Jeudi 14 novembre 2024

- Présidence de Mme Micheline Jacques, président -

La réunion est ouverte à 9 h 05.

Audition de M. Christophe Girardier, auteur de rapports sur le marché de la distribution de détail en outre-mer, président du cabinet de conseil Bolonyocte Consulting, dans le cadre du rapport d'information sur la lutte contre la vie chère dans les outre-mer

Mme Micheline Jacques, président, rapporteur. - Nous lançons aujourd'hui l'étude de la délégation sénatoriale aux outre-mer sur la lutte contre la vie chère que nous avons mise au programme de nos activités pour la session parlementaire 2024-2025.

La vie chère est l'une des principales causes des explosions sociales dans les outre-mer, et cela de manière récurrente. Les récents événements en Martinique en sont l'illustration. Le fait que l'accord signé le 16 octobre dernier ne soit pas parvenu à ramener complètement le calme nous incite à nous interroger encore davantage sur la nécessité d'une réponse structurelle à ce problème, alors que nos territoires connaissent parallèlement - faut-il le rappeler ? - les plus forts taux de pauvreté de notre pays !

Pour notre première audition, nous avons convié Christophe Girardier, auteur de plusieurs rapports sur le marché de la distribution de détail, afin de nous aider à mieux identifier les facteurs de la vie chère sur les produits du quotidien dans nos outre-mer.

Nous vous remercions vivement, Monsieur, pour votre disponibilité en vue de dresser le panorama général de cette problématique cruciale. Vous avez réalisé plusieurs études sur ce sujet, notamment pour l'observatoire des prix, des marges et des revenus (OPMR) de La Réunion. Vous avez également été auditionné en 2023 par la commission d'enquête sur le coût de la vie dans les collectivités territoriales régies par les articles 73 et 74 de la Constitution de l'Assemblée nationale et par la délégation aux outre-mer du Conseil économique, social et environnemental (Cese), lesquels ont formulé des pistes intéressantes sur le coût de la vie dans les outre-mer que nous pourrons approfondir.

Nous souhaitons nous appuyer sur les travaux et propositions déjà disponibles afin d'avancer de manière assez rapide et de pouvoir répondre aux inquiétudes légitimes de nos concitoyens, mais dans une optique plus opérationnelle.

Pour cette audition, nous vous avons adressé un questionnaire sur lequel vous pourrez vous appuyer pour votre exposé liminaire. Puis, je donnerai la parole aux rapporteurs et à nos collègues qui vous adresseront leurs questions. Je vous précise que, compte tenu du contexte entourant l'examen du budget, certains de nos collègues n'ont pu être présents ce matin.

Nous avons désigné trois binômes de rapporteurs composés d'hexagonaux et d'ultramarins, selon le principe de parité qui régit depuis l'origine notre délégation : M. Dominique Théophile (RDPI - Guadeloupe) et Mme Évelyne Perrot (UC - Aube) se pencheront plus particulièrement sur le coût des pièces automobiles et sur les activités annexes, telles que les assurances ; Mme Jocelyne Guidez (UC - Essonne) et M. Teva Rohfritsch (RDPI - Polynésie) se concentreront sur le fret maritime, aérien, et en partie sur le dossier assurantiel ; enfin, Mme Viviane Artigalas (SER - Hautes-Pyrénées) et moi-même, Micheline Jacques (Les Républicains - Saint-Barthélemy), traiterons les produits du quotidien.

M. Christophe Girardier, auteur de rapports sur le marché de la distribution de détail en outre-mer, président du cabinet de conseil Bolonyocte Consulting. - Merci, madame le président, mesdames, messieurs les sénateurs, de vous intéresser à mes travaux. Je suis très heureux de pouvoir partager mes réflexions sur les outre-mer. Sans être un compatriote ultramarin, j'ai eu la chance à travers mes études de connaître certains territoires ultramarins, que j'ai appris à aimer. Je m'y suis rendu souvent, particulièrement à La Réunion et à Mayotte. Je ne suis malheureusement pas allé en Martinique, mais j'ai beaucoup étudié sa situation et suivi de très près les négociations et les événements récents, qui ne m'ont pas beaucoup surpris.

Je suis d'autant plus heureux d'être devant vous - je connais le sérieux et la sérénité du Sénat - que j'ai à coeur de vous faire partager non pas des convictions, mais les observations qui, hélas ! alimentent mes rapports - j'en ai rédigé six pour les outre-mer. Le nouveau conflit à la Martinique illustre une situation de tension résultant de cette réalité qu'est la vie chère. Des décisions doivent être prises : plus que jamais, face à des situations économiques qui se détériorent et connaissent de nombreux excès, le législateur doit légiférer.

Je saisis cette occasion pour vous faire part de mes recommandations. Formulées il y a deux ans, elles me semblent de nature à créer les conditions pour que le niveau de vie outre-mer soit comparable à celui de la métropole. Il n'y a aucune fatalité en la matière !

Concernant la vie chère, je vous invite à ne pas rester sur l'écume des vagues. Or vous n'êtes pas aidés par différents acteurs, qui vous laissent souvent sur une voie de garage. C'est pour moi une vérité scientifique : la vie chère ne s'explique pas par l'insularité ou par les frais d'approche dus à l'éloignement, même s'ils y contribuent de façon très secondaire. Comme indiqué dans mes rapports, pour un produit à 10 euros, 5 % à 7 % de son prix seulement peuvent se justifier par l'éloignement.

