- Mardi 15 octobre 2024
- Mercredi 16 octobre 2024
- Nouvelle posture stratégique du Japon dans l'Indopacifique - Examen du rapport d'information
- Recrutement et fidélisation dans les armées - Examen du rapport d'information
- Projet de loi autorisant la ratification de la résolution LP.3(4) portant amendement de l'article 6 du Protocole de Londres de 1996 à la Convention de 1972 sur la prévention de la pollution des mers résultant de l'immersion de déchets et autres matières - Désignation de rapporteurs
- Projet de loi autorisant l'approbation de l'Accord-cadre entre le gouvernement de la République française et les Nations Unies portant sur les arrangements relatifs aux privilèges et immunités ainsi que d'autres questions afférentes aux réunions des Nations Unies tenues sur le territoire français - Désignation de rapporteurs
- Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord portant création du Centre de développement des capacités cyber dans les Balkans occidentaux, signé à Tirana le 16 octobre 2023 - Désignation de rapporteurs
Mardi 15 octobre 2024
- Présidence de M. Cédric Perrin, président -
La réunion est ouverte à 17 h 10.
Audition de M. Sébastien Lecornu, ministre des armées et des anciens combattants, sur le projet de loi de finances pour 2025
M. Cédric Perrin, président. - Monsieur le ministre des armées et des anciens combattants, monsieur le ministre délégué auprès du ministre des armées et des anciens combattants, je vous remercie tout d'abord d'avoir bien voulu rencontrer il y a quelques instants, à nos côtés, nos collègues de l'Assemblée parlementaire de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (Otan), en visite en France pour quatre jours.
Monsieur le ministre des armées, il y a un an, nous vous accueillions quelques jours seulement après les massacres commis par le Hamas en Israël. Malheureusement, l'année écoulée n'a fait que confirmer que nous vivions dans un monde toujours plus instable et toujours plus violent.
La guerre s'est installée au Proche-Orient, frappant désormais le Liban, avec le risque d'une escalade en Iran.
En parallèle, la situation en Ukraine s'est détériorée, avec le lent recul des forces ukrainiennes au profit des forces russes dans le Donbass, malgré une tentative d'offensive ukrainienne dans la région de Koursk qui semble avoir fait long feu. Manifestement, les pays occidentaux continuent à fixer leur aide à l'Ukraine au niveau lui permettant de ne pas s'effondrer, mais non pas de repousser l'agresseur.
Dans le même temps, la Chine semble décidée à accroître son emprise sur toute la mer de Chine et à intensifier la pression sur Taïwan.
En Afrique, la communauté internationale reste pétrifiée devant la guerre en Éthiopie, le risque d'embrasement de la Corne de l'Afrique ou la poursuite de l'effroyable guerre en République démocratique du Congo (RDC), qui a fait entre 5 et 20 millions de morts depuis le début du siècle.
Dans le Caucase, l'Arménie lutte pour tenter de survivre aux appétits de ses voisins.
Sur tous les théâtres, la guerre est donc soit une situation déjà présente, soit une hypothèse sérieuse. Tous les acteurs semblent regarder de l'autre côté de l'Atlantique pour savoir ce qu'il adviendra du monde en 2025, compte tenu du choix que feront les électeurs de Pennsylvanie, de l'Arizona ou du Michigan...
Face à de telles incertitudes, jamais il n'a été aussi nécessaire que la France dispose de sa propre capacité à défendre sa population et ses intérêts. Notre souveraineté militaire est une nécessité absolue.
Une mission de notre commission s'est rendue il y a quelques jours en Turquie et a visité le commandement de la planification terrestre de l'Otan (Landcom), à Izmir. Depuis février 2022, l'Alliance a défini de nouveaux plans pour répondre à la menace qu'elle doit affronter à nouveau à l'est. Mais, en réalité, aucun des alliés ne dispose aujourd'hui d'un niveau d'équipements et de personnels suffisant pour répondre aux exigences de ces plans. Nous sommes tous en retard, alors que notre adversaire est passé en économie de guerre et qu'il reste largement imprévisible.
Au-delà de la préoccupation budgétaire qui nous anime, nous serions très heureux de connaître votre sentiment, monsieur le ministre, sur l'ensemble de ces nombreuses menaces et sur leurs conséquences pour l'Europe. Avez-vous intégré la possibilité d'un désengagement américain qui, en réalité, pourrait intervenir dans des proportions variables, quel que soit le résultat de l'élection du 5 novembre prochain ?
Pour ce qui concerne la remontée en puissance de notre outil de défense, dans un contexte géopolitique qui ne cesse de se dégrader, il va de soi que la loi du 1er août 2023 relative à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030 et portant diverses dispositions intéressant la défense (LPM) constitue pour nous un socle minimum. Le Sénat ne peut envisager la remise en cause de cette trajectoire de LPM, sur laquelle il a beaucoup travaillé. Nous voyons que la marche attendue semble inscrite.
Mais nous serons, bien sûr, attentifs aux conditions d'exécution de ce budget, et en particulier à trois points.
Premier point : la confirmation que le soutien à l'Ukraine ne sera financé ni en 2024 ni en 2025 par le budget des armées, ce qui était un engagement central de la LPM. Monsieur le ministre, pouvez-vous renouveler devant nous l'engagement du Gouvernement que le soutien à l'Ukraine ne s'impute par sur les crédits de la mission « Défense » prévus par la loi de programmation militaire ?
Deuxième point : le financement interministériel des opérations extérieures (Opex). Vous le savez, c'est un point de vigilance constant du Sénat depuis de très nombreuses années. Les Opex, qui relèvent de décisions politiques, ne peuvent être financées par le seul budget des armées, lequel doit être consacré à la remontée en puissance, à la modernisation des forces et au financement de l'activité de préparation des forces.
Troisième point : les conditions de la fin de gestion. Nous entendons que les crédits manquent pour boucler le budget 2024. Pouvez-vous nous confirmer que l'entrée dans l'exercice 2025 ne sera pas plombée par les restes à payer de cette année ? Y aura-t-il un dégel des crédits gelés en gestion en 2024 ?
Sur le fond, quel bilan tirez-vous de la première année d'application de la LPM ? Quelles seront les grandes décisions pour 2025 ?
Pouvez-vous, en particulier, nous en dire davantage sur quelques programmes majeurs comme le lancement du standard F5 du Rafale et de son drone de combat ? Où en sont les travaux sur les feux en profondeur pour donner un successeur au lance-roquettes unitaire (LRU) ? Quel regard portez-vous sur notre défense aérienne et notre capacité à faire face aux menaces balistiques, compte tenu du très faible nombre de systèmes sol-air moyenne portée/terrestre (SAMP/T) dont nous disposons ? Le projet porté par les Allemands de bouclier Sky Shield, qui fait l'impasse sur notre expertise dans ce domaine, marque-t-il le début de la fin pour les coopérations capacitaires franco-allemandes ? À moins que l'on considère que ce début avait déjà eu lieu avec les difficultés récurrentes des grands programmes...
À l'heure où l'interopérabilité entre alliés redevient essentielle, pouvez-vous nous dire un mot du programme CaMo (capacités motorisées), ce partenariat qui permet à l'armée de terre française d'agir de manière coordonnée avec les forces terrestres belges ? Pensez-vous possible d'adjoindre de nouveaux partenaires à cette initiative européenne prometteuse ?
Je me réjouis, à titre personnel, que vous incarniez un pôle de stabilité, au vu de la situation politique que connaît notre pays. Celui-ci ne peut se payer le luxe de porter au ministère des armées des responsables qui, faute de temps, ne connaîtraient ni l'étendue des menaces ni la complexité des décisions que nous devons prendre. Il nous semble aussi que votre maintien à la tête de ce ministère vous oblige au regard de l'application pleine et entière de la LPM, autant qu'il nous incite à vous aider à obtenir les arbitrages nécessaires pour assurer véritablement notre capacité de défense.
Cette relation de confiance que nous appelons de nos voeux passe par une information sincère du Parlement. Cela vaut pour le niveau réel de nos stocks de munitions comme pour la disponibilité technique opérationnelle (DTO) et les indicateurs d'activité. Nous souhaitons vivement pouvoir apprécier aussi finement que possible nos forces comme nos faiblesses, afin de préserver les unes et de corriger les autres.
Après vous avoir donné la parole, je laisserai nos rapporteurs budgétaires, puis nos autres collègues, vous interroger.
Je vous rappelle que cette audition est captée et diffusée en direct sur le site internet du Sénat.
M. Sébastien Lecornu, ministre des armées et des anciens combattants. - Mon collègue et moi-même vous remercions de nous avoir conviés à cette rencontre avec les membres de l'Assemblée parlementaire de l'Otan. Derrière les affaires budgétaires se trouve en effet le « partage du fardeau » : la capacité d'exécuter les plans de défense de l'Alliance atlantique. Le Sénat aborde cette question de façon apaisée, tandis qu'elle est traitée à l'Assemblée nationale de manière furieusement politicienne. Les divergences politiques sont certes légitimes à cet égard, mais elles doivent être documentées. Je rappelle que cette alliance a pour objet de répondre à des menaces, notamment à la menace russe.
J'en viens au projet de loi de finances pour 2025, sur lequel vous m'invitez à faire preuve de précision et de sincérité. Je vais notamment vous dire comment la mission « Défense » s'articule avec la loi de programmation militaire 2024-2030 que vous avez adoptée. S'inscrivant dans cette trajectoire vers 2030, le budget pour 2025 des armées est en hausse de 3,3 milliards d'euros, conformément aux dispositions que vous avez adoptées. Je le rappelle, ce budget annuel s'élevait à 32 milliards d'euros en 2017, à 41 milliards en 2022, et à 50,5 milliards en 2024. Ces crédits ont augmenté de 10 milliards d'euros depuis ma nomination et de 18 milliards depuis l'élection du Président de la République.
Au débat sur la réalité de cette augmentation succédera le débat portant sur la l'efficience des crédits militaires, car il convient de s'assurer que l'argent va au bon endroit.
Ces montants représentent un effort colossal. Pour autant, peu de ministères ont subi pendant vingt ans des coupes budgétaires aussi importantes ; certaines d'entre elles étaient légitimes du fait de la fin de la guerre froide et de la dissolution du pacte de Varsovie. Le président Chirac, notamment, a pris des décisions courageuses.
D'autres coupes budgétaires ont été plus violentes. Ainsi, tandis que pendant vingt-cinq ans la richesse nationale augmentait de 54 % et que les dépenses militaires mondiales étaient en hausse de 17 %, les dépenses militaires françaises diminuaient de 17 % ! Cette diminution s'est traduite par la suppression de 54 000 postes ; un régiment de l'armée de terre sur deux a été fermé depuis 1990, de même que 11 bases aériennes. Pour ce qui concerne la Marine nationale, en 1985, la France comptait 311 000 tonnes d'acier à la mer, mais en 2019 seulement 287 000 tonnes. Or la zone économique exclusive (ZEE) française n'a pas diminué entre-temps... Le muscle et l'os avaient donc été attaqués, et notamment le service de santé des armées (SSA) et le service du commissariat des armées.
Le projet de loi de finances pour 2025 s'articule avec la politique de défense de notre pays. En effet, la force de dissuasion nucléaire française continue de protéger nos intérêts vitaux. Il suffit pour s'en convaincre de prêter l'oreille au chantage au recours à l'arme nucléaire exercé par la Russie, et aux ambitions de la République islamique d'Iran et de la Corée du Nord en matière de prolifération nucléaire...
Pour autant, notre force de dissuasion nucléaire doit être modernisée sur le long terme. Les décisions que nous prenons aujourd'hui visent ladite force de dissuasion à l'horizon 2035-2040. Quant à celles qu'a prises dans ce domaine le président Sarkozy, elles entrent en application...
Le projet de budget pour 2025 prévoit une augmentation de 8 % des crédits affectés à la dissuasion nucléaire par rapport à 2024, soit 500 millions d'euros. L'année dernière, ces crédits avaient d'ores et déjà augmenté de 750 millions d'euros, destinés notamment à la modernisation des forces aériennes stratégiques. Le missile air-sol nucléaire de quatrième génération (ASN4G) sera opérationnel dans les années 2030, renforçant ainsi nos capacités de pénétration des défenses ennemies. La construction des sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE) de troisième génération a commencé à Cherbourg. Ces efforts de modernisation portent, à la fois, sur les plateformes des sous-marins, sur les têtes nucléaires et sur les missiles.
La courbe ascendante des crédits consacrés à cette modernisation redescendra à l'horizon 2029-2030. En attendant, ils permettront d'organiser la dissuasion nucléaire de la prochaine décennie. Et ils auront aussi une incidence sur l'innovation et les briques technologiques que sont le planeur hypersonique et l'hypervélocité.
Les crédits de la mission « Défense » permettront de restaurer nos capacités expéditionnaires, dans le cadre de l'Otan ou en dehors, et notamment celles de déploiement de nos troupes au sol, y compris sous mandat des Nations unies. Je rappelle que les capacités de l'armée de terre mais aussi de l'armée de l'air avaient été largement abîmées au cours des dernières années.
Le projet de budget prévoit une augmentation des crédits des programmes d'armement global, hors dissuasion, de 1,45 milliard d'euros, soit de 16 % par rapport à 2024. L'agrégat global est de 10,6 milliards d'euros pour ces programmes d'intérêt majeur. Seront ainsi livrés soit en interarmées, soit pour les trois armées, des matériels relevant du programme Scorpion ; une vingtaine de chars Leclerc rénovés ; 8 000 fusils HK416 ; 14 Rafale, en vue de la bascule vers le « tout-Rafale », de standards F3 et F4 - la version F5, avec drone accompagnateur, est en cours de lancement - ; un Airbus de transport militaire A400M Atlas ; une frégate de défense et d'intervention. L'année prochaine, 400 millions d'euros seront prévus en vue de moderniser l'équipement des forces spéciales.
Au chapitre des commandes pour 2025, sont prévus, entre autres : des systèmes de drone tactique léger (SDTL) ; des missiles antichars ; le porte-avions de nouvelle génération (Pang), successeur du Charles de Gaulle ; des infrastructures pour l'escadron de Rafale.
Pour ce qui concerne les services de soutien, des crédits de 2,9 milliards d'euros sont prévus, ce qui représente une augmentation de 60 millions d'euros par rapport à 2024 ; le service de santé des armées bénéficie ainsi d'une hausse de ses moyens.
Quelque 2,4 milliards d'euros sont consacrés aux infrastructures, qu'elles soient opérationnelles - pistes ; modernisation de l'île Longue et de la base de Toulon - ou autres : modernisation des bâtiments des régiments et des logements, notamment pour l'hébergement des familles.
Pour ce qui concerne les munitions, 1,9 milliard d'euros seront consacrés aux commandes, soit 400 millions d'euros de plus qu'en 2024 - une augmentation de 27 %. Cela englobe des commandes de missiles Meteor, de torpilles lourdes, de missiles antiaériens Mistral, de munitions Aster, de systèmes de croisière conventionnels autonomes à longue portée (Scalp) et de missiles Exocet.
M. Cédric Perrin, président. - Nous nous sommes beaucoup interrogés sur la ventilation des 16 milliards d'euros inscrits dans la LPM pour les munitions. Vous indiquez une augmentation de 400 millions d'euros pour les munitions en 2025 par rapport à 2024, mais nous n'avons pas reçu de prévisions précises de ces dépenses.
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Nous pourrons vous communiquer tous les détails budgétaires ultérieurement. Ce qui compte, ce sont les grands axes d'orientation politique et militaire. Les munitions complexes coûtent cher au contribuable, mais sont absolument indispensables. Ce sont aussi ces dépenses qui permettent à MBDA d'investir pour augmenter ses cadences de production et ses capacités d'innovation.
Les nouveaux champs de conflictualité et l'hybridité constituent le troisième grand volet de notre programmation militaire, après la dissuasion nucléaire et nos capacités expéditionnaires à défendre nos intérêts non vitaux.
Je ne prendrai que deux exemples des contournements par le bas de la dissuasion ou de nos capacités expéditionnaires. Tout d'abord, la militarisation du domaine spatial, qui est extraordinairement préoccupante. Même pendant la guerre froide, la plupart des grands instruments de droit international régulant la militarisation de l'espace ont globalement été respectés tant par l'URSS et les puissances du pacte de Varsovie d'une part que par les États-Unis et les membres de l'Otan d'autre part. Potentiellement, il n'en sera plus rien dans les années voire dans les mois à venir. Le ministère des armées finance beaucoup d'applications spatiales, car nous avons besoin d'avoir un accès souverain à l'espace. Heureusement, le premier tir d'Ariane 6 a réussi. Il nous presse de lancer en orbite le satellite CSO-3 (composante spatiale optique), mais également d'autres applications à venir.
Nous proposons 870 millions d'euros pour l'acquisition de capacitaire spatial, auxquels il faut ajouter 60 millions d'euros d'études. Je pourrai y revenir lors du temps d'échange.
Ensuite, pour ce qui concerne le renseignement, je ne sais pas si la délégation parlementaire au renseignement (DPR) est déjà composée, mais je serai heureux de m'y rendre pour répondre à vos questions selon le format ad hoc. Nous avons inscrit 600 millions d'euros supplémentaires pour le renseignement, soit une augmentation de 8 % par rapport aux crédits de cette année. Parmi eux, 480 millions d'euros sont destinés à la seule direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), étant entendu que ces sommes concernent non pas le seul Fort Neuf de Vincennes, mais également des missions de renseignement, d'analyse, de capacités et de technologie. Il n'y a pas beaucoup de schémas dans lesquels nous ne devrions pas retrouver plus de capacités musculaires de renseignement : c'est une absolue nécessité.
