- Mercredi 13 novembre 2024
- Environnement et développement durable - Régime de protection du loup en Europe : communication de M. Cyril Pellevat
- Marché intérieur, économie, finances, fiscalité - Projet de loi de finances 2025 et perspectives budgétaires de l'Union européenne : communication de Mmes Florence Blatrix Contat et Christine Lavarde
- Nominations de rapporteurs
- Jeudi 14 novembre 2024
Mercredi 13 novembre 2024
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 13 h 50.
Environnement et développement durable - Régime de protection du loup en Europe : communication de M. Cyril Pellevat
M. Jean-François Rapin, président. - Mes chers collègues, notre réunion de commission est finalement moins chargée que prévu. Je vous prie d'excuser ce changement de programme un peu tardif : j'ai préféré que Didier Marie, Catherine Morin-Desailly et moi-même nous donnions du temps pour finaliser nos propositions sur la façon de mieux légiférer au niveau européen, sujet sur lequel nous travaillons depuis quelques mois en vue d'adresser un message clair en ce début de nouveau cycle institutionnel européen. Nous reviendrons donc vers vous pour présenter notre rapport et nos propositions prochainement.
Nous avons donc aujourd'hui à traiter deux sujets très différents : la protection du loup d'abord, les questions budgétaires ensuite.
Concernant le loup, j'ai en effet souhaité que Cyril Pellevat nous rappelle les démarches initiées il y a déjà quelques années au sein de notre commission, sous son impulsion, car elles semblent enfin porter du fruit : un mouvement s'amorce en effet aujourd'hui pour atténuer la protection stricte dont bénéficie le loup et cesser d'ignorer les attaques dont sont l'objet de trop nombreux troupeaux d'élevage, surtout en zones de montagne. Ceci implique plusieurs étapes au plan juridique, ce qui n'est pas si simple, et je laisse le soin à notre rapporteur, spécialiste du sujet, de nous en présenter les tenants et aboutissants.
M. Cyril Pellevat. - Je suis heureux de présenter un point d'actualité sur un dossier dans lequel nous obtenons enfin gain de cause : je veux parler du régime de protection du loup en Europe.
À l'été 2020, il y a maintenant quatre ans, le Sénat avait adopté une résolution européenne dont j'avais été le rapporteur. Notre commission avait également adopté un avis politique en reprenant les termes. Nous rappelions que le loup bénéficie d'un statut très protecteur, en application à la fois de la Convention relative à la conservation de la vie sauvage et du milieu naturel de l'Europe, plus connue comme la « Convention de Berne », et de la directive « Habitats » du 21 mai 1992. Je précise que la Convention de Berne, dont on a fêté le 45ème anniversaire, est un traité intergouvernemental conclu dans le cadre du Conseil de l'Europe, auquel l'ensemble des États membres et l'Union européenne sont parties, mais qu'il est aussi ouvert à d'autres États. On compte désormais 50 parties contractantes à cette convention, dont le Burkina Faso, le Maroc, le Sénégal et la Tunisie. Saint-Marin est le seul État membre du Conseil de l'Europe à ne pas être partie à la Convention.
Si la Convention de Berne considère le loup comme une espèce de faune strictement protégée, il convient de rappeler que lors de la ratification de ce texte, 12 États parties avaient formulé des réserves indiquant qu'ils ne considéreraient pas le loup comme une espèce strictement protégée, dont 9 États appartenant aujourd'hui à l'Union européenne. Je rappelle également que les violations de la Convention de Berne font l'objet d'un mécanisme de surveillance et que des plaintes ont été déposées à l'encontre de la Norvège et de la Suisse pour violation du régime de protection du loup.
Face à la hausse significative du nombre de loups dans de nombreux pays d'Europe, et en particulier en France, nous affirmions dans notre résolution de l'été 2020 que le loup ne pouvait plus être considéré comme une espèce en voie d'extinction sur le territoire français. Compte tenu de l'augmentation continue du nombre d'attaques de loup sur les troupeaux et de la menace qui en résultait pour la conduite et le maintien durable des activités pastorales, nous appelions en particulier l'Union européenne à soutenir une proposition visant à transférer le loup de l'annexe II de la Convention de Berne, qui liste les espèces de faune strictement protégées, vers son annexe III, qui arrête la liste des espèces de faune protégées, lors d'une prochaine réunion du comité permanent de cette convention. Nous demandions également une adaptation en conséquence des annexes de la directive « Habitats ».
À l'époque, la Commission européenne s'était montrée opposée à notre demande. Même si le loup était alors présent dans de nombreuses régions de l'Union européenne, elle considérait que la plupart des populations n'avaient pas atteint un état de conservation favorable. La base scientifique pour modifier le statut du loup ne lui apparaissait donc pas établie. De son côté, le Parlement européen avait partagé notre analyse et adopté, le 24 novembre 2022, une résolution sur la protection des élevages de bétail et des grands carnivores en Europe, dans laquelle il estimait que « l'état de conservation du loup au niveau paneuropéen justifie une atténuation du statut de protection », et donc une adaptation des annexes de la Convention de Berne et de la directive « Habitats ».
Ces prises de position répétées ont certainement eu un impact, mais un fait précis a manifestement amené la Commission européenne à réévaluer rapidement sa politique en faveur du loup. Je veux parler de l'attaque subie par le poney Dolly, tué par un loup en Basse-Saxe en septembre 2022. Or Dolly n'était pas n'importe quel poney : c'était celui de la Présidente Ursula von der Leyen... La Commission européenne semble dorénavant convenir que la prolifération du loup pose un réel problème et qu'il est temps de proposer d'adapter son statut au titre de la Convention de Berne. Elle s'appuie sur deux études récentes : d'une part, une étude réalisée en 2022 par l'Initiative pour les grands carnivores en Europe, pour la Convention de Berne ; d'autre part, une étude réalisée en 2023 pour le compte de la direction générale (DG) Environnement de la Commission européenne. La manière dont la Commission européenne a procédé, en septembre 2023, à une collecte de données ciblée sur l'impact de la population de loups dans l'Union européenne a fait l'objet d'une plainte de l'ONG ClientEarth auprès de l'Ombudsman européen, qui a décidé de l'instruire. D'après les données retenues par la Commission européenne, on compterait désormais plus de 20 000 loups, s'étendant sur des zones de plus en plus grandes, contre environ 11 000 en 2012. Des meutes reproductrices seraient présentes dans 23 États membres. Cette croissance du nombre de loups s'est naturellement accompagnée d'une augmentation des dommages causés au bétail. La Commission européenne évoque ainsi plus de 65 500 têtes de bétail tuées chaque année par les loups au sein de l'Union européenne.
Le Conseil a donc été saisi, le 20 décembre 2023, d'une proposition de décision du Conseil « relative à la soumission, au nom de l'Union européenne, d'une proposition d'amendement des annexes II et III de la convention relative à la conservation de la vie sauvage et du milieu naturel de l'Europe et à la position à prendre, au nom de l'Union, lors de la 44e réunion du comité permanent de ladite convention », visant à considérer le loup, non plus comme une espèce de faune strictement protégée, relevant de l'annexe II à la Convention de Berne, mais comme une espèce de faune protégée, relevant de son annexe III. Exactement ce que nous demandions à l'été 2020. Le texte de la décision du Conseil relève que « l'adaptation du niveau de protection de l'espèce loup ajouterait de la flexibilité pour faire face aux défis socio-économiques croissants liés au loup du fait de l'expansion continue de son aire de répartition en Europe et à la recolonisation de nouveaux territoires ». Il souligne en parallèle qu'une coopération entre les parties contractantes à la Convention de Berne, en vue de maintenir les populations de grands carnivores en bonne santé et dans un état de conservation satisfaisant, reste nécessaire et pertinente, même en cas de changement de régime de protection du loup. Le texte transmis au comité permanent de la Convention de Berne note une évolution des menaces pesant sur les loups. Les principales menaces et pressions seraient liées au braconnage, de même qu'à l'incidence des infrastructures linéaires, mais le texte pointe également les menaces liées à la chasse et aux « interactions avec l'agriculture », ainsi que l'émergence de menaces liées aux clôtures frontalières et à l'hybridation entre le loup et le chien. Il souligne également que le changement de régime de protection du loup au titre de la Convention de Berne, s'il autorise plus de souplesse, ne remettrait pas en cause l'objectif global de la Convention visant à assurer la conservation de l'espèce.
La proposition de la Commission a donné lieu à des débats au sein du Conseil, qui devait adopter la proposition à la majorité qualifiée. La majorité des États membres, dont la France, ont soutenu cette proposition, validée en COREPER le 25 septembre dernier, puis par le Conseil le 26 septembre. On notera toutefois que l'Irlande et l'Espagne se sont opposées à cette proposition car elles jugeaient nécessaires d'attendre le rapport de suivi qui devrait être établi en 2025 au titre de l'article 17 de la directive « Habitats ». L'Espagne s'y est opposée également car elle considérait que cette démarche affaiblirait la position de l'Union européenne en vue de la COP 16 sur la biodiversité, qui s'est récemment tenue en Colombie et qui n'a pas été un grand succès. De leur côté, la Slovénie, Chypre, Malte et la Belgique se sont abstenus, tandis que l'Estonie, la Croatie et la Grèce ont joint une déclaration écrite au procès-verbal du Conseil.
Le comité permanent de la Convention de Berne se réunira du 2 au 6 décembre prochain. Pour être adopté, l'amendement présenté par l'Union européenne devra réunir une majorité qualifiée des deux tiers des États parties à la Convention, soit 34 votes. L'Union européenne en tant que telle n'a pas de droit de vote additionnel. Les États membres de l'Union disposent ainsi de 27 voix et ne sont pas en capacité, à eux seuls, d'obtenir une modification de la Convention. On observera toutefois qu'en 2022, la Suisse avait formulé une demande allant dans le même sens, qui n'avait pas abouti - l'Union européenne s'y était alors opposée. Il est aujourd'hui probable que l'amendement présenté par l'Union européenne parvienne à recueillir une majorité qualifiée, même si ce résultat ne peut être tenu pour acquis. Une fois l'amendement adopté, il faudra attendre trois mois pour qu'il entre en vigueur, sauf si un tiers des parties formule une objection, auquel cas il serait annulé. Ce n'est qu'une fois ce délai purgé que l'Union européenne serait autorisée à modifier les annexes de la directive « Habitats ». Le loup est mentionné dans ses annexes II et IV. Par cohérence avec la modification opérée au sein des annexes de la Convention de Berne, il conviendrait de le transférer de l'annexe IV à l'annexe V. La Commission européenne s'y est engagée à l'issue de débats nourris au Conseil, certains États membres, dont l'Allemagne, souhaitant faire apparaître explicitement dans les conclusions du Conseil le fait que la modification envisagée de la directive « Habitats » serait strictement limitée au loup.
En tout état de cause, l'article 19 de la directive « Habitats » dispose que les modifications nécessaires pour adapter au progrès technique et scientifique les annexes de la directive « Habitats » sont arrêtées par le Conseil, statuant à la majorité qualifiée sur proposition de la Commission, sauf lorsque ces modifications concernent l'annexe IV, l'unanimité étant alors requise. Cet article est toutefois antérieur au traité de Lisbonne, ce qui entraîne une incertitude sur la procédure qui s'appliquera, le cas échéant, pour modifier les annexes de la directive « Habitats ». Au regard des débats intervenus au mois de septembre, il apparaît certain que les États membres veilleront au caractère limité des modifications apportées à la directive « Habitats ». Aucun État membre n'a évoqué un bouleversement plus large des politiques européennes de préservation de la biodiversité. Compte tenu des votes intervenus lors de l'adoption de la proposition de modification des annexes de la Convention de Berne, les débats risquent toutefois d'être exigeants.
La France a soutenu la proposition de la Commission européenne, qui est cohérente avec le plan national d'actions « loup et activités d'élevage » 2024-2029. Celui-ci précise que le changement de statut du loup au sein des annexes de la directive « Habitats », en plus de celles de la Convention de Berne, est nécessaire pour permettre une gestion adaptative de l'espèce en France. Une gestion de type cynégétique, proscrite par le régime actuel de protection stricte, serait alors possible, incluant notamment la définition de quotas, de lieux ou de périodes de prélèvement. Le plan national d'actions précise que les ministères chargés de l'environnement et de l'agriculture procèderont « néanmoins à une nouvelle étude juridique afin de mieux définir les contours du droit interne qui s'appliquerait à la gestion du loup » en cas d'abaissement de son régime européen de protection, ainsi que « ses conséquences sur les dispositifs d'aide à la protection et d'indemnisation ». Une étude prospective sur l'aire de répartition potentielle de l'espèce sur le territoire national et sur la viabilité à long terme est en outre attendue pour le premier semestre 2025.
En conclusion, on peut se féliciter qu'en initiant cette démarche, la Commission européenne entende enfin la colère et le désarroi qui montent de nombreux territoires de l'Union, où l'agropastoralisme se trouve menacé par le développement des populations de loup. Nous en avons souvent débattu au Sénat. Il ne s'agit pas d'éradiquer le loup mais d'adapter le régime juridique de sa protection aux réalités de son expansion sur le territoire européen. Il conviendra d'être vigilant pour que la démarche, si elle est validée au sein du comité permanent de la Convention de Berne, aille jusqu'au bout.
M. Jean-François Rapin, président. - Merci pour cette communication sur un sujet que l'on remet au coeur de l'actualité, même si on en parlait déjà au Sénat dans les premières réunions auxquelles j'ai pu participer à mon arrivée dans cette assemblée, il y a maintenant 8 ans. On voit donc que ce sujet n'est pas émergent mais récurrent ! Nous continuerons à le suivre.
Marché intérieur, économie, finances, fiscalité - Projet de loi de finances 2025 et perspectives budgétaires de l'Union européenne : communication de Mmes Florence Blatrix Contat et Christine Lavarde
M. Jean-François Rapin, président. - Nous abordons maintenant les problématiques budgétaires. En effet, la négociation du budget 2025 nous occupe ici à Paris, comme elle agite aussi Bruxelles pour ce qui concerne le budget européen. D'ores et déjà, nous pouvons constater que la contribution française au budget européen sera en hausse de 8 % par rapport à l'an passé : le prélèvement sur recettes prévu à cet effet sera soumis à l'examen de notre assemblée le 25 novembre prochain et il a été débattu en commission des finances. Mais l'essentiel est de voir plus loin car la hausse du montant de ce prélèvement va se poursuivre et même s'accélérer de manière préoccupante au titre des engagements déjà pris dans le cadre de l'actuel cadre financier pluriannuel (CFP), et ce alors même que s'amorcent les discussions sur le prochain CFP et que nul ne conteste les besoins de financement considérables qu'appellent aussi bien le décrochage économique de l'Europe que la fragilisation de sa sécurité, prise en étau entre l'agressivité russe à l'Est et l'imprévisibilité américaine à l'Ouest. Je remercie nos rapporteures, Florence Blatrix Contat et Christine Lavarde, de nous présenter ces enjeux plus en détail.
Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure. - En 2025, la Commission européenne doit présenter son projet pour le prochain budget pluriannuel de l'Union européenne, qui portera sur la période 2028-2034. Cet horizon peut paraître lointain mais les négociations budgétaires européennes sont longues. Il faut en effet compter en général deux ans et demi et deux Conseils européens « extraordinaires » pour parvenir à un accord sur le CFP. En cette fin d'année 2024, les choix budgétaires de la nouvelle Commission von der Leyen ont donc déjà été esquissés, notamment dans les lettres de missions adressées aux commissaires européens désignés. Des projets plus précis de refonte du budget européen ont même déjà fuité, annonçant un possible « big bang » budgétaire qui suscite des inquiétudes.
Dans le même temps, il ne faudrait pas oublier qu'il reste trois années d'exécution au CFP actuel 2021-2027. Pour faire face au renchérissement des intérêts de la dette liée à Next Generation EU (NGEU) et pour renforcer le soutien européen à l'Ukraine, une révision du CFP avait été décidée en février 2024. Comme vous le savez, cette révision avait été obtenue dans la douleur, le Parlement européen craignant qu'elle conduise à des coupes budgétaires et les États membres redoutant quant à eux un alourdissement de leurs contributions nationales. Les négociations sur le budget européen pour 2025 ont elles aussi été difficiles. L'accord final entre le Conseil et le Parlement européen est attendu pour le 18 novembre, date butoir de la période de conciliation. Les négociations ont particulièrement achoppé sur le paiement des intérêts de NGEU, sujet qui devrait encore envenimer les débats pour les budgets 2026 et 2027...
Face à tous ces enjeux, nous avons souhaité vous présenter une communication sur les perspectives du budget européen. Nous nous concentrerons d'abord sur la fin du CFP actuel, en insistant sur l'évolution de la contribution de la France au budget européen. Puis nous reviendrons sur les défis qui attendent le CFP 2028-2034, en distinguant deux grands sujets : le remboursement de la dette de NGEU et les projets de réforme du budget européen.
Mme Christine Lavarde, rapporteure. - Je commence par la contribution de la France au budget européen, et son évolution attendue jusqu'à la fin du CFP 2021-2027. Comme vous le savez, un article spécifique du projet de loi de finances est consacré chaque année au prélèvement sur recettes au profit de l'Union européenne (PSR-UE). Dans le projet de loi de finances pour 2025, le PSR- UE est évalué à 23,3 milliards d'euros. Ce montant est en hausse par rapport à 2024, où il avait été fixé à 21,6 milliards d'euros, un niveau exceptionnellement bas qui s'expliquait notamment par les retards anticipés sur les paiements de la politique de cohésion.
La hausse de la contribution de la France tient à trois raisons principales. D'abord, le départ du Royaume-Uni a fait de la France le deuxième contributeur au budget de l'UE, la clé de contribution française au budget de l'UE passant d'environ 15 % en 2017 à 17 % en 2023. Ensuite, le budget européen a augmenté de près de 14 % entre le CFP 2014-2021 et le CFP 2021-2027. La révision intervenue en février 2024 a d'ailleurs encore accru le montant des dépenses européennes pour les années 2025 à 2027, en prévoyant 21 milliards d'euros d'argent frais supplémentaires. Enfin, la France est toujours le premier financeur des rabais budgétaires accordés aux autres États membres, pour un montant d'environ 1,5 milliards d'euros par an.
Pour les années 2026 et 2027, la contribution de la France devrait encore augmenter, du fait de la hausse attendue des crédits de paiement en fin de cadre. La loi de programmation des finances publiques (LPFP) 2023-2027 programmait le PSR-UE à 27,8 milliards d'euros en 2026 et 28,5 milliards d'euros en 2027. Un ressaut important de la contribution française est attendu pour les dernières années du CFP, d'autant que la consommation des crédits de cohésion devrait reprendre, après avoir mis du temps à démarrer. De nombreux États membres s'étaient en effet davantage concentrés sur la consommation de la Facilité pour la reprise et la résilience (FRR). Pour fixer des ordres de grandeur, le PSR-UE s'élevait en moyenne à 20 milliards d'euros par an dans les années 2010 quand il devrait s'établir en moyenne entre 26 et28 milliards d'euros par an pour les années 2020.
Si la contribution française est à la hausse, qu'en est-il des retours français, c'est-à-dire des crédits reçus par la France depuis le budget européen ?
S'agissant de la consommation des crédits du plan de relance européen, la France fait figure de bonne élève. La FRR est le principal instrument de relance du plan Next Generation EU. Il repose sur une logique de performance : les décaissements de fonds sont conditionnés à l'atteinte de jalons et cibles liés aux réformes et aux investissements présentés dans les plans nationaux de relance. En septembre 2024, la France avait reçu près de 31 milliards d'euros de subventions au titre de cette facilité depuis 2021, soit plus de 76 % des fonds auxquels elle a droit. Ce résultat place notre pays en première position parmi les États membres de l'UE. À l'inverse, l'absorption de la FRR prend du retard dans de nombreux États membres, comme l'a souligné à plusieurs repises la Cour des comptes européenne. Douze États membres ont reçu moins de 30 % des fonds qui leur ont été octroyés au titre de la FRR. Des pays majeurs comme l'Allemagne (taux d'absorption de 21 %) ou la Pologne (19 %) enregistrent de très mauvais résultats. Or, les paiements des subventions et l'octroi des prêts au titre de la FRR doivent être effectués au plus tard le 31 décembre 2026. L'ensemble des cibles et des jalons fixés dans les plans des États membres doivent donc être atteints avant cette date. À défaut, l'argent risque d'être perdu.
S'agissant des crédits du CFP, la France enregistre depuis plusieurs années de mauvais résultats s'agissant de la mobilisation des crédits en gestion directe. Ces crédits sont attribués sur la base d'appels à projets lancés par la Commission européenne et ses agences, à destination d'une large gamme d'acteurs : entreprises, chercheurs, pouvoirs publics, associations etc. Ce mode de gestion concerne notamment les programmes pour la recherche et l'innovation, comme Horizon Europe, ou encore des programmes pour l'environnement comme LIFE. La gestion directe représente près de 20 % des fonds en volume dans le CFP 2021-2027, contre 15 % dans le précédent CFP.
Contrairement aux fonds en gestion partagée - c'est-à-dire gérés par les États membres et les régions -, le taux de retour sur les fonds en gestion directe dépend en grande partie de la performance des acteurs français dans les procédures. Or, force est de constater que la France n'est pas, en ce domaine, une bonne élève. Le taux de retour français sur le programme Horizon Europe est ainsi particulièrement faible : 11,8 % en 2023. Il en est de même pour le taux de retour sur le programme LIFE, qui stagne autour de 8 à 9 % depuis 2021. Conscient de cet enjeu, le Gouvernement conduit actuellement des travaux pour améliorer la mobilisation des fonds en gestion directe, via notamment une cellule dédiée au sein du Secrétariat général des affaires européennes (SGAE). Il s'agit là d'un sujet d'attention pour notre commission, d'autant que le Gouvernement s'est engagé à publier chaque année les résultats de sa politique d'amélioration du taux de retour sur les fonds européens.
Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure. - J'en viens aux enjeux du futur CFP 2028-2034. Avant de les exposer, je voudrais néanmoins rappeler le calendrier attendu.
Le règlement de décembre 2020 sur le CFP prévoit que la Commission doive présenter une proposition de nouveau cadre financier pluriannuel avant le 1er juillet 2025. Certaines des personnes entendues nous ont cependant indiqué que la Commission envisageait d'attendre le résultat des élections allemandes, programmées initialement en septembre 2025, avant de présenter son projet. Dès lors que des élections allemandes anticipées doivent se tenir en février 2025, on peut donc considérer que le calendrier d'origine - à savoir une présentation au printemps 2025 - sera tenu.
Le défi majeur du prochain CFP sera le remboursement de la dette liée à Next Generation EU, qui devrait coûter entre 20 à 25 milliards d'euros par an à partir de 2028.
Comme vous le savez, le plan de relance Next Generation EU, d'un montant total de 750 milliards d'euros, est financé via l'émission par la Commission européenne de titres sur les marchés financiers. Ces emprunts ont débuté en 2020 et peuvent être émis jusqu'au 31 décembre 2026. Depuis 2020, l'UE doit donc payer des intérêts au titre des obligations émises. Avec la crise inflationniste et la remontée des taux d'intérêt, le coût des emprunts de la dette NGEU s'est alourdi. En février 2024, la Commission européenne estimait que le surcoût pourrait atteindre 17 milliards d'euros sur la période 2024-2027. Ce surcoût dépendra de deux principaux éléments : le rythme de décaissement de la FRR et l'évolution des taux d'intérêt. Les taux d'emprunt sont plutôt sur une pente descendante, étant passé de 3,6 % fin 2023 à 3,2-3,3 % aujourd'hui. Selon les dernières estimations, le coût des intérêts de NGEU devrait s'élever à 5,2 milliards d'euros pour 2025, contre un montant initialement programmé de 2,7 milliards d'euros.
À partir de 2028 et pour 30 ans, outre le paiement des intérêts, l'UE devra rembourser le principal de l'emprunt de NGEU. Les estimations actuelles évaluent entre 20 et 25 milliards d'euros par an le coût de ce remboursement, en intégrant le capital et les intérêts. C'est loin d'être négligeable, sachant que le budget annuel de l'UE est de l'ordre de 170 milliards d'euros par an. Pour éviter que le remboursement de l'emprunt ne grève les finances européennes, l'accord interinstitutionnel de 2020 a prévu l'introduction d'ici fin 2026 de nouvelles ressources propres. La Commission avait présenté en juin 2023 un paquet révisé de trois nouvelles ressources propres (une ressource fondée sur les quotas d'émission de CO2, une taxe carbone aux frontières et une ressource statistique temporaire). Ce paquet doit permettre selon la Commission de générer 36 milliards d'euros de recettes supplémentaires par an, ce qui permettrait de couvrir le remboursement de NGEU.
Hélas, comme vous le savez, les négociations sur les nouvelles ressources propres n'avancent pas car les effets redistributifs de chacune sur les États membres seraient énormes, ce qui alimente les divisions. Or l'unanimité est requise et la décision doit ensuite être ratifiée dans tous les États membres, selon leurs procédures nationales. La situation pourrait néanmoins évoluer grâce à la présidence polonaise du Conseil, qui débute en janvier 2025. D'après les informations obtenues lors de nos auditions, un accord sur la taxe carbone aux frontières pourrait être obtenu sous cette présidence, d'autant que le prochain commissaire européen au budget, Piotr Serafin, est un Polonais, proche du Premier ministre Donald Tusk.
À défaut de nouvelles ressources propres, les contributions nationales devront augmenter. Concrètement, cela représenterait pour la France un surcoût de 75 milliards d'euros de sa contribution jusqu'en 2058, soit 2,5 milliards d'euros supplémentaires par an. Le remboursement de NGEU oblige donc à faire des choix. Les options sont limitées : il faudra soit mettre en place de nouvelles ressources, soit rehausser les contributions nationales, soit couper dans les programmes traditionnels, notamment de la cohésion et de la PAC.
Mme Christine Lavarde, rapporteure. - L'autre grand défi du futur CFP 2028-2034 est celui de la réforme de sa structure et de ses modalités.
Le programme et les prises de parole de la présidente de la Commission, ainsi que la lettre de mission adressée au nouveau commissaire au budget permettent de dégager de premières orientations. Une volonté de réforme ambitieuse du budget de l'UE se dessine. Tout d'abord, la Commission envisagerait une révision de l'architecture du budget de l'UE en le divisant en 3 grands domaines de politiques publiques de l'Union - politiques internes, compétitivité et action extérieure - plutôt qu'en 9 rubriques comme c'est le cas aujourd'hui. Ensuite, s'inspirant de la logique de la FRR, la Commission souhaiterait lier le versement des fonds européens à l'engagement par chaque État membre d'un plan de réformes. Enfin, la Commission souhaiterait renforcer les flexibilités au sein du budget de l'UE, afin de mobiliser plus facilement le budget en cas de crise. À cet égard, la durée du CFP serait ramenée de 7 à 5 ans, comme cela est demandé depuis longtemps par le Parlement européen.
À ce stade, il est difficile de se prononcer en détail sur ces propositions encore très générales. Lors de son audition devant le Parlement européen, le commissaire Piotr Serafin a cependant bien confirmé ces orientations, en appelant à un renforcement de la logique de performance dans le prochain CFP et en mentionnant une possible conditionnement du versement des fonds européens à l'adoption de réformes. C'est bien cette proposition qui suscite le plus de réactions, soulevant même des inquiétudes.
Tout d'abord, il semble paradoxal de prendre la FRR comme modèle pour le prochain CFP. La Cour des comptes européenne déplore en effet dans ses rapports la faible absorption de la FRR dans de nombreux États membres, critique le manque de contrôle et de transparence du système et insiste sur la difficulté de la FRR à atteindre les bénéficiaires finaux.
Par ailleurs, l'instauration d'un lien entre le versement des fonds et l'adoption de réformes conduirait de fait à une renationalisation du budget européen. Le budget pourrait n'être plus qu'un exercice de transfert de type intergouvernemental, dépendant du dialogue entre les États membres et la Commission. Le Parlement européen et les régions en seraient exclus et ne seraient plus que des spectateurs des décisions budgétaires. Or, vous le savez, la force des fonds de cohésion en particulier est actuellement assurée par le lien direct entre l'Union et les régions.
Enfin, quelles seraient ces fameuses « réformes », qui conditionneraient l'attribution des fonds ? On ne sait pas s'il s'agit de réformes inspirées des cibles et jalons de la FRR ou bien de réformes structurelles, sur le modèle de celles présentées dans les programmes de stabilité. Comment ces plans seraient-ils élaborés ? Est-il juste que des régions ne touchent plus de fonds européens sous prétexte que le pouvoir central n'a pas mis en place les réformes fixées par le plan national ? Toutes ces questions restent ouvertes...
Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure. - Les défis qui attendent le budget européen sont donc multiples et des choix doivent être faits pour l'avenir. À court terme, se posent la question de l'amélioration de l'absorption de la FRR et celle du paiement du renchérissement des intérêts. À moyen terme, dans la perspective du prochain CFP, il faudra trouver des ressources pour rembourser le plan de relance et pour financer les nouvelles priorités.
Encore faut-il préciser que cette liste n'est pas exhaustive. L'exposition du budget européen à l'aide à l'Ukraine, tout comme les perspectives d'élargissement sont également des sujets de préoccupation qui devront être intégrés dans les réflexions sur le prochain CFP.
J'en termine en rappelant que le budget européen, qui représente 1 % du PNB de l'UE, soit environ 170 milliards d'euros annuels, ne pourra pas relever à lui seul tous les défis de l'Europe. Rappelons que Mario Draghi estime nécessaire la mobilisation de 800 milliards d'euros par an, soit l'équivalent chaque année d'un nouveau plan Next Generation EU, pour combler le décrochage de l'UE avec les Etats-Unis. On le voit bien, le soutien public européen ne sera pas de taille, il faudra nécessairement le combiner avec une mobilisation des capitaux privés. C'est là tout l'objectif de l'indispensable relance de l'Union des marchés de capitaux.