Dans son étude publiée voilà dix mois, l'Insee compare le panier des produits en outre-mer et en métropole. Un chiffre n'a pas été suffisamment évoqué : le différentiel du panier moyen des courses de nos compatriotes ultramarins. Celui-ci est en moyenne de 37 % à La Réunion, de 40 % à la Martinique et de 42 % à la Guadeloupe. Mais les moyennes sont trompeuses, car il existe des extrêmes !

L'Insee rapporte également que l'étude spatiale de comparaison des prix en métropole et en outre-mer est réalisée tous les cinq ans. En 2015, l'écart était de moins de 7 % à La Réunion - il a donc augmenté de 30 % tandis qu'à la Martinique la progression n'est que de 5 %. Entre-temps, le Groupe Bernard Hayot (GBH), déjà dominant, a pris la place de numéro 1 de la distribution, élevant sa part de marché de 17 % à 37 %. Il faut être prudent, mais il n'y a pas de hasard.

J'ajoute que l'Insee a réalisé une étude sur l'inflation. Celle-ci, sans être jugulée, s'est calmée en métropole, mais pas en outre-mer. À La Réunion, sur les douze mois glissants, l'inflation est deux fois plus importante qu'en métropole.

Les vraies causes de la vie chère en outre-mer s'expliquent d'abord par un modèle économique ultramarin particulier. Je vous choquerai peut-être en vous disant que l'économie en outre-mer n'a pas renoncé à l'économie de comptoir - à savoir au fait, pour quelques acteurs, parfois un seul, de monopoliser une très grande partie des richesses qui arrivent du port.

Ces causes sont même historiques. Je parle sous le contrôle des sénateurs ultramarins, la République a libéré les esclaves, mais pas le pouvoir économique ni la propriété de leurs terres. Elle a aussi indemnisé les esclavagistes, les groupes békés. La fin de l'esclavage ne s'est donc pas accompagnée d'une redistribution des richesses.

Dans les Antilles, ce modèle économique est calqué sur le modèle métropolitain. On peut y voir des similitudes, notamment dans le marché de la distribution alimentaire, mais aussi un exercice exacerbé. Le modèle de la grande distribution, par essence concentrateur, a été poussé à son paroxysme en outre-mer, car on trouve les plus grandes surfaces commerciales européennes dans des territoires qui n'avaient pas de tradition de gigantisme. Quand vous autorisez l'ouverture d'une surface de 15 000 mètres carrés, vous empêchez l'ouverture d'un magasin aussi grand en face. Et vous créez de fait un pouvoir de marché local considérable.

L'une des conséquences de ce modèle économique est le niveau de concentration du marché de la distribution alimentaire dans les outre-mer. À La Réunion, ce marché avoisine les 2,7 milliards d'euros - méfiez-vous de ceux qui avancent que les départements d'outre-mer sont de petits marchés. Deux acteurs possèdent les deux tiers du marché, ce qui ne favorise ni les prix raisonnables ni la diversité de l'offre.

L'autre cause, plus technique, de la cherté de la vie est la pratique des marges arrière, qui découle du modèle économique des grandes surfaces et est poussée à l'extrême en outre-mer. La marge avant, c'est le fait pour un commerçant d'acheter un produit à un certain prix et de le revendre avec une marge. C'est le principe du commerce. La marge arrière, c'est le fait pour les distributeurs d'exiger de leurs fournisseurs des montants à payer au titre de la coopération commerciale. Cela inclut la mise en valeur des produits et des opérations de promotion.

Mme Évelyne Perrot, rapporteure. - Cela existe aussi dans l'Hexagone.

M. Christophe Girardier. - Tout à fait ! Vous avez raison de le préciser.

Il existe un autre type de marges arrière, à savoir les bonifications de fin d'année. C'est le fait, pour un distributeur, de facturer à son fournisseur une remise qui s'applique sur l'ensemble du chiffre d'affaires, au titre de l'atteinte des objectifs fixés. En position dominante, ceux-ci sont toujours atteints. Ces marges arrière peuvent aller de 5 % à 25 % du chiffre d'affaires annuel, voire jusqu'à 28 %. Par exemple, un industriel qui vend 5 millions d'euros de yaourts dans l'année peut recevoir une facture du distributeur de 1,5 million ou de 2 millions d'euros. Ces marges arrière sont inflationnistes par essence, car elles conduisent le fournisseur local à augmenter ses prix.

Le plus préoccupant est que ces marges arrière n'apparaissent jamais dans les comptes d'exploitation des industriels. Or la logique voudrait que la marge arrière perçue en fin d'année soit réattribuée, au moins en partie, au consommateur. Mais c'est rarement le cas, voire jamais, et cela explique l'argument des distributeurs selon lequel leurs marges ne sont pas énormes. À cet égard, dans un rapport qu'elle a publié voilà quelques années, l'Autorité de la concurrence a affirmé qu'elle n'avait pas trouvé de marges particulièrement excessives, sans dire un mot sur les marges arrière. J'ai donc réagi auprès de cette instance.

J'ajouterai un dernier facteur très important : la structuration conglomérale des groupes en outre-mer. Par exemple, aux Antilles et à La Réunion, GBH possède des enseignes Carrefour, Decathlon, Mr.Bricolage, de nombreux concessionnaires automobiles, des agences de location de voitures, des sociétés de vente de pièces détachées, et il possède l'une des plus grandes usines de yaourts réunionnaises... Une telle structuration conglomérale implique une présence en amont et en aval des marchés, qui offre un pouvoir considérable.

