Mardi 22 octobre 2024

- Présidence de M. Jean-François Longeot, président -

La réunion est ouverte à 17 heures.

Proposition de loi visant à assurer l'équilibre du régime d'indemnisation des catastrophes naturelles - Examen du rapport pour avis

M. Jean-François Longeot, président. - Nous examinons cet après-midi le rapport pour avis de notre collègue Pascal Martin sur la proposition de loi visant à assurer l'équilibre du régime d'indemnisation des catastrophes naturelles, dit régime CatNat.

Ce texte d'initiative sénatoriale a été déposé par Christine Lavarde et envoyé au fond à la commission des finances. Celle-ci a désigné comme rapporteur Jean-François Rapin, dont je salue la présence parmi nous. Notre rapporteur pour avis a, quant à lui, été désigné le 2 octobre dernier, et je le remercie pour les travaux préparatoires qu'il a conduits dans un temps particulièrement contraint.

Au titre de sa compétence en matière de prévention des risques, notre commission s'est emparée à plusieurs reprises de la question du régime d'indemnisation des catastrophes naturelles au cours des dernières années. Il s'agit de la troisième proposition de loi dont nous nous saisissons sur cette thématique qui préoccupe nos concitoyens : nous nous étions saisis pour avis, en 2019, de la proposition de loi de notre collègue Nicole Bonnefoy visant à réformer le régime des catastrophes naturelles, qui avait été envoyée à la commission des finances, trois articles ayant été délégués au fond à notre commission ; puis nous nous étions saisis pour avis en 2021 de plusieurs dispositions de la proposition de loi relative à l'indemnisation des catastrophes naturelles, dite loi Baudu, qui a également été envoyée au fond à la commission des finances.

Compte tenu de notre expertise en la matière, il était donc tout à fait souhaitable que nous nous saisissions aussi de cette proposition de loi.

Le texte de notre collègue Christine Lavarde aborde également, sous le prisme de l'inclusion du risque, le sujet délicat du retrait-gonflement des argiles (RGA). Cette question se pose avec de plus en plus de vigueur ; nous le constatons tous sur notre territoire. En effet, il s'agit actuellement du premier risque naturel indemnisé par le régime CatNat.

En décembre 2022, une table ronde sur le phénomène de sécheresse-réhydratation des sols argileux nous avait déjà permis d'étoffer notre expertise sur le sujet des risques naturels. À cette occasion, les principales parties prenantes, qui sont amenées à intervenir et à prévenir ce risque, nous avaient fait part de la nécessité de faire évoluer le cadre législatif en la matière.

Plus récemment, notre commission a eu à étudier les désastreux effets d'un autre type de catastrophes naturelles sur les territoires et ses populations : le rapport de la mission de contrôle conjointe sur les inondations, de nos collègues Jean-Yves Roux et Jean-François Rapin, a ainsi souligné l'impérieuse nécessité de nous doter d'un mécanisme robuste de socialisation des risques et de développer une prévention des risques adaptée à la recrudescence des catastrophes naturelles.

La proposition de loi visant à assurer l'équilibre du régime d'indemnisation des catastrophes naturelles se décline en neuf articles, répartis en deux chapitres, qui visent notamment à assurer l'équilibre financier du mécanisme d'indemnisation des catastrophes naturelles, en prévoyant une revalorisation automatique des surprimes d'assurance ; à rétablir le principe de libre utilisation des indemnités d'assurance, qui avait été remis en cause en 2023 ; à renforcer la prévention des risques en créant un « prêt à taux zéro prévention », ou en étendant le périmètre du fonds de prévention des risques naturels majeurs (FPRNM), dit fonds Barnier, au financement d'études sur le risque RGA.

M. Pascal Martin, rapporteur pour avis. - Mes travaux préparatoires ont été menés dans un délai très contraint avec quelques auditions, dont une commune avec la commission des finances, avec laquelle je me réjouis d'avoir collaboré.

Les conséquences du changement climatique sont désormais perceptibles par tous. Nous avons pu le constater une nouvelle fois il y a quelques jours dans le centre-est de la France, où sont tombées des pluies exceptionnelles. Les aléas naturels dommageables ont plus que quintuplé depuis les années 1970. Les inondations se sont multipliées, comme l'ont d'ailleurs souligné Jean-Yves Roux et Jean-François Rapin dans leur rapport d'information que nous avons adopté en septembre dernier, le phénomène de retrait-gonflement des argiles, lié aux sécheresses n'échappe pas non plus à cette évolution.

Face à la recrudescence de ces risques, la solidarité nationale est une impérieuse nécessité. Le régime d'indemnisation des victimes des catastrophes naturelles, institué en 1982, apporte une réponse concrète au besoin de se prémunir collectivement contre le risque. Largement éprouvé depuis son instauration, le régime CatNat a démontré toute sa résilience. Pour autant, l'intensification de la sinistralité et la montée en charge du RGA au cours des vingt dernières années menacent la pérennité du régime d'indemnisation.

En effet, les prévisions à l'horizon de 2050 anticipent une augmentation du coût de la sinistralité d'environ 47 % par rapport à 2020. Face à ces projections inquiétantes et en réponse aux besoins de financement grandissants, le rehaussement de la surprime CatNat qui a été décidé en 2023, faisant progresser le taux sur les contrats d'assurance habitation et sur les biens professionnels de 12 % à 20 % au 1er janvier 2025, a constitué une avancée certes nécessaire, mais insuffisante.

Pour garantir la durabilité et l'acceptabilité de cet outil, contribuer au rééquilibrage économique du régime est impératif, en veillant à ce que la contribution demeure juste et proportionnée pour répondre aux besoins futurs.

La proposition de loi de Christine Lavarde, qui concrétise les propositions législatives de son rapport d'information de mai 2024, permet justement d'assurer ce rééquilibrage. Dans un contexte de tassement des financements du régime, ce texte propose une approche pragmatique, en prévoyant un mécanisme de revalorisation annuelle automatique du taux de surprime CatNat, assorti d'une clause de revoyure permettant une appréciation fine des besoins financiers.

Ce texte tire également les conséquences des difficultés que les populations sinistrées ont éprouvées sur le territoire, en envisageant notamment de supprimer l'application de la franchise multiple en cas de succession d'un même aléa naturel, de mettre en place une présomption de refus d'assurance dans les zones les plus à risque ou encore de rétablir le principe de liberté d'utilisation des indemnités d'assurance.

Depuis 1995, une part de la prime assurantielle consacrée à l'indemnisation des catastrophes naturelles finance le fonds Barnier, dédié à la prévention de ces risques. En effet, la prévention des risques et l'indemnisation des catastrophes naturelles sont indissociables. Afin d'assurer l'équilibre du régime d'indemnisation, des efforts de prévention supplémentaires sont toutefois nécessaires.

En ce sens, la proposition de loi prévoit une diminution de la franchise payée par les particuliers lorsque ceux-ci mettent en oeuvre des mesures de prévention, afin de responsabiliser individuellement les citoyens face à l'omniprésence du risque. La création d'un prêt à taux zéro destiné à financer les mesures de prévention constitue également une idée novatrice, susceptible de permettre aux ménages les plus modestes de ne plus être captifs de l'aléa.

La politique de lutte contre le changement climatique est étroitement liée à l'adaptation à ses effets : à cet égard, est prévu le conditionnement du bénéfice du dispositif MaPrimeRénov' pour les logements les plus exposés au risque à la réalisation de travaux de prévention adaptés. Il est nécessaire que cette disposition de bon sens ne constitue pas un frein à l'effort de rénovation énergétique des logements, qui est indispensable pour que la France atteigne ses objectifs climatiques. Je vous propose donc d'adopter un amendement COM-19, pour demander au Gouvernement une évaluation ex post de l'impact de ce conditionnement sur la politique de rénovation énergétique.

Enfin, cette proposition de loi prévoit d'étendre le FPRNM au financement d'études de dispositifs expérimentaux de prévention des dommages relatifs au RGA, ainsi qu'au recul du trait de côte.

J'ai souhaité enrichir cette proposition de loi sur le volet prévention avec cinq amendements, afin d'encourager un changement de paradigme en ce qui concerne notre comportement face au risque. Il est nécessaire de renforcer la culture du risque à tous les niveaux.

À la source, d'abord, en donnant à l'école la mission de sensibiliser aux risques naturels dans la continuité de la loi d'août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dite loi Climat et résilience, dont j'ai été le rapporteur de l'un des volets avec mes collègues Marta de Cidrac et Philippe Tabarot, qui a instauré un objectif d'éducation en matière environnementale. L'amendement COM-16, qui vise à transcrire une recommandation du rapport d'information de la mission conjointe de contrôle relative aux inondations survenues en 2023 et au début de l'année s'inscrit dans cette continuité. Le cadre scolaire est en effet propice au développement d'une conscience de la réalité des risques et des pratiques à adopter pour mieux les prévenir.

Il convient également de développer la culture du risque dès le stade de la cession de terrain, puis au moment de la construction du logement, en renforçant les exigences des études géotechniques du sol. Si la loi du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l'aménagement et du numérique, dite loi Élan, prévoit, dans les zones exposées au risque RGA, l'obligation de réaliser une étude géotechnique dite « G1 », au stade de la cession du terrain ou de la construction du logement, celle-ci demeure très limitée : selon les données que nous ont fournies les administrations, ces études relèvent parfois du plagiat de données nationales, et il arrive même qu'elles soient réalisées par des professionnels peu scrupuleux, dépourvus de toute qualification technique. Au stade de la construction, le particulier peut soit recourir à une étude « G2 », permettant réellement d'adapter le bâti, soit suivre des prescriptions minimales fixées par décret qui sont, de l'aveu de l'ensemble des acteurs du secteur, insuffisamment robustes pour prévenir le phénomène RGA.

Aussi, je vous propose, par l'amendement COM-15, de rendre l'étude « G2 » obligatoire, comme le préconise le rapport d'information de Christine Lavarde. Si cette mesure est susceptible de représenter un coût pour le particulier, il doit toutefois être mis en balance avec la « valeur du sauvé ». En effet, il est moins coûteux de généraliser ces études géotechniques que de financer la réparation des bâtiments endommagés. Je forme le voeu que, pour les ménages les plus modestes, le surcoût soit pris en charge par le fonds Barnier, sachant que le législateur ne peut pas en décider, selon les dispositions de l'article 40 de la Constitution.

Lors de la vente ou de la location d'un logement, il est souhaitable de prendre en considération l'ensemble des risques. C'est le sens de l'amendement COM-18, qui tend à faire figurer le risque RGA dans les informations devant être inscrites à l'état des risques obligatoire, pour les logements situés dans une zone exposée au risque sécheresse.

Enfin, l'amendement COM-17 vise à améliorer la prévention des risques tout au long de la durée de vie des logements. L'Agence nationale de l'habitat (Anah) est chargée d'améliorer la qualité de l'habitat. À ce titre, elle est notamment responsable du pilotage du programme de rénovation énergétique MaPrimeRénov'. Pour assurer une plus grande cohérence entre atténuation du changement climatique et adaptation à ses effets, il apparaît opportun que l'Anah, dans l'exécution de ses missions, tienne compte des enjeux de prévention des risques naturels.

Voilà, mes chers collègues, les compléments que je vous proposerai d'adopter. Je suis convaincu que ces apports de bons sens, réalistes et pragmatiques, qui s'appuient sur ma modeste expérience et, surtout, sur les travaux menés sur le sujet de la prévention des risques par le Sénat, en général, et par la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, en particulier, contribueront à enrichir et préciser cette proposition de loi concourant à l'adaptation de la France au changement climatique.

