Mercredi 16 octobre 2024

- Présidence de M. Jean-François Longeot, président -

La réunion est ouverte à 9 h 05.

Les enjeux de la COP16 Biodiversité - Audition de Mmes Sylvie Lemmet, ambassadrice déléguée à l'environnement, et Sylvie Goulard, coprésidente de l'International Advisory Panel on Biodiversity Credits (IAPB)

M. Jean-François Longeot, président. - Mes chers collègues, nous nous retrouvons ce matin pour une séquence en deux temps dédiée à la COP16 Biodiversité, qui aura lieu à Cali, en Colombie, du 21 octobre au 1er novembre prochain.

Le Fonds mondial pour la nature (WWF) l'a encore rappelé dans son rapport Planète vivante 2024, paru la semaine dernière : le déclin de la biodiversité au cours de ces cinquante dernières années est sans précédent ; la taille moyenne des populations de vertébrés sauvages aurait décliné de 73 % entre 1970 et 2020. La Terre est devenue un « système en péril », selon les auteurs de ce rapport, avec des écosystèmes fragilisés qui se rapprochent de points de basculement irréversibles et des conséquences massives pour l'humanité et les activités humaines, difficiles à concevoir.

Les causes de cette perte de biodiversité sont désormais bien identifiées au regard de l'évolution des savoirs scientifiques relatifs aux dynamiques des espèces et des milieux. L'IPBES (Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques), l'équivalent du Giec (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) de la biodiversité, recense cinq causes majeures de l'érosion de la biodiversité : les changements d'usage des terres, la surexploitation des ressources et la déforestation, le changement climatique, la pollution des eaux, des sols et de l'air, les espèces exotiques envahissantes.

Afin de lutter efficacement contre l'érosion de la biodiversité, un cadre international a été instauré, la Convention sur la diversité biologique (CDB), traité international juridiquement contraignant adopté en 1992. Les COP Biodiversité, organisées tous les deux ans, en sont l'organe directeur et constituent les temps forts de l'élaboration d'un cadre mondial de coordination de l'action et des financements ; elles permettent notamment d'examiner les progrès accomplis, d'établir des priorités et de décider de plans de travail.

Fin 2022, la COP15 a conduit à la signature de l'accord de Kunming-Montréal, qui fixe un nouveau cadre mondial en faveur de la biodiversité, remplaçant les précédents objectifs d'Aichi, dont aucun n'avait été rempli. Il prévoit l'atteinte en 2030 de vingt-trois cibles mondiales définies pour parvenir à un « mode de vie en harmonie avec la nature ».

Une délégation de la commission, composée de Guillaume Chevrollier, Denise Saint-Pé et Jean-Michel Houllegatte, s'est d'ailleurs rendue au Canada dans le cadre de cette conférence. Le rapport d'information de Guillaume Chevrollier a salué ce cadre mondial ambitieux en faveur de la biodiversité, tout en alertant sur ses limites : de la robustesse du suivi et des mécanismes de correction des trajectoires en matière de biodiversité dépendra l'atteinte réelle des objectifs, afin d'éviter le syndrome des « accords de papier » et des ambitions qui restent lettre morte.

Deux ans plus tard, il s'agit désormais d'assurer la mise en oeuvre concrète et opérationnelle du nouveau cadre mondial de la biodiversité, en tirant notamment un premier bilan de la situation et des stratégies nationales élaborées par les États. Aujourd'hui, il faut poursuivre les réflexions et les négociations concernant le cadre de financement, pour assurer la mise en oeuvre de mesures adéquates de protection de la biodiversité.

La répartition de ces financements entre pays du Nord et pays du Sud constituera aussi une question épineuse et complexe, à laquelle les négociateurs de la COP16 devront apporter des réponses. Le groupe de suivi des négociations et des enjeux internationaux en matière de développement durable, présidé par Ronan Dantec, a abordé la semaine dernière cette question spécifique, en entendant des représentants de l'Agence française de développement (AFD).

Pour aborder ces enjeux, nous accueillons aujourd'hui Mmes Sylvie Lemmet, ambassadrice déléguée à l'environnement, et Sylvie Goulard, présidente du groupe consultatif international sur les crédits pour la biodiversité, l'IAPB (International Advisory Panel on Biodiversity Credits), une initiative mondiale visant à débloquer des flux financiers pour la biodiversité grâce au développement de marchés de crédits dédiés.

Mesdames, je souhaite vous interroger sur la lecture que vous faites des enjeux de la COP16 Biodiversité, qui s'ouvrira dans quelques jours. Quels seront selon vous les principaux points de divergence que devront surmonter les négociateurs de cette conférence ?

Comment la France et l'Union européenne se positionnent-elles en amont des négociations ? Quelles stratégies et priorités seront poursuivies par les États européens et quelles sont les implications diplomatiques de l'organisation de la COP en Amérique latine ?

Pour débuter les échanges, je donne la parole au président du groupe de suivi des négociations et des enjeux internationaux en matière de développement durable.

M. Ronan Dantec, président du groupe de suivi des négociations et des enjeux internationaux en matière de développement durable. - Mes chers collègues, nous recevons aujourd'hui les deux principales interlocutrices qui défendront les ambitions de la France à Cali, qui seront accompagnées, la dernière semaine des négociations, par la ministre de la transition écologique, de l'énergie, du climat et de la prévention des risques.

Cette COP, que l'on peut qualifier d'intermédiaire, s'inscrit dans un contexte différent de celui qui prévalait lors du rendez-vous de Montréal. Depuis deux ans, la dynamique est retombée, et les efforts à consentir en faveur de la biodiversité sont remis en cause. C'est le cas dans les pays occidentaux, en particulier au sein de l'Union européenne : certaines catégories d'acteurs économiques sont beaucoup moins volontaires sur les questions de biodiversité : une crise agricole est survenue et les industries chimiques ont le pied sur le frein. C'est également le cas des pays en développement, dans lesquels des résistances et des réticences se font jour, comme le montre le faible nombre de stratégies nationales de biodiversité adoptées. Pour certains chefs d'État et acteurs africains, le développement national passe avant toute autre considération.

La COP16 s'inscrit donc dans un contexte moins propice. Dès lors, si des engagements ont bien été pris à Montréal en matière d'articulation entre efforts pour la biodiversité et financements pour accompagner ces efforts, nous n'y sommes toujours pas !

À ce propos, je tiens à saluer l'ancien ministre Christophe Béchu, qui, lors de la COP de Montréal, a eu le courage d'exprimer son scepticisme sur la création d'un nouveau fonds et l'efficience des financements, même si cela a été mal interprété par des ONG qui y ont vu le refus du Nord de soutenir le Sud. La question des financements est en effet fondamentale. Si l'AFD tient son engagement de consacrer environ 1 milliard d'euros par an en faveur de la biodiversité, il n'en est pas de même à l'échelle internationale.

Madame Goulard, comment le groupe de réflexion dont vous êtes la coprésidente peut-il contribuer à résoudre la question complexe du financement ? Peut-on, au travers de certificats de biodiversité, trouver des flux de financement à la hauteur des enjeux, ou les apports seront-ils peu significatifs par rapport aux besoins ? Bien plus, ces certificats de biodiversité rencontreront-ils la finance du carbone, qui est beaucoup plus développée aujourd'hui, même si elle est également remise en cause, ou faut-il conserver des flux différents, notamment parce qu'un certain nombre de pays anglo-saxons ne veulent absolument pas mélanger biodiversité et climat ?

Mme Sylvie Lemmet, ambassadrice déléguée à l'environnement. - Il est vrai que, depuis Montréal, la mobilisation globale en faveur de la biodiversité est un peu retombée. Mais il est très encourageant que cette COP se tienne à Cali, dans un pays mégadivers, qui respecte sa propre biodiversité en ayant déjà protégé 30 % de son territoire - l'un des objectifs de l'accord de Montréal. Au-delà de la négociation même de la COP, le gouvernement colombien est vraiment attaché à faire de cette conférence un lieu de mobilisation.

Différents enjeux seront abordés dans ce cadre.

Le premier enjeu, c'est de poursuivre la mobilisation. Les petits pas en arrière que nous observons ici et là ne concernent pas seulement la biodiversité : aujourd'hui, c'est toute la problématique de l'environnement qui se trouve mise à mal.

Le deuxième enjeu, c'est, pour les Colombiens, de faire une COP de l'Amérique latine, en plaçant au coeur de cette conférence les problématiques propres à ce continent, en particulier celles de la Colombie. Comme vous le savez, ce pays est encore en guerre intérieure et ne maîtrise pas l'ensemble de son territoire : il veut donc faire la paix aussi bien avec la nature qu'entre les peuples. Cette ambition affichée par la ministre de l'environnement et l'ensemble du gouvernement colombien explique les déclarations et initiatives supplémentaires en direction des peuples autochtones et des collectivités locales, dont on entendra beaucoup parler au cours de la conférence.

Le troisième enjeu, ce sont les négociations elles-mêmes, avec plusieurs sujets sur la table. Premièrement, achever la définition de ce que l'on a appelé le « cadre de mise en oeuvre », c'est-à-dire d'indicateurs spécifiques sur l'ensemble des vingt-trois cibles. Deuxièmement, faire un choix en matière de finance. Troisièmement, arrêter une décision sur les informations génétiques tirées de la nature qui sont séquencées numériquement.

Comment l'Union européenne compte-t-elle aborder ces enjeux ?

Il est évident que l'instauration d'un cadre permettant de vérifier ou d'accompagner la mise en oeuvre des conclusions de Montréal est une priorité - sans mesures et indicateurs, impossible de savoir où l'on en est ! En théorie, ce sujet ne devrait pas présenter trop de difficultés, car il est relativement technique, même si, on le sait, les chiffres ne sont jamais que le produit de techniques de calcul.