Ceux qui estiment qu'il suffit de s'attaquer à l'octroi de mer et à la TVA pour régler le problème restent sur l'écume des vagues. Je ne remets pas en cause la bonne volonté de la collectivité territoriale de Martinique (CTM), mais je suis consterné que l'accord conclu le 16 octobre dernier se fonde sur une mauvaise analyse. Je m'étonne, d'ailleurs, que l'État ait signé un tel accord dans le contexte budgétaire contraint. Ces mesures sur l'octroi de mer et sur la TVA auront un impact très marginal. Ce n'est d'ailleurs pas sans raison que le collectif citoyen n'a pas signé l'accord.

Mme Micheline Jacques, président, rapporteur. - Nos travaux ont vocation à trouver des solutions de fond. Vous faites état d'une situation catastrophique en Martinique, qui appelle des réponses à court terme, mais aussi à long terme. Nous connaissons des crises cycliques, que l'État a tendance à régler dans l'urgence par des mesures d'ordre financier, sans aller au fond des choses.

Je rappelle que 97,7 % des produits qui alimentent le marché ultramarin arrivent de l'Hexagone. Or si vous avez évoqué l'espace maritime, vous n'avez pas mentionné l'évolution des normes et des contraintes liées à la pollution. La taxe instaurée sur le transport maritime de marchandises pousse les compagnies, dont CMA CGM, à revoir leur stratégie de verdissement, ce qui aura des conséquences pour les petits territoires, notamment dans les Antilles.

Il me semblerait utile d'ouvrir la possibilité de s'approvisionner auprès des pays voisins. Cela implique de s'affranchir de certaines normes européennes qui bloquent les transactions au sein des bassins maritimes. C'est l'un des objets de notre étude sur la coopération et l'intégration régionales des outre-mer, dont le premier volet porte sur le bassin de l'océan Indien et le deuxième sur le bassin Atlantique.

Mme Viviane Artigalas, rapporteure. - Existe-t-il des écarts de prix notables pour les mêmes produits du quotidien entre les différents territoires ultramarins ? L'écart est-il plus marqué sur certains types de produits ? Le cas échéant, à quoi est-ce dû ?

Je m'interroge ensuite sur l'approvisionnement local. La commission des affaires économiques travaille sur les questions d'autosuffisance, en particulier sur la diversification des filières agricoles. Cela pourrait-il constituer l'une des réponses à la vie chère ?

Enfin, quelles réformes structurelles sont-elles selon vous envisageables pour régler le problème à long terme ?

M. Christophe Girardier. - Oui, il existe des différences sensibles entre les territoires. Par exemple, à Mayotte, les prix sont globalement plus bas. Mais Mayotte est en quelque sorte un territoire africain au sein de la République française, où les comportements alimentaires sont différents de ceux des métropolitains. Nos compatriotes mahorais consomment ainsi des denrées provenant de l'océan Indien, par exemple des sardines, qui sont certes moins chères, mais de terrible qualité. Cela a bien sûr des conséquences sur la santé de la population. J'ai coutume de dire que quelque chose qui n'est pas bon est toujours trop cher.

Toutefois, il est évident qu'il est possible d'exploiter davantage l'activité économique régionale. Il est vrai que les normes imposées par l'Union européenne peuvent être perçues comme des freins, mais elles sont aussi des garanties, notamment dans le secteur alimentaire. Il faut trouver un juste milieu. Le marché de Madagascar est tentant pour les Mahorais ou les Réunionnais, mais les normes y sont épouvantables.

La situation est relativement similaire en Martinique, en Guadeloupe, à La Réunion et en Guyane. Les problèmes de concentration existent dans tous les territoires ultramarins. Je suis favorable à la coopération régionale, mais ce ne sera pas suffisant. Vous dites que les denrées proviennent de l'Hexagone, ce qui n'est pas tout à fait exact : elles viennent du marché européen. Ce n'est pas forcément un mal. Il est possible d'importer de très bons produits venant de loin à des prix raisonnables.

En ce qui concerne la production locale, vous avez raison. À La Réunion, il est possible d'acheter des fruits et légumes sur les marchés forains à des prix inférieurs de 25 % à ceux qui sont pratiqués par la grande distribution. La Réunion, tout comme la Martinique ou la Guadeloupe, est une terre très riche. Pourrait-elle être autosuffisante en matière agricole ? Je n'en suis pas sûr, mais elle pourrait atteindre un niveau de production satisfaisant, notamment en convertissant une partie de la culture de canne à sucre en culture maraîchère - ce qui, je le sais bien, poserait des problèmes sociaux.

Il n'y a donc pas de fatalité : il est tout à fait possible de produire des denrées localement et de les vendre à des prix raisonnables, parfois même moins chers qu'en métropole, même si les exemples sont rares.

Il existe également des contre-exemples : des yaourts produits localement sont vendus beaucoup trop cher. Les distributeurs prétextent le prix des machines de production, mais ils profitent d'une niche fiscale précisément pour compenser ce handicap.

Je reste convaincu que le développement économique endogène peut faire baisser les prix dans l'alimentaire et dans l'artisanat, même si certains produits devront toujours être importés, par exemple l'électroménager.

Certains produits sont en effet plus touchés par le différentiel de prix que d'autres. L'excellente enquête de comparaison spatiale des niveaux de prix à la consommation entre territoires français de l'Insee montre que si les produits alimentaires coûtent 41 % plus cher en Martinique et 37 % plus cher à La Réunion qu'en métropole, les produits d'entretien ne coûtent que 7 % plus cher, alors qu'ils proviennent du même endroit.