M. Jean-François Rapin, rapporteur de la commission des finances. - Je remercie Pascal Martin de sa présentation très claire. Jean-Yves Roux et moi-même nous sommes récemment exprimés devant nos deux commissions, qui entretiennent des rapports de travail fructueux.

Cette proposition de loi de Christine Lavarde peut être considérée comme la première mise en pratique des conclusions de notre mission de contrôle conjointe, bien qu'elle n'en émane pas directement. En effet, les aléas législatifs ont retardé son examen, la rendant concomitante de nos travaux et, surtout, pleinement d'actualité. Nous pensions avoir à faire à des événements ponctuels ; nous constatons chaque week-end une actualité qui s'inscrit dans la durée ! À chaque événement grave que nous déplorons, il est de nouveau question de gestion des catastrophes naturelles et du fonds Barnier.

En conséquence, les dépenses s'accumulent, et la Caisse centrale de réassurance (CCR) tire la sonnette d'alarme sur le fait que l'État pourrait devoir se porter caution - cela a déjà été le cas une fois - et abonder le fonds Barnier, par manque de crédits. La CCR estime avoir besoin de 3 millions d'euros dans un avenir proche. Au-delà des effets environnementaux et climatiques, nous devons prendre conscience des aspects financiers de la gestion du risque.

Nous avons avant tout cherché à ne pas dénaturer le texte de Christine Lavarde, tout en y apportant des améliorations en vue de réformer progressivement le régime CatNat. Il s'agit d'une étape parmi d'autres, qui s'inscrit dans la lignée des textes précédents et sera à n'en pas douter suivie d'autres textes. En effet, entre la question des dépenses, l'augmentation du risque climatique et le bilan parfois catastrophique du risque RGA dans certaines régions, nous mesurons bien l'ampleur du chantier.

La commission des finances s'est particulièrement penchée sur les mesures financières et assurantielles. Dans ce domaine, la proposition de loi vise, dans l'esprit des rapporteurs comme dans celui de Christine Lavarde, à maintenir une couverture assurantielle dans tout le pays. En effet, nous ressentons une tendance à la désertification des territoires les plus affectés par toutes les structures d'assurance, qu'il s'agisse de banque-assurance, d'assurances mutualistes ou d'assurances privées. Ainsi, un observatoire va être créé pour compiler les cartes à la fois des risques et de la présence assurantielle.

Sans vous dévoiler les amendements qui seront examinés demain en commission des finances, nous prévoyons quelques modifications du texte. Vous savez qu'une importante augmentation du taux de surprime CatNat interviendra au 1er janvier 2025 - le taux passera de 12 % à 20 %. Elle ne sera pas sans conséquence sur les factures assurantielles. Cela aurait sans doute dû être fait plus tôt, et de manière plus progressive. L'enjeu, à l'avenir, sera donc de veiller à ce que la surprime augmente progressivement et de manière mesurée. C'est l'objet de l'un de nos amendements.

Nous estimons que le maintien d'une présence assurantielle partout sur le territoire doit passer par une réforme du bureau central de tarification (BCT), notamment d'un point de vue numérique. Actuellement, pour faire une saisine, il faut télécharger un formulaire, l'imprimer, le remplir et l'envoyer par recommandé. Nous voyons bien que ce n'est plus adapté à la nécessaire réactivité qu'implique le traitement des catastrophes naturelles en cas de conflit avec son assureur. Nous proposerons des amendements à cet effet.

Nous ne sommes pas tout à fait sur la même ligne que le Gouvernement sur le rôle du BCT, mais nous défendrons nos positions.

Nous prenons également des mesures concernant les experts d'assurance et les experts d'assurés. Il n'y a pas de raison que l'on demande une certification aux experts en catastrophes naturelles, et non aux experts d'assurés, qui interviennent en général en deuxième rideau en cas de contestation et se rémunèrent sur le gain qu'ils apportent à l'assuré. Sachez que chacun autour de cette table peut devenir expert d'assuré, sans suivre de formation particulière. J'ai été frappé par le fait qu'aucun diplôme n'était requis pour assurer cette fonction.

Nous souhaitons supprimer l'article 6, que nous jugeons inopérant. Celui-ci prévoit de diminuer la franchise des particuliers qui auraient déjà adopté des mesures de prévention du risque. D'une part, ce n'est pas facile à mettre en place et, d'autre part, le montant de la franchise étant faible - 380 euros -, le gain pour l'assuré est très modeste.

Notre principal sujet de désaccord avec Bercy est le prêt à taux zéro, qui, dans le texte, sera appelé « dispositif de soutien et d'adaptation des logements au risque ». Le Gouvernement s'y oppose sous prétexte que l'on doit défendre la culture du risque. Or, à mon sens, la culture du risque implique de permettre aux habitants de zones à risque de réaliser les travaux nécessaires. À cet effet, l'octroi d'un prêt me semble opportun.

Par ailleurs, nous sommes en désaccord sur le conditionnement de l'obtention de MaPrimeRénov' au fait d'avoir réalisé des travaux pour « dérisquer » le logement. Dans le contexte budgétaire, nous ne pouvons pas distribuer de l'argent pour rénover des logements dont nous savons qu'ils restent soumis à un risque et sont susceptibles d'être détruits dans les années suivantes - cela me semble imparable. Sinon, je le dis de manière quelque peu insolente, mais, tant qu'à faire, nous pourrions rédiger un article pour que MaPrimeRénov' puisse être attribuée trois ou quatre fois en dix ans au même logement ! C'est la preuve par l'exubérance...

M. Jean-François Longeot, président. - J'approuve pleinement vos propos.

M. Jean-François Rapin, rapporteur de la commission des finances. - Voilà pourquoi, en tant que rapporteur, j'ai tenu bon sur cette disposition souhaitée par Christine Lavarde. Nous sommes l'assemblée du bon sens, et celui-ci commande de ne pas jeter l'argent par les fenêtres. À ce titre, un ajustement semble nécessaire et le prêt à taux zéro a du sens, d'autant qu'en période de difficultés économiques, il serait bienvenu de donner du boulot aux entreprises locales, pour « dérisquer », puis rénover les logements.

À l'article 9, il est compliqué de maintenir l'intégration de la lutte contre le recul du trait de côte dans le champ du FPRNM, car selon la doctrine nationale, qui est aussi celle du comité national du trait de côte, ce phénomène étant connu et prévisionnel, il ne répond pas à la définition législative de la catastrophe naturelle.

Enfin, je formulerai une petite alerte sur le fonds Barnier. Nous allons récupérer quelque 450 millions d'euros grâce à l'augmentation du taux de la surprime ; il serait intéressant d'en faire bénéficier le fonds Barnier, qui aurait besoin selon la CCR de 300 millions d'euros dans l'immédiat.

M. Stéphane Demilly. - Je souhaite aborder le sujet de l'indemnisation en cas d'inondations. Cette année et la précédente ont été marquées par de très fortes inondations dans le Nord et dans le Pas-de-Calais, ayant causé des situations dramatiques que Jean-François Rapin connaît bien. Plus de 10 000 foyers ont été privés d'électricité, dont des salles communales où devaient être accueillis les sinistrés.

La Caisse centrale de réassurance a estimé à plus de 640 millions d'euros le coût de ces inondations, rien que dans les Hauts-de-France. À plusieurs reprises, le ministre de l'économie a dû presser les assureurs d'accorder rapidement une avance aux sinistrés.

Face à la multiplication des catastrophes naturelles, les assureurs doivent changer leurs méthodes de travail, et développer de nouvelles compétences à l'aide de météorologues, de sociologues, d'hydrologues, de cartographes et d'autres experts, à l'instar de l'italien Generali, qui a lancé en France le Generali Climate Lab pour analyser les enjeux climatiques de manière pluridisciplinaire, ou de l'allemand Munich Re, qui a embauché son premier météorologue en 1974 et emploie une trentaine d'experts différents.

Monsieur le rapporteur, je m'inquiète de vos propos sur les assureurs français, dont certains peuvent obtenir leur certification dans un paquet Bonux, comme on disait autrefois.

M. Jean-François Rapin, rapporteur de la commission des finances. - J'évoquais les experts d'assurés et non pas les experts d'assureurs.

M. Stéphane Demilly. - Les assureurs français ont-ils eux aussi adapté leur recrutement pour se doter de compétences techniques d'expertise ?

M. Jean-François Rapin, rapporteur de la commission des finances. - Des efforts sont faits à cet égard. Certains assureurs, en veillant évidemment à éviter tout lien avec les experts labellisés, comptent d'ores et déjà dans leurs effectifs salariés des experts qui, pour la plupart, disposent de compétences acquises dans leur métier antérieur. Ils ont également accès à un registre d'experts. Pour notre part, nous demandons la création d'une formation et d'une labellisation pour que des experts en catastrophes naturelles soient reconnus comme tels.

M. Ronan Dantec. - Je remercie les deux rapporteurs d'avoir ouvert les auditions ; nous n'avons jamais le temps de les suivre toutes, mais c'est extrêmement précieux.

Il est important de rappeler que nous ne sommes pas les seuls à avoir travaillé sur le RGA. La proposition de loi visant à mieux indemniser les dégâts sur les biens immobiliers causés par le retrait-gonflement de l'argile, déposée par Sandrine Rousseau à l'Assemblée nationale, n'a pas été citée. Elle a tout de même participé de la récente prise de conscience sur le sujet.

La proposition de loi de Christine Lavarde prend une importance particulière dans le contexte récent. Je pense aux dernières inondations, ainsi qu'aux propos de la directrice de France Assureurs sur ce nouveau « hold-up » de l'État, qui pose un énorme problème de lisibilité quant à l'effort demandé aux Français. Il s'agit, certes pas d'un impôt, mais bien d'une mutualisation de solidarité. Il n'est pas normal que l'État, du fait d'un passage par le budget général, se permette d'utiliser une surprime ayant pour vocation de mutualiser le risque à toute autre chose. Cela détruit le lien entre les Français et l'effort financier de solidarité, que ce soit par la fiscalité ou par le régime CatNat.

Ce point, me semble-t-il, fait consensus parmi nous. Je ne crois pas que cela puisse être inscrit dans le marbre de cette proposition de loi. Néanmoins, l'examen du projet de loi de finances (PLF) pour 2025 sera l'occasion de réaffirmer politiquement que le produit des prélèvements de la prime « catastrophes naturelles » doit rester affecté au fonds Barnier, afin de répondre au défi de la prévention des risques.

En revanche, là où nous sommes en désaccord, c'est sur MaPrimeRénov'. C'est en effet la double peine : il n'est pas possible d'exclure du marché de la rénovation les onze millions d'habitations qui seraient concernées par un risque de RGA important.

M. Jean-François Rapin, rapporteur de la commission des finances. - Ce sera amendé.

M. Ronan Dantec. - Alors on ne nous dit pas tout ! Si mon groupe est en accord avec la plupart des amendements de Pascal Martin, ce point nous pose problème.

De même, je ne pense pas que le prêt à taux zéro soit la solution adéquate pour accompagner la prévention, voire la reconstruction : comment des ménages qui manquent de moyens pourraient-ils se saisir de cet outil ? Et pour ceux qui ont de l'argent, le problème est avant tout le taux d'endettement, plus que le taux d'intérêt.

Le Centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement (Cerema) a indiqué qu'il pourrait exister des solutions de prévention du RGA moins coûteuses. Même si elles n'ont pas encore été expertisées, elles pourraient être financées par le fonds Barnier.

