Mercredi 30 octobre 2024

- Présidence de Mme Catherine Dumas, vice-présidente -

La réunion est ouverte à 10 heures.

« Lutte contre les influences étrangères malveillantes. Pour une mobilisation de toute la Nation face à la néo-guerre froide » - Présentation du rapport de la commission d'enquête sur les politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères visant notre vie démocratique, notre économie et les intérêts de la France sur le territoire national et à l'étranger afin de doter notre législation et nos pratiques de moyens d'entraves efficients pour contrecarrer les actions hostiles à notre souveraineté » (sera publié ultérieurement)

Le compte rendu sera publié ultérieurement.

L'Arabie saoudite : l'avenir à marche forcée ? - Examen du rapport d'information

Mme Catherine Dumas, présidente. - Nous en venons à l'examen du rapport d'information de Vivette Lopez, Gisèle Jourda et Évelyne Perrot sur « L'Arabie saoudite : l'avenir à marche forcée ? ».

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Une délégation constituée de Gisèle Jourda, Évelyne Perrot et moi-même s'est rendue en Arabie saoudite du 2 au 7 juin derniers. Notre objectif était de comprendre ce qui se passe, et ce qui se joue dans ce pays qui pèse de plus en plus au Moyen-Orient, mais dont nous parviennent des échos parfois contradictoires. Or il est essentiel d'avoir une juste appréciation des profonds bouleversements à l'oeuvre, car l'Arabie saoudite est un partenaire stratégique et incontournable sur le plan politique et économique.

De loin, le royaume saoudien s'est longtemps présenté comme un pays conservateur voire rétrograde, prisonnier d'une vision rigoriste de l'islam. Nous-mêmes, comme beaucoup de Français, avions encore une idée un peu datée de ce pays qui, longtemps, n'a pas fait beaucoup pour améliorer son image...

De près, nous avons découvert un pays dynamique, en pleine transformation, où les femmes s'affichent de plus en plus dans la société et exercent des responsabilités. Nous avons ainsi pu échanger avec deux membres féminins du Madjlis al-Shoura, l'assemblée parlementaire saoudienne. Leur dynamisme et leur détermination à lutter contre les contraintes qui continuent à peser sur les femmes nous ont donné un aperçu d'une société en mouvement. Ces évolutions sont accompagnées, voire encouragées, par le pouvoir ; car comme nous l'a expliqué le ministre d'État aux affaires étrangères, Adel al-Jubeir, « on ne se développe pas si la moitié de la population n'y participe pas » ! En effet, la participation de tous favorise l'émergence d'une économie diversifiée, productive et non dépendante du pétrole.

L'Arabie saoudite est aussi particulièrement soucieuse de projeter une image de modernité auprès de ses interlocuteurs, comme nous l'avons constaté dans de nombreux entretiens. Les présentations auxquelles nous avons assisté, à la fondation Misk notamment, ou à la Commission royale pour Riyad, ont été délivrées dans un anglais parfait et mettaient l'accent sur la jeunesse, l'environnement, les arts, ce qui aurait été totalement impossible il y a seulement quinze ans.

Ce n'est pas qu'une façade : il y a un réel effort du prince héritier Mohammad ben Salmane, dit MBS, pour projeter l'Arabie saoudite dans l'avenir, à travers le fameux projet « Vision 2030 », dévoilé en 2016, sans oublier pour autant son passé et ses racines. Ce programme, avec sa batterie d'indicateurs, est directement inspiré des méthodes des cabinets de conseil anglo-saxons. Il fixe un cap extrêmement ambitieux en matière de réduction de la dépendance au pétrole, mais aussi de progrès social, d'éducation, etc. C'est ainsi qu'une vision technicienne du monde s'est substituée à la vision religieuse qui exerçait une véritable emprise sur la société. Ces transformations ont eu une influence profonde sur la manière dont ce pays pense sa place dans la région et dans le monde.

Cette vision est très cohérente, dans le sens où la levée des restrictions imposées aux femmes ou à la jeunesse a pour but d'amener sur le marché saoudien une main-d'oeuvre nombreuse et éduquée, qui sera en mesure de construire l'économie diversifiée projetée par MBS. En effet, des aides importantes sont allouées à la jeunesse pour aller étudier à l'étranger, dans les meilleurs établissements, et revenir pour devenir les élites du pays. De ce fait, la chape de plomb qui pesait sur la jeunesse a été levée afin de libérer les énergies et poser les bases d'une économie prospère.

De même, la politique d'apaisement régional menée par MBS dans la région, sur laquelle reviendra ma collègue Gisèle Jourda, vise avant tout à créer les conditions d'épanouissement de cette nouvelle économie saoudienne, qui sera connectée au monde.