L'autre question porte sur la façon dont les entreprises peuvent contribuer aux financements lorsqu'elles utilisent des informations concernant le génome du vivant non directement traçables. D'après le protocole de Nagoya, lorsqu'une entreprise tirait d'une plante prélevée dans un pays des substances spécifiques ou des informations génétiques pour fabriquer un médicament, un produit pharmaceutique ou tout autre procédé grâce auquel elle gagnait beaucoup d'argent, elle devait en partie compenser le pays. Désormais, toutes ces informations sont en libre accès sur internet, ce que les pays concernés ne trouvent pas juste. Il faut donc changer de manière de faire. Les négociations en cours depuis deux ans sur le sujet sont excessivement compliquées, et ce d'autant que les États-Unis ne font pas partie de la Convention sur la diversité biologique : il faut tout à la fois veiller à ne pas créer de distorsions de concurrence, notamment au détriment des entreprises européennes, et faire en sorte que les solutions imaginées rapportent suffisamment d'argent aux pays concernés.

J'en viens aux financements. Pour le sénateur Ronan Dantec, on est loin du compte... En réalité, c'est impossible à savoir, dans la mesure où l'on ne peut tracer les flux financiers que depuis l'adoption du cadre, voilà deux ans. Les participants à la COP15 ont décidé qu'en 2030 les pays mobiliseraient tous ensemble 200 milliards de dollars, soit le double des montants actuels. En outre, les flux en direction des pays en développement devraient représenter 20 milliards de dollars en 2025 et 30 milliards de dollars en 2030, contre 10 milliards de dollars en 2020, ce qui correspond également à un doublement en cinq ans.

Certes, je pense qu'à Cali prévaudra l'analyse selon laquelle le compte n'y est pas ; pour autant, j'estime que les engagements pris en matière de flux vers le Sud sont tenus. Selon un récent rapport de l'OCDE, ces flux s'élèvent aujourd'hui à 15 milliards de dollars environ ; on est sur une tendance qui devrait permettre l'atteinte des 20 milliards de dollars en 2025. N'intentons pas de procès d'intention, d'autant que les grandes banques de développement commencent à s'engager.

La France a fait sa part du chemin : alors que l'AFD s'était engagée à doubler ses financements consacrés à la biodiversité entre 2020 et 2025, l'objectif a été atteint dès cette année. Pour l'instant, la finance internationale se mobilise de manière volontariste. Gardons-nous donc, à ce stade, d'un discours défaitiste.

Comme l'a rappelé M. Dantec, la question du fonds par lequel les financements doivent transiter se pose également. Grâce à l'ancien ministre Béchu, la position européenne, opposée à tout fonds en dehors de la famille du fonds pour l'environnement mondial (ou GEF pour Global Environment Facility), a été respectée à la COP15. La création d'un fonds au sein du GEF est, certes, une cote mal taillée, mais pour aboutir, une négociation implique parfois des concessions. D'autres pays, jugeant cette solution insuffisante, appellent désormais à un nouveau fonds hors du GEF. C'est là un sujet politique et symbolique.

Pour la Colombie et d'autres pays, il faudra de toute façon mobiliser bien plus de moyens pour la biodiversité et trouver d'autres instruments. On peut tous considérer que c'est une bonne idée - d'où le lancement d'un panel par la France et d'autres propositions formulées, comme la transformation des dettes pour la nature.

Ainsi, cette COP sera très centrée - peut-être trop, à mon goût - sur les questions de finance.

J'aurais dû dire dès le départ qu'elle doit être, aussi, la « COP de la mise en oeuvre ». Théoriquement, tous les pays devaient présenter leurs stratégies et plans d'action nationaux pour la biodiversité (NBSAP) avant qu'elle ne se tienne. Aujourd'hui, ils sont vingt-cinq à l'avoir fait - c'est déjà pas mal -, quatre-vingt-trois ont présenté leurs cibles nationales et l'on peut s'attendre à d'autres annonces au moment de la COP de Cali.

Mme Sylvie Goulard, co-présidente de l'International Advisory Panel on Biodiversity Credits. - En juin 2023, lors du sommet pour un nouveau pacte financier mondial, le président Emmanuel Macron et les autorités britanniques ont lancé la mission dont je suis chargée. La situation est grave et le constat scientifique imparable : nous sommes confrontés à une extinction de masse du vivant, qui nous concerne déjà et concernera encore plus nos enfants en termes, notamment, de qualité des eaux et de production agricole.

Nous nous inscrivons dans le cadre mondial de la biodiversité de Kunming à Montréal, dont la cible 19 tend à diversifier les ressources financières et à encourager les financements privés.

Notre groupe de travail est soutenu par le Royaume-Uni et la France, mais demeure indépendant des États. Ses vingt-cinq membres, issus du monde entier, sont d'une grande diversité, représentant les peuples autochtones comme le monde de la finance. Pour la France, j'ai veillé à la présence de BNP Paribas, Axa et Mirova, c'est-à-dire de la banque, de l'assurance et des gestionnaires d'actifs.

Les groupes de travail s'intéressant, entre autres sujets, à la mesure des gains en matière de biodiversité, aux demandes des entreprises et à l'inclusion des populations locales - qu'il s'agisse, comme nous y sommes attentives avec Dame Amelia Fawcett, des populations autochtones des pays du sud ou de celles qui vivent sur nos propres territoires.

Nos partenaires de la connaissance, ou knowledge partners, sont notamment des scientifiques, comme Robert Calcagno, président de l'Institut océanographique de Monaco, ou Ximena Rueda, l'une des vice-présidentes de l'IPBES. Tout ce que nous avons publié a été relu par eux comme par les représentants des peuples autochtones, afin de combler le fossé entre les visions des Occidentaux et celles des pays du Sud. Parties de rien, nous avons bâti un réseau de plus de 500 membres.

Je me réjouis du consensus atteint, mais soyons modestes, nous ne sommes qu'au début de l'histoire - nous verrons notamment si les acteurs de la finance privée nous rejoignent. En tout cas, les échos sont bons, et le récent discours d'Ursula von der Leyen sur les crédits biodiversité est, à cet égard, encourageant.

Nous avons tout d'abord travaillé à la création d'un cadre de marché, afin que la finance privée ne commercialise pas la nature de manière débridée. Nous n'avons certes pas de pouvoir normatif, mais nous proposons un cadre conçu sur la base de très larges consultations, que nous avons élaboré avec le forum économique mondial (WEF) et l'Alliance pour les crédits de biodiversité (BCA). Plutôt que de réinventer la roue, nous avons voulu réorienter les discussions actuelles dans le sens que nous visions.

Certes, il y avait un unique secrétariat franco-britannique, mais chacun avait ses priorités. C'est pourquoi, afin de ne pas publier un rapport de plus qui finirait sur une étagère, nous avons largement insisté pour présenter des projets pilotes à Cali. Entreprises privées, ONG et acteurs de terrain forment ainsi une coalition prête à aller de l'avant.

Nos principes de haut niveau sont centrés autour de trois blocs : les exigences s'agissant de la nature, la justice pour les peuples et les personnes présentes sur le terrain - les élus que vous êtes y seront sensibles - et la bonne gouvernance, non pas d'un, mais des marchés. Le pluriel importe : la nature est complexe et l'on ne peut effacer la dimension locale en échangeant, par exemple, du corail contre des ouistitis... Or créer des marchés suppose de la confiance et un cadre. C'est pourquoi je ne donnerai pas de chiffres. Pour dresser un parallèle, on parle souvent du marché de l'immobilier, alors qu'il s'agit en réalité d'un ensemble composé de plusieurs marchés, sur lesquels s'échangent des biens très différents.

Nous relevons trois cas d'usage des crédits biodiversité. Le premier concerne les entreprises et philanthropes voulant financer la conservation dans le cadre de l'accord de Kunming-Montréal. C'est le cas, paradoxalement, de nombreux acteurs basés aux États-Unis, pays pourtant non partie à la Convention sur la diversité biologique. Le deuxième est la compensation, ou offset. La Banque mondiale et les pays du Sud expriment le besoin légitime de se développer. Nous promouvons ainsi la séquence éviter-réduire-compenser. Le troisième, l'un des plus prometteurs, est celui des entreprises travaillant à la résilience de leurs chaînes de valeur. C'est par exemple le cas de l'entreprise italienne café Illy : les producteurs craignent que, d'ici dix ans, le coût de production du café devienne prohibitif du fait du changement climatique ; elle a donc massivement investi pour transformer les modes de production et promouvoir l'agriculture régénératrice. De même, Kering développe un projet de production de cachemire en Mongolie, où les chèvres cachemire sont responsables de la destruction des écosystèmes ; il s'agit de rémunérer davantage les paysans pour encadrer leurs troupeaux.

S'ajoutent les approches hybrides et la difficile question d'un rapprochement avec les crédits carbone. Le panel a laissé ces derniers de côté, parce que certains ont mauvaise réputation en raison de l'insuffisante préparation des marchés. On peut toutefois signaler la vente de crédits liés à la forêt en tant que puits de carbone, dont il se trouve qu'elle est aussi une réserve de biodiversité.

Nous ne savons pas la suite de la réflexion après Cali, puisque notre mission était à durée déterminée. Nous sommes heureux d'avoir défini un cadre et d'avoir réussi à établir un consensus exigeant au sein d'une équipe hétérogène. Il conviendrait de conserver la diversité de cette coalition : nous avons besoin des acteurs financiers, comme la Banque européenne d'investissement (BEI), mais aussi d'entreprises privées. Après avoir fait un tour d'Europe, j'affirme que les entreprises françaises n'ont pas à rougir en matière de biodiversité. Il en va de même aux Pays-Bas ou en Italie, même si certains grands pays manquent à l'appel... Nous avons aussi besoin des ONG, des peuples autochtones et des communautés locales - vos contacts sur le terrain -, sans oublier les scientifiques et les États. Jusqu'ici, les Gouvernements n'étaient pas représentés dans le panel, alors qu'ils supervisent les marchés financiers, d'où l'intérêt de notre coopération avec Mme Lemmet. En particulier, même s'ils ne sont pas partie à la CBD, les Américains ont une telle importance financière qu'il faut discuter, par exemple, avec la Commodity Futures Trading Commission (CFTC) ou la Securities and Exchange Commission (SEC).

