation actuelle et des difficultés qui ont pu conduire au report de l'examen de ce rapport, je voudrais m'assurer que, compte tenu du temps que nous lui avons consacré et de l'attente qu'il suscite, celui-ci sera bien discuté dans les meilleurs délais, et avant Noël.
Mme Muriel Jourda, présidente. - Le rapport d'information devrait être examiné en commission le 18 décembre prochain, et nous aurons l'occasion d'en reparler d'ici là.
Projet de loi de finances pour 2025 - Mission « Conseil et contrôle de l'État » - Programmes « Cour des comptes et autres juridictions financières » et « Conseil d'État et autres juridictions administratives » - Examen du rapport pour avis
Mme Muriel Jourda, présidente. - Nous commençons par l'examen du rapport de Guy Benarroche sur les programmes « Cour des comptes et autres juridictions financières » et « Conseil d'État et autres juridictions administratives » de la mission « Conseil et contrôle de l'État » du projet de loi de finances (PLF) pour 2025.
M. Guy Benarroche, rapporteur pour avis sur les programmes « Cour des comptes et autres juridictions financières » et « Conseil d'État et autres juridictions administratives » de la mission « Conseil et contrôle de l'État ». - Nonobstant le contexte politique actuel, il me revient de vous présenter les crédits des programmes 164 et 165, qui sont respectivement relatifs aux juridictions financières et administratives de l'État. Ces deux programmes sont une composante de la mission « Conseil et contrôle de l'État », qui finance par ailleurs le Conseil économique, social et environnemental (Cese).
Bien que les crédits de paiement (CP) alloués à ces deux programmes apparaissent en hausse, ils contribuent tout de même à l'objectif de réduction de la dépense publique affiché par l'actuel Gouvernement.
Pour ce qui concerne les juridictions financières, les CP pour 2025 s'élèvent, dans le texte qui nous a été transmis, à 260,9 millions d'euros, soit une hausse de 2,2 %, légèrement supérieure à l'inflation anticipée. S'il s'agit de la neuvième année consécutive d'augmentation, celle-ci reste toutefois modérée au regard des années précédentes, les CP ayant augmenté de 9,2 % en 2023 et de 3,2 % en 2024.
Cependant, les montants du programme 164 pour 2025 pourraient évoluer à la baisse, puisque le Gouvernement a déposé un amendement minorant les crédits de 1,53 million d'euros. Si nous adoptons cet amendement, l'augmentation des crédits ne s'établirait plus qu'à 1,6 %, une proportion cette fois nettement inférieure à l'inflation prévue pour 2025.
Cette hausse, même modérée, ne doit néanmoins pas masquer les efforts importants demandés aux juridictions financières. J'appuierai mon propos sur quatre points.
En premier lieu, les dépenses de fonctionnement vont diminuer de 5 %, ce qui n'est pas anodin, sachant que la plupart de ces dépenses sont contraintes.
En deuxième lieu, la hausse des montants globaux du programme est portée par les dépenses de personnel. En effet, les magistrats financiers vont bénéficier d'une revalorisation indemnitaire d'un total de 5 millions d'euros, afin d'aligner leur rémunération sur celle des administrateurs de l'État, en conséquence de la récente réforme de la haute fonction publique. Cette revalorisation était nécessaire pour maintenir l'attractivité des juridictions financières. Toutefois, d'une part, cette augmentation ne représente que la moitié de la somme nécessaire à un alignement complet sur la rémunération des administrateurs de l'État, et, d'autre part, elle ne prend pas en compte le personnel administratif et technique, qui n'a bénéficié d'aucune mesure de revalorisation autre que les mesures nationales, telles que la hausse de la valeur du point d'indice en 2023. Aussi, l'écart de rémunération entre les magistrats financiers et le personnel administratif et technique s'accroît inopportunément, ce que les premiers reconnaissent eux-mêmes.
En troisième lieu, les effectifs du programme, à périmètre constant, sont stables, avec un plafond d'emplois autorisés s'élevant à 1 825 équivalents temps plein travaillé (ETPT).
Pourtant, et cela constituera mon quatrième point, l'activité des juridictions financières est loin d'être atone. L'objectif de publication de 1 400 rapports que la Cour des comptes s'est fixé pour 2025 en est un exemple. Surtout, les méthodes de travail des juridictions financières ont été profondément modifiées depuis trois ans par le plan « JF 2025 », lancé en 2021 par le Premier président de la Cour des comptes, Pierre Moscovici. Ce plan, dont la plupart des mesures sont désormais déployées, affiche un bilan qui me semble satisfaisant.
Parmi les principales mesures de ce plan, figurent : la réforme du « 100 % publication », qui a conduit les magistrats à adapter leur propos pour qu'il soit plus compréhensible par le grand public ; l'ouverture citoyenne, au travers de la mise en place de deux plateformes, l'une dédiée au recensement des initiatives en matière de contrôle, qui a recueilli la participation de 19 800 citoyens en 2024 et qui permet à la Cour des comptes ou aux chambres régionales des comptes (CRC) de s'emparer de certains sujets, la seconde permettant à tout citoyen de signaler des irrégularités dans le bon emploi des deniers publics - 1 490 signalements ont été effectués sur cette plateforme entre janvier 2023 et juin 2024 - ; la division par deux du délai de publication des travaux de la Cour des comptes et des CRC, l'objectif pour 2025 ayant été fixé à huit mois ; la mise en place du nouveau régime de responsabilité des gestionnaires publics, adossé, pour sa partie juridictionnelle, à la création de la chambre du contentieux de la Cour des comptes et de la cour d'appel financière - après dix-huit mois d'installation, 83 affaires relevant de ce nouveau régime ont été instruites par la chambre du contentieux - ; et enfin, la mission d'évaluation des politiques publiques, que nous avons confiée aux CRC lors du vote de la loi du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale (3DS), et que les collectivités territoriales peuvent solliciter.
Pour l'heure, les collectivités semblent rencontrer des difficultés à s'approprier le dispositif et seules deux d'entre elles, le département de l'Ain et la région Grand Est, y ont recouru en 2024. À ce titre, je vous proposerai un unique amendement visant à ajouter un indicateur de performances qui permettrait de mieux suivre cette nouvelle activité.
J'en viens au programme 165, qui concerne les juridictions administratives.
Comme le programme 164, il affiche une hausse de ses crédits, qui est, elle aussi, portée par les dépenses de personnel et plus particulièrement par une revalorisation de la rémunération des magistrats administratifs, à hauteur de 8,8 millions d'euros. En revanche, à l'instar des juridictions financières, un effort significatif est demandé aux juridictions administratives sur les dépenses de fonctionnement, qui diminuent de 7,5 %.
Au total, les CP du programme 165 s'élèvent à 604 millions d'euros, soit une progression de 20,6 millions d'euros, ce qui représente une augmentation de 3,5 %. Toutefois, il s'agit d'une rupture assez nette avec la tendance des dernières années, qui ont vu les CP croître d'environ 10 %.
Ainsi que pour le programme 164, les montants alloués au programme 165 pour l'année 2025 pourraient cependant évoluer à la baisse au cours de la séance publique - si elle a lieu -, le Gouvernement ayant déposé un amendement tendant à retrancher 2,3 millions d'euros de crédits. En cas d'adoption de l'amendement, l'augmentation des CP du programme 165 ne s'établirait plus qu'à 3,1 %.
Outre cet amendement, la principale contribution des juridictions administratives à l'objectif de réduction de la dépense publique repose sur le gel des effectifs du programme, alors que la dernière loi de programmation des finances publiques (LPFP) prévoyait 40 créations d'emplois pour 2025, et plus précisément la création de 25 postes de magistrats et de 15 postes de greffiers. Le gel des effectifs, en plus de constituer une mesure contraire à ce que nous avions voté dans la LPFP, me paraît préoccupant au regard de la tendance à la hausse que connaît l'activité contentieuse des juridictions administratives.
L'année 2023 a confirmé cette tendance, puisque les juridictions administratives non spécialisées ont été saisies de 298 489 affaires, soit une progression de 6,1 % par rapport à 2022. Si l'activité contentieuse du Conseil d'État s'est avérée stable, elle a crû substantiellement dans les cours administratives d'appel et les tribunaux administratifs, respectivement de 3,7 % et de 6,7 %. Sur une période de dix ans, l'activité contentieuse des tribunaux administratifs a augmenté de 47 % et celle des cours administratives d'appel de 10 %.
C'est uniquement grâce à la mobilisation des juges administratifs et des greffiers, que je salue, que les délais de jugement se maintiennent à des niveaux qui respectent les objectifs fixés par le législateur, à savoir un an. Par ailleurs, si le stock d'affaires en cours, qui s'élève à 247 800 affaires, a crû moins rapidement que les entrées contentieuses, sa progression demeure cependant importante puisqu'elle atteint 5,6 %.
Les deux juridictions administratives spécialisées affichent pour leur part une situation contrastée.
La Cour nationale du droit d'asile (CNDA) a mis en oeuvre la loi du 26 janvier 2024, relative à l'immigration, avec une célérité qui est à souligner. Elle comportait deux mesures principales : la généralisation du juge unique et la territorialisation de son prétoire. La première mesure n'a eu qu'un effet limité sur l'office du juge, puisque les affaires sensibles restent jugées collégialement. La seconde mesure s'est traduite par l'ouverture de cinq chambres territoriales : deux à Lyon, une à Nancy, une à Toulouse et une à Bordeaux. Deux autres chambres doivent être ouvertes en 2025, à Nantes et à Marseille. Cette territorialisation, que le Sénat avait soutenue, permet de rapprocher le justiciable du service public de la justice, pour un coût maîtrisé d'approximativement un million d'euros. J'ai en outre constaté que les locaux de la chambre territoriale de Bordeaux, où je me suis déplacé en octobre dernier, étaient adaptés, ce qui ne semble pas toujours être le cas ailleurs, en particulier à Nancy. Il faudra veiller à constituer des viviers d'interprètes locaux, afin d'éviter des surcoûts liés à la prise en charge des transports.
Du point de vue de l'activité contentieuse, le président de la Cour, Mathieu Herondart, m'a fait part d'une stabilisation des entrées, voire d'une légère baisse, autour de 60 000 affaires en 2024.
La dynamique est diamétralement différente en ce qui concerne la Commission du contentieux du stationnement payant (CCSP), qui rencontre, depuis des années, de vives difficultés qui ne cessent de s'accroître. Alors qu'elle ne compte que quinze magistrats, elle a enregistré à elle seule 32,4 % des entrées contentieuses de l'intégralité de la juridiction administrative en 2023 ! Pour l'année 2024, sa présidente, Fabienne Billet-Ydier, m'a indiqué que le nombre de requêtes enregistrées devrait vraisemblablement atteindre, voire dépasser, 220 000, soit une augmentation vertigineuse de 28 % en un an. Bien que, en 2023, les sorties aient augmenté plus fortement que les entrées grâce aux importants efforts consentis par le personnel de la CCSP, les premières restent tout de même à un niveau bien inférieur à celui des secondes.
En conséquence, le stock d'affaires en cours continue de croître et atteint désormais des niveaux qui conduisent à s'interroger sur la viabilité de l'ensemble du système de traitement du contentieux du stationnement payant : au 31 décembre 2023, 224 367 requêtes restaient à traiter, soit davantage que le stock d'affaires en cours de l'ensemble des juridictions administratives non spécialisées, qui s'élève à 214 000. Pour 2024, le stock d'affaires en cours devrait atteindre 310 000, une hausse de presque 50 % en un an !
Un renforcement des effectifs de la juridiction semble un minimum, mais procéder à des réaffectations au sein du corps des magistrats administratifs paraît complexe à réaliser, les postes étant peu attrayants et les effectifs totaux de magistrats administratifs ayant été gelés. Sa présidente demeure cependant optimiste, en remarquant que la solution consisterait aujourd'hui à créer une application informatique spécifique ou à recourir à l'intelligence artificielle (IA) pour traiter plus rapidement certains dossiers, notamment pour vérifier rapidement si les dossiers sont complets. Pour des mesures plus structurelles, il faudrait néanmoins changer la loi.
En définitive, en raison de l'inadéquation entre les moyens affectés par le projet de loi de finances aux juridictions administratives et financières et la hausse continue de leur activité, couplée à un gel des effectifs qui est contraire à la LPFP, je vous propose d'émettre un avis défavorable à l'adoption des crédits des programmes 164 et 165.