Le cap fixé par Vision 2030 oriente l'action de toutes les administrations, comme nous avons pu le constater lors de nos entretiens, où il est une référence constante. Les autorités se sont mises en ordre de marche, ce qui est facilité par la centralisation du pouvoir dans les mains de MBS. Car la libéralisation, incontestable, de la société se fait exclusivement par le haut : le système politique est au contraire plus fermé que jamais, et MBS est désormais le seul maître à bord, alors que le pouvoir, jusqu'alors, s'exerçait dans une collégialité relative. Le régime saoudien reste un régime répressif, voire policier, une tendance qui s'est accentuée avec MBS.

Un autre élément marquant de nos échanges avec nos différents interlocuteurs est la confiance avec laquelle l'Arabie saoudite se projette dans l'avenir : c'est notamment manifeste dans les « gigaprojets » lancés par MBS dans la région Nord-Ouest, appelée Neom. Ces projets incluent un port flottant, une station de ski géante et, bien sûr, The Line, cette ville en ligne de 170 kilomètres de long. Leur budget se chiffre en dizaine de milliards de dollars. La communication autour de Neom s'est cependant faite plus discrète ces derniers temps, après les annonces des autorités saoudiennes laissant entendre que les objectifs initiaux ne seraient pas tenus.

Quelle est la place de la France dans cette vision ? Nous ne sommes pas un partenaire de premier plan de l'Arabie saoudite, pour des raisons historiques. L'Arabie saoudite n'est ainsi que le trentième client de la France dans le monde, et son deuxième au Moyen-Orient, derrière les Émirats arabes unis. Nous ne sommes que le troisième exportateur européen, loin derrière l'Allemagne. En dépit de cela, la France jouit d'une image très positive auprès de nos interlocuteurs. Dans les secteurs de l'énergie, de la défense, de l'environnement, de la construction, de l'alimentaire, nos savoir-faire sont reconnus et demandés. Pourtant, nos exportations reposent surtout sur l'aéronautique, grâce à des commandes massives d'Airbus.

En matière d'armement, nous avons une coopération de longue date qui a porté ses fruits, notamment avec la commande de 132 canons Caesar. L'industrie française doit tirer parti de la volonté saoudienne de diversifier ses partenariats - qui est une opportunité en même temps qu'un défi car elle multiplie les concurrents - avec une nécessité : répondre aux demandes saoudiennes de transfert de savoir-faire. L'Arabie saoudite est un acheteur qui monte en compétence, avec pour corollaire des exigences renforcées. C'est l'objet de l'une de nos recommandations : approfondir la coopération de défense en accompagnant la volonté du partenaire saoudien de créer une industrie nationale de défense et en facilitant les transferts de compétences.

Au plan politique, le tableau est analogue : l'Arabie saoudite regarde historiquement vers les États-Unis, mais elle a tendance à s'affranchir de la bienveillante protection américaine, ne s'interdisant pas de traiter avec la Russie au sein de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep+) ou de renforcer ses relations commerciales avec la Chine.

Après les fautes commises au cours de ses deux premières années au pouvoir - le meurtre de Khashoggi et la guerre meurtrière lancée au Yémen notamment -, MBS a réorienté sa politique internationale vers une recherche d'apaisement et de stabilité. Une entente, sans doute provisoire, a été trouvée en 2023 avec le principal ennemi stratégique, l'Iran. Il est redevenu, aux yeux des chancelleries occidentales, un dirigeant fréquentable après une période d'ostracisme tout relatif consécutif à l'affaire Khashoggi.

Les conditions sont réunies pour faire de l'Arabie saoudite un acteur central dans la région : son poids économique, qui a toujours été important au Moyen-Orient, se double désormais d'une volonté de peser davantage dans le jeu régional, et elle parle maintenant à tous les acteurs. Il est donc essentiel pour la France de s'appuyer, dans la région, sur ce partenaire avec lequel les convergences sont nombreuses. Ces échanges nous ont convaincues de l'importance de ce qui se passe en Arabie saoudite pour le pays, la région et la relation bilatérale.

Avant de céder la parole à Gisèle Jourda pour développer la question cruciale de la relation avec Israël, je tiens à signaler que l'exposition universelle de 2030 se déroulera en Arabie saoudite. Le prince héritier MBS a promis d'éblouir le monde et il est possible qu'il y arrive, car nous avons découvert un pays magnifique, ambitieux et plein de promesses.

Mme Gisèle Jourda, rapporteure. - Comme l'a souligné ma collègue, la question israélo-palestinienne est centrale pour l'Arabie saoudite.

