Mercredi 30 octobre 2024

- Présidence de Mme Catherine Dumas, vice-présidente -

La réunion est ouverte à 10 heures.

« Lutte contre les influences étrangères malveillantes. Pour une mobilisation de toute la Nation face à la néo-guerre froide » - Présentation du rapport de la commission d'enquête sur les politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères visant notre vie démocratique, notre économie et les intérêts de la France sur le territoire national et à l'étranger afin de doter notre législation et nos pratiques de moyens d'entraves efficients pour contrecarrer les actions hostiles à notre souveraineté

Mme Catherine Dumas, présidente. - Mes chers collègues, MM. Dominique de Legge et Rachid Temal, respectivement président et rapporteur de la commission d'enquête sur les politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères visant notre vie démocratique, vont nous présenter les conclusions de leurs travaux.

M. Dominique de Legge, président de la commission d'enquête. - Je suis très heureux et honoré de vous présenter, avec Rachid Temal, les travaux de notre commission d'enquête et ses 47 recommandations. En cinq mois, nous avons effectué six déplacements et auditionné 120 personnes, dont 5 ministres. Ce thème n'est pas nouveau dans notre assemblée ; notre ancien collègue André Gattolin avait ainsi écrit un rapport sur les influences étrangères dans le monde universitaire ; Claude Malhuret, sur le réseau social Tiktok. Relevons aussi les travaux de la députée Constance Le Grip sur les ingérences politiques. La délégation parlementaire au renseignement s'était aussi mobilisée sur ce thème.

Nous parlons plutôt d'influence que d'ingérence. On sait bien ce qu'est cette dernière, une tentative d'aller là où l'on n'est pas autorisé. L'influence, naturelle et souvent bénéfique, devient problématique quand on a affaire à des adversaires, voire à des ennemis, et que se fait jour une volonté de nuire plutôt que de faire avancer ses positions.

L'influence et la désinformation ne sont pas des phénomènes nouveaux dans les relations entre États. Ce qui est inédit, c'est le recours aux supports numériques qui échappent à presque tout contrôle, avec un effet d'amplification et de démultiplication des manoeuvres. Ainsi, la cible peut devenir à son insu acteur de la diffusion de la désinformation.

Je relève aussi l'asymétrie du combat mené contre les démocraties. Nos principes nous empêchent de recourir à certains procédés propres aux dictatures. La liberté d'expression et d'opinion sont aux prises avec trois réalités : le numérique diffuse des opinions plus que des faits ; le contrôle des sources et l'anonymat sont au coeur du sujet ; enfin, le recours à l'intelligence artificielle peut rendre crédibles des événements qui ne se sont jamais produits - Rachid Temal et moi-même avons ainsi pu voir des simulations de nos physiques et de nos voix, tenant des propos qui jamais n'auraient pu être les nôtres.

L'asymétrie des moyens est notable. On a pu voir le rôle joué par l'Azerbaïdjan, qui n'est pas une grande puissance militaire, jusque dans les affaires du Pacifique. Ni nos canons Caesar ni même notre dissuasion nucléaire ne peuvent grand-chose contre de telles attaques.

Nombre de nos auditions ont été marquées par la culture du secret. Plusieurs personnes, entreprises, dont le réseau social X qui se sent menacé, et les services de renseignement ont demandé à bénéficier du huis clos.

Mais je relève aussi une prise de conscience croissante de la situation par les pouvoirs publics. Les ministères régaliens ont pris la mesure du phénomène et prennent des initiatives pour y faire face. Dans le domaine économique, c'est déjà plus léger. Enfin, dans les secteurs de la culture ou de l'éducation, le problème semblait totalement étranger à nos interlocuteurs.

En conclusion, je veux dire qu'il faut sortir de la naïveté. Une mobilisation de toute la Nation est nécessaire, car ce n'est pas seulement l'affaire des pouvoirs publics. Nous avons à dessein employé l'expression de « néo-guerre froide » pour marquer le sérieux de la confrontation.

J'ai eu beaucoup de plaisir à travailler avec Rachid Temal et l'ensemble des membres de cette commission d'enquête sur ce sujet difficile.

M. Rachid Temal, rapporteur de la commission d'enquête. - Oui, ce fut un très grand plaisir que de travailler de concert avec Dominique de Legge.

Le sujet est évidemment d'actualité ; on pense aujourd'hui à la Moldavie et à la Géorgie, mais des opérations d'ingérence se sont aussi déroulées en France, encore récemment, avec les cercueils déposés devant la tour Eiffel. Et ce n'est que la partie émergée de l'iceberg !

Certaines pratiques sont anciennes, mais la situation géopolitique évolue. On est passé de la guerre froide à la prétendue « fin de l'histoire » ; aujourd'hui, c'est un peu « chacun pour soi », des États comme l'Azerbaïdjan, l'Iran, la Chine et la Russie, peuvent s'attaquer à nous de diverses manières sans que l'on semble en mesure de les en dissuader. La Russie dépense plus d'un milliard d'euros à ces fins ; en Chine, près de 2 millions de personnes sont employées dans ce secteur.

Un autre élément crucial d'amplification du problème est la révolution technologique que l'on vit. Chaque cerveau est une cible ; chacun, qu'il le réalise ou non, est un enjeu de ces conflits. Pour l'avenir de notre vie démocratique, à tous les échelons, il faut travailler sur ces questions.

La France n'est certes pas le pays le plus en retard d'Europe en la matière. Empiriquement, on construit progressivement des réponses. L'outil Viginum - le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères - se développe, il n'a pas encore donné la pleine mesure de ses capacités. Soit dit en passant, nuls moyens supplémentaires ne lui sont octroyés dans le projet de budget du Gouvernement... Il ne faudrait pourtant pas grand-chose ; Viginum emploie 50 équivalents temps plein (ETP), dont une quarantaine pour la lutte contre les influences étrangères. Ce n'est pas beaucoup pour ce qui est sans doute l'outil le plus abouti d'Europe contre les machines russes ou chinoises.

Mais plus on s'éloigne de cet acteur central, plus la situation est terrible : un seul ETP est chargé du suivi des réseaux et de l'élaboration de réponses au ministère de l'éducation nationale ! Au ministère des armées, on utilise des logiciels extraeuropéens, avec une simple « couche de souveraineté », nous dit-on !

Il faut sortir de l'empirisme et, surtout, de la passivité. Nous devons construire des narratifs contre ceux par lesquels on nous attaque. Au Sahel, nous avons contre nous une officine russe qui déploie un narratif auquel nous sommes incapables de répondre de manière positive sur nos valeurs et nos actions. En France, on nous dit que tout est sous contrôle, qu'il n'est pas nécessaire d'en parler à la population. C'est faux ! Selon nous, pour réduire les risques, il faut une mobilisation de tous les acteurs et non pas seulement des services. Nous avons pu constater la réponse globale, la sensibilisation de tous dont sont capables des pays comme l'Estonie ou Taïwan.

Nous avons essayé de fonder nos éléments de réponse sur trois piliers.

Premièrement, en France, il n'existe pas de stratégie nationale ; aucun document n'est consacré à ces questions. Le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) y travaille, mais je ne pense pas, au vu des échanges que nous avons eus, que le rapport en préparation sera très opérationnel. Il faudra pourtant une stratégie globale, interministérielle, qui touche aussi les principaux acteurs privés.

Le deuxième pilier est celui du narratif : il faut assumer d'être plus offensifs sur certaines questions. Le directeur général de la mondialisation du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, quand nous lui avons demandé son narratif ou son récit, nous a fourni une longue liste d'acteurs, d'agences impliquées sur ces questions, mais ce n'est pas une histoire ! On ne répond rien, par exemple, aux accusations de colonialisme portées par l'Azerbaïdjan.

Troisièmement, nous devons améliorer la résilience de la population. Il n'existe pas de recherche académique sur l'impact réel de ces ingérences sur nos sociétés et sur les individus. Ce travail devra être mené.

Les 47 recommandations de notre rapport visent donc à dessiner une stratégie globale et, à partir de Viginum, à créer un écosystème de réponse aux opérations d'influence étrangère. Beaucoup d'entreprises souhaitent recevoir des formations, mais ces formations n'existent pas.

Il faut donc, d'abord, donner à Vigium les moyens d'être plus performant encore, mais aussi de rassembler autour de lui des acteurs de sécurité sur ces questions. Il faudra aborder ce point lors du prochain débat budgétaire.