Les capacités cybermilitaires sont un autre moyen de contournement de la dissuasion ou de nos capacités expéditionnaires. Nous vous proposons 300 millions d'euros dans cette copie du projet de budget.
Monsieur le sénateur Allizard, nous proposons un agrégat de 1,2 milliard d'euros pour l'innovation de défense. Politiquement, j'ai demandé de suivre deux axes d'efforts importants : les fonds marins d'une part, car il y a urgence à développer nos capacités d'exploration et de maîtrise à 6 000 mètres de profondeur, et les armes à énergie dirigée d'autre part, dont nous aurons besoin pour les frappes dans la profondeur ou pour le système principal de combat terrestre (MGCS). En effet, en 2040 ou en 2050 les feux seront multiples, à la fois classiques, assurément, mais ils engageront aussi des armes à énergie dirigée. Nous avons besoin de conquérir de la souveraineté en la matière.
Enfin, nous devons également mener des rattrapages capacitaires et réaliser des sauts de génération de matériels afin de ne pas entretenir inutilement des retards. Je vous l'annonce avec plaisir, les tests menés cet après-midi par la direction générale de l'armement (DGA) sur les munitions téléopérées du consortium formé par Delair et KNDS ont réussi. Nous pourrons donc confier à l'Ukraine nos propres munitions téléopérées, abusivement appelées drones suicides ou kamikazes ; en effet, elles restent conduites par un opérateur humain. Cela a été permis par la rencontre entre une grande entreprise militaire française, KNDS France, et une petite entreprise de Toulouse, spécialisée à l'origine dans les drones de loisir, sous l'effet de levier des crédits ouverts par le ministère des armées pour l'innovation. La preuve opérationnelle aura lieu en Ukraine, et les armées françaises seront dotées du dispositif. Il faut féliciter les équipes qui ont permis ce développement.
Nous prévoyons ainsi 450 millions d'euros pour les drones et les robots, soit des crédits augmentant de 12,5 % par rapport à l'année dernière. Une bonne nouvelle ne va jamais sans une mauvaise, et je dois assumer devant vous un retard sur le futur drone européen, le système moyenne altitude, longue endurance (Male), que vous connaissiez déjà par ailleurs ; nous en discuterons avec les industriels concernés.
Sur la défense sol-air, le succès du tir du missile Aster 30 Block 1 « nouvelle technologie » (B1NT) pour le SAMP/T nouvelle génération est une bonne nouvelle. La défense du ciel est un domaine clé, tant pour protéger les infrastructures civiles, pour organiser de grands événements comme les jeux Olympiques, que pour protéger une ligne de front ou des troupes déployées au sol. Des initiatives émergent, notamment depuis l'Allemagne, et la plupart des pays européens se tournent vers le système Patriot américain. Le programme SAMP/T a été imaginé avec les Italiens, en raison notamment de notre coopération au sein de MBDA et de certaines fonctions portées par Thalès. Nous avons décidé de hâter le développement du SAMP/T de nouvelle génération, qui traite les menaces à 360 degrés, alors que le système Patriot ne peut traiter que des cônes de surveillance. Surtout, et il s'agit d'une réponse stratégique forte, le système SAMP/T pourra grâce à son missile Aster B1NT intercepter des missiles balistiques hypersoniques. L'ensemble des armes nouvelles développées par l'Iran et la Russie - je vous renvoie au discours du Manège prononcé par Vladimir Poutine - pourra être intercepté par ce dispositif franco-italien. Il s'agit d'une réussite industrielle française, d'une bonne coopération européenne et d'une bonne entente avec la partie italienne. Je vous propose de hâter nos autorisations d'engagement (AE) et nos crédits de paiement (CP) pour que les livraisons des industriels ne prennent pas de retard, en accordant 0,5 milliard d'euros à ce programme l'année prochaine. Nous en avons besoin pour nos propres forces. J'en suis convaincu, s'il est porté convenablement dès le début, il rencontrera nécessairement un succès à l'export au regard de l'importance de la défense sol-air dans les conflits actuels.
Deuxième série de remarques au sujet des ajustements de la programmation budgétaire, au sujet des hommes et des femmes qui servent dans notre ministère ; tout n'est pas qu'affaire de matériel et d'équipement. Mesdames, messieurs les sénateurs, vous avez légitimement travaillé sur la fidélisation des forces militaires, sans oublier les 60 000 civils du ministère qui font partie du modèle de défense ; ils sont plus nombreux que dans la plupart des autres ministères...
Les résultats du plan Fidélisation 360 sont là : alors que les cibles d'équivalents temps plein (ETP) n'étaient pas atteintes en 2022 et 2023, et que des crédits étaient sous-exécutés, nous sommes en passe d'atteindre nos objectifs. Au-delà des moyens alloués, nous le devons à l'énergie des directions des ressources humaines du ministère des armées et de chaque armée. Cette année, 1 500 départs initialement prévus ont été évités, dont 600 officiers et sous-officiers : c'est une bonne nouvelle, et cela témoigne de l'efficacité de notre stratégie de fidélisation.
En 2025, nous proposons d'avancer le rattrapage des grilles indiciaires des officiers, des filières du service de santé des armées, du cyber, des indemnités touchées par les civils, de la filière du renseignement, en engageant 50 millions d'euros supplémentaires après les 89 millions d'euros de revalorisation déjà votés pour 2024.
Cette somme ne concerne pas que les salaires. Le plan Fidélisation 360 concerne également les logements, à hauteur de 52 millions d'euros dans ce projet de budget, pour financer la rénovation de 760 logements et la construction de 629 nouveaux logements. Elle concerne également les crèches : 6 millions d'euros sont dédiés afin de créer 610 nouvelles places dans les zones en tension, pour que le personnel des armées ne pèse pas sur l'offre des collectivités territoriales. Nous proposons également 16 millions d'euros d'actions sociales ou déconcentrées pour le plan Famille.
En 2025, la cible est arrêtée à 700 ETP. Je donne le détail de notre plan, car des comparaisons ont été publiées dans la presse sur l'évolution des ETP entre les différents ministères : 194 ETP seront recrutés pour le numérique et l'intelligence artificielle, 119 pour les soutiens, dont le service de santé des armées, 170 pour le renseignement et le cyber, en grande partie à la DGSE, et 60 personnes pour la dissuasion et la direction des applications militaires du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). Nous prévoyons une augmentation de 26 millions d'euros pour la réserve, avec l'objectif d'atteindre 3 800 réservistes supplémentaires en 2025.
Un mot sur l'intelligence artificielle en matière de défense. En 2025, nous proposons 300 millions d'euros, contre 100 millions d'euros l'an passé, qui visent notamment à assurer la structuration de l'Agence ministérielle pour l'intelligence artificielle de défense (Amiad), qui a accueilli il y a peu son centième expert. Nous visons le doublement de ce chiffre d'ici à la fin de 2025, en même temps que le programme lié au supercalculateur sur lequel je reviendrai sûrement.
Monsieur le président, quelques points pour répondre à vos questions sur la construction de l'ensemble du budget. Je vous confirme les dispositions de la loi de programmation militaire : les opérations extérieures sont financées par les provisions que vous avez votées, puis, si ces provisions sont dépassées, soit par un financement interministériel soit par la définition d'un nouveau plafond en cours de gestion. Cette dernière possibilité est peut-être d'ailleurs préférable à la première, car un financement interministériel revient à raboter les budgets d'autres ministères. Je ne suis pas sûr que diminuer la dotation globale de fonctionnement (DGF) des communes pour financer des opérations militaires soit une bonne solution...
Même si leur principe est consacré, j'ai décidé de rouvrir la classification des Opex. Depuis deux ans, je perçois un décalage entre diverses opérations. D'une part, le statut d'Opex s'accompagne de dispositions de droit commun et apporte une protection et des droits particuliers aux militaires et à leurs familles, notamment avec la capacité d'attribuer la mention « Mort pour la France » en cas d'accident, mais aussi avec la précision d'éléments concernant la discipline, le commandement et les décorations. D'autre part, l'article 35 de la Constitution accorde à certaines opérations un statut constitutionnel, celui d'être examinées par le Parlement. Cela permet de distinguer les Opex de combat de celles qui ne relèvent pas du combat : la caractérisation militaire et opérationnelle de toutes les Opex n'est pas la même. Enfin, le cas échéant, cela détermine son imputation budgétaire.
Pour le dire autrement, nous redécouvrons les missions « otaniennes ». L'opération Shamal est évidemment une Opex de combat, par laquelle nous luttons contre les terroristes de Daesh au Levant, sur laquelle le Parlement s'est prononcé à la suite de la modification de l'article 35 de la Constitution portée par la réforme constitutionnelle du président Sarkozy. Elle n'est pas comparable avec les missions de réassurance, telles que celle que nous menons en Roumanie, dans lesquelles il n'y a pas de combat. Et pourtant, être présent en Roumanie n'est pas la même chose qu'être présent sur le territoire national.
Je travaille donc à ce réajustement de la classification des Opex, parce que la question fait l'objet d'incompréhensions à l'Assemblée nationale, notamment avec le groupe La France insoumise. Il est pourtant important que nous nous comprenions bien : derrière, c'est la légitimité démocratique et institutionnelle de l'emploi des forces qui est interrogée, et je veux que les choses soient claires.
De fait, comme vous, je ne veux pas que l'on abîme le principe du financement interministériel. Si le Président de la République, chef des armées, doit engager les forces, puis que le Parlement doive se prononcer lors d'un débat et voter pour les autoriser, on ne doit pas se préoccuper de la question budgétaire : l'intendance suivra. C'est pour cela que le Sénat a imaginé le financement interministériel, afin que la sécurité du pays ne soit pas contingentée par l'organisation budgétaire. À charge pour l'exécutif ou pour le Parlement de trouver, le cas échéant, si la guerre devait durer, des solutions de financement.
Les missions de réassurance en Roumanie doivent-elles faire l'objet d'un écrêtement du budget de la santé, de l'éducation nationale ou de la DGF des communes ? Je pense que la question mérite d'être posée, au regard du principe de sincérité budgétaire.
J'ai donc demandé à l'état-major des armées, au contrôle général des armées, au secrétaire général pour l'administration de rédiger un rapport sur le sujet. Je le transmettrai au Parlement. Il faut défendre les principes : il y a la question budgétaire, mais des missions ont vocation à durer. Shamal n'est pas la Roumanie. La Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul) a fait l'objet d'un examen du Parlement au titre de l'article 35 de la Constitution, en raison de la qualité militaire du mandat, et le Parlement a autorisé cette mission. À l'inverse, il n'y a pas eu d'examen du Parlement pour l'opération Corymbe, patrouille maritime dans le golfe de Guinée.
Repartir de la nature opérationnelle des missions a de la valeur, parce que ce qui compte, c'est la défense des principes et l'exécution des opérations. Je pourrai revenir sur ces questions.
En ce qui concerne l'aide à l'Ukraine, nous devons continuer d'avancer sur deux points. Le premier, c'est que cette aide doit toujours profiter à l'industrie de défense française. C'est une de nos particularités : beaucoup de pays européens achètent aux États-Unis pour aider l'Ukraine. Alors que certains extrêmes mettent démagogiquement en question notre aide à l'Ukraine, je rappelle que cette aide permet de créer de l'activité pour les industries françaises, pour les usines de Nexter à Roanne ou de MBDA à Bourges. Le second point, c'est qu'il n'est pas question de déprogrammer des éléments prévus dans la loi de programmation militaire pour aider l'Ukraine.
Cela m'amène à vous fournir des détails sur la manière dont est construite l'exécution de l'aide à l'Ukraine. En 2022, l'aide fournie à l'Ukraine, qui n'est pas nécessairement égale aux AE et aux CP, est valorisée à 1,7 milliard d'euros ; en 2023, elle s'élève à 2,1 milliards d'euros, et, selon la formule employée par le Président de la République en février dernier, « jusqu'à 3 milliards d'euros » en 2024. En réalité, la somme sera plus proche de 2 milliards d'euros. Je ne suis pas encore capable de vous donner le chiffre exact, car cela dépendra de la date de la cession des Mirage et du budget exact de la formation de la brigade Anne de Kyiv.
Vous m'avez demandé de faire preuve de sincérité sur la manière dont était financée l'aide à l'Ukraine ; aussi permettez-moi d'apporter quelques précisions.
Tout d'abord, une partie est prélevée sur la LPM au travers de la sortie des vieux matériels, notamment de l'armée de terre, qui sont envoyés en Ukraine. Plus nous modernisons l'armée de terre, conformément au programme Scorpion, plus nous nous départons d'AMX-10 roues-canon (RC) et de véhicules de l'avant blindé (VAB) en bon état, tout en assurant le maintien en condition opérationnelle (MCO). Pour être tout à fait transparent, s'il n'y avait pas eu de guerre en Ukraine, nous aurions sûrement donné ces équipements à des partenaires africains.
Si elles ont d'abord paru anecdotiques - le sénateur Cambon avait surveillé cela de près dans le cadre de l'examen de la loi de programmation militaire -, les sommes qui y sont consacrées ne sont pas négligeables : de 177 millions d'euros en 2023, elles sont passées à 533 millions d'euros en 2024 et pourraient atteindre entre 600 millions et 700 millions d'euros l'année prochaine.
Cela s'explique par le renouvellement du matériel de l'armée de terre, qui implique que nous en sortions également massivement, ce qui nous permet de le donner à l'Ukraine. Il s'agit d'une situation gagnant-gagnant.
Ensuite, vous avez approuvé le fonds de soutien à l'Ukraine, doté de 100 millions d'euros en 2022, puis de 200 millions d'euros en 2023 et 2024, qui a permis à celle-ci d'acheter elle-même des canons Caesar. Nous avons financé les premiers canons à condition que les Ukrainiens en achètent pour une valeur équivalente par la suite - en sommes, nous les incitons à acheter français. Il fait peu de doutes que l'artillerie ukrainienne sera composée à l'avenir de canons Caesar. KNDS doit donc faire des efforts pour satisfaire le client, tant le marché sera important dans les années à venir.
Par ailleurs, nous avons élaboré la loi de programmation militaire dans un contexte assez mauvais du point de vue de l'inflation. Vous vous en étiez inquiétés, car si l'inflation s'était maintenue, nous aurions pu être forcés de renoncer à certains points de la LPM. Ce n'est pas le cas, et j'assume la décision politique d'affecter les gains que nous réalisons grâce au ralentissement de l'inflation, qui représentent cette année entre 400 millions et 600 millions d'euros, à l'aide à l'Ukraine, plutôt que de les réinjecter dans les caisses de Bercy.
En outre, grâce à notre diplomatie, nous allons commencer à profiter des avoirs gelés russes. Il s'agit d'une demande ancienne et il est légitime que ces fonds financent l'aide militaire à l'Ukraine. Le montant n'est pas anecdotique : pour le premier trimestre, il s'élève à 300 millions d'euros. Cela nous permettra notamment de financer la rénovation de missiles complexes - par exemple les missiles Scalp ou Aster -, sans toucher à la LPM, mais également l'achat d'obus de 155 millimètres, de carburant et de munitions de petit calibre.
Restent deux inconnues, que j'assume devant vous.
La première concerne l'autorisation de dégeler des crédits en gestion. À ce stade de la discussion budgétaire, il est normal de ne pas être fixé à ce sujet, mais j'ai obtenu un dégel complet chaque année depuis que je suis en poste, et même des ouvertures de crédits supplémentaires. Je note que nous avons obtenu, grâce au concours de la Première ministre de l'époque, 1 milliard d'euros de crédits supplémentaires en gestion il y a dix-huit mois et que cela n'a ému personne. Pourtant, ces fonds supplémentaires ont permis de faire la jonction entre les deux LPM et, surtout, de financer les surcoûts des opérations extérieures et une partie de l'aide à l'Ukraine. À ce jour, la programmation miliaire n'a pas financé l'aide à l'Ukraine, à part les cas particuliers que je vous ai cités.
La deuxième inconnue a trait à la Facilité européenne pour la paix (FEP), qui rapporte désormais des recettes bienvenues, mais qui est également source de dépenses. Je me montre vigilant à ce sujet, sachant que ces crédits finissent bien souvent par retourner aux industries françaises de défense. Compte tenu de l'amplification du carnet de commandes des entreprises françaises, je conduirai, avec la DGA, des discussions pour que des efforts soient faits sur les prix.
Bref, nous respecterons la loi de programmation militaire, contrairement à ce qu'ont laissé entendre les élus de La France insoumise toute la journée sur les réseaux sociaux. Vous avez ouvert un débat sur l'efficacité des moyens que nous déployons dans ce cadre, sur la structure des coûts de nos industriels et sur les doublons éventuels au sein des armées. Des efforts doivent être réalisés. À cet égard, la transformation numérique du ministère des armées est une réforme importante.
Par ailleurs, Jean-Louis Thiériot travaille sur les financements européens, notamment le programme européen pour l'industrie de la défense (Edip) et le règlement visant à renforcer l'industrie européenne de la défense au moyen d'acquisitions conjointes (Edirpa), qui doivent profiter à nos industriels. De même, si vous nous avez beaucoup interpellés sur la mobilisation de l'épargne des Français, nous devons faire en sorte que la base industrielle et technologique de défense (BITD) accède à des financements privés.
Enfin, vous m'avez interrogé sur le partenariat CaMo, que nous avons développé avec la Belgique et qui fonctionne particulièrement bien. Sont mobilisés en miroir un nombre important d'équipements : 400 blindés Griffon et 60 Jaguar, ainsi que 9 canons Caesar. Nous trouvons des équilibres en matière de production locale ; nous aidons la Belgique sur CaMo et celle-ci nous aide à reconstruire une filière pour les petits calibres. Des rapprochements industriels intéressants ont lieu, notamment entre Arquus et Cockerill. Il s'agit d'un partenariat précieux et je serais ravi que la diplomatie parlementaire consacre du temps à promouvoir CaMo auprès de la nouvelle équipe gouvernementale belge.