M. Guillaume Chevrollier. - Malgré des divergences stratégiques et diplomatiques, l'accord atteint à l'issue de la COP15 de Montréal, que nous avons suivie, était ambitieux. Cette COP avait suscité de fortes attentes, mais aussi des craintes de voir se reproduire les manquements de la COP10, alors qu'aucun des objectifs d'Aichi n'a été atteint.

Je m'interroge sur les évolutions que l'on peut espérer dans la coordination des efforts des États en faveur de la préservation de la biodiversité, notamment sur les flux financiers nouveaux susceptibles d'être mobilisés.

Le fait que la COP se tienne en Amérique latine est évidemment un signal positif et un message fort, car cet ensemble continental se caractérise par des écosystèmes de première importance, avec des hommes politiques très engagés sur les causes climatiques et environnementales.

Le mouvement lancé par les États qui, comme la France avec la mise à jour de la stratégie nationale biodiversité 2030 (SNB), tendent à se conformer aux nouvelles cibles mondiales est-il suffisant pour réduire les pressions sur la biodiversité et les écosystèmes ?

Seulement quatorze États ayant versé leurs plans nationaux d'action à la Convention sur la diversité biologique, il est permis de douter de la volonté d'unifier les efforts. Comment expliquez-vous la faiblesse de cette dynamique ? Plus largement, où en est la prise de conscience des États vis-à-vis de la biodiversité, alors que le climat bénéficie d'un intérêt politique et médiatique plus marqué ?

Huit chefs d'État et de gouvernement et quatre-vingt-douze ministres assisteront au segment de haut niveau de la COP16 : à quel point ce nombre est-il annonciateur d'avancées notables ?

Le financement est naturellement le nerf de la guerre contre l'érosion mondiale de la biodiversité. Vous avez fait état, madame Lemmet, de flux financiers entre le Nord et le Sud satisfaisants. Nous pourrons en débattre...

Madame Goulard, quels obstacles faut-il encore lever pour établir et développer les marchés de crédits biodiversité ?

M. Stéphane Demilly. - La précédente édition de la COP avait abouti à la signature historique de l'accord de Kunming-Montréal, prévoyant la protection de 30 % des terres et des mers d'ici à 2030. L'enjeu de la COP16 sera de réaliser un premier suivi de cet engagement, mais également de discuter des financements et de la création d'un fonds dédié. J'espère que les discussions pourront aboutir - à cette fin, je vous invite à brûler un cierge à la cathédrale Saint-Pierre-Apôtre de Cali.

Je souhaiterais poser la question de l'intégration de la biodiversité dans l'agriculture, la pêche et la foresterie. Ces secteurs clés sont déterminants pour notre économie et notre souveraineté. Or, pour l'heure, nous ne sommes pas parvenus à élaborer des stratégies et des plans d'action nationaux pour la biodiversité à hauteur des engagements pris.

Comment mettre en place des mécanismes efficaces de gouvernance et de collaboration capables de tenir compte des enjeux spécifiques à ces secteurs ?

Le manque de moyens est criant dans notre pays. Les agriculteurs qui s'engagent pour être résilients écologiquement sont étranglés par des normes et des impératifs économiques.

Je souhaite également vous interroger sur la mise en pratique concrète de nos engagements environnementaux en France. Ne faudrait-il pas renforcer la démocratie locale pour mieux intégrer les contributions d'acteurs locaux engagés et conscients des spécificités de leur territoire ? Je pense notamment à l'objectif zéro artificialisation nette (ZAN), inscrit dans la loi portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dite loi « Climat et Résilience » d'août 2021. Il est salué sur le principe, mais parfois cauchemardesque à appliquer pour nos élus.

Comment mieux faire valoir la voix de nos territoires dans une conférence internationale telle que la COP ?

Mme Nicole Bonnefoy. - Je me réjouis du thème qui animera les négociations à venir en Colombie, à savoir « faire la paix avec la nature ». Ce message crucial pour tous les États de la planète reconnaît que les humains sont au coeur des transformations attendues en faveur de la biodiversité.

Nous sommes plusieurs à le penser ici : il est temps d'arrêter d'opposer agriculture et biodiversité, et d'assumer les profonds liens qui les unissent. Je défends l'idée d'un nécessaire maintien des sols vivants chargés en microbiodiversité : c'est la condition sine qua non de la pérennité de notre agriculture, donc de notre souveraineté alimentaire. J'insiste, un sol en bonne santé est un sol vivant et fertile.

Aussi, je souhaiterais connaître votre avis sur la préservation des sols dans la création des crédits biodiversité.

Dans un récent entretien, madame Goulard, vous indiquiez que les actions à entreprendre dans les pays du Nord devraient davantage porter sur la restauration d'écosystèmes abîmés par un usage intensif de l'agriculture, par l'industrie ou par l'artificialisation des sols. Pourriez-vous expliquer la démarche engagée pour mobiliser les financements nécessaires ?

Mme Sylvie Lemmet. - S'agissant des financements nouveaux et des freins et faiblesses de la dynamique actuelle en matière de biodiversité, je rappelle que quatre-vingt-cinq États se sont contentés de présenter des cibles nationales pour la biodiversité en vue de répondre aux objectifs fixés par l'accord de Kunming-Montréal. Ces cibles sont une bonne chose, bien qu'elles ne soient pas aussi satisfaisantes que des plans nationaux complets. Vingt-cinq de ces États ont déposé des NBSAP. Il y en aura bien davantage à l'issue des négociations de Cali, probablement une quarantaine.

La route tracée n'est pas totalement satisfaisante, mais elle est tout de même empruntée par plus de la moitié des États du monde, lesquels ont déposé une stratégie nationale pour la biodiversité.

La Colombie présentera la sienne lors de la COP16, tandis que l'Indonésie, la République démocratique du Congo et l'Inde se sont engagées à respecter des cibles. En réalité, les pays qui détiennent la majorité de la biodiversité de la planète ont déposé des cibles ; un bilan en sera fait lors de la COP.

Quel type d'ambition ces cibles reflètent-elles ? Les États ont abordé la plupart d'entre elles. Toutefois, ils se sont montrés plus à l'aise avec des cibles traditionnelles, comme la conservation et la restauration de certaines terres, qu'avec des cibles ayant trait à l'intégration de la biodiversité dans les activités économiques.

Je pense en particulier à la cible 15 qui oblige les entreprises à faire un reporting, soit à analyser leur empreinte sur leur chaîne de valeur. Apparemment, elle n'est pas mise en oeuvre dans un certain nombre de pays.

Les États se sont moins préoccupés de l'agriculture et de la pêche. Cela est assez logique, ces cibles étant les plus difficiles à traiter. L'enjeu, pour tous les pays du monde, est de ne pas opposer l'agriculture et la pêche à la biodiversité.

Cela étant, comment aligner à la fois les incitations économiques et les services rendus par la biodiversité, notamment au travers de la politique agricole commune (PAC) ou de la réglementation globale sur l'usage des sols ?

Les services rendus par la biodiversité ne sont pas autre chose que des paiements pour un service écosystémique. Les crédits biodiversité, du moins les certificats, peuvent sans doute aider.

Une chose est claire : la réalité du rôle de la biodiversité, y compris dans les chaînes alimentaires, est mal reflétée. Cela nécessite donc un changement du point de vue des mentalités, de la gouvernance et des incitations économiques.

Le fait que huit chefs d'État d'Amérique latine soient présents à Cali est une bonne chose ; ce n'était pas le cas à Montréal. Cela montre la volonté de la Colombie d'en faire une COP sud-américaine, l'idée étant de montrer au monde entier les particularités des communautés locales de ce continent.

Mme Sylvie Goulard. - Lors de ma présentation liminaire, j'ai parlé des marchés. Le sénateur Chevrollier, lui, a insisté sur les obstacles. Il est évident que si l'on ne crée pas le cadre dans lequel le type de produits évoqués pourraient être échangés sur une base scientifique solide, avec une implication locale, les flux financiers ne seront pas dirigés vers les bons projets.

Notre priorité est de convaincre les législateurs des différents pays ; je m'y emploie d'ailleurs avec vous ce matin.

Il faut aussi pouvoir aider les superviseurs financiers. Le patron de la Commodity Futures Trading Commission, l'agence américaine qui contrôle les marchés de communities et de dérivés, me disait de manière très juste qu'il ne pouvait obtenir plus de pouvoirs de la part du Congrès. Sa mission est de veiller à ce que tout ce qui est mis sur les marchés financiers soit bien conforme aux exigences d'intégrité. En effet, il ne faudrait pas que l'investisseur soit abusé.

On peut donc jouer à la fois sur les réglementations et sur le travail des superviseurs financiers.

Du reste, le fait que les nouveaux commissaires européens aient mentionné le développement des crédits biodiversité dans leur feuille de route respective est une très bonne chose.

Objectivement, tout notre système économique reposait sur l'idée qu'il fallait avoir du capital et du travail pour monter une entreprise ou une activité économique. On a puisé dans la nature sans compter : s'il y avait du capital et du travail, il n'y avait pas, en revanche, de service écosystémique, en dépit des conséquences néfastes sur l'air, l'eau et la santé des travailleurs.

Nous ne connaissons pas avec certitude l'origine du covid. Toutefois, il est probable que les chaînes de transmission de virus de certains animaux sauvages vers les êtres humains soient liées à la destruction des habitats.

Quoi qu'il en soit, il est urgent de concevoir l'ensemble du système économique dans son rapport à l'environnement.