Le pilotage de ces politiques doit selon nous rester au Premier ministre. Le SGDSN nous a exposé le manque de portage politique dont elles souffrent. Nous souhaiterions en parler au Premier ministre en lui remettant notre rapport.

En matière économique, on a le meilleur et le pire : un service existe à Bercy, avec une liste d'entreprises exposées à ces dangers, mais les entreprises ne sont pas informées des risques et des réponses à leur apporter si elles ne prennent pas l'initiative elles-mêmes.

Nous nous sommes ensuite intéressés aux médias et aux plateformes numériques. Le modèle même de celles-ci encourage les contenus suscitant le clic, quelles que soient leurs origines. Les opérations d'influence, souvent, ne créent pas l'événement, mais l'amplifient. Je pense aux émeutes de Nouvelle-Calédonie, durant lesquelles TikTok a été interdit par les autorités publiques, sans que la plateforme ne s'en offusque nullement ! Ces acteurs ont une culture du secret et de la non-responsabilité. La nouvelle législation européenne commence à produire ses fruits. Son auteur, Thierry Breton, voulait aller plus loin, mais il a été poussé au départ... Tout le monde craint que les efforts européens se réduisent désormais.

Nous avons aussi demandé plus de moyens pour l'audiovisuel public extérieur. Mais cette approche a aussi des limites : par exemple, pour regarder la télévision française en Afrique, il faut souvent passer par des plateformes chinoises... Les enjeux de souveraineté sont complexes, il faut diffuser notre narratif par une pléiade d'influences, avoir recours à des artistes et des écrivains plutôt qu'à des rapports.

Il faut travailler avec l'Otan et l'Union européenne, et encourager chaque pays européen à se doter d'un équivalent de Viginum. On a vu au printemps dernier des mouvements simultanés d'agriculteurs en France, en Allemagne et en Pologne, qui exprimaient un réel malaise, mais où se faisaient jour des opérations d'influences ; nos trois pays ont su collaborer pour les mettre en évidence.

Nous avons formulé diverses propositions pour mieux répondre aux opérations visant le monde politique, notamment en donnant à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) et à la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) les moyens d'agir, notamment vis-à-vis des prêts accordés par des acteurs extraeuropéens.

La recherche universitaire est un trou béant ! Nombre de laboratoires sont protégés en tant que ZRR (zones à régime restrictif), mais 250 laboratoires sont aujourd'hui en attente de l'obtention de ce statut, parce que les universités n'ont pas les moyens de le faire. Il faut assumer les conséquences du recours accru des universités au financement privé : aujourd'hui, c'est souvent la Chine qui est en mesure de proposer des moyens d'ampleur pour des professeurs, des bourses de recherche, mais d'une manière souvent orientée. Les universités doivent avoir des fonctionnaires de sécurité et de défense (FSD) chargés de ces questions. Ce sont en général des fonctionnaires à qui l'on demande cela en plus de leur métier. J'ai connaissance d'une université où la directrice du cabinet du président est agréée au secret défense en tant que FSD, mais le président ne l'étant pas, elle ne peut pas aborder ces sujets avec lui... Il faudrait à tout le moins former les chefs d'établissement à ces questions.

Nous avons aussi abordé le sujet des cultes. Sur 100 euros venant de l'étranger dans ce domaine, 19 euros vont à la confession musulmane, 40 euros au protestantisme ; vous voyez qu'on est assez loin des clichés !

Nous insistons sur l'importance de l'éducation, dès le plus jeune âge, pour améliorer la résilience de la population. Nous avons déjà une éducation aux médias, mais on ferait bien de s'inspirer de la Finlande, où l'on construit l'esprit critique tout au long de l'éducation. Nous proposons l'instauration d'un pass Médias sur le modèle du pass Culture, pour que les jeunes lisent davantage la presse, ainsi qu'une sensibilisation à ces questions lors de la Journée défense et citoyenneté (JDC). Enfin, nous proposons la création d'une réserve opérationnelle, qui pourrait participer à cet écosystème de défense.

Mme Catherine Dumas, présidente. - Merci beaucoup à vous deux de cette présentation de votre travail impressionnant !

M. Roger Karoutchi. - Les opérations d'influence ne datent pas d'hier ! Il y a 2 500 ans, on parlait à Athènes des « élus de la darique », d'après le nom des pièces d'or qu'ils recevaient de l'Empire perse pour prix de leurs votes. L'argent a toujours été le maître mot de l'influence. La France et l'Angleterre finançaient généreusement le Popolo d'Italia de Mussolini, qui menait campagne pour l'entrée en guerre de l'Italie du côté de l'Entente. On savait bien alors que ce journal, sans abonnés mais tiré à un million d'exemplaires, devait tirer ses fonds de quelque part ! Aujourd'hui, les réseaux permettent d'espionner ou d'influencer sans que cela se voie.

Ce qui manque, c'est quelqu'un qui soit clairement chargé, auprès du Premier ministre, des ingérences étrangères, une cellule qui coordonne tous les services. Chacun travaille dans son coin avec les moyens du bord, sans grand résultat. En la matière, ce qui compte, c'est la volonté politique. Nous continuons de croire qu'il faut aligner les divisions. D'autres, comme l'Azerbaïdjan, ont compris que ce qui compte, c'est d'autres moyens d'influence et de contrôle !

Le meilleur moyen de lutter contre les influences étrangères, c'est d'être soi-même à l'offensive ; or nous ne le sommes pas, les moyens de notre audiovisuel extérieur sont si ridicules que France Médias Monde peut à peine payer ses correspondants locaux. Les moyens des télévisions chinoises, russes ou même britanniques sont bien supérieurs. Il faut des moyens financiers massifs pour permettre à nos médias de porter la voix de la France, de défendre nos valeurs. Une cellule de coordination et des moyens, voilà ce qui manque !

M. Bruno Sido. - Merci et bravo pour ce rapport ! Vous avez préféré le terme d'influence à celui d'ingérence. Pouvez-vous nous donner un exemple emblématique de telles opérations, et des conséquences qu'elles peuvent avoir ? On essaie depuis toujours d'influencer sans que cela ait souvent de résultat, les militaires le savent bien... Quelles conséquences négatives concrètes ont ces attaques, au-delà de la peur qu'elles peuvent susciter ?

M. Rachid Temal, rapporteur de la commission d'enquête. - Oui, le phénomène est vieux comme le monde, nous sommes tous d'accord. Concernant le pilotage, il est théoriquement effectué aujourd'hui par le SGDSN. Nous proposons bien, pour notre part, un pilotage politique, au niveau du Premier ministre. Une telle autorité politique est réclamée par les services eux-mêmes et par tous les acteurs privés, jusqu'au Medef, qui sont attaqués et ne savent pas vers qui se tourner. Les Finlandais sont capables de réunir tout le monde autour de la table sur ces sujets.

Comme Roger Karoutchi, nous sommes convaincus de la nécessité d'une contre-offensive. C'est pourquoi nous évoquons les moyens de l'audiovisuel extérieur, mais aussi la nécessité de la construction d'un narratif par une pléiade intellectuelle. Nous devons expliquer chaque année à l'Assemblée générale des Nations unies que nous ne sommes pas des colonisateurs en Nouvelle-Calédonie ; il faut répondre au groupe de Bakou ! Oui, en matière d'audiovisuel extérieur, nous sommes bien en dessous des Britanniques. Nos politiques industrielles et de souveraineté sont cruciales. Aux États-Unis, les entreprises privées de la big tech participent à la défense nationale ; or on a eu recours à Amazon pour certaines fonctions, certes pas les plus cruciales, de nos centrales nucléaires. Donner à des acteurs privés une part de notre souveraineté est problématique.

Beaucoup de chercheurs emploient à la fois « influence » et « ingérence ». La première serait assumée ; la seconde, cachée. L'influence a toujours existé, nous la pratiquons nous-mêmes quand nous ouvrons des écoles françaises à l'étranger ; pour notre part, nous nous intéressons aux influences étrangères malveillantes, détournées et masquées, qui nuisent à notre société et à notre démocratie.