M. Cédric Perrin, président. - Avant de céder la parole aux rapporteurs de la commission, permettez-moi de vous dire que je n'ai pas compris l'allusion à MBDA. Dans cette commission, nous défendons toute la BITD, de manière indépendante et objective, pour la sécurité de nos soldats.
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Si je me suis permis cette remarque sur MBDA, c'est simplement que, étant attentif au travail de votre commission, je n'ignore pas qu'ils s'étaient émus devant vous il y a un an du fait qu'ils ne voyaient pas arriver les commandes annoncées par le ministre. Or ils les ont bien vues arriver et nous attendons désormais les livraisons.
M. Cédric Perrin, président. - Je comprends mieux votre remarque. C'est la raison pour laquelle nous avons lancé un cycle d'auditions sur les munitions, au cours duquel nous avons reçu les principaux acteurs du secteur.
M. Pascal Allizard, rapporteur pour avis sur les crédits du programme 144 « Environnement et prospective de la politique de défense ». - Monsieur le ministre, je vous remercie de votre exposé et des précisions que vous avez apportées. Je vous prie d'excuser Gisèle Jourda, qui est retenue dans sa commune de Trèbes, pour commémorer les cinq ans des grandes inondations qui ont frappé celle-ci. Je m'exprimerai en nos deux noms.
La presse se fait l'écho de rumeurs selon lesquelles le ministère des armées pourrait retenir une offre de l'américain Hewlett Packard plutôt que celle du groupe français Atos pour acquérir un supercalculateur. Alors que le groupe Atos fait face à des difficultés et que l'État s'est porté acquéreur des activités souveraines de l'entreprise, n'est-ce pas un mauvais signal ? En outre, cela soulève des interrogations en matière de souveraineté. Ces rumeurs sont-elles fondées ? À quel stade de la procédure de passation du contrat sommes-nous ? Pouvez-vous nous indiquer les contours exacts de la mission que vous avez confiée au contrôle général des armées sur ce point ?
Par ailleurs, en ce qui concerne le financement des entreprises de la BITD, le Sénat a adopté une proposition de loi que j'avais déposée visant à flécher une partie de l'encours du livret A vers les entreprises de la défense. Celle-ci n'a pas été inscrite à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale, Bercy ayant exprimé des réticences, tout en formulant des propositions en la matière. Où en sont ces propositions ? Depuis le printemps dernier, nous ne voyons rien venir...
Ma question suivante porte sur Djibouti, où les crédits du programme 144 financent la présence de quelque 1 500 militaires et civils de la défense, ainsi qu'une contribution au fonds de soutien à la modernisation des forces armées djiboutiennes. Cette année a vu, selon les termes d'un communiqué de presse de l'Élysée, « l'aboutissement des discussions autour de la réforme ambitieuse du traité de coopération en matière de défense (TCMD), qui unit la France et Djibouti ». Pourriez-vous nous préciser le contenu de cette version rénovée du TCMD et nous indiquer les actions qui seront financées par la contribution versée à l'État djiboutien, qui devrait augmenter de 55 millions d'euros en 2025 ? Est-il prévu que le Parlement se prononce sur ce texte, comme cela avait été le cas pour le traité de 2011 ?
Enfin, permettez-moi de vous interroger sur le volet renseignement de ce programme, qui porte davantage sur la stratégie que sur l'aspect budgétaire, puisque vous nous avez confirmé les chiffres de la LPM et les crédits inscrits au titre du budget pour 2025. En effet, le retrait du théâtre subsaharien impose une reconfiguration de notre dispositif en Afrique, tout en orientant des moyens vers le flanc est de l'Europe et l'Asie, tout cela sans négliger le Moyen-Orient, qui s'embrase. Quelles sont vos priorités pour nos services de renseignement militaire ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Vous êtes nombreux à avoir dirigé un exécutif local et connaissez donc bien les obligations de la commande publique. La procédure concernant l'acquisition d'un supercalculateur étant en cours, je me dois d'être prudent sur la question. De nombreux lobbies s'agitent sur la place de Paris. Je mets les pieds dans le plat, car certaines entreprises gagneraient à investir davantage dans la recherche et l'innovation et moins dans les cabinets d'influence...
En effet, la question de la souveraineté mérite d'être posée, car, en l'état, nous n'en avons pas : 90 % à 95 % des puces de processeur graphique (GPU, graphics processing units) dans le monde sont fabriquées par Nvidia, et les autres le sont par une autre entreprise américaine. Les deux entreprises ayant répondu à l'appel d'offres s'approvisionnent chez Nvidia. Nous devons conquérir notre souveraineté en la matière à l'échelle européenne, et cela ne se fera pas en quelques jours.
Par ailleurs, la presse mélange parfois souveraineté et sécurité. Il va sans dire que, quelle que soit l'offre retenue, elle devra respecter le cahier des charges de la direction interarmées des réseaux d'infrastructure et des systèmes d'information (Dirisi) - la DGA et, désormais, le contrôle général des armées y veillent -, c'est-à-dire des standards de sécurité rigoureux. Les procédures - secret défense, habilitations diverses... - seront appliquées, quelle que soit l'entreprise choisie. Comme je le dis souvent, de nombreux ordinateurs du ministère des armées utilisent des processeurs Microsoft, car il n'existe pas de solution française. C'est la manière dont les ingénieurs du ministère mettent en oeuvre les protocoles de sécurité qui empêche toute ingérence.
En outre, l'une des deux offres peut sembler anormalement forte et l'autre anormalement faible, que ce soit du point de vue des délais, du prix, de la performance et du personnel mis à disposition. Quiconque ayant déjà participé à une commission d'appel d'offres sait que, lorsque les écarts sont forts sur tous les critères, on ne fait pas n'importe quoi avec le marché. Il convient de s'assurer qu'il n'y a pas de risque de dumping d'un côté, et, de l'autre, étudier la manière dont une entreprise française aussi importante qu'Atos devrait monter très vite en compétence en vue de conquérir une forme de souveraineté dans ce domaine. Je précise que mon ministère est un grand client d'Atos, et porte donc sur l'entreprise un regard bienveillant. Il n'y a pas plus militant que moi pour adopter cette solution.
Ce qui peut nous faire décrocher en matière de souveraineté, c'est de ne pas disposer très vite d'un supercalculateur, car ce sont les usages qui priment. Si nous tardons trop, nous nous exposons à un risque d'éviction. Les sommes évoquées sont très importantes pour un supercalculateur dont la durée de vie sera limitée, mais il s'agit de la première marche de l'escalier. Le général de Gaulle avait eu cette formule incroyable dans les années 1960 : « se doter par nos propres moyens d'une arme nucléaire ou, s'il le faut, l'acheter ». La priorité, en matière d'intelligence artificielle dans le domaine militaire, c'est de démarrer. Le contrôle général me rendra ses conclusions et je les suivrai, mais la question des délais constitue une alerte.
Le traité rénové de Djibouti a fait de l'objet de longues discussions avec notre partenaire. Ce nouveau traité porte la contribution à 85 millions d'euros par an, ce qui permettra à l'État djiboutien d'investir dans des infrastructures et des services publics qui profiteront à nos troupes sur place.
La lutte contre le terrorisme reste un sujet clé. Le Khorasan, les différentes jonctions du Sahel, et jusqu'à l'Asie centrale et le Caucase méritent un effort de renseignement important : en partenariat, mais aussi avec des sources propres ; avec des capteurs technologiques, mais aussi physiques. Les jeux Olympiques et Paralympiques (JOP) ont montré qu'il était nécessaire de conjuguer les efforts, car nous pouvons toujours avoir une mauvaise surprise en matière de terrorisme.
Nos services de renseignements travaillent également sur la prolifération nucléaire et sur l'appréciation de ce qu'il se passe au Moyen-Orient, pour ne pas être dépendants de nos alliés.
M. Jean-Louis Thiériot, ministre délégué auprès du ministre des armées et des anciens combattants. - En ce qui concerne le financement de la BITD, je ne referai pas l'historique du long combat que nous avons partagé sur le livret A. Il s'agissait non pas de prélever une part de l'épargne affectée destinée au logement social pour financer la défense, mais d'utiliser une fraction des 40 % non affectés. Vous savez ce qu'il s'est passé : la mesure a été considérée comme un cavalier législatif lors de la discussion de la LPM, et elle n'a pas passé l'étape de la commission lorsque nous avons tenté de la réintroduire via une proposition de loi à l'Assemblée nationale. Cela s'est passé lors de la précédente législature ; les pendules sont remises à zéro.
Entre-temps, la situation a fortement évolué. En 2022, nous nous battions à Bruxelles contre la taxonomie européenne qui aurait pénalisé, au nom de critères environnementaux, sociaux et de gouvernance, le financement de l'industrie de défense. Chacun sait désormais que la défense est la condition de tout le reste, et la situation s'améliore.
Dans ce contexte, notre réflexion doit porter sur les financements bancaires - bien que les entreprises aient moins de mal à obtenir un prêt qu'il y a deux ans -, mais surtout sur le financement en capital. Nous devons essayer de dupliquer les réussites de fonds privés tels que Tikehau ou Weinberg Capital Partners, à l'échelle tant nationale qu'européenne, notamment au travers de la Banque européenne d'investissement (BEI).
Je remercie Sébastien Lecornu de m'avoir confié le soin de travailler sur ce sujet. Je me réjouis de le faire avec votre commission et votre assemblée.
M. Cédric Perrin, président. - Je vous remercie, monsieur le ministre, mais la confiance n'exclut pas le contrôle. Restons vigilants sur le sujet, car tout le monde n'a pas changé d'avis dans ce dossier. Je précise que la proposition de loi n'avait pas été rejetée en commission ; c'est le bureau de l'Assemblée nationale qui ne l'avait pas inscrite à l'ordre du jour. Au reste, je ne suis pas sûr que le contexte soit plus favorable pour le faire actuellement.
Mme Marie-Arlette Carlotti, rapporteure pour avis sur les crédits du programme 212 « Soutien de la politique de la défense ». - Monsieur le ministre, avant d'en venir au programme 212, je voudrais vous interroger sur l'Arménie. Alors que tous les regards sont tournés vers le Proche-Orient, le risque d'agression contre l'Arménie grandit, si l'on en croit les discours guerriers du ministre azerbaïdjanais de la défense. Existe-t-il un risque d'escalade ?
En octobre 2023, la ministre de l'époque annonçait des livraisons d'armes à l'Arménie pour l'aider à défendre son intégrité territoriale. En avril dernier, vous disiez vous-même que notre partenariat militaire n'était « pas à la maille du partenariat civil », évoquant un soutien sous forme de conseils, de formations et de ventes d'armes défensives. Où en est la coopération de défense entre la France et l'Arménie ?
J'en viens au programme 212, sur lequel mon collègue et moi voulions vous interroger très longuement. Vous en avez largement fait état dans votre intervention luminaire et je le salue, car cela montre la reconnaissance que nous portons aux hommes et aux femmes qui sont le socle et le coeur de notre armée.
Nous étant nous-mêmes inquiétés des questions de fidélisation et d'attractivité, nous remettrons demain un rapport à la commission sur la question. Lors des auditions que nous avons menées, nous avons senti nos états-majors davantage rassurés au fil des mois, ce qui s'explique peut-être par le fait que, comme vous venez de nous le dire, nous atteindrons nos cibles en 2025.
Le chantier sur les grilles indiciaires est également fondamental. À cet égard, je note que l'adoption de la grille des officiers pourrait intervenir en 2025, comme vous me l'avez confirmé tout à l'heure.
Enfin, une autre mesure de fidélisation concerne l'intégration d'une partie des primes dans l'assiette de calcul de la pension. C'était l'une des promesses phares de votre plan Fidélisation 360. Pouvez-vous nous confirmer que le Gouvernement déposera bien un amendement au PLF 2025 pour « cranter » la mesure, afin qu'elle profite aux militaires liquidant leur pension en 2026 ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Le pilotage d'un tel ministère repose sur la confiance. Les chefs militaires que vous auditionnerez vous diront ainsi pourquoi les choses vont mieux et vous détailleront les dynamiques territoriales qui sont en jeu.
En ce qui concerne le volet indiciaire, la révision que j'ai annoncée l'année dernière entrera en vigueur dès décembre 2024 pour les sous-officiers, et je vais tâcher d'accélérer les choses pour qu'elle intervienne en 2025 et non en 2026 pour les officiers.
Je vous confirme que l'intégration d'une partie des primes dans l'assiette de calcul de la pension interviendra dès 2026 ; nous nous y engageons.
L'Arménie est un sujet clé. Aussi entrerai-je un peu dans le détail, d'autant que votre commission est également celle des affaires étrangères.
Tout d'abord, nous avons ouvert une mission de défense à Erevan et nous sommes même allés plus loin en lançant une mission de formation sur place, validée par le Président de la République. C'est passé inaperçu, alors que ce n'est pas anodin de déployer un peloton de formation au sol pour former des soldats, dans un pays qui était encore membre de l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) il y a peu. Notre partenaire arménien en est conscient et en profite pour faire monter en puissance son armée.
Ensuite, nos conseillers militaires aident l'Arménie à élaborer des plans de défense en cas d'agression, ce pays n'ayant aucunement l'intention de déstabiliser ou d'envahir l'Azerbaïdjan, comme certains narratifs entretenus par Bakou le laissent entendre.
De plus, nous fournissons des armements individuels, tels que des lunettes de surveillance nocturne pour surveiller les frontières, mais aussi des équipements de défense sol-air, de différentes portées, ainsi que des éléments d'artillerie, pour recouvrer une capacité défensive en cas d'attaque. Cela prend du temps, mais les premiers contrats sont en cours d'exécution.
Le ministre arménien de la défense, M. Souren Papikyan, se rendra de nouveau à Paris d'ici à la fin de l'année pour que nous fassions un point d'étape auquel nous associerons volontiers les parlementaires qui le souhaitent. Lorsque je me suis rendu en Arménie en février dernier avec certains d'entre vous, il s'agissait du premier déplacement d'un ministre français de la défense en Arménie ; et c'était très utile. L'Arménie est un pays qui compte pour la France et je vous remercie de l'intérêt que vous y portez.
M. Hugues Saury, rapporteur pour avis sur les crédits du programme 146 « Équipement des forces ». - Avant tout, permettez-moi de me réjouir de la montée en puissance de l'équipement des forces, qui se traduit concrètement par des livraisons de matériel au sein des régiments.
Ma première question porte sur les cadences de production des munitions. Vous nous avez exposé les grandes masses budgétaires : 1,9 milliard d'euros de commandes, en augmentation de 400 millions d'euros. Pouvez-vous nous dire, dans les grandes lignes, ce qu'implique une telle augmentation ?
Je me permets de vous faire remarquer que, lors de nos auditions du premier semestre, les représentants de MBDA n'étaient pas les seuls à souligner que les commandes de l'État n'étaient pas tout à fait à la hauteur des attentes liées à un combat de haute intensité ; c'est assez parlant lorsqu'on rapporte le nombre d'obus et de missiles échangés chaque jour entre la Russie et l'Ukraine à celui des obus qui sont produits chaque année dans notre pays. Les chiffres que vous avez cités permettront-ils une réelle montée en puissance ?
Dans le même domaine, mis à part le partenariat que vous avez évoqué avec la Belgique, existe-t-il une volonté de relocaliser la production de petits calibres ? Des appels d'offres sont-ils prévus ?
Ma deuxième question porte sur la résilience de notre outil de production. La pression que la Chine exerce sur Taïwan met en évidence notre dépendance sur les microprocesseurs. Nous dépendons toujours grandement de certains fournisseurs pour des matériaux stratégiques, comme le titane pour l'aéronautique. Quelles initiatives sont prises pour renforcer la résilience de notre outil de production ? Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur notre stratégie de relocalisation des productions stratégiques et de sécurisation des filières de matériaux critiques ?
Dernière question, sans vouloir appuyer sur ce qui fait mal : vous avez mentionné un retard de quelques mois pour l'Eurodrone Male. Airbus et Dassault ont-ils mis du temps à apprendre à travailler ? Peut-on espérer que désormais, le programme puisse se dérouler sans heurts ?
M. Cédric Perrin, président. - Et le retard de quelques mois s'ajoute aux années précédentes...
Mme Hélène Conway-Mouret, rapporteure pour avis sur les crédits du programme 146 « Équipement des forces ». - Lors du marathon d'auditions que nous avons mené avec mon corapporteur, tous nos interlocuteurs, qu'ils soient militaires ou industriels, ont insisté sur la nécessité du respect de la LPM.
Les crédits gelés en 2023 et 2024 ont-ils été dégelés ? Y aura-t-il un report sur 2025 ? Faut-il s'attendre à de nouveaux gels en 2025 ? C'est important pour la BITD, qui a besoin d'une certaine visibilité.
Nous avons entendu parler du partenariat CaMo, du partenariat avec la Roumanie, la Lituanie, l'Estonie. Est-ce une volonté affichée de renforcer la défense européenne en bilatéral ? Sur le plan budgétaire, ces opérations ne sont pas considérées comme des Opex ; si elles doivent se multiplier - ce qui serait d'ailleurs une bonne chose pour la défense européenne - en même temps que les exercices au niveau européen, comme bientôt en Roumanie, la question du programme budgétaire concerné se pose. Est-ce aussi une façon pour nous de développer la BITD ?