Mme Viviane Artigalas, rapporteure. - Sur quels types de produits le prix est-il moindre ou au contraire plus élevé ?

M. Christophe Girardier. - En moyenne, le différentiel est moindre sur les produits de consommation courante tels que les détergents, les produits d'entretien ou les gels douche, et plus élevé sur les produits alimentaires. Comme ils sont acheminés sur le même bateau, nous sommes en droit de nous interroger sur un tel écart.

J'en viens aux réformes que j'estime nécessaire d'engager. Comme je l'ai dit en introduction, mes rapports démontrent que la concentration, la structuration conglomérale et les marges arrière excessives pratiquées par les acteurs sont les causes de la vie chère. En tant que législateurs, je vous propose de prendre des mesures de nature à rebattre les cartes. Pour cela, il faut agir franchement.

La première mesure que je propose est de limiter la part de marché en chiffre d'affaires - et non en surface - de tout acteur économique dans un territoire ultramarin en situation d'insularité à 25 %, dans quelque secteur que ce soit. Cette disposition s'inspire de l'amendement Thien Ah Koon, adopté en 1993, qui ne portait que sur les surfaces commerciales. Je propose le seuil de 25 %, car il ne faut pas que deux acteurs détiennent à eux seuls plus de 50 % du marché.

En prenant une telle mesure, qui ne représente rien de plus qu'une ligne insérée dans le code de commerce, et en la rendant rétroactive, vous changeriez la vie de nos compatriotes ultramarins. Du jour au lendemain, les grands acteurs devraient vendre leurs parts excédant le seuil. Des mesures d'accompagnement devraient bien sûr être prévues, par exemple sous la houlette de l'OPMR, mais vous aurez rebattu les cartes.

La deuxième mesure que je prône est l'interdiction de la structure verticalisée des groupes et des acteurs économiques. Autrement dit, il ne doit plus être possible d'être à la fois distributeur et producteur industriel à l'échelle locale.

Mme Évelyne Perrot, rapporteure. - Nous pourrions faire de même dans l'Hexagone.

M. Christophe Girardier. - La Commission européenne empêcherait certainement une telle mesure en métropole, mais pas pour les outre-mer, car il existe des raisons objectives de le faire, de la même manière que l'octroi de mer n'a pas été censuré.

Évidemment, lorsque j'évoque ces deux mesures, je provoque les hurlements d'une partie des acteurs économiques, mais il me semble difficilement justifiable qu'un seul groupe règne sur 45 % des achats du quotidien des Réunionnais, comme c'est le cas de GBH - lequel réalise tout de même un chiffre d'affaires de plus de 4 milliards d'euros, pour l'essentiel dans les outre-mer.

La troisième mesure pour laquelle je plaide est non pas de supprimer les marges arrière, car les armées de juristes des distributeurs feraient annuler la décision, mais de les encadrer différemment. Il serait bon de les rendre transparentes, par exemple en les faisant figurer sur les tickets de caisse, pour que les consommateurs prennent conscience du coût qu'elles représentent. Cela pourrait limiter l'effet inflationniste de cette pratique.

La quatrième mesure me paraissant essentielle est de proclamer la fin du modèle des très grandes surfaces en outre-mer. Trop, c'est trop ! Je n'en veux pas aux élus locaux, mais ils doivent comprendre qu'il n'est pas judicieux d'autoriser l'implantation d'une enseigne Decathlon de 15 000 mètres carrés sur leur territoire... Je propose de prononcer le moratoire de toute autorisation d'implantation d'une nouvelle grande surface supérieure à 2 000 mètres carrés pour imposer la présence d'une pluralité d'acteurs. En outre, je souhaite que le législateur taxe dès maintenant toutes les enseignes dont la surface excède 2 000 mètres carrés au profit d'un fond profitant au commerce de proximité en outre-mer.

Il s'agit de mesures structurantes, mais c'est parfois l'honneur du mandat de législateur que de siffler la fin de la récréation. En l'occurrence, il s'agit de créer les conditions du pluralisme concurrentiel.

M. Dominique Théophile, rapporteur. - La surface en mètres carrés d'un commerce n'est pas comparable à celle, par exemple, d'un entrepôt. Parlez-vous seulement de la vente commerciale ou de toute forme d'activité ?

M. Christophe Girardier. - Je parle bien de la surface de vente et non de la surface de stockage. Permettez-moi tout de même de vous dire que 2 000 mètres carrés, c'est considérable ! À Paris, la plupart des supermarchés ont une superficie de moins de 1 000 mètres carrés, ce qui n'empêche pas les habitants de disposer d'une offre importante.

M. Dominique Théophile, rapporteur. - Il faudra tout de même créer des exceptions et se montrer précis. Je pense, notamment, au secteur automobile, aux zones de mécanisation ou de transformation : 2 000 mètres carrés, lorsque vous devez garer des camions, ce n'est rien !

M. Christophe Girardier. - Certes, il convient d'être précis, mais je parle bien des espaces ouverts au public et non des activités logistiques.

J'ai travaillé sur le commerce de proximité à La Réunion et vous n'imaginez pas ce qu'un commerçant créatif peut faire avec 60 mètres carrés. J'ai notamment accompagné une petite coopérative qui était parvenue à traduire toute la poésie de La Réunion dans 120 mètres carrés en proposant pléthore de produits locaux.