M. Olivier Cadic. - Ce rapport fera date. Il faut saluer Viginum, qui obtient de très beaux résultats. J'ai pu m'en assurer lors de la visite que je lui ai rendu hier avec Mickaël Vallet, en tant que rapporteurs pour avis du programme 129 : la différence depuis ma visite précédente, il y a deux ans, était frappante. Alors, Viginum n'avait pas pour mission de communiquer sur leur travail, je leur avais exposé l'importance de le faire en dépit des limitations du décret définissant leurs tâches. Depuis, ils ont publié des rapports, ils ont pris l'initiative du name and shame vis-à-vis des opérations russes. Aujourd'hui, les Britanniques et les Américains s'appuient sur le travail de Viginum pour prendre des sanctions contre certaines entreprises. On est loin d'être en retard ! Je ne vois que la Suède au même niveau en Europe, que Taïwan dans le monde.

Certains pays cherchent à nous discréditer. Je me souviens comment, en avril 2020, l'ambassade de Chine avait affirmé sur son site que le personnel des Ehpad laissait les résidents y mourir sans soins ni nourriture. Nous avions alors demandé la création d'une force de réaction rapide à de telles provocations : un an après, Viginum est né, qui joue aujourd'hui ce rôle. Certes, ses moyens devraient être augmentés, mais son travail est déjà magnifique.

Quelles sont, parmi vos 47 recommandations, vos trois propositions prioritaires ? Je m'interroge sur les procédures de publicité par les services des opérations d'influence que nous subissons. Pourquoi ne révélons-nous que les opérations russes et pas les actions de la Chine ou d'autres pays encore ? Les parlementaires, trop souvent, ne sont pas avertis.

Je suis intéressé par la recommandation n° 46, relative à la sensibilisation des élus à ces enjeux. Vous soulignez l'importance de s'assurer lors de leur nomination que de potentiels ministres ne soient pas soumis à des influences étrangères. Mais le système existant, avec la HATVP, est déjà contourné : quand vous n'êtes plus élu ou ministre, tout vous est ouvert, vous pouvez relayer à la télévision les éléments de langage de puissances étrangères, recruter des élus pour le faire avec vous - rien de cela n'est comptabilisé.

Mme Catherine Dumas, présidente. - Sur ces sujets, nous recevrons la semaine prochaine le SGDSN, ainsi que des représentants de Viginum et de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Ainssi).

M. Claude Malhuret. - Je félicite de tout coeur les auteurs de ce rapport, l'initiative était extrêmement importante au vu de l'incroyable sous-estimation de ce danger dans l'opinion publique, mais aussi par les dirigeants de notre pays, jusqu'aux ministères régaliens.

Le retard que nous avons en la matière par rapport à nos adversaires est lui aussi incroyable. La disproportion entre le nombre d'agents affectés à Viginum en France et la taille de leurs adversaires russes et chinois a été rappelée, elle est de 1 à 100, voire de 1 à 1 000. S'y ajoute l'asymétrie entre les régimes totalitaires et ceux où règne la liberté d'expression.

Ce retard découle aussi de celui pris par la France et l'Europe dans les technologies de la communication. Des journalistes reprochaient hier à M. Lecornu d'avoir commandé pour les besoins de la défense nationale un supercalculateur reposant partiellement sur des technologies de Microsoft ; mais cette entreprise, répondait-il, est la seule au monde qui puisse aujourd'hui fournir de telles machines !

Je regrette l'incroyable timidité qui sévit en France autour de la liberté d'expression. Les plateformes bénéficient du régime de la loi de 1881, alors qu'elles ont dix fois plus de moyens d'influence que les médias traditionnels. En 2019, alors que Cédric O était secrétaire d'État chargé du numérique, je lui expliquais la nécessité d'interdire RT et Sputnik, qui ne sont pas des médias, mais des émanations du FSB russe ; il m'a répondu, dans une grande envolée lyrique, que c'était impensable, que la liberté d'expression l'empêchait, etc. On l'a fait, à l'échelle européenne, le 25 février 2022, au lendemain de l'invasion de l'Ukraine. Notre vision de la liberté d'expression fait notre honneur, mais sa mauvaise interprétation nous tétanise, nous empêche de prendre les mesures qui s'imposent ! Ce que fait l'Azerbaïdjan en Nouvelle-Calédonie n'a rien à voir avec la liberté d'expression ; c'est de la guerre d'influence - je vous félicite d'avoir utilisé cette expression, trop rarement employée dans notre camp quand les dictatures se vantent quotidiennement de faire la guerre à l'ordre occidental.

En tant que législateur, nous devrions avoir, enfin, le courage de dire que les plateformes numériques ne sont pas des hébergeurs, mais des éditeurs. Les récents règlements européens sont un grand progrès, mais ils ne vont pas assez loin : il faut encore rendre ces agents d'influence responsables de ce qu'ils publient dès lors qu'ils sélectionnent ce qui sera mis en avant sur des bases algorithmiques. Le Sénat a déjà voté en ce sens, à l'unanimité, mais ni l'Assemblée nationale ni le Gouvernement n'ont fait prospérer ce texte.

Enfin, un seul regret : le rapport ne mentionne pas la nécessaire coopération, dans cette guerre, avec nos alliés et notamment leurs services de renseignement. Ne pensez-vous pas qu'il convient d'y réfléchir pour faire contrepoids à l'immensité des moyens déployés par la Chine ou la Russie ?

M. Rachid Temal, rapporteur de la commission d'enquête. - Je partage les constats d'Olivier Cadic. Nous proposons plusieurs modifications du décret encadrant les missions de Viginum, notamment la suppression du seuil de 5 millions de visiteurs uniques pour son contrôle automatisé des plateformes. Une autre question est celle de la publicité : Viginum remet ses notes au Premier ministre ; elles ne sont rendues publiques que sur décision de l'autorité politique.

Taïwan a un système très performant de réaction aux opérations de son turbulent voisin : en 2 heures, 2 photos et 200 mots !

Concernant les anciens membres du Gouvernement, oui, certains ont des activités contestables. Aucun contrôle réel n'est fait des ministres, nous demandons qu'il soit fait.

Si je devais retenir trois propositions, ce serait la stratégie nationale, le portage politique et l'éducation à ces enjeux à l'école.

Je partage aussi les constats de Claude Malhuret, mais je voudrais revenir sur un point : les États-Unis sont nos alliés, nous coopérons au sein de l'Otan, mais il y a aussi des sujets de divergence - rappelons-nous les sous-marins australiens ! L'utilisation internationale par les Américains de leurs normes juridiques nous pénalise également. Nous n'en sommes pas moins alliés dans la guerre qui nous oppose à nos adversaires communs. Oui, c'est une guerre, qui requiert la mobilisation de toute la Nation ; le dire n'est pas être va-t'en-guerre, c'est simplement être lucide sur le monde tel qu'il est, où les alliances n'empêchent pas des oppositions internes.

Quant à la proposition de loi adoptée par le Sénat pour le contrôle des plateformes, au vu de la situation politique actuelle, je ne doute pas que le socle commun la soumettra à l'Assemblée nationale... Alors nous pourrons avancer !

L'interdiction de RT et Sputnik s'imposait évidemment, mais ils ont vite trouvé des moyens de la contourner. Un autre problème brûlant aujourd'hui est celui des chaînes Telegram, réels médias sur lesquels aucun contrôle ne s'exerce. Je salue l'arrestation du fondateur de Telegram, certes pour d'autres raisons : il est normal qu'il s'explique sur les activités menées sur sa plateforme.

Enfin, tant que l'Europe n'investira pas massivement dans des outils industriels et technologiques, nous resterons spectateurs et nous devrons recourir aux technologies américaines, sans pouvoir nous étonner de l'existence de portes cachées permettant d'aller voir ce que nous faisons. Souvent, dans le secteur de la défense, les effractions se font au niveau du troisième sous-traitant ; c'est pourquoi leur contrôle et leur compréhension des enjeux de sécurité sont également des enjeux cruciaux.

M. Dominique de Legge, président de la commission d'enquête. - Nous nous sommes interrogés sur la coordination de nos services. Nous avons fait le choix de la cohérence : si c'est un problème qui concerne l'ensemble de la Nation, seuls le SGDSN et le Premier ministre peuvent en avoir la responsabilité, à charge pour lui d'élargir cette prise de conscience à l'ensemble de la sphère publique.

Il faut distinguer entre la détection et la publication, ou la dénonciation. La première est une affaire technique, une question de moyens. La seconde est un problème politique. C'est pourquoi nous souhaitons le renforcement de Viginum auprès du Premier ministre, pour faciliter ces décisions politiques.