La coopération franco-allemande autour du Scaf semble avancer, peut-être grâce à votre bonne entente avec votre homologue allemand ; est-ce le cas avec le partenaire espagnol ? Quid du respect du calendrier ? S'il devait prendre encore plus de retard, cela induirait-il une augmentation des crédits ? S'agissant de l'A400M, vous avez dit que la France respectait ses obligations. Or nous sommes passés, je crois, de 65 à 30 avions...
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Quarante !
Mme Hélène Conway-Mouret, rapporteure pour avis. - Nous prévoyons donc d'en acheter moins que prévu. En va-t-il de même pour l'Espagne et le Royaume-Uni ? Cette baisse des achats prévus pourrait, semble-t-il, signifier un arrêt de la production en 2028. Le trio MRTT-Rafale-A400M étant plutôt performant, la France n'aurait-elle pas intérêt à pousser ce programme pour s'assurer de sa pérennité ?
Quel a été le montant des ressources budgétaires additionnelles indispensables en 2024 et quelles sont vos prévisions pour 2025 ?
Étant ancienne auditrice de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) comme beaucoup d'autres dans cette salle, je sais que cet institut a su diffuser l'esprit de défense très largement dans la société française. Pourriez-vous dire un mot sur son budget qui relève des services du Premier ministre afin d'en assurer la pérennité ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Effectivement, les effets de la LPM commencent à se voir dans les bases aériennes, les régiments, les bases navales. Cela fait plaisir à voir, par patriotisme, c'est important pour la fidélisation, et accessoirement pour nos alliés et pour nos compétiteurs.
Concernant l'économie de guerre, les choses avancent : pour le canon Caesar, les radars Thalès, les missiles Mistral, les délais sont divisés par deux ou trois. Toutes les entreprises ont fait le travail, y compris MBDA. Elles doivent cependant s'améliorer pour la gestion de leurs stocks. S'il y en avait un engagement de haute intensité, je débloquerais en urgence des milliards d'euros de commandes ; mais les entreprises ne pourraient pas les livrer, faute de stocks et d'un outil de production suffisant. Or c'est indispensable : si vous achetez une machine à café, vous avez besoin d'avoir la garantie que vous trouverez toujours des dosettes ! Si l'on vous explique que vous devez les acheter par anticipation et les stocker dans votre garage, vous ne l'achetez pas ! Si vous devez en plus acheter de nombreuses pièces détachées pour réparer vous-même la machine en cas de conflit... C'est aux entreprises d'organiser leur plan de charge. Je fais attendre des alliés à l'export.
Autre axe d'effort : les chaînes de sous-traitants. Lorsque vous leur rendez visite, qu'est-ce que les PME sous-traitantes de la défense vous disent ? « Monsieur le ministre, je n'ai pas de visibilité ». Or, de la visibilité, les grands industriels en ont désormais ; il faut qu'ils la répercutent. Cela m'amène de plus en plus souvent à faire du name and shame. Je demanderai à la DGA de regarder ce point auquel Jean-Louis Thiériot consacrera du temps.
La cible, pour l'A400M, c'est un achat de 35 avions, mais il doit se vendre à l'export. Sur le tarmac de l'aéroport de Kaboul lors de la décision d'évacuation de l'Afghanistan, tous les A400M du monde étaient présents : l'avion a fait la preuve de son efficacité tactique et opérationnelle. On a toujours besoin d'aviation de transport. Je m'emploie à lui trouver des clients parce que ma mission est aussi d'être le directeur export de la BITD. L'export est une des réponses à la question de l'équilibre de la chaîne de production, comme pour les bateaux de surface à Lorient.
En ce qui concerne les munitions de petit calibre, les choses avancent bien. Le modèle économique devra englober le ministère de l'intérieur et peut-être même le tir de loisir : il faut des débouchés, pour éviter la situation ayant conduit à la disparition de la filière dans les années 2000.
Le premier test grandeur nature de relocalisation porte sur la poudre, avec l'ouverture du site de Bergerac. Comment a-t-on pu se débarrasser de l'outil de production de quelque chose d'aussi central que la poudre explosive ? Il peut y avoir débat sur les semi-conducteurs de Taïwan et les puces GPU de Nvidia, mais on ne peut pas être dépendants pour la poudre ! L'ouverture de l'usine est prévue en janvier. La poudre a une valeur symbolique majeure, du point de vue de la confiance...
M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Comme l'aspirine !
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Ou le Doliprane, en l'occurrence...
L'Eurodrone Male devrait avoir un an de retard. Il faudra se poser la question des pénalités. Les raisons, je ne les connais pas. L'enjeu, maintenant, c'est d'avoir une livraison dans les forces d'un drone qui soit toujours d'actualité du point de vue opérationnel. Nous devrons en parler avec les différents partenaires.
M. Cédric Perrin, président. - Si une décision doit être prise, cela aura un impact financier.
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Effectivement, dans un sens ou dans un autre : soit on décide de l'abandonner unilatéralement, et cela peut coûter aussi cher que si l'on commande vraiment l'objet ; soit on décide collectivement de faire évoluer le programme. Mais inversement, si l'on ne reçoit pas ce que l'on a commandé, c'est plutôt l'entreprise qui nous devra des pénalités.
Je n'ai pas encore pris de décision concernant l'exercice en Roumanie, mais vous avez souhaité, à juste titre, mettre l'accent sur l'entraînement des forces dans la LPM et cela en relève de l'évidence. Les manoeuvres qui se déroulent actuellement en Roumanie auraient pu se faire dans un camp du Grand Est de la France. Tout ne peut pas être classé en Opex. On ne peut pas faire financer des manoeuvres par d'autres ministères ; la crédibilité même du ministère serait engagée.
Un sommet aura lieu en décembre sur le Scaf, au cours duquel le démonstrateur sera évoqué. Nous devrons traiter des questions politiques, telles que l'export, mais aussi des questions opérationnelles : à quoi ressemble l'avion ? Quel est son poids, sa capacité à correspondre aux besoins de la dissuasion nucléaire française, à apponter sur un porte-avions ? Vous avez raison de citer l'Espagne, qui paie la même facture que la France et l'Allemagne, soit 1 milliard d'euros dans la phase actuelle.
Je vous promets de faire passer votre message sur l'IHEDN, qui est un bel outil permettant de donner une culture de défense - plus large qu'une culture militaire - à beaucoup de décideurs.
Il y a eu un dégel intégral des crédits en 2023. Pour 2024, j'attends l'arbitrage.
Pour ce qui est des coopérations, nous devons tenir compte des entreprises qui existent déjà. Vous suivez le débat portant sur les frappes dans la profondeur ; il montre toute la valeur des coopérations menées au sein de MBDA avec l'Italie et le Royaume-Uni. Cela nous conduit à réfléchir de nouveau à des programmes capacitaires en commun qui ne passent pas par la Commission européenne, mais sont bilatéraux. Le SAMP/T de nouvelle génération a mille vertus : nous avons pu aider l'Ukraine avec l'Italie, sans compter le retour industriel des deux côtés de la frontière.
Nous devons trouver un successeur au LRU, pour lequel je privilégie une solution souveraine. Dans la transformation de l'armée de terre voulue par Pierre Schill et à laquelle j'adhère, les feux dans la profondeur sont cruciaux. Ils prennent différentes formes : drones, munitions téléopérées, Caesar, missiles complexes, mais aussi évidemment les frappes de longue portée par le LRU. J'ai donc donné des instructions à la DGA dans ce sens afin qu'on y voie clair en 2025.
M. Cédric Perrin, président. - Il faut se méfier des vacances de pouvoir : cela donne à certains des velléités insoupçonnées.
M. Olivier Cigolotti, rapporteur pour avis sur les crédits du programme 178 « Préparation et emploi des forces ». - Nous sommes satisfaits de constater que la trajectoire budgétaire est conforme à la programmation, même dans le cadre budgétaire contraint que nous connaissons. Le Sénat prendra toute sa part pour la défendre. J'ai néanmoins personnellement une inquiétude : vous avez abordé énormément de sujets dans votre propos liminaire, mais vous avez sciemment oublié le maintien en condition opérationnelle (MCO).
Première observation en matière de lisibilité : nous avons toujours du mal à retrouver les éléments budgétaires agglomérés sur ce sujet. Prenons l'exemple de la préparation des forces terrestres : d'un côté, nous avons les crédits d'activité opérationnelle et, de l'autre, nous avons l'entretien programmé du matériel. Si l'on regarde de façon très précise ces éléments, on a l'impression que le MCO diminue, passant de 1,458 milliard d'euros à 1,450 milliard en 2025 soit une baisse faciale de 8 millions d'euros, alors qu'apparemment il n'en est rien. Il en est de même pour les autres milieux.
Deuxième observation en matière d'efficacité : il ne suffit pas de financer le MCO, il faut également le moderniser. Comment comptez-vous y parvenir ? La disponibilité opérationnelle des matériels, c'est le nerf de la guerre.
Dernier point : comment réagissez-vous aux critiques formulées la semaine dernière par la Cour des comptes sur l'efficacité de la maintenance aéronautique ?
Mme Michelle Gréaume, rapporteure pour avis sur le programme 178 « Préparation et emploi des forces ». - Comme vous le savez, je suis très attachée à la santé de notre armée. Malgré les progrès accomplis, le service de santé des armées reste un grand convalescent, notamment en matière de personnel : déficit récurrent de médecins des armées, tensions sur les effectifs de la composante hospitalière, en particulier les spécialités chirurgicales, mais aussi la médecine d'urgence.
Par ailleurs, si la mission Barkhane a pris fin, le SSA reste actif sur ce théâtre, notamment au Tchad, où il offre des consultations sur la base militaire de Faya-Largeau aux populations locales.
En outre, il doit faire face à de nouveaux enjeux ; je pense au rapport de la mission d'enquête sur les violences sexuelles et sexistes au sein du ministère des armées, rendu en juin dernier ou encore sur le harcèlement, qui a fait l'objet d'un documentaire récent sur La Chaîne parlementaire (LCP). Le service de santé des armées est identifié comme un point de signalement possible pour les victimes, mais dispose-t-il des effectifs de psychologues nécessaires pour prendre en charge les cas urgents de personnes harcelées ou agressées et pour les orienter correctement ? De manière générale, le défi du recrutement et de la fidélisation au sein du SSA sera-t-il relevé en 2025 ?
Une profonde réforme de nos implantations militaires en Afrique de l'Ouest est en cours. Il s'agit d'une division par deux, voire par trois, du personnel des bases au Sénégal, au Gabon et en Côte d'Ivoire. L'objectif est d'abord de réduire notre empreinte pour avoir une présence plus discrète dans un contexte qui nous est actuellement défavorable. Toutefois, serait-il possible d'avoir une idée des économies qui seront ainsi réalisées et de la marge de manoeuvre qui en résultera pour d'autres missions ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Je n'ai pas oublié le MCO, première brique de notre programmation : avant d'acheter du nouveau matériel, il fallait nous assurer de la disponibilité du matériel actuel.
Globalement, 5,9 milliards d'euros pour 2025, c'est colossal. Il arrive fatalement un moment où il n'y a plus d'augmentation parce qu'on est arrivé au rythme de croisière de la programmation. En 2023-2024, l'augmentation avait été de 1,3 milliard d'euros.
Vous m'interrogez sur la modernisation du MCO : il n'y a pas de doute sur le fait que l'intelligence artificielle doit nous y aider. À la place d'un entretien périodique, le matériel sera capable de signaler qu'il a besoin d'être entretenu. C'est un des axes d'effort majeurs. Si le supercalculateur arrive après la bataille, ce n'est plus la peine d'en parler.
La maintenance aéronautique est un sujet très complexe, qui n'est pas propre à notre armée. Depuis la création de la direction de la maintenance aéronautique (DMA), les choses vont mieux. Le rapport de la Cour des comptes dont vous avez parlé est favorable à la verticalisation des contrats voulue par Florence Parly, parce que cela donne de la visibilité, grâce à des ratios intelligibles.
Il faut surtout se préoccuper du MCO des programmes à venir. Je suis frappé que l'on me demande encore d'arbitrer des programmes d'armement sans évaluation de leur coût. C'est une des faiblesses de l'export du F-15, du F-16, du F-35 : s'ils sont un peu moins chers à l'achat, leur MCO est colossal. La visibilité dans ce domaine que Dassault a su donner à ses clients à l'export a beaucoup de la valeur.
Je me passionne ainsi pour le MCO du porte-avions de nouvelle génération : s'il faut acheter vingt ans de pièces détachées avec la machine, cela équivaut à acheter cette dernière plusieurs fois. Cela vaut aussi pour la dissuasion nucléaire à certains égards : la permanence de la dissuasion nécessite une permanence du MCO qui n'est pas négligeable d'un point de vue financier.
Le service de santé des armées va mieux. Il a obtenu 200 ETP de plus en 2024. Quand vous en supprimez 200, cela se voit, mais aussi quand vous en ajoutez 200. Comme il est très territorialisé, nous avons fait attention à ce que l'effort soit réparti sur l'ensemble des hôpitaux et sur la médecine des forces lorsqu'elle est déployée. J'attends aussi beaucoup de la réserve sur certains contrats opérationnels et certaines spécialités médicales. Cela nous aidera aussi à faire face à de la haute intensité ou à un surplus d'activités, notamment les visites médicales pour les forces. En 2025, les crédits augmentent de 6 % et il y aura 34 ETP supplémentaires ainsi que des mesures salariales, nécessaires à la fidélisation.
Certaines opérations ponctuelles ne sont pas négligeables : je pense à la reconstruction de Laveran, mais aussi aux travaux dans les urgences de Percy, à la spécialisation des hôpitaux régionaux d'instruction des armées de Lyon, de Bordeaux et de Metz, notamment autour des troubles de stress post-traumatique.
Sur les violences sexuelles et sexistes au sein des armées, j'ai installé le comité de pilotage la semaine dernière. La parole se libère beaucoup ; c'était indispensable. Le commandement prend ses responsabilités avec une augmentation significative des signalements en vertu de l'article 40 du code de procédure pénale. Mon premier combat est de réexpliquer à la hiérarchie militaire que la discipline militaire ne se substituait pas à l'autorité judiciaire ; cela vaut dans les deux sens : des actes peuvent de ne pas faire l'objet de poursuites pénales, mais, ce n'est pas pour autant qu'il n'y a pas eu un manquement aux règlements de discipline militaire. Mon deuxième combat, c'est la valeur de la parole de la victime. Il faut mettre fin à ces situations aberrantes, où la victime présumée devait changer de poste, mais où l'auteur présumé restait en place, voire était décoré ou proposé pour une décoration. Il y va de la respectabilité, des droits et devoirs militaires.
M. Cédric Perrin, président. - Nous avons l'honneur de compter parmi nous le rapporteur spécial de la commission des finances pour la mission « Défense », qui souhaite vous interroger.
M. Dominique de Legge, rapporteur spécial de la mission « Défense ». - Je reprendrai d'abord une observation du président Perrin dans son propos liminaire : l'absence d'indicateurs relatifs au MCO et à l'activité des forces. J'entends bien les arguments liés au secret, mais j'ai peine à imaginer que nos adversaires attendent la publication du projet de loi de finances et de ses indicateurs pour avoir une idée de l'état réel de la disponibilité de nos matériels et de l'activité de nos forces. J'avais soulevé cette question l'année dernière lors de la discussion budgétaire ; vous aviez eu la gentillesse de me dire que c'était une bonne question et que vous alliez y apporter une bonne réponse. Je suis donc un peu déçu de ne pas l'avoir ce soir...
Si je comprends bien, le moindre niveau d'inflation nous permet d'accompagner l'effort en Ukraine. Pouvez-vous en dire plus ?
Dernier point : le report de charge a été en 2022 de 13,7 milliards d'euros et de 19,8 milliards en 2023. Sans préjuger de la fin de gestion 2024, il y a là une dérive préoccupante qui s'éloigne assez de ce qui était envisagé dans la LPM.
M. Sébastien Lecornu, ministre. - J'avais pris l'engagement que les rapporteurs et le président de la commission aient connaissance des indicateurs sur le MCO.
M. Dominique de Legge, rapporteur spécial. - Mais sans pouvoir en faire état !
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Aucun de nos alliés ne les publie. Il était important d'informer les parlementaires, mais de là à les mettre sur la place publique... Nous n'avons rien à cacher : pendant des années, certains de mes prédécesseurs les ont sans doute rendus secrets parce qu'ils étaient mauvais, mais maintenant, pour être honnête, ils sont très bons.
Les reports de charge sont un indicateur très suivi. Florence Parly, au début de la première programmation, avait fait des efforts importants pour en diminuer le volume. Il y a beaucoup de reports de charge parce qu'il y a beaucoup de commandes. Vous avez besoin que des programmes avancent en même temps et vous n'avez pas suffisamment de crédits de paiement pour les payer. Il faut bien aussi qu'il y ait des limites à leur augmentation : quand je dis à mes collègues ministres que j'ai droit à 10 milliards d'euros de plus, j'ai un succès limité... Le report de charge est un outil pratique parce qu'il permet de faire la jonction sur les commandes entre deux années.
En 2022, les reports représentaient 14 % des crédits hors titre II, 20 % en 2023. Il est prévu de rester à ce même niveau en 2024. Cela représente des intérêts moratoires qui sont en train d'être discutés et dont nos industriels bénéficient.
M. Jean-Baptiste Lemoyne. - Votre budget en hausse de 3,3 milliards d'euros, soit 7 %, est aussi un budget de confiance, dont le groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants se félicite d'autant plus que l'on en voit les effets sur les bases ou sur les tarmacs.