Quoi qu'il en soit, je suis d'accord avec vous : il ne faut pas perturber les activités logistiques, même si je préfère une multitude de petits entrepôts à quelques énormes entrepôts appartenant au même propriétaire.

Mme Micheline Jacques, président, rapporteur. - Permettez-moi de revenir sur le commerce régional. Il existe des produits locaux respectant les normes européennes. Par exemple, la vanille de Madagascar vient d'être acceptée sur le marché européen et inonde le marché réunionnais. De même, les crevettes de Madagascar sont vendues en France. Faute d'accord commercial, Mayotte ne peut acheter ces crevettes qu'après leur conditionnement en Bretagne au lieu de les importer directement de Madagascar et de les conditionner sur place : c'est hallucinant !

De même, des céréales transformées à l'île Maurice et labellisées bio sur place selon les critères locaux peuvent être commercialisées en tant que produits bio à La Réunion, alors que les mêmes céréales transformées à La Réunion ne peuvent pas être y être vendues sous le label bio...

Il convient bien sûr de veiller au respect des normes sanitaires, mais je plaide pour développer les équivalences normatives afin de favoriser les échanges et le développement régionaux.

Au-delà du coût non négligeable des taxes carbone, les attaques de navires par les Houthis poussent les containers en provenance de l'océan Indien à contourner toute l'Afrique pour remonter jusqu'à La Réunion. Les délais d'acheminement sont très longs, au point que lorsque les cargaisons sont livrées, les produits frais sont en limite de péremption. Cela entraîne un énorme gaspillage.

M. Akli Mellouli. - Pour donner un ordre de grandeur, 15 000 mètres carrés, c'est le Stade de France. En Île-de-France, les plus grosses surfaces commerciales ne dépassent pas les 10 000 mètres carrés, et il s'agit de centres commerciaux qui accueillent plusieurs enseignes. Comment avez-vous déterminé ce seuil de 2 000 mètres carrés ? Est-il pour vous définitif ? Résulte-t-il d'un calcul ayant une résonance économique ?

M. Christophe Girardier. - Au départ, je plaidais plutôt pour un seuil de 1 500 mètres carrés. Je l'ai augmenté à 2 000 mètres carrés pour éviter les tirs de barrage des acteurs. Une telle limitation imposerait des choix favorisant la diversité. Ce seuil peut être discuté, il peut même varier selon les domaines ; mais il impose une forme de créativité aux acteurs et permet surtout d'éviter la création d'un monopole local.

Votre comparaison avec le Stade de France est intéressante. Je suis sidéré d'observer l'ouverture à La Réunion de centres commerciaux construits selon les standards des plus chers d'Europe. Cela me semble excessif.

Mme Evelyne Corbière Naminzo. - Je suis sénatrice de La Réunion et je vous remercie de votre analyse fine et de vos propositions somme toute courageuses, au regard du long passé de domination du marché économique des outre-mer.

Vous avez déjà répondu à certaines de mes questions. Au sujet de la vie chère, une motion a encore une fois été déposée le 7 novembre lors de l'assemblée plénière du conseil régional de La Réunion pour sanctionner les opérateurs économiques refusant la communication de leurs comptes annuels. Il apparaît en effet que les sanctions prévues sont dérisoires : 1 500 euros d'amende ou 3 000 euros en cas de récidive. Quel est votre avis sur ce sujet ? Vivant au quotidien l'injustice de la vie chère, je ne vous cache pas que le mien est déjà forgé.

Par ailleurs, j'attire votre attention sur le fait que si les prix pratiqués dans les marchés forains sont inférieurs à ceux affichés en grande surface, une grande partie de la population ne peut en profiter faute de disposer d'argent liquide. En effet, 37 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. De nombreuses familles vivent à crédit et s'endettent auprès de la grande distribution.

En outre, dans la mesure où les grands distributeurs possèdent de larges parts du marché, ils ont la mainmise sur la production locale, qu'ils revendent en grande surface à des tarifs prohibitifs. Quand bien même nous nous approcherions de l'autosuffisance alimentaire, il faudrait revoir tout le système économique pour que les prix baissent. En parallèle, l'industrie de la canne à sucre constitue un rempart pour nos agriculteurs, car elle est subventionnée par l'Europe, contrairement à la production maraîchère.

La limitation des parts de marché à 25 % du chiffre d'affaires des entreprises romprait radicalement avec l'économie ultramarine postcoloniale héritée de la Compagnie des Indes orientales. Il s'agirait d'une mesure courageuse.

M. Christophe Girardier. - Vous avez, hélas ! raison : on ne saurait aborder la question de la vie chère pour nos compatriotes ultramarins sans évoquer les revenus.

Je partage votre avis sur la nécessité d'imposer la transparence des comptes annuels des grands groupes. Dans le cadre de l'élaboration de mes rapports, j'ai interrogé la totalité des acteurs de la distribution en outre-mer : pas un seul ne déclare ses comptes. Le Parlement a voté des lois à cet égard, mais les distributeurs préfèrent payer une amende ridicule - lorsqu'ils la payent - que déclarer leurs comptes.

À mon sens, il convient d'aller plus loin. Rien qu'à La Réunion, GBH possède cinquante-deux entreprises différentes. Quand bien même ils déclareraient leurs comptes, nous aurions du mal à détecter où ont été facturées les marges arrière. Pour plus de transparence, il convient de modifier le code de commerce afin de définir ce qui doit être rendu public. J'ai réussi à reconstituer les comptes des entreprises en obtenant les chiffres d'affaires de tous les magasins, sauf ceux du Groupe Bernard Hayot.