Enfin, nous sommes convaincus de l'importance du narratif, mais il faut être conscient que sa construction n'est pas une mince affaire. Nous nous heurtons à l'émiettement de la société française. Avoir un discours officiel n'est plus aussi facile qu'à l'époque de l'ORTF. Ceux qui sont les plus sensibles aux entreprises de désinformations sont plus généralement tentés par le complotisme, donc rétifs à tout discours officiel ! C'est pourquoi, selon moi, une réponse cruciale est la responsabilisation des plateformes comme éditeurs et non plus simplement comme diffuseurs.

M. Mickaël Vallet. - Certes, comme Roger Karoutchi le dit, l'influence est vieille comme le monde, mais il faut avoir conscience de la bascule technologique que représente le microciblage. Avant, tout le monde pouvait lire et analyser le Popolo d'Italia ; maintenant, il est souvent trop tard quand on se rend compte que des gens ont été ciblés par une opération. C'est ce qu'a bien montré l'enquête sur Cambridge Analytica : l'algorithme envoyait aux habitants de tel ou tel comté appréciant les vidéos de chaton, pour les dégoûter de voter pour Hillary Clinton, des messages affirmant que celle-ci n'aimait pas les animaux ! Un autre exemple est celui des groupes Whatsapp fermés dédiés à la victoire de Bolsonaro au Brésil : des personnes assez vulnérables étaient ciblées, et on ne s'est rendu compte de leur intoxication qu'après l'élection. Nous pouvons avoir des désaccords sur des médias traditionnels, comme la chaîne C8 - tous ne soutiennent pas les sanctions qui ont été prises ; mais dans ce cas-là, au moins, tout le monde peut voir ce qui y est diffusé, la boîte noire est ouverte. Mais celle des algorithmes reste souvent complètement fermée !

Il faut une éducation à l'esprit critique, mais aussi à ce que les neuroscientifiques appellent « l'inhibition » : la capacité à se reprendre, à ne pas prendre pour argent comptant le contenu choquant qui nous est soumis et à le rediffuser aussitôt, mais à réfléchir ne serait-ce que deux secondes.

Sur la distinction entre éditeurs et hébergeurs, je voudrais dire, à la suite de Saint-Just : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ! » Personne n'empêche à une rédaction de s'appeler RT ou Sputnik et d'y dire ce qu'ils veulent dans les limites prévues par la loi ; mais ils ne peuvent le faire avec les moyens de diffusion fournis par la puissance publique. Une question similaire se pose aussi pour les canaux de télévision numérique terrestre (TNT).

Enfin, il me semble qu'on est toujours l'influencé d'un autre... Il nous faut rester prudents sur ces aspects. Et le sort réservé à Thierry Breton ne me semble pas étranger à son combat contre les géants du numérique et à la sensibilité de Mme von der Leyen envers Washington.

Mme Hélène Conway-Mouret. - J'adresse à mon tour mes félicitations aux auteurs de ce rapport ambitieux, qui suscite des interventions très riches.

Quels domaines, parmi tous ceux que vous avez balayés, ont suscité le plus d'intérêt ? Où avez-vous constaté une réelle envie d'avancer, de se protéger un peu mieux ?

Les retards et les manques de moyens sont impressionnants. Je me rappelle l'affaire Pegasus, quand le téléphone du Président de la République, entre autres, était espionné. Cela a suscité beaucoup d'émoi, mais il ne s'est rien passé ensuite. Pourquoi si peu d'ambition, si peu de moyens ?

Hugues Saury et moi-même travaillons sur les PME, notamment celles qui fournissent des logiciels pointus pour les grands groupes du secteur de la défense. Elles ne sont pas vraiment sensibilisées à ce problème, elles commencent seulement à se protéger quand elles en ont les moyens, mais ce n'est pas encore une réaction naturelle.

L'éducation de la jeunesse est aussi un enjeu crucial. Je vois le rôle que joue Elon Musk dans la campagne électorale américaine, je constate l'efficacité de ces méthodes d'influence.

M. Rachid Temal, rapporteur de la commission d'enquête. - Je partage toutes les remarques de Mickaël Vallet.

Pourquoi un tel retard, demande Hélène Conway-Mouret ? La réponse tient en trois mots : naïveté, passivité et morcellement. Quant aux PME, combien d'entre elles peuvent se payer un directeur de la sécurité ? C'est d'abord un problème de coût. C'est pourquoi nous voulons renforcer le rôle de Viginum. Nous savons bien que l'ingérence passe souvent par les sous-traitants.

Nous avons souhaité une commission d'enquête plus discrète, moins axée sur le buzz, qu'à l'Assemblée nationale. Notre volonté était de poser un cadre d'analyse et de proposer une politique publique. Telle a été l'ambition de notre rapport.

M. Dominique de Legge, président de la commission d'enquête. - Je partage également les remarques de Mickaël Vallet. Nous avons souvent eu un sentiment de vertige face à l'ampleur des intrusions, ciblées, dans la vie privée de chacun d'entre nous. La réponse, selon moi, n'est pas surtout technique ou financière : ce qui compte, c'est la prise de conscience politique. La pire des choses serait de demander que l'on fasse dans les écoles un cours sur les influences étrangères ; il faut plutôt que chaque professeur, dans chaque matière, ait cette sensibilité et la transmette à ses élèves. C'est ce que nous avons voulu exprimer dans nos recommandations.

Mme Catherine Dumas, présidente. - Merci de votre présentation très importante sur les influences étrangères malveillantes. Elles sont l'affaire de tout le monde, il faut une volonté politique au plus haut niveau. Nous attendons les suites qui seront données à votre rapport.

L'Arabie saoudite : l'avenir à marche forcée ? - Examen du rapport d'information

Mme Catherine Dumas, présidente. - Nous en venons à l'examen du rapport d'information de Vivette Lopez, Gisèle Jourda et Évelyne Perrot sur « L'Arabie saoudite : l'avenir à marche forcée ? ».

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Une délégation constituée de Gisèle Jourda, Évelyne Perrot et moi-même s'est rendue en Arabie saoudite du 2 au 7 juin derniers. Notre objectif était de comprendre ce qui se passe, et ce qui se joue dans ce pays qui pèse de plus en plus au Moyen-Orient, mais dont nous parviennent des échos parfois contradictoires. Or il est essentiel d'avoir une juste appréciation des profonds bouleversements à l'oeuvre, car l'Arabie saoudite est un partenaire stratégique et incontournable sur le plan politique et économique.

De loin, le royaume saoudien s'est longtemps présenté comme un pays conservateur voire rétrograde, prisonnier d'une vision rigoriste de l'islam. Nous-mêmes, comme beaucoup de Français, avions encore une idée un peu datée de ce pays qui, longtemps, n'a pas fait beaucoup pour améliorer son image...

De près, nous avons découvert un pays dynamique, en pleine transformation, où les femmes s'affichent de plus en plus dans la société et exercent des responsabilités. Nous avons ainsi pu échanger avec deux membres féminins du Madjlis al-Shoura, l'assemblée parlementaire saoudienne. Leur dynamisme et leur détermination à lutter contre les contraintes qui continuent à peser sur les femmes nous ont donné un aperçu d'une société en mouvement. Ces évolutions sont accompagnées, voire encouragées, par le pouvoir ; car comme nous l'a expliqué le ministre d'État aux affaires étrangères, Adel al-Jubeir, « on ne se développe pas si la moitié de la population n'y participe pas » ! En effet, la participation de tous favorise l'émergence d'une économie diversifiée, productive et non dépendante du pétrole.

L'Arabie saoudite est aussi particulièrement soucieuse de projeter une image de modernité auprès de ses interlocuteurs, comme nous l'avons constaté dans de nombreux entretiens. Les présentations auxquelles nous avons assisté, à la fondation Misk notamment, ou à la Commission royale pour Riyad, ont été délivrées dans un anglais parfait et mettaient l'accent sur la jeunesse, l'environnement, les arts, ce qui aurait été totalement impossible il y a seulement quinze ans.

Ce n'est pas qu'une façade : il y a un réel effort du prince héritier Mohammad ben Salmane, dit MBS, pour projeter l'Arabie saoudite dans l'avenir, à travers le fameux projet « Vision 2030 », dévoilé en 2016, sans oublier pour autant son passé et ses racines. Ce programme, avec sa batterie d'indicateurs, est directement inspiré des méthodes des cabinets de conseil anglo-saxons. Il fixe un cap extrêmement ambitieux en matière de réduction de la dépendance au pétrole, mais aussi de progrès social, d'éducation, etc. C'est ainsi qu'une vision technicienne du monde s'est substituée à la vision religieuse qui exerçait une véritable emprise sur la société. Ces transformations ont eu une influence profonde sur la manière dont ce pays pense sa place dans la région et dans le monde.

