Mercredi 27 novembre 2024

- Présidence de Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente -

La réunion est ouverte à 9 heures.

Audition de M. Bernard Charlès, président du conseil d'administration de Dassault Systèmes

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Je suis ravie d'accueillir M. Bernard Charlès, président du conseil d'administration de Dassault Systèmes.

Monsieur Charlès, vous être entré chez Dassault Systèmes en 1983, quelques années après sa création. Vous y avez effectué toute votre carrière, jusqu'à occuper le poste de directeur général, pendant près de vingt ans, puis de président-directeur général, poste que vous avez quitté au début de cette année. Vous avez donc suivi, accompagné et souvent impulsé le développement de l'entreprise, aujourd'hui premier éditeur français de logiciels et géant du secteur. Depuis les balbutiements de CATIA, le logiciel-phare de conception assistée par ordinateur de Dassault Systèmes, vous avez été aux premières loges de la révolution numérique dans l'industrie, et vous en avez très tôt perçu l'importance. Vous aviez d'ailleurs été l'un des premiers à alerter sur la nécessité de développer des solutions de cloud souverain, pour préserver la confidentialité des données d'entreprise, face à nos concurrents extra européens.

Vous êtes depuis longtemps engagé dans la promotion et le développement de l'« industrie du futur » issue de la révolution numérique ; vous avez piloté dès 2013 le plan national « Usine du futur », puis le projet « Industrie du futur », réflexions sur l'avenir et la modernisation de l'industrie française. Dans votre récent ouvrage La Renaissance de l'industrie, écrit avec le philosophe Pierre Musso, vous défendez, avec un optimisme réjouissant, une vision « holistique » de l'industrie, aux pouvoirs décuplés par les nouvelles technologies numériques.

De fait, l'utilisation des données, la connectivité, l'utilisation de « jumeaux virtuels », permettent, dans l'industrie comme ailleurs, des gains de productivité et donc de compétitivité. Si ces outils sont déjà très utilisés par l'aéronautique ou l'automobile, il reste des pans entiers de secteurs à « conquérir » : c'est le cas de l'urbanisme et de la construction, et je sais que c'est un des chantiers de Dassault Systèmes.

Comment mieux accompagner nos entreprises, en particulier nos TPE (très petites entreprises) et nos PME (petites et moyennes entreprises), pour qu'elles s'emparent pleinement de ces nouveaux outils ? Le dernier indice européen de numérisation de l'économie et de la société (le DESI) montre que les entreprises françaises sont encore « à la traîne », par rapport à leurs voisins, pour l'utilisation du cloud, ou de l'intelligence artificielle.

La numérisation modifie profondément l'organisation du travail et de la production industrielle, mais aussi les conditions de travail. J'aimerais que vous nous dressiez un rapide inventaire de ces mutations et que vous nous décriviez à la fois les impacts sur l'emploi - moins en termes comptables de création ou destruction de postes, qu'en termes de besoins de compétences - et les gains de croissance que l'on peut en attendre.

M. Bernard Charlès, président du conseil d'administration de Dassault Systèmes. - Merci pour votre accueil. Je suis ravi que mon livre ait attiré votre attention, son sujet n'est effectivement pas l'histoire de Dassault Systèmes, mais une réflexion sur l'industrie du XXIe siècle.

Dans notre temps compliqué pour l'industrie, je commencerai par un récit qui, je l'espère, représentera pour vous avec une note d'espoir : le récit de Dassault Systèmes, qui malgré son nom, est une vraie startup, constitué à l'origine par une équipe d'une dizaine d'ingénieurs, autour un prototype comme il y en a eu bien d'autres actuellement (en l'occurrence le logiciel CATIA) et d'une ambition forte - et qui désormais incarne le nom de Dassault dans le monde entier. Car, à l'étranger, le nom de Dassault n'est pas connu pour l'aviation, mais pour les logiciels et l'industrie.

C'est par accident que je suis entré à Dassault Systèmes, et j'y ai bénéficié d'un formidable ascenseur d'apprentissage. Je viens d'un milieu paysan breton, je suis né à la ferme, j'ai fait des études d'ingénieur et j'ai commencé une thèse sur la représentation informatique du monde ; on devait alors, et c'était une bonne chose, accomplir son devoir citoyen du service militaire, et j'ai eu la chance d'avoir à le faire chez Dassault Systèmes. J'avais dit à son fondateur que je ne resterai pas mais que je créerai ma propre société, il a su me convaincre de rester et j'y suis resté... plus de quarante ans. J'ai veillé à mon tour à préparer ma succession, en fait j'ai préparé mon successeur - Pascal Dalloz - pendant une vingtaine d'années, je crois que c'est une précaution indispensable pour passer la main sur une entreprise d'une telle importance et qui a cette trajectoire de startup.

Autre point de notre histoire qui peut être utile pour comprendre les enjeux de l'industrie du XXIe siècle : j'ai pris le parti de gagner à l'international avant de développer notre entreprise sur le marché national, nous avons commencé la conquête des meilleurs industriels du monde sur les secteurs où nous pensions apporter quelque chose. Il y a beaucoup d'exemples, j'en prendrai quelques-uns pour l'illustrer.

En 1986, je parviens à convaincre Alan Mulally, qui lance alors le programme du Boeing 777, de s'intéresser à mon projet de faire une maquette numérique de son avion, pour se passer complètement de plans. Pourquoi ? Mais parce qu'un plan est toujours interprété, alors qu'avec une maquette numérique, il n'y aurait plus d'erreur possible dans l'assemblage des quelque 3 millions de pièces nécessaires à cet avion. Alan Mulally a été le seul dirigeant à accepter une telle aventure, nous l'avons commencée pour une modification du Boeing 747, le 747-400, alors préparé pour British Airways. L'objectif est alors que le passage par la modélisation numérique, c'est-à-dire la représentation des objets sur l'écran plutôt que sur plan, réduise les erreurs et qu'on puisse faire bien dès le premier coup - je simplifie, mais c'est l'idée. On fait l'exercice, puis Alan Mulally m'appelle pour me dire que c'est un échec, qu'il y a des erreurs ; je vais aussitôt le voir à Seattle, et pendant le trajet je comprends la source d'erreur : non pas le fait que la représentation soit fausse, mais parce que les mesures effectives de l'avion ne correspondent pas à celles du plan - en d'autres termes, que le plan est faux parce que ses références ne coïncident pas avec celles de l'objet ! Je demande donc une vérification des pièces au laser, nous contrôlons l'avion qui est fabriqué depuis des années et l'on constate que... tous les plans étaient faux, en ce qu'ils ne représentaient pas l'objet final livré. Pourquoi ? Mais parce que les compagnons avaient ajusté leurs pièces à mesure du temps, à partir de la lecture des plans, et que la somme des ajustements occasionnait les décalages. Cela a été un véritable choc. Alan Mulally a aussitôt signé une lettre manuscrite d'une dizaine de lignes - elle se trouve au musée Boeing, à Seattle - pour que nous l'accompagnions dans la production d'un nouvel avion, représentant 13 milliards de dollars d'investissement sur six ans, impliquant 8 000 ingénieurs et 60 pays, avec notre programme ; puis Alan Mulally a fait acter par son conseil d'administration que, désormais, Boeing construirait ses avions à partir de maquettes numériques, parce que le futur, c'était de faire une maquette numérique avant de fabriquer les pièces. L'industrie mondiale en a été changée, les industriels ont réalisé l'avantage de la modélisation 3D sur les plans et les grands groupes ont adopté cet outil qui, en réalité, était une révolution. Nous l'avions démontré pour un avion de 3 millions de pièces, un objet de 60 mètres de long et de 57 mètres d'envergure - le premier exemplaire de l'avion avait bien réussi à décoller... -, il était possible de le faire pour bien d'autres objets.

Pour répondre à votre question sur les coûts de transition : nous avions amélioré les performances du processus industriel, mais nous n'avions pas gagné de temps ni économisé d'argent au total, parce qu'il avait fallu former les opérateurs et changer l'organisation. Cela avait pris du temps et coûté de l'argent ; nous n'avions rien gagné sur ce programme, mais beaucoup sur les suivants...

En réalité, nous n'avions pas seulement amélioré la performance, la bascule tient à ce que, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, nous avions démontré que la représentation numérique d'un objet dépassait ce que le meilleur expert humain pouvait observer et reproduire. Même en démontant un avion, en observant ses pièces puis en le remontant, un concurrent ne pourrait pas à coup sûr être en capacité de le copier ; en revanche, il pourrait le faire facilement avec sa modélisation 3D. Cette bascule est le fondement de l'industrie du XXIe siècle : la représentation virtuelle du monde, que ce soit des objets complexes ou des phénomènes scientifiques et techniques, la représentation par les mathématiques et la science produisent une propriété intellectuelle supérieure à ce que l'on peut produire par l'observation. C'est ce que les politiques n'ont pas toujours compris - je le dis sans jugement : la représentation virtuelle dépasse la capacité d'observation du meilleur expert humain.

Le deuxième grand point de bascule a concerné le processus de production lui-même. Nous sommes au début des années 2000 et je vais alors voir Toyota, qui me semblait avoir le meilleur système de production au monde - je crois que c'est encore le cas. J'ai proposé à son président, Fujio Cho, d'acheter son logiciel de production s'il s'engageait à coopérer avec nous sur leur système de production. Il a accepté, nous avons développé la « numérisation », en fait la virtualisation, pour les usines Toyota ; le programme a réussi et continue à s'améliorer, il nous a permis de créer de nouvelles marques, à commencer par Delmia, qui est un équivalent de Catia mais pour le processus de production.

En ce début des années 2000, se posait aussi la question de la gestion du cycle de vie, et j'ai alors inventé le Product Life Cycle Management (PLM), où l'objectif est d'accompagner le produit dans sa vie tout entière, y compris son vieillissement, et aujourd'hui son recyclage. Nous faisons le tour du monde avec le PLM et Dassault Systèmes devient le numéro 1 mondial pour ces logiciels, un secteur largement dominé par les Américains - nous sommes encore en tête et nos poursuivants sont loin derrière, nous sommes d'ailleurs le premier fournisseur du Pentagone. En fait, tout ce qui se déplace dans les airs, sur l'eau ou sous l'eau, passe par nos logiciels. Notre visibilité mondiale sur l'industrie est l'une des meilleures au monde, j'évalue à plusieurs milliers de milliards le nombre de programmes qui s'appuient sur nos logiciels de développement : tous les avions du monde, beaucoup de véhicules et de satellites, les téléphones, mais aussi la fabrication d'emballages en plastique, par exemple - Procter est un gros client. Nous étions donc une startup qui a convaincu à l'international avant de se développer en France, et nous avons apporté un changement radical sur la compréhension de l'organisation industrielle, au-delà de la modélisation des produits.

Vous m'avez invité pour vous parler de la renaissance de l'industrie. L'industrie ne se résume pas à l'industrie manufacturière. Elle est, bien plus largement, cette merveilleuse logique que déploie un groupe de personnes qui travaillent ensemble pour offrir des produits et services à la société, et qui n'existeraient pas sans cette organisation. C'est ce que j'ai travaillé dans mon livre avec Pierre Musso. Le concept est très large : toute organisation humaine qui s'organise pour offrir un produit ou un service - on pense à Saint-Bernard, qui organise le travail dans son monastère pour disposer de plus de temps pour prier -, doit s'assimiler à l'industrie. Mais elle ne se réduit pas à l'usine. Le système de santé, par exemple, c'est de l'industrie. C'est la main pensante et le cerveau agissant.