Mme Olivia Richard. - J'avais été désignée rapporteure de notre commission sur la proposition de loi relative au contentieux du stationnement payant, présentée par l'un de nos collègues députés, Daniel Labaronne. J'en avais obtenu le retrait de l'ordre du jour, par le Gouvernement, des travaux du Sénat. Sous-tendue par la préoccupation de limiter le nombre des contentieux, la proposition visait à obliger les plaignants à s'acquitter de leur forfait de post-stationnement ou de leur titre exécutoire avant d'engager tout recours devant la CCSP.
Au cours de nos nombreuses auditions, nous nous étions aperçus que les administrations centrales s'avéraient en l'état incapables de mettre en oeuvre le dispositif proposé par le texte - l'Agence nationale de traitement automatisé des infractions (Antai) reconnaissait notamment qu'il lui était impossible d'absorber les volumes auxquels elle serait confrontée - mais qu'une meilleure communication entre elles leur permettrait de travailler plus efficacement et donc favoriserait la résorption du stock d'affaires en cours. On nous avait assuré que l'effort porterait en ce sens. Or je découvre, en écoutant le résultat de vos propres travaux, qu'il n'en a rien été. On nous avait par ailleurs annoncé qu'il reviendrait au Conseil d'État de mettre en place le dispositif, ce qui devait permettre de mieux pourvoir les postes au sein de la CCSP et d'améliorer l'efficacité de cette dernière.
M. Guy Benarroche, rapporteur pour avis. - Des développements informatiques ont été effectués en mars 2024 pour améliorer les relations entre l'Antai et la CCSP, et en particulier les échanges d'informations. Ils ne résolvent cependant pas le problème de l'engorgement de la seconde.
M. André Reichardt. - Je poserai d'abord une question sur les juridictions financières et, plus particulièrement, sur le réseau des CRC. Ce réseau est-il en l'état définitivement arrêté ou des demandes de modifications des périmètres des unes ou des autres interviennent-elles encore, notamment en raison des problèmes d'effectifs qu'elles connaissent ?
Par ailleurs, en ce qui concerne la CNDA, je m'interroge sur le bien-fondé du déploiement d'autant de moyens pour assurer son fonctionnement, compte tenu du peu d'efficience des décisions qu'elle prend en matière d'asile, spécialement lorsqu'il s'agit des obligations de quitter le territoire français (OQTF) - il semble que 92 % d'entre elles ne soient pas exécutées. Mon observation vaut aussi dans le domaine du contentieux du stationnement payant : l'engorgement auquel nous assistons laisse à penser que nombre des recours ne sont jamais tranchés ou qu'ils le sont au terme de délais très excessifs et dans de mauvaises conditions. Par souci d'économies, ne conviendrait-il pas mieux de rendre le stationnement non payant ?
M. Guy Benarroche, rapporteur pour avis. - On pourrait effectivement supprimer le stationnement payant, comme on pourrait décider de la suppression de la circulation automobile dans les villes, ce qui serait encore plus radical...
La Cour des comptes n'a pas demandé de hausse des effectifs des juridictions financières. Par ailleurs, aucune demande n'émane non plus des CRC pour revenir sur l'organisation du réseau territorial dont elles relèvent.
M. Hussein Bourgi. - Dans les juridictions financières, des tensions risquent de se faire jour en raison de la distorsion des niveaux de rémunération qui pourrait s'aggraver entre, d'une part, les magistrats et, d'autre part, les membres du personnel administratif et technique. Or les premiers ne peuvent travailler sans l'assistance des seconds.
Concernant la CNDA, il importe de lui donner les moyens de bien fonctionner. Certes, des personnes de bonne foi et d'autres de mauvaise foi la saisissent. Plus ses délais de traitement et d'instruction des dossiers puis de rendu des décisions sont courts, moins les reconduites à la frontière des personnes déboutées du droit d'asile présentent de difficultés. Inversement, de longs délais d'attente avant que la Cour ne se prononce éloignent ses décisions de la raison initiale qui justifiait sa saisine. Ses décisions doivent alors prendre en compte les changements intervenus dans la situation, notamment familiale et matrimoniale, du demandeur, ce qui devient vite inextricable. Quelle que soit notre sensibilité politique, nous ne pouvons que reconnaître que cette juridiction gagnerait à être confortée en moyens humains, pour lui permettre de rendre ses décisions dans les délais les plus brefs.
M. Guy Benarroche, rapporteur pour avis. - Ajoutons que personne ne demande le droit d'asile de gaîté de coeur, même s'il peut exister, comme partout, des cas de fraude. On ne saurait donc traiter le droit d'asile uniquement par le biais unique de ceux qui le solliciteraient de manière indue. Notre pays s'honore d'avoir accueilli nombre de personnes qui en ont bénéficié.
La CNDA voit son budget augmenter de 3 millions d'euros pour 2025. La construction de son nouveau siège, à Montreuil, mobilise 100 millions d'euros. Nous savons cependant qu'il sera surdimensionné par rapport aux besoins de la Cour, qui ont été sensiblement réduits en raison de la territorialisation. Celle-ci envisage déjà avec l'État de louer une partie des locaux de Montreuil à d'autres administrations.
L'amendement II-1737 que je vous soumets prévoit la création d'un nouvel indicateur de performances destiné à retracer l'activité des CRC liée à leur nouvelle mission d'évaluation des politiques publiques et d'avis sur les projets d'investissement exceptionnel. Un tel indicateur permettrait d'évaluer l'activité des juridictions financières à la suite du déploiement du plan « JF 2025 ». Nous l'avons retenu, de préférence à d'autres, au terme de plusieurs échanges avec les magistrats financiers et le Premier président Pierre Moscovici.
L'amendement II-1737 est adopté.
La commission émet un avis favorable à l'adoption des crédits des programmes 164 « Cour des comptes et autres juridictions financières » et 165 « Conseil d'État et autres juridictions administratives » de la mission « Conseil et contrôle de l'État », sous réserve de l'adoption de son amendement.
Projet de loi de finances pour 2025 - Mission « Direction de l'action du Gouvernement » et budget annexe « Publications officielles et information administrative » - Programmes « Cour des comptes et autres juridictions financières » et « Conseil d'État et autres juridictions administratives » - Examen du rapport pour avis
Mme Muriel Jourda, présidente. - Nous entendons à présent l'avis de Michel Masset sur les crédits de la mission « Direction de l'action du Gouvernement » et du budget annexe « Publications officielles et information administrative ».
M. Michel Masset, rapporteur pour avis de la mission « Direction de l'action du Gouvernement » et du budget annexe « Publications officielles et information administrative ». - Prenant la suite de notre ancienne collègue Nathalie Delattre, j'aborde cet avis avec un regard neuf, tout en m'inscrivant dans la continuité de ses travaux.
La mission « Direction de l'action du Gouvernement » interpelle par son caractère à la fois hétérogène et singulier. Son intitulé reprend la première phrase de l'article 21 de la Constitution : « Le Premier ministre dirige l'action du gouvernement. » Cette mission regroupe ainsi des entités disparates, comme des autorités administratives indépendantes (AAI) ou des secrétariats généraux, dont le dénominateur commun est leur rattachement au Premier ministre.
Cette mission participe, bien que de manière contrastée, à l'effort budgétaire national en voyant ses crédits diminuer, à périmètre inchangé, de 14,8 millions d'euros, ce qui représente une baisse de 1,4 % en euros courants et de 3,1 % en euros constants, une fois l'effet de l'inflation corrigé.
La diminution se concentre principalement sur le programme 129 « Coordination du travail gouvernemental », dont les crédits reculent de 2,3 % par rapport à la loi de finances initiale (LFI) pour 2024. L'augmentation apparente des crédits s'explique par l'intégration du programme 352, « Innovation et transformation numériques », dans le périmètre de la mission.
Je tiens à saluer la gestion rigoureuse du budget annexe de la direction de l'information légale et administrative (Dila), dont l'excédent prévisionnel devrait doubler en 2025, passant de 15 millions à 30,5 millions d'euros. Cette performance résulte d'une stricte maîtrise des dépenses et d'une optimisation judicieuse des investissements.
Les autorités du programme 308 « Protection des droits et libertés » voient quant à elles leurs crédits progresser de 4,5 % par rapport à l'année précédente. Outre l'attribution de nouvelles missions et l'extension du périmètre de leurs missions historiques, certaines de ces autorités font face à des besoins d'investissements conjoncturels, notamment dans le domaine immobilier.
À cet égard, dans le prolongement des réflexions menées par Nathalie Delattre, je souligne les efforts menés par les différentes entités de la mission. Je salue, par exemple, le choix stratégique du Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL), qui a réduit ses espaces de travail de moitié en sous-louant une partie de ses locaux à FranceAgriMer, économisant ainsi 2,8 millions d'euros. Je signale également les gains financiers évalués à plus de 7,3 millions d'euros par an et les gains fonctionnels réalisés grâce à l'opération de regroupement au sein de l'ensemble immobilier Ségur-Fontenoy de services jusqu'alors disséminés, bien que l'occupation par résident puisse encore être optimisée.
Je demeure néanmoins circonspect concernant la décision de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) de louer un site privé pour neuf ans, faute de proposition domaniale de la part de la direction de l'immobilier de l'État (DIE). Cette situation nous conduit à nous interroger sur la stratégie de gestion immobilière publique et appelle, à l'avenir, à privilégier des implantations durables pour des entités ayant vocation à s'inscrire dans le long terme.
Enfin, sans pour autant qu'elle devienne la norme, la pratique de bureaux non attribués, dite flex office, expérimentée par la direction interministérielle du numérique (Dinum) et par la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil), mérite d'être poursuivie dans la perspective d'une évaluation dans les années à venir. Elle permet d'accueillir les agents dans de meilleures conditions, à surface constante, en particulier dans les services concernés par le temps partiel et le télétravail.
Après ce panorama général, j'aborde les orientations structurantes de la mission. Malgré son apparente hétérogénéité, trois axes majeurs d'allocation des crédits se dessinent.
La mission est tout d'abord fortement marquée par le soutien en matière d'accès aux droits et à la transparence de l'information.
En 2025, les entités des deux programmes s'attacheront, comme jamais auparavant, à favoriser l'accès aux droits des citoyens et à renforcer la transparence de l'action publique. La France poursuivra sa politique d'ouverture des données publiques, qui la classe au premier rang des pays européens dans ce domaine. Cette stratégie s'inscrit pleinement dans l'objectif de confiance des citoyens dans l'action administrative.
La Dila joue un rôle essentiel dans cette politique via ses sites Légifrance, Service public et Vie publique. Elle contribue à délivrer aux citoyens les informations nécessaires à la bonne connaissance de leurs droits et à garantir la transparence de la vie publique, tout en s'adressant, avec des résultats probants, à des publics ordinairement éloignés de l'environnement administratif et qui font montre d'appréhension face à la complexité de certaines démarches.
Enfin, le rôle mené par le CGLPL en matière d'accès aux droits des personnes en détention est à saluer compte tenu des moyens dont il dispose et du volontarisme dont font preuve les bénévoles au service de l'institution.
Une deuxième ligne forte, mais plus diffuse, de la mission budgétaire concerne ensuite le numérique, et ce à deux titres.
D'une part, la régulation des plateformes numériques devient un enjeu crucial avec l'entrée en vigueur du paquet législatif européen relatif aux services numériques. Le poids des algorithmes devient central dans le traitement de données à caractère personnel et les risques associés à un dispositif d'intelligence artificielle (IA) sont proportionnels au caractère sensible des données utilisées. Dans ce cadre, la Cnil se voit ainsi attribuer 8 équivalents temps plein (ETP) supplémentaires.
D'autre part, la coordination de la politique numérique de l'État s'intensifie avec la mise en oeuvre de la feuille de route de la Dinum. Toutefois, si je salue la volonté de la Dinum, réaffirmée en audition, de réduire le recours aux prestataires extérieurs et de réinternaliser certaines fonctions, conformément à la recommandation de la Cour des comptes dans son rapport déposé en juillet dernier, je regrette que les crédits nécessaires ne lui soient pas affectés. Cette observation vaut tout particulièrement pour les instruments d'intelligence artificielle, pour lesquels les investissements sont résiduels.