M. Pascal Martin, rapporteur pour avis. - Vous faites référence à l'expérimentation de la solution MACH+ (Maison confortée par humidification) du Cerema.

M. Ronan Dantec. - Même si nous sommes en désaccord avec les éléments que j'ai cités, il est bien entendu important de défendre cette proposition de loi, car l'adaptation restera un défi majeur à l'avenir.

M. Jean-Yves Roux. - Le maintien des efforts en matière de prévention des risques prévu dans cette proposition de loi s'inscrit dans la continuité du rapport d'information que nous avons présenté avec Jean-François Rapin le 25 septembre dernier au terme de notre mission conjointe de contrôle relative aux inondations.

Face à la multiplication des phénomènes d'inondation, nous appelions en effet à renforcer les actions de prévention mises en oeuvre par les collectivités territoriales comme par les particuliers.

Nous avions pour fil conducteur la volonté de simplifier les démarches administratives. Le renforcement des actions de prévention que vous préconisez doit précisément être accompagné d'une simplification des procédures, sans laquelle l'accélération souhaitée sera impossible.

Je suis particulièrement sensible à l'amendement  COM-16 qui vise à promouvoir la culture du risque en enseignant dès l'école la prévention des risques naturels. Cette mesure transcrit la proposition de notre rapport d'information de diffuser la culture du risque pour réduire la vulnérabilité des territoires. Nous avons en effet constaté que la connaissance des risques et des modes d'action à développer pour y réagir, levier essentiel de prévention des inondations, demeure insuffisante dans notre pays.

L'information mise à disposition du public relative à la prévention des risques s'est largement renforcée au cours des dernières décennies, mais son appropriation soulève encore des difficultés, en raison, notamment, de la mobilité des populations et de son caractère anxiogène qui peut engendrer une forme de déni. Nous encouragions dans notre rapport les actions de commémoration des inondations passées, les partages d'expérience ainsi que les campagnes d'information, en vue d'une meilleure sensibilisation.

Je ne puis donc qu'approuver un tel amendement, qui vise à sensibiliser nos concitoyens à la culture du risque dès le plus jeune âge. Comment concevez-vous cet enseignement à la prévention des risques naturels ?

Mme Nicole Bonnefoy. - Je félicite le rapporteur pour la qualité de ses propos et je le remercie d'avoir ouvert les auditions. J'y ai retrouvé certaines des personnes que j'avais entendues dans le cadre d'une mission d'information conduite en 2019, avec Michel Vaspart, sur cette question. Notre rapport, intitulé Catastrophes climatiques : mieux prévenir, mieux reconstruire, avait d'ailleurs été adopté à l'unanimité. Nous y montrions que pour un euro investi dans la prévention, ce sont sept euros économisés en matière d'indemnisation des dommages.

Cinq ans plus tard, beaucoup de catastrophes naturelles sont survenues, sans que la réponse adressée aux sinistrés ne se soit réellement améliorée. Les victimes des sécheresses, en particulier, doivent affronter un véritable parcours du combattant pour faire reconnaître l'aléa.

La proposition de loi de Christine Lavarde est donc bienvenue. Elle assure l'équilibre du régime. En revanche, nous sommes, comme mes collègues, dubitatifs quant à l'article 8 concernant MaPrimeRénov'.

Par ailleurs, nous proposerons plusieurs amendements en séance pour rappeler, dans la prolongation de mes travaux de 2019, la nécessité d'une meilleure prise en compte du risque RGA. La composition de la commission interministérielle de reconnaissance de l'état de catastrophe naturelle pourrait aussi être améliorée car, malgré les avancées permises par la loi du 28 décembre 2021 relative à l'indemnisation des catastrophes naturelles, il existe toujours des difficultés.

Les solutions expérimentales proposées par le Cerema, telles que l'humidification des sols, pourraient être développées par les industriels. Elles devraient être intégrées à tout type de construction. Pour autant, cela ne règle en rien la question du stock, qui est colossal - nous le disions déjà en 2019. À l'époque, nous proposions notamment un dégrèvement fiscal, dès lors que des travaux étaient engagés. Cette fois, c'est la solution d'un prêt à taux zéro qui est avancée. Mais qu'en sera-t-il des foyers qui n'en ont pas les moyens ? Le fonds Barnier serait peut-être un moyen de répondre à cette question. La solution du Cerema pourrait également y contribuer.

M. Jean-François Rapin, rapporteur de la commission des finances. - Nous nous attendions à un désaccord sur l'article 8. Avec Christine Lavarde, nous avons considéré qu'il était problématique de permettre le recours à MaPrimeRénov' dans le cas d'une rénovation globale d'un logement qui resterait exposé à un risque de RGA ou d'inondation. Ce n'est pas une bonne manière d'utiliser l'argent public. C'est contraire au bon sens : cela revient à réparer une pièce sur une voiture qui s'apprête à partir à la casse !

L'amendement porte donc sur la rénovation globale d'un logement, et non plus sur un équipement de base qui permettrait de faire des économies d'énergie à moindre coût.

Quant au prêt à taux zéro, il fait partie du « pack risque » à disposition de la population. Ce dispositif ne coûtera pas grand-chose. La résistance de Bercy relève d'ailleurs plus d'une doctrine, puisqu'on ne fait pas de complément de prêt à taux zéro. Pourtant, « dérisquer » son logement et l'adapter, fait partie de la culture du risque. Certes, en zone inondable, la meilleure solution est de quitter son logement, mais nous ne pouvons pas utiliser le fonds Barnier pour racheter toutes les maisons situées dans ces zones, et, surtout, certains ménages ne souhaitent pas partir.

Nous proposerons donc un amendement - qui ne vous satisfera probablement pas - pour assouplir le dispositif de conditionnement. Pour moi, cela relève du bon sens.

M. Pascal Martin, rapporteur pour avis. - Au sujet de MaPrimeRénov', la dernière phrase de l'article 8 est ainsi rédigée : « Le niveau d'exposition au risque empêchant le versement de la prime et les travaux de prévention requis sont définis par décret ». Quelque dix millions de logements seraient concernés par le risque de RGA. La rédaction proposée par Christine Lavarde et amendée par Jean-François Rapin vise à éviter que toutes les habitations susceptibles de bénéficier de MaPrimeRénov' en soient privées.

M. Hervé Gillé. - Je reviens sur l'intervention de M. Dantec concernant le fonds Barnier. Dans le PLF 2025, le produit de la taxe attendu est de 450 millions d'euros, tandis que le budget affecté au fonds ne s'élève qu'à 225 millions d'euros. Le programme concerné est donc rogné de 50 %. C'est énorme !

Pourriez-vous revenir sur le fonds consacré à l'adaptation à l'érosion et au recul du trait de côte, dont la création a été proposée par la députée Sophie Panonacle ?

Le dispositif MaPrimeRénov' est très mouvant. Il est conditionné au niveau de revenu. Nous parlons d'aléas face auxquels des travaux d'adaptation doivent être entrepris. Or, MaPrimeRénov' ne pourrait être activée que si ces travaux de « dérisquage » sont réalisés - mais cela concernerait des familles à revenus modestes. Le sujet est donc sensible : les ménages en question seront doublement touchés.

M. Pierre Jean Rochette. - Effectivement, il est préférable d'éviter de réinvestir de l'argent public sur des biens qui pourraient être touchés une nouvelle fois par une catastrophe naturelle. Pourtant, c'est précisément ce que nous faisons avec les infrastructures publiques. Dans ma région, les inondations ont tout cassé : autoroutes, voies ferrées... Et tout cela sera reconstruit à l'identique, sans que l'on se demande si l'argent public sera bien ou mal utilisé - puisque, dans ce pays, dès que l'on cherche à construire une nouvelle autoroute ou une voie ferrée, tout le monde s'y oppose !

Bien sûr, je soutiens cette proposition de loi. Mais nous devrions peut-être étendre la réflexion aux infrastructures publiques. Si l'on veut éviter de jeter l'argent public par les fenêtres, posons-nous ces questions.

M. Pascal Martin, rapporteur pour avis. - Plusieurs d'entre vous ont évoqué leur incompréhension quant à la différence entre le montant global du produit de la taxe fléchée vers le fonds Barnier et celui qui sera utilisé pour la prévention. À l'occasion de l'examen du PLF 2025, il faudra attirer l'attention sur ce point, nous sommes d'accord.

Concernant MaPrimeRénov', mon amendement  COM-19 vise précisément à demander un rapport d'évaluation sur le conditionnement de cette prime à la réalisation de travaux de prévention.

Jean-Yves Roux suggérait de simplifier les procédures. Bien entendu, cette proposition de loi ne règle pas tout, loin de là. Pierre Jean Rochette évoquait à juste titre les infrastructures publiques : or ce texte ne vise que les habitations. Il aurait pu s'appliquer à d'autres thématiques.

Mon amendement  COM-16 tend à renvoyer au pouvoir réglementaire la création d'un programme de culture du risque par l'éducation nationale. Nous proposons que cet enseignement intervienne à l'école primaire, mais tout cela reste à définir.

Concernant le stock, nous proposons de faire évoluer les études géotechniques de conception de type « G1 » à « G2 ». Des constructions bâties depuis la loi Élan, sur le fondement d'une étude « G1 » - facturée 500 euros ; autrement dit, une parodie d'étude sérieuse ! -, se fissurent déjà. Au-delà du stock, donc, il faut prendre en compte ce flux, qu'on aurait cru ne voir apparaître que dans quinze ou vingt ans. Nous devons modifier les règles tant pour la cession du terrain que pour la construction. Pour cela, nous nous sommes inspirés du modèle espagnol, sans toutefois aller aussi loin, car il est très ambitieux.

Enfin, concernant les travaux de Mme Panonacle, lors de nos auditions, le Gouvernement nous a fait savoir que toute inscription dans le fonds Barnier de mentions relatives au recul du trait de côte ou au RGA ferait l'objet d'une fin de non-recevoir. L'idée serait donc de créer un fonds spécifique, dont je ne puis vous dire de quelle manière il sera alimenté.

M. Ronan Dantec. - Voilà une information très importante. C'est aberrant ! Le fonds Barnier est doté de 450 millions d'euros. Le régime CatNat a été fortement augmenté en raison du RGA. Pourquoi, alors, ne pas affecter une partie du fonds Barnier à la prévention de ce risque, surtout quand des solutions peu coûteuses semblent émerger ? Créer un nouveau fonds serait une folie !

M. Pascal Martin, rapporteur pour avis. - Cela sera débattu la semaine prochaine.

M. Didier Mandelli. - J'ai fait partie du comité national du trait de côte, lancé en mars 2023 sur l'initiative de Bérangère Couillard, et dont j'ignore s'il sera pérennisé. L'ensemble de ses membres avaient validé la création d'un fonds dédié à l'érosion du trait de côte pour permettre aux collectivités locales concernées d'engager des travaux.

La ressource potentielle de ce fonds devait avoir différentes origines. Sur ma suggestion, elle aurait d'abord été constituée du produit de la taxe sur l'éolien en mer au-delà des douze miles nautiques - c'est-à-dire dans la zone économique exclusive (ZEE). Lorsque tous les parcs seront installés, ces fonds non affectés représenteront entre 1,2  et 1,7 milliard d'euros annuels, en fonction de la puissance installée. Sophie Panonacle a également proposé de mettre à contribution une part des droits de mutation, à hauteur de quelques dizaines de millions d'euros. Enfin, une part de la taxe de séjour pourrait être utilisée, si l'on considère que le littoral appartient à ceux qui y vivent toute l'année, mais aussi à ceux qui le fréquentent, et que chacun doit contribuer à la protection de ces espaces.