M. Jean-François Rapin, président. - Merci à nos deux rapporteures, qui ont réalisé ce travail alors même que nous sommes très sollicités sur le projet de loi de finances pour 2025.
J'ai plusieurs observations à formuler. Tout d'abord, vous rappelez que les perspectives financières ne sont pas mirobolantes, ce qui renforce encore notre conviction qu'il est nécessaire non seulement de réaliser des économies sur le budget national mais aussi - et Christine Lavarde l'a fortement souligné - de mobiliser sans doute plus de crédits européens que nous le faisons aujourd'hui. J'ai dialogué avec le Secrétaire général aux affaires européennes à ce sujet, qui m'a fait part du travail que le SGAE mène pour améliorer le taux de retour français sur certains programmes. Tel est, en particulier, le cas dans le domaine de la recherche, que je connais bien puisque je suis rapporteur spécial sur cette mission pour la commission des finances.
J'ai souligné ce point et cette logique de mobilisation accrue des crédits européens sous-tend l'amendement au projet de loi de finances pour 2025 que je propose : celui-ci vise à geler cette année les crédits de l'Agence nationale de la recherche (ANR), alors qu'elle a été bien dotée ces derniers temps et que les résultats obtenus ont été supérieurs aux objectifs qui avaient été fixés, que ce soit en termes de taux de réussite ou du point de vue purement budgétaire. Il n'est pas question, à travers mon amendement, de freiner l'essor de l'ANR mais simplement d'encourager aux efforts pour mieux mobiliser les crédits européens. Il y a là une façon de stimuler la mobilisation de fonds européens qui ne pénalise pas la recherche ; bien au contraire, je pense que les programmes de recherche pourraient bénéficier ainsi de financements plus étoffés qu'aujourd'hui.
Christine Lavarde a également souligné un point important : les opérateurs, quels qu'ils soient, et pas seulement dans le secteur de la recherche, ont effectivement besoin d'une assistance pour aller chercher ces crédits européens qui ne sont pas faciles d'accès. Le fait d'avoir l'appui spécifique d'une cellule spécifique au SGAE me semble nécessaire mais pas suffisant. Il faudra que les divers opérateurs soucieux de mobiliser des crédits européens dans leur spécialité puissent mettre en place des cellules spécifiques avec des ingénieurs et des financiers capables de remplir cette mission. Tel a déjà été le cas, par exemple, au CNRS (Centre national de la recherche scientifique) qui, depuis quelques années, est assez performant en termes de mobilisation des crédits européens parce qu'il s'est doté d'une cellule dédiée. Ce sont surtout les petits opérateurs et les petites entreprises qui ont besoin de s'appuyer sur de telles structures. De manière générale, il faut un dispositif bien armé pour préparer les évolutions qui se dessinent, car plus la participation française au budget de l'Union va augmenter et plus il faudra aller chercher les crédits européens pour avoir un taux de retour qui soit satisfaisant et non pas qui s'étiole dans le temps à un niveau insuffisant.
Mme Marta de Cidrac. - Merci beaucoup, mesdames les rapporteures, des indications très intéressantes que vous avez partagées sur le budget européen. Il me semble avoir compris, au regard des chiffres que vous avez cités, que nous sommes le deuxième contributeur au budget européen et le premier bénéficiaire pour un certain nombre de crédits : est-ce le cas globalement, ou pas ?
Ensuite, je voulais vous demander comment, concrètement, dans nos territoires, faire bénéficier nos collectivités d'un certain nombre de fonds européens ? Sur mon territoire, on me renvoie vers la région, sauf que nous n'avons pas toujours dans les conseils régionaux d'interlocuteurs qui répondent spécifiquement à nos demandes. J'ai la même interrogation pour les démarches pouvant être engagées par le monde associatif sur certaines thématiques.
Il me paraîtrait souhaitable de mettre un peu plus de fluidité dans ce circuit car, à titre personnel, j'entends des élus qui me disent : « on entend parler de fonds européens, mais on ne sait pas aller les chercher ». Comment peut-on faciliter cette instruction, ce travail et ce lien ? Autant les mécanismes portant sur des dotations comme la DETR (dotation d'équipement des territoires ruraux) ou la DSIL (dotation de soutien à l'investissement local) sont bien maîtrisés dans les communes, autant personne ou presque ne maîtrise les fonds européens. Il nous manque donc une sorte d'échelon intermédiaire. En pratique, les élus locaux s'adressent à moi ou à d'autres interlocuteurs mais la trajectoire n'est pas du tout limpide. Peut-être rencontrez-vous ce type de difficultés dans vos départements respectifs et cela m'intéresserait de savoir comment vous procédez.
M. Jean-François Rapin, président. - Avant de laisser répondre nos rapporteures, je vais apporter mon expérience de conseiller régional. Souvent, nos collectivités bénéficient de fonds européens sans le savoir ou sans le dire. En effet, les crédits peuvent aussi bien provenir du FSE (Fonds social européen), du FEDER (Fonds européen de développement régional) ou du FEADER (Fonds européen agricole pour le développement rural) que de la région. On oublie bien souvent de mentionner l'origine européenne des fonds, même quand il s'agit d'un financement intégralement européen.
Mme Christine Lavarde, rapporteure. - Pour préciser notre propos, je confirme d'abord que nous avons indiqué que la France est le deuxième contributeur au budget de l'Union : c'est factuel. Ensuite, nous avons ciblé nos observations sur deux dispositifs : la Facilité pour la reprise et la résilience (FRR) et les crédits en gestion directe, comme Horizon Europe ou Life. S'agissant de la consommation de la FFR, nous avons précisé que la France a été meilleure que les autres États membres. Mais cela ne veut pas dire que nous sommes globalement le premier pays bénéficiaire des fonds de l'Union. Nous n'avons pas parlé de la PAC (Politique agricole commune), ni, en détail, des fonds de cohésion. Pour juger de la position de la France en tant que bénéficiaire des fonds européens, il faudrait additionner toutes les dotations et, qui plus est, il faudrait raisonner plus finement en euros par habitant.
J'ajoute que notre président ambitionne de faire analyser par notre commission comment, en analysant chaque programme, là où nous pourrions être plus efficaces dans la mobilisation des crédits européens. Nous savons que nous avons des progrès à réaliser sur Horizon Europe ou sur LIFE, mais il faudrait examiner aussi les autres programmes. Je reviens d'une audition de l'Office français de la biodiversité (OFB), dont les représentants se sont chaudement félicités du travail qu'ils ont accompli pour aller chercher des fonds européens cette année : je n'ai pas encore réussi à déterminer dans quelle mesure les dotations perçues avaient considérablement augmenté par rapport aux exercices antérieurs. Si d'autres pays sont aujourd'hui mieux organisés que nous pour récupérer les crédits européens, rien ne nous empêche de progresser pour rattraper leur niveau. Pour y parvenir, le SGAE est chargé d'une mission de coordination, ce qui devra, à mon sens, s'accompagner d'actions de formation. En conduisant ce travail d'analyse, le SGAE pourrait constater que certaines régions ont de mauvaises performances dans leur taux de retour des fonds européens, ce qui fera apparaître un besoin particulier de formation et d'explication.
Mme Marta de Cidrac. - J'ai également cru comprendre que nos territoires ne sollicitent pas certains fonds européens auxquels ils ont droit, ce qui appelle un renforcement de leur efficience dans ce domaine.
M. Jean-François Rapin, président. - Il y aurait, a minima, deux milliards d'euros supplémentaires à mobiliser, selon le chiffrage officieux du SGAE, dont 600 millions d'euros sur le budget de la recherche. Inutile de vous dire que dans le contexte actuel, ces deux milliards d'euros ne représentent pas une somme négligeable pour la France.
Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure. - Je témoigne également que des communes de mon territoire soumettent des dossiers pour accéder à des financements européens et se heurtent à un certain nombre de rejets. Pour essayer de surmonter les difficultés d'accès à ces fonds, les associations et les communes ont besoin de mutualisation et d'ingénierie collective ; un travail de bilan permettrait d'identifier les blocages et de trouver des solutions pour mieux mobiliser les fonds européens.
M. Jean-François Rapin, président. - Nous finaliserons ce travail de bilan d'ici l'examen du CFP, en organisant nos travaux en coordination avec le SGAE.
M. Didier Marie. - Merci à nos deux rapporteures pour leur exposé. Il est vrai que le CFP à venir semble très lointain puisqu'il porte sur la période 2028-2034 mais les négociations sont engagées dès à présent et il était donc important qu'on puisse avoir un premier échange sur le sujet.
Je voudrais formuler plusieurs remarques. La première porte sur le CFP actuel. Comme l'ont dit les rapporteures, nous sommes confrontés à la nécessité de rembourser les intérêts et bientôt le capital du plan de relance, alors que nous n'avons toujours pas abouti sur l'introduction de nouvelles ressources propres. Or, quand ce plan a été lancé, il s'appuyait sur cette perspective de nouvelles ressources et je pense qu'il sera utile dans les semaines et les mois qui viennent de continuer de s'intéresser à cette question. Un certain nombre de propositions sont sur la table et il faut se demander pourquoi elles n'aboutissent pas ; il y a peut-être également d'autres propositions qui ne sont pas encore sur la table du Conseil et qu'il serait intéressant de soutenir.
Ma deuxième remarque concerne la sous-consommation d'un certain nombre de fonds européens qui vient d'être évoquée. Je crois que nous avons prévu de faire un point en commission sur la consommation, en général, des fonds européens et il serait intéressant d'identifier les blocages qui perdurent. En effet, il y a toute une série d'interlocuteurs qui, aujourd'hui, instruisent les dossiers, savent où se trouvent les fonds et comment aller les chercher. Pourtant nous ne sommes assez performants et je crois qu'il serait assez utile d'analyser les obstacles. Ce n'est pas simplement la connaissance ou le savoir-faire qui font défaut, il y a autre chose qu'il serait intéressant d'élucider.
S'agissant du prochain CFP, je suis interrogatif sur deux points. Le premier porte sur la conditionnalité du FRR et plus globalement des subventions européennes. Comme vous l'avez rappelé, la Commission européenne commence à évoquer la conditionnalité du versement des fonds à la mise en oeuvre de réformes. Je m'interroge à ce sujet : de quoi s'agit-il ? Quels types de réformes ? En revanche, je n'entends pas aujourd'hui parler de conditionnalité au respect de l'État de droit, ce qui me paraîtrait assez utile dans la configuration actuelle de l'Union européenne. Il serait donc, là aussi, intéressant de voir vers quoi on s'oriente.
J'exprime également une inquiétude sur l'avenir des fonds de cohésion : on entend dire qu'ils pourraient être utilisés à d'autres choses que ce à quoi ils servent aujourd'hui et qu'ils pourraient être, vous l'avez dit, renationalisés, ce qui serait très préjudiciable pour nos régions et l'ensemble des collectivités. Je pense qu'il y a effectivement, dans ce domaine, un travail de veille à mener.
Enfin, s'agissant du rapport de M. Draghi, qui suscite beaucoup d'intérêt, je note que ce document annonce un besoin de financement gigantesque de l'ordre de 800 milliards d'euros par an, ce qui correspondrait à un plan Next Generation EU tous les douze mois. Je fais ici observer que ce financement ne peut s'appuyer que sur la mobilisation de recettes additionnelles sous forme d'emprunt ou sur une meilleure mobilisation de l'épargne. On voit bien les difficultés qu'il y aurait à rembourser un nouvel emprunt mais la question reste ouverte. L'hypothèse d'une mobilisation de l'épargne est quant à elle confrontée à une importante difficulté : la rémunération de l'épargne à l'échelle internationale est, aujourd'hui, extrêmement avantageuse pour les fonds de pension américains. Je note que quelques pays européens - même s'ils ne sont pas dans l'Union - comme la Norvège parviennent également à attirer beaucoup de fonds. En revanche, la rémunération de l'épargne par nos banques n'est pas à la hauteur de ce que pourraient attendre les épargnants. On rappelle souvent que la France est aujourd'hui le pays où il y a le plus d'épargne en volume et par habitant, et cet argent dort alors que nous avons besoin d'investir. Il y a, là encore, une question qui mérite d'être examinée.
M. Jean-François Rapin, président. - Je rappelle qu'on évoque le chiffre de 33 000 milliards d'euros pour évaluer le montant total de l'épargne privée à l'échelle européenne.
Avant de laisser répondre nos rapporteures, je voudrais revenir sur deux sujets. Tout d'abord, il serait effectivement très intéressant de pouvoir engager un contrôle sur la capacité de mobilisation des fonds européens : au-delà des données chiffrées qu'on pourrait obtenir, il serait opportun de mener des investigations en profondeur. Je l'ai envisagé au niveau de la commission des finances, mais il pourrait aussi bien s'agir d'un travail commun entre nos deux commissions. Cela pourrait déboucher sur un utile rapport de contrôle sur lequel pourrait s'appuyer le SGAE.
S'agissant de la problématique d'un nouvel emprunt européen, j'avais exprimé mon inquiétude lors du dernier débat préalable à la réunion du Conseil européen. Les besoins en liquidités de l'Union européenne sont énormes, pour lui permettre de financer tous ses efforts en matière de transition climatique et énergétique ainsi que dans le domaine de la défense. L'UE est aujourd'hui dans l'incapacité de faire face à de telles dépenses, sauf à augmenter les contributions nationales ou à recourir à un nouvel emprunt - c'était l'idée de Kaja Kallas - à hauteur de 100 milliards d'euros. Mme Kallas devrait être une personnalité forte du prochain collège des commissaires européens et pourrait donc faire prospérer cette idée. Je ne suis pas, par principe, opposé au recours à l'endettement, mais je fais observer qu'on risque de se lancer dans un nouvel emprunt avant même de pouvoir assurer le remboursement du précédent, ce qui justifie une certaine inquiétude.
Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure. - Je partage avec Didier Marie le constat de l'échec, pour l'instant, d'une avancée sur les ressources propres ; il pourrait y avoir un déblocage sous la présidence polonaise mais l'adoption d'un mécanisme carbone aux frontières ne rapporterait à l'UE qu'environ 1,5 milliard d'euros par an. De plus, la question des quotas carbone ou ETS (Emissions Trading System) soulève des difficultés : en effet, les pays de l'Est étant les plus émetteurs de CO2, il y aurait un rééquilibrage à trouver et on voit bien qu'il s'agit là d'un point d'achoppement. Reste la ressource propre dite OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) qui serait issue de l'imposition des multinationales : je pense qu'on doit pouvoir avancer sur ce point et même que c'est absolument nécessaire si on veut sortir de l'écueil que nous venons de souligner. La question des ressources propres sera, plus généralement, un des thèmes majeurs du prochain CFP.
Par ailleurs, comme cela a été indiqué, on ne dispose pas de précisions sur les perspectives de conditionnalité accrue des financements européens. On ne sait pas si ce concept renvoie au respect des cibles et jalons sur le modèle de la FRR ou à des réformes structurelles, liées au pacte de stabilité. Dans le premier cas, je rappelle que la Cour des comptes européenne a mis en évidence plusieurs écueils, notamment celui d'un affaiblissement du contrôle de conformité des dépenses aux règles de l'UE. Le parquet européen a d'ailleurs été saisi de plusieurs dossiers de détournements de fonds européens dans le cadre de la mise en oeuvre de la FRR. Il faudra donc être très vigilant et sécuriser les dispositifs si l'on choisit une conditionnalité accrue fondée sur le respect de ces cibles et jalons.