J'ai tenu à me déplacer sur le terrain pour conduire mes travaux. Lors d'une visite d'une ferme productrice de produits cosmétiques à base de lavande, de verveine et de menthe poivrée en Provence, je me suis rendu compte que toute la chaîne de production devait être valorisée. L'agriculteur ne doit pas être culpabilisé ; il faut lui donner les moyens de produire autrement. Encore faut-il que l'entreprise à laquelle il vend ses produits lui assure d'être intégré dans des démarches régénératives utilisant moins d'intrants. Notez que les coûts sont réduits lorsqu'il n'y a ni épandage ni passage des tracteurs. Avec ce genre de méthode, les agriculteurs ont la possibilité de remplacer un plant de lavande tous les huit ou dix ans seulement.

Par ailleurs, j'ai conscience de toutes les contraintes qui pèsent sur nos entreprises. Conformément à la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) et aux recommandations de la Task Force on Nature-related Financial Disclosures (TNFD), les entreprises sont désormais obligées de collecter des données sur leurs impacts et leurs dépendances.

On peut interpréter cela comme des contraintes, surtout pour les petites entreprises, mais il s'agit en réalité d'un outil de pilotage stratégique incroyable. Cela permet aux entreprises de s'engager dans des démarches écoresponsables : diminution de l'artificialisation du sol des usines, réduction de l'impact terrestre, contrôle des rejets toxiques dans les communes du bassin versant, etc.

Par l'état de la nature, nous sommes forcés d'engager ces transformations, qui ne sauraient se faire sans les acteurs de terrain, les peuples autochtones et les communautés de production, agricoles ou industrielles.

Les États ont bien entendu un rôle à jouer, en particulier au travers de plans nationaux. Encore faut-il que ces derniers soient suivis d'effets dans la réalité. C'est donc sur le terrain - dans vos circonscriptions, mesdames, messieurs les sénateurs - que cela va se jouer.

Mme Sylvie Lemmet. - J'apporterai quelques précisions sur la question du financement. On entend ad nauseam qu'il n'y pas assez d'argent, mais on ne précise jamais par rapport à quoi.

Si des engagements ont été pris, c'est bien parce qu'ils ne sont pas totalement déraisonnables. Une question bien plus importante se pose, celle de l'alignement des flux financiers. Il ne sert à rien de demander 10 milliards d'euros supplémentaires si l'on reçoit déjà 50 milliards d'euros de subventions néfastes. Il faut s'assurer que ce qui a été fait d'un côté n'est pas détricoté de l'autre.

Notez que l'AFD a pris l'excellente initiative de mettre en réseau l'ensemble des banques de développement de la planète : les banques qui lui sont similaires, les banques multilatérales, les banques nationales de développement et les institutions équivalentes à notre Caisse des dépôts et consignations. Leur rôle est très important dans chacun des États pour le financement de nombreux projets, tels que des infrastructures.

Si les banques ont été mises en réseau, c'est aussi pour travailler ensemble à intégrer la biodiversité dans leurs opérations. Des milliers de milliards de dollars sont ici en cause ; il est donc préférable de les flécher vers des projets positifs pour la nature.

« Do no harm », ne pas nuire : voilà quelle doit être notre préoccupation. En bon français, il s'agit d'arrêter de faire des choses qui seraient négatives pour la nature et d'intégrer autant que possible la rémunération des services rendus par la biodiversité. Si nous ne posons pas ce cadre-là, toutes les actions entreprises ne seront que des coups d'épée dans l'eau.

M. Michaël Weber. - En dépit d'un constat partagé sur le climat depuis de nombreuses années, il n'y a pas vraiment de réactions. L'idée de créer des crédits biodiversité, donc de créer un marché de la nature ou d'intégrer la protection de la nature dans une économie de marché, m'interpelle. Les nombreux services que la biodiversité nous rend sont bien souvent invisibles et silencieux. Ils sont accessibles à tous gratuitement. Aussi, il est difficile de penser les choses en termes d'économie de la biodiversité. En effet, la valeur réelle des divers biens et services que la nature nous fournit ne se reflète pas dans les prix du marché. Il existe une véritable distorsion des prix nous incitant inéluctablement à sous-investir dans notre capital naturel.

C'est à la fois une défaillance du marché et une défaillance institutionnelle : aujourd'hui encore, le coût mondial total des subventions néfastes pour la nature se situe entre 4 000 et 6 000 milliards de dollars par an.

Peut-on réellement lutter contre l'érosion de la biodiversité en s'inspirant de mécanismes financiers propres à notre modèle économique, c'est-à-dire fondés sur une consommation qui, de facto, pollue, consomme et détruit les ressources naturelles ?

Au lieu d'essayer de transformer en profondeur l'économie de marché - système hérité d'une époque où l'on ne se souciait guère de la préservation de la nature, tout en restant aveugle aux enjeux mondiaux climatiques et de protection de la diversité -, on fait le contraire ! On se sert de mécanismes financiers dans l'espoir d'agir positivement sur la protection de la nature. N'est-il pas risqué de substituer à l'urgence de la lutte contre l'effondrement de la biodiversité une politique de façade s'apparentant davantage à une stratégie marketing qu'à une réponse aux véritables enjeux ?

M. Simon Uzenat. - Je souhaiterais aborder trois points.

Premièrement, nous sommes tous conscients que l'urgence climatique et l'urgence en matière de biodiversité sont intimement liées. Dans ce contexte, comment interagissent la Convention sur la diversité biologique et la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (Cnucc) ?

Nous savons qu'il existe des liens entre l'IPBES et le Giec. Sur le terrain, les entreprises et les collectivités nous demandent d'harmoniser les objectifs et de tenir une ligne de conduite claire. Il est nécessaire de définir des priorités parmi les actions à entreprendre. À cet égard, le cadrage international est essentiel. Pourriez-vous nous éclairer sur ce point ?

Deuxièmement, quelle sera la coordination à l'échelle européenne du résultat des négociations de Cali ? Dans ce genre de conférence, les intentions des parties prenantes sont toujours louables, mais la réalité est souvent décevante. La stratégie européenne, affirmée en 2020 au travers du Pacte vert, semble en voie d'affaiblissement. Cela nous inquiète beaucoup. On avait annoncé la nécessité de déployer 20 milliards d'euros par an pour la biodiversité à l'échelon européen. Disposez-vous d'éléments concrets sur ce sujet ?

Troisièmement, je souhaitais vous interroger sur la présence des acteurs non étatiques dans les négociations internationales. Par rapport à d'autres pays, la France accuse un fort retard dans l'intégration de ces acteurs, notamment les collectivités locales. Y a-t-il eu, dans la perspective de cette COP16, la volonté de les associer plus ?

Mme Sylvie Lemmet - Comment transforme-t-on un modèle économique ayant des impacts négatifs sur le climat, la biodiversité et la santé en un modèle qui préserve notre environnement tout en produisant une richesse à partager ? De nombreux économistes y travaillent, il y a des réponses théoriques, en particulier via l'intégration des externalités - encore faut-il les caractériser, les évaluer et les intégrer dans les prix.

Je n'ai donc pas de réponse à toutes vos questions, mais nous avons des pistes. Je pense à des expériences d'agroforesterie qui intègrent la biodiversité - cela ne vaut pas feuille de route pour le monde entier, et il ne faut pas nier les nombreuses résistances au changement. À ce titre, je ne suis guère satisfaite de la cible 10, qui a été la plus difficile à négocier, concernant la gestion durable des zones agricoles, aquacoles, halieutiques et forestières : certains pays du Sud n'ont absolument pas envie de remettre en cause un modèle de production intensive qui fonde leur croissance. Aussi, dans le débat international, beaucoup se réfugient derrière les règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) pour contester toute barrière dressée au nom de la protection de l'environnement, alors que celle-ci estime de telles barrières tout à fait possibles. Une négociation d'ensemble est en cours, l'Europe s'est engagée sur des objectifs, comme d'autres États, et j'espère que ce mouvement se poursuivra.

Plusieurs pays demandent de lier les COP climat et biodiversité. Il y a des synergies évidentes. Une biodiversité saine contribue directement à la lutte contre le changement climatique - je pense notamment aux écosystèmes produisant de la biodiversité, comme c'est le cas de la forêt, ce qui explique que les pays forestiers promeuvent la fusion des deux COP. Cependant, il n'y a pas consensus sur le sujet : certains misent aussi sur des solutions plus technologiques, et il ne faut pas méconnaitre le fait qu'une fusion rendrait les COP plus longues encore. On peut donc conserver des enceintes différentes, dès lors que l'on intègre bien, dans les discussions, toutes les solutions fondées sur la nature.

Mme Sylvie Goulard. - Je partage votre inquiétude, monsieur Weber, notre système économique repose sur l'ignorance de la nature. Je tiens à le dire clairement, l'objectif n'est pas de marchandiser la nature à travers des mécanismes de marché : la nature est déjà dans le marché puisque nous puisons dans les ressources et les utilisons pour produire ; nous cherchons plutôt à mesurer la dégradation et le gain des actions au regard de la nature, à faire en sorte que les incidences des actions bénéfiques sur celle-ci soient valorisées.

Peut-être n'ai-je pas assez insisté sur la question de la mesure, qui a été importante dans notre travail. Nous nous sommes demandés si nous étions capables de mesurer les dynamiques affectant la biodiversité, et là, le lien pourrait être fait avec le carbone. Beaucoup pensent qu'il est facile de traiter les problèmes climatiques dès lors que l'on dispose de la tonne d'équivalent CO2 ; si une métrique unique permettait de régler les problèmes, nous l'aurions déjà fait ! Certes, cela permet de créer des instruments plus standardisés, mais on ne peut pas traiter la nature de cette manière. En revanche, on peut mener des actions plus visibles et locales, ce que les gens apprécient. Donc, la biodiversité se caractérise par une mesure plus complexe à établir, mais des outils plus facilement mobilisateurs.