Au-delà des comptes, il faut imposer la transparence sur le système des marges arrière. Je rêve qu'elles soient affichées sur les tickets de caisse des consommateurs, car les distributeurs répugnent à justifier des marges qu'ils n'ont pas redistribuées. Il faut aller plus loin dans la nature des informations à fournir et conférer des pouvoirs d'enquête aux acteurs locaux.

Dix pages de mon dernier rapport sur le rachat de Vindémia par GBH font état d'infractions au droit de la concurrence. Ce rapport étant public, je m'étonne que les services du pôle C de l'État à La Réunion n'aient toujours pas enquêté...

GBH possède la société Sorelait, qui produit à La Réunion les yaourts vendus sous la marque Danone. Son principal concurrent, la Compagnie laitière des Mascareignes, ou CILAM, produit des yaourts vendus sous la marque Yoplait. Cette dernière ayant plus de références de produits que Danone, sa part de marché est mécaniquement plus importante. Nous avons mesuré les mètres linéaires accordés aux deux marques dans les grandes surfaces : partout, le rapport est de deux tiers-un tiers en faveur de Yoplait, sauf dans les magasins Carrefour, qui appartiennent à GBH, où le rapport est inverse !

Il s'agit d'une atteinte caractérisée à la concurrence, qui porte préjudice à CILAM. Pourquoi les services de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) ne l'ont-ils pas relevée ?

Je précise que les industriels que j'ai interrogés ont peur : j'ai dû mener mes entretiens dans des endroits tenus secrets et ai été sommé de conserver leur anonymat.

Mme Micheline Jacques, président, rapporteur. - Vous n'avez qu'en partie répondu à notre question sur le bon fonctionnement des OPMR. Parallèlement, l'Autorité de la concurrence ainsi que la DGCCRF sont-elles suffisamment efficaces sur ces territoires ? Pour rester à La Réunion, les supermarchés Run Market ont été rachetés par un groupe mauricien. A-t-il mis en place des stratégies commerciales différentes ? Existe-t-il un différentiel de prix entre les deux enseignes ?

M. Christophe Girardier. - Je ne vais pas dire du mal des OPMR puisque c'est pour eux que j'ai fait ces rapports. Le législateur a eu l'intelligence et la sagesse de confier la responsabilité des OPMR non pas au préfet, mais à la chambre régionale des comptes : tous les présidents d'OPMR doivent en être des magistrats. Pour autant, c'est le préfet qui décide malheureusement de tout, y compris lorsqu'il demande au rapporteur que je suis de ne pas aborder certaines questions...

Les présidents des OPMR ne peuvent pas diligenter une étude sans l'accord du préfet, qui tient les cordons de la bourse. Ce n'est pas normal. Tant qu'on laissera les préfets décider du sort des OPMR, il y aura un problème. Le seul OPMR qui fonctionne à peu près bien est celui de La Réunion. Est-ce que les OPMR fonctionnent bien ? La réponse est non. Est-ce que c'est de leur faute ? La réponse est également non.

Lorsque j'ai été mandaté par l'OPMR pour réaliser mes études, tous les acteurs m'ont reçu, y compris le Groupe Bernard Hayot, mais il m'a fallu trois ans pour obtenir les informations que je demandais - je n'ai d'ailleurs jamais convaincu le Groupe Bernard Hayot de me donner la moindre information économique.

Il convient donc de couper le cordon ombilical entre les OPMR et le préfet en les dotant d'un budget géré par le président de l'OPMR lui-même. Il faut également leur donner des pouvoirs d'enquête. Un acteur qui refuserait de répondre à l'Autorité de la concurrence serait sanctionné d'une amende !

Je vous assure que j'ai subi des pressions, auxquelles je n'ai pas cédé, pour supprimer certains chapitres dans mes rapports. Faire des rapports pour l'OPMR, c'est quasiment un sacerdoce. Je serai transparent : le dernier rapport que j'ai remis à l'OPMR de La Réunion a coûté environ 25 000 euros pour huit mois de travail. Je n'ai pas accepté cette mission pour gagner ma vie, mais parce qu'il fallait bien que quelqu'un le fasse. Le budget annuel de l'OPMR à La Réunion s'élève à moins de 100 000 euros. Que voulez-vous faire par an avec une telle somme ? Il faut doter les OMPR de moyens financiers plus importants, leur donner un pouvoir d'enquête et ne pas permettre aux préfets de décider de leur sort. Car l'autorité préfectorale dans les outre-mer s'apparente parfois à celle qui prévalait du temps de l'époque coloniale, n'est-ce pas ?

Pour répondre à votre question, j'ai réalisé deux rapports sur le rachat de Vindémia par le Groupe Bernard Hayot, l'OPMR de La Réunion souhaitant disposer, avant l'opération, d'une étude d'impact sur l'économie réunionnaise. En 2020, l'Autorité de la concurrence a été saisie en même temps que moi, mais elle a refusé de me recevoir. La conclusion de mon rapport, remis fin 2020, était de ne pas accepter cette opération, car il s'agissait typiquement d'une atteinte à la concurrence. L'Autorité de la concurrence, qui est souveraine, a décidé, elle, de l'autoriser. Pour la petite histoire, elle l'a fait par la voie rapide, alors même que tous les élus locaux de l'île, sur ma suggestion, avaient demandé au ministre de l'économie de l'époque - un certain Bruno Le Maire - d'imposer à l'Autorité de la concurrence de procéder à un examen approfondi, l'opération portant tout de même sur 900 millions d'euros.