Quelles conséquences ? Dans notre livre, nous parlons d'une « renaissance » de l'industrie parce que - et nous suivons en cela Georges Ballandier -, il faut ouvrir les yeux : nous sommes dans un nouveau monde, fait de réel et de virtuel. Si Louis XIV ou l'un de ses contemporains étaient dans cette pièce, ils regarderaient derrière l'écran de télévision pour voir pourquoi on y voit quelque chose ; mes petits-enfants, eux, trouvent cela parfaitement normal, naturel, ils ont réifié l'écran : pour eux, c'est du réel. Je l'ai encore vu dans une journée d'ouverture de notre campus aux enfants : quand un adulte regardait l'un de nos prototypes de voiture autonome, un enfant qui travaillait sur l'écran de contrôle lui a fait cette remarque : « Pourquoi regardez-vous la voiture ? C'est sur l'écran de contrôle que ça se passe... », et il avait raison, c'est un bon résumé, et cela donne l'enjeu de la transformation. En réalité, on crée un monde nouveau fait de réalité virtuelle, dans lequel la nature même des produits et des services est transformée pour toujours.

Dès lors, la compétitivité d'une nation ne se résume pas à celle de ses produits, mais il faut compter avec l'usage des produits : nous sommes passés à ce qu'on appelle l'économie de l'usage. La valeur se déplace de l'objet vers l'usage, on en parle quand on parle du phénomène de la location des objets plutôt que de leur propriété, mais ce n'est qu'un aspect de la transformation. En réalité, dans cette hybridation du réel et du virtuel, notre capacité de formuler une projection change tout, notre capacité de faire des jumeaux, des représentations, change radicalement notre méthode de travail, et on peut envisager une nouvelle fiction, en se tournant vers l'avenir - le récit, lui, étant la mémoire des hommes. Je pense que la Silicon Valley existe parce qu'Hollywood existe, et pas l'inverse : c'est la démarche de rêve qui a été le moteur. Quand vous ouvrez un monde nouveau, fait de réel et de virtuel, vous êtes dans un processus imaginaire, dans un processus de recherche de solution, qui change le processus de création de valeur de cette idée qu'on appelle l'entreprise. C'est ce qui se passe depuis les années 2000, le digital est un outil, la virtualisation est une approche nouvelle du monde nouveau, que nous appelons, avec Pierre Musso, le « nouveau nouveau monde » - et il exige une adaptation de notre définition des droits de propriété, de commerce, de protection.

Si la représentation virtuelle d'un objet est plus stratégique que la production de cet objet, où est la valeur, comment est-elle protégée ? C'est décisif pour le cloud souverain, qui n'est pas d'abord une question informatique. En présentant à Emmanuel Macron, quand il était ministre des finances, l'importance de cette redéfinition des règles commerciales, j'ai trouvé cette métaphore, qui vaut encore aujourd'hui : l'extra-territorialité du dollar, c'est comme un Cloud Act. Le sujet n'est pas informatique, mais il concerne le droit - quand deux entreprises non américaines échangent en dollar, elles doivent suivre la loi américaine ; quand on échange sur une plateforme à la demande, on peut être obligé de fournir ses données. Le problème n'est pas technique, il est politique. Il faut donc faire de nouvelles lois de protection et de commerce - j'espère, en le disant, éclairer vos décisions. J'espère ainsi vous aider à tenir des décisions là où il ne doit pas y avoir de compromis.

Après avoir projeté virtuellement le « quoi » (l'objet produit) et le « comment » (le processus de production), nous sommes passés - ça a été l'objet d'un projet secret de quinze années - de la chose à la vie. Nos logiciels avaient fabriqué toutes les catégories d'objets de ce monde - le Financial Times a d'ailleurs titré un article consacré à Dassault Systèmes « De la bouteille de shampoing au satellite » -, nous avions aussi fait ce qu'on appelle aujourd'hui des « jumeaux numériques », puis nous sommes passés du côté des sciences de la vie. En bénéficiant d'un programme de l'État français - BioIntelligence, que je remercie -, nous avons entrepris d'utiliser nos techniques sur le comportement des cellules humaines, des organes et du sang, donc nous avons rassemblé des compétences pour voir à quel moment les capacités de calcul et de représentation feraient qu'on pourrait appliquer notre capacité à représenter, par le calcul, le comportement des cellules humaines et des organes.

En l'an 2000, nous sommes parvenus, et c'était une première mondiale, à la représentation d'une cellule humaine par sa représentation système, ce qui nous permettait de simuler la propagation d'un cancer par exemple - quand bien même cela ne nous donnait pas la capacité d'arrêter sa progression. Mais c'est un début : si nous parvenons à comprendre comment il se propage, peut-être trouvera-t-on une façon de le freiner ou de l'arrêter ! Nous en sommes là aujourd'hui, nous sommes le seul acteur au monde avec qui les oncologistes acceptent de discuter pour avancer sur ces modèles de représentation.

La Food and Drug Administration (FDA) américaine m'a invité à exposer devant un millier de scientifiques la révolution que nous avons accomplie dans l'industrie par la représentation d'objets complexes ; j'ai montré comment nous avions convaincu nos interlocuteurs industriels et comment, sur la courbe des risques fatals pour un quinquagénaire américain, le cardio-vasculaire était en haut, les accidents de la route peut-être au milieu, et les accidents aériens avec un Boeing 747... vraiment tout en bas - et j'ai expliqué comment nous avions changé la production des avions. La FDA nous a alors proposé de faire la même chose dans son domaine de compétence, et nous nous sommes lancés dans la conception d'un jumeau numérique du coeur, c'est le Living Heart Program. J'ajoute que cette agence américaine a aussitôt diffusé une recommandation à tous les chirurgiens américains pour qu'ils utilisent notre plateforme. Cela nous a facilité la tâche - cela aurait été impossible en Europe, nous aurions plutôt été trainés en justice... Nous avons donc pu démarrer aussitôt avec Harvard et avec l'équipe du Dr David Hoganson à l'hôpital des enfants malades à Boston - il travaille sur les malformations cardiaques des nouveau-nés, son objectif est de réparer les coeurs en les réassemblant correctement et il cherche pour cela, avant de s'y lancer, quelle est la meilleure option ; le jumeau numérique du coeur lui permet d'évaluer les options, puisque nous simulons les flux, les assemblages, et plus aucun chirurgien ne va en salle d'opération sans avoir évalué les options ; je signale que, si le chirurgien est seul maitre de la décision, dans 99 % des cas, il retient l'option qui obtient le meilleure score dans la comparaison sur le jumeau numérique...

Des discussions avec mes interlocuteurs à Harvard, m'est venue l'idée d'acquérir le leader mondial des essais cliniques. Les médecins se sont amusés à comparer les méthodes de fabrication des médicaments ou de validation des pratiques médicales, avec celle que je leur avais présentée pour les avions, et pour l'industrie en général : si l'aviation copiait la médecine, il faudrait fabriquer des centaines d'avions, les essayer, puis voir quel est le meilleur avant de le fabriquer en série. C'est ainsi que fonctionne la validation en médecine - les médecins étaient un peu ironiques en me le disant. J'ai donc fait le rapprochement entre les essais cliniques et les essais en vol pour l'aviation : si je connaissais précisément les essais cliniques, je pourrais peut-être les modéliser ? J'ai donc convaincu mon conseil d'administration et, en juin 2019, Dassault Systèmes a acquis pour 6 milliards de dollars l'entreprise américaine Medidata Solutions - c'était beaucoup d'argent pour nous, mais c'était stratégique. En janvier 2020, c'est le début du Covid-19, Dassault Systèmes devient la plateforme mondiale pour toutes les recherches sur le vaccin - et je découvre alors l'ampleur de la guerre en matière de cybersécurité, combien le problème est politique. Nous sommes au centre des essais cliniques de cohortes qui comptent des dizaines de milliers d'individus. Nous avons accéléré d'un facteur deux la phase 3 des tests cliniques, d'un facteur six l'ensemble du cycle de la production de certains produits pharmaceutiques, et aujourd'hui quatre essais cliniques sur cinq pour les nouvelles thérapeutiques passent par Dassault Systèmes - et nous n'en sommes qu'au début, même si c'est un bon début... Dassault Systèmes entend devenir le leader mondial de cette industrie qui invente de nouvelles thérapeutiques, de nouvelles méthodes et pratiques médicales, sachant que 70 % des équipements médicaux du monde sont déjà faits avec nos logiciels. Nous faisons le jumeau numérique du cerveau pour comprendre les zones cervicales, leurs interactions et ce qui se passe en cas de tumeur. C'est très complexe et toute intervention demande une précision extrême, ce qui rend nos outils de numérisation indispensables.

Bienvenue donc dans ce « nouveau nouveau monde », où on représente par des jumeaux numériques des phénomènes, des choses, des sujets que l'être humain ne peut maîtriser par la simple observation de la réalité. Le XXIe siècle sera redéfini par cette industrie. Beaucoup d'acteurs à qui cette révolution a échappé ont du mal non pas à optimiser la production des objets, mais dans la différentiation de leur usage. C'est d'ailleurs pourquoi notre plateforme s'appelle 3D expérience.

Pourquoi le Gouvernement américain a-t-il autorisé Dassault Système à effectuer cette accélération technologique aussi sensible sur son territoire ? Mais parce que nous sommes implantés outre-Atlantique depuis trente ans, nous avons des relations de confiance de très longue date avec le Pentagone, c'est ce qui fait la différence - le soutien du Pentagone nous a été décisif, parce que nous sommes bien dans un contexte où une souveraineté s'exerce, la souveraineté américaine. On sent bien la différence avec l'Europe, où l'on manque de souveraineté européenne, le sujet est politique.

Voyez ce qu'il s'est passé avec le projet d'un cloud souverain en France, Dassault Systèmes avait claqué la porte. Le dirigeant de SFR m'avait dit qu'il devrait garder le contrôle de la joint-venture, parce qu'il n'était pas certain que Dassault Systèmes serait encore là dans quinze ans, j'ai préféré décliner ; idem avec Orange, mais parce que leur structure de coût était bien trop élevée. Nous avons donc fait notre cloud souverain, il s'appelle Outscale et c'est lui qui va être utilisé pour un programme militaire de Dassault Aviation, c'est lui pour lequel on a fait une joint-venture avec la Caisse des dépôts, pour offrir à nos administrations un cloud souverain. Nous démontrons que c'est possible, même là où on dit partout qu'on a perdu la partie : il est encore possible de faire des clouds souverains puissants, qui répondent aux besoins et qui se développent avec l'engagement des clients de les utiliser, cela se fait au fil de l'eau, en maitrisant sa technologie.

Les conséquences de la renaissance industrielle sont gigantesques et j'aimerais vous présenter quatre commentaires.

D'abord sur le crédit impôt recherche (CIR). Je ne suis pas venu pour formuler des demandes, et si je veux vous parler du CIR, dont je sais qu'il fait débat, c'est pour vous dire son utilité, mais aussi qu'il a un défaut : son fléchage n'est pas suffisamment précis. Il est indispensable à des projets, c'est le cas à Dassault Systèmes, je pourrai vous en présenter une liste, mais il faut viser mieux les véritables leviers de l'innovation, c'est loin d'être le cas - je ne fais qu'un constat et je ne suis pas en mesure de vous dire comment faire pour corriger les choses, et je sais que c'est difficile : bonne chance...