À notre échelle, nous ne cherchons pas un indicateur unique pour tous les écosystèmes. Nous entendons définir les conditions d'une mesure de qualité, en particulier des facteurs de transparence des données, la présence de tiers de confiance ainsi qu'une méthodologie partagée. Notre solution n'est certes pas parfaite, mais dans le monde tel qu'il est, et faute de pouvoir mesurer un résultat immédiat, c'est déjà un progrès.

Dans l'ensemble, nous sommes plutôt confiants, en particulier parce que les entreprises se soucient de leur chaîne de valeur. Elles comprennent qu'il est dans leur intérêt même que la nature soit préservée - et il faut faire de cet intérêt un levier de progrès, comme au judo !

Nous avons discuté avec la Commission européenne, mais aussi avec des acteurs européens importants comme la Banque européenne d'investissement, avec les représentants des entreprises, avec les organismes de supervision des assurances et des marchés, pour couvrir l'ensemble du spectre.

La place des acteurs non étatiques est effectivement très importante. Nous avons créé un lieu de dialogue, constatant qu'il était possible de faire discuter ensemble des représentants de peuples autochtones de l'Amazonie ou des Philippines et des représentants du monde des affaires. Sans être exagérément optimiste, il ne faut pas sous-estimer la capacité de la société à impulser et soutenir de bons projets. Beaucoup de travail reste à accomplir, mais les progrès sont importants de ce côté-là.

Enfin, je crois fondamental de ne pas contenir les objectifs de biodiversité et de climat dans le seul périmètre des COP. Il faut remettre ces enjeux dans la tête des gens, dans la vie des entreprises, en raison des synergies comme, parfois, de la complexité de certains arbitrages. Ainsi certaines actions peuvent être bonnes pour le climat, mais néfastes pour la biodiversité. C'est pourquoi il importe de traiter ces sujets en les séparant sur un plan conceptuel et en les réunissant sur un plan politique.

M. Ronan Dantec. - Vous dites qu'en matière de certificat, on ne fait pas de l'offset, c'est-à-dire qu'il n'y aura pas de cessibilité des certificats, mais vous utilisez tout de même le terme de crédits. Est-on sur un mécanisme de crédit ou de certificat ? Et qui les achète : des philanthropes ? Des opérateurs qui les revendront sur un marché offset ?

Les crédits carbone pourraient-ils regagner en crédibilité, si on leur intégrait une métrique liée au gain pour la biodiversité ?

Mme Sylvie Goulard. - Nous avons discuté à l'échelon international et je peux vous assurer que les termes de crédit et de certificats ne recouvrent pas la même signification selon les langues... Nous sommes cependant parvenus à cette définition : les crédits sont des certificats commercialisés. Le certificat repose sur un effet mesurable, à partir d'éléments tangibles, et positif de l'action menée, à travers la mesure d'un gain pour la biodiversité en termes d'habitat, d'espèces ou encore de génétique, ce qui peut donc recouvrir des changements invisibles.

Une fois le projet certifié, des acquéreurs se positionnent. Ce peut être, au travers de contributions volontaires, des fondations d'entreprise, des ONG, des États, auquel cas le crédit n'a pas vocation à être échangé. Mais on peut aussi envisager qu'une entreprise souhaite inscrire le crédit à son bilan ou encore l'utiliser comme outil de financement - ayons conscience qu'en la matière, nous n'en sommes encore qu'à la préhistoire. Enfin, dans certains cas, une banque de développement finançant un projet d'infrastructure pourra utiliser le mécanisme pour traiter la question de la compensation des destructions engendrées par le projet.

Les divers cas d'usage pourront aboutir à une fongibilité totalement différente du titre, mais l'essentiel, c'est que la certification et ce qu'on appelle en anglais les claims soient contrôlés.

M. Jean-François Longeot, président. - Merci pour ces informations.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

L'état des lieux de la biodiversité à l'heure de la COP16 - Audition de MM. Sébastien Moncorps, directeur du comité français de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) et Denis Couvet, président du conseil d'administration de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB)

M. Jean-François Longeot, président. - Nous poursuivons notre séquence dédiée à la COP16 Biodiversité avec l'audition des représentants de deux organisations non gouvernementales, qui apporteront une vision complémentaire des enjeux de ce rendez-vous diplomatique et feront le point sur l'état des lieux de la biodiversité à l'heure de la COP16.

Nous accueillons Sébastien Moncorps, président du comité français de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). L'UICN est une organisation mondiale dédiée à la conservation de la biodiversité. Elle évalue l'état de conservation des espèces et des écosystèmes et propose des solutions pour protéger la nature. Elle est particulièrement connue pour son rôle d'attribution de statuts de conservation des espèces, qui fait référence dans la communauté scientifique.

Nous accueillons également Denis Couvet, biologiste et professeur au Muséum national d'histoire naturelle, en sa qualité de président de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB). La FRB est une organisation française qui soutient et coordonne la recherche scientifique sur la biodiversité. Elle vise à renforcer les connaissances sur les écosystèmes pour mieux préserver la diversité biologique.

Je souhaiterais vous entendre, Messieurs, sur le rôle et les objectifs que s'assignent vos organisations dans les négociations internationales relatives à la biodiversité ainsi que les enjeux que vous identifiez comme majeurs en amont de la COP16 de Cali. Plus largement, quels sont les apports de la société civile et de la recherche dans les cycles de négociations internationales relatifs à la biodiversité ? Ce rôle est-il selon vous suffisamment pris en compte ?

Quel premier bilan de mise en oeuvre tirez-vous de l'accord de Kunming-Montréal, près de deux ans après son adoption ? Les objectifs fixés par le cadre mondial font-ils selon vous l'objet des bonnes traductions opérationnelles au sein des stratégies nationales ?

Enfin, la question du financement occupera une bonne place dans les négociations au cours de la COP16 à Cali. Comment assurer une plus grande cohérence entre la richesse de la diversité biologique et un financement à la hauteur des enjeux ? Les flux financiers Nord-Sud ont-ils vocation à progresser et quels mécanismes imaginer pour que les hauts lieux de la biodiversité mondiale puissent faire l'objet d'une meilleure protection ?

M. Sébastien Moncorps, président du comité français de l'Union internationale pour la conservation de la nature. - La COP16 est un événement très important, c'est le premier rendez-vous international deux ans après que le cadre mondial de la biodiversité a été adopté par 196 parties, 195 États plus l'Union européenne. Elle offrira l'occasion de faire le point sur la mise en oeuvre de ce cadre mondial. L'UICN y portera trois messages principaux.

Le premier, c'est de poursuivre et de déployer des efforts beaucoup plus importants dans la déclinaison de ce cadre mondial en stratégies nationales et objectifs définis pays par pays. Les États s'y sont engagés en décembre 2022 à Montréal, mais l'effort est insuffisant : seuls 25 États et l'Union européenne ont déposé leur stratégie alignée avec les objectifs du cadre mondial et 87 pays - soit 45 % de l'ensemble - ont publié au moins un objectif national conforme avec ce cadre mondial. Il faut donc que les États traduisent le cadre mondial dans leurs stratégies nationales, même si l'élaboration de telles stratégies prend du temps puisqu'il faut réunir les connaissances, consulter l'ensemble des parties prenantes, déterminer un plan d'action et provisionner les financements.

Le deuxième point, c'est la finalisation du cadre de suivi des actions. Il faut tirer les conséquences du précédent accord mondial, adopté en 2010 et qui visait 20 grands objectifs internationaux qu'on a appelés les objectifs d'Aichi. La stratégie n'avait pas été accompagnée d'un cadre commun, avec des indicateurs partagés sur les objectifs et ne comportait pas de dispositifs de suivi et d'évaluation. Il faut finaliser un cadre de suivi, avec des indicateurs communs pour que les États rapportent leurs actions et mettent en commun leurs résultats. Il y a encore du travail à accomplir pour finaliser certains indicateurs, mais l'adoption du cadre de suivi est très importante puisqu'à la prochaine COP, la COP17 en 2026, on aura la première évaluation mondiale sur la mise en oeuvre de ce cadre d'action. Il est donc très important que tous les éléments soient réunis pour fonder cette évaluation.

Troisième grand sujet, les financements pour la biodiversité. L'enjeu de cette COP16, c'est l'adoption par les États de ce qu'on appelle une stratégie de mobilisation des ressources financières. Nous souhaitons qu'elle soit conforme aux engagements pris à Montréal, à savoir une augmentation de plus de 200 milliards de dollars par an pour financer les actions directes sur la biodiversité et qu'il y ait une réforme des subventions néfastes à la biodiversité de plus de 500 milliards de dollars par an qui soit actée et déployée. Plus largement, il faut accélérer le verdissement de la finance, pour qu'en parallèle de ces efforts directs pour la conservation de la biodiversité, on mette fin à tous les financements qui sont néfastes parce qu'ils endommagent la nature, le climat et les terres - référence aux trois grandes conventions adoptées au Sommet à la Terre à Rio : « Biodiversité », « Climat » et « Lutte contre la désertification ». Les montants de ces subventions et de ces financements néfastes sont très importants : ils ont été évalués récemment par le Programme des Nations Unies pour l'Environnement à 6 700 milliards de dollars par an, dont 5 000 milliards proviennent du secteur privé et 1 700 milliards du secteur public, principalement dans l'agriculture, les transports et le financement des énergies fossiles.

Dernière grande décision attendue à la prochaine COP biodiversité, c'est l'adoption d'un mécanisme multilatéral assurant un partage juste et équitable des avantages liés à l'utilisation des informations de séquençage numérique des ressources génétiques et la création d'un fonds mondial dédié à cette fin. Les pays du Sud y gagneront un accès à des informations sur les ressources génétiques utilisées dans le domaine de l'agriculture et de la santé. Mais l'objectif est aussi que ces ressources financières nouvelles puissent être mobilisées pour la conservation et l'utilisation durable de la diversité, puisque c'est bien l'objet de la Convention sur la diversité biologique.