En 2025, les résultats économiques attendus des technologies de l'intelligence artificielle sont estimés à 90 milliards d'euros, contre 7 milliards d'euros en 2020. L'intelligence artificielle permet des gains substantiels de compétitivité et de productivité dans tous les secteurs de l'économie ainsi que dans les services publics. La première phase de la stratégie nationale pour l'intelligence artificielle, de 2018 à 2022, tend à positionner la France comme l'un des leaders mondiaux. Il faut impérativement la poursuivre et l'amplifier pour ne pas accumuler de retards, qu'il nous serait d'autant plus difficile de rattraper lors des prochains exercices.
C'est pourquoi je vous propose d'adopter un amendement LOIS.1 visant à renforcer les capacités de la Dinum en matière d'IA et à soutenir ses projets stratégiques, en prévoyant une dotation supplémentaire de 6 millions d'euros en 2025, dont 3 millions d'euros consacrés au développement du programme « Entrepreneurs d'intérêt général ». Cette proposition s'inscrit dans la continuité de la stratégie numérique de l'État en répondant aux enjeux d'amélioration de l'attractivité des métiers numériques dans la fonction publique et d'internalisation des compétences clés. La disposition permettrait de renforcer l'efficacité de l'action publique et d'engendrer, dans un contexte de contraintes budgétaires, des gains pour les années à venir. La prise en main de l'IA par l'ensemble de la sphère publique m'apparaît capitale, tant pour son retour sur investissement que pour améliorer la qualité et l'efficacité des services publics. Sans cette dotation, la capacité de la Dinum à faire évoluer des outils essentiels comme France Connect ou le réseau interministériel de l'État (RIE) serait nettement compromise. Des investissements nécessaires pourraient être contrariés, notamment en ce qui concerne les sites ultramarins desservis par le RIE, dont la bande passante et la résilience demeurent, à ce jour, insuffisants.
La troisième ligne forte concerne les initiatives, bien qu'encore trop rares,destinées aux collectivités locales et aux élus méritant d'être amplifiées. Le programme « Transformation numérique des territoires » représente un pas dans la bonne direction. D'une durée de trois ans, ce programme constitue la principale initiative de coopération État-collectivités en matière d'administration numérique et vise à former les agents territoriaux grâce à des investissements collectifs à même d'accélérer la transformation numérique de l'action publique dans nos territoires.
À l'issue des échanges conduits avec des entités relevant de la mission, j'estime que les mesures nouvelles et les principales lignes directrices de celle-ci sont pertinentes et ambitieuses. En conséquence, je vous propose d'émettre un avis favorable à l'adoption de ses crédits et de ceux du budget annexe « Publications officielles et information administrative », tout en vous présentant un amendement de crédits de 6 millions d'euros en faveur de la Dinum.
Mme Audrey Linkenheld. - Merci à Michel Masset de la qualité de son rapport, qui assure la continuité avec les précédents travaux de Nathalie Delattre.
Le groupe Socialiste, Ecologiste et Républicains et moi-même sommes cependant bien plus réservés que le rapporteur sur l'évolution des crédits de la mission. On peut entendre qu'il faille faire des efforts budgétaires, mais la question reste toujours de savoir où les réaliser.
Nous regrettons ainsi la baisse qui intervient sur les crédits des programmes « Coordination du travail gouvernemental » et « Innovation et transformation numériques ». Le sujet du numérique nous paraît, en particulier, fondamental et nous souhaiterions davantage de moyens pour le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum). La commission d'enquête sénatoriale sur les politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères avait insisté sur la nécessité d'en renforcer les moyens humains et financiers. De la même manière, l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) voit ses moyens diminuer, alors que nous savons qu'elle joue un rôle de premier plan sur les aspects de cybersécurité, rôle amené à être encore renforcé dans les mois qui viennent avec la transposition de la directive européenne NIS 2.
Quant au programme « Protection des droits et libertés », il bénéficie d'une augmentation de ses crédits et les AAI, qu'il concerne plus spécifiquement, d'ETP supplémentaires. Quoique positif, le signal nous paraît insuffisant par rapport aux missions demandées à certaines AAI, en particulier la Cnil. Celle-ci avait sollicité davantage d'ETP qu'elle n'en obtient, en considération des nouvelles missions qui lui échoient, notamment depuis l'adoption de la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique. Pour leur part, le Défenseur des droits (DDD) et ses délégués dans les territoires reçoivent un nombre toujours plus élevé de réclamations, dont le traitement satisfaisant, indispensable à la qualité de la relation de nos concitoyens avec leurs administrations et pour la confiance qu'ils placent en elles, requerrait des moyens additionnels.
M. Michel Masset, rapporteur pour avis. - Deux amendements, qui ont été déposés auprès de la commission des finances, ne vont nullement en ce sens. Le premier, du sénateur Christopher Szczurek, a pour objet une baisse supplémentaire de crédits de 14 millions d'euros. Le second, du Gouvernement, prévoit une nouvelle diminution de 26 millions d'euros.
L'amendement LOIS.1 n'est pas adopté.
La commission émet un avis favorable à l'adoption des crédits de la mission « Direction de l'action du Gouvernement » et du budget annexe « Publications officielles et information administrative ».
La réunion est close à 10 h 35.
Jeudi 5 décembre 2024
- Présidence de Mme Muriel Jourda, présidente de la commission des lois et de Mme Dominique Vérien, présidente de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes -
La réunion est ouverte à 8 h 40.
Mission conjointe de contrôle sur la prévention de la récidive en matière de viol et d'agressions sexuelles - Audition de représentants de centres ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles (Criavs)
Mme Muriel Jourda, présidente de la commission des lois. - Je souhaiterais avant toute chose saluer le démarrage des travaux de la mission du Sénat sur la prévention de la récidive en matière de viol et d'agressions sexuelles, qui fait l'objet d'un travail conjoint de la commission des lois et de la délégation aux droits des femmes. Cette formule, qui reste rare sans être inédite, marque l'importance du sujet qui nous réunit ce matin.
Je tiens aussi à remercier les personnes auditionnées de s'être rendues disponibles à bref délai. Mesdames, Monsieur, je ne doute pas que votre témoignage et vos analyses apporteront une contribution précieuse à nos travaux sur ce sujet dont la complexité ne doit pas être sous-estimée.
Je remercie également nos six rapporteures, Catherine Di Folco, Audrey Linkenheld, Annick Billon, Evelyne Corbière Naminzo, Marie Mercier et Laurence Rossignol, qui représentent la diversité des sensibilités politiques du Sénat. Je sais qu'elles mobiliseront toute leur expertise pour aboutir rapidement à un rapport clair, étayé et pragmatique : la tradition du Sénat est en effet de partir du terrain, et c'est grâce à cela que notre assemblée parvient régulièrement à dégager des conclusions qui dépassent les clivages politiques.
Mme Dominique Vérien, présidente de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes. - Je me réjouis d'ouvrir officiellement ce matin les travaux de notre mission conjointe de contrôle. Je suis convaincue de la pertinence d'une mise en commun de nos expertises et de nos regards sur cette problématique de la prise en charge des auteurs de viols et d'agressions sexuelles.
Chaque année, plus de 55 000 individus - à 97 % des hommes - sont mis en cause pour viols, agressions sexuelles ou atteintes sexuelles sur mineurs et 6 000 individus sont condamnés pour de tels faits. Un quart d'entre eux sont des mineurs. Si nous voulons que ces violences cessent, il faut bien sûr développer la prévention et l'éducation, mais également prendre en charge tous ces individus afin qu'ils ne récidivent pas. Cette prise en charge judiciaire, sociale, médicale et psychologique doit intervenir aussi bien lors de la détention qu'en amont et en aval de celle-ci.
Afin de dresser un premier panorama de la prise en charge aujourd'hui déployée, nous entendons ce matin des professionnels intervenant au sein des centres ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles, les Criavs.
Je souhaite la bienvenue à Anne-Hélène Moncany, présidente de la Fédération française des Criavs, psychiatre et cheffe du pôle de psychiatrie en milieu pénitentiaire au centre hospitalier Gérard Marchant de Toulouse, Caroline Kazanchi, avocate pénaliste, docteure en droit, auteure d'une thèse sur la médicalisation de la sanction pénale et juriste correspondante pour le Criavs de Provence-Alpes-Côte d'Azur, Hélène Denizot-Bourdel, psychiatre, praticien hospitalier au CHU de Clermont-Ferrand, responsable médicale régionale du Criavs d'Auvergne-Rhône-Alpes et Walter Albardier, psychiatre, responsable du Criavs d'Île-de-France, qui reçoit également, dans le cadre de la consultation externe du groupe hospitalier universitaire (GHU) Paris Psychiatrie et Neurosciences, des individus soumis à des soins pénalement ordonnés.
Vous nous présenterez la façon dont s'opère aujourd'hui la prise en charge des auteurs de violences sexuelles, les différents intervenants impliqués dans cette prise en charge, ainsi que les outils, dispositifs et méthodes déployés.
Vous nous exposerez bien sûr le rôle des Criavs dans cette architecture et l'appui que vous fournissez aux intervenants. Les Criavs ne prennent pas directement en charge les auteurs, mais vous pouvez bien entendu être amenés, en tant que médecins psychiatres, à recevoir directement en consultation des auteurs de violences. Vous nous expliquerez en particulier quels sont vos liens avec les professionnels qui oeuvrent au sein des centres de détention « fléchés AICS » (auteurs d'infractions à caractère sexuel) ainsi qu'avec les conseillers pénitentiaires d'insertion et de probation (CPIP) et les médecins qui interviennent dans le cadre du suivi socio-judiciaire et de l'injonction de soins des auteurs libérés.
Vous nous direz en quoi l'organisation des Criavs diffère selon les régions et si certains services ou intervenants que vous accompagnez ont développé des initiatives qui vous semblent particulièrement intéressantes afin d'améliorer la prévention de la récidive.
Enfin, à la fois en tant qu'experts de Criavs et praticiens, vous pourrez nous faire part de vos retours d'expérience et de vos préconisations pour améliorer la prévention de la récidive.
Avant de laisser la parole à nos intervenants, je précise que cette audition fait l'objet d'une captation audiovisuelle en vue de sa retransmission en direct sur le site et les réseaux sociaux du Sénat.
Mme Anne-Hélène Moncany, psychiatre, présidente de la Fédération française des Criavs. - Les Criavs ont, depuis 2008, une certaine expérience sur ce sujet, et nous avons vu évoluer les préoccupations et les professionnels qui nous sollicitent. Je commencerai par décrire les missions des Criavs et leur mode de fonctionnement, avant de dire un mot des soins en détention. Je laisserai ensuite mes collègues aborder la question des soins en milieu libre, de la prévention et de l'articulation des différentes interventions en matière de justice, de santé et d'action sociale.
Créés par une circulaire de 2006, les premiers Criavs ont ouvert en 2008. Leur origine remonte à la loi de 1998 relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles ainsi qu'à la protection des mineurs, qui a échafaudé un dispositif de soins pénalement ordonné, conçu à partir d'une recherche de terrain et spécifiquement destiné aux auteurs d'infractions à caractère sexuel : l'injonction de soins. Ce dispositif suppose une articulation étroite entre les professionnels de la justice, de la santé et du social. Avec le recul, il a été néanmoins constaté que ce dispositif ne fonctionnait pas très bien, sans doute parce que les professionnels du soin et de la justice n'étaient pas toujours parfaitement formés à cette prise en charge spécifique et qu'ils n'étaient pas habitués à travailler ensemble. Les centres ressources ont précisément vocation à soutenir ces professionnels et à mieux articuler leurs interventions.
La circulaire de 2006 prévoyait la création d'un centre par région. On dénombre donc aujourd'hui 27 Criavs, un pour chaque ancienne région administrative. J'insiste sur l'enjeu du maintien et du développement de ces centres outre-mer, ces territoires ayant des problématiques spécifiques et des difficultés en lien avec la démographie des professions de santé.
Les Criavs sont pour l'essentiel rattachés à des établissements de santé et financés par le ministère de la santé à hauteur de 320 000 euros. Ils se composent essentiellement de professionnels de santé, mais aussi de juristes, de sociologues, de documentalistes.