Les brevets, ensuite. Le Royaume-Uni a mis en place un dispositif extraordinaire, qui permet de défiscaliser tout le travail que l'on fait sur les brevets : le régime IP box. J'attire votre attention sur le sujet, il est très important pour une entreprise comme Dassault Systèmes qui, avec 120 laboratoires dans le monde, peut choisir le pays où déposer ses brevets - si l'on veut ancrer les brevets dans le socle national, ce qui est mon cas, parce que je suis fier d'être français et de partir à la conquête du monde, il faut se pencher sur la fiscalité des brevets, cela a un impact sur les coûts de production : voyez l'importance de la matière intellectuelle pour la nouvelle industrie.

Troisième observation : l'importance des filières dans la nouvelle industrie. Les filières sont stratégiques, parce que la performance d'un écosystème est plus importante que la performance d'une branche - puisqu'à la fin, le produit et le service, c'est l'écosystème qui les crée. Je crois aussi utile la présence des filières dans les territoires, il y a eu de bonnes initiatives dans ce sens : France 2030 a posé de bons points de repère, ne cassons pas ce qui est bien fait.

Ma quatrième observation porte sur le partage des responsabilités entre le public et le privé dans la gouvernance, la gouvernance publique-privée. Avec notre projet MediTwin, nous avons la possibilité de transformer profondément l'industrie de la santé, avec l'invention des thérapeutiques, la mise en oeuvre des pratiques et même le parcours et la performance industrielle des hôpitaux - qui est un élément important pour que le personnel soit heureux au travail. Ce programme, j'ai failli ne pas le signer. Pourquoi ? Parce que nous avons en France des structures publiques qui rêvent de jouer le jeu de l'entreprise privée exportatrice, alors qu'elles ne savent pas faire et que ce n'est pas leur métier.

Nous n'étions pas d'accord sur la propriété intellectuelle des résultats de MediTwin : on me demandait des royalties pour les données fournies, on peut en discuter, mais ce qu'il faut bien comprendre, c'est qu'un logiciel comme le nôtre demande un engagement dans le temps pour le développer, le refaire, l'améliorer. Une fois passé l'amorçage, l'hôpital qui fournit les données n'est plus dans la boucle, c'est à nous d'investir en permanence et de gagner de nouveaux clients. Aux États-Unis, on l'a bien compris, la directrice de la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA), Regina Dugan, m'avait d'ailleurs invité à réfléchir sur la restructuration de son agence de recherche et développement, et le schéma qu'elle a retenu, c'est celui que nous avions esquissé ensemble - et qui a conduit à l'amorçage de Space X. En France, nous avons un problème avec la Délégation générale de l'armement (DGA) qui pense que sa mission est de développer elle-même des technologies, au point qu'elle aurait à me dire comment développer le cloud souverain, alors que je fais celui du Pentagone. C'est un comble ! Nous avons des structures d'État qui manquent de pilotage politique. À cet égard, le Health Data Hub est un véritable scandale, voilà cinq ans que je me bats pour qu'on ne mette pas nos données de santé sur un cloud américain. Il faut que ces données restent en France. Et si notre pays utilisait MediTwin avec les données de la Sécurité sociale, nous ferions immédiatement un bon en matière de prévention et nous serions en mesure de changer l'équation économique du système de santé français. Nous serions capables d'exporter notre service de santé, comme on le fait en matière de défense !

M. Daniel Fargeot. - Merci pour vos propos et votre vision d'un nouveau monde, vision qui nous fait tant défaut aujourd'hui. Avec plus de 6 milliards d'euros de chiffre d'affaires et plus de 24 000 collaborateurs, plus de 45 milliards d'euros de capitalisation boursière, vous êtes le leader mondial de logiciels : félicitations à vous et à vos équipes !

Vous avez déclaré, le 9 juillet, un mois après la dissolution, revoir à la baisse vos objectifs annuels en intégrant dans votre système d'utilisation de vos propres données « des facteurs de volatilité » en raison du report de contrats importants.

Le contexte international est marqué par le retour en force des dynamiques protectionnistes. Pour une entreprise dont le coeur battant est l'innovation et donc, d'une certaine manière, la foi dans l'avenir et le progrès, comment lisez-vous les relations internationales ? Comment vous positionnez vous ?

Enfin êtes-vous inquiet quant à l'avenir de notre souveraineté nationale en ces temps contraints politiquement ?

M. Franck Montaugé. - Je me réjouis de cette audition, que je demande depuis déjà quelques années à notre commission. J'ai lu votre livre, je le recommande à mes collègues, ainsi que ceux de votre co-auteur, le philosophe Pierre Musso, qui nous éclaire très utilement sur ce qu'il a appelé la « religion industrielle » - c'est le titre de l'un de ses livres. Votre approche holistique est précieuse.

Vous ne nous avez pas parlé aujourd'hui d'un point important de votre analyse : le bilantiel. Pouvez-vous y revenir ? Cette notion aide à penser ce qu'apporte l'industrie avec les objets et ce qu'elle retire du monde. Nous sommes dans un temps d'interrogation sur le devenir du monde, sur la transition entre un monde et un autre, du fait de prélèvements définitifs que nous faisons sur la Terre mère, c'est fondamental. Et vous allez jusqu'à écrire qu'on devrait se poser la question de savoir si un objet doit être produit ou pas ; cette question me paraît centrale, mais comment est-elle prise en compte dans notre monde ?

Mme Anne-Catherine Loisier. - Sur quelle superstructure notre cloud de défense s'appuie-t-il ? Quel est l'enjeu stratégique des constellations de satellites lancées par Starlink ? Sur l'enjeu énergétique, ensuite, quel carburant vous paraît être celui de l'avenir ? Enfin, que pensez-vous de l'entreprise Atos : avez-vous envisagé un rachat, permettant de conserver cet outil en France ?

M. Bernard Charlès. - Le ralentissement de notre croissance, à Dassault Systèmes, est principalement de notre fait : nous avons connu une telle bulle avec l'absorption de Medidata - avec des taux de croissance à 50 % -, que des hésitations liées à la volatilité, à la prudence de certaines entreprises pour signer de grands contrats, ont eu cet effet de recul. Cependant, il sera momentané, car nous sommes indispensables pour régler les problèmes d'innovation et de compétitivité.

La situation internationale engendre de nouveaux protocoles de fonctionnement avec certains pays. Nous sommes très bien acceptés en Chine, nous allons faire un accord avec China Telecom pour réaliser son cloud, mais China Telecom aura la charge de la sécurité. Pour passer un accord avec les Américains sur des sujets sensibles, je demande toujours à mon client de réaliser lui-même un audit de mes systèmes et je veux son accord avant de signer le contrat, c'est pourquoi j'ai des certifications américaines liées à l'intégrité de la transparence dans la certification. Je demande que les organismes idoines prennent leur responsabilité, cela me paraît de bonne méthode. Je crois que nous devrions nous en inspirer en Europe.

Je suis très préoccupé par la question du cloud souverain. Notre protocole national - le référentiel SecNumCloud de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI) - est très bon, mais nos autorités le diluent pour obtenir un accord européen, c'est une erreur. Si l'Europe n'a pas un niveau d'exigence suffisant, il faut garder le nôtre pour la France et ne pas aller vers le plus petit dénominateur commun - la direction prise par l'accord européen en cours de négociation n'est pas la bonne, il faut y faire très attention.

Le bilantiel est au coeur de notre action, au coeur de la démarche PLM : nous mesurons les coûts négatifs tout au long du cycle de vie du produit ou du processus - ce qu'on appelle le handprint et le footprint -, avec la perspective d'un monde plus durable. Nos plateformes sont faites pour cela. La démarche reste cependant difficile, en particulier parce que les entreprises ont du mal à caractériser les éléments qui relèvent de leurs sous-traitants, qui sont souvent des PME, mais nous allons dans ce sens.

Avant de réguler, il faut apprendre à mesurer - car sans mesure précise des choses, on reste dans la bagarre des mots. Nous travaillons d'arrache-pied sur le projet européen d'un Green Passport qui permettrait de suivre ce bilantiel en continue, c'est complexe mais j'espère que nous y arriverons.

Sur l'énergie : l'hésitation nucléaire française nous a fait perdre des années. Nous étions les leaders mondiaux, avec les Russes, mais nous avons perdu un savoir colossal qu'on essaie maintenant de rattraper et, pendant que nous hésitions sur notre nucléaire, l'Allemagne, elle, polluait plus en relançant son charbon...

Les superstructures du cloud sont un vrai sujet. Nous avons la chance d'avoir Orange, qui est une entreprise d'envergure mondiale, c'est un avantage à utiliser. Nous le faisons pour les projets de coopération. Lorsqu'on fait programmes internationaux, les clouds internationaux conviennent. Quand les lois sont compatibles, par exemple dans l'Union européenne, on peut avoir des clouds souverains avec d'autres pays, comme en ont les Américains et les Chinois. Ensuite, pour les données sensibles, il faut un cloud « secret », qui soit dédié, par exemple en matière de défense.

La constellation satellitaire est aussi un vrai sujet, très important, qu'on ne peut négliger - et nous sommes exposés, en Europe. Dans le fond, en Europe on fait les choses un peu à l'envers : on régule avant de penser à l'offre, on pense aux consommateurs avant de penser à la compétitivité de l'offre, alors qu'elle est le moyen de faire mieux - c'est la compétitivité qui ouvre les marchés. La régulation est une bonne idée, mais elle doit se faire en pensant aussi à l'offre, car si la régulation intervient trop tôt, elle tue l'offre ; il doit y avoir coïncidence des calendriers. Le débat sur l'intelligence artificielle (IA) intervient trop tôt, par exemple.

Pour l'espace, je dirais qu'on a trop fragmenté les choses, et nous avons un problème en Europe, c'est que chaque pays qui contribue à un programme veut un retour pour son industrie, pour son activité. Or ce n'est pas comme cela que les choses fonctionnent, ce n'est pas viable.

Sur Atos, je vous signale que j'ai embauché les meilleurs ingénieurs chez Outscale, notre cloud souverain, j'en suis fier - les meilleurs profils continuent ainsi à travailler en France et je les ai rendus heureux au travail, au moins quelques-uns. Nous avons examiné Atos sous toutes ses coutures, mais cette entreprise a des spécialités très pointues - par exemple ses calculateurs utilisés pour le Rafale - qui n'entrent pas dans le périmètre de Dassault Systèmes. C'est triste à dire, mais Atos aurait dû préparer sa transformation il y a vingt ans - mais il n'y a pas d'ingénieur à son conseil d'administration, les financiers ne peuvent pas tout, surtout quand on produit des objets complexes. Pour Atos, il faut bien examiner les parties les plus sensibles et intervenir rapidement, le temps est compté.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - En 2022, Dassault Systèmes et l'Institut national de la recherche en sciences et technologies du numérique (Inria) ont noué une alliance stratégique avec pour feuille de route les jumeaux numériques pour la santé et la cybersécurité. Ce partenariat a également pour objectif de soutenir les écosystèmes français et européens dans ces deux domaines par le développement de projets publics-privés, et de créer une future agence spécialisée dans le financement d'innovations de rupture en Europe. Quels projets avez-vous conduits avec l'Inria et où en est le projet d'agence ?

M. Bernard Buis. - Comment envisagez-vous le futur de vos activités avec l'intelligence artificielle ? Quelle est la part d'exportation de Dassault Systèmes dans son chiffre d'affaires global ?

Mme Marie-Lise Housseau. - Quelles sont vos relations avec les géants du numérique ? Les nouvelles responsabilités d'Elon Musk dans le gouvernement américain risquent-elles d'influer sur votre positionnement aux Etats-Unis ?