Voilà, Monsieur le Président, les principales recommandations que l'UICN portera lors de cette COP16.

M. Denis Couvet, président de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité. - La COP16 revêt une dimension de transition, après les décisions très importantes adoptées à Montréal lors de la COP15 : notre objectif consistera à en consolider les acquis.

Le premier acquis, c'est l'aspect systémique de la biodiversité : la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) dit que l'objectif est désormais de promouvoir un changement transformateur. De quoi s'agit-il ? D'une réorganisation fondamentale, systémique, des facteurs économiques, technologiques, sociaux, y compris les paradigmes, les objectifs et les valeurs de l'activité humaine - ce que dit l'IPBES, c'est que pour stopper le déclin de la biodiversité, il faut changer de braquet et faire évoluer le coeur de la logique des systèmes économiques et politiques. C'est d'ailleurs le propos du rapport « Nexus » de cette plateforme, qui examine les liens entre la biodiversité, l'eau, l'alimentation, la santé, le changement climatique et le système énergétique, pour mettre en évidence les seuils, les rétroactions et la résilience de ces liens et interdépendances. L'objectif est donc de combiner ces différents enjeux environnementaux plutôt que de les opposer.

Le deuxième acquis de la COP 15, c'est celui de l'intégrité écologique : l'objectif est désormais de restaurer l'intégrité écologique de tous les écosystèmes. C'est un changement considérable sur le plan qualitatif, parce que jusqu'alors, on se référait aux écosystèmes naturels, comme s'il fallait les préserver sans s'intéresser à ceux qui ont été transformés par les humains et où il n'y aurait pas d'enjeu de biodiversité. À partir de la COP15, on vise bien tous les écosystèmes, naturels et anthropiques, et on va désormais parler de restaurer l'intégrité écologique des écosystèmes agricoles. Quand on parle de biodiversité, on vise bien entendu la diversité du vivant, c'est la partie la plus connue, mais il y a aussi les fonctions écologiques, le fonctionnement des écosystèmes, et l'ensemble est bien évidemment lié : on a besoin de la diversité du vivant pour que les écosystèmes fonctionnent et on a parfois besoin de restaurer les fonctions écologiques pour maintenir la diversité du vivant. C'est l'exemple classique de la pollinisation : pour restaurer cette fonction écologique, il faut de la diversité végétale, pour maintenir des populations de pollinisateurs - cet enjeu d'intégrité des écosystèmes est décisif en agriculture. J'insiste sur le fait que ce point a été consensuel pour les 196 États présents à la COP15, qui était sous présidence chinoise. Au passage, l'intégrité écologique est aussi un enjeu géopolitique puisqu'on parle aussi de la résilience de l'agriculture, notamment aux aléas climatiques, avec des enjeux de sécurité alimentaire.

L'Europe avance grâce au Règlement européen sur la restauration de la nature. Ce texte législatif n'est pas aussi négatif qu'on l'a dit, parce qu'il précise des notions, en particulier sur les écosystèmes agricoles, sur les enjeux de restauration des pollinisateurs, des paysages, des zones humides, de la faune et la flore, des sols également. À la COP 16, l'objectif est donc de consolider ce deuxième acquis de l'intégrité écologique, avec des outils adaptés de politique publique.

Troisième enjeu, la mobilisation de l'ensemble des parties prenantes, en particulier sur le plan financier. Il s'agit non pas seulement de financer la protection de la biodiversité, mais d'organiser la transition de la finance, ce qui inclut la question des subventions néfastes pour l'environnement. On parle d'agroécologie, mais quel est son modèle économique et qui va la financer ? Il y a tout un ensemble d'outils proposés, en particulier dans la cible 15, avec la possibilité de développer des labels, donc des certificats et crédits biodiversité, ainsi que des mécanismes de paiement pour services environnementaux dans l'agriculture. Lors de la COP15, des représentants anglosaxons du monde économique et financier ont souligné la responsabilité fondamentale des États en matière de régulation, pour favoriser la mobilisation du monde économique et financier - il revient aux États de récompenser les comportements vertueux et de sanctionner les mauvais élèves. Le rôle de l'État est peut-être moins de financer la transition, que d'organiser les flux financiers par la régulation. Et les États ont intérêt à limiter au mieux ce que les entreprises appellent les risques de transition, c'est-à-dire l'instabilité des règles, l'absence de lisibilité des politiques publiques qui font que les entreprises ont parfois du mal à s'adapter. L'État a un rôle fondamental à jouer par sa détermination et par la cohérence de ses politiques publiques.

M. Guillaume Chevrollier. - Quels indicateurs utilise-t-on pour qualifier l'état de la biodiversité ? Quelles difficultés scientifiques rencontre-t-on pour définir et élaborer ces indicateurs ? On parle de la sixième extinction de masse, alors que les actions sont de plus en plus nombreuses sur le plan local pour préserver, voire restaurer la biodiversité : quel est le bilan de ces actions locales, à quel délai peut-on espérer voir les premiers effets positifs de ces politiques opérationnelles ? Avez-vous des exemples à citer, où l'on a pu inverser la tendance ? Je crois qu'il faut pouvoir tenir aussi un discours positif pour le climat et la biodiversité, ou bien on ne peut que se désespérer de la succession d'alarmes et d'annonces de catastrophes sur lesquelles nous n'aurions aucune prise...

Enfin, quel bilan faites-vous de la cohérence et de la robustesse du plan « Biodiversité 2030 » et des mesures qui lui sont liées dans le projet de loi de finances pour 2025 ? Que pensez-vous des atlas de la biodiversité : permettent-ils une prise de conscience et des changements au niveau local ? D'une manière plus générale, que pensez-vous de la place de la biodiversité dans le débat public ?

M. Ronan Dantec. - Deux ans après la COP15 de Montréal, on a le sentiment que la dynamique s'atténue : qu'en pensez-vous ? - constatez-vous, en particulier, que les pays du Sud, deviendraient plus prudents dans leurs plans et plus enclins à dénoncer le fait que les pays du Nord leur demandent des efforts, au prix de leur développement ? On constate aussi une réticence à l'idée de créer un nouveau fonds, avec l'argument qu'une telle création aurait des coûts de structure importants, comme on l'a vu avec le Fonds vert pour le climat - alors qu'il existe déjà le Fonds mondial pour l'environnement où les crédits pour la biodiversité peuvent trouver leur place : qu'en pensez-vous ? Des ONG continuent de soutenir un fonds nouveau : est-ce par tradition ou bien pensez-vous qu'un fonds spécifique aurait une utilité réelle ? Ou bien encore, le monde de la conservation, en particulier anglo-saxon, n'a-t-il pas tendance à vouloir garder une bulle biodiversité plutôt que d'aller vers une mixité des questions ?

M. Michaël Weber. - Pour avoir eu la chance de présider l'un des plus grands territoires protégés de notre pays que l'UICN labellise, le Parc naturel régional des Vosges du Nord, j'apprécie le fait que l'UICN relie étroitement la protection de la nature, de la biodiversité et l'activité humaine - qu'il ne faut pas opposer, mais concilier.

Ensuite, on a le sentiment que si la protection des espèces menacées produit plutôt des résultats tangibles, on assiste dans le même temps à la régression continue des espèces dites « ordinaires » : comment en tenir compte ?

La question des financements est posée, et on ne peut omettre d'y inclure les quelque 6 700 milliards d'euros dépensés chaque année qui ont un effet néfaste sur l'environnement et la biodiversité ; cependant, une fois qu'on a dit cela, que faire concrètement, pour ne pas en rester aux effets d'annonce ? Quelles seraient selon vous les régulations utiles et possibles, alors que les États ont de moins en moins de moyens et d'autorité ?

M. Stéphane Demilly. - J'ai lu votre position publique sur les baleiniers japonais, Monsieur Moncorps, avez-vous aussi lancé une alerte pour la libération de Paul Watson, le défenseur des baleines qui vient de demander l'asile politique à la France ?

M. Denis Couvet. - On constate effectivement une certaine efficacité des politiques publiques de protection de certaines espèces, certaines d'entre elles ont vu leur taux d'extinction baisser de moitié - mais cela signifie que l'extinction ne s'est pas arrêtée, on a fait un pas, mais il reste insuffisant. Cependant la nature « ordinaire », elle, continue de régresser, on le voit avec les oiseaux communs. Il faudrait définir un baromètre de la biodiversité, avec un indicateur qui serait intégrateur, en reliant par exemple les oiseaux et les insectes, la faune et la flore, la végétation.

Parmi les moyens nécessaires, il faut mentionner les techniques et systèmes d'observation. On parle des sciences participatives, elles sont très intéressantes parce qu'elles mobilisent la société et apportent des données, mais elles ne sont pas suffisantes, il faut aussi renforcer la science professionnelle, en particulier pour synthétiser les données et produire des avancées conceptuelles.

Sur les réussites que l'on peut attribuer à l'action publique et privée, je pense aux insectes. Une méta-analyse américaine, en 2020, a montré que dans les écosystèmes tempérés, les insectes aquatiques se portent de mieux en mieux, ce qui serait le résultat des politiques d'amélioration de qualité de l'eau conduites depuis 50 ans, avec des impacts aussi sur les oiseaux d'eau. Cette étude parue dans la revue Science, cependant, a été contestée, et elle montre aussi que pour les insectes terrestres, le déclin continue. Il faut dire que les écosystèmes aquatiques d'eau douce représentent des surfaces plus faibles que les écosystèmes terrestres, il est plus facile d'agir sur eux que sur l'ensemble de l'agriculture.