Le royaume a historiquement tenu une position que l'on peut qualifier de médiane sur la question : ni reconnaissance, comme l'on fait l'Égypte et la Jordanie, puis les signataires des accords d'Abraham en 2020, ni hostilité active, au contraire de la Syrie ou de l'Irak. Cette ligne de crête s'explique par plusieurs facteurs : l'alliance étroite avec les États-Unis interdisait à l'Arabie saoudite de se comporter en ennemi d'Israël, mais le rôle symbolique fort du royaume au sein du monde arabe et musulman, lié à la présence des sanctuaires de La Mecque et de Médine sur son territoire, l'empêchait tout autant de normaliser ses relations avec l'État hébreu. À cela s'ajoute la réticence du royaume à s'engager dans des conflits armés, préférant faire usage de son poids financier, et en particulier de son rôle pivot dans la fixation des prix du pétrole, pour peser dans les différents dossiers.

Cette centralité a été mise à profit par la diplomatie saoudienne au sommet de la Ligue arabe de Beyrouth du 28 mars 2002 : à l'initiative du roi Abdallah, la Ligue présente une initiative de paix adoptée à l'unanimité des 22 membres, proposant les paramètres d'une normalisation des relations entre les États arabes et Israël : retrait d'Israël des territoires occupés et reconnaissance d'un État palestinien indépendant avec Jérusalem-Est pour capitale ; reconnaissance explicite d'Israël par les États arabes ; et « juste solution » à la question du retour des réfugiés.

Cette proposition a été, à l'époque, refusée par les autorités israéliennes, alors que la seconde intifada faisait rage en Cisjordanie. Mais elle trace, depuis lors, la ligne directrice de la position saoudienne sur le conflit.

Pourtant, l'arrivée au pouvoir de MBS semble avoir marqué une inflexion notable dans la réflexion du royaume sur la question. En effet, MBS est réputé beaucoup moins sensible à la cause palestinienne que son père le roi Salmane et les prédécesseurs de celui-ci. C'est en partie une affaire générationnelle, le prince, né en 1985, n'ayant pas connu les grandes heures du mouvement palestinien. Mais c'est surtout largement lié aux choix stratégiques qu'implique la Vision 2030. Comme Vivette Lopez l'a rappelé, Neom, la région qui accueillera plusieurs des gigaprojets saoudiens dont The Line et le port flottant d'Octagon, borde le Golfe d'Aqaba, qui est un débouché maritime d'Israël. Le développement de cet espace se conçoit donc difficilement sans une pacification qui passerait par l'établissement de relations économiques avec Israël.

En élargissant la focale, l'Arabie saoudite se pense désormais comme un trait d'union, un « connecteur » entre les différentes régions du monde. Elle fait ainsi partie des signataires du projet IMEC, le corridor économique Inde-Moyen-Orient-Europe, annoncé en grande pompe au sommet du G20 de Delhi de 2023. Ce corridor passerait nécessairement par Israël.

Vision 2030 repose ainsi sur un Moyen-Orient pacifié et prospère, libéré des extrémismes, où le « doux commerce » se substituerait au choc violent des idéologies. Comme l'a encore souligné Adel al-Jubeir, l'Arabie saoudite « veut être un pays normal, où des gens normaux mènent une vie normale ».

La signature des accords d'Abraham entre Israël, les Émirats arabes unis et Bahreïn en août 2020, par lesquels ces deux derniers États normalisaient leurs relations avec l'État hébreu, a intensifié les efforts diplomatiques pour inciter l'Arabie saoudite à faire de même. Pour Israël, le basculement du royaume serait une « prise de guerre » d'une valeur inestimable, à la fois pour sa valeur symbolique forte et pour les perspectives économiques qu'elle ouvrirait. Pour l'Arabie saoudite, le gain serait également énorme d'autant que les États-Unis, pour obtenir ce ralliement, seraient prêts à accorder beaucoup aux Saoudiens : d'une part, une garantie de sécurité écrite équivalente à celle de l'Otan et une coopération très poussée en matière d'armement qui permettrait à l'Arabie saoudite de développer une véritable industrie de défense ; d'autre part, une assistance au développement d'une filière du nucléaire civil, qui garantirait la souveraineté énergétique du royaume et accélèrerait la transition vers les énergies renouvelables.

En somme, il s'agirait ni plus ni moins d'un remodelage complet de l'architecture de sécurité de la région.

Mais le 7 octobre a fait dérailler des discussions qui, semble-t-il, étaient déjà bien engagées. La campagne meurtrière menée par Israël à Gaza a contraint la diplomatie saoudienne à suspendre le processus. Contrairement aux Émiriens, qui se sont engagés sans regarder en arrière dans la normalisation, les dirigeants saoudiens doivent tenir compte de la sensibilité de leur propre population et du monde arabe dans son ensemble à la question palestinienne. C'est pourquoi la diplomatie saoudienne a rappelé à plusieurs reprises que la reconnaissance d'un chemin irréversible vers un État palestinien était la condition nécessaire de la normalisation : autant dire que nous en sommes désormais éloignés.