Ensuite, vous appelez à définir de nouvelles règles sur la propriété intellectuelle : comment, avec quels partenaires et quel niveau territorial ?

M. Bernard Charlès. - Le partenariat que nous avons avec l'Inria est exceptionnel par son ambiance et ses résultats ; Bruno Sportisse, son président, a changé la mentalité de l'Institut. Les évaluations des agences d'État pourraient tenir compte du critère des relations avec le privé - et l'Inria y aurait note exceptionnelle, car Bruno Sportisse s'inscrit dans une logique qui pourrait conduire à la constitution d'une DARPA nationale. Nous sommes en lien sur bien des sujets qui entrent dans le projet MediTwin, en particulier l'oncologie, les maladies vasculaires, les maladies respiratoires... Les relations sont plus complexes avec l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), voire compliquées avec le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), parce qu'on y croit facilement que les sociétés de transfert montées à quelques-uns vont conquérir le monde - mais cela n'arrive pas souvent...

Dassault Systèmes réalise 92 % de son chiffre d'affaires à l'international.

Quelles sont nos relations avec les géants du numériques ? Ce sont nos clients : Elon Musk un très bon client, Amazon aussi, Google également, ces entreprises sont remarquables, mais il ne faut pas baisser les yeux ni la garde, nous avons des dépendances croisées et ce qui fait gagner Dassault Systèmes, c'est qu'ils envient nos clients, à nous de nous battre sur le bon territoire.

Que va faire Elon Musk ? Cela reste à voir, je fais confiance à l'administration américaine, elle reste solide. Cependant, nous avons besoin, nous aussi, de simplification en Europe.

Je ne sais pas répondre à votre question sur la propriété intellectuelle, le sujet est critique, mais je ne sais pas qui est l'interlocuteur en la matière. Nos clients produisent des données, il faut bien sûr protéger ces données, mais la question n'est plus là ; aujourd'hui, au-delà de la data, ce sont les modèles qui comptent, c'est l'intelligence qui se développe avec ces données. C'est un problème de souveraineté important, parce que cette intelligence est un bien pour la Nation. Nous avons déjà fait un pas avec la structuration de filières, Arnaud Montebourg s'était beaucoup engagé sur le sujet, il faut continuer dans ce sens - il faut réaliser que la richesse d'un pays passe désormais par cette représentation du virtuel. Le ministère des finances a intérêt à se saisir du sujet ; il le fait, mais il faut aller plus loin et je m'y emploie.

Nous travaillons depuis 15 ans avec l'IA, nous ne le disions pas pour ne pas dévoiler notre savoir-faire et pour différencier nos produits, mais nos systèmes embarquent de l'IA depuis longtemps. Le fait de rendre visible l'IA n'est donc pas un problème pour nous. Nous avons des atouts en France, y compris dans les PME et TPE, je pense à Mistral par exemple. Dans les essais cliniques, nous avons déjà, grâce à l'IA, mis en place un troisième « bras » dans les essais cliniques - en plus du « bras » réel et du « bras » placébo, nous avons désormais un « bras » virtuel, il a démontré son utilité pour mieux cibler la population où la nouvelle thérapeutique a le bénéfice maximum et le risque minimum.

Au passage, j'ajoute en plus de Pierre Musso ces trois noms à mon corpus de référence sur l'industrie : Alain Soupiot, Pierre Veltz et Michel Serres...

M. Christian Redon-Sarrazy. - Vous avez acculturé des milliers d'étudiants et d'enseignants avec CATIA, comment pensez-vous procéder désormais pour l'IA ? Quels sont les budgets nécessaires à ce que l'acculturation se fasse à grande échelle, dans les établissements de formation initiale et continue ?

Mme Micheline Jacques. - Les liens que vous avez avec les États-Unis sont-ils un frein pour des relations avec Cuba ? Que pensez-vous du développement de plateformes régionales dont la France serait tête de pont, par bassin océanique, en particulier ceux où la France est influente ? Il serait dommage de ne pas tenir compte de nos positions favorables...

M. Laurent Duplomb. - De nombreux articles parlent de l'évolution du climat, mais vos outils de modélisation permettraient-ils qu'on parvienne enfin à une vision claire, pour mettre en place des politiques et prendre des décisions plutôt qu'en rester à l'incantation et à des affrontements entre les objectifs des uns et des autres ? Ce que vous faites pour la santé, pourquoi n'y parvient-on pas pour le climat avec des arguments scientifiques ?

Ensuite, l'IA contient un risque nouveau, celui du terrorisme cyber : comment s'en protéger ? Cela concerne même la vie quotidienne, on le voit par exemple la domotique.

M. Bernard Charlès. - Merci d'aborder le sujet de la formation. Nous touchons environ 10 millions d'étudiants par an dans le monde. Nous avons de bons programmes avec l'Éducation nationale en France, avec des écoles d'ingénieurs. Sur la formation continue, la réforme de Muriel Pénicaud - elle a été ma directrice des ressources humaines (DRH) pendant 6 ans, avant d'entrer chez Danone... -, est importante, en lien avec le développement des filières ; il faut continuer dans ce sens. Cela se fait aux États-Unis, avec les universités et nous essayons aussi de mobiliser des moyens de formation à travers notre fondation.

Je suis sensible aux bassins océaniques pour des raisons familiales, mais aussi parce qu'ils sont une dimension à prendre en compte, je le vois en Asie-Pacifique, il est utile d'offrir une plateforme pour travailler tout en étant loin géographiquement, c'est une idée à développer et sur laquelle nous pourrions échanger.

Le climat est un sujet essentiel, nous nous concentrons sur le bilan carbone des produits et services fournis par l'industrie. Les choses avancent sur l'automobile, par exemple, ce qui aidera à rationaliser l'action publique et à avoir des politiques plus ciblées. Il est difficile, cependant, d'établir des règles générales, on le voit avec l'énergie entre les avantages comparés du nucléaire, de l'éolien et du solaire. En tout état de cause, la démarche de bilan est très utile pour guider l'action. C'est le sens du Green Passeport : l'idée est que le régulateur ne prenne pas des dispositions qu'on ne sache pas mettre en oeuvre.

La cybersécurité est aussi un sujet très sérieux, il est important que nos systèmes critiques soient fondés sur des plateformes souveraines. Il n'est pas raisonnable de faire fonctionner un hôpital sur une plateforme ouverte aux pillages et aux attaques. Nous avons de l'expérience, chez Dassault Systèmes, pour avoir fait l'objet, pendant la crise sanitaire, de plus de 70 % de toutes les attaques cyber aux États-Unis, c'est considérable. L'agence américaine de sécurité - la NSA - m'a aidé ; j'ai vu alors ce qu'une agence puissante peut faire en matière de cybersécurité - tandis que, dans le même temps, en Europe, des responsables politiques disaient que les attaques cyber n'augmentaient pas... Aujourd'hui, l'Europe n'est pas sérieuse sur la cybersécurité, il y a trop de compromis avec les Américains au motif que ces compromis permettent de ne pas perdre en capacité d'innovation... Mais il faut voir un peu plus loin dans le raisonnement, j'espère vous en avoir convaincus.

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Merci pour ces propos très stimulants, et merci à Franck Montaugé d'avoir été l'instigateur de cette invitation.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Projet de loi de finances pour 2025 - Mission « Outre-mer » - Examen du rapport pour avis

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Je cède immédiatement la parole à notre collègue Micheline Jacques, rapporteur pour avis sur les crédits de la mission « Outre-mer » dans le cadre du projet de loi de finances.

Mme Micheline Jacques, rapporteur pour avis. - L'exercice budgétaire de cette année s'inscrit dans un contexte délicat pour nos finances publiques, et la mission « Outre-mer » n'échappe pas à l'effort demandé. S'il est tout à fait normal que les territoires ultramarins participent à l'effort de redressement des comptes de la Nation, encore faut-il que cet effort soit juste, proportionné et tienne compte du contexte particulier des territoires ultramarins.

Par rapport à la situation en Hexagone, le taux de chômage y est structurellement plus élevé, notamment chez les jeunes, et le niveau de pauvreté - même calculé en fonction du niveau de vie local - plus important. Le contexte est également marqué par des besoins d'investissement colossaux, difficilement imaginables depuis Paris, et une problématique du logement aiguë, qu'il s'agisse de la construction ou de la réhabilitation. Enfin, et c'est peut-être le sujet le plus brûlant du moment, le coût de la vie y est structurellement plus élevé : selon l'Insee, le prix des produits est en moyenne 40 %plus élevé en outre-mer et, pire, les écarts se sont accrus ces dix dernières années aux Antilles, à La Réunion et à Mayotte.

La mobilisation contre la vie chère, qui a débuté en septembre 2024 en Martinique et que suivent avec attention de nombreux territoires ultramarins, a abouti le 16 octobre à un protocole d'accord ambitieux, prévoyant, par diverses mesures, notamment dans le projet de loi de finances pour 2025 que nous examinons, une baisse des prix de l'ordre de 20 % au 1er janvier 2025. C'est un signe très encourageant de la bonne volonté de l'ensemble des acteurs concernés. Tout le monde s'accorde à dire que des réponses structurelles, de long terme, et à destination de l'ensemble des territoires ultramarins devront être apportées. C'est le sens du « Oudinot de la vie chère » annoncé par le ministre : souhaitons-lui meilleure fortune que le « Oudinot du pouvoir d'achat » de fin 2022 qui, à l'évidence, n'a pas donné pleinement satisfaction.

Dans ce contexte particulièrement tendu - sans oublier le défi de la reconstruction en Nouvelle-Calédonie -, les crédits de la mission « Outre-mer » affichent une baisse assez nette, de l'ordre de 12,5 % en autorisations d'engagement (AE) et de 8,9 % en crédits de paiement (CP) par rapport à la loi de finances initiale (LFI) pour 2024.

Cette mission se divise en deux programmes : le programme 138 « Emploi outre-mer », et le programme 123 « Conditions de vie en outre-mer ».

Le programme 138 représente les deux tiers du total des crédits de la mission, en raison du poids prépondérant des compensations d'exonérations de charges pour les entreprises. Ces crédits sont non pilotables et pourraient bien connaître une forte baisse mécanique dans la prochaine loi de finances si la réforme des dispositifs d'exonérations, de droit commun comme spécifiques aux outre-mer, venait à s'appliquer. À ce titre, j'invite à la plus grande prudence : au regard de la situation économique déjà fragile de nos territoires, le maintien d'un haut niveau de soutien aux entreprises ultramarines est crucial.

Parmi les baisses de crédits que le programme 138 affiche, je souhaiterais attirer votre attention sur deux points qu'il me semble indispensable de corriger.

Premièrement, il est prévu une baisse drastique - de près de 40 % - des crédits affectés au fonctionnement de l'Agence de l'outre-mer pour la mobilité (Ladom). Cette baisse n'est pas acceptable à l'heure de la mise en oeuvre d'une ambitieuse réforme de la continuité territoriale, attendue de longue date et découlant des engagements pris à l'occasion du comité interministériel des outre-mer (Ciom). Je proposerai un amendement pour corriger cela.

Secondement, toujours dans la perspective de soutenir nos entreprises, et notamment nos TPE et PME, la baisse massive des crédits alloués à Bpifrance dans le cadre du prêt de développement outre-mer (PDOM) qu'elle propose et qui vise à soutenir, dans des conditions avantageuses, les besoins en investissement et en fonds de roulement des petites entreprises, n'est pas souhaitable. Je vous proposerai donc de revenir à la même enveloppe que pour 2024, à savoir 10 millions d'euros.