Les politiques publiques sont-elles cohérentes ? Je prendrai l'exemple de l'utilisation des pesticides dans l'agriculture : il y a un consensus sur la nécessité d'en réduire l'usage, mais les indicateurs de leur toxicité ne sont pas stables, et sans consensus sur les seuils de toxicité, il ne peut guère y avoir de cohérence, ni de robustesse de l'action publique.

Les pays du Sud ont-ils tendance à ralentir sur la protection de la biodiversité ? Vous posez une question très complexe. Je crois qu'il faut distinguer la nature protégée, extraordinaire, et les espaces agricoles. Il existe également une controverse sur les espaces protégés et la dénonciation d'un « colonialisme vert », quand la Grande-Bretagne ou la France disent à des pays africains ce qu'ils doivent faire avec leur territoire. Il faut donc faire preuve de prudence, et tenir compte de l'histoire... Concernant les évolutions agricoles, il est difficile de savoir si l'agroécologie est attractive pour les pays en développement. Les pays du Sud s'en font leur propre idée, mais je crois qu'on réalise également dans le Sud que la sécurité alimentaire dépend de la résilience agricole, et qu'il est donc nécessaire de restaurer l'intégrité écologique des écosystèmes agricoles - il faudrait examiner les choses plus en détail et à l'échelle de plusieurs pays pour répondre vraiment à votre question.

À propos de la création d'un nouveau fonds sur la biodiversité, ce que j'ai observé quand je faisais partie de la délégation européenne à la COP15, c'est que les pays du Sud critiquent l'importance des dépenses de structure, ils demandent à ce qu'une plus grande part des financements aille effectivement sur le terrain ; avec la création d'un fonds dédié, ils espèrent que ce serait le cas et que le suivi des crédits en sera facilité. La délégation européenne était très réservée, estimant que les questions systémiques entraîneraient en tout état de cause des coûts de structure importants, et qu'il valait mieux s'efforcer de réduire les coûts des fonds existants. Il s'agit en réalité d'une négociation dont les enjeux sont politiques.

Faut-il combiner les certificats ? Nous y sommes très favorables à la FRB, nous travaillons même avec le cabinet Carbone 4, pour définir des certificats biodiversité qui tirent les enseignements de l'expérience faite avec les certificats carbone. La restauration écologique des écosystèmes constitue un enjeu climatique important, il y a convergence et il faut anticiper ; le rapport Nexus de l'IPBES, qui sera publié le 17 décembre prochain, conclut sur l'importance de la nature, pour relier cinq enjeux ; agriculture, biodiversité, eau, santé et climat.

Quand on parle de financiarisation, il faut au préalable s'interroger sur ce que nous voulons financiariser, la protection de la biodiversité ou la transition écologique ? Ce n'est pas du tout la même chose et je crois que l'enjeu est de financiariser la transition écologique, donc d'avoir des modèles économiques viables par exemple en agroécologie.

Sommes-nous optimistes ? Les États qui ont le plus grand indice de développement humain (IDH) sont aussi ceux qui ont la plus forte empreinte écologique : c'est à la fois le succès et les limites de la modernité, elle a réussi le prodige d'augmenter considérablement le bien-être humain, mais au prix de l'augmentation de l'empreinte écologique. Ce que je dis à mes étudiants, c'est que pendant que ce prodige s'effectuait, nous n'étions pas attentifs à l'empreinte écologique - et que l'enjeu, désormais, implique d'utiliser notre intelligence collective pour réduire cette empreinte tout en préservant le bien-être humain, changer cette corrélation de la modernité et proposer un autre modèle, qui reste à définir.

- Présidence de M. Guillaume Chevrollier, vice-président -

M. Sébastien Moncorps. - Il existe plusieurs indicateurs pour mesurer l'état de la biodiversité, nous travaillons avec un panel d'indicateurs - il y en a de très connus, qui font office de références. Vous l'avez citée, la Liste rouge des espèces menacées, établie par l'UICN, regroupe les meilleures connaissances scientifiques disponibles, grâce à une méthodologie robuste et acceptée par tous, qui suit l'évolution de la biodiversité au niveau des espèces. L'indicateur produit est robuste parce qu'il couvre à la fois la répartition mondiale d'une espèce et qu'il peut être régionalisé - au Comité français de l'UICN, nous le déclinons à l'échelle nationale et c'est précisément un critère pour un indicateur, celui de pouvoir être utilisé à différentes échelles tout en gardant la même méthodologie, avec la même fiabilité. C'est un indicateur compréhensible du grand public, puisque les espèces sont l'élément le plus visible de la biodiversité ; il s'agit donc d'un indicateur ayant une dimension mobilisatrice.

L'UICN complète actuellement cette liste rouge des espèces menacées par une liste rouge des écosystèmes - nous y travaillons depuis plusieurs années - pour mesurer non pas le risque d'extinction d'une espèce, mais le risque d'effondrement d'un écosystème. Ce nouvel indicateur sera déclinable depuis le niveau mondial jusqu'au niveau local, pour mesurer la vulnérabilité d'un écosystème, qu'il soit mondial ou local.

Vous connaissez aussi le fameux indice « Planète Vivante », publié par le fonds mondial pour la nature (WWF), qui donne des tendances sur l'abondance des espèces - on ne parle donc plus seulement des espèces rares, mais aussi des espèces répandues, dont les effectifs chutent de façon importante, c'est le cas en France pour les oiseaux dans les milieux agricoles.

Il existe donc un enjeu sur ces indicateurs et la définition d'un cadre commun. Ce que nous disons, c'est que même si les indicateurs, nombreux, ne sont pas parfaits, il faut les utiliser pour apprécier l'évolution de la biodiversité. C'est le cas en France, avec l'Observatoire national de la biodiversité (ONB), qui dispose de tout un jeu d'indicateurs vérifiés régulièrement et qui permettent de suivre des tendances sur l'état de la biodiversité, que ce soit sur les espèces, les milieux naturels, ou encore les financements publics accordés à la biodiversité. L'imperfection de tel ou tel indicateur ne doit pas freiner l'évaluation, il faut continuer et ne pas relâcher les efforts.

Constate-t-on des succès en matière de biodiversité, est-on parvenu à inverser la tendance ? Oui, j'en citerai plusieurs. C'est notamment le cas de la loutre d'Europe, une espèce revenue en France grâce à l'amélioration de la qualité des cours d'eau. Il y a aussi des réintroductions réussies, par exemple le vautour dans les Cévennes, le gypaète barbu dans les Alpes ou le bouquetin dans les Pyrénées. L'UICN avait aussi tiré la sonnette d'alarme il y a quelques années sur l'antilope Saïga, qui avait connu un effondrement important, elle est depuis en cours de restauration, des efforts importants ont été également mobilisés pour le gorille des montagnes, une espèce qui se porte mieux qu'avant. Il est possible de mentionner des succès de conservation pour des espèces et des écosystèmes, mais l'ensemble de la biodiversité décline, les indicateurs continuent à enregistrer ce déclin de la biodiversité, que ce soit dans le monde ou en France. Quand on a lancé la liste rouge des oiseaux de métropole, on était à une espèce sur quatre qui était menacée ; dix ans après, on est passé à une espèce sur trois, et le ratio est d'une espèce sur quatre pour les amphibiens ou les reptiles.

Parmi les outils de protection, l'UICN a mis en place la Liste verte des aires protégées, pour récompenser les espaces protégés qui sont efficacement gérés - je rappelle que la COP15 a posé l'objectif de 30 % d'aires protégées sur les milieux terrestres et marins en 2030. Au-delà de la superficie, nous évaluons au même niveau la qualité et l'efficacité de la gestion, faute de quoi nous créerons ce qu'on appelle des « parcs de papier », des aires protégées qui existent juridiquement mais qui ne se traduisent par aucune actions concrètes sur le terrain, donc sans résultat pour la conservation. En France, nous avons la chance de compter 23 aires protégées qui sont labellisées au titre de la Liste verte et à l'UICN, nous développons cette méthodologie comme outil de mesure au niveau mondial, pour que les aires protégées soient efficacement gérées. Nous avons dix ans de recul, les résultats sont là, il y a des exemples réussis de restauration d'écosystèmes et de solutions qui passent par la nature, nous avons publié un recueil de retours d'expériences positives - on voit par exemple que pour lutter contre l'érosion côtière ou la submersion marine, la restauration des dunes et des systèmes dunaires est efficace, avec des résultats en seulement quelques années, plus intéressants que ceux liés à la construction d'une digue. Ces solutions existent, encore faut-il les financer.

Nous regrettons les gels de crédits « biodiversité » dans le budget pour 2025, c'est un coup d'arrêt à la mise en oeuvre de la Stratégie nationale pour la biodiversité. En novembre 2022, une étude conjointe de l'Inspection générale des finances et de l'Inspection générale de l'environnement et du développement durable, chiffrait les besoins pour la Stratégie nationale biodiversité à 174 millions d'euros supplémentaires en 2023 et jusqu'à 465 millions d'euros en 2027 : nous plaidons à l'UICN que cette trajectoire soit respectée. Cette même étude évaluait à 10 milliards d'euros annuels les subventions néfastes à la biodiversité : il suffirait donc de réorienter 4,6 % de ces financements pour financer la Stratégie nationale pour la biodiversité.

Plusieurs pays du Sud ont déposé leur stratégie nationale pour la biodiversité, par exemple le Mexique, l'Indonésie, la Malaisie ou le Cambodge, alors que les États-Unis ne peuvent pas déposer leur stratégie, faute d'avoir ratifié la Convention sur la diversité biologique, de même qu'ils n'ont pas ratifié la Convention Climat. La Chine, le Japon et la Corée du Sud, eux, ont déposé leur stratégie nationale pour la biodiversité. En Afrique, la dynamique reste à construire puisque seuls le Burkina Faso et l'Ouganda ont déposé leur stratégie nationale.