Que peut faire la France dans ce contexte particulièrement sombre ? Nos entretiens nous ont convaincues que la voix de notre pays était attendue et entendue. Sur la question de la nécessité d'un État palestinien, les positions françaises et saoudiennes convergent, tout comme elles s'accordent sur la nécessité de contenir l'influence négative de l'Iran, au Liban, en Irak et en Palestine notamment.

Nous proposons donc une initiative conjointe avec nos partenaires saoudiens - dans des formes qu'il appartiendra à nos diplomates de définir - pour réaffirmer la centralité, pour la résolution du conflit, de la reconnaissance d'un État palestinien. Elle nous semble possible et nécessaire à un moment où la diplomatie américaine, dont la voix est d'ordinaire prépondérante, est affaiblie par son échec à arrêter ou même ralentir le conflit, et par le contexte électoral aux États-Unis.

Nous ne nourrissons pas d'optimisme excessif sur ce que serait la réponse israélienne, le gouvernement Netanyahou se refusant à toute perspective d'un État palestinien. Toutefois, il nous semble qu'en faisant entendre sa voix, la France renouerait avec une capacité d'initiative qui a longtemps été la sienne dans cette région du monde ; quant à l'Arabie saoudite, elle réaffirmerait ainsi son rôle central dans le monde arabe et musulman. Les deux pays montreraient surtout leur volonté de jouer un rôle constructif dans le devenir du Moyen-Orient.

En ce qui me concerne, je suis confiante, car MBS est imprégné de la volonté de faire de l'Arabie saoudite un État central et pivot. Je rappelle que ce pays, tel que nous le connaissons aujourd'hui, est le fruit de la volonté de l'un de ses aïeux, qui, de 1903 à 1930, n'a eu de cesse de négocier pour que l'Arabie saoudite puisse exister. MBS souhaite désormais permettre au royaume d'acquérir une dimension culturelle en le reliant à son histoire et en s'éloignant de la vision purement religieuse dans laquelle était ancré son père. Cette volonté de rupture est aujourd'hui très prégnante. Néanmoins, ne nous y trompons pas : c'est une main de fer dans un gant de velours. Bien que nous observions de nombreux signes d'ouverture, il convient de garder à l'esprit la nature autocratique du régime.

Enfin, il nous a paru essentiel de donner les moyens à notre diplomatie sur place d'exploiter nos convergences avec le partenaire saoudien. Des besoins réels ont été identifiés pour répondre à l'expansion de nos partenariats avec l'Arabie saoudite. De plus, l'ambassade héberge également les agents de notre poste au Yémen, délocalisé à Riyad depuis 2015 en raison de la guerre. Cette cohabitation, si elle a facilité certaines synergies, induit une réduction de l'espace disponible, en contradiction avec l'évolution des activités. Il faut donc trouver une solution immobilière pérenne pour notre ambassade au Yémen, ainsi que pour la résidence de l'ambassadrice. Nous avons des diplomates compétents et, pour une très grande partie d'entre eux, arabophones. Donnons-leur les moyens d'exploiter ces atouts.

Mme Évelyne Perrot, rapporteure. - Dans la relation bilatérale franco-saoudienne, al-Ula joue incontestablement un rôle clé. Située au Nord-Ouest du territoire saoudien, cette petite ville se trouve à proximité du site d'Hegra, à la valeur archéologique inestimable. Cet ensemble de tombes creusées dans le grès est, comme Pétra, un héritage de la civilisation nabatéenne. Au-delà de sa valeur patrimoniale, historique et culturelle, Hegra présente un potentiel touristique évident, pourtant resté inexploité jusqu'aux années 2000. En effet, l'Arabie saoudite, sous l'influence du clergé wahhabite, est longtemps restée très réticente à mettre en avant son passé pré-islamique.

Le site a néanmoins été fouillé à partir de 2002 par la philologue et épigraphiste française Laïla Nehmé et une équipe saoudienne, ce qui a permis à la France de jouer un rôle pionnier dans la phase suivante de son développement.

En effet, MBS a choisi, peu après son arrivée au pouvoir, de faire de ce site une vitrine du développement culturel saoudien ; bien davantage, Hégra est désormais mise en avant comme un témoignage de la continuité historique de l'Arabie saoudite, en cohérence avec la volonté de MBS de construire une identité saoudienne qui ne soit plus exclusivement associée à l'islam.