Les Criavs ont cinq grandes missions, qu'ils doivent déployer sur l'ensemble du territoire régional.
Ils assurent une première mission de formation en direction des professionnels du soin et de la justice, évidemment, mais aussi du secteur social, de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports. Nous avons vu un élargissement de nos publics. Dans une optique de prévention, et alors que les violences sexuelles concernent tout le monde, il est important d'élargir autant que possible le champ des acteurs avertis et formés.
Ils assurent aussi une mission d'animation de réseau, qui passe notamment par l'organisation régulière de journées ou de soirées thématiques permettant aux professionnels de ces différents champs de se rencontrer et d'apprendre à mieux se connaître.
Ils mènent également une mission de recherche, en encadrant de nombreux travaux au niveau local, national et international, mais aussi de documentation, par l'intermédiaire du site internet ThèséAS, qui permet à tout un chacun d'accéder à une information actualisée.
Le coeur de la mission des Criavs reste toutefois le soutien aux professionnels de terrain, qui ne doivent surtout pas rester isolés en cas de difficulté. Quand des professionnels rencontrent une situation de violences sexuelles ou doivent prendre en charge des auteurs de violences, nous les rencontrons, nous réfléchissons avec eux à ce qui peut être mis en place et nous suivons avec eux la situation. À l'origine, nous intervenions principalement auprès des professionnels qui prennent en charge les auteurs de violences sexuelles en détention ou en milieu ouvert : médecins, psychologues, CPIP... Aujourd'hui, nous sommes de plus en plus sollicités en cas de situations complexes à l'école ou dans des instituts médico-sociaux. Vous n'ignorez pas l'acuité des problématiques de violences sexuelles chez les personnes en situation de handicap et chez les mineurs - à la fois comme victimes et comme auteurs.
Enfin, nous avons beaucoup soutenu ces dernières années le développement des outils de prévention des violences sexuelles. On parle de prévention primaire pour la population générale, de prévention secondaire pour les publics à risque - les personnes attirées sexuellement par des enfants, par exemple, à destination desquelles nous avons déployé le dispositif d'appel téléphonique Stop (service téléphonique d'orientation et de prévention) afin qu'elles nous appellent et que nous puissions intervenir avant un passage à l'acte - et de prévention tertiaire pour les personnes ayant déjà commis des violences sexuelles.
Quand on s'adresse, en population générale, à une classe dans une école, il faut bien comprendre que l'on parle à des victimes potentielles, mais aussi à des auteurs potentiels. Or c'est bien en priorité les personnes susceptibles de commettre des violences qu'il faut responsabiliser, et auprès desquelles il faut travailler.
Les Criavs se sont réunis en 2009 au sein d'une fédération française, que je préside depuis cinq ans, afin d'unir leurs forces et de coordonner leurs travaux. Nous avons à notre actif la création de ce numéro d'appel Stop dont je viens de parler. Nous travaillons actuellement à l'organisation d'une audition publique sur les mineurs auteurs de violences sexuelles, qui se tiendra en juin 2025 à Paris, parce que ces jeunes représentent une population importante, que l'idée est d'agir le plus précocement possible et que les professionnels sont souvent démunis face à ces violences.
J'en viens maintenant aux soins en détention. La France compte 187 établissements pénitentiaires, une population carcérale en constante augmentation et 22 centres de détention fléchés AICS, qui ne concentrent pas tous les auteurs d'infractions sexuelles, mais qui disposent d'équipes sanitaires et de moyens spécifiques pour les prendre en charge.
Une évaluation récente, menée conjointement par la direction de l'administration pénitentiaire et le ministère de la santé, fait apparaître des réalités contrastées. Certains établissements rencontrent de grandes difficultés en raison du manque de soignants. C'est vrai en psychiatrie de manière générale, mais encore plus en milieu pénitentiaire.
Rappelons que le soin ne constitue pas l'alpha et l'oméga de la prise en charge des auteurs de violences sexuelles. Il est plus ou moins adapté selon les profils et n'est jamais suffisant pour prévenir la récidive.
Il est sans doute nécessaire de mieux prioriser les soins, ce qui n'est pas suffisamment le cas aujourd'hui, en particulier s'agissant des obligations de soins qui sont prononcées. Il est nécessaire de distinguer les auteurs qui relèvent du soin et de les prioriser ; et de ne pas emboliser les dispositifs de soins avec les auteurs pour lesquels le soin n'est pas la priorité.
Selon les recommandations internationales, la prise en charge médicale des auteurs d'infractions à caractère sexuel repose en premier lieu sur la psychothérapie, et parfois sur un traitement hormonal. Nous travaillons en lien avec les psychiatres exerçant en milieu libre, qui ne connaissent pas toujours très bien ces traitements, sans doute sous-prescrits aujourd'hui.
Enfin, toutes les études montrent que pour diminuer le risque de récidive il est essentiel de prévoir des aménagements de peines et d'éviter à tout prix les sorties sèches de prison. Les facteurs sociaux - hébergement, emploi, réseau social - comptent encore plus que les soins pour protéger du risque de récidive. Or beaucoup de patients sortent encore après de longues peines sans emploi, sans hébergement, sans aucun réseau social, et parfois même sans papiers ni carte vitale... Dans ces conditions, il n'est pas possible pour eux de poursuivre les soins.
Mme Caroline Kazanchi, avocate, juriste correspondante pour le Criavs Provence-Alpes-Côte d'Azur. - Le parcours judiciaire des auteurs d'infractions à caractère sexuel ne diffère pas fondamentalement de celui des auteurs d'infractions classiques, notamment en termes de durée de la garde à vue.
Toutefois, dès ce stade de la procédure, l'institution judiciaire cherche à préserver la présomption d'innocence tout en protégeant la victime présumée et d'autres victimes éventuelles d'un éventuel risque de réitération. L'expertise est obligatoire et le prévenu peut être inscrit par le juge d'instruction au fichier judiciaire national automatisé des auteurs d'infractions sexuelles et violentes (Fijais). Cette inscription est obligatoire en matière criminelle, facultative en matière délictuelle. Le procureur de la République a également la possibilité d'alerter les administrations, par exemple l'éducation nationale, là encore dans un souci de prévention.
Le contrôle judiciaire et la détention provisoire font aussi partie de la panoplie des mesures préventives, tout comme le soin. Un auteur présumé d'infraction à caractère sexuel peut être soumis à une obligation de soins lors de son placement sous contrôle judiciaire. Le juge décide seul de cette mesure ; aucun expert n'intervient, aucune coordination n'a lieu et une simple attestation de son médecin traitant suffit pour prouver la bonne exécution de la mesure.
Il s'agit d'une obligation de soin générique, sans prescription médicale, dont l'objectif est de sécuriser le parcours de la personne sous contrôle judiciaire en attente d'être jugée. On se dit qu'une telle obligation ne peut pas faire de mal... Pourtant, en pratique, elle peut se révéler assez stigmatisante pour l'auteur présumé, surtout s'il est par la suite relaxé. On peut aussi s'interroger sur la pertinence d'un soin aussi générique dans le contexte de pénurie de soignants qui a été rappelé.
Formellement, la question de la prévention de la récidive apparaît après la condamnation, principalement au travers de l'injonction de soins et, plus encore, du suivi socio-judiciaire, qui innerve l'intégralité du parcours carcéral et post-carcéral des auteurs d'infractions à caractère sexuel. Fruit d'une longue et intéressante recherche de consensus entre les sphères médicale et judiciaire, le suivi socio-judiciaire, introduit dans la loi en 1998, peut éventuellement être assortie d'une injonction de soins, dont la pertinence sera obligatoirement évaluée par un expert psychiatre, contrairement à l'obligation de soins.
Initialement, le suivi socio-judiciaire était presque exclusivement destiné aux auteurs d'infractions à caractère sexuel, et même principalement aux auteurs majeurs ayant commis des infractions sur des victimes mineures.
Affirmer cela aujourd'hui serait absolument faux : le suivi socio-judiciaire a été rendu générique, tout comme l'injonction de soins. De fait, il y a eu une sorte de boulimie de soins, avec la volonté de se persuader qu'il s'agissait de la seule solution. La société attendant d'être rassurée, à l'issue de la peine, sur la prévention de la récidive, la loi de 1998 est venue créer ce temps de l'après-peine. Alors qu'il était initialement question d'un suivi médical, le choix, en 1998, du terme même de suivi socio-judiciaire est né de la volonté de la sphère médicale d'alerter sur la nécessité de ne pas faire reposer la récidive sur le soin et d'éviter cet amalgame, à la fois grave et surtout faux pour certains profils d'auteurs d'infractions à caractère sexuel.
Le suivi socio-judiciaire s'étend donc désormais à l'ensemble des profils, avec une injonction de soins qui s'est elle-même déplacée vers la libération conditionnelle et le sursis probatoire, à tous les stades de la procédure sentencielle. Cette injonction de soins est pourtant lourde puisqu'elle nécessite, à la différence de l'obligation de soins, un médecin coordonnateur, alors que nous connaissons bien la pénurie qui affecte cette profession. Lorsque seulement deux ou trois médecins sont présents pour toute une région, il est difficile d'expliquer que ce soin et ce suivi post-carcéral peuvent être efficaces.
S'y ajoute le fait que le suivi ne s'appliquera jamais en détention et que l'injonction de soins ne pourra trouver un début d'application qu'une fois le détenu sorti de prison. L'exemple le plus typique est celui d'une condamnation à cinq ans d'emprisonnement, assortie d'un suivi socio-judiciaire pour une période de trois ans : le soin pourra commencer mais l'injonction de soins à proprement parler ne débutera qu'à la sortie de détention, ce qui est tout à fait logique puisque l'objectif consiste à assurer un suivi post-carcéral, avec l'espoir d'éviter les sorties sèches et de guider les sorties.
Néanmoins, les attentes placées dans le soin ont été hypertrophiées, en ignorant qu'un suivi s'intègre dans une logique pluridisciplinaire, comme nous l'enseigne la criminologie : le passage à l'acte criminel ne peut être appréhendé au seul prisme d'un trouble psychiatrique - quel qu'il soit -, mais doit également intégrer des critères d'ordre environnemental.
Dès lors que l'infraction pour laquelle vous avez été condamné relève du champ du suivi socio-judiciaire, même si vous n'avez pas été condamné à un tel suivi, tout votre parcours en découlera, avec une incitation aux soins. Dès votre arrivée en détention, le juge de l'application des peines (JAP) vous informera que votre injonction de soins ne pourra commencer qu'à votre sortie de détention, tout en vous recommandant de commencer à recevoir des soins. Même quand une injonction de soins n'a pas été prononcée par le tribunal, le même juge considérera qu'il faudra vous affecter à un établissement fléché et vous incitera à entamer des soins. Pour que cette incitation de soins fonctionne, le juge pourra en faire dépendre les remises de peine auxquelles vous avez droit, en vous expliquant qu'un refus signifierait que vous ne fournissez pas d'efforts sérieux de réadaptation. De la même manière, il pourra décider de retirer le droit à la libération conditionnelle au motif que les soins n'ont pas commencé en détention.
Pour autant, en fin de peine, nous passerons notre temps à corriger les conséquences de l'incarcération, d'où le suivi socio-judiciaire. Le protocole santé-justice mis en place en 2011 portait sur ce parcours fléché, mais a également confié aux services pénitentiaires d'insertion et de probation (Spip) la mise en oeuvre de programmes de prévention extrêmement vastes dans les centres fléchés, en prenant en considération des éléments d'ordre criminologique et en créant des groupes de parole.
Nous disposons donc, en théorie, des dispositifs nécessaires en termes de soins et de suivi, mais sont-ils bien déployés en pratique ? J'en doute : ni le ministère de la santé, ni le ministère de la justice, ni l'administration pénitentiaire - tous trois concernés par la prévention de la récidive des auteurs d'infractions à caractère sexuel - n'ont réellement coopéré, en dépit du fait que la loi de 1998 était le fruit de leur association. Je ne dispose ainsi pas d'éléments chiffrés relatifs à la mise en oeuvre de ce protocole de 2011, en particulier au niveau des Spip, alors que ces services peuvent assurer le relais entre le soin en détention - spécifique - et le soin post-carcéral. Comment faire, en fin de détention, lorsqu'il faut aller consulter un psychiatre traitant ? Ce dernier a-t-il été suffisamment formé et informé ? Si ce rôle revient au médecin coordonnateur dans le cadre de l'injonction de soins, la démarche reste complexe.