Plusieurs parlementaires siégeaient au comité national du trait de côte, ainsi que des représentants de l'Association nationale des élus du littoral (Anel). Christophe Béchu en avait repris les dispositions et poursuivi les travaux. J'ignore ce qui sera conservé...

Aucune mesure ou allocation spécifique ne semble avoir été prévue dans le PLF 2025. Mais, en réalité, cela doit venir s'ajouter au fonds Barnier. J'ai en tout cas milité pour que chacun puisse contribuer et qu'il y ait péréquation. D'après le Cerema, à l'horizon de 2100, les coûts engendrés par le recul du trait de côte s'élèveraient à plus de 80 milliards d'euros, dont 8 milliards d'euros en Vendée. Pour un département dont le budget est de 965 millions d'euros par an, il sera impossible de faire face à ces dépenses sans solidarité nationale. Les relocalisations, en outre, devront faire l'objet d'un travail technique.

EXAMEN DES ARTICLES

Article 8

L'amendement COM-19 est adopté.

Article additionnel après l'article 8

L'amendement COM-17 portant article additionnel est adopté.

Article additionnel après l'article 9

Les amendements COM-15, COM-16 et COM-18 portant article additionnel sont adoptés.

M. Jean-François Longeot, président. - Nous en avons terminé avec l'examen des amendements du rapporteur pour avis.

La commission émet un avis favorable à l'adoption de la proposition de loi, sous réserve de l'adoption de ses amendements.

Les sorts des amendements examinés par la commission sont repris dans le tableau ci-dessous :

Auteur

N° 

Objet

Sort de l'amendement

Article 8

M. MARTIN, rapporteur pour avis

COM-19

Évaluation de l'impact du conditionnement de la prime de transition écologique aux travaux de prévention des risques

Adopté

Article additionnel après l'Article 8

M. MARTIN, rapporteur pour avis

COM-17

Prise en compte par l'Anah des enjeux de la prévention des risques

Adopté

Article additionnel après l'Article 9

M. MARTIN, rapporteur pour avis

COM-15

Renforcement des études géotechniques et des règles préalables à la construction de bâti neuf dans les zones soumises au risque RGA

Adopté

M. MARTIN, rapporteur pour avis

COM-16

Ajout de la prévention des risques à l'éducation à l'environnement et au développement durable

Adopté

M. MARTIN, rapporteur pour avis

COM-18

Ajout aux informations obligatoires de l'état des risques l'exposition au risque retrait-gonflement des argiles

Adopté

La réunion est close à 18 heures 05.

Mercredi 23 octobre 2024

- Présidence de M. Jean-François Longeot, président -

La réunion est ouverte à 10 heures 05.

Audition de M. Pierre-Marie Abadie, candidat proposé par le président de la République aux fonctions de président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN)

M. Jean-François Longeot, président. - Mes chers collègues, en application de l'article 13 de la Constitution, nous entendons ce matin M. Pierre-Marie Abadie, candidat proposé par le Président de la République pour exercer les fonctions de président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN).

Comme vous le savez, cette nomination ne peut intervenir qu'après audition devant les commissions compétentes de l'Assemblée nationale et du Sénat.

La proposition qui nous est soumise ce matin intervient dans un contexte particulier. La loi du 21 mai 2024 relative à l'organisation de la gouvernance de la sûreté nucléaire et de la radioprotection pour répondre au défi de la relance de la filière nucléaire, examinée au fond par la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, a profondément réformé la gouvernance de la sûreté nucléaire.

Au 1er janvier 2025, l'Autorité de sûreté nucléaire absorbera l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) et sera renommée Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR). Au-delà d'un changement sémantique, c'est une nouvelle étape décisive pour la sûreté nucléaire qui sera franchie.

Si le Parlement approuve votre nomination, monsieur Abadie, vous deviendrez, le 13 novembre 2024, le dernier président de l'Autorité de sûreté nucléaire. Au 1er janvier 2025, vous deviendrez ensuite le premier président de l'Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection, sans avoir à vous représenter pour cela devant le Parlement, et vous pourrez le rester jusqu'à l'issue de votre mandat qui, je le rappelle, est de six ans.

En parallèle, le Président de la République a indiqué en juin dernier envisager de vous confier une mission de préfiguration de la future ASNR, jusqu'au 1er janvier 2025. La désignation d'un préfigurateur, que nous appelions de nos voeux au Sénat, ne fait pas l'objet d'un contrôle au titre de l'article 13 de la Constitution. Nous vous entendons donc aujourd'hui seulement en tant que candidat à la présidence de l'ASN.

Cette audition est publique, ouverte à la presse et retransmise sur le site du Sénat.

Elle sera suivie d'un vote, qui se déroulera à bulletin secret. Je rappelle que les délégations de vote ne sont pas autorisées et que le dépouillement doit être effectué simultanément à l'Assemblée nationale. Votre audition devant la commission du développement durable et de l'aménagement du territoire par nos collègues de l'Assemblée nationale a eu lieu la semaine dernière, mercredi 16 octobre 2024.

En vertu du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution, le Président de la République ne pourrait procéder à cette nomination si l'addition des votes négatifs exprimés dans les deux commissions représentait, au total, au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés.

Je cède sans plus tarder la parole à notre rapporteur, Pascal Martin, pour conduire votre audition. Vous pourrez ensuite nous présenter votre candidature, nous faire part de votre retour d'expérience en tant que directeur général de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) et de vos motivations, avant que nous entamions notre séance de questions.

M. Pascal Martin, rapporteur. - Nous sommes heureux de vous recevoir, monsieur le directeur général, pour l'examen de votre candidature, proposée par le Président de la République en application de l'article 13 de la Constitution. Votre audition aurait initialement dû avoir lieu en juin dernier, mais la dissolution de l'Assemblée nationale a conduit à son report.

Vous avez acquis, au bénéfice d'une longue carrière au service de l'État, une appétence prononcée pour le secteur de l'énergie. Depuis 2014, vous occupez les fonctions de directeur général de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs, un établissement chargé de la gestion pérenne des déchets radioactifs produits sur le territoire national, en veillant à leur sûreté et à la protection de l'environnement. La thématique de la prévention des risques est donc loin de vous être étrangère.

Cette expérience au long cours est assurément une garantie de votre technicité et de votre expertise sur le sujet du nucléaire. Ma première question est donc simple : quel bilan dressez-vous de vos dix années passées à la tête de l'Andra, et dans quelle mesure estimez-vous que cette expérience pourrait être mise au profit de l'ASN et de la future ASNR ?

Comme je l'ai rappelé, la dissolution de l'Assemblée nationale a retardé votre audition par le Parlement et vous a ainsi empêché, faute de légitimité suffisante, d'endosser la mission de préfigurateur de la future ASNR, que le Sénat avait appelée de ses voeux. Depuis le mois de juin, vous avez naturellement dû être attentif au projet de rapprochement des deux établissements. Comme l'ont mis en lumière les auditions à l'Assemblée nationale de MM. Bernard Doroszczuk et de Jean-Christophe Niel, qui se sont déroulées au mois de septembre dernier, de légitimes interrogations se font jour quant à l'opérationnalité de l'ASNR au début de l'an prochain et sur d'éventuels conflits d'intérêts.

Tout d'abord, la capacité de la future ASNR à être totalement opérationnelle à partir du 1er janvier 2025 a été questionnée. Lors de votre audition, la semaine passée, devant la commission du développement durable et de l'aménagement du territoire de l'Assemblée nationale, vous avez à cet égard fortement insisté sur la nécessité que l'autorité voie le jour à la date prévue par la loi du 21 mai 2024. Vous voyez dans cet horizon un impératif organisationnel, dans la mesure où la sûreté nucléaire et les enjeux de long terme qui se dressent devant nous ne sauraient pâtir d'un quelconque temps mort. Vous en faites même une obligation morale à l'égard du personnel des deux établissements, dont les carrières professionnelles sont désormais arrimées à une nouvelle structure.

En d'autres termes, il s'agit, demain, d'écrire une nouvelle page de la sûreté nucléaire en France. Pour autant, il reste moins de soixante jours ouvrés avant « la sortie de terre », si j'ose dire, de l'ASNR, et ce délai particulièrement bref fait naître des craintes légitimes sur la capacité de l'autorité à remplir son office dès le 1er janvier 2025. Ma question est donc la suivante : pouvez-vous nous détailler quel serait votre plan d'action, à court, moyen et long termes pour permettre un fonctionnement normal et efficace de la future autorité si vous étiez confirmé dans votre candidature ?

Par ailleurs, l'annonce de votre nomination a suscité, de la part de plusieurs formations politiques, des interrogations quant au risque de conflits d'intérêts pouvant naître de votre position stratégique et décisionnelle à la tête de l'Andra. Il était notamment question de la mise en oeuvre du projet de stockage des déchets nucléaires dénommé Cigéo (Centre industriel de stockage géologique), engagé par le Gouvernement en 2006, puis conforté en 2016, et dont l'Andra est le maître d'ouvrage. Une demande d'autorisation pour ce projet est d'ailleurs en cours d'instruction à l'ASN. Il est légitime d'avoir des doutes quant à votre capacité à vous déporter en tant que président de l'ASN et futur président de l'ASNR sur ce dossier. Pourriez-vous nous préciser quelle proportion des décisions d'autorisation d'exploitation, soumises à l'ASN, fait suite à des demandes de l'Andra ? Pourriez-vous également nous préciser, par type d'installations nucléaires, comment se répartissent les décisions et les instructions effectuées par les services de l'ASN ?

Je vous laisse donc, monsieur le directeur général, répondre à ces interrogations, en nous détaillant la manière dont vous envisagez d'éviter tout conflit d'intérêts entre ce qui deviendra vos anciennes fonctions et vos éventuelles nouvelles fonctions.

Au-delà de ces deux points d'actualité consécutifs à l'annonce de votre candidature, il nous revient de passer au crible ce qui sera peut-être votre charge, si votre nomination était approuvée par le Parlement, pour les six prochaines années. La filière nucléaire a connu ces dernières années un rebond inédit et nous savons que les besoins vont continuer à croître. Le rapprochement entre l'ASN et l'IRSN est source de grandes espérances, mais les défis sont immenses. Je les avais rappelés devant cette commission en janvier dernier, en tant que rapporteur sur le projet de loi relatif à l'organisation de la gouvernance de la sûreté nucléaire et de la radioprotection pour répondre au défi de la relance de la filière nucléaire.

Premièrement, il vous faudra réussir à fédérer autour de l'établissement le capital humain spécifique nécessaire pour répondre à nos besoins en matière de développement du nucléaire. Nous savons que les ressources techniques et scientifiques sont rares et les fuites de compétence nombreuses.

Deuxièmement, le futur établissement devra venir au soutien des initiatives privées, notamment des start-up françaises, afin de favoriser l'émergence de technologies de rupture qui permettront à la France de demeurer à la pointe de l'excellence dans le domaine du nucléaire.

Troisièmement, et cette tâche est colossale, la nouvelle autorité devra répondre à ce que j'avais identifié dans mon rapport comme étant un des grands défis du siècle, à savoir l'adaptation de notre parc nucléaire au changement climatique. La sûreté nucléaire nous oblige et ne peut souffrir d'aucune approximation.

Quatrièmement, le nouvel établissement ne pourra faire l'impasse sur la programmation scientifique et vous aurez à définir de grandes priorités d'orientation pour ancrer l'autorité dans le temps long.

Face à ces enjeux sans précédent, j'aimerais que vous nous fassiez part de vos priorités stratégiques et de vos engagements.