S'agissant du rapport Draghi, il part du constat que l'Union européenne est en décrochage en termes de productivité et de compétitivité, depuis quelques années déjà, par rapport aux Etats-Unis et aux BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud). On ne peut pas continuer ainsi et il faudra donc retrouver de la compétitivité tout en faisant peut-être aussi les réformes nécessaires. En tous cas, il est impératif de trouver les financements adéquats et, à ce titre, le recours à l'emprunt me semble indispensable, avec un effet de levier qui résultera de la mobilisation d'une partie de capitaux privés. Cela nécessitera de mieux mobiliser l'épargne. Mieux rémunérer celle-ci implique une élévation des taux d'intérêt, qui pourrait également freiner l'investissement. Il s'agit d'une mécanique complexe et la question du fonctionnement du marché européen des capitaux est ici un enjeu d'avenir : je pense que nous y travaillerons dès l'année prochaine.
M. Christophe-André Frassa. - J'aurai simplement une remarque complémentaire relative à la mobilisation des fonds européens. Je suggère de développer nos connaissances - ou de mieux faire connaitre les études existantes - sur les pratiques suivies par les autres pays de l'Union. Il serait utile de savoir comment la France se situe par rapport aux autres États de l'Union européenne et d'examiner comment ils parviennent à optimiser leur potentiel de financement par des fonds européens. Ayant la chance de me déplacer très régulièrement à travers l'Union européenne, j'observe que de nombreux États membres utilisent pleinement les fonds européens et le font savoir. A l'inverse, il est rare, en parcourant nos territoires français, de voir de grands panneaux indiquant : « Ici, l'Union européenne finance tel projet ». J'en conclus qu'il doit sûrement y avoir un obstacle à la fois structurel et organisationnel d'accès à ces fonds européens. Compte tenu de ces éléments comparatifs, je me demande s'il suffira de s'en remettre uniquement au SGAE pour trouver des solutions.
M. Jean-François Rapin, président. - Je pense aussi, en prolongeant mes propos précédents sur ce sujet, que nous avons une difficulté culturelle et de présentation : il m'arrive très souvent, dans des interventions d'inauguration ou autres, de relever un affichage mentionnant uniquement un fonds régional. Renseignement pris, on me confirme souvent l'intervention sous-jacente du FEDER. J'estime qu'il faut rectifier le tir et mentionner clairement les financements européens. Comme vous devez sans doute le vivre sur vos territoires, on voit très rarement figurer le drapeau européen sur nos projets alors qu'on sait pertinemment que des fonds européens y ont contribué.
M. Christophe-André Frassa. - La plupart des pays qui se situent à l'Est de l'Europe ont, quant à eux, très bien su utiliser ces fonds. Certes, ils ne partaient pas du même point que les États fondateurs ou que les États qui ont rejoint la CEE dans les années 70-80. Cependant, la différence est aujourd'hui particulièrement visible : il suffit de passer d'Italie en Slovénie pour passer d'une autoroute d'apparence moyenâgeuse à une autoroute qui ressemble à de la moquette, essentiellement construite sur fonds européens.
M. Jean-François Rapin, président. - Il en va de même du choc ressenti quand on transite entre la Pologne et l'Ukraine.
M. Christophe-André Frassa. - Tout à fait, et j'ajoute que les pays qui brillent par leur savoir-faire ne sont peut-être pas bridés par une certaine lourdeur administrative d'accès aux fonds européens.
M. Jean-François Rapin, président. - Pour être très clair, je précise que la mission du SGAE est de jouer un rôle d'aiguillon auprès de tous les ministères en les invitant à solliciter des crédits européens. Mais la mission du SGAE n'est pas de monter les dossiers de financement européen. Je pense d'ailleurs que les administrations d'État sont suffisamment armées pour mobiliser un potentiel suffisant. Reste la question des collectivités qui demandent aussi des crédits.
Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure. - J'ajoute qu'au-delà des mécanismes que vous décrivez, il est vrai que les pays de l'Est de l'UE peuvent mobiliser davantage de fonds de cohésion, ce qui les amène à communiquer de façon plus visible sur ces financements. En ce qui concerne la France, le ciblage des fonds de cohésion concerne davantage les RUP (Régions ultrapériphériques).
Nominations de rapporteurs
M. Jean-François Rapin, président. - Je voudrais enfin vous proposer de désigner des rapporteurs sur la proposition de résolution européenne n° 128 déposée jeudi dernier par notre collègue Vanina Paoli-Gagin visant à promouvoir la recherche fondamentale et l'innovation de rupture, dans le domaine des ARN extracellulaires et des vésicules extracellulaires. Sur ce sujet pointu, je vous propose de nommer deux médecins : Bernard Jomier et moi-même, qui suis rapporteur spécial avec Mme Paoli-Gagin sur la mission Recherche et enseignement supérieur pour la commission des finances. Y a-t-il une opposition ?
Il en est ainsi décidé.
La réunion est close à 14 h 55.
Jeudi 14 novembre 2024
- Présidence de Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente de la commission des affaires économiques, de M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, et de M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes -
La réunion est ouverte à 9 h 05.
Politique commerciale - Audition de Mme Sophie Primas, ministre déléguée auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargée du commerce extérieur et des Français de l'étranger
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Mes chers collègues, nous sommes heureux d'accueillir ce matin notre ancienne collègue Sophie Primas, ministre déléguée chargée du commerce extérieur et des Français de l'étranger, pour évoquer en particulier un sujet brûlant : celui de l'accord qui pourrait être conclu prochainement entre l'Union européenne et le Mercosur. Ce dossier est largement évoqué à Bruxelles et dans la presse nationale et internationale, qui pointe parfois la France du doigt.
Voilà deux jours qu'a été publiée la lettre ouverte que plus de 600 parlementaires, dont vos trois serviteurs et l'ensemble des présidents des groupes politiques du Sénat, ont adressée à la présidente de la Commission européenne pour marquer leur opposition à l'accord d'association envisagé avec le Mercosur tel qu'il a été négocié depuis 1999 et présenté en 2019, et pour rappeler les conditions posées par la France à sa signature.
Le ministre-président de Wallonie vient également d'exprimer l'opposition de la Wallonie à cet accord « en l'état », tout comme un certain nombre de députés européens français. « En l'état » : ces trois mots ont leur importance. Madame la ministre, je souhaiterais que vous nous précisiez d'entrée de jeu quelles conditions le gouvernement français pose aujourd'hui à la conclusion d'un accord avec le Mercosur et comment ces conditions vous semblent prises en compte par la Commission européenne dans les négociations qu'elle mène en ce moment avec ce dernier.
Je veux saluer votre engagement sur ce dossier. Nous avions conjointement déposé, l'an dernier, une proposition de résolution sur le sujet, que le Sénat a adoptée au mois de janvier de cette année. La position était claire et exigeante. Nous sommes heureux de constater que cette clarté et cette exigence se retrouvent aujourd'hui, par votre voix, dans le discours du Gouvernement.
Celui-ci aura besoin de votre détermination, alors que la Commission européenne, soutenue par de nombreux États membres, pousse en faveur de la conclusion politique rapide de cet accord avec le Mercosur, notamment pour des raisons géostratégiques et d'enjeux de concurrence avec la Chine, que le président de la commission des affaires étrangères évoquera sans doute.
J'étais récemment à la Conférence des organes spécialisés dans les affaires de l'Union européenne (Cosac), à Budapest. Tous mes homologues m'ont interrogé sur la position de la France. Nous nous défendons, mais il faut savoir que, même dans un tel cadre, la pression est forte.
Disons-le franchement, à la suite du vote intervenu au Sénat sur l'accord économique et commercial global (Ceta) avec le Canada, et devant l'exigence que nous martelons avant tout accord avec le Mercosur, la Commission européenne ne semble pas comprendre les critiques que nous formulons, notamment concernant le manque d'ambition de cet accord. Elle peut même avoir le sentiment que la France est aujourd'hui opposée, par principe, à tout accord commercial.
Or la volonté de nombreux États membres de parvenir à un accord avec le Mercosur pourrait avoir des conséquences sur la procédure retenue pour le faire adopter. L'accord négocié avec le Mercosur est un accord d'association ; il nécessite, à ce titre, l'unanimité au Conseil, l'approbation du Parlement européen et une ratification par les Parlements nationaux. En théorie, cela laisserait donc à la France la possibilité de s'y opposer. Mais est également à l'étude, au sein des services de la Commission européenne, non pas une scission de l'accord, mais, suivant le modèle retenu pour l'accord avec le Chili, la présentation d'un accord intérimaire qui reprendrait les seules dispositions relevant de la politique commerciale commune. Et un tel accord pourrait, cette fois, être approuvé par le Conseil à la majorité qualifiée et par le Parlement européen, sans vote des parlements nationaux. Ce scénario apparaît aujourd'hui très probable.
La décision de recourir à une telle procédure relève de la présidente de la Commission européenne, mais je voudrais que vous nous fassiez part de votre analyse concernant cet enjeu de procédure et le calendrier envisageable.
Je sais également que vous ne ménagez pas votre peine pour identifier les contours d'une minorité de blocage, dans l'hypothèse où un accord intérimaire serait soumis à la délibération du Conseil. Pouvez-vous nous faire part des premiers résultats de cette exploration que vous menez auprès de nos partenaires européens et des contacts que vous avez avec vos homologues ? En clair, la France est-elle isolée ou a-t-elle la capacité d'obtenir une minorité de blocage ? Avec qui, et à quelles conditions ?
M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Madame la ministre, au nom de la commission des affaires étrangères, je vous souhaite la bienvenue pour cette audition. Je vous réitère également mes félicitations pour votre nomination au Gouvernement.
Avant d'aborder la question du Mercosur, je souhaitais vous interroger sur les conséquences des élections américaines du 5 novembre. Celles-ci ouvrent, en effet, une période d'incertitudes, en particulier dans le champ commercial. Le président Trump semble avoir donné le ton des relations qu'il entend entretenir avec l'Union européenne en la qualifiant, voilà quelques semaines, de « mini-Chine ». Il nous serait utile que vous nous indiquiez les répercussions que ce changement d'administration pourrait avoir sur l'état des relations commerciales que la France et, plus généralement, l'Union européenne entretiennent avec les États-Unis, même si l'imprévisibilité du président Trump peut parfois limiter l'étendue de la réponse.
J'en viens à la question de l'avenir de l'accord commercial entre l'Union européenne et le Mercosur.
Une délégation de notre commission s'est rendue au Brésil l'an dernier, où elle a pu mesurer une certaine attente du côté brésilien, avec une volonté que les discussions aboutissent rapidement. Nos collègues qui ont participé à ce déplacement ont cependant rappelé à leurs interlocuteurs brésiliens les lignes rouges françaises, qui n'ont pas bougé depuis : le respect de l'accord de Paris, l'inscription de clauses miroirs et la protection des filières sensibles, notamment la filière bovine.
À l'époque, si le Brésil, la Commission européenne et l'Espagne, qui s'apprêtait à assurer la présidence de l'Union européenne, étaient très allants pour une conclusion rapide de l'accord, des divergences demeuraient entre les pays du Mercosur, l'Argentine notamment étant alors opposée à cet accord. Entretemps, l'exécutif argentin a changé - cela n'aura échappé à personne -, et Javier Milei, très hostile à l'accord avant son élection, a opéré un virage à 180 degrés et y est désormais favorable.
Les autorités brésiliennes semblent, par conséquent, miser sur un possible aboutissement des négociations dès le G20 des 18 et 19 novembre. Vous nous direz si cette hypothèse est crédible, et comment l'empêcher dès lors que nos positions ne seraient pas prises en compte.
Il nous serait également utile de connaître précisément le contenu de l'instrument additionnel négocié depuis plus d'un an par la Commission européenne, sa portée juridique et les demandes du Mercosur auxquelles il a été fait droit.
Certes, le conflit ukrainien et ses conséquences sur l'économie mondiale ont rappelé la nécessité de diversifier nos sources d'approvisionnement. Pour autant, nous ne pouvons pas accepter que l'agriculture serve systématiquement de monnaie d'échange dans les négociations menées par l'Union européenne.
C'est pourquoi la France et l'Autriche y sont fortement opposées. Dans un entretien au journal L'Opinion du 22 octobre, vous avez rappelé avec fermeté l'opposition française à l'économie actuelle de l'accord.
Mais cette position semble de plus en plus minoritaire parmi nos partenaires, comme en témoigne le revirement de l'Allemagne sur le sujet, même si l'explosion de la coalition gouvernementale la semaine dernière rend les choses incertaines.
En tout état de cause, un scénario d'accord intérimaire qui reviendrait à contourner les parlements nationaux, comme l'a évoqué le président de la commission des affaires européennes, ne serait pas acceptable : il conduirait à détourner durablement les opinions publiques du projet européen, ce dont nous n'avons pas besoin en ce moment. Sentez-vous chez vos homologues européens une prise de conscience des risques que font peser sur l'Union européenne des décisions allant à l'encontre de la volonté de certains États membres ? Nous espérons que l'influence de notre commissaire européen permettra d'inverser la tendance...
Madame la ministre, vous l'avez compris, les éclairages que vous pourrez nous apporter sur ces différents sujets sont très attendus.
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente de la commission des affaires économiques. - Madame la ministre, chère Sophie Primas, je veux à mon tour me joindre aux propos de bienvenue du président de la commission des affaires européennes et du président de la commission des affaires étrangères et de la défense à votre endroit. Vous êtes ici chez vous, et nous vous accueillerons toujours avec grand plaisir. Nous vous remercions d'avoir trouvé un créneau dans votre agenda, pour le moins chargé depuis votre nomination au vu de vos nombreux déplacements, pour pouvoir participer à cette audition commune devant nos trois commissions.
Je me joins d'abord à l'interrogation du président de la commission des affaires européennes sur la procédure et l'existence ou non d'un droit de veto. La ministre de l'agriculture, Annie Genevard, que nous avons auditionnée la semaine dernière, nous a indiqué « travailler activement à l'instauration d'un droit de veto ». J'aimerais que vous nous éclairiez sur le sens de cette formule, parce que rien ne serait pire que de promettre ce dont ne pouvons pas être absolument sûrs.
J'aurais ensuite souhaité comprendre pourquoi et comment une telle divergence de points de vue s'est instaurée avec nos voisins. On entend parfois parler d'un accord « boeufs contre voitures » : des intérêts contradictoires expliquent sûrement partiellement cette divergence.
Pourtant, nous partageons un certain nombre d'intérêts. D'un côté, tous les pays européens cherchent à diversifier leurs approvisionnements pour limiter leur exposition à la Chine, en particulier dans les matières premières critiques pour la transition énergétique, comme le lithium, dont l'Argentine et la Bolivie, à l'instar du Chili, sont parmi les premiers producteurs au monde. De l'autre, tous les pays européens sont désireux de garantir le respect de l'accord de Paris, de limiter la contribution de leurs importations à la déforestation et d'éviter que des distorsions de concurrence ne viennent mettre en péril notre souveraineté alimentaire et le revenu de nos agriculteurs.