J'en viens au programme 123 qui finance l'essentiel des interventions du ministère en faveur des territoires ultramarins. Les crédits de ce programme affichent une baisse spectaculaire de près de 37 % en AE et 34 % en CP. Aucune des huit actions n'est donc épargnée.

Le ministre chargé des outre-mer a déclaré à plusieurs reprises - et notamment au Sénat -, que le tir allait être corrigé pour un certain nombre d'actions essentielles pour nos outre-mer. Le ministre chargé du budget et des comptes publics a également déclaré que des ajustements auraient lieu, ce qui est bienvenu et même nécessaire, conformant d'ailleurs le rôle prépondérant du Sénat dans cet exercice budgétaire.

En lien avec ce que je disais il y a quelques instants, concernant la continuité territoriale, dont les crédits sont en diminution de plus de 17 %, il convient de respecter la parole de l'État. Des engagements forts ont été pris à l'occasion du Ciom et ont trouvé une première traduction législative à l'occasion de la loi de finances pour 2024. Le projet de loi de finances pour 2025 ne saurait remettre en cause la dynamique amorcée.

Je vous proposerai donc un amendement visant à porter les crédits de la continuité territoriale au même niveau que dans le précédent budget, soit un amendement de 14 millions d'euros.

Enfin, par-delà les indispensables crédits budgétaires, j'ai souhaité, dans l'avis budgétaire que je vous présente, aborder la question de la politique du logement outre-mer dans sa globalité.

Certes, les crédits en faveur du logement baissent pour 2025 - et je pense que le débat aura lieu dans l'hémicycle - mais je tiens à souligner que, depuis le vote de la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 de programmation relative à l'égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique, dite loi Érom, qui prévoyait la construction de 15 000 logements sociaux par an dans les outre-mer, c'est en moyenne moins de 4 000 logements qui voient effectivement le jour annuellement. La réhabilitation, priorité de longue date du Sénat, n'atteint également pas des niveaux qui correspondent aux besoins de ces territoires. Ce triste constat souligne que tout n'est pas une question de crédits, même si je le répète, ils sont indispensables.

En la matière, il faut aussi aborder de front la question des normes et de leur nécessaire adaptation aux contextes ultramarins. La délégation sénatoriale aux outre-mer a de longue date identifié cette problématique et formulé des propositions. Je me réjouis d'ailleurs qu'un dossier majeur, à savoir la possibilité de déroger, pour les matériaux de construction, au fameux marquage « CE », ait enfin connu une avancée significative au niveau européen. Si tout va bien, courant 2025, les outre-mer pourront bénéficier du marquage « régions ultrapériphériques » (RUP), leur permettant d'importer des matériaux issus de leur environnement proche. Voilà un beau facteur de baisse des coûts de construction, neutre pour nos finances publiques.

D'autres leviers permettant d'accroître le nombre de logements sortant de terre demeurent à activer plus fortement encore. Je pense à la nécessaire territorialisation des politiques. Le premier plan Logement outre-mer 2015-2019 (Plom 1) a échoué en raison de sa centralisation excessive. Le Plom 2 (2019-2022) a progressé en la matière et le futur Plom 3 (2024-2027) doit aller plus loin dans la définition de feuilles de route territorialisées et d'indicateurs de suivi. De même, une attention accrue aux besoins en ingénierie doit être portée, pour que les logements financés soient bel et bien construits.

Enfin, en matière de logement, et au-delà de la ligne budgétaire unique (LBU) qui, outre-mer, est le support des aides à la pierre, il convient de noter et de saluer l'accroissement significatif des interventions de certains acteurs ces dernières années : l'Agence nationale de l'habitat (Anah) - notamment par l'intermédiaire de l'aide « MaPrimeRenov' » (MPR) -, l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru) - qui finance 14 projets structurants au titre du nouveau programme de renouvellement urbain (NPNRU) dans les départements et régions d'outre-mer (Drom), et enfin Action Logement, qui investissait dans les outre-mer environ 20 millions d'euros par an avant 2020 et portera son effort pour la période 2023-2027 à 155 millions d'euros par an, après avoir mené un programme d'investissements massifs entre 2020 et 2022.

Je conclus en formulant un soutien exigeant aux crédits de la mission « Outre-mer ». J'ai tout espoir que des avancées substantielles, grâce au Sénat, seront obtenues en séance publique. Je nous invite donc, en responsabilité, à voter les crédits de la mission.

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Je remercie Micheline Jacques, qui préside la délégation sénatoriale aux outre-mer.

Mme Viviane Artigalas. - Je remercie Micheline Jacques pour ce rapport très intéressant.

La mission « Outre-mer » ne porte que sur 15 % du montant total des dépenses de l'État en faveur des outre-mer, ce qui pose un problème de visibilité sur l'ensemble des moyens dédiés et d'évaluation des politiques publiques. S'il est vrai que la question des financements ne saurait à elle seule régler les difficultés en outre-mer, ils n'en demeurent pas moins indispensables.

Je regrette la baisse des crédits, et particulièrement concernant la LBU. Ces crédits ne sont pas à la hauteur des problèmes de logement extrêmement importants et les difficultés économiques que rencontrent les Ultramarins, de même que la situation en Nouvelle-Calédonie.

Je note tout de même une stabilité des crédits du programme 138, c'est un point positif, et nous devrons travailler, en séance publique, à l'amélioration de ce budget pour qu'il aille au mieux des endroits qui sont les plus nécessaires.

Le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain réservera son vote aux évolutions qui seront apportées en séance publique. Aujourd'hui, nous ne prendrons donc pas part au vote sur les crédits de la mission « Outre-mer ».

M. Daniel Salmon. - Les crédits de cette mission sont effectivement très en deçà de ce que l'on pourrait attendre. Nous sommes conscients de toutes les crises qui secouent les territoires d'outre-mer. Nous disposons d'un grand nombre de données relatives au mal-logement et à l'habitat indigne - qui ne concerne pas que La Réunion - ainsi qu'à la vie chère et au chômage. Ces maux sont certes présents en Hexagone mais décuplés en outre-mer.

Les crédits du programme 123 relatif aux conditions de vie en outre-mer sont amputés de 400 millions d'euros en AE : c'est vraiment dramatique ! Je pense que ces millions d'euros sont employés aujourd'hui à bon escient et que la baisse des crédits aura des répercussions très importantes, par exemple sur les conditions de vie à Mayotte avec une diminution des crédits de 100 millions d'euros mais également dans le secteur de la petite enfance dont le budget affiche un recul de 50 %. Les crédits dédiés à la lutte contre la pollution par le chlordécone en Martinique et en Guadeloupe diminuent de près de 700 000 euros tandis que ceux du plan séisme Antilles (PSA) sont en chute de 86 %. Les crédits destinés à la construction et à la réhabilitation des abris anticycloniques en Polynésie sont également affectés.

Ce budget ne prépare pas l'avenir, alors que les aléas climatiques seront de plus en plus importants et qu'il faudrait s'y adapter. Il ne vise pas non plus à améliorer les conditions de vie des Ultramarins. C'est presque un abandon en rase campagne. L'argent non investi aujourd'hui engendrera demain des coûts bien plus importants.

Le groupe Écologiste - Solidarité et Territoires votera contre les crédits de cette mission malgré les avancées proposées par le rapporteur.

M. Fabien Gay. - Je remercie notre collègue Micheline Jacques pour son rapport.

L'échange que nous avons eu, dans notre commission, avec le ministre chargé des outre-mer, M. François-Noël Buffet, était important. La question des moyens est cruciale, mais également celle de leur mise en oeuvre. Celle-ci n'est pas toujours aisée dans les territoires ultramarins, extrêmement différents les uns des autres.

Je ne prétends pas connaître tous les territoires ultramarins. Mais pour ceux que j'ai approchés, notamment la Guyane et les Antilles, j'ai pu constater que des projets sont parfois bloqués par manque de matériaux ou de savoir-faire alors que les moyens existent. Il s'agit là d'un problème au long cours qui ne se réglera pas uniquement par voie budgétaire.

Il me semble important de rappeler que la crise sociale que l'on observe en France est démultipliée dans des territoires ultramarins. En Martinique et en Guadeloupe par exemple, le système de « profitation », pour reprendre le mot utilisé aux Antilles, ne date pas d'hier. L'absence de transparence sur les marges, les prix 30 % plus élevés qu'ailleurs, les systèmes de duopoles et d'oligopoles sont autant de problèmes qui ne peuvent pas être résolus par la seule voie budgétaire. Il est important de connaître la volonté du Gouvernement sur ces questions.

Le budget est en baisse, les questions du chômage, du logement et de l'accès à l'eau ont déjà été évoquées, mais je souhaite revenir sur ce dernier sujet : 30 % de la population à Mayotte est privée d'accès à l'eau potable. En métropole, une telle situation serait insupportable pour nous tous et nous serions tous sur des barricades en feu !

Ce budget ne répondra donc pas à l'urgence et aux problèmes structurels de fond. C'est pourquoi le groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste - Kanaky votera contre les crédits de cette mission.

Je note les propositions que vous faites, madame le rapporteur : si elles vont dans le bon sens, nous les voterons. Nous serons aussi extrêmement offensifs sur un grand nombre de questions.

Enfin, je voudrais dire un mot sur la Nouvelle-Calédonie en lien avec l'examen du projet de loi de finances qui a commencé au Sénat. Quels que soient nos avis politiques sur la question, il faut maintenant un moment d'apaisement et retrouver le chemin politique. Il va falloir investir beaucoup d'argent pour reconstruire un pays très touché, comme le savent bien ceux qui y vivent, je pense par exemple à Robert Xowie, l'un des deux sénateurs de Nouvelle-Calédonie, membre de notre groupe. Cet investissement représente plusieurs dizaines, voire centaines de millions d'euros sur les dix prochaines années. Or, les premiers gestes faits par le gouvernement ne nous semblent pas aller dans le bon sens, notamment en ce qui concerne le soutien au tissu local et aux petites et moyennes entreprises. En raison de la baisse du budget et de l'action gouvernementale que nous jugeons insuffisante - et je précise que nous ne sommes pas dans une confrontation de principe -, nous voterons contre les crédits de cette mission.

Mme Micheline Jacques, rapporteur pour avis. - Je vous remercie de prendre conscience de la situation des territoires ultramarins. Les raisons et les causes sont partagées ; il faut être lucide et réaliste. Le sujet normatif est un véritable sujet. La délégation sénatoriale aux outre-mer a débuté une étude portant sur la vie chère dans les outre-mer afin d'en comprendre tous les rouages. En effet, il est parfois facile d'accuser les uns ou les autres. Personnellement, j'ai pu constater qu'une bière produite dans les territoires - à La Réunion d'une part et en Martinique d'autre part - se vend à Paris 6,80 euros alors qu'elle est produite pour moins d'un euro. Se pose donc la question de la distance : territorialiser les achats pourrait contribuer à diminuer le coût de la vie. Mais il faudra, bien entendu, veiller aux équivalences normatives car il n'est pas envisageable que nos compatriotes ultramarins puissent se nourrir d'aliments ne respectant pas les normes sanitaires. Nous serons très vigilants sur ce sujet.

Des aberrations normatives existent et j'en citerai deux. La Guyane importe du bois de charpente de Scandinavie alors qu'elle pourrait développer une industrie pour satisfaire ses besoins en bois et approvisionner les Antilles. Par ailleurs, il faut savoir que la crevette de Madagascar vendue à Mayotte est conditionnée dans une usine de Bretagne. Il nous faut donc travailler sur ces questions et réfléchir au moyen d'intégrer les territoires ultramarins dans les échanges commerciaux, de sorte qu'ils puissent s'approvisionner dans leur environnement régional. Notons que c'est aussi un levier de réduction de notre empreinte carbone, dans un contexte de réchauffement climatique.