Pour mener à bien les chantiers qui l'attendent, l'ASNR devra être dotée des moyens de ses ambitions. En tant que rapporteur pour avis sur les crédits relatifs à la prévention des risques dans le budget 2025, je suis chargé du suivi des financements de l'ASN et de la future ASNR. Le PLF pour 2025 institue à cet égard un nouveau programme 235 « Sûreté nucléaire et radioprotection », rattaché à la mission « Écologie, développement et mobilités durables ». Le Gouvernement envisage de doter l'établissement en 2025 de 360 millions d'euros en autorisations d'engagement et 365 millions d'euros en crédits de paiement.

Le président Doroszczuk a fait état d'un manque de 37 millions d'euros pour l'ASN devant l'Assemblée nationale. Il semblerait que le PLF ait redonné une marge de manoeuvre plus favorable à l'établissement en couvrant ses besoins de financement à hauteur de 20 millions d'euros, ce qui laisse encore cependant 17 millions d'euros à trouver. Estimez-vous que ces ressources soient suffisantes pour assurer les nombreuses missions qui sont susceptibles de vous être confiées ? Les dépenses de personnel, représentant les deux tiers des financements, vous paraissent-elles pertinentes ? Enfin, quelles attributions sont prévues pour couvrir les besoins de financement manquants ?

Alors que la filière nucléaire s'apprête à prendre un virage décisif pour sa pérennité et son efficacité, je souhaite insister sur l'ampleur de la tâche qui sera peut-être la vôtre. Notre commission restera attentive à la mise en oeuvre du futur établissement et à ses modalités pratiques de fonctionnement.

M. Pierre-Marie Abadie, candidat proposé par le Président de la République aux fonctions de président de l'Autorité de sûreté nucléaire. - Mesdames, messieurs les sénateurs, je suis très honoré d'être enfin devant vous pour cette audition, dont je mesure les enjeux.

Dans ce propos liminaire, dont je profiterai pour répondre aux premières questions du rapporteur, je vais tout d'abord me présenter, exposer ce que je pense pouvoir apporter à l'ASN et à la future ASNR, puis je développerai quelques principes forts qui me guident en matière de sûreté. Enfin, je détaillerai les enjeux spécifiques de la réforme.

Je me présente devant vous à l'issue d'un parcours de haut fonctionnaire qui a commencé dans l'environnement et les risques industriels. Mes fonctions ont toujours été au croisement de l'industrie et de l'action publique, mais du côté de l'intérêt général. Si je dois me livrer à l'exercice un peu immodeste de dire ce que je pense pouvoir apporter à l'ASN et à l'ASNR, j'évoquerai d'abord mon expérience de l'énergie, du nucléaire et de la maîtrise des risques, et ce depuis plus de dix-sept ans, en France et à l'international. J'insiste sur cette dimension internationale.

J'apporterais aussi ma pratique des deux univers, celui de l'administration et celui des établissements publics, y compris de recherche. Je crois que c'est particulièrement utile dans la perspective de la fusion d'un établissement public et d'une administration, au sein desquels existent des différences de culture organisationnelle, au-delà des différences de métiers.

Cependant, sans venir de l'ASN ni de l'IRSN, et sans même avoir été partie prenante au projet de réforme, j'estime que ce n'est pas à l'exploitant que j'étais et que je suis encore aujourd'hui de commenter et de dire comment il voudrait que le régulateur s'organise.

Enfin, j'apporterais une pratique du dialogue, du dialogue social en interne et du dialogue avec l'ensemble des parties prenantes à l'externe, tout particulièrement avec le Parlement, que je pratique depuis plus de vingt-cinq ans dans mes différentes fonctions.

À cet instant, je veux aborder la question de mes fonctions actuelles à l'Andra. Ma réponse tiendra en quatre points.

Tout d'abord, avant d'être directeur général de l'Andra, je suis un haut fonctionnaire qui a toujours été attaché à une éthique de haut fonctionnaire, ce qui suppose la rigueur de l'analyse, le courage de dire les choses, la nécessité de proposer des solutions et, enfin, la loyauté à l'égard de mes mandants. C'est ce qui m'a toujours guidé dans ma carrière depuis plus de trente ans.

Ensuite, il faut savoir que l'Andra est une agence particulière. Elle n'est pas porteuse d'intérêts en tant que telle ; elle est maître d'ouvrage délégué de l'État et elle n'agit que dans le cadre des lois que vous avez votées et du mandat que lui donne l'État, notamment au travers du plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR).

Par ailleurs, elle est porteuse de missions de service public en tant qu'agence d'appui aux pouvoirs publics dans leurs décisions. Je ne citerai qu'un seul exemple : la production à leur intention de l'inventaire national des matières et déchets radioactifs.

Pour autant, l'Andra est également exploitante d'installations nucléaires dans l'Aube et dans la Manche, et elle est en charge du projet Cigéo, qui est actuellement en cours d'instruction.

Les situations que vous soulignez sont explicitement prévues dans le règlement intérieur du collège. Il semble utile à ce stade de rappeler comment est organisée la gouvernance de l'agence. Ce sont des services qui travaillent sous l'autorité d'un directeur général, aujourd'hui dans une mission d'instruction, demain dans des missions d'expertise et d'instruction. Ces services montent des dossiers, qui, pour les plus importants, sont soumis à un collège dont émanent des décisions collectives. Si l'un des commissaires est dans une situation déontologique posant problème, le règlement prévoit explicitement son déport. Il ne participe pas aux discussions préparatoires, ni aux débats, ni au vote. Cela exige un fonctionnement quasi consensuel, puisque trois commissaires sur quatre doivent alors être d'accord.

Pour revenir à mon cas particulier, je ne participerai à aucune des discussions et décisions qui concernent directement l'Andra. Je ne participerai pas non plus aux avis rendus sur l'actuel PNGMDR ni aux études réalisées dans ce cadre, sachant que celui-ci prendra fin en 2026.

Un mot concernant l'instruction de Cigéo. Comme vous le savez, c'est une instruction au long cours. Elle devrait se poursuivre jusqu'en 2028, date où un décret sera proposé, donc bien au-delà des trois ans usuels qui s'appliquent généralement aux règles de déontologie. Pour ma part, et pour que les choses soient extrêmement claires, je compte appliquer le déport sur l'ensemble du mandat de six ans concernant Cigéo. Un autre commissaire s'en occupera. Il y va de la clarté de cette procédure, dont vous connaissez l'importance.

Vous m'interrogez, monsieur le rapporteur, sur le volume des décisions susceptibles d'être concernées. En intégrant Cigéo, je l'estime à 1 % ou 2 % des expertises, avis et décisions rendus par l'ASN et l'IRSN, ce qui est assez peu.

Avant d'aborder les questions de sûreté et la réforme, je souhaite rappeler à tous les sénateurs que, s'il y a eu préfiguration, il n'y a pas eu de préfigurateur à la suite de la dissolution. En effet, seule l'audition par les commissions des deux chambres du Parlement était de nature à me donner une légitimité pour mener cette action. Si j'avais commencé à travailler avec les équipes de direction, à rencontrer les organisations syndicales ou à visiter les sites, cela aurait donné l'impression que je préemptais votre avis concernant ma nomination. Aussi, en accord avec le ministre, je n'ai pas exercé de mission de préfiguration. Pour autant, il y a eu préfiguration. Elle a été conduite par les directions générales des établissements, sous l'autorité finale du collège de l'ASN.

Aussi, je n'aurai pas forcément réponse à tout. Je m'appuierai sur les données disponibles et sur ce que j'ai pu avoir comme information en suivant la préparation de la fusion depuis le mois de juin.

Maintenant, quelques mots sur la sûreté. Je m'inscris forcément dans la continuité de mes prédécesseurs. Je ne vais pas paraphraser les propos du président de l'ASN, du directeur général de l'IRSN, ou même le contenu du rapport de l'ASN sur l'état de la sûreté en France de ces derniers mois et de ces dernières années. Je soulignerai en revanche six enjeux, principes ou mots clés auxquels je suis très attaché.

Premier enjeu, la régulation de la sûreté doit être forte et rigoureusement indépendante, une indépendance assumée par le président et le collège de l'ASNR en vertu de la loi. Elle doit être reconnue par ses pairs, en France et à l'international. Elle doit être aussi légitime, parce qu'elle écoute et qu'elle rend compte, au premier chef au Parlement.

Le deuxième point, c'est l'anticipation. Vous l'avez rappelé, monsieur le rapporteur, le contexte est inédit, avec de nombreux nouveaux dossiers à instruire et des besoins en matière d'innovation. Il faut donc savoir anticiper. La sûreté fait face aujourd'hui à des défis de long terme, parfois complexes au plan technique : allongement de la durée de vie des réacteurs, adaptation au changement climatique, vieillissement des usines du combustible. Cela suppose dès maintenant des travaux de recherche, d'acquisition de connaissances, bien évidemment chez les exploitants, mais également au sein de l'IRSN, de l'ASN, et donc de l'ASNR demain. Cela suppose aussi des temps de discussion nécessaires avec l'ensemble des parties prenantes, des techniciens à la société civile.

Le troisième principe repose sur le diptyque marge-cohérence. Le parc, vous le savez, a été construit sur une période très courte et de manière standardisée. C'est une force, parce que cela apporte un retour d'expérience tout à fait remarquable, mais c'est aussi une fragilité, soulignée depuis de longues années par les présidents successifs de l'ASN face aux incidents génériques, tels que la corrosion sous contrainte, aujourd'hui au coeur des préoccupations. Il importe aussi de se préoccuper des usines du combustible qui, vous le savez, ont connu ces dernières années des tensions en matière de capacité de production, avec des impacts sur la cohérence de l'ensemble du système. Il faut donc conserver des marges physiques, en capacité de production et de stockage des matières et des déchets, et des marches temporelles face au risque, notamment, de retard des grands projets.

Quatrième mot clé, l'innovation. C'est une opportunité, mais aussi un défi. Vous avez évoqué les petits réacteurs, les small modular reactor (SMR), mais je pense que nous y reviendrons avec les questions. On peut aussi parler de l'intelligence artificielle, des nouveaux traitements médicaux, qui peuvent poser des questions complexes, techniques, régulatoires ou éthiques. Il est nécessaire à mon sens de travailler différemment avec les start-up, probablement plus en amont des procédures d'autorisation, c'est-à-dire au fur et à mesure de leur développement, comme l'IRSN et l'ASN ont commencé à le faire. Cela suppose aussi de prévoir assez tôt les temps de débat nécessaires entre les techniciens et la société. La priorité doit toujours être donnée à la sûreté et à la résilience, ce qui exige, je l'assume, une forme de conservatisme prudent face aux développements qui peuvent intervenir dans ce secteur.

Cinquième mot clé, la performance. Face à un effort inédit de travaux et d'investissements, la filière doit être performante. La sûreté n'est pas l'ennemie de la performance. On a coutume de dire que la sûreté et la réglementation créent de la complexité. Comme exploitant, je peux vous assurer que l'exploitant n'a pas besoin de la sûreté et du contrôleur pour produire de la complexité tout seul. La sûreté, en revanche, fait partie de la performance. À cet égard, la filière doit gagner en qualité dans la conduite de ses projets, car un projet qui se déroule bien, qui maîtrise ses coûts, c'est bon pour la sûreté ; des équipes qui sont bien dans leurs postes, bien dans leurs fonctions, c'est bon pour la sûreté. L'autorité de sûreté devra donc continuer à promouvoir le déploiement de la culture de sûreté, de la qualité et de la bonne conduite des projets dans l'ensemble de la filière, y compris dans ses inspections, comment elle a commencé à le faire ces dernières années.