Aussi, au-delà de ce que peuvent expliquer ces intérêts contradictoires, j'ai l'impression que se creuse un clivage entre différentes philosophies du commerce international : une approche plus régulationniste, fondée sur des règles de réciprocité et de respect de nos engagements climatiques, défendue notamment par la France, et une approche qui suppose une forme d'autorégulation intervenant par le simple développement des échanges, défendue par les pays nordiques. Quelle est votre perception ? Pensez-vous qu'à l'avenir, les États européens parviendront à parler d'une voix plus unie dans un monde de plus en plus fragmenté ?
Enfin, il me faut parler plus spécifiquement des importations agricoles, à l'heure où la contestation reprend dans nos campagnes. Je rappelle les quotas à droits de douane nuls qui seraient accordés par l'Union européenne aux États du Mercosur : 3,4 millions de tonnes de maïs ; 450 000 tonnes d'éthanol, plus 200 000 tonnes à droits de douane réduits, et 180 000 tonnes de sucre ; 180 000 tonnes de volaille ; 61 000 tonnes de boeuf, plus 99 000 tonnes à droits de douane réduits ; ou, encore, 45 000 tonnes de miel, une filière plus petite mais qu'il ne faut pas négliger.
Quel est le plan du Gouvernement pour protéger au mieux ces filières, dans l'éventualité où un accord devrait aboutir dans les prochains mois malgré son opposition affichée ? Est-on au moins sûr que les denrées produites avec des pesticides ou des activateurs de croissance interdits dans l'Union européenne n'entreront pas au sein du marché intérieur ?
Les organisations agricoles ont relevé que l'Union européenne entendait mettre en place un fonds d'indemnisation, geste qu'elles ont perçu comme la reconnaissance du coup que l'accord porterait à notre agriculture. Les agriculteurs souhaitent et doivent pouvoir vivre de la vente de leur production, et non d'indemnisations ou de subventions ! Nous ne pouvons pas nous résigner à une telle issue, mais il est important que nous disposions de toutes les informations sur les options envisagées par la Commission européenne.
L'intérêt particulièrement marqué pour les questions agricoles dans notre commission, dont vous avez assumé la présidence, ne vous étonnera pas. Nous savons combien le sujet vous est cher ; il est d'ailleurs en lien étroit avec votre portefeuille ministériel. Je pense que vous aurez tout loisir de nous apporter un certain nombre de réponses.
Mme Sophie Primas, ministre déléguée auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargée du commerce extérieur et des Français de l'étranger. - Chers anciens collègues sénatrices et sénateurs, je vous remercie tout d'abord pour votre accueil et vos souhaits de réussite dans mes nouvelles fonctions. Il est vrai que, depuis maintenant une cinquantaine de jours, la question du Mercosur est au centre de mes préoccupations et de celles de mon équipe, dont je salue l'engagement à mes côtés
Je suis évidemment très heureuse de me retrouver au Sénat ce matin et de constater combien la Haute Assemblée reste fidèle à elle-même, puissamment mobilisée sur le sujet capital de l'accord avec le Mercosur. Plus que jamais, nous, Gouvernement et Parlement, devons unir nos forces sur cette question, qui est devenue à la fois pressante, incontournable et politiquement symbolique.
Voilà vingt-cinq ans que l'accord avec le Mercosur est en négociation. Or, depuis un quart de siècle, le monde a profondément changé. Depuis 2019, la France oppose un « non » catégorique à ce projet de traité dans sa version actuelle, considérant que celui-ci menace la cohérence même de la politique de l'Union européenne et le bien-fondé de son action volontariste de lutte contre le changement climatique. Ainsi, cet accord mettrait en péril notre force productive, ouvrant la voie à une concurrence totalement déloyale, touchant en premier lieu notre agriculture européenne et française.
Ces dernières semaines, les négociations menées par l'Union européenne s'emballent à mesure que les discussions entre la Commission et les pays du Mercosur gagnent en intensité. Je songe notamment à la visite au Brésil, voilà quelques jours, du commissaire européen au commerce, M. Valdis Dombrovskis, afin d'accélérer les tractations. Comme vous, je suis extrêmement attentive aux déclarations qui peuvent être faites.
Le calendrier mondial est par ailleurs propice à des annonces symboliques. La tenue du G20 dans quelques jours à Rio est une étape absolument clé. Celle du sommet des pays du Mercosur, au début du mois de décembre prochain, en est une autre. Et la fin de la mission de la précédente équipe européenne en est probablement une troisième.
Je veux donc le dire aujourd'hui devant vous avec une grande clarté : la position de la France ne change pas ; elle est ferme et inébranlable. Nous n'accepterons pas ce traité tel qu'il est aujourd'hui. De notre point de vue, ce traité, en l'état, est un accord obsolète, une « occasion manquée », pour paraphraser les conclusions du rapport de la commission conduite par le professeur Stefan Ambec en 2020.
La position du Premier ministre, qu'il a eu l'occasion de répéter hier à la présidente de la Commission européenne, la position du ministre de l'Europe et des affaires étrangères et celle de tout le Gouvernement sont alignées sur ce refus en l'état, déjà exprimé au G7 de Biarritz par le Président de la République.
En tant que ministre déléguée chargée du commerce extérieur, je défendrai donc la voix du « non » avec détermination, comme je l'ai défendue avec vous dans la résolution adoptée par le Sénat au mois de janvier dernier. J'ai évidemment emporté cette conviction avec moi au ministère ; elle est d'autant plus enracinée qu'elle reflète profondément mes convictions personnelles - vous le savez.
L'accord avec le Mercosur tel qu'il est écrit me semble déséquilibré et, surtout, porteur d'incohérences politiques à l'échelon européen. Depuis des années, notre pays arbore avec ferveur l'étendard d'une intégration ambitieuse des objectifs de développement durable au coeur des politiques publiques de l'Union européenne. Au nom des urgences environnementales et climatiques pressantes, nous imposons à nos entreprises et à nos agriculteurs des contraintes fortes, souvent coûteuses. N'est-il pas juste et naturel que notre politique commerciale s'inscrive en harmonie avec notre cap environnemental ? Je pense notamment aux engagements découlant de l'accord de Paris, d'ailleurs signé par quatre et bientôt par les cinq pays du Mercosur. Il semble en effet cohérent sur le plan politique de ne pas accepter l'entrée de marchandises moins-disantes du point de vue environnemental ou sanitaire quand les productions de nos propres acteurs économiques européens sont, par obligation, mieux-disantes. Cette exigence va au-delà des seuls pays du Mercosur et illustre notre aspiration à une concurrence saine et équitable.
Cette aspiration est d'autant plus légitime qu'elle est plébiscitée par les syndicats et par la société civile en France et, en dehors de la France, en Europe. Cependant, l'horizon concernant un accord sur ce traité est-il fermé ? Devons-nous rejeter l'accord en bloc sans proposer de solution de sortie ? Il apparaît en réalité, me semble-t-il, que des solutions simples et efficaces sont à notre portée pour procéder aux ajustements nécessaires. Quelles en sont les conditions ?
En premier lieu, nous devons faire de l'application de l'accord de Paris un élément dit « essentiel » de l'ensemble du traité. Concrètement, cela signifie que la France demande que l'accord entre l'Union européenne et le Mercosur puisse être suspendu si nous constatons une violation majeure par l'une ou l'autre des deux parties. Cette requête est d'ailleurs en parfaite harmonie avec les engagements du Brésil sur le volet environnemental et en totale adéquation avec les travaux que le Brésil a lui-même initiés au cours du G20 Commerce, auquel je me suis rendue. Faire de l'accord de Paris une clause essentielle de nos accords commerciaux est une demande qui ne concerne pas que le Mercosur. Qu'il s'agisse des accords avec le Royaume-Uni, avec le Kenya ou la Nouvelle-Zélande, nous faisons valoir partout la même exigence : que cette notion d'élément essentiel soit intégrée dans les traités. Les pays du Mercosur ont, avec l'Amazonie et le Cerrado, un rôle décisif à jouer dans la protection de l'environnement et de la biodiversité ainsi que dans la lutte contre le réchauffement climatique à l'échelon mondial. Il est donc primordial et logique que l'accord envisagé avec l'Union européenne soit à la hauteur de ces enjeux.
En deuxième lieu, il est crucial que, dans le chapitre de l'accord consacré au commerce et au développement durable, nous nous assurions que les engagements environnementaux de l'accord soient effectivement mis en oeuvre. Tout manquement aux dispositions de ce chapitre doit être soumis à un mécanisme de règlement des différends introduisant la possibilité de sanctions. Ce mécanisme doit être prévu par l'accord, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Il ne s'agit bien évidemment pas là d'une marque de défiance à l'endroit de nos partenaires du Mercosur ; au contraire, ils ont toute notre confiance. Mais cette confiance n'exclut ni la clarté des termes de l'accord, ni le contrôle, ni la prudence ; c'est même la réassurance de nos propres acteurs économiques européens. Notre exigence environnementale, souvent synonyme d'efforts coûteux en termes de transformation de nos outils de production et d'investissements pour nos entreprises et nos agriculteurs, est défendue par tous les acteurs européens et par notre société civile. C'est pourquoi, je le répète ici, nous serons inflexibles sur le respect des conditions que je viens d'évoquer. Il faut aussi des garanties sur le fait que les règles européennes relatives à la déforestation s'appliqueront sans dérogation, et je pense que l'Union européenne devrait appuyer cette position. Comment faire triompher ces prérequis dans les futurs accords si nous ne les défendons pas face à un partenaire aussi important et aussi stratégique que le Mercosur ?
En troisième lieu, notre position sur l'accord est aussi étroitement liée à la question agricole, qui, comme vous le savez, me tient particulièrement à coeur car elle touche à une valeur cardinale de l'Union européenne : notre souveraineté alimentaire. Depuis des années, nous alertons, avec les membres de cette Haute Assemblée, sur les effets dévastateurs qu'infligeraient à notre modèle agricole des échanges commerciaux déséquilibrés, en particulier sur les filières les plus fragiles que vous avez mentionnées. Nos filières agricoles, dont certaines font partie de nos fleurons à l'exportation qui leur permet d'ailleurs de consolider leur propre équilibre économique, participent également grandement au rééquilibrage de notre balance commerciale. Elles sont, enfin, les gardiennes de notre souveraineté alimentaire et, plus encore, de l'équilibre de nos territoires, qui est lui-même indispensable à une forme de stabilité démocratique en France et en Europe. C'est une conviction que je partage naturellement avec Annie Genevard, notre ministre de l'agriculture, qui, vous l'avez rappelé, ne ménage pas ses efforts pour répondre aux attentes des agriculteurs.
Ma mission est double : soutenir les productions agricoles dans leur conquête de marchés internationaux et les prémunir contre toute forme de concurrence déloyale.
Pour toutes ces raisons, nous continuerons évidemment à nous battre méthodiquement et sans relâche pour un accord d'association avec le Mercosur qui soit exigeant sur les questions environnementales et loyal pour notre agriculture. Quelle que soit l'issue de la négociation, il faudra des dispositifs pour protéger nos filières en ce sens.
L'opposition à la version actuelle de l'accord Mercosur est l'une des rares positions politiques qui fassent l'unanimité sur les bancs parlementaires, toutes couleurs politiques confondues. Je souhaite que nous soyons à la hauteur de ce consensus parlementaire, qui nous donne à nous, Gouvernement, un mandat d'autant plus fort et nécessaire pour défendre la position de la France sans concession.
Sous l'autorité du Premier ministre, avec Jean-Noël Barrot, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, et Benjamin Haddad, ministre délégué chargé de l'Europe, nous faisons valoir cette position auprès de nos partenaires au sein de l'Union européenne avec une grande détermination.
L'Europe en laquelle nous croyons, c'est une Europe souveraine qui fait valoir son principal atout dans les négociations internationales, celui d'un marché fort de 450 millions de consommateurs, atout extrêmement important dont elle n'a parfois - je dois bien le dire - pas tout à fait conscience.
C'est aussi une Europe qui respecte les décisions des parlements nationaux. Le nôtre s'est exprimé à de nombreuses reprises contre un tel accord ; il n'est pas le seul. Vous pouvez compter sur la parlementaire que je fus et sur la ministre que je suis pour rappeler à la Commission européenne la position de la France.
Certes - il ne faut pas se le cacher -, cette position n'est pas majoritaire en Europe. Mais nous ne sommes pas les seuls à la défendre. D'autres États membres partagent nos inquiétudes. Nous nous appuyons évidemment sur eux pour dialoguer et persuader. J'entends les doutes et les scepticismes qui s'expriment ici ou là ; je lis la presse, qui est très prolixe en ce moment. Je le réaffirme donc ici, devant la représentation nationale : la voix de la France n'est pas isolée dans cette défense de l'environnement, dans la protection de son agriculture, dans la préservation des équilibres du monde rural et dans sa volonté de défendre la cohérence de nos politiques publiques européennes.
La forme actuelle de l'accord nous permet pour l'instant de faire usage de notre droit de veto, puisque le vote devrait être à l'unanimité. Néanmoins, nous n'aurions que difficilement la possibilité de nous opposer à une scission de l'accord, comme cela a été le cas pour le Chili. Nous ne pouvons pas empêcher le collège des commissaires de prendre cette décision, sur l'initiative de la présidente de la Commission européenne. Pour préparer cette éventualité, nous devons réunir un maximum d'États membres pour former alors une minorité de blocage.
Dans cette bataille, le Gouvernement ne peut être seul : tout le monde doit relayer notre message et inlassablement expliquer nos arguments à nos partenaires. Nous avons besoin de chacun de vous, de vos différences d'appréciation et de vos différents territoires. Nous avons besoin des partisans d'une Europe qui protège sans se fermer, des défenseurs de la planète, des syndicats et des fédérations d'agriculteurs, en France comme ailleurs. Je remercie nombre d'entre vous des prises de position récentes qu'ils ont prises, notamment via des tribunes transpartisanes.
Mesdames et messieurs les sénateurs, ce moment est important car il peut marquer une nouvelle rupture dans l'histoire de notre politique commerciale européenne. Je veux promouvoir une approche moins naïve, plus audacieuse et offensive de nos échanges commerciaux internationaux, qui tienne compte des impacts économiques, environnementaux, stratégiques et sociaux des accords en cours de négociation, dans la droite ligne des conclusions du rapport Draghi.
Je tiens à écarter toute méprise : la France est bien partisane d'un accord avec le Mercosur, mais d'un accord renégocié. Les pays du Mercosur sont des partenaires stratégiques de grande importance pour l'Europe. Je n'ignore ni l'intérêt diplomatique que cet accord revêt pour la reconnaissance de cette région ni les avantages commerciaux qu'il apporte pour des secteurs entiers de notre économie, tant dans l'industrie, l'agriculture que les services. La réduction des droits de douane, l'accès aux marchés publics et une meilleure protection des indications géographiques sont des éléments importants pour que nos entreprises accèdent à ce marché dans de meilleures conditions.