En conclusion, je partage l'avis de ma collègue Anne-Hélène Moncany : si vous disposez de ressources, d'un cadre financier et d'un cercle familial, des mesures pourront être prises à votre sortie, mais, dans le cas contraire, vous peinerez à trouver un travail et un logement, qui sont pourtant des éléments importants en matière de prévention de la récidive. Ces facteurs complexes expliquent parfois les sorties sèches qui sont décidées, malgré les dispositifs déployés pour les éviter.
Si l'on entend se concentrer sur le soin, encore faut-il que celui-ci soit spécifique et non pas générique, afin d'être adapté à la population visée. Il importe, une fois encore, d'avoir conscience que le suivi et la prévention de la récidive ne peuvent pas être uniquement basés sur le soin. Des tentatives ont eu lieu pour procéder différemment, mais n'ont pas été mises en oeuvre, ou alors en oubliant d'autres acteurs tels que les Spip, qui se trouvent aujourd'hui isolés.
Lorsqu'on évoque l'enjeu de la pluridisciplinarité, il est ainsi triste de constater, au moment où les juridictions de l'application des peines se prononcent, que les rapports des Spip, des experts et des intervenants sociaux sont isolés les uns des autres. Une prise en charge de la récidive plus solide devrait s'appuyer sur une véritable pluridisciplinarité.
Mme Hélène Denizot-Bourdel, psychiatre, responsable médicale régionale du Criavs d'Auvergne-Rhône-Alpes. - Je me concentrerai sur les soins aux auteurs car je suis amenée, dans le cadre de ma fonction professionnelle, à organiser deux fois par an des réunions associant les psychiatres et les médecins coordonnateurs, voire les experts. J'accueille et j'accompagne aussi, dans le cadre de ma consultation, des auteurs ; en outre, j'ai créé une consultation spécifique pour l'évaluation et la mise en place de traitements pour certains auteurs.
L'intérêt du soin n'est globalement pas à remettre en question, comme cela a été relevé précédemment. Nous disposons d'une série de recommandations très précises, dont une recommandation de 2009 de la Haute Autorité de santé (HAS) relative aux bonnes pratiques, plus précisément en matière de prise en charge des auteurs d'agressions sexuelles sur les mineurs de moins de 15 ans, c'est-à-dire des pédocriminels. Je rappelle que cette catégorie compte environ pour moitié des personnes qui vivent avec un trouble pédophilique, pour lesquelles un traitement médicamenteux peut être particulièrement indiqué.
La deuxième recommandation résulte de l'audition publique menée en 2018 par la Fédération française des Criavs, avec des rapports d'experts français et des préconisations précises pour les soins. Nous disposons enfin des lignes directrices de la Fédération mondiale de psychiatrie biologique portant sur la prise en charge des troubles paraphiliques, établies en 2010 et réactualisées en 2020. Lesdits troubles concernent des personnes présentant des fantasmes, des obsessions ou des comportements centrés sur la sexualité qui entraînent des ressentis, de la honte, de la culpabilité, ainsi que des répercussions sur l'entourage. La catégorie comprend la pédophilie, mais aussi d'autres paraphilies telles que le voyeurisme, le fétichisme ou le frotteurisme.
Mme Anne-Hélène Moncany. - En effet, certains auteurs de violences sexuelles présentent des troubles paraphiliques définis dans la classification des troubles mentaux, le DSM : s'il ne s'agit pas de la majorité d'entre eux, il faut systématiquement déterminer si ces troubles sont présents, et les traiter le cas échéant. Le plus souvent, des traitements médicamenteux sont recommandés.
Mme Hélène Denizot-Bourdel. - Les auteurs de violences sexuelles présentent des profils extrêmement variés, d'où des risques de rechute et de récidive eux aussi très variés. S'il est question d'un père incestueux, les risques de récidive sont très limités une fois que le système familial a explosé ; en revanche, un violeur de femmes opportuniste, parfois stimulé par la pornographie et sous l'emprise de l'alcool, aura davantage besoin de soins addictologiques, voire d'un traitement destiné à traiter son hypersexualité.
Un autre cas de figure est celui d'une personne présentant une préférence quasi exclusive pour les enfants, ou qui est submergée par une obsession, un fantasme ou une pulsion : ces profils requièrent toute notre attention, car les risques de rechute et de récidive sont plus élevés. Je précise qu'il s'agit heureusement d'une infime partie des personnes que nous rencontrons et que le traitement peut être particulièrement recommandé pour cette catégorie, surtout lorsque des pulsions persistent.
Du fait de cette grande diversité de profils, c'est l'évaluation psychiatrique, psychologique, criminologique et sexologique qui va nous permettre d'individualiser les soins, qui comprendront un volet d'éducation à la sexualité - un sujet brûlant à l'heure actuelle -, car nous sommes parfois atterrés par le niveau d'éducation sexuelle des auteurs que nous recevons, d'où l'intérêt d'intervenir sur ces thématiques dans une démarche de prévention.
Le suivi psychothérapeutique, systématique, peut être effectué individuellement ou en groupe ; il nous permet de travailler sur l'histoire de la personne, ses difficultés d'interactions et la gestion de ses émotions, tout en nous focalisant sur sa capacité à changer. Afin de favoriser le changement, l'alliance thérapeutique doit être forte : sa mise en place est la base de tout soin et peut prendre du temps, temps permis par l'obligation ou par l'injonction de soins.
J'en reviens aux traitements médicamenteux, qui peuvent être indiqués pour une minorité d'auteurs présentant des troubles paraphiliques avec un risque de rechute important, notamment ceux qui présentent une préférence sexuelle pour les enfants. Nous disposons d'une littérature conséquente sur le sujet : en 2020, une équipe suédoise a publié dans le Journal of the American Medical Association une étude portant sur une population de personnes pédophiles recrutées via leur ligne d'aide téléphonique. Les trois quarts des participants ont reçu un traitement frénateur et ont relevé un effet positif sur leur sexualité au bout de deux semaines : les auteurs concluent que le traitement injectable réduit le risque de récidive chez les hommes présentant un trouble pédophilique.
Ces traitements hormonaux nécessitent une évaluation et un suivi : ils sont connus pour entraîner des effets secondaires gênants, dont une baisse de la testostérone, une prise de poids ou encore une déminéralisation osseuse. Certains patients appréhendent le traitement, qui nécessite un bilan préalable et une surveillance qui est d'ailleurs bien codifiée.
Pourtant, les patients interrogés expriment plutôt une très bonne acceptabilité de ces traitements : une étude menée par une équipe belge en 2021 a montré que les patients pédophiles prenant un traitement frénateur décrivent un effet positif sur leur bien-être. Ils sont ainsi moins anxieux grâce à la diminution de la fréquence et de l'intensité de leurs fantasmes et de leurs pulsions. Certains auteurs que j'ai reçus en consultation ont d'ailleurs demandé à intensifier leur traitement tant ils se sentaient soulagés de leurs obsessions, résultat auquel ils ne s'attendaient pas avant la mise en place du traitement.
Les soins peuvent donc prévenir la récidive, même si leur mise en place n'est pas toujours très simple. Les auteurs arrivent pour la plupart dans le parcours de soins par la voie judiciaire, soit en obligation de soins - qui peut débuter en contrôle judiciaire -, soit en injonction de soins, en post-peine et en milieu ouvert. Il est à noter que si la personne est incarcérée, l'obligation ou l'injonction de soins devient une incitation aux soins à effectuer contre une remise de peine, ce qui pose parfois le problème de la continuité des soins pour les personnes qui sont réincarcérées, voire entraîner des incohérences lorsque la personne est réincarcérée à la suite d'une inobservation de son injonction de soins.
Dans le cas d'une obligation de soins, l'auteur vient nous rencontrer en consultation, en centre médico-psychologique (CMP) ou en libéral, et nous expose la situation. Nous devons demander le dossier pénal pour avoir des éléments complémentaires, ce qui n'est pas toujours chose aisée. Nous remettons une attestation de suivi qui ne fait pas état de la qualité du soin, l'obligation étant en général d'une assez courte durée, d'un à deux ans. Elle est pourtant très utile, à mon sens, car elle permet de démarrer les soins. Dans le Puy-de-Dôme par exemple, elle est particulièrement prononcée en cas d'attaques sexuelles ou de consultation de contenus à caractère pédopornographique.
L'injonction de soins est, quant à elle, plus récente, spécifique aux auteurs de violences sexuelles et prononcée dans le cadre du suivi socio-judiciaire, avec un travail de concert entre l'administration pénitentiaire et la justice. Créée par la loi de 1998, elle se base principalement sur le rapport Balier, qui est venu rappeler l'importance des soins post-peine et mettre en avant le fait que la volonté de changement des délinquants est particulièrement active durant le temps de la judiciarisation et de la pénalisation de l'affaire.
Le rapport met également en exergue l'importance de l'articulation entre les acteurs qui accompagnent l'auteur de violences sexuelles : il est nécessaire que les professionnels de la justice, de l'administration pénitentiaire et du secteur sanitaire travaillent de concert et avec le même objectif d'un accompagnement cohérent.
La mise en place de l'injonction de soins nécessite une expertise psychiatrique - parfois psychologique - qui est réalisée au moment de l'instruction, et qui permet de statuer sur l'intérêt du soin. En tant qu'expert, il m'arrive de préciser quel type de soin peut être utile, voire nécessaire : il peut s'agir par exemple d'un traitement médicamenteux. Le prescripteur et le médecin coordonnateur peuvent ensuite s'appuyer sur cet écrit.
Nommé par le juge, le médecin coordonnateur reçoit le dossier pénal et sert d'interface entre la justice et le thérapeute. Après avoir reçu l'auteur une première fois, il évalue la situation et valide le dispositif de soins ou, dans le cas contraire, lui conseille un soignant qui pourra l'accueillir. Le médecin coordonnateur contacte ensuite le thérapeute, lui transmet le dossier pénal accompagné des expertises et peut également le conseiller.
Il revoit l'auteur une fois par trimestre afin d'évaluer son implication dans les soins et son évolution ; il établit aussi un rapport destiné au service de l'application des peines une fois par an, rapport qu'il transmet également au Spip. Distinct d'un expert, le médecin coordonnateur n'a donc pas vocation à se prononcer sur la dangerosité psychiatrique ou criminologique de l'auteur, il n'est pas non plus thérapeute traitant. Par ailleurs, le médecin coordonnateur est soumis au secret professionnel par le code de déontologie médicale, mais le code de la santé publique lui permet de transmettre tous les éléments nécessaires au contrôle du respect de la mesure.
Le thérapeute psychiatre et/ou psychologue, pour sa part, va accepter le suivi et informer le médecin coordonnateur dans le cas où le patient interrompt son suivi. Il peut aussi contacter le juge directement s'il existe une inquiétude et si le médecin coordonnateur n'est pas disponible.
L'auteur, quant à lui, a l'obligation de s'impliquer dans des soins adaptés avec un thérapeute et de rencontrer le médecin coordonnateur. Une peine d'emprisonnement est prévue en cas d'inobservation de cette obligation de soins - qui s'interrompra alors pour se transformer en incitation aux soins en cas d'incarcération. Dans le département du Puy-de-Dôme, la quasi-totalité des soins post-peine s'effectue en injonction de soins ; en revanche, dans le département du Cantal où je suis intervenue la semaine dernière, il existe une proportion à peu près équivalente d'obligations de soins et d'injonctions de soins, en raison d'un manque de médecins coordonnateurs. La JAP m'a d'ailleurs indiqué que la récidive était plus fréquente pour les personnes en obligation de soins, du fait du caractère plus lâche de ce dispositif.
J'en reviens à l'accès aux soins : l'enjeu consiste pour nous à mettre en place une alliance thérapeutique afin d'aider la personne à s'engager dans un parcours de soins. Le processus peut se déployer spontanément, exiger un travail considérable d'alliance thérapeutique, ou encore ne pas pouvoir se déployer du tout. Le temps laissé par l'obligation ou l'injonction est suffisant pour mettre en place des soins, dont certains peuvent s'enclencher en toute fin de mesure, au bout de quatre ou cinq ans.