Cette vision est très cohérente, dans le sens où la levée des restrictions imposées aux femmes ou à la jeunesse a pour but d'amener sur le marché saoudien une main-d'oeuvre nombreuse et éduquée, qui sera en mesure de construire l'économie diversifiée projetée par MBS. En effet, des aides importantes sont allouées à la jeunesse pour aller étudier à l'étranger, dans les meilleurs établissements, et revenir pour devenir les élites du pays. De ce fait, la chape de plomb qui pesait sur la jeunesse a été levée afin de libérer les énergies et poser les bases d'une économie prospère.

De même, la politique d'apaisement régional menée par MBS dans la région, sur laquelle reviendra ma collègue Gisèle Jourda, vise avant tout à créer les conditions d'épanouissement de cette nouvelle économie saoudienne, qui sera connectée au monde.

Le cap fixé par Vision 2030 oriente l'action de toutes les administrations, comme nous avons pu le constater lors de nos entretiens, où il est une référence constante. Les autorités se sont mises en ordre de marche, ce qui est facilité par la centralisation du pouvoir dans les mains de MBS. Car la libéralisation, incontestable, de la société se fait exclusivement par le haut : le système politique est au contraire plus fermé que jamais, et MBS est désormais le seul maître à bord, alors que le pouvoir, jusqu'alors, s'exerçait dans une collégialité relative. Le régime saoudien reste un régime répressif, voire policier, une tendance qui s'est accentuée avec MBS.

Un autre élément marquant de nos échanges avec nos différents interlocuteurs est la confiance avec laquelle l'Arabie saoudite se projette dans l'avenir : c'est notamment manifeste dans les « gigaprojets » lancés par MBS dans la région Nord-Ouest, appelée Neom. Ces projets incluent un port flottant, une station de ski géante et, bien sûr, The Line, cette ville en ligne de 170 kilomètres de long. Leur budget se chiffre en dizaine de milliards de dollars. La communication autour de Neom s'est cependant faite plus discrète ces derniers temps, après les annonces des autorités saoudiennes laissant entendre que les objectifs initiaux ne seraient pas tenus.

Quelle est la place de la France dans cette vision ? Nous ne sommes pas un partenaire de premier plan de l'Arabie saoudite, pour des raisons historiques. L'Arabie saoudite n'est ainsi que le trentième client de la France dans le monde, et son deuxième au Moyen-Orient, derrière les Émirats arabes unis. Nous ne sommes que le troisième exportateur européen, loin derrière l'Allemagne. En dépit de cela, la France jouit d'une image très positive auprès de nos interlocuteurs. Dans les secteurs de l'énergie, de la défense, de l'environnement, de la construction, de l'alimentaire, nos savoir-faire sont reconnus et demandés. Pourtant, nos exportations reposent surtout sur l'aéronautique, grâce à des commandes massives d'Airbus.

En matière d'armement, nous avons une coopération de longue date qui a porté ses fruits, notamment avec la commande de 132 canons Caesar. L'industrie française doit tirer parti de la volonté saoudienne de diversifier ses partenariats - qui est une opportunité en même temps qu'un défi car elle multiplie les concurrents - avec une nécessité : répondre aux demandes saoudiennes de transfert de savoir-faire. L'Arabie saoudite est un acheteur qui monte en compétence, avec pour corollaire des exigences renforcées. C'est l'objet de l'une de nos recommandations : approfondir la coopération de défense en accompagnant la volonté du partenaire saoudien de créer une industrie nationale de défense et en facilitant les transferts de compétences.

Au plan politique, le tableau est analogue : l'Arabie saoudite regarde historiquement vers les États-Unis, mais elle a tendance à s'affranchir de la bienveillante protection américaine, ne s'interdisant pas de traiter avec la Russie au sein de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep+) ou de renforcer ses relations commerciales avec la Chine.

Après les fautes commises au cours de ses deux premières années au pouvoir - le meurtre de Khashoggi et la guerre meurtrière lancée au Yémen notamment -, MBS a réorienté sa politique internationale vers une recherche d'apaisement et de stabilité. Une entente, sans doute provisoire, a été trouvée en 2023 avec le principal ennemi stratégique, l'Iran. Il est redevenu, aux yeux des chancelleries occidentales, un dirigeant fréquentable après une période d'ostracisme tout relatif consécutif à l'affaire Khashoggi.

Les conditions sont réunies pour faire de l'Arabie saoudite un acteur central dans la région : son poids économique, qui a toujours été important au Moyen-Orient, se double désormais d'une volonté de peser davantage dans le jeu régional, et elle parle maintenant à tous les acteurs. Il est donc essentiel pour la France de s'appuyer, dans la région, sur ce partenaire avec lequel les convergences sont nombreuses. Ces échanges nous ont convaincues de l'importance de ce qui se passe en Arabie saoudite pour le pays, la région et la relation bilatérale.

Avant de céder la parole à Gisèle Jourda pour développer la question cruciale de la relation avec Israël, je tiens à signaler que l'exposition universelle de 2030 se déroulera en Arabie saoudite. Le prince héritier MBS a promis d'éblouir le monde et il est possible qu'il y arrive, car nous avons découvert un pays magnifique, ambitieux et plein de promesses.

Mme Gisèle Jourda, rapporteure. - Comme l'a souligné ma collègue, la question israélo-palestinienne est centrale pour l'Arabie saoudite.

Le royaume a historiquement tenu une position que l'on peut qualifier de médiane sur la question : ni reconnaissance, comme l'on fait l'Égypte et la Jordanie, puis les signataires des accords d'Abraham en 2020, ni hostilité active, au contraire de la Syrie ou de l'Irak. Cette ligne de crête s'explique par plusieurs facteurs : l'alliance étroite avec les États-Unis interdisait à l'Arabie saoudite de se comporter en ennemi d'Israël, mais le rôle symbolique fort du royaume au sein du monde arabe et musulman, lié à la présence des sanctuaires de La Mecque et de Médine sur son territoire, l'empêchait tout autant de normaliser ses relations avec l'État hébreu. À cela s'ajoute la réticence du royaume à s'engager dans des conflits armés, préférant faire usage de son poids financier, et en particulier de son rôle pivot dans la fixation des prix du pétrole, pour peser dans les différents dossiers.

Cette centralité a été mise à profit par la diplomatie saoudienne au sommet de la Ligue arabe de Beyrouth du 28 mars 2002 : à l'initiative du roi Abdallah, la Ligue présente une initiative de paix adoptée à l'unanimité des 22 membres, proposant les paramètres d'une normalisation des relations entre les États arabes et Israël : retrait d'Israël des territoires occupés et reconnaissance d'un État palestinien indépendant avec Jérusalem-Est pour capitale ; reconnaissance explicite d'Israël par les États arabes ; et « juste solution » à la question du retour des réfugiés.

Cette proposition a été, à l'époque, refusée par les autorités israéliennes, alors que la seconde intifada faisait rage en Cisjordanie. Mais elle trace, depuis lors, la ligne directrice de la position saoudienne sur le conflit.

Pourtant, l'arrivée au pouvoir de MBS semble avoir marqué une inflexion notable dans la réflexion du royaume sur la question. En effet, MBS est réputé beaucoup moins sensible à la cause palestinienne que son père le roi Salmane et les prédécesseurs de celui-ci. C'est en partie une affaire générationnelle, le prince, né en 1985, n'ayant pas connu les grandes heures du mouvement palestinien. Mais c'est surtout largement lié aux choix stratégiques qu'implique la Vision 2030. Comme Vivette Lopez l'a rappelé, Neom, la région qui accueillera plusieurs des gigaprojets saoudiens dont The Line et le port flottant d'Octagon, borde le Golfe d'Aqaba, qui est un débouché maritime d'Israël. Le développement de cet espace se conçoit donc difficilement sans une pacification qui passerait par l'établissement de relations économiques avec Israël.

En élargissant la focale, l'Arabie saoudite se pense désormais comme un trait d'union, un « connecteur » entre les différentes régions du monde. Elle fait ainsi partie des signataires du projet IMEC, le corridor économique Inde-Moyen-Orient-Europe, annoncé en grande pompe au sommet du G20 de Delhi de 2023. Ce corridor passerait nécessairement par Israël.