Il a été question du supercalculateur mais aussi de tout un environnement de start-up, de PME technologiques, éventuellement de futures licornes, notamment dans le domaine du quantique : ces pépites doivent être viables et ont donc besoin d'être accompagnées, défendues contre de potentielles prédations. Quels moyens le ministère déploie-t-il en matière d'intelligence économique ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Les PME, c'est la clé : le fait de nous avoir comme clients directs ou via la sous-traitance leur permet de financer une innovation duale, qui peut être utile dans le domaine civil.
Nous avons demandé à la DGA de se transformer, de se territorialiser, d'avoir des guichets dédiés aux PME. Évidemment, il y a un éléphant dans la pièce : l'accès au financement bancaire. Une PME qui vend quelque chose de qualité arrive facilement à trouver des clients, mais pas forcément à lever un emprunt ou à trouver des investisseurs. Jean-Louis Thiériot en a parlé tout à l'heure.
Pour ce qui a trait à la protection, il y a la protection intellectuelle, mais aussi tout simplement la protection des entreprises. La commission d'enquête sénatoriale sur les ingérences m'a interrogé au début de l'été sur les différentes atteintes potentielles, notamment aux sous-traitants de notre BITD, sabotage, espionnage, attaque cyber : il est clair que le ministère a un devoir d'accompagnement plus fort.
M. François Bonneau. - Sur le sujet des drones de petite taille et des munitions téléopérées, on peut se réjouir de l'accord entre KNDS France et Delair. Mais dans le Donbass et en Crimée, les Ukrainiens ont utilisé 200 000 drones l'année dernière et en utiliseront probablement 500 000 cette année. Allez-vous développer des escadrons de drones ou de lutte anti-drones au sein des régiments de l'armée de terre ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Sur ce sujet, nous avons emmagasiné beaucoup de données grâce à l'expérience des jeux Olympiques, mais les choses vont très vite. Nous avons tenu compte des alertes du président Perrin. D'autres systèmes ont été sollicités, certains ont été mis un peu de côté. Il n'y a pas de lutte anti-drone efficace, il n'y a pas de stress test en opération : c'est la leçon de tout cela, y compris sur le territoire national. La lutte anti-drone ira toujours plus lentement que la technologie des drones, parce qu'elle est passive par définition. Cela soulève des questions pour les programmes à effet majeur à venir, comme la capacité à saturer par des brouillages ou les sujets de guerre électronique.
Derrière la question des drones, énormément de questions technologiques, capacitaires et opérationnelles se posent. À votre question sur les escadrons de drones, la réponse est oui ; mais il y a drone et drone... Nous avons besoin de produire le petit drone tactique, qui - on le voit en Ukraine - doit faire partie de l'armement individuel d'un combattant ou, à défaut, d'une section de l'armée de terre. Il y a également des drones beaucoup plus importants, qui doivent faire l'objet d'une bonne organisation.
Je vous invite à visiter l'école des drones de Chaumont, si ce n'est déjà fait : c'est très instructif sur la transformation de l'armée de terre dans ce domaine. Il y a le matériel, mais aussi la capacité à s'en servir et à l'entretenir.
M. Guillaume Gontard. - Je vous félicite : 3,3 milliards d'euros supplémentaires quand la dépense publique doit être réduite à 20 milliards d'euros, 700 postes créés quand le solde des emplois publics diminue de 2 200 postes, être à la tête de la seule mission budgétaire en hausse avec la sécurité, bénéficier de la seule loi de programmation respectée avec celle du ministère de l'intérieur, ce n'est pas rien ! Didier Migaud doit vous envier...
Nous n'ignorons évidemment rien du contexte géopolitique et nous ne sommes pas opposés à l'ambition de la LPM. Nous ne doutons pas non plus de votre talent pour préserver les intérêts de nos armées. Mais dans un contexte de dérapage budgétaire dramatique qui sonne comme un lourd bilan, vous maintenez la trajectoire qui doit porter le budget des armées à plus de 60 milliards d'euros d'ici à 2028. Toujours enfermé dans un dogmatisme antifiscal, le Gouvernement prévoit une baisse de la dépense publique également de 60 milliards pour ramener le déficit à un niveau soutenable.
Nous nous étions abstenus sur la LPM par crainte de cette trajectoire budgétaire exponentielle pour développer une armée complète, renouveler la dissuasion et satisfaire des ambitions cyber, spatiales et sous-marines. Notre crainte était légitime, puisque vous prévoyez d'hypothéquer notre avenir en réduisant à la fois les budgets de l'éducation, de l'écologie, des collectivités qui assurent notre investissement et d'à peu près toutes les missions de l'État. Puisque nos armées ne peuvent faire aucun effort dans le monde instable de 2024, plaiderez-vous, avec tout le poids politique qu'on vous connaît, pour l'accroissement des recettes de l'État, afin que l'effort de nos armées n'ampute pas l'avenir du pays ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Je ne sais pas si Didier Migaud m'envie ; mais peu de ministères auront autant participé à la réduction des dépenses que celui des armées. On n'a pas fermé de prisons, mais on a fermé des régiments ; même la dissuasion a fait l'objet d'une réduction de budget. L'armée était à l'os ; il fallait donc remettre de l'argent sur la table.
Comme vous, j'aime mon pays. Il est toujours compliqué de comparer les missions entre elles, cela finit toujours par les monter les unes contre les autres ; ce n'est d'ailleurs pas ce que vous faites, mais d'autres le font dans une autre chambre du Parlement... Opposer le rôle de l'instituteur et du soldat n'est pas une bonne chose.
M. Guillaume Gontard. - Nous sommes d'accord.
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Les missions des soldats sont dangereuses, y compris les entraînements, comme le montre la mort des deux pilotes de Rafale en août dernier. De même, participer à la Finul est devenu une mission difficile.
Il est très compliqué de faire des économies dans un ministère comme le mien, à cause des programmes à effet majeur. Lorsque vous avez un sous-marin sur les cales, vous ne pouvez pas arrêter le programme. On ne peut faire des économies qu'après un long délai. Le budget est important, mais c'est parce qu'il correspond à la programmation que vous avez votée, notamment dans le rapport annexé à la LPM, qui n'est pas peu bavard en la matière.
Nous pourrions acheter à l'étranger. Notre modèle souverain - nous devons y parvenir sur l'IA - coûte un peu plus cher, et tant mieux pour les entreprises de l'Isère...
M. Akli Mellouli. - Nous voulions parler des recettes.
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Je suis un ministre dépensier. Le Premier ministre s'est exprimé sur les recettes. Notre industrie de dépense ne fonctionne que si elle exporte ; c'est uniquement dans ce domaine que j'agis sur les recettes.
M. Mickaël Vallet. - Pouvez-vous nous aider à décoder la pensée complexe du Président de la République, qui appelle à ne plus vendre d'armes offensives à Israël, avant de préciser que la France ne le faisait pas ? Vous m'aviez dit, me semble-t-il, dans un cadre moins ouvert, que la France vendait des composants d'armes qui repartaient à l'exportation. Oui ou non, vendons-nous à Israël des armes offensives ou des composants potentiels de ces armes ? Certains en parlent.
Il me semble avoir lu dans un ouvrage récent que vous envisagiez un bilan de notre retour dans le commandement intégré de l'Otan. Qu'est-ce qui vous a amené à ce souhait ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Ce bilan est une obligation de la LPM. Le groupe LFI l'avait demandé et, comme cela permettait d'objectiver le débat, j'avais fini par émettre un avis favorable.
M. Mickaël Vallet. - Vous l'avez repris à votre compte.
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Certains font parler le général de Gaulle bizarrement sur ce sujet... Il y a ceux qui reprennent ce qu'il a vraiment dit, et puis ceux qui lui font dire ce qu'il n'a pas dit. Comparer la décision de réintégration prise par le président Sarkozy et acceptée par une bonne partie des formations politiques avec la situation de 1966 est une faute. Quand Jean-Luc Mélenchon twitte encore récemment que le porte-avions Charles de Gaulle échappe à la chaîne de commandement française, c'est faux. Les forces américaines ne sont pas revenues dans des bases en France, si mes informations sont exactes !
Il est bon de dépassionner et de traiter à froid ce débat. Je sais que votre collègue Rachid Temal regrette que l'examen de la LPM n'ait pas permis de le mener jusqu'au bout. Les caricatures politiciennes sont en décalage avec ce que vivent un soldat de l'armée de terre en Roumanie, un marin qui mène une mission otanienne de sécurisation de la Méditerranée ou un aviateur qui fait une mission de police du ciel au-dessus de l'Estonie. Je serais ravi que le Sénat participe à ce débat.
Il n'y a pas de vente d'armes à Israël : au-delà de la diplomatie, des autorisations de licence, Israël est un des grands concurrents des industries françaises et Tsahal n'a pas besoin des armes françaises. Oui, nous vendons des composants - systèmes de roulement à billes, ressorts, plaques de blindage pour véhicules civils - de systèmes défensifs, notamment le dôme de fer. Ces systèmes ne peuvent pas être retournés de manière offensive contre qui que ce soit.
Il y a ensuite des licences pour du réexport, où le client final n'est pas Tsahal mais un autre pays, qui peut être la France. Les journalistes de Disclose et autres Mediapart créent donc le soupçon à tort ; cela dit, s'ils étaient rigoureux et honnêtes intellectuellement, on s'en serait rendu compte depuis longtemps...
J'ai découvert que les bandes qui permettent de tenir les munitions ensemble dans un certain nombre de systèmes d'armes étaient assemblées en Israël et revenaient en France ; il n'y a donc pas d'armes vendues à Israël, n'en déplaise à celles et ceux qui ont voulu entretenir le trouble sur ce sujet. Merci de m'avoir posé la question techniquement et froidement ; cela me permet d'y répondre de la même façon.
M. Cédric Perrin, président. - Nous avons visité quelques régiments ces derniers temps et avons été alertés par la difficulté qu'il y a à intégrer des réservistes, compte tenu des budgets qui ne sont pas au rendez-vous. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
Le commissaire Thierry Breton, lorsqu'il est venu ici en février dernier, a affirmé que le million d'obus de calibre 155 promis serait livré à la fin mars. Où en est-on aujourd'hui ? Il a également affirmé que nous atteindrions 2 millions en 2025, c'est-à-dire à peu près l'équivalent de ce que les Russes étaient capables de fournir. Pouvez-vous nous dire quelques mots là-dessus ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Je rends hommage au travail de Thierry Breton, qui a su faire avancer les lignes tout en étant respectueux de la souveraineté des États.
Pour les réserves, le budget est là, mais il y a un problème de gestion. J'ai connu ça moi-même comme réserviste en gendarmerie : la manière dont les sommes sont pilotées doit être revue. Il y a un peu de stop and go, un peu de réserve de précaution, un peu de surgel appliqué par les différentes autorités de gestion, puis tout d'un coup, en novembre, une libération de nombreux jours de réserve. Il faut gérer cela de façon plus moderne, avec une programmation sur l'année qui donne de la visibilité aux réservistes en fonction des missions.
Autre défi : être capable d'équiper et d'entraîner les réservistes, d'autant plus que le recrutement est plutôt bon. Augmenter le nombre de réservistes de 3 800 l'année prochaine est un beau défi ; heureusement qu'on y met 26 millions d'euros de plus. Il faut aussi traiter des irritants qui restent, tels que l'entonnoir que constitue la visite médicale. Il faut fidéliser les réservistes : il n'y a rien de pire que de s'engager, de ne jamais être convoqué et de se sentir inutile.
C'est la Commission européenne qui a piloté la livraison d'obus. Cela reposait largement sur des promesses des industriels, qu'il s'agisse de stocks planifiés ou de production planifiée.
Je ne sais pas ce que Rheinmetall ou d'autres entreprises ont pu promettre ; ce que je sais, c'est que KNDS France va livrer ce qui était promis, soit entre 30 000 et 40 000 obus. L'année prochaine, l'effet Bergerac nous permettra de changer complètement de monde.
M. Cédric Perrin, président. - Nous avons compris lors de nos auditions que la capacité totale de production en France à l'issue des deux années qui viennent serait de 90 000 à 100 000. Est-il envisagé de construire de nouvelles chaînes de production ?
Nous avons reçu en audition Eurenco, qui dispose d'une capacité de production de poudre qui n'est pas négligeable, mais captée davantage par des pays étrangers que par nos propres industriels, qui n'anticipent peut-être pas suffisamment...
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Il faut aussi parler des charges propulsives.
Il faudrait demander à nos industriels quelles sont leurs attentes à l'export pour les obus de 155 millimètres. Beaucoup d'autres pays, comme l'Inde, en fabriquent aussi. Mais les nôtres, dans un canon Caesar, vont vraiment à 40 kilomètres et n'explosent pas à la tête de nos artilleurs ; mais ils sont plus chers.
Nous vendrons de plus en plus ce canon, son système de connectivité, sa protection cyber, demain l'IA qui l'accompagne, peut-être le drone accompagnateur du Caesar nouvelle génération ; mais vendrons-nous aussi des obus ? J'en doute...
M. Cédric Perrin, président. - Je vous remercie, monsieur le ministre, de vos propos.
La réunion est close à 19 h 25.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Mercredi 16 octobre 2024
- Présidence de M. Pascal Allizard, Vice-président -
La réunion est ouverte à 9 h 35
Nouvelle posture stratégique du Japon dans l'Indopacifique - Examen du rapport d'information
M. Pascal Allizard, président. - Mes chers collègues, j'excuse notre président, Cédric Perrin, qui est retenu par la venue en France d'une délégation de l'AP-Otan.
Le premier point à l'ordre du jour est l'examen du rapport d'information de nos collègues Cédric Perrin, Catherine Dumas, Hugues Saury, Mickaël Vallet, Édouard Courtial et Ludovic Haye sur la nouvelle posture stratégique du Japon dans l'Indopacifique.
Mme Catherine Dumas, rapporteure. - Il me revient de vous présenter, au nom du président Perrin, excusé, les conclusions de la mission relative au Japon. Celle-ci s'inscrit dans le prolongement du rapport de 2023 sur la stratégie française dans l'Indopacifique, mission conduite par Cédric Perrin avec nos collègues Rachid Temal, Hugues Saury, Jacques Le Nay, André Gattolin et Joël Guerriau. Ils avaient notamment relevé le décalage qui existe entre les ambitions de la France et la réalité de ses moyens. Nous verrons que ce constat et les recommandations de ce rapport restent pleinement valables un an après.
Après le déplacement précédent en Nouvelle-Calédonie et en Indonésie, pourquoi avons-nous décidé de porter notre regard sur le Japon, réputé être un pays dont les armées sont strictement défensives et une « chasse gardée américaine » en matière d'armement ?
Ce qui nous a intéressés, c'est la nouvelle posture de défense et d'alliance du Japon - pays à l'origine du concept d'Indo-Pacifique libre et ouvert. Le Japon s'est engagé dans un renforcement de ses forces d'autodéfense, le développement d'une « capacité de contre-attaque » et le doublement de son budget de la défense à l'horizon de 2027.
Adossé à son allié américain, l'archipel fait face sur son flanc ouest à la triple menace chinoise, nord-coréenne et russe, son extrémité sud ne se trouvant qu'à une centaine de kilomètres de Taïwan. À ce titre, on peut se demander quelle serait son attitude en cas de durcissement de la rivalité sino-américaine. En cas de guerre entre la Chine et Taïwan, est-ce que le Japon s'engagera avec les États-Unis ?
Pour ce qui concerne la France, le Japon sort d'une année 2023 active sur la scène bilatérale, avec notamment une rencontre entre le Président de la République et le Premier ministre japonais. L'année 2024 ouvre une phase d'approfondissement du « partenariat d'exception » franco-japonais dans le cadre d'une nouvelle feuille de route pour 2023-2027. Toutefois, malgré une coopération de sécurité et de défense active, celle-ci demeure encore limitée dans le domaine de l'armement du fait de la relation privilégiée du Japon avec les États-Unis.
Nous avions entendu en janvier dernier la chercheuse de l'Institut français des relations internationales (IFRI), Mme Céline Pajon, en audition plénière sur la nouvelle stratégie japonaise. Puis, avec nos collègues Hugues Saury, Mickaël Vallet, Édouard Courtial et Ludovic Haye, nous avons procédé à des auditions, notamment à celles de l'ambassadeur du Japon à Paris et de l'ambassadeur de France pour l'Indo-Pacifique, avant de réaliser cette mission au Japon de fin mai à début juin 2024.
Nous vous livrons donc ce matin nos constats et quelques préconisations.
J'ajoute que la séquence d'alternance politique intervenue par la nomination de nouveaux Premiers ministres dans les deux pays, Michel Barnier en France et Shigeru Ishiba au Japon, est l'occasion ici de faire passer quelques messages pour mieux articuler les stratégies indopacifiques respectives de la France et du Japon et de saisir de nouvelles opportunités d'influence pour la France.
Je passe maintenant la parole à mes co-rapporteurs, en précisant que notre intervention sera composée de six parties : la stratégie française face aux nouveaux axes de tension dans l'Indopacifique ; le Japon à l'origine du concept d'Indopacifique et la France précurseuse en Europe se retrouvent autour d'un partenariat d'exception ; la volonté du Japon de prendre un rôle plus actif pour la sécurité régionale ; une coopération de défense prometteuse à inscrire dans la durée ; une coopération d'armement encore limitée qui doit se saisir de nouvelles opportunités ; enfin, l'influence de la France : un investissement diplomatique et politique à renforcer.