Le 10 avril 2018, les autorités saoudiennes et françaises ont donc signé un accord intergouvernemental pour une durée de dix ans portant création de l'Agence pour le développement d'al-Ula (Afalula). Dotée à l'origine d'un budget annuel de 30 millions d'euros, l'Agence est financée intégralement par la partie saoudienne, tout en relevant du droit français et en employant des salariés français de droit privé. Afalula a pour interlocuteur côté saoudien la Commission royale pour al-Ula (RCU).

Son rôle consiste principalement à identifier et mobiliser l'expertise française pour les projets lancés par la RCU dans un très grand nombre de domaines identifiés par l'accord : patrimoine, ingénierie culturelle, tourisme, mobilités et infrastructures, artisanat, transferts de compétences.

Notre délégation a pu se rendre compte sur place du foisonnement de projets menés dans la zone. L'archéologie y tient naturellement une place de premier plan : en plus de Hegra, le district d'al-Ula comprend également Dadan, un site plus ancien encore puisqu'il remonterait au Ve siècle avant notre ère. Au total, jusqu'à 130 archéologues et experts français ont travaillé simultanément dans la zone. La visite d'un chantier de fouilles français nous a fait prendre la mesure de l'implication et de la compétence des équipes, qui travaillent dans des conditions climatiques particulièrement difficiles.

La transformation de la ville d'al-Ula elle-même est spectaculaire. Le vieux quartier, construit en terre cuite, a été restauré et aménagé ; il est désormais traversé par une rue principale bordée de boutiques et de cafés. Vitrine de la nouvelle Arabie saoudite, c'est aussi une vitrine du savoir-faire français : Alain Ducasse y a ouvert un restaurant éphémère, la future villa Hegra sera construite par l'agence Lacaton et Vassal et la réserve naturelle de Shaaran accueillera un complexe hôtelier créé par Jean Nouvel. Enfin, l'ensemble de la zone, qui s'étend sur plusieurs dizaines de kilomètres, sera desservi par un tramway construit par Alstom.

Au total, Afalula a contribué à la signature de 2,3 milliards d'euros de contrats pour les entreprises et institutions françaises - des grands groupes comme Suez ou Alstom, mais aussi des PME, qui représentent 194 des 347 contrats signés. 48 contrats sont en cours de discussion, pour un montant total de 439 millions d'euros.

Afalula fait également valoir un effet d'amorce : certaines entreprises qui ont d'abord contracté avec Afalula ont ensuite engagé des collaborations de plus long terme directement avec la RCU.

Quel bilan tirer de la présence française sur le site d'al-Ula ? Incontestablement, la culture et le savoir-faire français sont très bien représentés. Afalula a contribué à enraciner une coopération multi-domaines, amorcée par l'archéologie. C'est un outil de soft power non négligeable, qui permet à la France de porter ses valeurs et son exigence, en particulier en matière culturelle mais pas seulement. Ainsi la coopération en matière d'infrastructures ou de gestion de l'eau permet de promouvoir un modèle centré sur le développement durable et les populations locales, comme l'illustre le projet de tramway ou encore le travail engagé sur l'agriculture dans l'oasis d'al-Ula pour la constitution de filières locales.

Il faut cependant se garder d'un optimisme excessif sur la capacité de la France à imposer ses entreprises. Le partenariat noué en 2018 n'est pas exclusif, peut-être pas non plus privilégié, ce qui a occasionné quelques déceptions. Les agents d'Afalula sur place n'ont pas fait mystère de la concurrence féroce qui se jouait sur place avec les consultants internationaux, et notamment anglo-saxons, qui ont leurs entrées auprès de la RCU. Celle-ci se montre un partenaire exigeant, qui nous a rappelé sa volonté de faire jouer la concurrence dans tous les domaines. Il n'y a pas de rente de situation.

Le flou demeure également sur certains aspects de l'accord, notamment l'idée d'un fonds de dotation pour soutenir le patrimoine français : on a parlé de 700 à 800 millions d'euros, or il nous a été confirmé par Afalula que le montant final de ce fonds, s'il venait à voir le jour, serait plus proche de 50 millions d'euros. De même, le centre Pompidou, sollicité pour le projet de musée d'art contemporain, aura un rôle qui semble circonscrit à une assistance technique.

Ces déceptions ont donné lieu à des critiques sur le fonctionnement de l'agence ; Jean-Yves Le Drian, qui préside Afalula depuis l'an dernier, a commandé un audit interne à son arrivée, dont les conclusions l'ont conduit, nous a-t-il confié lors de son audition, à rationaliser l'organigramme de l'agence, qui repose désormais sur quatre pôles. Nous recommandons de rendre plus transparent le fonctionnement d'Afalula, notamment par la publication dans le rapport d'activité d'informations sur la ventilation du budget de l'agence. Son statut hybride, entre le public et le privé, avec des fonds saoudiens mais un personnel français, impose une vigilance particulière sur l'utilisation des fonds.