Vision 2030 repose ainsi sur un Moyen-Orient pacifié et prospère, libéré des extrémismes, où le « doux commerce » se substituerait au choc violent des idéologies. Comme l'a encore souligné Adel al-Jubeir, l'Arabie saoudite « veut être un pays normal, où des gens normaux mènent une vie normale ».

La signature des accords d'Abraham entre Israël, les Émirats arabes unis et Bahreïn en août 2020, par lesquels ces deux derniers États normalisaient leurs relations avec l'État hébreu, a intensifié les efforts diplomatiques pour inciter l'Arabie saoudite à faire de même. Pour Israël, le basculement du royaume serait une « prise de guerre » d'une valeur inestimable, à la fois pour sa valeur symbolique forte et pour les perspectives économiques qu'elle ouvrirait. Pour l'Arabie saoudite, le gain serait également énorme d'autant que les États-Unis, pour obtenir ce ralliement, seraient prêts à accorder beaucoup aux Saoudiens : d'une part, une garantie de sécurité écrite équivalente à celle de l'Otan et une coopération très poussée en matière d'armement qui permettrait à l'Arabie saoudite de développer une véritable industrie de défense ; d'autre part, une assistance au développement d'une filière du nucléaire civil, qui garantirait la souveraineté énergétique du royaume et accélèrerait la transition vers les énergies renouvelables.

En somme, il s'agirait ni plus ni moins d'un remodelage complet de l'architecture de sécurité de la région.

Mais le 7 octobre a fait dérailler des discussions qui, semble-t-il, étaient déjà bien engagées. La campagne meurtrière menée par Israël à Gaza a contraint la diplomatie saoudienne à suspendre le processus. Contrairement aux Émiriens, qui se sont engagés sans regarder en arrière dans la normalisation, les dirigeants saoudiens doivent tenir compte de la sensibilité de leur propre population et du monde arabe dans son ensemble à la question palestinienne. C'est pourquoi la diplomatie saoudienne a rappelé à plusieurs reprises que la reconnaissance d'un chemin irréversible vers un État palestinien était la condition nécessaire de la normalisation : autant dire que nous en sommes désormais éloignés.

Que peut faire la France dans ce contexte particulièrement sombre ? Nos entretiens nous ont convaincues que la voix de notre pays était attendue et entendue. Sur la question de la nécessité d'un État palestinien, les positions françaises et saoudiennes convergent, tout comme elles s'accordent sur la nécessité de contenir l'influence négative de l'Iran, au Liban, en Irak et en Palestine notamment.

Nous proposons donc une initiative conjointe avec nos partenaires saoudiens - dans des formes qu'il appartiendra à nos diplomates de définir - pour réaffirmer la centralité, pour la résolution du conflit, de la reconnaissance d'un État palestinien. Elle nous semble possible et nécessaire à un moment où la diplomatie américaine, dont la voix est d'ordinaire prépondérante, est affaiblie par son échec à arrêter ou même ralentir le conflit, et par le contexte électoral aux États-Unis.

Nous ne nourrissons pas d'optimisme excessif sur ce que serait la réponse israélienne, le gouvernement Netanyahou se refusant à toute perspective d'un État palestinien. Toutefois, il nous semble qu'en faisant entendre sa voix, la France renouerait avec une capacité d'initiative qui a longtemps été la sienne dans cette région du monde ; quant à l'Arabie saoudite, elle réaffirmerait ainsi son rôle central dans le monde arabe et musulman. Les deux pays montreraient surtout leur volonté de jouer un rôle constructif dans le devenir du Moyen-Orient.

En ce qui me concerne, je suis confiante, car MBS est imprégné de la volonté de faire de l'Arabie saoudite un État central et pivot. Je rappelle que ce pays, tel que nous le connaissons aujourd'hui, est le fruit de la volonté de l'un de ses aïeux, qui, de 1903 à 1930, n'a eu de cesse de négocier pour que l'Arabie saoudite puisse exister. MBS souhaite désormais permettre au royaume d'acquérir une dimension culturelle en le reliant à son histoire et en s'éloignant de la vision purement religieuse dans laquelle était ancré son père. Cette volonté de rupture est aujourd'hui très prégnante. Néanmoins, ne nous y trompons pas : c'est une main de fer dans un gant de velours. Bien que nous observions de nombreux signes d'ouverture, il convient de garder à l'esprit la nature autocratique du régime.

Enfin, il nous a paru essentiel de donner les moyens à notre diplomatie sur place d'exploiter nos convergences avec le partenaire saoudien. Des besoins réels ont été identifiés pour répondre à l'expansion de nos partenariats avec l'Arabie saoudite. De plus, l'ambassade héberge également les agents de notre poste au Yémen, délocalisé à Riyad depuis 2015 en raison de la guerre. Cette cohabitation, si elle a facilité certaines synergies, induit une réduction de l'espace disponible, en contradiction avec l'évolution des activités. Il faut donc trouver une solution immobilière pérenne pour notre ambassade au Yémen, ainsi que pour la résidence de l'ambassadrice. Nous avons des diplomates compétents et, pour une très grande partie d'entre eux, arabophones. Donnons-leur les moyens d'exploiter ces atouts.

Mme Évelyne Perrot, rapporteure. - Dans la relation bilatérale franco-saoudienne, al-Ula joue incontestablement un rôle clé. Située au Nord-Ouest du territoire saoudien, cette petite ville se trouve à proximité du site d'Hegra, à la valeur archéologique inestimable. Cet ensemble de tombes creusées dans le grès est, comme Pétra, un héritage de la civilisation nabatéenne. Au-delà de sa valeur patrimoniale, historique et culturelle, Hegra présente un potentiel touristique évident, pourtant resté inexploité jusqu'aux années 2000. En effet, l'Arabie saoudite, sous l'influence du clergé wahhabite, est longtemps restée très réticente à mettre en avant son passé pré-islamique.

Le site a néanmoins été fouillé à partir de 2002 par la philologue et épigraphiste française Laïla Nehmé et une équipe saoudienne, ce qui a permis à la France de jouer un rôle pionnier dans la phase suivante de son développement.

En effet, MBS a choisi, peu après son arrivée au pouvoir, de faire de ce site une vitrine du développement culturel saoudien ; bien davantage, Hégra est désormais mise en avant comme un témoignage de la continuité historique de l'Arabie saoudite, en cohérence avec la volonté de MBS de construire une identité saoudienne qui ne soit plus exclusivement associée à l'islam.

Le 10 avril 2018, les autorités saoudiennes et françaises ont donc signé un accord intergouvernemental pour une durée de dix ans portant création de l'Agence pour le développement d'al-Ula (Afalula). Dotée à l'origine d'un budget annuel de 30 millions d'euros, l'Agence est financée intégralement par la partie saoudienne, tout en relevant du droit français et en employant des salariés français de droit privé. Afalula a pour interlocuteur côté saoudien la Commission royale pour al-Ula (RCU).

Son rôle consiste principalement à identifier et mobiliser l'expertise française pour les projets lancés par la RCU dans un très grand nombre de domaines identifiés par l'accord : patrimoine, ingénierie culturelle, tourisme, mobilités et infrastructures, artisanat, transferts de compétences.

Notre délégation a pu se rendre compte sur place du foisonnement de projets menés dans la zone. L'archéologie y tient naturellement une place de premier plan : en plus de Hegra, le district d'al-Ula comprend également Dadan, un site plus ancien encore puisqu'il remonterait au Ve siècle avant notre ère. Au total, jusqu'à 130 archéologues et experts français ont travaillé simultanément dans la zone. La visite d'un chantier de fouilles français nous a fait prendre la mesure de l'implication et de la compétence des équipes, qui travaillent dans des conditions climatiques particulièrement difficiles.

La transformation de la ville d'al-Ula elle-même est spectaculaire. Le vieux quartier, construit en terre cuite, a été restauré et aménagé ; il est désormais traversé par une rue principale bordée de boutiques et de cafés. Vitrine de la nouvelle Arabie saoudite, c'est aussi une vitrine du savoir-faire français : Alain Ducasse y a ouvert un restaurant éphémère, la future villa Hegra sera construite par l'agence Lacaton et Vassal et la réserve naturelle de Shaaran accueillera un complexe hôtelier créé par Jean Nouvel. Enfin, l'ensemble de la zone, qui s'étend sur plusieurs dizaines de kilomètres, sera desservi par un tramway construit par Alstom.