Toutefois, c'est précisément parce qu'il s'agit d'un partenaire exceptionnel que nous ne pouvons pas nous contenter d'un traité en demi-teinte. La fermeté ne doit pas être synonyme de fermeture : il est indispensable d'ouvrir de nouveaux marchés pour nos entreprises, d'autant plus compte tenu des tensions commerciales avec la Chine, des craintes à l'égard des États-Unis et des sanctions envers la Russie, ainsi que le président Perrin l'a rappelé,
Les accords de commerce, tant celui-ci que d'autres, sont indispensables. Dans cette marche vers l'avenir, l'Europe ne peut trahir son identité et doit rester fidèle à ses valeurs. Elle doit être à la hauteur de ses ambitions et de ce moment politique tendu de l'Histoire. Il est inconcevable de brandir la bannière du développement durable et de la cohésion des territoires tout en votant le Mercosur sous sa forme actuelle.
Cette voie nécessite le développement de mesures miroirs dans la réglementation européenne. Plus d'une fois, nous avons exhorté l'Union européenne à considérer sérieusement l'introduction de telles mesures dans sa législation sectorielle. Nous devons aux forces économiques européennes de faire tout notre possible pour que le choix de la vertu ne soit jamais sanctionné par la concurrence déloyale de produits venus de pays qui ne partagent pas notre ligne de conduite, car il en serait alors fini de nos capacités productives, insuffisamment compétitives.
Des efforts ont certes été faits, mais souvent trop tard. Le bilan de la Commission reste largement en deçà des attentes, singulièrement de la France. Si quelques mesures ont vu le jour, d'autres ont été reportées, à l'instar du règlement européen contre la déforestation et la dégradation des forêts, dont le Brésil demanderait d'ailleurs à être quasiment exempté.
Laurent Duplomb nous a souvent alertés sur le sujet : il est urgent que l'Union européenne se dote d'une force de contrôle sanitaire afin de contrôler de façon effective un très grand nombre de produits importés, au regard notamment des limites maximales de résidus (LMR) de produits phytosanitaires. Le dernier audit de la direction générale de la santé et de la sécurité alimentaire de la Commission européenne, publié en octobre 2024, montre que des substances interdites en Europe, comme les promoteurs de croissance tels que le 17-â oestradiol, continuent d'être utilisées alors qu'elles sont interdites dans l'Union européenne depuis 1981 en raison de leurs effets potentiellement cancérigènes.
L'un des grands enjeux du mandat de la Commission européenne à venir sera donc de donner à nos réglementations la force et l'effectivité qu'elles méritent. Sans contrôle ni possibilité de sanction, nos normes resteront lettre morte. La Commission elle-même dresse un constat implacable : les contrôles sanitaires brésiliens manquent cruellement d'efficacité. Comment pourrions-nous en toute conscience exposer nos consommateurs à ces risques ?
Aussi ardu que soit le chemin, la main de la France ne tremblera pas. Je veux vous adresser un message de volontarisme et de fermeté. L'équipe de France est mobilisée dans ce combat juste, pour nos agriculteurs, nos industriels et nos concitoyens. Mon engagement contre la version actuelle de l'accord avec le Mercosur est entier : nos demandes doivent y être intégrées.
La bataille est rude, mais elle vaut la peine d'être menée ensemble, au-delà de la protection ou de la promotion de telle ou telle filière, car elle sera le marqueur d'une nouvelle politique européenne plus forte et plus exigeante. Le commerce international se complexifie, le contexte se durcit, et, si nous ne faisons pas maintenant bloc autour de nos convictions européennes et de nos ambitions communes, nous courons le risque de trahir le rêve des créateurs de l'Union, celui d'une Europe de paix, forte dans le monde, consciente de ce qu'elle représente sur la scène économique mondiale.
Monsieur le président Rapin, vous m'avez interrogée sur le calendrier des procédures envisagées pour l'adoption de l'accord avec le Mercosur. Comme vous l'avez indiqué, ce dernier a été négocié comme un accord d'association de nature mixte. Ce format est crucial pour déterminer les modalités de son adoption, et nous rappelons avec constance et fermeté à la Commission la nécessité de le conserver - hier encore, le Premier ministre l'a fermement rappelé lors de sa rencontre avec la présidente de la Commission européenne. Ce format impose que l'accord soit soumis à un vote à l'unanimité du Conseil, avant d'être transmis aux vingt-sept États membres pour ratification. Dans cette forme actuelle d'accord d'association mixte, nous disposons donc de deux leviers de taille pour faire entendre notre désaccord.
Le risque principal, que vous avez soulevé, est que la Commission revienne sur ce format d'association mixte, en introduisant une scission entre le volet commercial et le volet politique de l'accord. Le volet commercial échapperait alors à la règle de l'unanimité, pour pouvoir faire l'objet d'un vote à la majorité qualifiée du Conseil.
La Commission a réalisé de précédentes scissions, notamment lors de l'accord avec le Chili. Nous lui rappelons toutefois régulièrement que le mandat qu'elle a reçu du Conseil en 1999 était de négocier un accord d'association, et que le Conseil a ensuite rappelé que toute tentative de contournement de la forme juridique unique de l'accord pour éviter la règle de l'unanimité semblerait parfaitement illégitime.
Dans la lignée des propos du président Perrin, j'estime qu'il s'agirait d'une faute politique caractérisée : organiser le contournement d'autant de parlements nationaux risquerait de nourrir le sentiment anti-européen au plus mauvais moment.
C'est pour anticiper cette faute et combattre cette éventualité que nous avons pris contact avec l'ensemble de nos partenaires afin de constituer une minorité de blocage. Il s'agit pour nous de créer un front uni suffisamment fort pour dissuader la Commission.
Quant au calendrier, si la conclusion de l'accord était annoncée par la Commission, cet accord devrait être présenté au Conseil pour être formellement signé. Pour ce faire, il devrait d'abord être traduit dans les langues officielles de l'Union européenne, et la Commission devrait finaliser sa relecture juridique avant de présenter au Conseil une proposition de décision. Ce processus avait duré un an pour la modernisation récente de l'accord avec le Chili, mais, comme l'essentiel de la négociation de l'accord avec le Mercosur est finalisé depuis cinq ans, les choses pourraient aller plus vite. Viendraient ensuite le vote du Parlement européen et, en fonction de la forme de l'accord, un vote des parlements nationaux. La ratification du Conseil de l'Union européenne et du Parlement européen pourrait donc être assez rapide. Elle n'avait pris que trois mois pour l'accord avec le Chili. Devant ce calendrier très resserré, toutes nos institutions, Président de la République, Gouvernement et Parlement, doivent agir ensemble.
La France est-elle isolée ? Pour vous dire la vérité, la minorité de blocage, composée d'au moins quatre États représentant 35 % de la population européenne, est difficile à atteindre. En revanche, certains parlements nationaux au sein de l'Union européenne se sont prononcés contre ce traité avec le Mercosur. C'est sur ces pays, ainsi que sur les plus timides, qui se taisent actuellement, que nous comptons. Je ne souhaite mettre aucun de nos partenaires en porte-à-faux, et je ne vous en dirai donc pas davantage, mais nous nous intéressons à ceux pour lesquels l'économie agricole est extrêmement importante. La minorité de blocage est difficile à trouver mais elle n'est pas impossible à atteindre. Nous nous y attelons matin, midi et soir.
Monsieur le président Perrin, vous m'avez interrogée sur les répercussions de l'élection de Donald Trump à la tête des États-Unis. La France respecte évidemment le choix souverain du peuple américain et nous avons commencé à nouer des contacts avec la future administration. Sur le plan commercial, l'élection de Donald Trump induit un fort risque de crispation des relations entre l'Union européenne et les États-Unis. Dans son programme, le candidat Trump a promis l'application d'un droit de douane général de 10 à 20 % sur toutes les importations européennes. Si une telle guerre commerciale était déclarée, l'impact serait majeur pour notre économie. La perte est estimée par la direction générale du Trésor à 2,8 points de PIB pour l'Union européenne et à 2,1 points de PIB pour la France, à l'horizon 2030. L'enjeu est donc capital.
Cette élection doit être un électrochoc pour rassembler l'Union européenne et la faire sortir de la naïveté commerciale. Nous devons faire preuve d'unité et de fermeté, mais nous devons également d'ores et déjà engager un dialogue avec les États-Unis, avant que les décisions soient prises, pour envisager leurs conséquences d'un côté et de l'autre de l'Atlantique. Il me semble que nul n'a intérêt à une guerre commerciale. Rappelons que l'Union européenne compte 450 millions de consommateurs, ce qui représente un intérêt pour les États-Unis, comme pour la Chine.
Monsieur le président Perrin, vous m'interrogez également sur le contenu de l'instrument additionnel à l'accord. Depuis 2019, l'Union européenne en a fait une porte d'entrée dans les négociations environnementales avec le Mercosur. Cet instrument juridiquement contraignant est destiné à garantir des engagements internationaux. Cet instrument additionnel ne toucherait pas à l'accord issu des négociations finalisées en 2019, mais il vise à interpréter de manière plus large ses dispositions. Nous demeurons assez sceptiques quant à sa portée, et nous préférons, pour cette raison, que les termes de l'accord de Paris figurent dans l'accord avec le Mercosur.
Madame la présidente Dominique Estrosi Sassone, arriverons-nous à parler d'une voix unie dans un monde de plus en plus fragmenté ? C'est un enjeu capital alors que les relations commerciales et internationales avec la Chine se tendent. L'économie intérieure de la Chine fait face à des surplus de production élevés, et ce pays doit obligatoirement bénéficier d'un marché international favorable. La fermeture du marché américain la conduit à placer beaucoup d'espoirs dans le marché européen. L'Union européenne doit être fermement unie sur ces questions et ne doit pas afficher ses divisions. En particulier, le couple franco-allemand doit se réconcilier pour trouver des positions communes sur l'ensemble de ces sujets. Il s'agit d'un enjeu majeur de puissance : je le dis sans détour, si l'Union européenne est divisée, elle sera écrasée économiquement et commercialement. Il faut que nous retrouvions la voie de l'unité.
En ce qui concerne les filières agricoles affectées par cet accord, Annie Genevard et moi-même travaillons pour répondre à leurs inquiétudes. Nous ne voulons pas d'un plan de compensation de l'accord avec le Mercosur, car nous ne voulons pas de cet accord sous la forme actuelle. Nous réfléchissons avec l'Union européenne aux modes de soutien des agriculteurs, nous avons parlé du milliard d'euros d'aides envisagé par l'ancien commissaire européen Phil Hogan, mais nous ne sommes pas en train de marchander. Nous ne voulons pas détruire notre outil de production : nous voulons conforter nos filières agricoles, et ce n'est pas avec des compensations que nous rémunérerons nos agriculteurs ou que nous répondrons à l'impératif de la souveraineté alimentaire. Nous accordons beaucoup d'attention à ces filières, mais nous n'acceptons pas l'accord actuel avec le Mercosur et nous travaillons d'abord à trouver des minorités de blocage.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Madame la ministre, avant de laisser la parole à nos collègues, je souhaite rebondir sur vos propos au sujet de la déforestation. Il y a des signaux forts, et vous portez vigoureusement la volonté exprimée quasi unanimement, mais il y a aussi des signaux faibles.
La commission des affaires européennes du Sénat vient d'examiner deux textes au titre de sa mission de contrôle du respect du principe de subsidiarité, dont l'un concerne la déforestation. Je veux alerter tous mes collègues à ce sujet. En effet, la Commission européenne, propose de repousser d'un an l'entrée en vigueur du règlement européen contre la déforestation et la dégradation des forêts, qui vise à interdire la mise sur le marché européen ou l'exportation européenne de produits y ayant contribué, qu'il s'agisse de bovins ou d'huile de palme. Cela satisferait le Brésil mais ne va pas dans le sens des préoccupations environnementales actuelles dont la France se fait l'écho ; en tout état de cause, une telle proposition n'est pas contraire au principe de subsidiarité.
Il est important de bien comprendre la position de nos partenaires, notamment grâce aux réunions interparlementaires que nous tenons. La Pologne est, par exemple, un État clé. Nous renouons avec elle un dialogue précieux. Historiquement, ce pays a toujours défendu l'agriculture. Quelle est sa position ? La Hongrie et l'Italie, dont nous sommes plus éloignés politiquement, peuvent aussi, sur ces points, devenir des alliés.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - L'accord prévoit l'ouverture des marchés publics des pays du Mercosur aux entreprises européennes. Beaucoup de PME françaises pourraient en bénéficier, mais on ne peut que douter de l'accès effectif de nos entreprises aux commandes publiques. L'exemple le prouve : sept ans après la mise en application provisoire de l'accord économique et commercial global avec le Canada (AECG-CETA), qui comportait des dispositions similaires, la participation des PME européennes à la commande publique canadienne demeure très limitée.
Pouvez-vous davantage détailler les secteurs qui seraient concernés par l'ouverture des marchés publics prévue dans cet accord, ainsi que les modalités retenues pour y accéder ? De quelles garanties disposons-nous quant à la réelle ouverture de ces marchés aux entreprises européennes ?
M. Jacques Fernique. - L'appel transpartisan de 622 parlementaires à la présidente de la Commission européenne constitue un acte très significatif, qui doit être déterminant. Il énonce trois conditions au soutien à l'accord : ne pas augmenter la déforestation importée, mettre le traité en conformité avec l'accord de Paris, instaurer des mesures miroirs en matière sanitaire et environnementale.
Au sujet de la déforestation importée, c'est-à-dire de l'interdiction d'importation et d'exportation depuis l'Europe de produits ayant contribué à la dégradation des forêts, je m'interroge sur la fermeté des positions européennes. Le Brésil voudrait en être exempté, et l'Union européenne envisage de reporter l'application du règlement sous la pression de pays tiers, africains, asiatiques et sud-américains. Ce report n'envoie pas un signal d'exigence.
Permettez-moi de me faire le porte-parole de notre collègue Didier Marie, contraint de se rendre à une autre réunion. Certaines avancées ont été enregistrées durant la précédente mandature d'Ursula Von der Leyen, notamment l'adoption au premier semestre 2024 du règlement établissant un cadre visant à garantir un approvisionnement sûr et durable en matières premières critiques. De premières mesures ont-elles été prises à l'échelon européen au sujet des importations et des exportations de telles matières premières ? À cet égard, des projets ont-ils déjà été reconnus comme stratégiques ? La France a-t-elle conduit son programme national d'exploration des minéraux et des matières premières critiques, que le règlement demande de réaliser d'ici au 24 mai 2025 ?
De plus, Didier Marie avait, à la fin de l'année 2023, interrogé votre prédécesseur Olivier Becht sur la signature d'accords de libre-échange entre l'Union européenne et des pays lointains, notamment la Nouvelle-Zélande. Celui-ci avait répondu avoir « le sentiment qu'il sera de plus en plus compliqué de signer des accords globaux, car on ne peut aligner tous les pays du monde sur nos standards du jour au lendemain. » Partagez-vous ce sentiment ? Est-il possible de bâtir des accords de libre-échange de nouvelle génération, prenant en compte les enjeux sociaux et environnementaux ? Un premier bilan de l'accord avec la Nouvelle-Zélande peut-il être dressé depuis son entrée en vigueur le 1er mai 2024 ?