Les années qui nous séparent de l'échéance de l'accord intergouvernemental nous diront donc si le jeu en valait la chandelle. Si la présence française à al-Ula est un facteur d'influence indéniable, elle peut également être vue comme limitante, dans la mesure où les projets engagés ailleurs - à Neom notamment, ou à Riyad dans la perspective de l'exposition universelle de 2030 - sont d'une toute autre ampleur. Toutefois, au vu des fortes incertitudes et de l'opacité qui pèsent sur la mise en oeuvre des gigaprojets de Neom, la dimension concrète du développement d'al-Ula est aussi un atout.

Je souhaiterais, pour finir, ajouter un mot sur le rôle souvent minoré de l'archéologie comme facteur d'influence. Dans le cas de l'Arabie saoudite, elle est mise à contribution au service d'un récit national, comme la France l'a fait au XIXe siècle avec les fouilles des oppidums gaulois. Les enjeux dépassent donc très largement le domaine de la coopération scientifique. À un moment de son histoire où l'Arabie saoudite choisit d'assumer et de mettre en valeur un héritage plus diversifié et tolérant, la France peut y apporter son expérience, sans y sacrifier ses exigences en matière de rigueur scientifique ou de valeurs. C'est pourquoi nous avons formulé deux recommandations pour décloisonner la gestion de l'archéologie à l'étranger et rendre plus efficace son financement.

En complément, nous proposons de renforcer la coopération universitaire franco-saoudienne et de densifier le réseau d'enseignement du français, dont al-Ula est l'un des foyers.

M. Roger Karoutchi. - Je souhaiterais formuler quelques observations sur ce rapport.

En premier lieu, l'influence du prince MBS sera de plus en plus forte, dans la mesure où il a brisé quelque chose d'essentiel en Arabie saoudite, à savoir le système familial.

Jusqu'alors, le monarque n'était qu'une apparence, tandis que des centaines de princes appartenant à la famille royale s'appropriaient les postes et les richesses. Or MBS recourt à des méthodes très... personnelles. Chacun ici se souvient de l'épisode lors duquel, il y a quelques années, il avait réuni dans un hôtel une quarantaine de princes et leur avait demandé, s'ils voulaient en sortir vivants, de lui rendre des sommes d'argent considérables ; le prince a ainsi récupéré plusieurs milliards de dollars. Pas un seul membre de la famille royale n'a plus émis d'objection depuis lors et tous se sont ralliés derrière MBS.

En détruisant le système traditionnel, celui-ci a concentré tous les pouvoirs entre ses mains. Pour ma part, chers collègues rapporteurs, j'ignore à quoi correspond la notion d'opinion publique en Arabie saoudite, où aucun média n'est libre. MBS conduit certes des réformes sociales et sociétales, mais aucune réforme politique.

Je voudrais rappeler à Gisèle Jourda que, lors d'un point presse organisé la semaine dernière, le prince a déclaré que le problème palestinien ne relevait pas des intérêts vitaux de l'Arabie saoudite.

Si le royaume a conclu un accord provisoire avec l'Iran, il souhaite en réalité rester la tête de pont du monde sunnite face au monde chiite. Benjamin Netanyahou ne s'y est pas trompé lorsqu'il a proposé à l'Arabie saoudite, il y a trois jours, un axe Jérusalem-La Mecque. L'Arabie saoudite a été quelque peu surprise de cette proposition, mais ne l'a pas rejetée, en soulignant que cette perspective ne serait envisageable que si la guerre à Gaza et au Liban prenait fin. On comprend donc qu'une fois ce conflit terminé, l'Arabie saoudite rejoindra les accords d'Abraham si tel est son intérêt.

MBS se veut le Napoléon ou l'Atatürk de son pays, non pas pour lui apporter la démocratie, mais pour centrer le pouvoir sur lui-même et construire une Arabie saoudite puissante face au monde chiite.

Mme Hélène Conway-Mouret. - Je ne sais pas si nos amis saoudiens ont vu un message de notre part dans la composition exclusivement féminine de cette mission d'information, mais je constate à partir de l'une des photographies que vous avez prises, où l'on ne voit qu'une femme voilée au milieu des autres dont le visage est découvert, que le pays change. La place des femmes dans la société est un indicateur très important pour juger de cette évolution.

L'Arabie saoudite a regretté que les États-Unis ne soient pas venus à son secours lorsqu'elle a été attaquée, ce qui a laissé des traces profondes. Si le royaume se tourne aujourd'hui vers les États-Unis pour son développement militaire et nucléaire, il s'agit pour ces derniers d'une occasion de reprendre la main sur une région dont ils s'étaient désintéressés et de s'appuyer sur l'Arabie saoudite face à l'Iran.