Au total, Afalula a contribué à la signature de 2,3 milliards d'euros de contrats pour les entreprises et institutions françaises - des grands groupes comme Suez ou Alstom, mais aussi des PME, qui représentent 194 des 347 contrats signés. 48 contrats sont en cours de discussion, pour un montant total de 439 millions d'euros.

Afalula fait également valoir un effet d'amorce : certaines entreprises qui ont d'abord contracté avec Afalula ont ensuite engagé des collaborations de plus long terme directement avec la RCU.

Quel bilan tirer de la présence française sur le site d'al-Ula ? Incontestablement, la culture et le savoir-faire français sont très bien représentés. Afalula a contribué à enraciner une coopération multi-domaines, amorcée par l'archéologie. C'est un outil de soft power non négligeable, qui permet à la France de porter ses valeurs et son exigence, en particulier en matière culturelle mais pas seulement. Ainsi la coopération en matière d'infrastructures ou de gestion de l'eau permet de promouvoir un modèle centré sur le développement durable et les populations locales, comme l'illustre le projet de tramway ou encore le travail engagé sur l'agriculture dans l'oasis d'al-Ula pour la constitution de filières locales.

Il faut cependant se garder d'un optimisme excessif sur la capacité de la France à imposer ses entreprises. Le partenariat noué en 2018 n'est pas exclusif, peut-être pas non plus privilégié, ce qui a occasionné quelques déceptions. Les agents d'Afalula sur place n'ont pas fait mystère de la concurrence féroce qui se jouait sur place avec les consultants internationaux, et notamment anglo-saxons, qui ont leurs entrées auprès de la RCU. Celle-ci se montre un partenaire exigeant, qui nous a rappelé sa volonté de faire jouer la concurrence dans tous les domaines. Il n'y a pas de rente de situation.

Le flou demeure également sur certains aspects de l'accord, notamment l'idée d'un fonds de dotation pour soutenir le patrimoine français : on a parlé de 700 à 800 millions d'euros, or il nous a été confirmé par Afalula que le montant final de ce fonds, s'il venait à voir le jour, serait plus proche de 50 millions d'euros. De même, le centre Pompidou, sollicité pour le projet de musée d'art contemporain, aura un rôle qui semble circonscrit à une assistance technique.

Ces déceptions ont donné lieu à des critiques sur le fonctionnement de l'agence ; Jean-Yves Le Drian, qui préside Afalula depuis l'an dernier, a commandé un audit interne à son arrivée, dont les conclusions l'ont conduit, nous a-t-il confié lors de son audition, à rationaliser l'organigramme de l'agence, qui repose désormais sur quatre pôles. Nous recommandons de rendre plus transparent le fonctionnement d'Afalula, notamment par la publication dans le rapport d'activité d'informations sur la ventilation du budget de l'agence. Son statut hybride, entre le public et le privé, avec des fonds saoudiens mais un personnel français, impose une vigilance particulière sur l'utilisation des fonds.

Les années qui nous séparent de l'échéance de l'accord intergouvernemental nous diront donc si le jeu en valait la chandelle. Si la présence française à al-Ula est un facteur d'influence indéniable, elle peut également être vue comme limitante, dans la mesure où les projets engagés ailleurs - à Neom notamment, ou à Riyad dans la perspective de l'exposition universelle de 2030 - sont d'une toute autre ampleur. Toutefois, au vu des fortes incertitudes et de l'opacité qui pèsent sur la mise en oeuvre des gigaprojets de Neom, la dimension concrète du développement d'al-Ula est aussi un atout.

Je souhaiterais, pour finir, ajouter un mot sur le rôle souvent minoré de l'archéologie comme facteur d'influence. Dans le cas de l'Arabie saoudite, elle est mise à contribution au service d'un récit national, comme la France l'a fait au XIXe siècle avec les fouilles des oppidums gaulois. Les enjeux dépassent donc très largement le domaine de la coopération scientifique. À un moment de son histoire où l'Arabie saoudite choisit d'assumer et de mettre en valeur un héritage plus diversifié et tolérant, la France peut y apporter son expérience, sans y sacrifier ses exigences en matière de rigueur scientifique ou de valeurs. C'est pourquoi nous avons formulé deux recommandations pour décloisonner la gestion de l'archéologie à l'étranger et rendre plus efficace son financement.

En complément, nous proposons de renforcer la coopération universitaire franco-saoudienne et de densifier le réseau d'enseignement du français, dont al-Ula est l'un des foyers.

M. Roger Karoutchi. - Je souhaiterais formuler quelques observations sur ce rapport.

En premier lieu, l'influence du prince MBS sera de plus en plus forte, dans la mesure où il a brisé quelque chose d'essentiel en Arabie saoudite, à savoir le système familial.

Jusqu'alors, le monarque n'était qu'une apparence, tandis que des centaines de princes appartenant à la famille royale s'appropriaient les postes et les richesses. Or MBS recourt à des méthodes très... personnelles. Chacun ici se souvient de l'épisode lors duquel, il y a quelques années, il avait réuni dans un hôtel une quarantaine de princes et leur avait demandé, s'ils voulaient en sortir vivants, de lui rendre des sommes d'argent considérables ; le prince a ainsi récupéré plusieurs milliards de dollars. Pas un seul membre de la famille royale n'a plus émis d'objection depuis lors et tous se sont ralliés derrière MBS.

En détruisant le système traditionnel, celui-ci a concentré tous les pouvoirs entre ses mains. Pour ma part, chers collègues rapporteurs, j'ignore à quoi correspond la notion d'opinion publique en Arabie saoudite, où aucun média n'est libre. MBS conduit certes des réformes sociales et sociétales, mais aucune réforme politique.

Je voudrais rappeler à Gisèle Jourda que, lors d'un point presse organisé la semaine dernière, le prince a déclaré que le problème palestinien ne relevait pas des intérêts vitaux de l'Arabie saoudite.

Si le royaume a conclu un accord provisoire avec l'Iran, il souhaite en réalité rester la tête de pont du monde sunnite face au monde chiite. Benjamin Netanyahou ne s'y est pas trompé lorsqu'il a proposé à l'Arabie saoudite, il y a trois jours, un axe Jérusalem-La Mecque. L'Arabie saoudite a été quelque peu surprise de cette proposition, mais ne l'a pas rejetée, en soulignant que cette perspective ne serait envisageable que si la guerre à Gaza et au Liban prenait fin. On comprend donc qu'une fois ce conflit terminé, l'Arabie saoudite rejoindra les accords d'Abraham si tel est son intérêt.

MBS se veut le Napoléon ou l'Atatürk de son pays, non pas pour lui apporter la démocratie, mais pour centrer le pouvoir sur lui-même et construire une Arabie saoudite puissante face au monde chiite.

Mme Hélène Conway-Mouret. - Je ne sais pas si nos amis saoudiens ont vu un message de notre part dans la composition exclusivement féminine de cette mission d'information, mais je constate à partir de l'une des photographies que vous avez prises, où l'on ne voit qu'une femme voilée au milieu des autres dont le visage est découvert, que le pays change. La place des femmes dans la société est un indicateur très important pour juger de cette évolution.

L'Arabie saoudite a regretté que les États-Unis ne soient pas venus à son secours lorsqu'elle a été attaquée, ce qui a laissé des traces profondes. Si le royaume se tourne aujourd'hui vers les États-Unis pour son développement militaire et nucléaire, il s'agit pour ces derniers d'une occasion de reprendre la main sur une région dont ils s'étaient désintéressés et de s'appuyer sur l'Arabie saoudite face à l'Iran.

En tout état de cause, l'Arabie saoudite ne témoigne pas d'un grand intérêt pour la cause palestinienne, dans la mesure où elle a besoin de stabilité, et ce en raison de considérations non seulement économiques - des dizaines de milliards de dollars sont engagés pour le développement du pays -, mais aussi politiques - le royaume craint les éventuelles répercussions d'une extension du conflit israélo-palestinien jusqu'à l'Iran.

Quoi qu'il en soit, je m'interroge sur la place des entreprises françaises en Arabie saoudite. Au-delà d'al-Ula, il existe de nombreux autres projets de développement, notamment à Riyad - j'ai entendu parler d'un projet d'un montant de 70 milliards de dollars, ce qui n'est pas rien. Or aucune entreprise française ne semble s'y intéresser, contrairement aux sociétés indiennes, libanaises ou chinoises.