Parmi les difficultés à signaler, le système de santé peine à accueillir les personnes souffrant de troubles psychiques puisqu'il faut parfois six mois pour obtenir un rendez-vous, tandis que les listes d'attente sont démesurées. Les CMP sont, quant à eux, submergés par des personnes souffrant de maladies très aiguës.
En Auvergne-Rhône-Alpes, il existe un dispositif spécifique d'évaluation et de prise en charge des auteurs d'infractions à caractère sexuel : il s'agit de plateformes mises en place en 2015 sur incitation de l'agence régionale de santé (ARS), avec un cahier des charges précis d'évaluation pluridisciplinaire. Adossées à des CMP, ces structures sont rattachées à des établissements de santé et dotées de crédits spécifiques, donc protégés. Elles présentent l'avantage de pouvoir proposer à l'auteur un rendez-vous dans les quinze jours et un début de l'évaluation dans un délai d'un mois. Ladite évaluation se termine par une réunion pluriprofessionnelle à laquelle peut participer le thérapeute qui a orienté le patient. Ces plateformes proposent également, pour les suivis les plus complexes, des soins individualisés et éventuellement des thérapies de groupe.
Pour aller un peu plus loin, j'ai sollicité les avis de quelques auteurs sur l'injonction de soins, voici quelques-unes de leurs paroles : « la détention ne soigne pas, on est un peu coupés du monde, on n'est pas dans la réalité de la vie » ou « on ne peut pas faire réellement de soins, mais on peut amorcer en détention ». Par rapport aux acteurs de l'injonction de soins : « le juge est plutôt compréhensif », « le conseiller pénitentiaire d'insertion et de probation (CPIP) fait un bilan sur la vie », « un expert ne peut pas tout voir en un temps aussi réduit », « un psychologue, on va plus aller dans le fond du sujet ». Concernant l'injonction de soins : « ça dépend si on est motivé ou pas », « ça sert à rien », « c'est pas une contrainte, ça m'aide à ne pas récidiver ».
En conclusion, je tiens à souligner que les soins ont prouvé leur utilité en venant prévenir la rechute et donc la récidive. L'injonction de soins et l'obligation de soins permettent d'installer une alliance thérapeutique et des soins de qualité : la première, avec la présence du médecin coordonnateur, permet une articulation spécifique et précieuse de tous les acteurs de la prise en charge pour une posture contenante et cohérente, avec un minimum de rupture.
Les difficultés résident dans l'accès aux soins et dans la mise en place - ou le maintien, parfois - de traitements spécifiques pour une minorité d'auteurs davantage à risque de rechute et de récidive.
Nous apprécierions que la loi nous aide davantage afin de mettre en place des structures spécifiques telles que les plateformes que j'ai évoquées, permettant un accueil et une prise en charge optimale des auteurs par des professionnels formés. Nous aimerions aussi que la loi nous aide tous - thérapeutes, citoyens, femmes, enfants - à rendre obligatoire, dans certains cas, une indication de traitement pour les auteurs multirécidivistes dès lors qu'elle est validée par l'expert ou le thérapeute, voire par le médecin coordonnateur. Enfin, nous souhaiterions que l'obligation de soins se poursuive en milieu carcéral, afin de garantir une logique dans la continuité des soins.
Mme Caroline Kazanchi. - Nous ne sommes pas tous d'accord sur ce dernier point. Lors de l'adoption de la loi de 1998, la sphère médicale a adhéré au principe de l'injonction de soins car le soin imposé ne commençait pas en détention. L'autre problématique a trait à la computation du temps : si vous partez du principe selon lequel le soin commence ou se poursuit en détention, comment faut-il le comptabiliser ? Lorsqu'une personne est condamnée à une peine de suivi socio-judiciaire de cinq ans à l'issue d'une peine d'emprisonnement, il est complexe de déduire de ces cinq années de suivi deux ans d'obligation ou d'injonction de soins qui aurait été entamée dès la détention. N'oublions pas qu'en matière pénale tout a un début et une fin, d'où les difficultés à mêler ce qui est censé être un suivi post-carcéral et ce qui est censé commencer en détention.
M. Walter Albardier, psychiatre, responsable du Criavs d'Île-de-France. - Les Criavs sont en général très fréquentés : au départ, leurs missions étaient centrées sur l'articulation entre la santé et la justice, mais ils sont devenus des structures importantes dans l'animation du réseau des intervenants prenant en charge les auteurs de violences sexuelles.
Pour ce qui concerne la justice, nous travaillons étroitement avec les CPIP, les psychologues du ministère de la justice, les magistrats et avocats, ainsi qu'avec des représentants du champ associatif qui interviennent parfois dans le contrôle judiciaire et dans l'accompagnement des auteurs de violences sexuelles, par exemple au sein de centres d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS).
S'y ajoutent des intervenants auprès des mineurs - qui sont même devenus la majorité des intervenants que nous rencontrons - appartenant à la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) ou à l'aide sociale à l'enfance (ASE). Nous intervenons également auprès de la police et de la gendarmerie, de structures sportives ou encore de l'Église catholique.
Pour ce qui est du secteur sanitaire, nous commençons à éprouver des difficultés à mobiliser des acteurs de terrain. Les problèmes vont grandissant, notamment en raison d'un engorgement général du champ sanitaire, dépassé par le manque d'effectifs. Les Criavs, y compris celui de Paris, peinent eux-mêmes à recruter en raison des conditions épouvantables du secteur hospitalier.
En outre, le secteur psychiatrique est débordé et ne trouve pas nécessairement sa place dans la prise en charge des auteurs de violences sexuelles, peut-être en raison d'un manque de formation, mais sans doute aussi en raison d'un élargissement considérable des missions. Mes collègues ne rechignent absolument pas à prendre en charge des auteurs de violences sexuelles lorsqu'ils sont atteints de schizophrénie ou de troubles bipolaires, mais ils ne savent pas forcément quel type de suivi ou d'orientation mettre en oeuvre.
J'ajoute qu'ils sont également fatigués par des obligations et injonctions de soins qui se sont systématisées et qui s'apparentent davantage à des pseudo-mesures de sécurisation sociale qu'à de véritables dispositifs d'incitation à la rencontre et au soin psychique.
L'engorgement est aussi dû à une quasi-absence de sélection et à la faiblesse de l'évaluation mise en oeuvre pour choisir une prise en charge appropriée des différents profils. De nombreuses décisions de justice se basent désormais sur une obligation ou sur une injonction de soins, avec des durées parfois incroyables : je suis ainsi une partie de mes patients depuis cinq ou six ans dans la phase pré-sentencielle, ce qui contribue à congestionner le dispositif.
Par ailleurs, nous manquons d'outils et de consensus d'experts qui nous permettraient de dire que telle problématique relève d'une injonction de soins, et procédons en quelque sorte au doigt mouillé. L'injonction de soins sera ainsi parfois préconisée au motif que la personne présente une pathologie mentale, et dans d'autres cas seulement parce que la personne est dangereuse.
Le manque d'outils se manifeste également en matière d'évaluation du risque de récidive, les mesures les plus draconiennes étant parfois dégainées de manière inadaptée. Cette pratique permet sans doute de satisfaire certains soignants qui se prévaudront de leurs résultats, mais on pourrait leur objecter que des personnes ne disposant pas d'un suivi n'auraient peut-être pas non plus récidivé. Je rappelle d'ailleurs que les auteurs d'infractions à caractère sexuel ne présentent pas les taux de récidive les plus élevés - même si la récidive est synonyme d'énormes dégâts quand elle survient.
Certes, des commissions d'évaluation et des commissions pluridisciplinaires des mesures de sûreté ont été instituées ces dernières années, mais elles restent insuffisamment outillées et procèdent à une évaluation sans échelle valable. Nous utilisons parfois des échelles d'évaluation du risque de récidive bâties dans d'autres pays, car ce travail n'a pas été accompli en France, ce qui est regrettable. L'utilisation d'échelles « actuarielles » permettrait pourtant, par la validation du réel, de déterminer les populations sur lesquelles il conviendrait de concentrer nos efforts.
Certains de mes collègues du champ sanitaire ne comprennent guère mes missions, car ils considèrent qu'ils s'occupent uniquement de patients schizophrènes ou atteints de troubles bipolaires et peinent à investir les espaces dédiés aux auteurs d'infractions sexuelles. L'« affichage » même de ces derniers - et encore plus des soins pénalement ordonnés - représente parfois un frein à l'accès aux soins, les psychiatres n'étant par exemple pas particulièrement intéressés par la prise en charge d'une catégorie de personnes qui souffre d'une très mauvaise réputation. Ils oublient ainsi que les troubles de la sexualité sont des problématiques psychiatriques qui doivent être prises en charge.
Il faut également noter la paupérisation accrue de la population suivie. Des obligations ou des injonctions de soins décidées pour des personnes qui dorment dans la rue n'ont guère de sens, et j'estime qu'il faut arrêter de prendre ce type de décisions. Étant moi-même médecin coordonnateur, j'estime qu'environ 15 % des personnes que je suis ne viennent pas me voir car elles ne disposent ni de téléphone ni d'adresse fixe. S'y ajoute la multiplication des obligations de quitter le territoire français (OQTF), qui ne facilitent pas le travail de réinsertion.
Il me semble que nous avons véritablement besoin de faire un tri dans les mesures et dispositifs que nous mettons en place, et que nous devons construire des outils d'évaluation, ne serait-ce que pour identifier les personnes qui récidivent, ainsi que le cadre dans lequel ces faits se produisent, afin de concentrer nos efforts.
De manière plus générale, nous pourrions nous interroger sur l'importance acquise par le soin. Sur le terrain, les CPIP accomplissent un travail extraordinaire, mais sont confrontés au sous-effectif : tant que chaque conseiller aura 90 dossiers, voire 100 ou 115 dossiers, il sera difficile de rêver à une prise en charge plus solide. Je pense qu'il est temps de construire une filière spécifique « psycho-criminologique » ou « psycho-éducative », dans la mesure où la filière de la santé mentale continuera à se concentrer sur les patients atteints de troubles psychiatriques. De surcroît, la société développe un discours assez particulier en disant que les violences sexuelles sont systémiques et en renvoyant en même temps aux psychiatres la prise en charge individuelle de personnes qui présenteraient des fonctionnements psychiques bizarres.
Menons une réflexion sur les aspects éducatifs et clarifions tout cela, car travailler sur le systémique, c'est travailler sur la prévention et sur les modalités relationnelles dans la société, les programmes de prévention primaire ayant toute leur utilité. La majorité des mineurs auteurs de violences sexuelles que nous rencontrons ne sont pas des grands malades, mais ont pu être poussés par la pornographie, ainsi que par des enjeux interpersonnels qui les dépassent, à faire n'importe quoi. C'est d'ailleurs aussi le cas de certains adultes, le travail éducatif pouvant très bien être effectué au-delà de l'âge de 18 ans, même si cet aspect n'est guère intégré en France.
En conclusion, il faut noter que la loi de 1998 a été construite alors que les CPIP n'existaient pas ; il y avait des éducateurs dans les centres de détention et des assistantes sociales dans les maisons d'arrêt mais c'est seulement par la suite que les CPIP se sont structurés. Parallèlement, c'est sur les psychiatres que reposait la question du soin : il faudrait réinterroger ces aspects alors que la psychiatrie ne dispose plus des mêmes moyens qu'hier. C'est sans doute une erreur de penser que les psychiatres régleront l'ensemble des difficultés. Ils vont régler des choses car quand un patient est malade il a un rapport altéré à l'altérité et au consentement, et cela peut se soigner. Mais pour de nombreuses personnes, la réponse est sans doute davantage à rechercher du côté de l'éducatif, y compris pour les adultes.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Il existe actuellement un débat autour de l'éducation à la vie affective et sexuelle. Nous sommes allés visiter le centre de détention de Joux-la-Ville, dont les responsables nous ont expliqué qu'ils démarraient parfois les travaux avec les prisonniers par Le guide du zizi sexuel de la série de bandes dessinées Titeuf, afin de s'assurer que chacun connaisse son corps, ce qui est parfois bien loin d'être le cas.
Une première question : pourriez-vous nous expliquer la différence entre obligation, incitation et injonction de soins, trois termes que vous avez employés dans vos interventions liminaires ?