En tout état de cause, l'Arabie saoudite ne témoigne pas d'un grand intérêt pour la cause palestinienne, dans la mesure où elle a besoin de stabilité, et ce en raison de considérations non seulement économiques - des dizaines de milliards de dollars sont engagés pour le développement du pays -, mais aussi politiques - le royaume craint les éventuelles répercussions d'une extension du conflit israélo-palestinien jusqu'à l'Iran.

Quoi qu'il en soit, je m'interroge sur la place des entreprises françaises en Arabie saoudite. Au-delà d'al-Ula, il existe de nombreux autres projets de développement, notamment à Riyad - j'ai entendu parler d'un projet d'un montant de 70 milliards de dollars, ce qui n'est pas rien. Or aucune entreprise française ne semble s'y intéresser, contrairement aux sociétés indiennes, libanaises ou chinoises.

Avez-vous rencontré des représentants d'entreprises françaises pour jauger leur volonté de s'investir dans le développement de ce pays ?

Mme Vivette Lopez. - Il est vrai que nous avons rencontré un certain nombre de femmes voilées, mais elles le font souvent par choix.

Beaucoup de femmes de tous milieux ont été nommées à des postes à responsabilités. Certaines nous ont dit porter le voile par respect pour la fonction qu'elles occupent ou par solidarité envers leurs collègues pour lesquelles il est plus difficile de se découvrir.

Aujourd'hui, en Arabie saoudite, les femmes peuvent conduire, ouvrir un compte en banque ou divorcer. D'ailleurs, l'une d'entre elles nous a dit avoir compris qu'elle avait de l'importance lorsqu'elle a pu donner l'autorisation à sa fille d'ouvrir un compte en banque.

Certaines femmes auraient même peur que les plus jeunes ne s'émancipent tellement que les autorités ne décident d'un retour en arrière.

Mme Évelyne Perrot, rapporteure. - Concernant les entreprises, la France devait, à l'origine, s'investir principalement dans le développement culturel du pays. Al-Ula va sans doute constituer une ouverture qui nous permettra d'avancer.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Nous avons également rencontré des représentants d'entreprises françaises qui interviennent dans d'autres domaines, mais la concurrence est féroce.

Mme Gisèle Jourda, rapporteure. - Pour revenir sur les observations de Roger Karoutchi, notre rapport retrace ce qui a filtré de nos entretiens, notamment avec le ministre des affaires étrangères.

L'Arabie saoudite se questionne sur son approche de la question palestinienne. Elle fait face, en effet, à une forte demande de soutien à cette cause. Alors qu'elle semblait prête à le faire, elle n'a finalement pas signé les accords d'Abraham, et ce en raison de la guerre à Gaza.

Il est difficile de dire dans quelle direction le prince évoluera sur ce sujet. Compte tenu du déluge de feu qui s'abat sur Gaza, je pense qu'il n'ira pas vers une ouverture à l'égard d'Israël, contrairement à ce qu'il envisageait de faire à l'origine.

M. Olivier Cadic. - J'aimerais partager avec vous quelques analyses car je me suis rendu plusieurs fois en Arabie saoudite.

J'ai rencontré à plusieurs reprises des Saoudiennes dans nos consulats afin de savoir quelle était la réalité de leur libération. Elles m'ont dit que MBS avait « ouvert les portes et les fenêtres », ce qui veut dire que notre parole était libre dans l'enceinte où nous nous trouvions mais ne devait pas en sortir.

S'agissant des comportements vestimentaires, les femmes se protègent car tous les parents ne sont pas aussi ouverts sur le sujet que MBS. Même si celui-ci détient tous les pouvoirs, comme l'a justement rappelé Roger Karoutchi, il se retrouve aujourd'hui isolé et en danger absolu, dans la mesure où il conduit l'Arabie saoudite dans une direction dans laquelle les générations précédentes ne souhaitent pas s'engager.

Je dis souvent que MBS est un mélange de Louis XIV, de Napoléon Bonaparte et de Walt Disney...

Mme Évelyne Perrot, rapporteure. - ... et du baron Haussmann !

M. Olivier Cadic. - Le projet al-Ula a été choisi pour dépasser la question de l'islam. Cet endroit était auparavant totalement interdit, car il témoignait de l'existence d'une vie avant Mahomet.

J'aime également dire qu'on voit « big » aux États-Unis et « huge » en Arabie saoudite. Les dimensions des projets y dépassent même ce que les Américains sont capables d'imaginer.