EXAMEN DES AMENDEMENTS DU RAPPORTEUR

Article 35

Mme Micheline Jacques, rapporteur pour avis. - Le premier amendement vise à augmenter de 14 millions d'euros les crédits dédiés à la continuité territoriale, pour atteindre un niveau similaire à celui de 2024. La réforme de la continuité territoriale est un axe important des engagements du Ciom, et cette réforme nécessite de maintenir l'engagement budgétaire initié l'année dernière.

L'amendement n°  II-324 est adopté à l'unanimité.

Mme Micheline Jacques, rapporteur pour avis. - Le deuxième amendement, en cohérence avec celui que je viens de vous faire adopter, vise à stabiliser le budget de fonctionnement de Ladom, l'agence organisant la continuité territoriale. En effet, sans ce financement, une quarantaine de postes dans les territoires ultramarins seraient supprimés. Je vous propose donc de revenir au financement de l'année dernière en votant cet amendement de 4 millions d'euros.

L'amendement n°  II-325 est adopté à l'unanimité.

Mme Micheline Jacques, rapporteur pour avis. - Le dernier amendement vise à augmenter les crédits permettant à Bpifrance de distribuer le prêt développement outre-mer (Pedom). Ce prêt est à destination des TPE et PME ultramarines qui ont besoin de financer des investissements ou encore leur fonds de roulement. Les crédits inscrits en PLF pour 2025 font état d'une baisse de 80 % des crédits servant à financer ce Pedom, ce qui sera fortement dommageable au tissu économique ultramarin. Bien que modestes, ces sommes sont très utiles aux entreprises.

L'amendement n°  II-326 est adopté.

La commission émet un avis favorable à l'adoption des crédits de la mission « Outre-mer ».

Projet de loi de finances pour 2025 - Mission « Économie » - Volets « Industrie », « Télécommunications, postes et économie numérique » et « Commerce, artisanat et consommation » - Examen du rapport pour avis

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Nous examinons maintenant le rapport pour avis sur la mission « Économie » de nos collègues Christian Redon-Sarrazy, Anne-Catherine Loisier et Sylviane Noël.

M. Christian Redon-Sarrazy, rapporteur pour avis. - En cette période de disette budgétaire, je ne vous surprendrai pas en vous annonçant que les crédits de la mission « Économie » sont en baisse, ni en vous disant que les crédits de politique industrielle baissent. Ils baissent même drastiquement : hors compensation carbone, ils baissent d'environ 40 %. Sans faire la litanie des réductions d'enveloppes, je voudrais souligner deux points qui me semblent particulièrement problématiques.

Le premier, c'est, pour ce programme comme pour d'autres, la logique de suppression au rabot, qui échoue à adapter la politique industrielle au retournement de cycle auquel l'industrie est confrontée et va continuer d'être confrontée dans les mois à venir, et qui échoue aussi à donner la priorité aux dépenses d'avenir pour l'industrie.

Je suis particulièrement inquiet, par exemple, de la suppression de la ligne d'accompagnement à la restructuration et à la résilience des petites et moyennes entreprises (PME), qui finance des missions d'appui et de conseil pour les petites entreprises en difficulté, pour un total en 2024 d'un demi-million d'euros : les services de la direction générale des entreprises (DGE) ne disposent pas des moyens humains nécessaires pour assurer ces missions - d'autant que leurs effectifs vont devoir baisser -, et il est complètement irréaliste de penser que des entreprises déjà en difficulté disposent de la trésorerie suffisante pour les financer. Or depuis sa création, ce dispositif a permis de maintenir à flot plus de 1 000 PME, sauvant des dizaines de milliers d'emplois. Alors que les défaillances d'entreprises se multiplient (+ 20 % sur un an !) et qu'elles commencent à se propager à tous les secteurs de l'industrie, ces économies de bout de chandelle ne s'avéreront-elles pas in fine contre-productives ?

Je m'interroge également sur la suppression des dispositifs d'accompagnement non financier des entreprises par Bpifrance, dont les études scientifiques montrent que l'impact est très positif - plus important, à montant égal, que les aides financières. Est-ce à Bpifrance d'assurer de telles missions ? Les chambres de commerce et d'industrie, par exemple, se disent aussi prêtes à les assumer, et elles le font déjà en partie. Mais sans financements supplémentaires, en auront-elles les moyens ? Je rappelle qu'il y a également des inquiétudes sur leur financement.

Le deuxième point - que nous soulevons régulièrement au sein de cette commission, et qui se vérifie encore une fois, malheureusement, dans l'architecture de ce budget -, c'est la forme de mépris ou, au mieux, d'indifférence pour ce que je qualifierais de « petite » industrie, pour l'industrie « normale », celle qui n'est ni spécialement verte, ni spécialement innovante, et qui ne représente pas d'enjeu de souveraineté, mais qui crée de l'activité et de l'emploi dans les territoires, anime des pôles urbains, revitalise des zones rurales, et qui sera encore, dans les années à venir, le principal gisement de réindustrialisation de notre pays, puisqu'on estime que l'industrie déjà implantée en France représente 70 % des capacités de réindustrialisation.

Alors que le plan France 2030 est encore doté cette année de près de 6 milliards d'euros, les crédits de politique industrielle de la mission « Économie », hors compensation carbone, dépassent péniblement les quelques dizaines de millions d'euros (il est même impossible de donner un chiffre précis, car un certain nombre de lignes budgétaires, comme celles de Business France, ou les crédits de fonctionnement de la DGE, ont des objets plus larges que le seul soutien à l'industrie).

Permettez-moi de sortir un instant de la mission « Économie » pour évoquer le sort du programme « Territoires d'industrie », financé sur la mission « Cohésion des territoires », via les crédits de l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), du Fonds national d'aménagement et de développement du territoire (FNADT) et du Fonds vert. L'enveloppe de 100 millions d'euros pour territoires d'industrie en transition écologique, ouverte dans la loi de finances initiale pour 2024, a été réduite en cours d'année à 63 millions d'euros, ce qui a contraint à annuler le lancement de nouvelles missions « Rebond », dans des territoires confrontés à des restructurations industrielles, au moment même où l'industrie est à nouveau fragilisée par la conjoncture. La réduction de l'enveloppe globale du Fonds vert pour 2025 laisse présager un nouveau repli des crédits dédiés au programme.

De même, l'État souhaite se désengager dès 2025 du financement des pôles de compétitivité, alors qu'un financement de 9 millions d'euros par an jusqu'en 2026 avait été convenu au moment du lancement de la phase V du programme. La suppression de cette part étatique, qui représente en moyenne un tiers de leur financement public, condamnerait un bon nombre de ces pôles qui maillent l'ensemble de nos territoires et qui permettent à nos entreprises, y compris aux plus petites d'entre elles, d'être « embarquées » dans l'innovation, dans une logique de territoires d'excellence. Comme nombre d'entre vous, j'ai été alerté non seulement par les acteurs économiques, par les régions, qui ne souhaitent pas que l'État se désengage et qui n'ont pas les moyens de prendre le relais, mais aussi par le monde académique, qui s'inquiète des impacts sur les infrastructures de recherche. C'est pourquoi je vous proposerai un amendement de rétablissement de cette enveloppe de 9 millions d'euros. Cela ne représente que 0,2 % des crédits de la mission, pour un bénéfice considérable.

Je voudrais enfin évoquer la difficile et néanmoins nécessaire conciliation des impératifs de décarbonation et de compétitivité. Alors que Bercy évalue à 50 à 70 milliards d'euros les investissements et surcoûts nécessaires pour décarboner l'industrie française d'ici à 2030, la nouvelle ligne dédiée, créée dans le programme 134, n'est abondée qu'à hauteur de... 50 millions d'euros ! Après une intense campagne d'élus de tous bords, le Gouvernement a repris à son compte, à l'Assemblée nationale, un amendement de l'ancien ministre de l'industrie Roland Lescure visant à flécher vers cette ligne « Décarbonation de l'industrie » 1,55 milliard d'euros. Au moins a-t-on ici un cap. Mais il ne s'agirait que d'autorisations d'engagement, pour l'instant sans crédits de paiement. Selon la DGE, les décaissements devraient s'étaler sur une quinzaine d'années... Au vu des coupes claires faites dans le budget en 2024, quelle crédibilité peut avoir cette proposition, pour les industriels et les investisseurs ? J'espère que le Gouvernement, s'il redépose cet amendement au Sénat, sera en mesure de préciser ses intentions et les modalités de financement de cette mesure.

En face, la compensation carbone, dépassera, pour la deuxième année consécutive en 2025, le milliard d'euros. Il est clair que, dans le contexte actuel, la supprimer n'est pas une option ; cela reviendrait à condamner les industries électro-intensives soumises à une forte concurrence internationale. Mais il faudra bien se poser sérieusement le problème de soutenabilité budgétaire, car l'augmentation du coût de cette compensation carbone va mécaniquement se poursuivre à mesure qu'augmentent non seulement le prix du carbone, mais aussi le volume d'électricité consommée par les industriels. Or ce volume est appelé à croître considérablement, à mesure de l'abandon des énergies fossiles.

J'ai enfin été alerté, lors de mes auditions, sur l'urgence de régler la question du cadre « post-Arenh » (accès régulé à l'électricité nucléaire historique), notamment pour les électro-intensifs : la conclusion des contrats d'allocation de production nucléaire (CAPN), prévus dans l'accord de novembre 2023 entre l'État et EDF, est en cours. L'union des industries utilisatrices d'énergie (Uniden), le syndicat des énergo-intensifs, estime cette conclusion trop lente et les prix trop élevés. Nous sortons là du strict cadre de la mission, mais c'est un enjeu de compétitivité massif, et il faut absolument que l'État mette tout en oeuvre pour aboutir avec EDF sur ce sujet.

Voilà le bilan que je tire des crédits de politique industrielle. Mes réserves portent bien au-delà de la seule question budgétaire. C'est toutefois sur l'ensemble des crédits de la mission que notre commission va se prononcer.

Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure pour avis. - Dans le cadre de la mission « Économie », des changements significatifs relatifs aux crédits dédiés aux télécommunications, aux postes et à l'économie numérique sont à signaler.

Concernant le suivi du plan France Très Haut Débit, dans l'ensemble, c'est une politique qui fonctionne bien puisque la France fait partie des pays les plus fibrés de l'Union européenne. Au 30 juin 2024, 89 % des locaux étaient raccordables, soit 39,3 millions de locaux. Toutefois, il faut reconnaître que l'objectif de généralisation de la fibre optique jusqu'à l'abonné d'ici à la fin de l'année 2025 ne sera pas atteint, car l'effort à consentir représente tout de même plus de 5 millions de locaux.

Le plan France Très Haut Débit contribue largement à l'effort national de redressement des finances publiques, puisque les crédits qui lui sont alloués par le projet de loi de finances (PLF) pour 2025 sont en baisse de 50 % pour atteindre 48 millions d'euros en autorisations d'engagements (AE) et 248 millions d'euros en crédits de paiement (CP). À cette baisse, il faut ajouter l'annulation de 38 millions d'euros d'AE et de 117 millions d'euros de CP par le décret du 21 février 2024, ainsi que de probables annulations supplémentaires par le projet de loi de finances de fin de gestion pour 2024. Cette situation laisse présager une plus forte mise à contribution des opérateurs de télécommunications, des particuliers et des collectivités territoriales qui déploient des réseaux d'initiative publique (RIP).