Le sixième et dernier défi est bien évidemment celui des moyens et des compétences. Il y a l'aspect budgétaire, j'y reviendrai, mais il y a aussi l'aspect temporel : il s'agit d'être sur les bons sujets aux bons moments. C'est tout l'enjeu de la programmation du travail au sein de l'IRSN, de l'ASN, donc de l'ASNR demain, et ce en lien avec les exploitants.

Je terminerai en abordant la radioprotection et le nucléaire de proximité, souvent oubliés lors des grands débats sur la sûreté. La radioprotection dans l'industrie et le médical est essentielle. Ces domaines concentrent en effet une bonne part des incidents sur les personnes, souvent par défaut de culture en la matière.

J'en viens maintenant au projet de nouvelle autorité de sûreté. Il ne m'appartient pas de refaire un débat sur une fusion déjà votée. Les deux modèles existent dans le monde : le modèle dual et le modèle intégré. Différentes cultures sont mobilisées aux différents stades d'une instruction menée par une autorité de régulation, mais les valeurs sont communes : l'intérêt général, la rigueur scientifique et technique, la préoccupation constante pour la sûreté et la transparence.

L'enjeu, pour moi, est bien d'aller explorer les potentialités et les opportunités du modèle intégré en matière de pilotage stratégique et opérationnel, en matière de gestion des compétences, de construction des parcours, tout en préservant les forces du modèle dual, notamment la rigueur des processus d'expertise et de décision. Sans refaire le débat, je vais revenir sur les quatre sujets qui ont été beaucoup discutés dans le cadre de cette fusion et qui seront déterminants dans la conduite du changement.

Premier sujet, le diptyque expertise-décision. Ce diptyque n'est pas propre à l'ASN, à l'IRSN ou à la future ASNR, puisque je le pratique déjà au sein de l'Andra. L'instruction est un processus de maturation, une sorte de colonne à distiller où chaque étage doit produire ce qu'il a à produire pour nourrir et prendre les bonnes décisions. L'expertise, elle, doit avoir un mandat large, se conclure de manière formalisée et tracée. Elle doit pouvoir être challengée, notamment par les groupes permanents d'experts. L'expert doit dire la technique, et non pas la solution, ce qui n'est pas facile culturellement pour un ingénieur. Il doit dire toute la technique, les certitudes, les incertitudes, et les enjeux liés à ces dernières.

Vient ensuite le temps de la préparation de la décision. À ce moment-là, l'instructeur va s'appuyer sur l'expertise et intégrer d'autres enjeux que sont la faisabilité, la temporalité et la proportionnalité au risque. Pour que les choses se passent bien, il faut des processus clairs, bien tracés et proportionnés aux enjeux et à la complexité des questions. En fait, ce constat a fait consensus lors des discussions des groupes de travail sur la future organisation.

Alors, pourquoi y a-t-il encore des discussions ? Parce qu'au-delà des processus, sur lesquels il faut être sans compromis, il y d'autres défis : la gestion des compétences, l'animation des communautés, la priorisation et la programmation stratégique des actions qui réunissent les experts et les instructeurs.

Nous disposons d'une boîte à outils de management des organisations dans laquelle il ne faudra pas hésiter à aller piocher pour assurer une vraie animation du collectif, tout en étant très rigoureux sur l'articulation entre le temps de l'expertise et le temps de la décision.

Deuxième sujet, la recherche. L'expertise se construit avec une recherche solide. J'ai acquis une certaine expérience en la matière à l'Andra. C'est aussi une force reconnue de l'IRSN qu'il faudra conserver et développer.

Cette recherche doit être partenariale, attractive, y compris pour les doctorants, mais il faut bien être conscient qu'avant même la réforme, la soutenabilité de la recherche à l'IRSN était questionnée, notamment par le Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (Hcéres), dans son rapport d'évaluation de mars 2023. C'est donc une question préexistante à la réforme. Quelles priorités, quels moyens, quels partenariats ? Il faudra construire une programmation scientifique de la nouvelle autorité et identifier les domaines matures, lesquels nécessitent un effort de maintien des compétences.

Il y a ensuite des thèmes émergents, sur lesquels nous aurons à renforcer notre capacité de recherche. Par ailleurs, nous devrons intégrer le nouveau contexte de la reprise du nucléaire. Enfin, il nous faudra identifier les activités « coeur de métier » d'excellence à forte valeur ajoutée de la future ASNR et les domaines dans lesquels il importera de développer et de structurer les partenariats existant avec d'autres organismes leaders dans leur domaine, par exemple l'intelligence artificielle avec l'Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria). Pour ce faire, je préconise de renforcer le conseil scientifique et de s'appuyer sur une fonction stratégique de directeur scientifique qui porterait la stratégie, la programmation scientifique, les partenariats et l'intégrité scientifique.

Troisième sujet, le dialogue avec la société. Il n'y a pas débat, car c'est un pilier de la légitimité de l'autorité de sûreté, et, en la matière, il ne saurait être question de mise au pas. D'ailleurs, ce n'est pas dans mon tempérament.

Le dialogue avec la société, c'est tout d'abord une activité stratégique à placer au plus près du collège et de la direction générale. Il doit nourrir la gouvernance stratégique, sans s'y substituer, car une autorité indépendante ne peut pas partager sa responsabilité. Ensuite, le dialogue est un tout : l'information, la mobilisation des parties prenantes, la montée en compétences et de la concertation. Il est donc logique de rapprocher toutes ces composantes sans les fondre, de façon à construire une feuille de route et une stratégie à l'échelle de l'ASNR. Je souhaite pouvoir associer étroitement à ce processus le Haut Comité pour la transparence et l'information sur la sécurité nucléaire (HCTISN), une institution qui fonctionne bien. Il s'agira d'identifier les priorités, les modalités, les partenaires et les grands moments d'interaction, car si le dialogue est forcément continu, il s'articule également autour de quelques moments forts qui correspondent aussi à la vie des grands projets.

Quatrième sujet, les moyens et les ressources humaines. C'est le défi majeur dans la durée pour l'ASNR. Au-delà des enjeux de gestion de plusieurs statuts et de nombreuses familles de métiers, il s'agira d'objectiver les difficultés de carrière et de mettre en place des outils d'animation d'une politique des ressources humaines moderne. Il faudra doter rapidement l'autorité, je pense dès la première année, d'un plan d'action en la matière - parcours de carrière diversifiés, animation de la communauté des managers -, en s'appuyant sur la chaîne managériale pour conduire ce changement, la gestion prospective des compétences et le déploiement d'une marque employeur.

Enfin, une attention toute particulière doit être portée au fonctionnement interne - maturité du contrôle interne, performance des fonctions supports -, la conduite d'un organisme de 2 000 personnes étant très différente de celle d'une administration de 500 agents.

Avant de conclure, je veux revenir sur la question de la mise en place de la réforme au 1er janvier 2025. J'ai suffisamment d'expérience comme directeur d'administration centrale, puis comme directeur général d'établissement public, pour ne pas sous-estimer les enjeux de fonctionnement. En revanche, comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire à l'Assemblée nationale, il me semble impératif de démarrer au 1er janvier 2025. Nous le devons au personnel, qui est plongé dans une forte incertitude. Pour ce faire, nous avons vraiment besoin d'une autorité commune et d'une équipe intégrée. Aujourd'hui, il y a deux directions, deux établissements qui travaillent ensemble, avec des succès et des échecs, mais on ne réussit pas encore à communiquer de manière unifiée vers l'ensemble des personnels. C'est bien l'absence d'équipes de projet intégré qui fait défaut aujourd'hui. Un report ne ferait que prolonger ces difficultés.

D'ailleurs, les avis des deux instances représentatives du personnel expriment ces contradictions. Du côté de l'IRSN, on souligne plutôt les difficultés opérationnelles quand, du côté de l'ASN, on souhaite aller rapidement vers un projet commun.

Cela suppose d'assurer les fonctions essentielles de l'institution. Quelles sont-elles ? Il y a d'abord la sûreté, au travers des expertises. Il faut ensuite payer les salaires, encaisser les recettes et honorer les contrats. Le choix qui a été fait par le collège d'une organisation a minima par juxtaposition permet de limiter les effets au 1er janvier 2025 essentiellement aux fonctions comptables et aux RH. Il n'y aura pas de fonctionnement dégradé, car les processus métiers sont préservés grâce à la juxtaposition.

Plus précisément, en ce qui concerne la gestion de crise, un centre de crise unifié a déjà été testé ces dernières semaines. C'est un premier gain opérationnel de la réforme.

J'ai repris la liste des incontournables dressée par les groupes de travail. Tous n'ont pas la même urgence. Le logo, les adresses, l'informatique, par exemple, ne sont pas forcément des enjeux dès le 1er janvier 2025. On peut avoir des difficultés informatiques pendant quelques semaines sans que cela n'empêche l'organisation de fonctionner. En revanche, il faut pouvoir régler les salaires, encaisser les recettes et payer les contrats et les factures.

Chaque jour, nous progressons dans la construction de l'ASNR. Dernièrement, les problèmes comptables qui se posaient encore ont été résolus et un test pour la paie est prévu au mois de décembre. Les décrets avancent bien également. Une de mes premières tâches sera bien évidemment de vérifier que tout est en place pour démarrer au 1er janvier 2025.

Monsieur le rapporteur, vous avez enfin évoqué la question budgétaire. Je n'ai pas forcément les toutes dernières informations, mais je confirme l'analyse que vous avez présentée, avec cette alerte sur les 37 millions d'euros. Au passage, je vous fais remarquer que c'est la force d'une autorité administrative indépendante (AAI) de pouvoir interpeller les autorités politiques quand elle n'a pas les moyens de la mission qui lui a été confiée. Un établissement public, comme l'IRSN d'aujourd'hui, est tenu à une forme de loyauté et au respect des arbitrages internes de son ministère de tutelle. Il faut souligner l'effort d'investissement de 20 millions d'euros. Les 17 millions supplémentaires passeront potentiellement par un rescrit fiscal. Je serai vigilant pour voir aboutir ce processus dans les prochaines semaines ou pour trouver des mesures palliatives.

Pour conclure, et comme je l'ai fait à l'Assemblée nationale, je souhaite, en m'adressant à vous, m'adresser également au personnel des deux organismes, dont je comprends les inquiétudes. Si vous confirmez ma nomination, nous serons en réalité tous membres d'une nouvelle organisation au 1er janvier prochain, et ce bien que, d'un point de vue administratif, l'ASN absorbe l'IRSN. Chacun aura son parcours, son métier, ses inquiétudes, ses attentes, mais nous serons tous au service d'une mission commune : la sûreté et la radioprotection.

Je souhaite que nous passions du « pourquoi » de la réforme au « pourquoi » faire. Notre ambition doit se concentrer sur l'indépendance et sur la reconnaissance de la nouvelle autorité, forte des différentes contributions, ce qui passera par la compétence, la rigueur, l'efficience des méthodes de travail et la capacité à mener les bonnes discussions, au sens de disputatio, en interne. Cet objectif suppose de se prononcer sur les bons sujets au bon moment. J'insiste sur cet enjeu stratégique et programmatique. Sur le plan humain, à l'horizon de ce que pourrait être mon mandat, je souhaite que nous formions un collectif dans la diversité de nos cultures.