Je souhaiterais vous rassurer sur la dimension économique. Nous sommes très présents en Arabie saoudite. Par exemple, Alstom et RATP Dev participent au développement des premières lignes de métro à Riyad. Vous avez raison de dire que la compétition est très féroce car la porte du royaume est totalement ouverte, mais les Saoudiens nous sont très reconnaissants d'avoir été les premiers à avoir appuyé la candidature de Riyad pour l'exposition universelle de 2030.

Il y a deux ans, j'avais déclaré aux conseillers du commerce extérieur (CCE) de la France à Tel-Aviv que j'envisageais deux scénarii pour 2023, l'un pessimiste et l'autre plus optimiste. Le premier correspondait à une escalade de la guerre en Ukraine et un conflit entre l'Iran et Israël, tandis que, dans le second, l'Arabie saoudite rejoignait les accords d'Abraham pour constituer une ligne Jérusalem-La Mecque pour le tourisme. Je crois que nous n'étions pas loin de voir ce dernier scénario se concrétiser et qu'il s'agit précisément de la raison pour laquelle le 7 octobre a été déclenché.

M. Roger Karoutchi. - Évidemment !

M. Olivier Cadic. - Quoi qu'il en soit, vous n'avez pas parlé d'un véritable sujet de société : la drogue. La société saoudienne se libéralisant, la drogue est arrivée dans le pays. Le pays a fermé toutes ses connexions avec le Liban car il considère que les ports libanais sont tenus par le Hezbollah, qui se finance grâce au trafic de drogue.

Bien qu'il soit sunnite, le regard que portent les Saoudiens sur le Premier ministre libanais Najib Mikati, dont on sait de quelle manière il a constitué sa fortune, n'est pas tendre. Dès lors, quand on lui demande de l'argent pour le Liban, l'Arabie saoudite répond que le pays est suffisamment riche.

Avez-vous évoqué, dans votre rapport, les relations entre l'Arabie saoudite et le Liban ?

Mme Mireille Jouve. - Merci à nos collègues rapporteurs pour leur exposé.

Quelle est l'incidence du plan Vision 2030 sur le statut des femmes ? Êtes-vous en mesure de nous communiquer le taux de participation des femmes au marché du travail ?

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Je maintiens que de grandes avancées sont en cours pour les femmes. Cette libération se fait certes doucement, mais sûrement, et concerne également la jeunesse. MBS a décidé que tout le monde devait aller à l'école, suivre des études et se mettre au travail, car le pétrole ne suffit pas.

Je suis d'accord avec Olivier Cadic concernant les entreprises. La concurrence est particulièrement rude mais de très belles entreprises françaises sont présentes en Arabie saoudite.

Mme Gisèle Jourda, rapporteure. - En l'espace de six ans, le taux de participation au marché du travail des femmes est passé de 17 % à 37 %, ce qui est significatif. Ce frémissement doit être relevé.

Ceci étant dit, il convient de rester prudents : notre mission d'information était relativement courte et il faudrait pouvoir comparer ce que nous avons vu dans les villes, où les moeurs sont plus ouvertes, et ce qui se passe dans le reste du pays. Nous voyons la lumière au bout du chemin, mais celui-ci sera sans doute encore long.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Pour répondre à Olivier Cadic, la question des relations entre l'Arabie saoudite et le Liban n'a pas été spécialement abordée dans le cadre de nos travaux.

Mme Évelyne Perrot, rapporteure. - Je voudrais également rappeler que tout le monde n'est pas riche en Arabie saoudite. Nous avons vu des populations pauvres à al-Ula et il nous a été impossible de savoir ce qu'elles devenaient après la destruction des vieux quartiers de la ville où elles vivaient.

Je disais tout à l'heure que MBS se prenait pour le baron Haussmann. Nous avons vu, lors de notre déplacement, une maquette de Riyad sur laquelle une grande avenue était désignée sous le nom de « Champs-Élysées » ! Je ne crois pas que l'ensemble de la population suive ces évolutions avec enthousiasme.

Mme Gisèle Jourda, rapporteure. - Méfions-nous des mirages. Certes, MBS a détruit le système tribal et ne veut plus s'appuyer uniquement sur l'islam pour gouverner, mais il a éliminé nombre de membres de sa famille, refuse le partage du pouvoir et, sous couvert de modernisme, dérive vers l'obscurantisme politique. La vigilance me paraît donc de mise à son égard.

Mme Hélène Conway-Mouret. - Je vous invite à regarder les défilés de mode organisés en Arabie saoudite. Les vêtements féminins qui y sont présentés vont de la tenue traditionnelle saoudienne aménagée à des tenues très modernes que l'on n'imaginerait pas spontanément dans ce pays. C'est assez intéressant.

Les recommandations sont adoptées.

La mission d'information adopte, à l'unanimité, le rapport d'information et en autorise la publication.

La réunion est close à 12 h 15.