M. Hugues Saury, rapporteur. - Je vais donc rapporter la partie dédiée à la stratégie française face aux nouveaux axes de tension dans l'Indopacifique. Avec, à l'échelle de la planète, 60 % de la population, 50 % du fret maritime et 40 % du produit intérieur brut (PIB), les rives de l'Indopacifique représentent le moteur du développement mondial, mais aussi un risque majeur de confrontation en présence de cinq des plus grandes armées du monde, qui détiennent toutes l'arme nucléaire et dont trois perturbent l'ordre international : la Russie, la Corée du Nord et la Chine, cette dernière procédant à des manoeuvres hostiles en mer de Chine méridionale, au large de Taïwan et au sud du Japon dans le cadre de ses revendications territoriales. Autre point d'attention majeur : c'est le risque d'affrontement entre la Chine et les Philippines qui inquiète le plus les Japonais et les Américains, lesquels ont conclu un accord d'installation de bases militaires. Le Japon se retrouve ainsi au coeur de cet axe de tension. D'ailleurs, dix jours d'exercices militaires viennent de commencer avec les Américains et les Philippins. Il s'agit en quelque sorte du pendant des exercices chinois au large de Taïwan.
Dans cette zone de tension, seuls la Corée du Sud, le Japon et les États-Unis sont des partenaires de défense en capacité de fournir des points d'appui. En raison de la persistance prévisible du décalage entre l'ambition et la réalité des moyens de la France - c'est un constat du précédent rapport sur la stratégie française pour l'Indopacifique -, il s'avère crucial, dans cette période post-AUKUS, de relancer un processus pragmatique de coopération et de partenariat.
À cet égard, l'intérêt du Japon pour la stratégie française est une opportunité à saisir. Voici quelques constats. En premier lieu, la présence traditionnelle de la France et de ses points d'appui se trouve dans un triangle allant du Moyen-Orient et des terres australes à la Polynésie française. D'autre part, la triple menace chinoise, nord-coréenne et russe sur la façade orientale du Japon constitue un défi aux intérêts de la France sur un axe qui se trouve très éloigné au Nord des moyens français. Enfin, dans cette zone de tension, seuls la Corée du Sud, le Japon et les États-Unis sont des partenaires de défense en capacité d'offrir des points d'appui.
Sur la base de ces constats, trois recommandations peuvent être formulées : premièrement, dans le prolongement du précédent rapport sur l'Indopacifique, élargir le cercle de la stratégie indo-pacifique de la France vers le Pacifique Nord-Ouest ; deuxièmement, réitérer la recommandation visant à la nomination de secrétaires d'État à vocation géographique pour assurer la représentation de la France à haut niveau ; et troisièmement, définir une position française spécifique sur la situation particulière de tension aux Philippines.
M. Mickaël Vallet, rapporteur. - Je vais évoquer la stratégie indopacifique et la façon dont nous partageons avec le Japon une vision commune sur cet espace.
La paternité du concept d'Indopacifique est attribuée au Premier ministre Shinzo Abe, qui a prononcé ce terme en 2007, lors d'une visite en Inde. Officiellement lancée en 2016 sous l'intitulé de « stratégie pour un Indo-Pacifique libre et ouvert » dans le but de concevoir une stratégie de défense contre l'imposant voisin chinois, celle-ci a été réaffirmée par son successeur, Fumio Kishida, en mars 2023, avec l'intitulé : « nouveau plan pour un Indo-Pacifique libre et ouvert ». Celui-ci ouvre des voies de partenariats régionaux et bilatéraux, notamment avec l'Union européenne et la France, en tant que pays du Pacifique.
On note un apaisement de la relation avec la Corée du Sud, donnant lieu à un sommet trilatéral historique entre le Japon, la Corée du Sud et les États-Unis pour un renforcement de la coopération militaire et du partage des données sur les tirs nord-coréens avec un objectif de pérennisation.
Plus globalement, le Japon est en phase avec les positions françaises tant sur la situation en Ukraine qu'au Moyen-Orient, mais aussi en matière de lutte contre le réchauffement climatique, de liberté de navigation et de sécurisation des voies d'échanges maritimes. Les stratégies indopacifiques comme la promotion du multilatéralisme se font écho entre le Japon et la France, premier pays européen à conduire une telle stratégie depuis 2018.
L'année 2023 s'est conclue, sur le plan bilatéral, par l'adoption d'une feuille de route franco-japonaise pour 2023-2027 visant à prolonger le « partenariat d'exception » de 2013 par cinq nouveaux piliers : coopération indo-pacifique ; sécurité et défense ; économie et science ; gouvernance mondiale ; culture et éducation.
Plusieurs constats peuvent être faits sur la coopération franco-japonaise : la convergence des stratégies indopacifiques japonaise et française, l'adoption d'une feuille de route 2023-2027 dans le cadre du partenariat d'exception et l'ouverture d'un bureau consulaire du Japon à Nouméa, qui doit être saluée dans le contexte que l'on connaît.
Trois recommandations sont avancées par notre mission : réaffirmer le caractère indissociable de la question sécuritaire en Europe et dans l'Indopacifique au prisme de la liberté de navigation et de la sécurité des voies maritimes ; développer des synergies en matière d'aide publique au développement en direction des pays du « Sud global », dans le Pacifique et en Afrique ; et envisager, comme c'est le cas dans l'océan Indien, la présence en zone Pacifique d'une frégate française pour assurer la permanence à la mer, le cas échéant, en coordination avec un allié européen.
M. Ludovic Haye, rapporteur. - Je vais évoquer la nouvelle posture de défense du Japon et sa volonté de prendre un rôle plus actif pour la sécurité régionale.
Vous l'avez peut-être vous-mêmes constaté à travers les évènements géopolitiques de cette vaste région du monde : ces dernières années, le Japon s'affirme comme un acteur incontournable de la sécurité régionale dans l'Indopacifique. En réaction aux politiques agressives de la Chine et de la Corée du Nord, qui représentent une véritable menace pour la stabilité de la région, le Japon développe des capacités de défense.
Si les forces japonaises d'autodéfense (FJAD) disposent de moyens non négligeables - 230 000 militaires, 225 avions de chasse, 500 chars et une cinquantaine de navires de premier rang -, leur doctrine d'emploi demeure limitée par la Constitution à un usage essentiellement territorial. Aussi la défense de l'archipel repose-t-elle principalement sur l'efficacité opérationnelle de l'accord sur le statut des forces américaines au Japon (SOFA), qui sont constituées de 50 000 soldats et, pour la seule septième flotte américaine visitée par la délégation, de soixante à quatre-vingt navires de combat, dont un porte-avions et environ 250 aéronefs.
Devant la dégradation de la perception de son environnement sécuritaire, le Japon a adopté en décembre 2022 trois nouvelles orientations qui modifient sa posture constitutionnellement défensive, en fixant trois objectifs concrets : le renforcement capacitaire des forces d'autodéfense, dont celui de la marine ; le développement d'une « capacité de contre-attaque », notamment au travers de commandes de missiles de croisière américains Tomahawk ; et le doublement du budget de la défense à l'horizon de 2027.
Le nouveau Premier ministre Shigeru Ishiba, ancien ministre de la défense, a confirmé ces orientations tout en prônant pour son pays un rôle plus proactif pour la stabilité de la région, quitte à adopter une posture ferme de défense face à la Chine et à rouvrir des négociations pour une relation plus équilibrée avec les États-Unis en diversifiant ses partenariats.
Quels sont nos constats ?
Comme vous le savez, pour la première fois, une frégate japonaise a emprunté le détroit de Taïwan et le nouveau Premier ministre a évoqué le déploiement de soldats sur l'île de Guam ainsi que l'idée d'un « Otan asiatique » pour contenir la Chine.
En outre, la France et le Japon ont officiellement ouvert en mai 2022 les négociations pour un accord d'accès réciproque en matière de défense.
Les recommandations qui découlent des travaux réalisés dans le cadre de notre mission sont les suivantes : promouvoir l'adoption par le Parlement du futur accord d'accès réciproque dans le respect de la non-application de la peine de mort aux ressortissants français ; proposer une participation aux travaux du centre d'excellence spatiale de l'Otan, situé à Toulouse, en qualité de membre observateur ; et proposer une coopération renforcée dans les domaines de la cybersécurité et de la lutte contre les ingérences informationnelles.
M. Édouard Courtial, rapporteur. - En ce qui me concerne, je vais tâcher de mettre en lumière deux grands points et, en premier lieu, la coopération de défense, qui est prometteuse et doit s'inscrire dans la durée.
Depuis 2023, les trois composantes de l'armée française - terre, air et mer - ont entamé un cycle de coopération bilatérale avec les FJAD, qui s'est poursuivi en 2024 avec des opérations inédites : la mission Pégase 2024, en partenariat avec l'Allemagne et l'Espagne, nations du programme SCAF, dans le cadre de Pacific skies, en juillet ; l'escale et la relève d'équipage de la frégate multi-missions (Fremm) Bretagne à Yokosuka, en août ; et l'exercice Brunet-Takamori, conduit pour la première fois sur le sol japonais par le 2ème régiment étranger d'infanterie (2eREI), celui-là même qui a reçu en immersion une délégation de la commission, en septembre.
On peut saluer une montée en puissance de la coopération militaire opérationnelle bilatérale. Ces exercices ont pour vocation à s'inscrire dans le temps long pour surmonter les différences de doctrine d'emploi, d'environnement juridique et de barrières culturelles et linguistiques.
Nous avons constaté qu'en raison de leur vocation territoriale, les forces d'autodéfense japonaises ne sont pas structurées selon un modèle d'état-major interarmées et une doctrine d'armée d'emploi.
Nous recommandons de pérenniser l'effort de coopération militaire sur la base d'un exercice majeur annuel pour les trois armées, d'enrichir le volet opérationnel bilatéral par une dimension interarmées et des exercices de niveau état-major pour accompagner la montée en puissance des forces d'autodéfense et de proposer la participation d'officiers japonais aux cursus proposés par l'Académie de défense de l'École militaire, dans le cadre de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), de l'École de guerre ou du Centre des hautes études militaires (CHEM).
J'en viens maintenant à la coopération d'armement, qui est encore limitée et doit se saisir de nouvelles opportunités. L'industrie japonaise de l'armement reste centrée sur la coopération avec les États-Unis, qu'il s'agisse de fournitures sur étagère ou de développement de la base industrielle et technologique de défense (BITD) nationale. Ainsi, toute une gamme d'équipements à effet majeur est fabriquée sous licence américaine, notamment le F-35 et les missiles Patriot, ces derniers étant réexportés vers les États-Unis pour compenser les batteries fournies à l'Ukraine. Les destroyers japonais de défense aérienne, eux-mêmes dérivés de la classe Arleigh Burke américaine, sont équipés du système américain Aegis.
Néanmoins, une coopération majeure entre le Japon et le Royaume-Uni s'est engagée autour du programme Global Combat Air Program (GCAP), ex-Tempest, auquel participe également l'Italie.
Comment la France peut-elle tirer son épingle du jeu ?
Le taux de pénétration de la BITD française demeure faible sur un marché potentiellement important et complémentaire au niveau technologique. Les prises de commandes annuelles du Japon sont limitées, pour un total de 700 millions d'euros en cumul sur les dix dernières années. Les principales collaborations industrielles ont porté sur les mortiers et les avions de surveillance maritime. L'agence d'armement japonaise (ATLA) poursuit avec la France une coopération en matière de drones sous-marins et de canons électromagnétiques. L'axe de coopération privilégié semble retenir des modèles de codéveloppement et de technologies duales, à l'instar de l'unité de production de pièces 3D de l'entreprise française Fives.
Plusieurs constats peuvent être posés. Tout d'abord, la BITD japonaise s'approvisionne et travaille essentiellement sous licence américaine - F-35, F-16, missiles Patriot, notamment. D'autre part, hormis la fourniture de certains équipements par la France - Falcon des garde-côtes, équipements de sous-marins, composants -, la coopération d'armement franco-japonaise demeure limitée. Pourtant, le Japon a rejoint le programme britannique et italien de chasseur du futur GCAP.
Nous préconisons dès lors de renforcer les coopérations dans les technologies duales, de privilégier les démarches R&D et de coproduction sans s'interdire de fournir du matériel, à l'instar de la surveillance maritime ou de l'équipement des sous-marins japonais, et d'assurer un suivi du projet anglo-japonais de chasseur du futur dans l'éventualité d'un rapprochement avec le projet européen SCAF.
Mme Catherine Dumas, rapporteure. - Je vais conclure sur l'influence de la France, avec un investissement diplomatique et politique à renforcer.
Si la France a été le premier pays en Europe à adopter une stratégie indopacifique en 2018, elle a soutenu l'Union européenne dans la définition de la sienne et a été rejointe par l'Allemagne et par l'Italie. Ces deux derniers pays ont ainsi procédé en 2024 à des déploiements, importants mais ponctuels - un détachement aérien pour le premier et un porte-aéronefs pour le second -, qui ont pu éclipser des missions françaises pourtant régulières - Pégase 2024 et l'escale de la Bretagne. À cet égard, la délégation a pu constater que la participation française à des opérations européennes conjointes était tout simplement ignorée de certaines chancelleries européennes ! Ces opérations au long cours, qui représentent un engagement humain et financier important dont la valeur de signalement stratégique n'est pas négligeable, justifieraient une communication stratégique en amont des opérations et au-delà d'un cercle d'initiés.
Il faut constater que le statut de la France comme puissance de l'Indo-Pacifique, avec 1,5 million de résidents français et 90 % de sa zone économique exclusive, demeure largement ignoré en Asie. À la crise de confiance de l'affaire AUKUS doit succéder un effort de pédagogie et une politique d'influence envers tous les acteurs de la région.
La délégation a observé le soin tout particulier donné par les Japonais à la conservation et à l'entretien, par des stèles ou des musées, de la mémoire d'officiers français qui ont marqué l'histoire du Japon. Pour ce qui concerne le domaine de la défense, il appartient à la France de construire et promouvoir son propre récit et d'en faire une communication aux publics destinataires de notre stratégie. À l'heure des réseaux sociaux, quelle que soit l'importance des opérations de coopération, ce qui n'est pas publié ou communiqué par nos soins n'existe pas ou risque d'être déformé par nos compétiteurs, mais aussi par nos amis !
Deux constats s'imposent à nous : le statut de de la France comme nation résidente du Pacifique est méconnu en Asie et l'investissement politique français au Japon est moindre que celui de nos partenaires allemands, britanniques et italiens.
Nous recommandons donc d'affirmer systématiquement la légitimité de la France comme partenaire des États du Pacifique, de renforcer l'action diplomatique et politique de la France en direction des parlementaires et du monde politique japonais par des événements réguliers, à l'exemple des Britanniques, et de développer une stratégie d'influence active incluant une dimension de communication stratégique sur tous les événements de coopération de défense.
M. Pascal Allizard, président. - Merci et félicitations pour votre travail. C'est un excellent rapport sur une zone que l'on ne connaît pas forcément très bien.
M. Rachid Temal. - Je veux d'abord saluer la qualité du travail réalisé par nos collègues.
Pour consolider le rôle diplomatique qu'elle joue dans cette zone, la France devrait, selon moi, y agir de façon plus cohérente. Notre situation dans les dossiers néocalédonien et polynésien est en effet peu compréhensible pour nos partenaires.
Avez-vous pu échanger, dans le cadre de vos travaux, sur le rapport entre l'Otan et une forme d'Otan asiatique et sur le risque que ces entités soient liées entre elles, d'une part, et sur la perspective de voir la Chine devenir un quasi-voisin de l'Europe via la route du Nord ?
Mme Catherine Dumas, rapporteure. - Bien que nous le sachions déjà avant de nous rendre sur place, il est très nettement apparu au cours de nos travaux que la Japon se repose largement sur les États-Unis. Pour autant, les Américains que nous avons rencontrés nous ont dit leur satisfaction de voir la France prendre sa part dans cette zone.
L'Indopacifique est sans doute l'une des zones les plus dangereuses au monde aujourd'hui, notamment du fait de la Chine et des tensions entre les deux Corées, qui inquiètent vivement les Japonais. L'idée d'un Otan asiatique a ainsi été évoquée. Nous avons clairement senti que le Japon était sur la défensive. Sa situation économique est compliquée et il semble que les Japonais ressentent le contre-coup moral de la déprise démographique.
Comme le Japon, la France connaît en ce moment un changement politique. Il nous appartient donc d'alerter le Gouvernement sur la situation de l'Indopacifique. Il nous a d'ailleurs été signalé lors de notre visite que peu de parlementaires français se rendaient dans la région, ce que nous a confirmé l'ambassadeur de France au Japon.
M. Hugues Saury, rapporteur. - J'ai été, pour ma part, assez déçu de ce passage au Japon car je n'imaginais pas à quel point la France y était noyée dans l'ensemble européen, à part peut-être pour ce qui concerne l'industrie du luxe. À tel point que nous avons eu du mal à avoir des rendez-vous de haut niveau en dehors de nos homologues au Parlement. Je pense que les choses ne se seraient pas passées de cette façon s'il s'était agi d'une délégation américaine. Aujourd'hui, le Japon est complètement tourné vers les États-Unis.
Le point d'orgue de cette mission a été notre réception sur le navire amiral de la septième flotte américaine, ce qui m'a donné l'impression que les forces françaises au Japon avaient plus d'importance aux yeux des Américains qu'à ceux des Japonais eux-mêmes.
La crainte majeure du Japon ne semble pas être l'attitude de la Chine envers Taïwan. En effet, j'ai eu l'impression que les Japonais pensaient que les considérations économiques prévaudraient. En revanche, les tensions entre les deux Corées ou la situation aux Philippines les préoccupent davantage.
M. Édouard Courtial, rapporteur. - Je tiens à rappeler que le Japon est très demandeur d'un bureau de représentation de l'Otan, ce qui lui a été refusé. Ceci me paraît assez éclairant sur la relation Japon-Otan.