Mme Catherine Di Folco, rapporteur. - Je souhaitais également vous poser cette question qui me paraît fondamentale. Il me semble comprendre que l'incitation aux soins intervient pendant l'incarcération, l'injonction de soins après l'incarcération...
Mme Anne-Hélène Moncany. - C'est bien cela.
Mme Catherine Di Folco, rapporteur. - L'obligation de soins me laisse en revanche perplexe.
Mme Annick Billon, rapporteure. - Il a été question des 187 établissements pénitentiaires et des 22 établissements pénitentiaires spécialisés dans l'accueil d'auteurs de violences sexuelles qui existent dans notre pays - Dominique Vérien, Marie Mercier, Laurence Rossignol et moi-même avons visité l'un de ces établissements spécialisés, situé dans l'Yonne. Identifiez-vous à l'heure actuelle une volonté accrue de spécialiser les lieux de détention dans les cas de violences sexuelles ? Par ailleurs, quels résultats les établissements spécialisés obtiennent-ils ? Ces résultats justifient-ils les investissements engagés ?
Je m'interroge également sur la différence qui prévaut entre obligation et injonction de soins. S'agit-il de dire que la première concerne les soins, quand la seconde combine soins et justice ? En outre, l'orientation vers l'une ou l'autre de ces mesures est-elle toujours identique quel que soit l'endroit où l'on se trouve en France, ou varie-t-elle, au contraire, en fonction de certains facteurs, tels que la formation ou la prédilection des professionnels ?
Il ressort de vos propos que la récidive en matière de violences sexuelles et sexistes est un sujet complexe en ce qu'il ressort concomitamment aux deux domaines du soin et de la justice, voire à d'autres domaines. Lors du Grenelle des violences conjugales, nous avions vu que ces différents professionnels n'étaient pas habitués à travailler ensemble et qu'ils utilisaient des méthodes de mesure distinctes. Comment contribuez-vous à les rapprocher dans votre propre travail ?
Vous nous indiquez manquer de données chiffrées. Quelles sont celles dont vous auriez besoin pour que nous progressions sur le sujet de la récidive ?
Vous nous dites que l'inscription au Fijais est possible dès l'engagement de la procédure pénale. Compte tenu de notre attachement en France à la présomption d'innocence, correspond-elle à une réalité ou à une simple possibilité, peu utilisée en fait ? La fréquence du recours à cette mesure est-elle par ailleurs à géométrie variable en fonction des intervenants judiciaires ?
Pensez-vous que la formation des acteurs engagés dans la prévention de la récidive, tant dans le domaine de la justice que dans celui de la santé, soit aujourd'hui suffisante ?
Vous évoquez un déficit de moyens des Criavs en ce qui concerne le personnel de santé ; d'autres moyens, humains ou financiers, vous font-ils défaut ?
Enfin, pourquoi le fonctionnement de vos structures n'atteint-il pas le même niveau de résultat d'un territoire à l'autre ?
Mme Evelyne Corbière Naminzo, rapporteure. - Monsieur Albardier, vous pointez la paupérisation des personnes suivies en raison de violences à caractère sexuel. S'y associe-t-il un risque de rupture de traitement, notamment du traitement injectable, et, dans l'affirmative, quelles mesures spécifiques prenez-vous ? Vous relevez par ailleurs les lacunes de la politique éducative à l'égard de ces publics et évoquez la création d'une filière psycho-éducative qui réponde mieux à leurs besoins. Disposez-vous déjà d'une ébauche de ce qu'elle pourrait être ?
Par rapport à la clarification que nous sollicitons sur la distinction entre obligation, incitation et injonction de soins, pourriez-vous préciser quels outils, au-delà du seul champ de la loi, vous permettraient d'orienter au mieux votre choix dans la réponse aux besoins de ceux que nous appelons les auteurs, mais qui sont plutôt pour vous, professionnels de santé, des patients ?
Vous soulignez le fait que faire reposer la prévention de la récidive des violences sexuelles sur les seuls professionnels de santé ou les CPIP ne suffit sans doute pas. Quels corps professionnels devraient selon vous rejoindre vos équipes, afin que vous soyez en mesure de proposer un suivi plus adapté ?
Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - Merci, docteur Albardier, d'avoir clarifié la contradiction entre la dimension systémique des violences sexuelles et la psychiatrisation de leurs auteurs, ainsi que d'avoir distingué entre les auteurs atteints de paraphilie et le « tout-venant » du violeur, qui présente d'abord un problème de respect de l'altérité et de limites morales. Si je vous entends bien, ces derniers ne requièrent pas automatiquement votre intervention de psychiatre. Or la loi de 1998, si elle offre un socle intéressant, souffre néanmoins, outre d'un manque d'effectifs, d'une pratique judiciaire qui tend à multiplier les injonctions de soins. On retrouve une attitude analogue dans d'autres domaines avec le recours aux expertises, en particulier en droit civil dans la pratique des juges aux affaires familiales (JAF) qui, en présence d'un conflit parental, n'hésitent pas à faire appel à un expert.
Aucune culture de l'évaluation n'existe à la Chancellerie, et je doute qu'un état des lieux de la loi de 1998 ait été entrepris. Or les pistes d'amélioration ne reposent peut-être pas sur des solutions législatives. C'est ce qu'il nous faut déterminer.
Différentes difficultés que vous soulevez, telles que l'absence de pluridisciplinarité ou une forme de laisser-aller entre les décisions des juges et leur mise en oeuvre effective, se retrouvent également dans d'autres secteurs du travail socio-judiciaire, par exemple dans celui de la protection de l'enfance.
Je vous soumets deux questions.
D'une part, quand on parle de récidive, s'agit-il de récidive d'infraction criminelle ou intègre-t-on dans cette notion les infractions délictuelles ? Considérera-t-on ainsi comme récidiviste une personne condamnée une première fois pour délit sexuel, qui commettrait par la suite un crime sexuel ?
D'autre part, l'émergence du mouvement #MeToo et l'essor du débat public sur les violences sexuelles ont-ils eu des conséquences sur votre activité ? Êtes-vous davantage ou différemment sollicités et, dans l'affirmative, vos moyens ont-ils suivi cette évolution ?
Mme Dominique Vérien, présidente. - Vous parlez de conduire une étude en vue de mieux identifier ceux qui relèvent véritablement de vos services. Qui réaliserait ce travail ? Ne reviendrait-il justement pas aux Criavs de s'en occuper ?
Ces centres ont une compétence régionale. Ne sont-ils cependant pas déjà trop éloignés des praticiens qui interviennent auprès des auteurs de violences sexuelles, en particulier dans les établissements pénitentiaires ? Je pense notamment à la localisation du Criavs à Dijon alors que l'établissement fléché AICS de la région se situe à Joux-la-Ville, dans l'Yonne.
M. Walter Albardier. - Il y a plus d'auteurs de violences sexuelles en dehors de ces établissements que dedans...
Mme Dominique Vérien, présidente. - Mais on ne les laisse pas toujours à la rue, comme vous le dites, on les reloge parfois autour de la prison.
M. Walter Albardier. - En effet. Cependant, davantage de personnes qui se sont rendues coupables de violences sexuelles se trouvent à l'extérieur plutôt qu'à l'intérieur des lieux de privation de liberté, et ce, un peu partout en France. Certes, nous observons des endroits de plus fortes concentrations, parfois autour des structures spécialisées.
Ces dernières sont apparues il y a plus de dix ans. Elles n'ont pas tout à fait permis d'atteindre les taux de non-récidive que l'on visait. Leur implantation ne correspond pas non plus toujours aux régions où l'on constate le plus d'agressions sexuelles et il importe qu'elle soit reconsidérée.
La loi de 1998 n'a jamais fait l'objet d'une véritable évaluation. Une tentative de recherche quantitative, qualifiée d'état des lieux d'un dispositif de soins pénalement ordonnés, avait impliqué les Criavs. Le travail, réalisé à partir de 2 000 dossiers d'injonction de soins, s'était cependant avéré éminemment complexe, en dépit de la contribution de l'administration pénitentiaire, et n'avait pas réellement abouti.
À ce jour, nous sommes incapables en France de savoir immédiatement combien d'injonctions de soins sont en cours d'exécution. L'absence de données nous met en difficulté et une étude ne suffirait pas ; il faudrait, à l'instar de ce qui existe à l'étranger, accumuler et conserver les informations, pendant dix ou quinze ans, pour disposer ensuite d'éléments concrets d'appréciation sur les profils des récidivistes et leurs divers déterminants socio-économiques, psychologiques, etc. Les Criavs n'ont pas accès aux ressources de données nécessaires à la réalisation d'un tel travail. Celui-ci ne pourrait s'élaborer qu'à partir des données pénitentiaires et judiciaires.
Les seuls chiffres de la récidive nous font déjà défaut, par manque de clarté dans notre approche de la notion. Entre récidive légale pour des faits similaires de violences sexuelles sur une période donnée, et récidive générale - où par exemple un auteur de violences sexuelles se retrouve poursuivi pour un délit routier -, on ne parle jamais de la même chose.
Mme Anne-Hélène Moncany. - Trois modalités de soins pénalement ordonnés par la justice coexistent en France. Elles s'appliquent aux personnes reconnues responsables de leurs actes et s'ajoutent à la sanction pénale qui, par ailleurs, est prononcée à leur endroit.
La plus ancienne, l'obligation de soins, date de 1954 et concernait à l'origine les alcooliques dangereux. Elle a ensuite été très largement étendue, les magistrats la préconisant désormais dans la grande majorité des cas de violences en estimant qu'elle ne saurait nuire. C'est, d'une part, discutable du point de vue individuel ; c'est, d'autre part, assurément préjudiciable sous l'angle systémique puisque cela sature nos dispositifs de soins de situations qui ne devraient pas en relever. Les magistrats partent du présupposé que les psychiatres leur signaleront, le cas échéant, l'inutilité de la mesure prescrite ; or ces derniers considèrent qu'ils ne peuvent la remettre en question puisqu'elle a été prononcée par un juge. L'articulation santé-justice pâtit de son absence de structuration.
Introduite en 1970, l'injonction thérapeutique concerne les personnes avec des problèmes d'addiction.
L'injonction de soins remonte à la loi de 1998 et s'intègre dans le suivi socio-judiciaire des auteurs d'infractions à caractère sexuel. Deux grandes avancées devaient l'accompagner : d'une part, l'expertise psychiatrique, afin de déterminer qui a besoin de soins et qui n'en a pas besoin, mais celle-ci fonctionne assez mal, faute de consensus en France sur les critères à retenir - les associations d'experts commencent à y réfléchir - ; d'autre part, le médecin coordonnateur, qui occupe une place intermédiaire entre santé et justice.
L'incitation aux soins est rattachée à l'injonction de soins et au suivi socio-judiciaire.
Mme Caroline Kazanchi. - L'incitation aux soins correspond à des méthodes utilisées en milieu carcéral à l'usage des personnes pour lesquelles un suivi socio-judiciaire a été prononcé ou qui encouraient une décision en ce sens. De fait, leur parcours en détention est marqué par l'incitation aux soins : dès leur entrée en détention, le JAP les incite à recourir à des soins par divers moyens plus ou moins coercitifs, le plus souvent fondés sur la promesse d'une contrepartie, telle que l'obtention d'une libération conditionnelle ou d'un crédit normal de réduction de peine.
L'incitation aux soins est ainsi non pas une mesure supplémentaire, mais une méthode prévue par le code de procédure pénale, qui supplée à l'absence d'obligation judiciaire d'entamer des soins en détention.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Cette incitation ne tient-elle pas au fait qu'un certain nombre de psychiatres refusent de rencontrer une personne qui ne serait pas volontaire ?
Mme Anne-Hélène Moncany. - Actuellement, notre système pénal n'impose en principe aucun soin pendant la période de détention. Par exception, les seules personnes à qui des soins peuvent être prodigués sans leur consentement, y compris en détention, sont celles qui présentent un trouble psychiatrique grave ou un trouble délirant, à la condition toutefois qu'elles fassent l'objet d'une hospitalisation.
Les soins pénalement ordonnés reposent sur le principe du consentement de la personne, même si ce consentement peut être « orienté », par exemple par la menace d'une remise en détention quand la personne est en milieu ouvert ou par celle du refus d'une remise de peine. On considère que ces personnes, parce qu'elles sont responsables de leurs actes, le sont aussi de ce qu'elles mettront en oeuvre en vue d'éviter la récidive.