Pour rappel, les magasins Run Market - acteur né de cette fusion - ont pris le contrôle de quatre hypermarchés, conformément à la solution préconisée par le Groupe Bernard Hayot pour régler les problèmes d'atteinte à la concurrence. Imaginez qu'en métropolen Intermarché - numéro 3 de la distribution - rachète Carrefour : il y aurait des hurlements, personne n'autoriserait cela !

C'est pourtant ce qui s'est passé à La Réunion. Au moment de cette opération, le Groupe Bernard Hayot n'avait que 17 % de part de marché, contre 37 % aujourd'hui. Lorsqu'il notifie cette opération, il propose à l'Autorité de la concurrence de vendre quatre hypermarchés - à un acteur qu'il a trouvé lui-même, Make Distribution - pour contourner le problème d'atteinte à la concurrence. Tout le monde a considéré que quatre hypermarchés, c'était quand même beaucoup ; d'aucuns ont même cru qu'il y aurait davantage de concurrence - tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes...

Or c'est exactement l'inverse qui s'est produit, comme le montrait mon rapport. Ces quatre hypermarchés étant ceux dont le Groupe Bernard Hayot avait le moins besoin, ils ont été exposés à la concurrence frontale des deux futurs leaders, Carrefour et Leclerc. J'avais même prévu en 2020 que cette société pourrait disparaître. Malheureusement, je ne m'étais pas trompé : Run Market a connu de très graves difficultés, 150 emplois ont été supprimés et la société était au bord du dépôt de bilan en 2022. Loin de développer la concurrence, Run Market l'a affaiblie en renforçant la concentration au profit de l'acteur dominant.

J'ai remis un nouveau rapport en 2022 à la demande de l'OMPR pour établir le bilan de l'opération : il atteste clairement d'une atteinte au droit de la concurrence. Le remède a donc aggravé le mal puisque cette société a perdu 45 % de son chiffre d'affaires au profit de Carrefour - c'est-à-dire du Groupe Bernard Hayot - et de Leclerc. Le système est ainsi plus concentré après qu'avant.

La société Make Distribution qui possède Run Market, au bord du dépôt de bilan en 2022, n'a d'ailleurs survécu que parce que le groupe mauricien IBL en a pris le contrôle après un abandon de créances publiques de 40 millions. Je suis sûr que les Réunionnais auraient fait un meilleur usage de ces 40 millions pour développer l'économie locale.

Pour répondre à votre question, est-ce que IBL a changé la stratégie ? Eh bien non, madame la présidente. IBL est un acteur très important de la distribution africaine. Nous aurions pu espérer qu'il en fasse bénéficier les Réunionnais, mais cela n'a pas été le cas. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, Run Market est toujours en difficulté et le sera de façon structurelle. Tout ça avec l'argent public !

L'argent public a servi à un groupe mauricien à reprendre à bas coût une entreprise alors qu'il existait des alternatives locales - j'en avais informé la présidente du conseil régional de La Réunion, Huguette Bello, qui s'était intéressée à mes travaux. Si ces alternatives ne s'étaient pas manifestées à l'époque, c'est tout simplement qu'elles n'avaient pas anticipé de tels abandons de créances. Il faudrait d'ailleurs s'interroger sur les responsabilités au niveau local et demander l'ouverture d'une commission d'enquête sur le sujet.

L'arrivée d'un acteur mauricien s'est d'autant moins accompagnée d'un changement de stratégie que le groupe IBL vend des produits Intermarché - car son actionnaire principal, la Société Adrien Bellier, a signé des accords avec cette enseigne.

J'ai mal pour les Réunionnais. Je ne suis qu'un analyste, mais je crois avoir fait mon travail le mieux possible. J'ai rendu deux rapports qui ont prédit deux ans avant tout ce qui a eu lieu, mais l'Autorité de la concurrence n'a pas partagé mes conclusions et a autorisé l'opération. Le Conseil d'État n'a même pas réformé cette décision alors qu'entre-temps la solution s'était cassé la figure !

Il y a pour moi une atteinte au droit de la concurrence en outre-mer. Il s'agit encore d'une spécificité de l'économie de comptoir. Il importe donc de réformer le code de la concurrence pour les outre-mer. Je recommande également la création d'une structure locale afin d'instruire les opérations de concentration. Coupons le cordon ombilical entre l'État et l'Autorité de la concurrence. L'Autorité de la concurrence est une structure administrative : je crains que sa décision validant l'opération de rachat par le groupe GBH de Vendémia soit une décision d'ordre politique - et je pèse mes mots...

Mme Evelyne Corbière Naminzo. - En début d'audition, vous avez parlé de la valeur du travail, de l'héritage historique de cette société et de cette économie dont vous dites qu'elle est encore une économie de comptoir. Vous avez évoqué l'abolition de l'esclavage, qui avait permis la libération des travailleurs, mais vous avez rappelé aussi que les esclavagistes avaient été indemnisés.