Cette démarche sera forcément progressive. Il nous faudra d'abord disposer d'une organisation pérenne, à l'issue de la première année, grâce à des processus robustes et une priorité donnée au plan d'action en matière de ressources humaines. Ensuite, à l'issue de la deuxième année, l'ASNR devra disposer d'une stratégie, notamment en matière de recherche et de dialogue avec la société, grâce à des feuilles de route claires. Enfin, à l'échéance de trois ou quatre ans, il sera nécessaire de revenir sur les questions d'organisation et de procéder à des ajustements, forts des premières expérimentations, ma conviction étant que les organisations sont vivantes et doivent évoluer régulièrement.

Au travers de cette audition, je ne demande pas un chèque en blanc. Comme le dispose la loi, je compte bien rendre régulièrement des comptes à votre commission ainsi qu'à l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst).

M. Joshua Hochart. - La politique énergétique de la France, notamment l'avenir de notre filière nucléaire, a connu des bouleversements, pour ne pas dire des revirements, sous les quinquennats précédents. Nous craignons que la poursuite des politiques actuelles, sous l'impulsion du Président de la République Emmanuel Macron, n'entraîne encore des hésitations ou des demi-mesures qui affaibliraient notre parc. Comment pouvez-vous nous garantir que, sous votre direction, nous éviterons une politique de stop and go qui compromettrait la relance du nucléaire ? Quelles actions concrètes et fermes comptez-vous prendre pour assurer la sécurité, l'efficacité, mais aussi la continuité de cette filière stratégique, tout en évitant les décisions influencées par des tendances politiques changeantes ?

M. Gilbert-Luc Devinaz. - Je comprends de vos explications que rien ne changera au 1er janvier prochain, car l'organisation de la fusion est devant nous. Vous prendrez donc le train en marche, ce qui est un peu périlleux ! Les groupes de travail qui préparent la fusion fonctionnent dans les deux organismes, peut-être au détriment des tâches quotidiennes. Ils semblent demeurer dans l'impasse, surtout sur la question de la répartition entre l'expertise et la décision.

Êtes-vous en contact avec les deux directions et, le cas échéant, de quelle manière ? Comment se passera la fusion opérationnelle ? Combien de temps durera le régime transitoire de juxtaposition ? Devrons-nous réduire les ambitions en matière de sûreté, d'expertise et de recherche ?

Comment imaginez-vous l'organe de gouvernance au sein de l'ASNR et envisagez-vous la construction d'une culture commune dans ce futur organisme, en insufflant une dynamique collective face à des agents légitimement inquiets ? Quelles garanties permettront de protéger le statut du personnel de droit public ou de conférer de la souplesse aux agents qui occupaient des fonctions exigeant de l'agilité au sein de l'IRSN ? Plus globalement, comment pouvez-vous nous rassurer à moins de cinquante jours de l'échéance ?

M. Sébastien Fagnen. - Nous avions manifesté des réticences fortes - c'est un euphémisme ! - au moment des débats sur cette fusion. Malheureusement, la succession des faits depuis l'adoption de la loi nous donne raison. La dissolution est venue percuter de plein fouet le calendrier de la constitution de cette nouvelle entité. En témoignent les deux rapports qui devaient nous être transmis par le Gouvernement au plus tard au 1er juillet 2024 et qui ne l'ont été que le 18 octobre dernier !

D'après ces derniers, des zones d'ombre demeurent sur l'opérationnalité de cette entité au 1er janvier prochain et sur les ressources publiques nécessaires pour réussir la fusion. Nous avions alerté lors du débat parlementaire sur le besoin d'avoir les moyens idoines. Puisque vous rappeliez la singularité d'une préfiguration sans préfigurateur, existe-t-il à ce jour, loin de tout fétichisme calendaire de notre part, un scénario visant à reporter d'une année la fusion ?

Mme Jocelyne Antoine. -Sénatrice de la Meuse, où l'Andra est présente, je m'interroge, comme mes collègues l'ont relevé précédemment, sur les éventuels conflits d'intérêts entre vos actuelles responsabilités au sein de cet organisme et votre éventuel poste de président de l'ASNR. J'ai bien noté que vous aviez mentionné votre intention de vous déporter au-delà de la période de réserve de trois ans qui vous est imposée.

M. Pierre-Marie Abadie- Premièrement, le mandat de l'ASN comme de l'ASNR est la sûreté, toute la sûreté et rien que la sûreté. Il ne revient donc pas au président de l'organisme de donner une appréciation sur la politique énergétique du pays, tant en matière de production que de politique de cycle. Sa responsabilité est d'éclairer, d'une voix forte, ces enjeux au regard de la sûreté et de la radioprotection.

Par exemple, il doit anticiper le prolongement du fonctionnement des installations nucléaires actuellement en fonction, en réfléchissant aux enjeux d'une durée de vie au-delà de 60 ans, sans dire s'il faut aller en ce sens ou non. Le souci est toujours de ne jamais mettre l'autorité de sûreté ni les pouvoirs publics devant la décision ingérable de choisir entre la sécurité d'approvisionnement et la sûreté.

L'enjeu est le même pour les usines du cycle. Celles-ci sont vieillissantes et posent donc des questions relatives à la rénovation, comme à La Hague, ou à la reconstruction à terme, comme pour Melox.

L'autorité de sûreté doit particulièrement insister sur la conservation de marges face aux risques génériques, à partir d'un panier de réacteurs, et sur la capacité à gérer les entreposages de matière ou de déchets sur le territoire national en fonction des aléas possibles de fonctionnement des usines. Nous avons pu voir les conséquences que pouvaient avoir les dysfonctionnements de Melox et les incertitudes de la politique énergétique. Quels besoins faut-il en ce qui concerne les piscines centralisées pour les combustibles usés ? À quel horizon ? Au nom de la cohérence et des enjeux d'innovation et de déploiement de nouveaux réacteurs, il faut prendre en considération la gestion des déchets au plus tôt du processus.

Deuxièmement, les groupes de travail intégrés entre les deux directions ont identifié de nombreux points d'attention. Il faut rendre hommage aux équipes ; elles ont oeuvré dans des conditions qui n'étaient pas faciles. À présent, il manque fondamentalement une autorité commune pour assurer une conduite intégrée du changement et un dialogue simultané avec l'ensemble des agents des deux côtés, ce qui est l'enjeu du 1er janvier prochain.

La gouvernance pour mener la fusion sera simple. Un directeur général des services se chargera de gérer avec équilibre la diversité des métiers de l'ASNR. Il sera placé sous l'autorité d'un collège, prenant les grandes décisions stratégiques, qui comprendra des profils variés.

Nous ne sommes pas dans l'impasse. L'organisation minimale retenue rassemblera les directions support communes, comme les ressources humaines ou les relations internationales, tout en maintenant juxtaposés les métiers, car là se trouvent la recherche et l'instruction. Cette structure, qui distingue expertise et décision, permettra au processus d'être opérant dès le 1er janvier prochain.

Les statuts - contractuel de droit public, de droit privé, fonctionnaire - sont préservés. Il s'agira moins de gérer cette diversité, que, au-delà de la dimension gestionnaire, de construire sur la durée une politique de ressources humaines intégrée à l'échelle de l'autorité.

Par ailleurs, il n'est pas question de réduire les ambitions. L'ASNR est un beau projet ! Au-delà des questions soulevées lors des débats préparatoires à l'Assemblée nationale comme au Sénat, cette autorité sera l'une des plus fortes en matière d'effectifs, de parc contrôlé, de recherche, d'expertise et de diversité des cultures et des savoirs. Même si chacun viendra avec sa culture et ses postures, l'important est d'avoir des valeurs communes dans lesquelles les agents se reconnaîtront, ce à quoi nous travaillerons à moyen terme.

Troisièmement, il est essentiel pour tout le monde, au-delà de l'enjeu managérial, que le démarrage ait lieu dès le 1er janvier prochain. De nombreuses questions opérationnelles, incontournables, sur lesquelles les équipes ont travaillé, pourront se traiter dès lors que nous aurons assuré les nominations des directeurs et des chefs de service.

Pour démarrer au 1er janvier prochain, il faudra simplement des délégations de signature, mais aussi des affectations du personnel, qui se feront dans les quelques semaines à venir soit automatiquement, car pour la quasi-totalité des agents il n'y aura de changement ni de métier ni de direction, soit par le biais de nominations. Les équipes ont identifié les agents répondant à ce dernier cas de figure. À ma connaissance, nous ne parlons que d'une trentaine de personnes sur 2000 ! Même s'il faut le traiter avec équité et de manière opérationnelle, le volet des ressources humaines est donc extrêmement ciblé.

Avant le 1er janvier prochain, le défi est de résoudre les questions de fonctionnement et d'intendance, notamment les plus prioritaires, comme le paiement des salaires et le déversement dans le dispositif comptable public. À cette fin, nous avons fait le choix de la simplicité en maintenant les systèmes informatiques comptables de l'IRSN et de l'ASN. La priorité était de mettre l'agence comptable de l'IRSN à disposition du contrôleur budgétaire et comptable ministériel (CBCM) du ministère de l'écologie. Le sujet est à présent réglé. Les autres questions identifiées sont importantes, mais indépendantes d'un démarrage au 1er janvier : courrier, téléphonie, informatique... L'avancée se fera au fil des semaines.

Je ne dis pas qu'il n'y aura pas de petites difficultés, par exemple sur la mise en place d'une adresse mail unique. Néanmoins, au regard de l'enjeu d'établir une gouvernance et une conduite de projet uniques, il faut démarrer au 1er janvier : il n'y a pas photo ! 

Quatrièmement, je confirme que je me déporterai en ce qui concerne les enjeux de sûreté propres à Cigéo et ceux qui sont relatifs aux transports. Le cadre des transports de matières radioactives, sécurisant, continuera à être appliqué.

M. Guillaume Chevrollier. - Comment envisagez-vous votre action sur les questions de surveillance et de sécurité, comme les ingérences ou les attaques étrangères ? Quelles mesures l'ASN met-elle en place pour renforcer la sécurité de nos installations nucléaires face aux menaces contemporaines, plus particulièrement les cyberattaques ?

Par ailleurs, comment améliorerez-vous encore la transparence et la communication avec le public concernant les incidents nucléaires et les risques potentiellement associés à un certain nombre d'installations ?

Enfin, quelles actions entreprendrez-vous en faveur de l'attractivité des métiers de la filière nucléaire ?

Mme Marta de Cidrac. - Comment vous assurerez-vous que la période de tuilage ne soit pas trop longue ou trop compliquée ? Comment répondrez-vous à l'enjeu d'une intégration d'équipe et de projet qui se doit aussi d'être immédiate, puisque nous sommes dans un domaine ne pouvant supporter de temps de latence ?

Mme Marie-Claude Varaillas. - En France, la séparation stricte de l'expertise et du contrôle est une conséquence de la catastrophe de Tchernobyl, l'objectif étant de restaurer la confiance du public dans le système de gestion des risques nucléaires. Les craintes de plusieurs ordres qui ont été évoquées au sein de l'IRSN par le personnel, que nous avons entendu, et par les syndicats portent notamment sur la dilution de l'indépendance et de la rigueur scientifique.

À l'époque, le Sénat a défendu pour ces raisons une séparation entre les missions d'expertise et de décision. À l'issue de la commission mixte paritaire, les parlementaires ont souhaité que les deux fonctions soient clairement distinguées au sein de chaque dossier, sans pour autant recréer deux pôles totalement indépendants.

Alors que la fusion est prévue pour le 1er janvier prochain, date jugée irréaliste par les syndicats, vous avez annoncé que l'année 2025 serait une période de transition. Il s'avère que le rapport technique et humain sur l'avancée de cette fusion, prévu par la loi, n'a pas encore été publié. En outre, le blocage budgétaire semble problématique.