En pratique, l'incitation aux soins est efficace : les moyens employés sont suffisamment incitatifs pour que la grande majorité des personnes en détention acceptent de se soigner.
Mme Caroline Kazanchi. - La juridiction pénale qui condamne le mis en cause à un suivi socio-judiciaire avec injonction de soins doit aussitôt l'avertir qu'aucun soin ne saurait être engagé sans son consentement, mais que, en cas de refus de sa part, une peine d'emprisonnement spécifique lui sera appliquée.
M. Walter Albardier. - La problématique à l'origine des différences que l'on constate entre les régions tient à ce que, dans certaines d'entre elles, les personnes incitées à suivre des soins ne peuvent guère obtenir autre chose, y compris auprès d'établissements fléchés ou de structures extérieures spécialisées comme les CMP, que la preuve qu'ils sont inscrits sur une liste d'attente. Les pratiques varient selon les régions en fonction des contraintes qui y prévalent. Par endroits, des injonctions de soins interviennent sans médecin coordonnateur faute d'un tel spécialiste. Ailleurs, les Spip et les JAP doivent se satisfaire d'un document qui atteste d'une démarche pour obtenir des soins auprès d'un psychologue ou d'un psychiatre, à défaut de disponibilité de ces professionnels.
Mme Anne-Hélène Moncany. - Une précision : les soins ne figurent pas directement dans les missions des Criavs, même si certains d'entre eux se sont adossés à des dispositifs de soins spécifiques. Ils y consacrent cependant des moyens distincts, ce qui est indispensable, en considération des sollicitations dont ils peuvent alors être l'objet.
À cet égard, le mouvement #MeToo a été très intéressant dans le revirement des mentalités qu'il a opéré. En 1998, nous assistions à une forme de dépolitisation de la problématique des violences sexuelles, laissant la place à leur pathologisation ; celle-ci explique que le soin ait pris tant d'importance. Mais nous avons vu les écueils d'une telle approche et #MeToo a mis en exergue le fait que le violeur n'est pas uniquement un malade mental ou un monstre. De notre côté, nous le soulignions depuis longtemps, car les chiffres des violences sexuelles - nous en avons malgré tout quelques-uns - nous apprennent que ces violences sont bien souvent le fait de personnes de l'entourage de la victime qui ne souffrent pas de troubles mentaux.
Nous soutenons qu'il faut accompagner ce revirement des mentalités en reconnaissant que le soin n'est pas l'alpha et l'oméga de la prévention des violences sexuelles. Il faut d'abord, en matière sociétale, rééduquer les esprits et circonscrire les systèmes de domination - de l'adulte sur l'enfant, de l'homme sur la femme, du supérieur hiérarchique sur son subordonné -, ce qui ne relève nullement du soin. Le soin ne revêt un intérêt qu'après, et seulement dans certains cas. Paradoxalement, nous en avons à ce point élargi l'acception des soins que nous ne parvenons plus à soigner ceux qui en ont réellement besoin.
Quant à la disponibilité des psychiatres, reconnaissons qu'elle est pour tout un chacun en bien des endroits des plus limitée, voire inexistante, y compris pour la prise en charge d'une dépression. C'est, bien plus que la réticence de certains professionnels - travailler avec des personnes qui ne sont pas forcément volontaires pour se soigner est notre quotidien en psychiatrie -, cette réalité qui explique que les personnes sortant de prison avec une injonction de soins à la suite d'une condamnation pour viol éprouvent autant de mal à obtenir l'aide d'un professionnel. Nous ne progresserons pas sans soutenir et étoffer notre système de soins psychiatriques.
M. Walter Albardier. - Le mouvement #MeToo a également conduit à une modification des profils auxquels nous sommes confrontés. Avec la loi de 1998, les soins étaient conçus à partir de la représentation d'un auteur de violences sexuelles qui était celle du violeur en série. Désormais, dans notre activité médicale, nous rencontrons parfois des gens qui ont reçu une injonction de soins pour avoir regardé des images pédopornographiques, alors que ces dernières viennent « contenir » leur sexualité pédophile...
Mme Dominique Vérien, présidente. - Ou la développer.
M. Walter Albardier. - Peut-être, bien qu'il n'y ait encore aucun consensus sur la question au sein même de l'Académie nationale de médecine. Je ne cherche pas à excuser certains comportements. Je souligne le fait que nous rencontrons maintenant des personnes aux profils très variés, certaines nous étant adressées pour des violences non plus sexuelles, mais sexistes.
Par ailleurs, l'échelle n'est pas du tout la même entre l'injonction de soins et l'obligation de soins. La seconde est bien plus habituelle que la première. Pour Paris, j'évoquerai une proportion approximative de 200 contre 6 000. Les obligations de soins se rapportent à tout type de délinquance et à tout stade de la procédure pénale, en dehors de l'incarcération. Elles engorgent les structures de soins, dont elles mobilisent les professionnels de la psychiatrie qui les distinguent mal des injonctions de soins.
Mme Dominique Vérien, présidente. - À défaut de psychiatre disponible, le traitement par injection peut-il être délivré par un médecin généraliste ?
Mme Hélène Denizot-Bourdel. - Oui, il est possible de consulter un généraliste afin de recevoir le traitement injectable, pour un renouvellement d'ordonnance. Cependant, l'initiative du traitement revient normalement à un psychiatre. En pratique, ce type de traitement concerne un nombre très restreint d'auteurs d'infractions sexuelles. Lorsqu'il est mis en place en cours de détention, un lien est nécessairement établi avec un prescripteur extérieur, afin que les soins puissent se prolonger au terme de la détention. Dans des situations problématiques, il peut être associé à un système de soins sous contrainte, c'est-à-dire sans le consentement de l'intéressé, avec un contrôle renforcé de la mesure.
M. Walter Albardier. - De quoi parlons-nous ? Il y a deux types d'injection. Vous vous référez sans doute au traitement inhibiteur de la libido, ou castration chimique, qui existe également sous forme de comprimés. Ce traitement, bien distinct des traitements classiques de la psychiatrie fondés notamment sur les neuroleptiques, ne peut être administré qu'avec l'adhésion de la personne.
Outre qu'il n'est pertinent que dans un nombre très limité de cas, avec une indication extrêmement complexe, il ne peut être prescrit qu'associé à une psychothérapie, à l'instar du traitement de substitution des opiacés (TSO) - une autre classe de traitement. Il faut de plus l'administrer avec mesure et savoir y mettre un terme tant ses effets secondaires sont importants, en particulier sur l'ossature.
J'y recours uniquement dans des situations où le contrôle de soi pose chez la personne de grandes difficultés et à la condition de l'assortir de toute une série de mesures d'accompagnement. À son sujet, la solution de s'adresser aux médecins généralistes me paraît marginale ; ils ne sont en effet, pour la plupart d'entre eux, que peu formés à la prise en charge de psychothérapies de la nature de celle que j'évoque.
Mme Anne-Hélène Moncany. - Du reste, les personnes qui sortent de prison peinent aussi à obtenir des rendez-vous auprès des médecins généralistes.
Quant à l'évaluation des outils de prévention de la récidive, des études existent, y compris en France. La vice-présidente de notre fédération, Ingrid Bertsch, a ainsi consacré sa thèse de doctorat à l'évaluation standardisée du risque de récidive des auteurs d'infractions à caractère sexuel. Aucun outil n'offre évidemment de solution miraculeuse, mais certains outils semi-structurés s'avèrent particulièrement intéressants. À l'étranger, les soignants ne sont pas les seuls à les utiliser et les travailleurs sociaux y recourent également. La difficulté, aujourd'hui, consiste à les implanter dans la pratique française. Le Centre national d'évaluation (CNE) pourrait par exemple en faire usage. Nous y travaillons.
J'insisterai sur la désistance, autrement dit sur le processus de sortie des parcours de délinquance - en l'occurrence d'agressions sexuelles - qui permet d'éviter la récidive, ce qui conduit à mettre en évidence les facteurs protecteurs davantage que les facteurs de risque. Les études internationales sont claires : le soin y contribue dans une certaine mesure, mais l'hébergement, le travail ou le réseau social jouent également. Des outils ont été mis en place, par exemple les cercles de réseau et de soutien. Outils de justice restaurative, ils consistent à instaurer, avec l'aide de bénévoles formés, un réseau social pour ceux qui n'en ont pas - un film récent en donne une illustration : Je verrai toujours vos visages. La loi de 2014 les préconise et nous savons qu'ils donnent des résultats probants. Ils demeurent cependant marginaux en pratique et il conviendrait de les soutenir.
Mme Catherine Di Folco, rapporteur. - Lorsqu'un auteur d'infraction sexuelle pénalement condamné, suivi pendant sa détention et recevant une injonction de soins à son terme, récidive par un acte criminel, la situation donne-t-elle lieu à une analyse circonstanciée de ce qui n'a pas fonctionné, à une forme de retour d'expérience, afin de prévenir tout nouvel échec ?
M. Walter Albardier. - Rien de systématique n'est mis en place. Pour autant - et j'ai personnellement déjà suivi des récidivistes -, les structures les plus spécialisées ne restent pas indifférentes et analysent ce type de situations, au moins sous l'angle sanitaire. Cependant, nous voyons parfois arriver les choses sans pouvoir les empêcher, particulièrement en présence de personnes en situation de grande précarité, quand les différents acteurs des sphères sanitaire, judiciaire et sociale ne parviennent pas à créer autour d'elles un cadre plus favorable. Les analyses existantes de ces situations ne sont à ce jour pas répertoriées. Peut-être faudrait-il s'en occuper, sous réserve du respect du secret professionnel.
Mme Catherine Di Folco, rapporteur. - Quand une analyse des causes de la récidive est conduite, il faudrait pouvoir en profiter. Ces analyses ne sont-elles donc pas transmises par les structures qui en sont les auteurs ?
Mme Caroline Kazanchi. - Nous partons ici du postulat que l'analyse des causes de la récidive reposerait sur un retour d'expérience du milieu soignant. Or la récidive représente un échec global et la réflexion à son sujet ne saurait être elle-même que globale. La réflexion qui amène un tribunal de l'application des peines à se prononcer sur une libération conditionnelle s'appuie sur l'interdisciplinarité, avec la saisine du CNE, plusieurs expertises psychiatriques, voire des expertises psychologiques, et le recueil de l'avis des Spip.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Dans l'hypothèse que nous évoquons, le soin psychiatrique n'est pas nécessairement en cause.
Mme Anne-Hélène Moncany. - La question s'avère extrêmement importante. Dans des affaires dramatiques, des professionnels de santé se sont en effet sentis désavoués, ce qui a eu des répercussions majeures sur le terrain, certains préférant renoncer à la prise en charge de ces personnes. Le poids de leur responsabilité peut aussi les conduire à s'en remettre à la solution de l'enfermement et à des mesures strictement sécuritaires, dont nous savons qu'elles sont contre-productives. Les retours d'expérience sont précieux dès lors que nous les concevons comme un outil d'amélioration à l'usage de tous, mais n'omettons pas de soutenir les praticiens concernés.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Il ne s'agit pas de lier ces outils à une obligation de résultat, laquelle n'existe pas en matière médicale. Les retours d'expérience dont j'ai pu prendre connaissance sur des cas de féminicides interrogeaient toute la chaîne des intervenants, afin de pointer l'écueil. Leurs résultats se révèlent utiles. À la suite de l'affaire de Bordeaux, le travail a conduit à ce que l'on prévienne dorénavant les victimes de violences sexuelles de la sortie de prison de leur agresseur.
Mme Anne-Hélène Moncany. - Remarquons que, dans le domaine de la récidive, on identifie plus aisément les dysfonctionnements que les succès, alors que ces derniers représentent la majorité des cas de figure ; et jamais un soignant ou un Spip ne s'attribue le mérite du succès de la prise en charge d'un délinquant sexuel. Dans les retours d'expérience, analysons aussi ce qui marche.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Je vous remercie pour vos explications.
Je note que votre première préconisation consiste à mieux identifier qui doit ou qui ne doit pas être dirigé vers le soin, afin d'éviter l'engorgement du système de prise en charge sanitaire.
Cette table ronde a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 10 h 40.