Je voulais relier cet épisode de l'histoire à ce qui se passe dans des sociétés où l'on autorise les situations de monopole, voire de duopole, comme c'est le cas à La Réunion. L'important taux de chômage de La Réunion, qui s'élève à 18 %, pose question. Mais lorsqu'un seul et même patron fait la pluie et le beau temps pour autant d'enseignes, en décidant des salaires et des évolutions de carrière de chacun, cela a forcément un impact sur le visage du marché du travail. Ces populations sont très souvent soupçonnées d'être paresseuses et de ne pas vouloir chercher d'emploi. Mais, en réalité, il y a peu de patrons, pour un travail peu valorisé et qui a peu de chances de l'être.

M. Christophe Girardier. - Vous avez raison, le Groupe Bernard Hayot emploie d'ailleurs très peu de Réunionnais dans le secteur du management. Mes rapports ont été très médiatisés à l'époque, ce qui n'a pas été simple pour moi : j'ai eu droit à toutes sortes de qualificatifs et de nom d'oiseaux. Je me souviens de l'argument de ces groupes dominants, car GBH n'est pas le seul : « nous faisons travailler 4 000 personnes à La Réunion », disaient-ils. Mais combien y aurait-il eu d'emplois si le marché n'avait pas été aussi concentré ? Un de mes rapports établissait que pour une personne par mètre carré dans la grande distribution les petits commerces auraient créé dix emplois !

Dans votre questionnaire, vous m'interrogez sur le récent accord signé par la collectivité territoriale de Martinique. Je suis convaincu que le président de cette collectivité fait de son mieux. Il n'en reste pas moins que cet accord est tragique puisqu'il s'appuie sur des mécanismes qui n'auront aucun effet. Certes, l'octroi de mer est un dispositif qui, lorsqu'il est bien utilisé, joue son rôle, à savoir financer les collectivités - en particulier les communes - et protéger la production locale.

Rappelons que l'octroi de mer est une taxe qui s'ajoute à un régime de la TVA très favorable aux outre-mer. En métropole, la TVA dans la distribution générale va de 5 % à 20 %, contre seulement 2,1 % à 5 % en outre-mer. L'octroi de mer est une bonne mesure qu'il convient de conserver, mais il faut simplement l'encadrer et aider les collectivités à bien l'utiliser. Quand j'entends les grands distributeurs nous expliquer que l'octroi de mer est responsable de la cherté de la vie, c'est faux ! L'octroi de mer est quasiment nul sur les produits de grande consommation.

L'accord signé en Martinique se trompe donc de diagnostic dans son préambule. Il part du principe que les deux tiers des causes de la cherté de la vie ont pour origine la fiscalité. Ce n'est pas le cas : on part donc sur de mauvaises bases. De surcroît, l'accord prévoit que l'État neutralisera les taux de TVA : c'est une perte de recettes injustifiée. Ce qui me navre, c'est que cet accord reprend scrupuleusement les mesures qui ont été demandées par le Groupe Bernard Hayot lors de son audition devant la commission d'enquête de l'Assemblée nationale. C'est quand même incroyable ! J'avais pourtant été auditionné dans la foulée et j'avais bien précisé à vos collègues députés que la fiscalité n'était pas la cause de la cherté de la vie. In fine, qui bénéficiera de l'accord signé en Martinique ? Uniquement les acteurs économiques, car cet accord ne prévoit aucune mesure pour contrôler l'usage de ces réductions.

Voilà donc un accord qui pèsera sur les deniers de l'État, alors même que le Premier ministre s'évertue à maîtriser le déficit budgétaire, sans qu'un mot ne figure sur les contrôles prévus pour s'assurer que les engagements pris seront bien tenus. Une phrase me choque particulièrement dans le dispositif numéro 8 de cet accord : « les distributeurs feront leurs meilleurs efforts pour modérer les marges ». Qui va croire ça ? Sans mécanisme de contrôle, cet accord sera vain. C'est triste, car je suis convaincu que les élus pensent bien faire leur travail. Malheureusement, ce n'est pas le cas. D'ailleurs, contrairement à La Réunion, aucune étude n'a été faite en Martinique ni en Guadeloupe... C'est curieux...

Donc, vous voyez, ça fait beaucoup, mesdames, messieurs les sénateurs : le législateur doit siffler la fin de la partie sinon les mouvements vont se durcir et il y aura des victimes. Vous serez confrontés à d'autres crises et dans d'autres départements, parce que trop c'est trop !

Mme Evelyne Corbière Naminzo. - Le préfet de La Réunion a annoncé que le bouclier qualité prix subirait l'an prochain une augmentation en raison de l'inflation. Il a assuré aux partenaires que l'année 2024 serait la dernière année avec une augmentation zéro : on recule pour mieux sauter.

M. Christophe Girardier. - Connaissant la problématique des marges arrière, c'est presque insupportable d'entendre ça !

Mme Micheline Jacques, président, rapporteur. - Merci pour votre présentation. Nous allons continuer nos auditions pour recueillir différents éclairages.

Nous n'avons pas la prétention de juger de l'accord récent. L'important, à mon sens, est qu'il permette de diminuer les prix à la consommation. Pour ce faire, il convient de travailler sur le fond et d'engager de vraies réformes structurelles.

Nous nous y attellerons, qu'il s'agisse des produits du quotidien, mais aussi des véhicules - l'automobile étant un élément essentiel dans ces territoires qui ne connaissent pas de mobilité vraiment structurée. Nous nous pencherons aussi sur la question du fret, la fiscalité des carburants et la taxe carbone. Un vaste chantier s'ouvre donc devant nous, mais nous sommes déterminés à avancer sur ce sujet récurrent.

La réunion est close à 10 h 40.