Avez-vous rencontré des représentants d'entreprises françaises pour jauger leur volonté de s'investir dans le développement de ce pays ?

Mme Vivette Lopez. - Il est vrai que nous avons rencontré un certain nombre de femmes voilées, mais elles le font souvent par choix.

Beaucoup de femmes de tous milieux ont été nommées à des postes à responsabilités. Certaines nous ont dit porter le voile par respect pour la fonction qu'elles occupent ou par solidarité envers leurs collègues pour lesquelles il est plus difficile de se découvrir.

Aujourd'hui, en Arabie saoudite, les femmes peuvent conduire, ouvrir un compte en banque ou divorcer. D'ailleurs, l'une d'entre elles nous a dit avoir compris qu'elle avait de l'importance lorsqu'elle a pu donner l'autorisation à sa fille d'ouvrir un compte en banque.

Certaines femmes auraient même peur que les plus jeunes ne s'émancipent tellement que les autorités ne décident d'un retour en arrière.

Mme Évelyne Perrot, rapporteure. - Concernant les entreprises, la France devait, à l'origine, s'investir principalement dans le développement culturel du pays. Al-Ula va sans doute constituer une ouverture qui nous permettra d'avancer.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Nous avons également rencontré des représentants d'entreprises françaises qui interviennent dans d'autres domaines, mais la concurrence est féroce.

Mme Gisèle Jourda, rapporteure. - Pour revenir sur les observations de Roger Karoutchi, notre rapport retrace ce qui a filtré de nos entretiens, notamment avec le ministre des affaires étrangères.

L'Arabie saoudite se questionne sur son approche de la question palestinienne. Elle fait face, en effet, à une forte demande de soutien à cette cause. Alors qu'elle semblait prête à le faire, elle n'a finalement pas signé les accords d'Abraham, et ce en raison de la guerre à Gaza.

Il est difficile de dire dans quelle direction le prince évoluera sur ce sujet. Compte tenu du déluge de feu qui s'abat sur Gaza, je pense qu'il n'ira pas vers une ouverture à l'égard d'Israël, contrairement à ce qu'il envisageait de faire à l'origine.

M. Olivier Cadic. - J'aimerais partager avec vous quelques analyses car je me suis rendu plusieurs fois en Arabie saoudite.

J'ai rencontré à plusieurs reprises des Saoudiennes dans nos consulats afin de savoir quelle était la réalité de leur libération. Elles m'ont dit que MBS avait « ouvert les portes et les fenêtres », ce qui veut dire que notre parole était libre dans l'enceinte où nous nous trouvions mais ne devait pas en sortir.

S'agissant des comportements vestimentaires, les femmes se protègent car tous les parents ne sont pas aussi ouverts sur le sujet que MBS. Même si celui-ci détient tous les pouvoirs, comme l'a justement rappelé Roger Karoutchi, il se retrouve aujourd'hui isolé et en danger absolu, dans la mesure où il conduit l'Arabie saoudite dans une direction dans laquelle les générations précédentes ne souhaitent pas s'engager.

Je dis souvent que MBS est un mélange de Louis XIV, de Napoléon Bonaparte et de Walt Disney...

Mme Évelyne Perrot, rapporteure. - ... et du baron Haussmann !

M. Olivier Cadic. - Le projet al-Ula a été choisi pour dépasser la question de l'islam. Cet endroit était auparavant totalement interdit, car il témoignait de l'existence d'une vie avant Mahomet.

J'aime également dire qu'on voit « big » aux États-Unis et « huge » en Arabie saoudite. Les dimensions des projets y dépassent même ce que les Américains sont capables d'imaginer.

Je souhaiterais vous rassurer sur la dimension économique. Nous sommes très présents en Arabie saoudite. Par exemple, Alstom et RATP Dev participent au développement des premières lignes de métro à Riyad. Vous avez raison de dire que la compétition est très féroce car la porte du royaume est totalement ouverte, mais les Saoudiens nous sont très reconnaissants d'avoir été les premiers à avoir appuyé la candidature de Riyad pour l'exposition universelle de 2030.

Il y a deux ans, j'avais déclaré aux conseillers du commerce extérieur (CCE) de la France à Tel-Aviv que j'envisageais deux scénarii pour 2023, l'un pessimiste et l'autre plus optimiste. Le premier correspondait à une escalade de la guerre en Ukraine et un conflit entre l'Iran et Israël, tandis que, dans le second, l'Arabie saoudite rejoignait les accords d'Abraham pour constituer une ligne Jérusalem-La Mecque pour le tourisme. Je crois que nous n'étions pas loin de voir ce dernier scénario se concrétiser et qu'il s'agit précisément de la raison pour laquelle le 7 octobre a été déclenché.

M. Roger Karoutchi. - Évidemment !

M. Olivier Cadic. - Quoi qu'il en soit, vous n'avez pas parlé d'un véritable sujet de société : la drogue. La société saoudienne se libéralisant, la drogue est arrivée dans le pays. Le pays a fermé toutes ses connexions avec le Liban car il considère que les ports libanais sont tenus par le Hezbollah, qui se finance grâce au trafic de drogue.

Bien qu'il soit sunnite, le regard que portent les Saoudiens sur le Premier ministre libanais Najib Mikati, dont on sait de quelle manière il a constitué sa fortune, n'est pas tendre. Dès lors, quand on lui demande de l'argent pour le Liban, l'Arabie saoudite répond que le pays est suffisamment riche.

Avez-vous évoqué, dans votre rapport, les relations entre l'Arabie saoudite et le Liban ?

Mme Mireille Jouve. - Merci à nos collègues rapporteurs pour leur exposé.

Quelle est l'incidence du plan Vision 2030 sur le statut des femmes ? Êtes-vous en mesure de nous communiquer le taux de participation des femmes au marché du travail ?

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Je maintiens que de grandes avancées sont en cours pour les femmes. Cette libération se fait certes doucement, mais sûrement, et concerne également la jeunesse. MBS a décidé que tout le monde devait aller à l'école, suivre des études et se mettre au travail, car le pétrole ne suffit pas.

Je suis d'accord avec Olivier Cadic concernant les entreprises. La concurrence est particulièrement rude mais de très belles entreprises françaises sont présentes en Arabie saoudite.

Mme Gisèle Jourda, rapporteure. - En l'espace de six ans, le taux de participation au marché du travail des femmes est passé de 17 % à 37 %, ce qui est significatif. Ce frémissement doit être relevé.

Ceci étant dit, il convient de rester prudents : notre mission d'information était relativement courte et il faudrait pouvoir comparer ce que nous avons vu dans les villes, où les moeurs sont plus ouvertes, et ce qui se passe dans le reste du pays. Nous voyons la lumière au bout du chemin, mais celui-ci sera sans doute encore long.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Pour répondre à Olivier Cadic, la question des relations entre l'Arabie saoudite et le Liban n'a pas été spécialement abordée dans le cadre de nos travaux.

Mme Évelyne Perrot, rapporteure. - Je voudrais également rappeler que tout le monde n'est pas riche en Arabie saoudite. Nous avons vu des populations pauvres à al-Ula et il nous a été impossible de savoir ce qu'elles devenaient après la destruction des vieux quartiers de la ville où elles vivaient.

Je disais tout à l'heure que MBS se prenait pour le baron Haussmann. Nous avons vu, lors de notre déplacement, une maquette de Riyad sur laquelle une grande avenue était désignée sous le nom de « Champs-Élysées » ! Je ne crois pas que l'ensemble de la population suive ces évolutions avec enthousiasme.

Mme Gisèle Jourda, rapporteure. - Méfions-nous des mirages. Certes, MBS a détruit le système tribal et ne veut plus s'appuyer uniquement sur l'islam pour gouverner, mais il a éliminé nombre de membres de sa famille, refuse le partage du pouvoir et, sous couvert de modernisme, dérive vers l'obscurantisme politique. La vigilance me paraît donc de mise à son égard.

Mme Hélène Conway-Mouret. - Je vous invite à regarder les défilés de mode organisés en Arabie saoudite. Les vêtements féminins qui y sont présentés vont de la tenue traditionnelle saoudienne aménagée à des tenues très modernes que l'on n'imaginerait pas spontanément dans ce pays. C'est assez intéressant.

Les recommandations sont adoptées.

La mission d'information adopte, à l'unanimité, le rapport d'information et en autorise la publication.

La réunion est close à 12 h 15.