Le plan France Très Haut Débit rencontre aujourd'hui cinq principaux obstacles.

D'abord, le ralentissement des déploiements, qui se poursuit dans les zones les plus denses et dans les zones d'appel à manifestation d'intérêt d'investissement (Amii) : il s'agit d'un ensemble de 3 600 communes pour lesquelles les opérateurs ont pris des engagements de déploiement juridiquement contraignants auprès de l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep). C'est dans ce contexte que le Conseil d'État a validé, dans sa décision du 28 octobre 2024, la sanction de 26 millions d'euros prononcée l'an dernier par l'Arcep à l'encontre d'Orange pour non-respect de ses engagements de déploiement en zones Amii. Cette année, l'Arcep a également prononcé deux mises en demeure à l'encontre d'Orange et de XpFibre afin qu'ils respectent leurs engagements de déploiement.

Deuxièmement, la qualité des déploiements. Certes, les opérateurs ont fait des efforts indéniables, en poursuivant par exemple des plans ambitieux de reprise des réseaux accidentogènes dans le département de l'Essonne où plusieurs milliers de personnes ont été privées de connectivité en raison de réseaux vieillissants et mal conçus dès le départ. Mais beaucoup reste à faire, en particulier pour mieux encadrer le recours à la sous-traitance. C'est d'ailleurs l'objet de la proposition de loi que nous avions adoptée à l'unanimité l'an dernier et qui n'a toujours pas été inscrite à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale.

Troisièmement, et malheureusement, de très fortes inégalités territoriales persistent, le département de Mayotte étant aujourd'hui le seul département de France à ne pas disposer de la fibre optique. Cette année, le conseil départemental a octroyé sa délégation de service public à un opérateur, mais le PLF pour 2025 ne lui accorde presque aucun crédit. C'est d'autant plus problématique que l'enveloppe budgétaire allouée l'an dernier, à l'initiative de la commission des affaires économiques, a été considérablement réduite par le décret d'annulation de crédits du 21 février 2024. C'est pourquoi, en bonne coordination avec la commission des finances, je vous proposerai un amendement pour les rétablir.

Quatrièmement, la question du financement des raccordements complexes n'est toujours pas réglée. Ce sont les raccordements à une prise de fibre optique qui sont les plus difficiles à réaliser, soit parce qu'il n'y a pas d'infrastructures de génie civil, comme des fourreaux ou des câbles souterrains, soit parce qu'ils sont très coûteux pour les particuliers. Sur le domaine public, où les raccordements sont à la charge des opérateurs et des collectivités qui déploient des RIP, je ne peux que regretter la sous-consommation de l'enveloppe de 150 millions d'euros mise à disposition dans le cadre de l'appel à projets « Création d'infrastructures de génie civil », surtout que les besoins totaux sont estimés à 1,2 milliard d'euros au niveau national. Sur le domaine privé, où les raccordements sont à la charge des particuliers, je salue la mise à disposition, à titre expérimental, d'une enveloppe de 16 millions d'euros dédiée au financement des raccordements complexes pour les ménages les plus modestes résidant dans une commune concernée par la fermeture prochaine du réseau de cuivre, même si les modalités d'attribution de cette aide demeurent floues et que les besoins totaux ont été récemment estimés entre 640 millions et 1 milliard d'euros au niveau national.

Enfin, il ressort de mes travaux que plusieurs RIP pourraient se retrouver en difficultés financières dans les prochaines années, ce qui doit nécessiter notre plus grande vigilance afin d'éviter que des départements entiers accusent un retard trop important de connectivité.

Je souhaiterais désormais aborder avec vous la délicate question du financement des missions de service public de La Poste. Avant toute chose, n'oublions pas que les moyens mobilisés par l'État sont importants : plus d'un milliard d'euros par an.

Cette année, mes inquiétudes portent avant tout sur le financement de la mission de contribution à l'aménagement du territoire, comme nous avions pu collectivement en discuter lors de l'audition par notre commission de M. Philippe Wahl, président-directeur général de La Poste, le 30 octobre dernier.

Alors que le contrat de présence postale territoriale prévoit un financement jusqu'à 174 millions d'euros par an, la compensation budgétaire prévue par le PLF 2025 est insuffisante : elle se compose d'une compensation budgétaire de 105 millions d'euros et d'un abattement fiscal de l'ordre de 55 millions d'euros. Il y a donc un manque de 14 millions d'euros. Cette situation est particulièrement dommageable car elle est au détriment des commissions départementales de présence postale territoriale qui permettent aux élus locaux d'agir en matière postale. Ces derniers sont particulièrement inquiets, redoutant de nouvelles fermetures de bureaux de poste et de points de présence postale, alors que la proximité des services publics n'a jamais été aussi indispensable qu'aujourd'hui pour notre vivre-ensemble. C'est pourquoi l'Association des maires et des présidents d'intercommunalité de France (AMF) a adressé, le 13 novembre dernier, un courrier au Premier ministre lui demandant de respecter le plafond de financement de 174 millions d'euros. Dans tous les cas, je vous proposerai un amendement sur ce sujet, en ayant bon espoir que le Gouvernement lève le gage en séance publique.

Par ailleurs, j'ai relevé avec beaucoup d'attention la volonté du Gouvernement de revenir, dans le cadre du projet de loi de finances de fin de gestion pour 2024, sur son annulation de 50 millions d'euros de crédits, dont l'annonce avait suscité une très vive émotion lors du dernier Congrès national des maires ruraux de France. Sur ce point aussi, nous devons exercer notre vigilance.

Dans le cadre de mes travaux, j'ai également été sensibilisée, et je sais que vous l'avez été aussi, à un autre motif de préoccupation des élus locaux : le financement des conseillers numériques France Services. Là encore, de très nombreuses associations d'élus et de collectivités ont manifesté leur désaccord avec le désengagement budgétaire de l'État amorcé par le PLF pour 2025.

Aujourd'hui, près de 4 000 conseillers numériques sont déployés sur l'ensemble du territoire, notamment dans les communes, les centres communaux d'action sociale, les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), les départements et les maisons France Services. Depuis 2021, il est estimé que 2 millions de personnes ont pu bénéficier de leur accompagnement. Selon l'évaluation réalisée par l'ANCT en juin 2024, ce sont en majorité des personnes isolées et des personnes âgées qui sollicitent un accompagnement individuel pour être aidées dans l'utilisation d'un outil numérique, être rassurées, obtenir des informations ou réaliser des démarches administratives et courantes sur Internet. En tout état de cause, ce dispositif a trouvé son utilité opérationnelle dans nos territoires : nous devrions donc le conserver.

Initialement financé par le plan de relance, ce dispositif est, depuis l'an dernier, financé sur le budget général de l'État. Dans le PLF pour 2025, les crédits qui lui sont dédiés sont en baisse de 33 % par rapport à l'an dernier, passant de 41,8 millions d'euros à 27,9 millions d'euros. Il est en effet prévu un transfert de charge progressif sur le budget des collectivités territoriales ce qui pourrait conduire au non-renouvellement d'environ 2 500 contrats. En effet, la délicate situation budgétaire des collectivités, en particulier des départements, ne leur permet pas d'assumer dans la durée une politique publique qui, par ailleurs, devrait être d'envergure étatique. C'est pourquoi je vous proposerai un amendement visant à stabiliser le financement des conseillers numériques France Services.

Enfin, sur un tout autre sujet, je souhaite également vous alerter sur la nécessité de renforcer les moyens de nos autorités de régulation, en particulier pour assurer la bonne application de la loi visant à sécuriser et à réguler l'économie numérique. Sur ce sujet, la stagnation du budget de l'Autorité de la concurrence (ADLC) depuis plusieurs années ne lui permet pas d'exercer pleinement les nouvelles compétences qui lui sont attribuées par la loi. C'est pourquoi je vous proposerai également un amendement à ce sujet, a minima pour alerter sur sa situation. Au sein de notre commission, je sais que nous sommes plusieurs à être sensibles à cette question et nous avons, par le passé, voté des amendements de renforcement des moyens de l'Arcep et de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF).

Voilà donc, mes chers collègues, les points sur lesquels je souhaitais attirer votre attention. Je reste bien entendu à votre disposition pour répondre à vos interrogations et vous propose, sous réserve de l'adoption de mes différents amendements, d'adopter les crédits de la mission « Économie » relatifs aux postes, aux télécommunications et au numérique.

Mme Sylviane Noël, rapporteure pour avis. - Les crédits des volets « Consommation », « Commerce », « Artisanat », « Tourisme » ne font pas exception : ils sont en baisse.

Seuls les crédits dédiés à la DGCCRF affichent une hausse, d'un peu moins de 2 %.

Plus de 90 % de ces crédits sont des dépenses de personnel du réseau central et déconcentré de la DGCCRF. Depuis plusieurs années, notre commission exprime ses préoccupations concernant l'adéquation des effectifs de la DGCCRF à l'extension du champ de ses compétences consécutif aux lois sur l'influence commerciale, sur Égalim ou sur la régulation du numérique. L'an dernier, nous nous félicitions que son plafond d'emplois soit en hausse, après une réduction de 250 équivalents temps plein (ETP) entre 2017 et 2022. En 2025, compte tenu du contexte budgétaire, la DGCCRF verra son plafond d'emplois baisser de 2 ETP. C'est une baisse contenue, qui ne l'empêchera pas de mener ses contrôles sur les axes stratégiques identifiés pour 2025, notamment la transition écologique, la transition numérique et le pouvoir d'achat et la formation des prix.

Les dépenses de fonctionnement, qui représentent moins de 10 % des crédits de la DGCCRF, sont en hausse de plus de 100 %. Ce n'est qu'une hausse faciale : elle est due à une dépense exceptionnelle, celle du déménagement de l'école nationale de formation des agents. À périmètre constant, si on isole cette opération exceptionnelle, les dépenses sont plutôt en baisse, de l'ordre de - 3 % en AE et de - 11 % en CP.

Enfin, au niveau des subventions versées au mouvement de soutien et de défense des consommateurs, nous observons également une hausse, de 16 %. Elle s'explique par la subvention exceptionnelle versée à l'Institut national de la consommation (INC), qui édite le magazine 60 millions de consommateurs. Il est en effet dans une situation financière préoccupante. Le magazine a manqué le virage du numérique et voit son nombre d'abonnés et de tirages se réduire de manière continue : en 2024, il compte 75 000 abonnés et 20 000 tirages papier. Le gouvernement précédent avait annoncé un « plan rebond » en juin dernier, avec un soutien financier massif : le soutien financier atteindrait 3,2 millions d'euros en 2025, contre seulement 600 000 euros en 2024. Ce quintuplement de la subvention de l'INC est contrebalancé budgétairement par la quasi-extinction des subventions aux associations de consommateurs. Certes, depuis 2022, notre commission recommande de rationaliser le soutien public au mouvement de défense du consommateur - recommandation qui ne peut qu'être réitérée dans le contexte budgétaire actuel. Cependant, en l'état, le coup de rabot serait très violent. Il pourrait avoir des impacts importants sur le maillage territorial de ces associations. Le nouveau gouvernement a le projet d'adosser le magazine 60 millions de consommateurs à un acteur privé, afin de réduire son besoin en subventions publiques et d'en redistribuer le reliquat aux associations de consommateurs. C'est à mon sens une solution plus raisonnable, qui a été présentée au conseil d'administration le 21 novembre dernier. Cela permettra de moderniser le titre et de diversifier les revenus du magazine, qui est en déficit persistant depuis sept ans et dont la trésorerie est quasiment épuisée.