M. Mickaël Vallet, rapporteur. - Tous les partenaires européens avec qui nous avons pu discuter de cette question d'un bureau de représentation de l'Otan en conviennent : le fait d'affecter deux personnes à la gestion d'un tel bureau à Tokyo n'aurait pas d'incidence opérationnelle, mais entraînerait logiquement un certain nombre de crispations diplomatiques. Il nous avait d'ailleurs été demandé avant notre départ de contribuer à faire comprendre aux Japonais le caractère inopportun de ce projet.
L'idée d'un Otan asiatique constitue en réalité l'étape suivante faute d'avoir pu obtenir la création de ce bureau. Nous ignorons s'il s'agit d'une sorte de hochet qui est agité en vue d'obtenir une protection supplémentaire ou d'un objectif sérieusement poursuivi.
Sur la question des visites de politiques français, il nous a été expliqué que, dans la culture japonaise, venir tout exprès revêt une tout autre importance qu'une visite en marge d'un sommet, par exemple. Mais cela se travaille sur le très long terme et -c'est l'une des difficultés du travail diplomatique dans ce pays - il faut souvent montrer patte blanche auprès des directeurs d'administration centrale pendant plusieurs mois.
Notre ambassadeur lui-même nous a confessé ne disposer que d'une marge de manoeuvre très limitée. Seul l'ambassadeur américain a porte ouverte partout, ce qui est certes logique, mais se constate dans des proportions assez difficiles à entendre.
M. Ludovic Haye, rapporteur. - Le renforcement de l'Otan depuis le début du conflit entre l'Ukraine et la Russie n'est pas un hasard. Les Japonais sentent bien que l'union fait la force.
Toutefois, l'idée d'un Otan asiatique est assez irréaliste. On se dirige plutôt vers une architecture de sécurité régionale dans l'Indopacifique, qui s'appuie sur un système de dissuasion intégré, mais autour de pactes d'alliance et de sécurité. Il s'agit donc de quelque chose de bien plus régional que l'Otan.
Aujourd'hui, tout ou presque est basé sur l'alliance nippo-américaine et le Japon souhaite se rééquilibrer en se tournant vers d'autres partenaires. Il est frustrant pour nous, qui disposons d'un statut de partenaire d'exception, de ne pas sentir clairement la manière dont la France peut jouer un rôle.
Mme Catherine Dumas, rapporteure. - D'où notre recommandation d'une nomination de secrétaires d'État à vocation géographique pour assurer la représentation de la France, dont la mise en oeuvre nous semble absolument nécessaire.
Mme Valérie Boyer. - Comment se fait-il que, malgré la place de la France dans le Pacifique, grâce, entre autres, à la Nouvelle-Calédonie, et malgré notre positionnement très particulier dans les institutions internationales, nous disparaissions à ce point de cette zone ?
M. Mickaël Vallet, rapporteur. - Ce n'est pas à proprement parler une disparition. Chacun sait que nous sommes pratiquement la seule nation européenne présente dans le Pacifique.
Nous avons reçu à plusieurs reprises des remerciements de la part de responsables japonais sur la manière dont nous avons permis et sécurisé l'évacuation des ressortissants japonais au moment de la crise calédonienne. L'ouverture du bureau consulaire à Nouméa, qui tient probablement pour partie au tourisme et aux mariages, n'en constitue pas moins un signal intéressant.
Toutefois, et il ne faut pas le nier, nous avons effectivement constaté que nous ne sommes pas aussi visibles que d'autres partenaires.
M. Didier Marie. - Le Japon, qui ne dispose que de forces d'autodéfense, cherche aujourd'hui à mieux se protéger et à collaborer avec d'autres partenaires. Néanmoins, sa constitution lui interdit une approche plus offensive.
Vos interlocuteurs ont-ils évoqué la possibilité d'une modification constitutionnelle ? Cette question fait-elle partie du débat public japonais ?
M. Ludovic Haye, rapporteur. - Même si j'entends que l'article 9 de sa constitution ne permet pas au Japon de s'orienter vers une politique plus offensive, nous avons clairement constaté que, malgré le confort que représente la protection du bouclier américain, les Japonais souffraient du fait que la position des États-Unis s'impose à eux pour tout ce qui concerne la région, y compris Taïwan.
C'est la raison pour laquelle, même si cela demeure encore anecdotique, ils souhaitent désormais construire eux-mêmes certains nouveaux bâtiments de guerre, par exemple. Le doublement du budget de la défense va dans le même sens.
Mme Michelle Gréaume. - Dans un contexte où la rivalité entre Washington et Pékin s'accroît, les alliés et partenaires des États-Unis doivent s'adapter aux conséquences de la montée en puissance chinoise et aux transformations de la stratégie américaine.
Comment les partenaires de la région indopacifique envisagent-ils l'évolution de l'engagement américain après l'élection présidentielle du 5 novembre prochain ?
M. Mickaël Vallet, rapporteur. - J'ai cru comprendre que les Japonais ne pensent pas que l'élection présidentielle américaine change profondément les choses pour ce qui les concerne. Pour eux, le doublement du budget de la défense constitue une forme de réarmement.
Pour donner un autre exemple, ils se dotent de porte-aéronefs qu'ils présentent comme des instruments de défense mais y installent des avions : c'est plus que de la défense !
Bien que le Japon ne puisse pas revenir sur le fondement de son armée, qui est la défense, on constate donc bel et bien un changement de paradigme.
M. Hugues Saury, rapporteur. - En complément, je voudrais préciser que, dès le point de départ, les définitions de l'Indopacifique divergent.
Quand le Premier ministre Abe a défini ce concept, l'Indopacifique allait du Japon jusqu'aux côtes de l'Inde, alors que notre définition étend cette zone des côtes de l'Afrique jusqu'à celles des Amériques.
On se rend compte, au travers de cette distinction, que la présence française dans la région est située, aux yeux du Japon, hors de la zone indopacifique. Nous sommes donc finalement très éloignés du Japon.
Les recommandations sont adoptées.
La mission d'information adopte, à l'unanimité, le rapport d'information et en autorise la publication.
- Présidence de M. Pascal Allizard, Vice-président -
Recrutement et fidélisation dans les armées - Examen du rapport d'information
M. Pascal Allizard, président. - Nous examinons maintenant le rapport de nos collègues Vivette Lopez et Marie-Arlette Carlotti sur l'attractivité des forces armées.
Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Compte tenu des effectifs dévoilés à l'automne dernier, le bureau de la commission a décidé en début d'année de creuser la question de l'attractivité des forces armées. Nous avons fait le choix d'aborder cette question complexe en nous focalisant sur les métiers militaires, et en abordant le problème le plus largement possible, tout en acceptant à l'avance de ne pouvoir examiner avec la même profondeur tous ses déterminants.
La question de l'attractivité des armées soulève d'abord un problème de trajectoire budgétaire et de gestion administrative.
Le problème de trajectoire provient de ce que, depuis trois ans, les armées ne parviennent pas à respecter le schéma d'emplois fixé en loi de finances. L'année 2023 a été particulièrement difficile, avec un écart de plus de 8 000 équivalents temps plein (ETP) par rapport à l'objectif de recrutement. Il semblerait que la tendance en 2024 se soit redressée, mais rappelez-vous que le schéma d'emplois prévu en loi de finances était déjà moins ambitieux que ce que prévoyait la loi de programmation militaire (LPM) pour sa première année d'exécution.
En conséquence, la trajectoire fixée par la LPM se révèle déjà difficile à respecter. Et pour cause : les effectifs du ministère baissent au lieu d'augmenter, comme nous le déplorions déjà à l'automne dernier.
Il en découle une première difficulté d'ordre budgétaire. L'article 7 de la LPM disposait, vous vous en souvenez, que les crédits non consommés pour le recrutement peuvent l'être pour renforcer la fidélisation des agents. En 2023, ils l'ont été. La Cour des comptes s'inquiète à présent de la capacité future du ministère à rattraper la trajectoire des effectifs, car ils deviennent plus onéreux. Or le respect de la trajectoire conditionne à son tour le respect, par les armées, de leurs contrats opérationnels.
Nous touchons là aux limites de l'exercice d'une loi de programmation, par temps calme, en période de ressources limitées. Il se pourrait que l'enveloppe qui finance concurremment la hausse d'effectifs et l'amélioration de leurs conditions matérielles soit trop étroite. En dépit de l'état catastrophique des finances publiques, cette situation pourrait appeler un réexamen des priorités dans un contexte géopolitique tendu. Plus accessoirement, l'information du Parlement n'est pas toujours très claire sur cet aspect de l'exécution de la LPM et nous appelons à progresser dans ce domaine.
D'une manière générale, les flux sortants excèdent les flux entrants. Le volume des départs spontanés a atteint le plus haut niveau depuis 2017. Le taux d'attrition, c'est-à-dire le taux de départ en cours de période probatoire, est orienté à la hausse depuis 2020. Les non-renouvellements de contrat à l'initiative du militaire ont également augmenté de 70 % depuis 2018. Les causes ne sont pas totalement élucidées, et les efforts de la direction des ressources humaines du ministère pour systématiser les recueils de motivation et harmoniser les remontées statistiques sont toujours en cours.
En conséquence, l'ancienneté moyenne des militaires au moment de leur départ de l'institution n'a cessé de baisser depuis dix ans pour atteindre, en 2023, 25,3 ans pour les officiers, 18,4 ans pour les sous-officiers, et 4,3 ans pour les militaires du rang.
Plus anecdotique peut-être, le nombre de désertions, c'est-à-dire l'infraction consistant à se soustraire à ses obligations, se maintient sur une espèce de plateau depuis 2017, à environ 1 500 cas par an. C'est un indicateur, sans doute imparfait, mais non négligeable, d'une certaine inadéquation de l'offre des armées et de l'attente des jeunes recrues.
C'est l'armée de terre qui contribue le plus au déficit. Le taux de départ y a progressivement augmenté depuis 2015, et le recrutement est devenu plus difficile en 2023. Pas tellement au niveau des officiers, car la sélectivité reste forte à l'entrée en école, mais davantage en ce qui concerne les sous-officiers et, surtout, les militaires du rang, qui ont contribué au déficit à hauteur de 2 000 ETP en 2023.
Dans l'armée de l'air et de l'espace et la marine, le problème réside moins dans le recrutement que dans la difficulté à retenir les départs. Le caractère plus spécialisé de nombreux profils les rend plus facilement employables, et dans de meilleures conditions, dans le secteur privé.
Soit dit en passant, la situation de l'armée française n'est pas isolée. L'armée britannique a poursuivi sa rétraction engagée volontairement il y a plusieurs années, en dépit de la volonté d'inverser la tendance, surtout depuis la guerre en Ukraine. L'armée allemande a également fondu de 1 500 personnes en 2023, malgré les efforts en sens contraire. Les États-Unis disposent à présent de leur plus petite armée depuis 80 ans.
Alors, pourquoi ? Il faut d'abord reconnaître que la gestion du personnel militaire est un exercice d'une grande complexité. Balard recrute près de 30 000 personnes chaque année. La concurrence du secteur privé, et donc la situation du marché du travail, pèse lourd dans le rapport de forces entre candidats et employeurs. La taille des cohortes annuelles peut faire varier les viviers de recrutement ; la population des 17-30 ans a atteint un creux en 2020, mais le mini-babyboom du début des années 2000 produira des effets inverses à compter de l'an prochain.
L'image des armées ne semble pas en cause. La France est le pays européen où elle a le plus progressé ces quinze dernières années : plus de 80 % des Français la regardent positivement, et les attentats de 2015 ont consolidé cette perception partagée.
L'état de santé et le niveau éducatif des jeunes Français ne sont pas encore des variables déterminantes, mais elles restent à surveiller car la sédentarité, l'addiction aux écrans, le surpoids et l'obésité progressent, et les tests PISA n'invitent pas à l'optimisme.
La variable sociologique la plus fondamentale semble être l'écart entre la vie militaire et la vie professionnelle du monde civil. Le fossé semble se creuser assez vite, surtout depuis la pandémie de covid. Alors que les employeurs privés se soucient d'accorder plus de flexibilité, des facilités de travail à distance et des coins détente dans les open-space, les armées semblent, ne serait-ce que par effet de contraste, ne pouvoir proposer qu'une vie de contraintes.
La contrainte est bien sûr inhérente à la vie militaire mais ce qui les rend plus exorbitantes, c'est d'abord que les aspirations individuelles changent. Les études empiriques montrent que les jeunes accordent une importance croissante à la conciliation entre vie professionnelle et vie privée. Ensuite, les conjoints sont beaucoup plus nombreux qu'avant à travailler - plus des trois quarts, contre la moitié il y a 30 ans -, ce qui rend les sujétions moins supportables.
Enfin car les compensations de ces sujétions n'ont sans doute pas été assez rapidement modernisées pour tenir compte de ces transformations.
Commençons par le plus évident : la rémunération. Même si ce n'est pas le moteur principal de l'engagement dans l'armée, c'est bien sûr un facteur déterminant de recrutement et de fidélisation. Or, nous l'avons déjà évoqué à l'automne dernier, les grilles indiciaires se sont tassées, ce qui désincite à la progression, et l'écart avec le reste de la fonction publique n'est pas à l'avantage de l'armée. Ajoutons que les comparaisons internationales ne sont pas favorables à l'armée française, ce qui n'est pas digne de la place que la France revendique en Europe et dans l'Otan.
Sur le plan indemnitaire, la nouvelle politique de rémunération des militaires (NPRM) a été déployée, avec satisfaction semble-t-il, sans que tous ses effets aient pu être encore précisément mesurés. Le plan « Fidélisation 360 », présenté par le ministre en mars dernier, promet en outre la prise en compte d'une part de l'indemnitaire dans le calcul de la pension. C'est peu dire que la disposition promise par le Gouvernement, initialement par voie d'amendement dans le projet de loi de finances (PLF) 2025, sera attendue...
Sur le plan indiciaire, le Gouvernement a tenu les promesses de la LPM en mettant à jour les grilles des militaires du rang et des sous-officiers subalternes en 2023. Celle des sous-officiers supérieurs doit l'être avant la fin de l'année. D'après nos informations, la publication du décret, envisagée au 1er octobre, a été repoussé au mois de décembre, pour une mise en paiement l'an prochain... Quant au projet de grille des officiers, attendu avant fin 2025, il n'a, semble-t-il, pas encore été présenté comme il se doit au guichet unique Bercy-Fonction publique.
Nous voulons attirer l'attention sur ces aspects : il ne faudrait pas que les difficultés budgétaires du moment conduisent le Gouvernement à prendre des libertés avec le calendrier de la LPM. L'ensemble du personnel attend cette juste remise à niveau avec impatience, et un ajournement des nouvelles grilles, ou une refonte a minima, aurait de très lourdes conséquences sur le moral des militaires, donc sur leur fidélisation.
À titre de comparaison, observons que les objectifs de recrutement dans l'armée polonaise, très ambitieux, sont servis par un effort qui, outre la multiplication des primes, consiste à rien moins qu'à doubler la rémunération de base des militaires en début de carrière... Mais il est vrai que la Pologne consacre près de 4,5 % de son PIB à sa défense.
Outre la rémunération, il est quelques questions matérielles qui concentrent l'irritation des militaires - dont le moral est bon par ailleurs : l'hébergement et la gestion des mobilités.
Les questions d'hébergement et de logement ont fait l'objet de plusieurs rapports d'évaluation récents. En dépit du plan famille, les programmes de construction restent insuffisants par rapport aux besoins, surtout en zone tendue, et l'état du parc est parfois très dégradé. Des solutions d'externalisation pourraient être explorées pour remettre tout cela à niveau, à l'instar de ce que prévoyait le plan « ambition logement » de 2022.
L'accompagnement des familles est par ailleurs perfectible. Les espaces ATLAS réunissent aujourd'hui en un lieu unique tous les interlocuteurs utiles de la défense, et des partenariats noués avec les autres administrations permettent d'y adjoindre de nombreux autres services. C'est l'interlocuteur idéal, mais leurs moyens, d'après nos échanges avec les représentants des militaires, sont encore beaucoup trop faibles.
La mobilité est peut-être le facteur le plus important, puisqu'il surdétermine les contraintes d'hébergement. C'est un sujet complexe, car la mobilité découle de ce que les armées doivent être disponibles partout, tout le temps ; et elle présente par ailleurs des avantages : la rotation des postes garantit la progression des carrières.
Mais c'est aussi l'une des sujétions qui affecte le plus directement la vie quotidienne du militaire et de sa famille, l'accès à la propriété, l'éducation des enfants, la prise en charge médicale, les aspirations du conjoint. Une étude récente d'une mutuelle de militaires a relevé que les conjoints de la population sondée, majoritairement des femmes, et bien que pour moitié diplômées d'un bac+2 à bac+5, déclarait à 63 % un statut d'ouvrière, employée ou technicienne. L'acceptation d'une forme de déqualification imposée par la mobilité du conjoint ne peut aller sans tensions.
Or la fréquence des mutations ne s'est pas réduite ces dernières années. Les colonels en service au 31 décembre 2022 ont connu, en moyenne, entre huit et dix mutations avec changement de résidence en moins de trente ans de carrière. Le Haut comité d'évaluation de la condition militaire (HCECM) estimait en 2022 que des ajustements à la pratique restaient possibles : l'âge n'est pas assez pris en compte, non plus que l'ancienneté ; l'affectation privilégiée au plus près de la zone géographique souhaitée n'est pas encore la règle... Nous le suivons ainsi lorsqu'il préconise de recourir davantage au télétravail dans les fonctions qui s'y prêtent, et de réduire la mobilité géographique au strict nécessaire opérationnel. C'est également ce que préconisent les associations des femmes de militaires, comme Women Forces.