M. Ronan Dantec. - Quels mots choisirez-vous pour dire à ceux qui portent l'expertise de faire abstraction de la décision ? Dans les avis que vous donnerez sur le grand carénage, centrale par centrale, quels seront d'après vous les éléments déterminants : état de la centrale, événements extrêmes liés au réchauffement climatique ?

M. Pierre Jean Rochette. - Je voudrais également en savoir davantage sur les enjeux de souveraineté et de protection face aux ingérences étrangères.

M. Hervé Gillé. - Dans les prochains mois, l'essentiel du temps et de l'énergie sera consacré à l'organisation de la structure, ce qui nous empêchera - je le crains - de nous pencher sur certains sujets. Le contexte est pourtant très contraint, compte tenu de la nature des demandes. Alors que les territoires ont des attentes très fortes et sont mis en concurrence, vous positionnerez-vous sur le développement des EPR 2 ? De quelle manière ?

À aucun moment vous n'avez évoqué une question de fond que pose cette fusion : la manière de se départir de la position de juge et partie. Quelle sera véritablement votre stratégie ? Il y a un enjeu de qualité de la communication avec l'ensemble des Français.

M. Sébastien Fagnen. - Qu'en est-il exactement de la préparation des exercices, notamment de simulation de crise, sur les installations nucléaires de base (INB) civiles ainsi que sur celles classées secret défense ? Nous avons bien entendu qu'il y aura un fonctionnement dégradé pour tout ce qui relève du volet administratif, mais qu'en sera-t-il sur ces enjeux majeurs ?

M. Pierre-Marie Abadie- En premier lieu, les enjeux de sécurité sont pris en compte par l'autorité de sûreté. Celle-ci définit notamment les événements d'agression que peuvent subir les installations nucléaires. Ces questions font régulièrement l'objet de débats, y compris devant votre assemblée.

Faut-il en la matière opérer des rapprochements, comme le demandait par le passé l'autorité de sûreté ? Malgré le choix d'une séparation des instances, les experts des uns ont besoin des experts des autres. Que la réforme ne dégrade pas les relations entre l'actuelle direction de l'expertise nucléaire de défense (DEND) et la direction de la future ASNR m'apparaissait comme un point de vigilance, avant même de savoir que je serais proposé par le Président de la République.

J'ai été rassuré par le fait que les deux organisations allaient rester à Fontenay-aux-Roses. D'abord, l'autorité de sûreté en matière de défense a besoin d'une proximité avec les experts de l'autorité de sûreté civile. Ensuite, ces derniers ont besoin de retours d'expérience sur les petits réacteurs de la propulsion navale. Enfin, le rapprochement qui doit concerner les équipes, l'organisation du travail et le plus haut niveau entre les deux autorités permet d'intégrer les enjeux classiques, comme le terrorisme, ou émergents dans la démonstration de sûreté des installations nucléaires de base. À ce titre, ayant passé cinq ans au cabinet du ministre de la défense, j'ai fréquenté étroitement le délégué à la sûreté nucléaire et à la radioprotection. Même si elle est déjà prise en charge, notamment par l'Andra en tant qu'opérateur d'importance vitale, la cybersécurité relève des thématiques montantes, car elle a changé de nature depuis le Covid 19.

En deuxième lieu, la transparence, que je pensais avoir évoquée, est bien évidemment une exigence naturelle. Elle est assurée au travers de la publication de l'ensemble des avis et expertises, ainsi que de la mise à disposition à l'échelle locale et nationale de l'ensemble des informations disponibles. L'ASN a depuis longtemps un partenariat très étroit avec les commissions locales d'information.

Le débat de ces derniers mois portait sur un micro-sujet : le calendrier de publication des avis. J'espère bien que la réforme ne se fait pas uniquement sur cette question ! Jusqu'à récemment, les productions étaient publiées au fil de l'eau. Je ne pense pas qu'il s'agissait d'un gage de transparence assurant le caractère compréhensible de la procédure. Cette démarche ajoutait simplement de la cacophonie, ne traduisant absolument pas la maturation de la décision publique.

Par exemple, le couvercle de la cuve de Flamanville a donné lieu à une succession d'avis sans que personne, à la fin, ne comprenne exactement la nature du débat : la cuve d'abord ne donnait pas tout à fait satisfaction, puis elle s'avérait n'être pas si mal, avant que, finalement, son changement soit tout de même retenu.

Tout doit sans aucun doute être publié, mais, pour une procédure qui dure quelques mois, tout doit l'être en même temps : l'avis d'expertise de l'IRSN, l'avis du groupe permanent d'experts venant mettre à l'épreuve le précédent, l'avis final du décideur qui indique son choix. Quand l'instruction technique dure trente mois, il faut prévoir des jalons. Pour Cigéo, le consensus entre toutes les parties s'est trouvé sans discussion : les trois avis ont été publiés par paquets, à chacun des grands temps de l'instruction.

Plus globalement, la question est celle du dialogue. Il n'existe aucun débat : ce dernier est un pilier de la légitimité de l'Autorité de sûreté nucléaire. L'IRSN a été un établissement précurseur en matière d'expertise participative, d'ouverture vers la société et de création d'outils à cette fin, mais l'ASN a aussi innové ces dernières années, en collaboration ou non. Ainsi, pour l'extension de durée de vie au-delà de quarante ans des réacteurs de 900 mégawatts, une concertation, préparée avec le HCTISN, a été menée très en amont de la quatrième visite décennale. Cette procédure a représenté un apprentissage en soi.

Nous pouvons mieux faire. Beaucoup de temps reste consacré à de pures consultations, parfois très en aval, qui ne sont pas forcément bien comprises. Quel est le sens d'une consultation pour le démarrage de Flamanville 3 après douze ans de construction et des années de procédure ? Il faut plutôt renforcer les discussions en amont. La concertation sur la quatrième visite décennale des réacteurs de 900 mégawatts avait énormément de sens.

Avec qui mener une consultation ? Même s'il est positif d'avoir fait monter l'expertise non institutionnelle sur le temps long, par exemple par le dialogue technique avec les parties prenantes, il faut constater que nous restons beaucoup dans l'entre-soi. En comparaison avec le rapport fondateur relatif aux éclairages sur l'ouverture à la société de l'IRSN qui a été réalisé par Georges Mercadal, ancien vice-président de la Commission nationale du débat public (CNDP), nous avons, même si beaucoup a été fait, peu avancé sur certains points, notamment sur la mobilisation de publics plus éloignés, comme les étudiants ou les chercheurs extérieurs au sujet. Il faut aller les chercher, ce que j'ai tenté de faire ces dernières années, car les grandes décisions ne se limitent pas à des débats techniques.

Chacune des institutions ayant développé son propre dialogue avec la société, le nombre d'acteurs est assez touffu. Les nombreux comités ne se positionnent pas toujours au bon moment et des personnes assez familières du dispositif actuel - j'ai discuté de cela avec elles - ont parfois du mal à s'y retrouver. Il faut reconstituer une feuille de route à l'échelle de l'ensemble de l'ASNR en identifiant de grands moments de discussion, le plus tôt possible, un format et des missions, pour rendre la construction plus lisible.

En troisième lieu, la question de l'expertise et de la décision est une question non pas de juge et de partie, mais, une fois encore, de maturation. Je prends souvent l'image de la colonne à distiller, où chaque étage fait monter le distillat final, pour illustrer le fonctionnement de la décision publique.

Dans un premier temps, l'ASNR s'appuiera sur les expertises des métiers, puis les intégrera à l'échelle d'une installation, avant qu'un avis global d'expertise ne soit rendu, lequel ne prescrira pas la solution, mais exprimera les certitudes comme les incertitudes, en précisant si les risques sont importants ou résiduels.

Dans un second temps, un acteur récupérera cet avis pour le mettre à l'épreuve d'un groupe permanent d'experts, externe aux institutions. Il s'agira enfin d'entrer dans la phase de la préparation de la décision, où seront intégrés des enjeux différents : temporalité, faisabilité industrielle, hiérarchisation...

En quatrième lieu, il reviendra à l'autorité de sûreté d'indiquer non pas le nombre convenable de réacteurs, mais la manière d'anticiper les décisions en la matière, de façon à ne pas se retrouver face à une obligation de prolonger sans cesse la durée de vie. Il s'agira, dans un premier temps, de clarifier la stratégie de renouvellement du parc et sa temporalité tout en conservant des marges, dans un second temps, d'éclairer les questions relatives aux différents sites avant d'instruire les dossiers, après débat public, et de donner les autorisations de création. C'est alors que les questions d'impact environnemental et d'approvisionnement en eau seront traitées, d'un point de vue purement administratif.

En cinquième lieu, la cellule intégrée en charge des exercices de crise a déjà été testée il y a une dizaine de jours sur un cas d'installation civile. Les exercices devront être faits sur des installations nucléaires de base secrète (INBS), en lien avec l'Autorité de sûreté nucléaire défense (ASND). Ils sont prévus, mais non programmés pour l'instant.

En sixième lieu, le carénage des quarante ans s'articulait autour du renforcement de la sûreté et celui des cinquante ans, prolongeant les efforts, autour des événements extrêmes liés au changement climatique par l'examen de la résilience des INB. Un avis de l'Autorité de sûreté nucléaire est d'ailleurs soumis à consultation en ce moment même sur les examens de sûreté générique.

Au-delà des cinquante ans se pose la question du changement climatique et de la connaissance des équipements non changeables, comme le béton, ou difficiles à changer selon le rapport de l'ASN, comme certains morceaux de tuyauterie pour des raisons de radioprotection des travailleurs. L'approche se fait par analyse générique puis au cas par cas, par réacteur.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Vote sur la proposition de nomination, par le Président de la République, de M. Pierre-Marie Abadie aux fonctions de président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN)

M. Jean-François Longeot, président. - L'audition de M. Pierre-Marie Abadie étant achevée, nous allons maintenant procéder au vote.

Le vote se déroulera à bulletin secret, comme le prévoit l'article 19 bis de notre Règlement. En application de l'article 1er de l'ordonnance n° 58-1066 du 7 novembre 1958 portant loi organique autorisant exceptionnellement les parlementaires à déléguer leur droit de vote, les délégations de vote ne sont pas autorisées.

Je vous rappelle que le Président de la République ne pourrait procéder à cette nomination si l'addition des votes négatifs des commissions de l'Assemblée nationale et du Sénat représentait au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés dans les deux commissions.

La commission procède au vote.

Questions diverses

M. Jean-François Longeot, président. - Je souhaite un bon déplacement à la délégation de la commission qui doit se rendre demain en Allemagne. L'objectif est de nourrir les travaux du rapporteur de la mission d'information sur les inégalités territoriales d'accès aux soins, constituée depuis le mois de juin dernier.

La réunion est close à 11 h 45.

La réunion est ouverte à 12 h 30.

Dépouillement sur la proposition de nomination, par le Président de la République, de M. Pierre-Marie Abadie aux fonctions de président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN)

La commission procède au dépouillement du scrutin sur la proposition de nomination, par le président de la République, de M. Pierre-Marie Abadie aux fonctions de président de l'Autorité de sûreté nucléaire, simultanément à celui de la commission du développement durable et de l'aménagement du territoire de l'Assemblée nationale.

Résultat du scrutin :

Nombre de votants : 37

Nombre de bulletins blancs : 13

Nombre de bulletins nuls : 0

Nombre de suffrages exprimés : 24, dont 19 voix pour et 5 voix contre.

La réunion est close à 12 h 45.