Je passe maintenant à l'artisanat. L'an dernier, la commission se félicitait du lancement de la stratégie nationale des métiers d'art, pour laquelle 3,4 millions d'euros de crédits étaient prévus. Cette stratégie ne fait l'objet d'aucun crédit inscrit au PLF pour 2025. Parmi les mesures qui ne sont pas reconduites, je souhaite attirer votre attention sur le label « Entreprise du patrimoine vivant » (EPV). Il serait tout bonnement supprimé alors qu'il est la vitrine de l'excellence et des savoir-faire des artisans français à l'international. Il est actuellement géré par voie de marché public : or la rupture du marché public exposerait l'État au versement d'indemnités au délégataire et au remboursement des redevances versées par les entreprises pour l'instruction de leur dossier. Le montant de ces indemnités et remboursements serait supérieur à celui des crédits nécessaires à la préservation du label ! Le besoin n'est d'ailleurs pas énorme : on ne parle que de 1,5 million d'euros ! Je vous propose donc un amendement visant à augmenter de 1,3 million d'euros les dépenses dédiées à la gestion du label EPV, afin d'atteindre le montant de 1,5 million d'euros, nécessaire à la continuité de l'action de labellisation.

Quant au commerce, l'an dernier, la commission avait salué la création du fonds territorial d'accessibilité, doté de 300 millions d'euros d'ici 2028, afin de cofinancer les travaux de mise en accessibilité des petits commerces. Malgré la communication autour du dispositif, seules 639 demandes non frauduleuses ont été déposées en 2024. Ce faible taux de recours justifie donc la suppression des crédits de ce fonds. Outre un déficit de communication, son échec peut s'expliquer par une faible mobilisation des commerçants et entrepreneurs autour de l'accessibilité - les objectifs n'étant pas assortis de sanction - et par un reste à charge important, qui s'élève à 50 %.

Enfin, je dirai un mot d'Atout France. En 2025, Atout France verra ses subventions pour charge de service public se réduire de plus de 13 % en 2025. Cette réduction intervient concomitamment à l'annonce d'une fusion avec Business France, dont les contours ne sont pas encore connus. Bien sûr, le rapprochement de ces deux opérateurs aux compétences proches est propice à une rationalisation budgétaire. Je le salue donc mais il me semble nécessaire de souligner que les missions d'Atout France ont montré leur importance lors de la mise en oeuvre du plan Destination France. J'invite donc le Gouvernement à nous en dire davantage sur les contours de cette fusion ainsi que sur le devenir de la politique publique de promotion du tourisme en France, le plan Destination France arrivant à échéance fin 2024.

Voilà, mes chers collègues, les principales conclusions de mes auditions.

M. Jean-Jacques Michau. -En l'état, l'économie sociale et solidaire verrait ses crédits diminuer de 25 %. Or ce secteur innovant apporte souvent des solutions, comme en a témoigné le 23 octobre dernier devant notre commission le directeur général de Duralex.

Notre groupe déposera donc un amendement pour rétablir ces crédits à leur niveau de l'an dernier, conformément d'ailleurs au souhait de la ministre déléguée chargée de l'économie sociale et solidaire, de l'intéressement et de la participation.

Mme Antoinette Guhl. - Les crédits baissent, mais de manière façon différenciée suivant les sujets. Je voudrais en évoquer quelques-uns.

Concernant le volet « Décarbonation de l'industrie », les besoins en la matière sont chiffrés par France Stratégie à 9 à 19 milliards d'euros d'argent public par an. L'enveloppe actuellement prévue dans le budget se monte à seulement 50 millions d'euros, montant qu'on pourrait qualifier de ridicule. Le Gouvernement semble cependant avoir pris conscience des enjeux, puisqu'il a repris un amendement déposé à l'Assemblée nationale par l'ancien ministre Roland Lescure, l'abondant à hauteur de 1,5 milliard d'euros. Mais il ne s'agirait que d'autorisations d'engagement, pour des décaissements étalés sur quinze ans... Au vu des besoins, cela ne pourra même pas constituer l'amorce d'une politique de décarbonation de notre industrie !

S'agissant du dispositif de financement de la compensation carbone, qui s'élève à un peu plus d'un milliard d'euros, il faut le réexaminer. S'il faut aider nos entreprises très consommatrices d'électricité à financer le coût des quotas carbone incorporé dans le prix de l'électricité, on peut néanmoins s'interroger sur les contreparties demandées en échange de cette aide et en faire un suivi attentif.

Par ailleurs, le crédit d'impôt pour l'industrie verte nous convient.

Quant à la diminution des crédits destinés à l'économie sociale et solidaire, c'est une honte ! 20 millions d'euros pour 12 % des salariés du secteur privé en France, ce n'est pas sérieux !

Nous soutiendrons la hausse des effectifs de la DGCCRF. Les nouvelles missions qui lui sont confiées appellent des moyens supplémentaires. Nous l'avons bien vu lors de l'affaire Nestlé Waters. Nous déposerons un amendement en ce sens.

Pour résumer les orientations données à cette mission, on pourrait dire que faire et défaire, c'est toujours travailler. Citons à cet égard les exemples des métiers d'art, du programme « quartiers 2030 », du fonds territorial d'accessibilité ou encore du plan France Très Haut Débit ; les crédits baissent alors que des actions ont commencé d'être mises en oeuvre. Ce n'est pas sérieux.

Mme Marianne Margaté. - Je partage la colère d'Antoinette Guhl sur la baisse des crédits de la mission.

Qu'en est-il pour La Poste ? Le dégel de crédits prévu a-t-il été confirmé ? Le Gouvernement est-il bien revenu, comme il s'y était engagé, sur cette annulation de 50 millions d'euros ? Plus généralement, on constate dans le budget un manque de ressources pour financer la mission de contribution à l'aménagement du territoire, dont l'Arcep avait déjà eu l'occasion de dire en 2022 que les besoins étaient largement sous-estimés. Or les missions de service public exercées par La Poste, par exemple en matière d'accessibilité bancaire, sont essentielles, en particulier dans les territoires les plus fragiles.

M. Fabien Gay. - Je tiens à insister sur La Poste. On ne peut pas à la fois défendre le service postal et diminuer les crédits qui lui sont alloués. Ceux qui votent des budgets en baisse doivent assumer les fermetures de bureaux de poste comme ils doivent, dans un autre domaine, assumer la réduction du nombre d'enseignants.

Il me paraît par ailleurs inopportun, dans un monde marqué par des arnaques ou des démarchages téléphoniques en tout genre, de couper dans les crédits destinés aux associations de consommateurs. Celles-ci n'auront plus les moyens de tenir des permanences.

J'exprime ma totale opposition à la vente à un groupe privé du magazine 60 millions de consommateurs. Le journal serait alors perméable aux pressions financières et ne pourrait plus remplir sa mission actuelle, qui est quasiment une mission de service public. J'apporte mon soutien à ses 54 salariés.

M. Franck Montaugé. - De façon générale, je regrette l'indigence des études d'impact figurant dans ce projet de loi de finances. Les inflexions budgétaires qu'il prévoit auront forcément des conséquences, économiques, sociales et environnementales qui ne sont pas évaluées.

C'est notamment pour cette raison que notre groupe se prononcera contre les crédits de cette mission.

Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure pour avis. - Concernant La Poste, il convient d'abord de s'assurer de la bonne application du contrat de présence postale territoriale en cours. Pour le rattrapage prévu des 50 millions d'euros qui avaient été annulés, il devra être confirmé mardi 3 décembre 2024 par la commission mixte paritaire chargée d'examiner les dispositions restant en discussion du projet de loi de finances de fin de gestion pour 2024.

M. Christian Redon-Sarrazy, rapporteur pour avis. - Plus d'une centaine de sites ont été identifiés pour la décarbonation, ce qui nécessite en effet des moyens.

Si la compensation carbone doit en effet être évaluée, les négociations sur une évaluation du cadre devront être portées au niveau européen. Je rappelle que les entreprises bénéficiaires sont uniquement celles soumises à une forte concurrence internationale : veillons toutefois à ne pas trop fragiliser ces entreprises, qui pourraient à terme se voir remplacées par leurs concurrents étrangers, moins vertueux en la matière d'émissions de gaz à effet de serre.

Mme Sylviane Noël, rapporteure pour avis. - La cession de 60 millions de consommateurs, si nous la déplorons, pourrait toutefois permettre de dégager, à moyens constants, des crédits pour les associations de consommateurs.

M. Daniel Fargeot. - Pour mémoire, la loi fixe à La Poste l'obligation de maintenir, sur tout le territoire, 17 000 points de contact. Tout ne se résume pas à des questions budgétaires.

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Nous en venons à l'examen des six amendements proposés par nos rapporteurs pour avis.

M. Christian Redon-Sarrazy, rapporteur pour avis. - Je vous propose un amendement pour restaurer la part de l'État, à hauteur de 9 millions d'euros en AE et en CP, dans le financement des pôles de compétitivité. À défaut, ces pôles péricliteront.

L'amendement n°  II-308 est adopté à l'unanimité.

Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure pour avis. - Je vous propose d'abonder les crédits de l'ADLC, même si je crains que la commission des finances n'émette à ce sujet un avis défavorable. En ce sens, il s'agit aussi d'un amendement d'appel.

L'amendement n°  II-309 est adopté à l'unanimité.

Par cet amendement, je vous propose de rétablir, à l'euro près, les crédits accordés dans la loi de finances pour 2024 au dispositif des conseillers numériques de France Services.

L'amendement n°  II-310 est adopté à l'unanimité.

Cet amendement vise à abonder de 14 millions d'euros en AE et en CP les crédits destinés à La Poste, de façon à permettre le respect de la trajectoire tracée par le contrat de présence postale territoriale.

L'amendement n°  II-311 est adopté à l'unanimité.

Cet amendement est destiné à corriger une inégalité territoriale, en allouant au réseau d'initiative publique (RIP) du département de Mayotte les moyens de financer le raccordement de ce territoire à la fibre optique.

L'amendement n°  II-312 est adopté à l'unanimité.

Mme Sylviane Noël, rapporteure pour avis. - L'amendement que je vous soumets a pour objet de préserver le label EPV, menacé de disparition si ses crédits restaient en l'état.

L'amendement n°  II-313 est adopté à l'unanimité.

La commission émet un avis favorable à l'adoption des crédits de la mission « Économie », sous réserve de l'adoption de ses amendements.

Projet de loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne en matière économique, financière, environnementale, énergétique, de transport, de santé et de circulation des personnes - Désignation d'un rapporteur pour avis

Mme Dominique Estrosi Sassone. - Mes chers collègues, avant de nous séparer, il nous reste à procéder à une désignation de rapporteur.

Nous devons désigner un rapporteur pour avis sur le projet de loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne en matière économique, financière, environnementale, énergétique, de transport, de santé et de circulation des personnes, qui a été déposé à l'Assemblée nationale le 31 octobre dernier.

Nous examinerons ce texte le 15 janvier, juste avant la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable qui est saisie au fond.

L'examen en séance publique aura lieu le jeudi 23 janvier, à partir de 10 h 30.

Je vous propose la candidature de notre collègue Daniel Fargeot.

La commission désigne M. Daniel Fargeot rapporteur sur le projet de loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne en matière économique, financière, environnementale, énergétique, de transport, de santé et de circulation des personnes (sous réserve de son adoption et de sa transmission par l'Assemblée nationale).

La réunion est close à 13 h 00.