Enfin, les négociations entre l'Union européenne et le Kenya ont abouti en juin 2023 à un accord ambitieux. Il s'agit d'une bonne nouvelle pour la diversité des partenariats de l'Union européenne, qui permet de répondre aux stratégies chinoise et russe en Afrique. Des accords de ce type avec d'autres États africains sont-ils envisagés ?
M. Jean-Claude Tissot. - Franck Montaugé, retenu dans son département, souhaitait vous interroger sur la situation de la filière armagnac. Alors que la Chine a augmenté ses droits de douane le mois dernier, l'élection de Donald Trump n'est pas de nature à rassurer les producteurs, qui anticipent déjà une nouvelle augmentation des tarifs douaniers américains. Face à ces deux protectionnismes, la filière risque de se retrouver exsangue. Quelle stratégie le Gouvernement compte-t-il adopter pour soutenir concrètement la filière en cas d'augmentation des droits de douane en Chine et aux États-Unis, qui sont les deux principaux importateurs d'armagnac ?
La conclusion de l'accord entraînerait des conséquences très importantes sur l'agriculture française et européenne. La distorsion de concurrence en matière de normes environnementales et sanitaires mettrait à mal tous les efforts réalisés depuis de nombreuses années pour faire évoluer notre agriculture. L'unité des syndicats contre ce traité témoigne du fait que le monde agricole le rejette en bloc, et ce ne sont pas les compensations financières évoquées à Bruxelles qui apporteront des solutions.
Les fameuses lignes rouges énoncées par le Président de la République ont été rappelées. Dans l'hypothèse où l'on tenterait d'obtenir un accord à tout prix, je crains que les exigences environnementales ne soient abaissées. Les pays du Mercosur ont le droit d'utiliser certains produits, mais la volonté d'avoir une concurrence loyale avec eux ne doit pas servir de prétexte pour réduire nos exigences environnementales.
Mme Sophie Primas, ministre déléguée. - Le règlement européen contre la déforestation et la dégradation des forêts a été adopté par le Conseil le 16 mai 2023. Cet outil, relativement récent, s'applique à toutes les importations, y compris celles qui proviennent des pays du Mercosur. Concrètement, ce texte interdit l'entrée sur le marché européen de sept matières premières et de certains de leurs dérivés ayant contribué à la déforestation. Il s'agit de l'huile de palme, du boeuf, du bois, du café, du cacao, du caoutchouc et du soja. Ce règlement est compatible avec nos engagements internationaux, en particulier avec les règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC).
À la demande de plusieurs pays tiers, dont ceux du Mercosur, la Commission européenne a proposé - mais rien n'a encore été décidé - d'en retarder d'un an l'entrée en application. Nous sommes partagés sur cette requête : certes, il y a urgence, mais il faut aussi laisser aux producteurs, y compris français, le temps de s'adapter aux nouvelles règles. Actuellement, il est prévu que les dispositions s'appliquent à partir du 30 décembre 2024. En cas de report, les mesures deviendraient contraignantes au 30 décembre 2025 pour les grandes entreprises, et au 30 juin 2026 pour les petites entreprises.
Par ailleurs, au cours des négociations actuelles avec l'Union européenne, l'ensemble des États du Mercosur ont demandé à être classés dans la catégorie « risque faible », parmi les trois niveaux de risque établis par le règlement contre la déforestation et la dégradation des forêts. Pour l'heure, la Commission a refusé de répondre à cette requête, que la France juge inacceptable.
Nous souhaitons laisser à nos entreprises le temps de s'adapter à cette réglementation, sans pour autant repousser son entrée en application aux calendes grecques.
Madame Renaud-Garabedian, l'accord avec le Mercosur semble en effet présenter de grands bénéfices dans le domaine des marchés publics : il favorise une ouverture significative des pays du Mercosur, avec lesquels l'Union européenne n'est liée par aucun engagement juridique à ce jour. Je pense en particulier aux transports, au développement urbain, aux télécommunications, à l'énergie ou encore à l'eau, secteurs d'excellence de l'industrie française.
Cependant, pour l'heure, seuls les marchés publics des institutions centrales et fédérales du Mercosur sont directement intégrés à l'offre, tandis qu'au niveau subfédéral, les autorités du Mercosur se sont engagées à ouvrir une offre complémentaire d'accès sous deux ans. Certes, cette avancée est bienvenue, mais elle est extrêmement modeste et peu effective.
Monsieur Fernique, des ressources stratégiques sont bien disponibles dans les pays du Mercosur. Avant de me rendre au Brésil dans le cadre du G20 Commerce et investissement, j'ai fait escale au Chili, qui ne fait pas partie du Mercosur, mais avec lequel nous avons signé des accords satisfaisants. Le commerce avec ces États n'a rien de nouveau. Toutes les entreprises du CAC 40 sont présentes en Amérique du Sud, à l'exception de l'une d'entre elles, et entretiennent des relations commerciales depuis plusieurs décennies avec ces pays. Ceux-ci jouent donc un rôle important dans l'approvisionnement stratégique de notre continent en métaux critiques. J'ai soutenu auprès du gouvernement chilien un grand projet d'exploitation du lithium dans le nord du pays. Cette stratégie fait partie de notre feuille de route sur les métaux critiques.
Certaines mesures de l'accord avec le Mercosur favorisent l'approvisionnement en matériaux stratégiques, mais il ne s'agit pas non plus d'avancées spectaculaires. Là encore, des quotas sont en jeu.
Nos revendications environnementales risquent effectivement de rendre plus difficile la signature d'accords globaux. Il y va toutefois de la cohérence des politiques publiques européennes. Nous ne pouvons y renoncer. Les négociations commerciales prendront de fait une nouvelle dimension. Nous devrons nous assurer de l'effectivité de nos normes et du contrôle appliqué aux importations et aux exportations. Les exigences de nos partenaires à notre égard seront aussi renforcées.
Cependant, nous devons continuer à négocier des accords de libre-échange. Nos acteurs économiques ont besoin de nouveaux marchés.
En contrepartie, nous pourrons sans doute plus facilement avancer sur des accords bilatéraux. Je pense notamment aux pays d'Afrique ou de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (Asean).
Monsieur Tissot, je ne méconnais pas la crise du cognac, de l'armagnac et des brandys liée à l'augmentation de certains droits de douane. Sur ce sujet, le ministre Jean-Noël Barrot a répondu hier aux interrogations de Daniel Laurent lors de la séance de questions d'actualité au Gouvernement. Les mesures de rétorsion de la Chine sont à la fois injustifiées et incompréhensibles. Le prétexte invoqué du dumping est difficile à entendre, quand on sait qu'il s'agit de produits de luxe et quand on voit l'écart considérable entre les prix des brandys français et chinois. En outre, le président Xi Jinping s'est engagé, en mai 2024, à ne pas appliquer de taxes sur ces produits. Le ministre du commerce de la République de Chine, Wang Wentao, que j'ai interrogé à ce sujet, m'a dit que son gouvernement avait bien respecté cet engagement « pendant cinq mois » - une réponse qui ne manquait pas de cynisme ! (Sourires.)
Le Président de la République lui-même a réaffirmé son soutien aux producteurs de brandy français. Nous avons établi la feuille de route de la renégociation. Je me suis rendue à Shanghai, en compagnie de l'ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, qui bénéficie d'une certaine popularité en Chine. Nous y avons obtenu la réouverture du dialogue. C'est une première étape. Le Président de la République aura l'occasion d'aborder ce sujet avec son homologue chinois à l'occasion du G20 la semaine prochaine. Le Premier ministre aura aussi un rôle à jouer dans la négociation globale.
Enfin, la Chine a récemment permis aux importateurs de présenter une garantie bancaire, au lieu du dépôt de caution auprès des douanes qui était initialement exigé. Nous y voyons un signal positif - bien que léger - en faveur d'une réouverture des négociations.
D'autres enquêtes sont en cours, notamment sur la viande de porc et les produits laitiers. Nous souhaiterions également que l'Union européenne puisse mener des analyses croisées sur les lois antidumping en Chine.
Cependant, la France ne peut pas céder sur les véhicules électriques. Les mesures de rétorsion ont en effet été prises par la Chine en réaction à la décision de l'Union européenne de taxer les véhicules électriques importés. Une enquête de la Commission européenne avait révélé que les constructeurs chinois bénéficiaient de subventions massives. Un droit compensateur à hauteur des aides reçues a ainsi été instauré à chaque constructeur. Même si elle est importante et qu'elle déplaît à la Chine, cette taxation ne permet malheureusement pas de rattraper l'écart de compétitivité dont souffre l'industrie européenne. Contrairement à d'autres pays, nous ne fermons pas notre marché aux véhicules chinois, mais nous imposons des conditions de concurrence loyale. Telle est la voie de la fermeté de l'Europe que nous devons appliquer dans notre nouvelle politique commerciale.
Mme Hélène Conway-Mouret. - Malgré l'engagement dont vous faites preuve, nous avons le sentiment d'un isolement de la France en Europe. La Première ministre italienne rappelait ainsi hier, à la COP29, que les normes environnementales n'étaient pas sa priorité. Il faut aussi regretter que notre ancien commissaire européen, Thierry Breton, si prompt à défendre les normes européennes, ait été écarté. Enfin, l'élection de Donald Trump marque le début d'une nouvelle politique transactionnelle dans tous les domaines. Comment convaincre nos partenaires, au sein de l'Union européenne, de nous suivre ?
Les pays en voie de développement du Sud global semblent aujourd'hui tout miser sur la croissance économique. Ne risquent-ils pas de considérer, en matière environnementale, qu'il est suffisant d'adopter les normes minimales exigées par les États-Unis ou par d'autres ? Quelle est notre stratégie, dans la guerre commerciale qui se profile, pour éviter que d'autres secteurs d'activité, comme la défense, soient affectés ?
M. Rémi Cardon. - Les plans sociaux s'accumulent, en raison, souvent, d'une concurrence déloyale. Comment envisagez-vous cette série de batailles, produit par produit, que la puissance publique et les chefs d'entreprises doivent mener de front ?
Vous avez pour objectif de relocaliser une centaine de catégories de produits essentiels ou stratégiques, comme les médicaments, les batteries, la filière hydrogène ou encore les pompes à chaleur. L'ensemble de ces importations représente aujourd'hui un coût de 100 milliards d'euros. Faisons preuve de bon sens industriel dans la liste de ces produits ! Lesquels sont prioritaires ? Quelle est votre feuille de route ? Connaissez-vous l'avis du haut-commissaire au plan sur le sujet ?
M. Daniel Gremillet. - Les négociations avec le Mercosur ont débuté il y a vingt-cinq ans. Depuis 2019, la France semble plutôt défavorable à la conclusion de cet accord. Mais, depuis cette date, nous avons également assisté à des évolutions importantes de la politique agricole commune (PAC), pour ne citer que cet exemple. L'écart n'a cessé de se creuser entre nos attentes au titre de la politique agricole européenne et nos attentes envers les pays avec lesquels nous souhaitons échanger. Comment un tel décalage est-il possible ?
Votre situation n'est pas simple. Il n'y a que deux mois que vous êtes ministre. Mais nous payons aujourd'hui la faiblesse de la France dans nos discussions bilatérales avec les autres membres de l'Union européenne. Paris seul ne saura faire entendre sa voix. Nous avons besoin de temps pour nous mettre d'accord avec les différents États membres sur un projet européen. Je ne peux m'expliquer autrement la situation d'urgence que nous connaissons.
Par ailleurs, c'est une véritable offense que de dire au monde paysan qu'il obtiendra des compensations financières. De tels propos sont impensables. Comment pourrions-nous accepter de l'argent en remplacement du métier des femmes et des hommes qui nous nourrissent dans chacun de nos territoires ? Cette situation me fait de la peine et m'interroge.
Vous savez aussi l'attachement du Sénat à la question des contrôles aux frontières. Mais ce contrôle n'est pas suffisant pour certains produits alors qu'en France, nous disposons, par exemple, d'une traçabilité complète des animaux d'élevage. C'est un sujet d'importance, car il a trait à la sécurité sanitaire.
Enfin, concernant les échanges internationaux, l'élection américaine va amplifier l'importance stratégique du coût de l'énergie en matière de compétitivité de notre économie, en France comme en Europe. Nous entrons dans une zone de turbulences. Nous constatons, en même temps, le ralentissement des investissements dans les pays où les perspectives énergétiques à moyen et long termes semblent incertaines. Comment assurer notre compétitivité, alors que l'énergie fait partie des conditions essentielles de la relocalisation industrielle ?
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - M. Gremillet s'interroge, en réalité, sur l'influence française. J'espère que le cabinet du commissaire européen chargé de l'agriculture et de l'alimentation comptera des Français parmi ses membres. Mais ce n'est pas la voie qui semble se profiler...
Mme Sophie Primas, ministre déléguée. - Plusieurs d'entre vous ont évoqué l'isolement de la France au sein de l'Union européenne et l'affaiblissement de son influence. Pour ma part, je constate un manque de cohérence de l'Europe entre les politiques publiques qu'elle adopte et sa politique commerciale extérieure. La question est donc celle du projet politique de l'Union européenne. Il est urgent que la nouvelle Commission, sans jamais perdre de vue le rapport Draghi, redéfinisse la cohérence de ses politiques publiques.
M. Gremillet dit, avec pudeur, que la situation lui fait de la peine. Plus que cela, la situation nous révolte, et tout le peuple européen finira bientôt par éprouver un tel sentiment ! Nous vivons réellement un moment charnière. Nous devons réaffirmer ce que nous voulons pour l'Europe. Ce n'est pas simple, car les États membres ont des modèles sociaux, des préoccupations environnementales, des aspirations qui diffèrent. Mais nous devons redéfinir notre vision de l'Europe et en faire un Graal absolu dans la négociation de tous les traités de libre-échange. J'ai entamé mon tour de l'Union européenne. En échangeant avec mon homologue hongrois, j'ai bien compris qu'un long chemin restait à parcourir sur de nombreux sujets. Mais la quête de cette cohérence doit devenir l'alpha et l'oméga des futures discussions de la prochaine Commission européenne.
Sans cela, la Chine n'hésitera pas à instrumentaliser nos dissensions, comme elle sait si bien le faire. M. Wang Wentao m'a dit qu'il était bien conscient que les Allemands étaient opposés à la taxation des véhicules électriques importés de Chine.
Nous ne pouvons prendre des décisions importantes sans qu'un accord soit trouvé entre les deux piliers fondateurs de l'Europe, la France et l'Allemagne, d'abord, puis avec le reste des membres de l'Union européenne.
Bien entendu, il s'agit d'un long travail. Mais il se résume en ces termes : donnons suite au rapport Draghi, préservons la compétitivité de l'Europe, assurons la cohérence de nos politiques publiques, et tenons-en compte dans nos négociations commerciales internationales. Sinon, nous nous ferons écraser.
N'oublions pas que notre force repose, certes, sur une industrie conquérante et puissante, mais aussi sur un marché de 450 millions de consommateurs. La Chine saurait difficilement s'en passer pour vendre ses véhicules électriques : faisons peser cet argument dans la balance.