Avant de passer la parole à notre collègue Marie-Arlette Carlotti, je voudrais rappeler que le ministre, M. Sébastien Lecornu, nous a quelque peu rassurées sur certains points hier soir. Attendons de voir...
Mme Marie-Arlette Carlotti, rapporteure. - Le recrutement pourrait sans doute gagner en efficacité. La procédure est trop longue. Elle dure en tout de quatre à six mois. Le principal goulot d'étranglement se situe au niveau de l'aptitude médicale et la réforme prévue du service de santé des armées (SSA) n'empêche pas d'imaginer un système plus ambitieux de réserve citoyenne pour absorber les flux.
La promotion de la mixité est un autre chantier d'importance pour les armées. Beaucoup a été fait en la matière, mais les discriminations et les violences peuvent rester un frein à l'engagement, et notamment à celui des femmes. Le rapport remis au ministre en juin dernier par le collège des inspecteurs généraux des armées évoque la cellule Thémis, mise en place pour recevoir les plaintes. Nous estimons qu'elle serait beaucoup plus efficace si elle était externalisée. Il s'agirait de s'inspirer du modèle allemand, dans lequel la parole nous semble plus libérée de ce point de vue.
Les armées ont, encore, fait des efforts en matière de formation pour organiser des cursus précoces, grâce auxquels les militaires restent en moyenne sept ans de plus que les autres dans l'armée. Cette politique suit, forcément avec retard, le rythme de déflation ou de reflation des effectifs, ce qui repose la question du modèle d'armée que la France veut se donner. L'école des mousses ou l'école militaire préparatoire technique sont, à cet égard, des recréations d'établissements qui ont fermé dans les années 1980.
Enfin, la stratégie RH des armées pourrait être plus précisément pilotée. Comme elle est dépendante de la stratégie militaire elle-même, le rattachement très récent à l'état-major des armées d'un sous-chef chargé de la stratégie RH est opportun. Nous préconisons toutefois de lui donner suffisamment de compétences administratives, statistiques, d'études sociologiques, pour affiner la connaissance des viviers, des tendances des jeunes générations, d'évaluations des politiques menées et de conduite du changement.
En fait, le recrutement dans les armées suit une tendance commune à un grand nombre de métiers de la sphère publique. Le nombre de candidats pour un poste offert est passé de seize à six ces trente dernières années, et les flux de sorties grossissent depuis dix ans. C'est particulièrement le cas dans les métiers de la sphère régalienne, notamment la police et la gendarmerie qui, en outre, concurrencent directement l'armée pour le recrutement. Partout, les viviers s'assèchent et la sélectivité se dégrade, ce qui témoigne d'une forme de crise de l'État d'une certaine ampleur.
Il nous faut refaire de l'armée un acteur moteur de la vie collective et augmenter la surface de contact entre le monde militaire et le monde civil suppose de rendre les militaires à la fois plus audibles et plus visibles. Plus visibles car trente départements sont dépourvus d'implantations de l'armée de terre, ce qui fait que les jeunes Français peuvent ne jamais croiser de militaires de leur vie.
Le HCECM a déjà fait d'autres propositions visant à réintroduire le soldat dans la vie collective. Y contribuerait par exemple la banalisation du port de l'uniforme dans l'espace public, sur les trajets domicile-travail par exemple - il avait été interdit par le commandement depuis l'émergence du risque terroriste.
Dans le même ordre d'idées, il est sans doute regrettable que l'espace public compte si peu de figures militaires qui puissent être sources d'inspiration.
L'expression publique des officiers sur des questions stratégiques pourrait également être encouragée.
L'enseignement supérieur, quant à lui, est le grand absent des politiques de lien armée-Nation. À l'heure où 60 % d'une classe d'âge est inscrit dans l'enseignement supérieur, où l'on change de métier plus souvent et où l'armée peut être une expérience parmi d'autres, les formations initiales militaires et civiles devraient être davantage décloisonnées et facilitées qu'elles ne le sont aujourd'hui.
Pour abaisser les barrières entre le monde militaire et le monde civil, nous appelons à rénover le parcours d'engagement citoyen en consolidant l'enseignement de défense à l'école, en transformant la journée défense et citoyenneté, qui devrait servir à nourrir une connaissance plus fine de la population et des compétences utiles en cas de risque pour la défense du territoire sans s'interdire d'assumer plus franchement une perspective de recrutement, soit dans la réserve, soit dans l'armée d'active elle-même.
Redonner une forme de centralité à cette journée défense et citoyenneté impliquerait de sceller le sort du service national universel (SNU). Dans un rapport récent, la Cour des comptes a pointé son échec à atteindre les nombreux objectifs qu'il s'était fixé, et accessoirement son coût exorbitant, estimé à terme entre 3,5 et 5 milliards d'euros si la généralisation devait avoir lieu.
Pour compenser un peu les difficultés de recrutement, et pour resserrer les liens entre l'armée et la Nation, il faut rendre plus efficaces les dispositifs de mobilisation de la société. Notre rapport examine en détail les différentes options existantes en Europe, et notamment le modèle de « défense totale » de type suédois.
Pour l'heure, nos dispositifs de réserve doivent relever l'ambitieux défi du recrutement dans les proportions prévues par la LPM, c'est-à-dire un doublement d'ici 2030. Les objectifs sont en train d'être atteints, mais les dernières marches seront plus hautes. Il faudra alors se doter de moyens budgétaires à la hauteur des besoins et faire preuve de volonté politique.
Ces dernières années, les réservistes ont souvent été traités comme des variables d'ajustement, avec des conséquences très regrettables sur le recrutement ou l'activité. Il faudra par conséquent simplifier les parcours de recrutement et préciser le régime d'emploi des réservistes, la nature de leurs sujétions et leurs compensations, afin que les armées puissent réellement compter sur eux le jour venu. La réserve citoyenne doit être considérée comme un maillon essentiel d'un système de défense plus global.
Enfin, il faut démocratiser la décision militaire. La participation du Parlement à la détermination des priorités stratégiques est un point fondamental. Je rappelle que la revue nationale stratégique 2022 avait été établie sans que notre avis soit sollicité, de même que la décision d'engagement des troupes à l'extérieur. Ces considérations sont bien moins éloignées que l'on pourrait le penser de la question de l'attractivité des armées. Comme vous le savez, notre commission avait déjà proposé d'accroître le contrôle parlementaire en la matière, tandis que le Président Larcher a mis en place, en début d'année, un groupe de travail sur le sujet, sur lequel, je crois, il faudra revenir.
M. Mickaël Vallet. - Au sein de la question de l'attractivité, on retrouve évidemment celle des conditions d'exercice.
Sauf erreur de ma part, une dette dite « grise » d'environ quatre milliards d'euros sur les bâtiments à rénover avait été évaluée au moment de l'examen de la LPM. Dans les endroits où les bases sont anciennes et n'ont jamais bénéficié d'une rénovation correcte - je pense, pour ce qui concerne mon département, à l'École de formation des sous-officiers de l'armée de l'air et de l'espace (EFSOAAE) à Rochefort-sur-Mer -, quand on met en parallèle l'état des bâtiments et celui des finances publiques, on ne voit pas de quelle façon il sera possible de préserver ces équipements absolument indispensables et qui participent de la présence de l'armée sur l'ensemble du territoire national. Les travaux représenteraient plusieurs centaines de millions d'euros.
Mme Marie-Arlette Carlotti, rapporteure. - Cette question a fait l'objet d'un rapport pour avis de notre part sur le programme 212 il y a trois ans. Nous avions entendu à cette occasion des choses très précises de la part de la gendarmerie, qui se trouve elle aussi dans la situation que vous venez de décrire, et de façon plus grave encore.
Nous n'avons pas travaillé spécifiquement sur la question du bâti dans le cadre du rapport que nous vous présentons aujourd'hui, mais il serait effectivement utile de refaire un point sur ce sujet. De véritables avancées ont été accomplies ces dernières années, tant en matière d'hébergement en caserne que de logement.
M. Pascal Allizard, président. - Nous avons tout de même eu des échos d'une cessation de paiement par l'État des loyers de la gendarmerie aux collectivités territoriales...
M. Philippe Paul. - J'ai fait mon service militaire à la base de Rochefort-sur-Mer. Quand j'y suis retourné trente ans après, j'ai été effrayé de voir l'état de la base, qui était la plus belle de France. Sa rénovation coûterait en effet plusieurs centaines de millions d'euros.
Pour ce qui est de la gendarmerie, nous nous retrouvons quasiment dans la même situation qu'au temps du général Lizurey, qui ne pouvait pas payer les loyers à la fin de l'année. On parle de 200 millions d'euros de crédits à trouver, mais le montant réel doit être plus proche des 300 millions. Ces sommes ne seront pas forcément prises sur l'exercice en cours, mais sur le suivant.
On évalue à 300 millions d'euros le montant nécessaire chaque année à la rénovation des bâtiments, qu'il s'agisse de l'entretien de l'existant ou de la construction de bâtiments neufs, et au renouvellement de 3 750 véhicules légers.
Or, l'an dernier, alors que le contexte budgétaire n'était pas si contraint qu'il l'est aujourd'hui, seuls 100 millions d'euros ont été investis dans l'immobilier et seulement 500 véhicules renouvelés - il semble d'ailleurs que les livraisons soient bien inférieures à cette quantité.
Certains départements ont pris le relais pour le paiement des loyers des casernes de gendarmerie et n'ont pas été remboursés. Pour le Finistère, le « trou » s'élèverait à 42 millions d'euros. Il y a donc en effet de quoi s'inquiéter.
M. Jérôme Darras. - L'une des solutions est effectivement de faire construire des bâtiments par les collectivités territoriales ou par les organismes HLM et, ensuite, de facturer un loyer.
Or l'interruption du paiement des loyers au mois d'octobre, compte tenu des difficultés financières de la gendarmerie, est un très mauvais signal envoyé aux collectivités et aux bailleurs sociaux, qui y regarderont désormais à deux fois avant de se lancer dans ce type d'opération.
M. Philippe Paul. - À ce propos, bien que 239 nouvelles brigades aient été créées l'an dernier, les seules brigades « en dur » - hors brigades mobiles - sont celles qui ont été installées dans des locaux fournis par les collectivités territoriales. Si ces dernières n'investissent pas, toutes les opérations sont mises en sommeil du côté de la gendarmerie.
Mme Marie-Arlette Carlotti, rapporteure. - Comme je vous l'ai indiqué, nous n'avons pas spécifiquement approfondi la question cette année, bien qu'il s'agisse d'un élément très important pour l'attractivité des armées. Nous avons cependant établi un état des lieux en novembre 2021.
Avec mon co-rapporteur pour avis du programme 212, nous ferons cette année un nouveau point sur cette question dans le cadre de l'examen du budget 2025.
M. Roger Karoutchi. - Je dois vous avouer être quelque peu sceptique. Il y a deux ans, j'avais réalisé, pour la commission des finances, un rapport sur les ambassades et les consulats français à l'étranger et je m'étais aperçu, à cette occasion, que la situation était la même : tous les bâtiments étaient à refaire et nous n'avions pas de moyens budgétaires à y consacrer. On nous avait promis un plan de rétablissement sur cinq ou dix ans, et la situation n'a pas bougé d'un iota depuis - je dirais même qu'elle a empiré.
Dans ce pays surendetté, on ne veut pas se demander ce que sont les priorités, ni ce qu'est la place de la France au niveau international ou au niveau de sa défense. D'année en année, on repousse les choix et, in fine, on n'en fait pas. Dans mon département, certaines casernes de gendarmerie sont hors d'état, mais chacun se renvoie la balle.
Des priorités doivent donc être définies et il revient peut-être au Parlement de le faire, car les gouvernements ne le font pas et ne le feront pas.
D'autre part, je n'ai pas tout à fait compris la proposition formulée par nos rapporteurs sur le SNU. C'est un dispositif que j'ai suivi avec attention et je suis d'accord pour dire qu'il est coûteux et ne fonctionne pas bien. Pour autant, je ne suis pas favorable à sa suppression, car l'idée originelle en est bonne. Beaucoup de jeunes n'ont pas forcément acquis, par la famille ou l'éducation, les valeurs citoyennes. Le projet de les faire participer à un système leur permettant de s'intégrer davantage à la République ne me paraît pas devoir être écarté d'un revers de la main.
Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Nous proposons surtout de réinventer le parcours de citoyenneté, ce qui impliquera de rénover profondément la journée défense et citoyenneté et donc d'interroger le SNU, qui coûte de plus en plus cher. Souvent, au terme de la JDC, les jeunes qui y ont participé ne savent même pas à quoi cela leur a servi. Il paraît donc nécessaire de la consolider, sans s'interdire de la faire contribuer au recrutement.
M. Alain Cazabonne. - Je partage tout à fait ce que vient de dire Roger Karoutchi sur le SNU. J'ai eu l'occasion de suivre plusieurs stages en Gironde et de constater que le système fonctionnait bien. S'il est trop coûteux, il faut bien entendu trouver une autre formule pour maintenir le même esprit.
Concernant les casernes de gendarmerie, dix communes étaient candidates pour en accueillir une en Gironde et, à l'heure du choix, les villes qui avaient assuré pouvoir prendre en charge la construction des bâtiments ont été préférées.
Mme Hélène Conway-Mouret. - C'est le rôle de l'Éducation nationale que d'assurer la mixité sociale. S'il faut créer un instrument pour que les jeunes se rencontrent et passent du temps ensemble, c'est qu'il y a un problème fondamental.
Il me paraît donc nécessaire de remonter à l'origine de ce manque de mixité plutôt que d'empiler les instruments. Certains dispositifs existants pourraient être améliorés si l'argent qui est aujourd'hui dévolu au SNU était redistribué, par exemple sur la réserve ou la journée défense et citoyenneté.
À l'étranger, beaucoup d'ambassades refusent d'ailleurs d'organiser les journées défense et citoyenneté en raison notamment du coût que cela représente.
Par ailleurs, pour répondre à Roger Karoutchi, nous vendons depuis des années nos bâtiments à l'étranger pour pouvoir réinvestir le bénéfice réalisé dans la rénovation de ceux que nous conservons. Au passage, Bercy réalise une ponction sur le produit des ventes, si bien que nous n'avons jamais eu assez d'argent pour renouveler l'ensemble du parc immobilier.
D'ailleurs, ces opérations ont un coût exorbitant, puisque, quand nous vendons, nous louons plutôt que d'être logés chez nous. En cas de boom immobilier, on se retrouve avec des coûts de location bien supérieurs à ce qu'aurait représenté une rénovation des bâtiments.
M. Rachid Temal. - Il est inacceptable de tomber dans un système dans lequel il revient aux collectivités de construire des casernes de gendarmerie pour qu'ensuite le Gouvernement leur reproche de trop dépenser. La sécurité ne saurait être garantie que là où il y a de l'argent. Nous devons sortir de cette schizophrénie : on ne peut pas entendre dire constamment, au sein même de notre commission, qu'il faut réduire l'État et, en même temps, qu'il faut dégager des moyens supplémentaires.
M. Roger Karoutchi. - Personne ici ne souhaite réduire les moyens consacrés au régalien !
M. Rachid Temal. - Dans ce cas, il faut dire où vous voulez trouver des économies. Que ce ne soit pas sur le régalien, je suis d'accord ; mais ça ne peut pas être non plus sur les dépenses sociales. Être une grande puissance - si nous le sommes encore - implique de consacrer des moyens à la défense et à la diplomatie. Il faut donc assumer que tout cela a un coût ou cesser de se gargariser sur la présence de la France dans le monde.
Mme Marie-Arlette Carlotti, rapporteure. - J'aimerais certes que nous économisions cinq milliards d'euros sur le SNU, mais je souhaite que ce rapport fasse consensus, car il s'agit d'abord, ici, de la défense nationale et de nos troupes.
Nous avons écrit que « redonner une forme de centralité à la journée de défense et citoyenneté impliquerait certainement de sceller le sort du SNU ». Je constate que nous ne sommes pas tous d'accord avec cette formulation. Je vous propose donc de remplacer les mots : « sceller le sort » par les mots : « réinterroger le dispositif ».
Les recommandations sont adoptées.
La mission d'information adopte, à l'unanimité, le rapport d'information et en autorise la publication.
Projet de loi autorisant la ratification de la résolution LP.3(4) portant amendement de l'article 6 du Protocole de Londres de 1996 à la Convention de 1972 sur la prévention de la pollution des mers résultant de l'immersion de déchets et autres matières - Désignation de rapporteurs
La commission désigne M. Philippe Folliot, rapporteur sur le projet de loi n° 715 (2023-2024) autorisant la ratification de la résolution LP.3(4) portant amendement de l'article 6 du Protocole de Londres de 1996 à la Convention de 1972 sur la prévention de la pollution des mers résultant de l'immersion de déchets et autres matières.
Projet de loi autorisant l'approbation de l'Accord-cadre entre le gouvernement de la République française et les Nations Unies portant sur les arrangements relatifs aux privilèges et immunités ainsi que d'autres questions afférentes aux réunions des Nations Unies tenues sur le territoire français - Désignation de rapporteurs
La commission désigne M. Jean-Marc Vayssouze-Faure, rapporteur sur le projet de loi autorisant la ratification de l'accord-cadre entre la France et les Nations Unies relatif aux réunions des Nations Unies sur le territoire français, sous réserve de sa signature et de son dépôt.
Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord portant création du Centre de développement des capacités cyber dans les Balkans occidentaux, signé à Tirana le 16 octobre 2023 - Désignation de rapporteurs
La commission désigne Mme Sylvie Goy-Chavent, rapporteur sur le projet de loi autorisant la ratification de de l'accord sur le centre de développement des capacités cyber dans les Balkans occidentaux, sous réserve de sa signature et de son dépôt.
La réunion est close à 10 h 55.