Monsieur Gremillet, vous soulignez à raison l'importance des contrôles, non seulement à la frontière, mais aussi au sein des pays producteurs.
Monsieur Cardon, vous avez évoqué les fermetures d'industries historiques, comme Michelin. Il faut d'abord penser au devenir des salariés.
Ensuite, ces fermetures m'apparaissent comme la confirmation des conclusions du rapport Draghi, qui souligne le manque de compétitivité de nos industries et l'insuffisante capacité d'investissement dans les nouveaux marchés.
En contrepartie, ces fermetures ne remettent pas en cause l'attractivité de la France pour les investisseurs industriels étrangers. Nous restons le premier pays européen à attirer les investissements. De nouvelles entreprises s'installent en France. L'économie est en pleine transformation. En suivant les conclusions du rapport Draghi, nous devons dégager des capacités d'investissement pour permettre l'évolution vers les industries d'avenir. En déplacement à Dunkerque hier, j'ai eu l'occasion d'admirer l'attractivité de son port et le véritable fourmillement d'entreprises nouvellement installées.
Certes, la France connaît des drames économiques. Nous devons les accompagner au mieux, mais nous devons aussi chercher à retrouver notre compétitivité et nos capacités d'investissement.
Je sais que les mesures relatives à la fiscalité des entreprises prévues dans le projet de loi de finances ont suscité des critiques. Toutefois, pour avoir discuté avec nombre d'investisseurs étrangers, notamment au Brésil, au Chili, en Chine ou en Hongrie, je puis vous dire que l'attractivité de la France n'est pas uniquement d'ordre fiscal. Nous avons coutume de dire que notre pays est très complexe d'un point de vue administratif ; ce n'est pas toujours ainsi qu'il est vu hors de nos frontières ! Il offre, par ailleurs, un important accompagnement à l'installation. Enfin, la mobilisation territoriale de tous les acteurs - État, chambres de commerce, secteur économique - est un atout considérable en termes d'attractivité. Mon état d'esprit est donc positif à cet égard.
J'ajoute que l'Europe ne manque pas d'outils défensifs, en l'occurrence 182 mesures de défense commerciale, qui ont d'ores et déjà permis de protéger 500 000 emplois. Nous devons mettre en oeuvre concrètement ces instruments antidumping, antisubventions et de sauvegarde.
M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - J'ai apprécié les propos de Daniel Gremillet, car nous faisons face à un problème de souveraineté et de crédibilité des élus. Comment pouvons-nous encore peser sur les décisions et changer les choses ? L'appel contre l'accord entre l'Union européenne et le Mercosur a été signé par 622 parlementaires ; ce n'est tout de même pas rien ! J'éprouve donc de la tristesse, mais aussi de la colère, voire un sentiment de révolte face à la position de la Commission.
Mme Sophie Primas, ministre déléguée. - C'est exactement ce que le Premier ministre a défendu hier auprès de Mme von der Leyen. Les décisions ont des conséquences économiques, mais aussi des conséquences politiques dont il faut tenir compte. L'Allemagne traverse aujourd'hui une période politique compliquée, de même que la France. Si l'Union européenne devait passer outre l'avis de la France, cela poserait un problème politique majeur. J'espère que ce discours sera entendu !
M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - À défaut, ce serait le signe d'une déconnexion totale...
M. Jean-Luc Ruelle. - Après l'Afrique, la Chine renforce significativement sa position commerciale en Amérique du Sud. En effet, les investissements chinois sur le continent ont été multipliés par 34 entre 2020 et 2022. La construction du mégaport de Chancay, au nord de Lima, largement financée par la Chine, en est un récent exemple. Ce port, qui pourra accueillir les plus gros porte-conteneurs du monde, s'inscrit dans le programme des nouvelles routes de la soie, auquel le Pérou, l'Argentine, le Chili, la Bolivie, l'Équateur et le Venezuela ont déjà adhéré. Le président Xi Jinping s'est d'ailleurs rendu, cette semaine, au sommet de la coopération économique pour l'Asie-Pacifique (Apec), à Lima, en marge duquel il devait inaugurer cette infrastructure portuaire.
Autre indicateur significatif, le Brésil est devenu le premier marché étranger pour les véhicules électriques chinois. L'accord UE-Mercosur permettra-t-il de freiner l'influence chinoise en Amérique du Sud et de préserver les débouchés commerciaux de la France et de l'Europe ?
M. Henri Cabanel. - Je tiens à souligner l'importance du secteur des vins et spiritueux pour notre balance commerciale. Or la France se sent isolée : outre les taxes chinoises, notre pays risque de subir de nouveau les « taxes Trump », aujourd'hui suspendues, mais qui le visaient tout particulièrement.
Pour ce qui est de l'exportation de nos vins, nous sommes très mal placés par rapport à nos principaux concurrents européens, l'Italie et l'Espagne. Nous exportons en effet un peu plus de 14 millions d'hectolitres, contre 23 millions d'hectolitres de vins italiens et 20 millions d'hectolitres de vins espagnols. Si nos résultats sont plutôt bons en termes de valeur, ils ne le sont pas sur le plan des volumes. Cerise sur le gâteau, la France est le premier pays importateur européen de vin, ce qui met la filière en difficulté - raison pour laquelle celle-ci a récemment mis en place une stratégie de filière.
Notre pays est divisé entre les Bourguignons, les Bordelais, les Languedociens, etc., alors que les producteurs italiens, par exemple, font bloc. Comment les convaincre de travailler ensemble et de rejoindre cette « équipe de France » - je reprends votre expression, madame la ministre -, qui ne doit exclure aucun vignoble, afin de valoriser nos exportations ?
M. Jean-Baptiste Lemoyne. - Lors de la conférence ministérielle de l'OMC de décembre 2017, le Président de la République a donné une feuille de route claire : éviter que les ministres européens ne s'y mettent d'accord au sujet de l'accord UE-Mercosur. Cecilia Malmström, alors commissaire européenne au commerce, n'avait pas pu annoncer de consensus sur ledit accord, et nous avions temporairement remporté la bataille, qui avait été féroce.
L'actuel calendrier - G20 à Rio, sommet du Mercosur, entrée en fonction de la nouvelle Commission - s'accompagne d'un risque avéré de scission de l'accord, avec un détachement de sa partie commerciale. La compétence commerciale étant pleinement communautaire, le Parlement européen serait alors le seul parlement appelé à se prononcer sur ce volet. Seule sa forme mixte, prévue par le mandat confié à la Commission en 1999, permettrait aux parlements nationaux de s'exprimer sur le volet commercial de l'accord. Il est important d'explorer toutes les voies, y compris juridiques, pour faire barrage à une scission du texte !
Si la Commission européenne adoptait une stratégie de scission, l'un des États membres pourrait-il saisir la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), laquelle doit s'assurer du respect des traités et du bon fonctionnement des institutions de l'UE ? Cette demande pourrait-elle se fonder sur l'argument suivant : le mandat qui lui a été confié prévoyant un accord d'association - donc une forme mixte -, la Commission ne saurait décider d'une telle scission de l'accord ?
M. Bernard Buis. - Ce matin, à Tain-l'Hermitage, les jeunes agriculteurs contestent l'accord avec le Mercosur, lequel est par ailleurs unanimement dénoncé par la classe politique française. Que préconisez-vous pour reconstruire la souveraineté économique de la France ? Mettrez-vous en oeuvre les « cinq plans pour reconstruire la souveraineté économique » préconisés dans le rapport d'information sénatorial que vous aviez rédigé avec nos collègues Amel Gacquerre et Franck Montaugé.
M. Guillaume Gontard. - Le secteur de la chimie est en crise aux niveaux français, européen et mondial. En Isère, l'entreprise Vencorex, en redressement judiciaire, risque de perdre 500 emplois faute de repreneur. D'autres entreprises - Arkema, Atanor, Air Liquide - sont également en difficulté, et l'ensemble de la filière risque de s'effondrer ; cela aura des conséquences sur les entreprises de l'armement, les centrales nucléaires, le programme Ariane, et cela pose un problème de souveraineté économique.
Dans ce contexte, quels instruments antidumping comptez-vous mettre en oeuvre ? Comment l'État peut-il soutenir nos secteurs hautement stratégiques, notamment celui de la chimie ?
Mme Anne-Catherine Loisier. - Dans la perspective d'une scission de l'accord - une tentative de contournement dont la Commission se rendrait coupable -, le mandat de négociation de cette dernière pourrait-il être réexaminé ?
À la suite de l'élection de Donald Trump, pensez-vous que l'Union européenne soit capable de prendre les devants sur des dossiers de commerce international ou d'organisation multilatérale, sujets qu'il conviendrait de revoir complètement ?
M. Yannick Jadot. - Le mandat de la Commission a été adopté par le Conseil et continue de valoir, le Parlement européen n'ayant pas son mot à dire à cet égard, ce qui est triste d'un point de vue démocratique. Et, puisque les États membres du Mercosur ne souhaitent pas renégocier l'accord UE-Mercosur, convenu en 2019, seul celui-ci sera soumis à signature, à la différence des autres textes, comme l'instrument additionnel.
Le président brésilien Lula da Silva tente de nous rassurer en faisant montre de sa bonne volonté, par exemple concernant l'Amazonie. Mais, si Jair Bolsonaro était réélu dans deux ans, l'accord tiendrait toujours et l'on ne pourrait rien faire, quoi que M. Bolsonaro décide... On ne peut pas moduler l'application d'un accord en fonction du contexte politique des pays.
La France s'est isolée, notamment face à l'Allemagne. N'ayant pas réussi à constituer une minorité de blocage, elle dispose d'un seul levier : la non-dissociation de la partie commerciale de l'accord. Il faut tenir sur ce point.
Mme Sophie Primas, ministre déléguée. - Jean-Luc Ruelle, la Chine était présente en Amérique du Sud bien avant l'inauguration du mégaport de Chancay, et sa volonté d'expansion sur ce marché est ancienne.
Je ne suis pas certaine que l'accord UE-Mercosur nous permette de lutter économiquement contre la Chine. Notre outil de guerre absolu réside dans la compétitivité de nos entreprises, au sein d'une « équipe de France » de l'exportation de nos savoir-faire. Nous sommes d'ailleurs présents dans ces pays d'Amérique du Sud et il me semble que nos parts de marché sont en train d'y augmenter en volume, contrairement à ce que j'entends dire. Ainsi, au Brésil, des sociétés françaises, notamment du CAC 40, sont implantées depuis longtemps, ce qui favorise notre balance des paiements.
Il est vrai que la Chine est conquérante en Amérique du Sud ; à nous de l'être également, et nous avons des atouts pour cela.
Monsieur Cabanel, pour ce qui concerne nos vins et nos alcools, nous allons engager un processus de dialogue avec les États-Unis afin que les taxes décidées lors de la première présidence Trump, actuellement suspendues, ne soient pas appliquées de nouveau. Je le rappelle, les exportations de vin français vers ce pays représentent presque 4 milliards d'euros. Pour être plus performants à l'export - cela fait partie de ma feuille de route -, nous devons jouer collectif, comme le fait l'Italie dans les expositions universelles par exemple. Les interprofessions, avec lesquelles je souhaite travailler sur le pavillon France, et les producteurs doivent agir en ce sens, car l'État ne peut pas tout. Il faut chasser en meute !
Monsieur Lemoyne, la saisine de la CJUE me semble être une voie incertaine, voire contre-productive, si je me réfère à la jurisprudence de cette cour sur les accords commerciaux... La question n'est pas juridique ; elle est politique : que veut faire Mme von der Leyen de l'Europe ? Souhaite-t-elle la voir unie ou attiser les désaccords entre les États membres ? Je rejoins Yannick Jadot : nous devons obtenir une décision purement politique rejetant la dissociation de l'accord.
Monsieur Gontard, le secteur de la chimie est, en effet, en difficulté partout en Europe. Le ministre chargé de l'industrie, Marc Ferracci, est très mobilisé sur ce sujet ; il présentera une feuille de route. Pour s'en sortir, il est essentiel de se conformer aux recommandations de Mario Draghi. Par ailleurs, le plan France 2030 prévoit de consacrer 4 milliards d'euros à ces entreprises, notamment à leur décarbonation.
L'action du Gouvernement est coordonnée. Pour ma part, je m'efforce de nouer un dialogue constant avec mes homologues au sein de l'Union européenne. Jean-Noël Barrot, Benjamin Haddad et le Premier ministre sont également très investis sur les sujets européens. Quant au Président de la République, il dialogue de façon continue avec la présidente de la Commission européenne et s'exprime au sein des grands forums. Le G20 qui va se tenir à Rio sera ainsi l'occasion d'échanges importants avec nos collègues européens et certains pays du Mercosur. Il sera également l'occasion de faire progresser nos relations avec la Chine. En tout cas, au sein de l'équipe gouvernementale, nous sommes unis !
Pour en revenir à l'accord, je ferai toujours preuve de transparence sur les actions que je mène et sur nos marges de manoeuvre, notamment lors de mes échanges avec les interprofessions agricoles. C'est pour moi une question de crédibilité de la parole publique.
Enfin, je tiens à vous dire que je n'ai pas perçu, chez les ministres des pays du Mercosur avec lesquels j'ai pu échanger, un enthousiasme délirant à l'égard de cet accord ; des accords bilatéraux m'ont même été proposés. Ce sont plutôt les pays européens attirés par ce marché, ainsi que le secteur de l'agrobusiness en Amérique du Sud, qui souhaitent qu'il aboutisse.
Monsieur le sénateur Bernard Buis, je suis frappée de voir combien le rapport que vous avez mentionné a fait école ; en tout cas, il a été très lu. J'espère modestement que certaines de ses conclusions pourront être intégrées parmi les réflexions menées dans le prolongement de la présentation du rapport Draghi.
Madame la sénatrice Anne-Catherine Loisier, comme l'a indiqué M. Jadot, il est effectivement difficile de revenir sur le mandat de la Commission.
Je pense que l'élection de Donald Trump est un électrochoc. Elle conduit à une prise de conscience européenne quant à la nécessité d'une réaction.
Je suis en train de préparer quatre feuilles de route : une sur l'export, une sur l'attractivité, une sur la politique commerciale, et la dernière sur les Français de l'étranger, que je n'oublie évidemment pas. Lorsque celles-ci seront prêtes, ce qui ne saurait tarder, j'aurais plaisir à revenir devant le Sénat pour vous les présenter.
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente de la commission des affaires économiques. - Madame la ministre, nous vous remercions des réponses que vous nous avez apportées au cours de cette audition intense. Elles étaient précises et étayées par les déplacements que vous avez effectués, ainsi que par les contacts que vous avez pu nouer dans différents pays. Cela les rend d'autant plus précieuses pour nous.
Notre commission a effectivement prévu de vous auditionner au début de l'année 2025, sitôt que les feuilles de route auront été publiées.
Nous savons combien vous et le gouvernement auquel vous appartenez ne ménagez pas vos efforts sur le dossier, si important pour la France et l'Europe, de l'accord avec le Mercosur. Nous vous souhaitons beaucoup de courage dans votre mission.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 11 h 10.