Les questions liées au financement de la biodiversité sont très scrutées par les pays du Sud, qui attendent déjà que les promesses financières faites par les pays du Nord sur le climat soient tenues. Un effort financier des pays du Nord envers les pays du Sud est nécessaire pour financer leurs actions et leurs stratégies nationales pour la biodiversité. C'est pourquoi les pays du Sud demandent un fonds spécifique : ils veulent un fonds plus souple, plus rapide, plus effectif - alors que les pays du Nord soulignent que les délais courts sont peu compatibles avec la création d'une nouvelle gouvernance et de nouveaux circuits de financement. Il y a eu des avancées à Montréal, des financements ont été fléchés pour les pays en développement - plus 20 milliards de dollars d'ici 2025 et plus 30 milliards de dollars d'ici 2030, qui représentent des volumes financiers nécessaires pour maintenir la dynamique et prendre en compte les préoccupations des pays du Sud.

Nous travaillons également sur le programme « Petites Initiatives », qui soutient la participation des ONG à l'atteinte des objectifs nationaux avec des actions concrètes de conservation de la biodiversité, de développement local et d'utilisation durable des ressources naturelles.

La réorientation de la finance a déjà commencé puisqu'on parle de verdissement de la finance et d'instruments climatiques, les positions évoluent, notamment celle de l'Agence internationale de l'énergie, qui dit que si nous voulons garder notre objectif de neutralité carbone, il ne faut plus investir dans les hydrocarbures. Je pense que ce mouvement est possible aussi pour la biodiversité, à travers des politiques comme le développement de l'agroécologie.

Enfin, nous n'avons pas pris de position publique pour la protection des baleines ni sur la libération du militant écologiste Paul Watson. La préservation des baleines et des mammifères marins en général nous tient particulièrement à coeur. Le Japon ne fait plus partie de la Commission baleinière internationale, il n'est plus soumis aux règles de moratoire qui pourtant ont porté leur fruit sur la reconstitution des populations de baleines un peu partout dans le monde, depuis son entrée en vigueur dans les années 1980.

M. Guillaume Chevrollier, président. - Merci pour ces informations qui permettent de mieux cerner les enjeux de protection de la biodiversité et les défis qui attendent les négociateurs de la COP16 à partir de la semaine prochaine.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Présidence de M. Jean-François Longeot -

Projet de loi de finances pour 2025 - Demande de saisine et désignation des rapporteurs pour avis

M. Jean-François Longeot, président. - Comme chaque année, nous devons désigner nos rapporteurs pour avis sur le projet de loi de finances pour 2025.

Les circonstances dans lesquelles notre commission, et plus globalement le Sénat, seront amenés à examiner le projet de loi de finances cette année sont, comme vous l'imaginez, particulières, et ce à double titre.

Premièrement, le calendrier d'examen de ce projet de loi de finances est atypique par rapport aux années précédentes. En raison du contexte politique et budgétaire exceptionnel, le projet de loi de finances pour 2025 a en effet été déposé à l'Assemblée nationale le 10 octobre dernier seulement, soit dix jours après la date limite prévue par la loi organique. Ce retard pourrait avoir un impact sur l'ensemble du calendrier d'examen du texte qui est particulièrement resserré. D'après les informations que nous avons recueillies, et sous réserve de leur confirmation par la Conférence des Présidents, la discussion budgétaire devrait ainsi débuter au Sénat le lundi 25 novembre prochain pour la première partie du PLF pour 2025, qui a principalement trait aux recettes de l'État et, sous toutes réserves, à partir du 2 décembre prochain pour les crédits inscrits en seconde partie.

Deuxièmement, le contexte budgétaire dans lequel s'inscrit l'examen de ce projet de loi de finances est également particulier en raison de la dégradation marquée des finances publiques françaises. Le déficit public devrait atteindre 6,1 % du PIB en 2024. Face à cette situation, et afin de rassurer nos partenaires européens concernant notre trajectoire budgétaire, le Gouvernement s'est fixé l'objectif de ramener ce déficit sous la barre des 5 % du PIB dès 2025. Le PLF pour 2025 s'inscrit donc dans cet objectif, ce qui conduira à modifier substantiellement les équilibres et les acquis budgétaires de ces dernières années.

C'est donc dans ces conditions très singulières que nos rapporteurs pour avis devront travailler.

Je vous propose que la commission se saisisse pour avis sur l'ensemble de la première partie du projet de loi de finances pour 2025, afin de pouvoir se prononcer sur les dispositions thématiques qui entrent dans son champ de compétences, ainsi que sur les crédits des missions suivantes : Cohésion des territoires ; Direction de l'action du Gouvernement ; Écologie, développement et mobilité durables ; Économie ; Engagements financiers de l'État ; Investir pour la France de 2030 ; Plan de relance ; Recherche et enseignement supérieur ; Relations avec les collectivités territoriales ; Transformation et fonction publiques ; et, le cas échéant, sur les articles non rattachés de la seconde partie dans la mesure où seraient concernés des sujets sur lesquels la commission serait compétente.

Il en est ainsi décidé.

Puis, sont désignés rapporteurs pour avis sur le projet de loi de finances pour 2025 :

- M. Philippe Tabarot, sur les crédits relatifs aux transports ferroviaires, fluviaux et maritimes,

- M. Stéphane Demilly, sur les crédits alloués aux transports aériens,

- M. Olivier Jacquin, sur les crédits relatifs aux transports routiers,

- M. Pascal Martin, sur les crédits relatifs à la prévention des risques,

- M. Guillaume Chevrollier, sur les crédits relatifs aux paysages, à l'eau et à la biodiversité ainsi qu'à l'expertise en matière de développement durable,

- M. Fabien Genet, sur les crédits relatifs à la transition énergétique, au climat et à la recherche,

- M. Louis-Jean de Nicolaÿ, sur les crédits relatifs à la politique des territoires,

- M. Sébastien Fagnen, sur les crédits relatifs à l'aménagement numérique du territoire.

M. Jean-François Longeot, président. - Les articles de la première partie et les articles non rattachés de la seconde partie du projet de loi de finances pour 2025 feront l'objet d'un examen thématique par chacun des rapporteurs. Il en va de même des crédits des missions « Plan de relance » et « Recherche et enseignement supérieur » relatifs aux secteurs de compétences de la commission.

Enfin, je vous propose - en tant que de besoin si les débats à l'Assemblée nationale le rendaient nécessaire - de nous réserver la possibilité d'une saisine pour avis complémentaire de toute mission sur laquelle il serait indispensable que notre commission porte une appréciation dès lors que certains crédits entrent dans notre champ d'analyse.

Déplacement en République tchèque et en Autriche - Compte-rendu

M. Jean-François Longeot, président. - Nous entendons nos collègues qui ont, en délégation, effectué, le mois dernier, un déplacement en République tchèque et en Autriche.

M. Philippe Tabarot. - Il y a tout juste un mois, le 17 septembre dernier, une délégation de notre commission s'est rendue, dans le cadre de son déplacement annuel, à Prague, en République tchèque, puis, deux jours plus tard, à Vienne, en Autriche. Ce déplacement était l'occasion, pour mes cinq collègues Didier Mandelli, Jocelyne Antoine, Pierre Jean Rochette, Said Omar Oili, Olivier Jacquin et moi-même d'aller à la rencontre des principaux acteurs des politiques de transport, notamment ferroviaire, dans ces deux pays.

Sans surprise, la visite de deux capitales européennes en seulement cinq jours fut particulièrement rythmée et je tiens ici à remercier les deux ambassadeurs et leurs équipes pour l'accueil chaleureux qui nous a été réservé et la richesse des programmes de rencontres et de visites qui ont été organisées dans ce cadre.

Je tiens ici à les saluer, et ce d'autant plus dans le contexte dans lequel ce déplacement a été organisé. En premier lieu, nous devions initialement nous rendre dans ces deux pays en juillet dernier, mais avons dû annuler notre venue une première fois compte tenu de la dissolution et des élections législatives organisées en conséquence. Nous avons ensuite pu trouver une nouvelle date pour l'organiser, mi-septembre, cette fois, mais avons failli l'annuler une seconde fois, compte tenu des inondations historiques qui ont frappé l'Europe de l'Est de plein fouet en raison du passage du cyclone Boris en Roumanie, en Pologne, en Autriche et en République tchèque, qui a causé la mort de 11 personnes dans ces pays. Nous ne souhaitions évidemment pas représenter une charge supplémentaire pour nos interlocuteurs, qui pour la plupart étaient issus du domaine des transports, et qui avaient potentiellement d'autres urgences à régler.

Toutefois, et après avoir échangé jusqu'à la veille du départ avec nos contacts des deux ambassades, nous avons finalement pris la décision de maintenir notre venue, étant entendu que les différents échanges étaient confirmés et que les villes de Vienne et de Prague n'étaient pas les zones les plus touchées par ces inondations. J'ajoute enfin qu'à cette situation déjà dramatique pour les deux pays, s'ajoutaient l'organisation, en République tchèque, d'élections régionales et sénatoriales le week-end suivant notre venue et, en Autriche, celle des élections législatives à la fin du mois de septembre.

Cela étant dit, j'en viens à présent aux différentes thématiques qui ont jalonné notre déplacement, principalement consacré aux politiques de transport mises en oeuvre en République tchèque et en Autriche. Puisque notre pays est régulièrement montré du doigt, comme l'un des plus mauvais élèves de l'Union européenne en la matière, et notamment en ce qui concerne son réseau ferroviaire, il nous semblait en effet intéressant d'aller observer les pratiques d'autres États européens. Et je dois dire qu'avec mes collègues, les rencontres et visites nous ont permis de prendre du recul sur cette question, d'identifier, dans ces deux pays, de bonnes idées ou pratiques, mais aussi de mieux comprendre le modèle que peut représenter la France en ce qui concerne la réalisation de grandes infrastructures.

À titre liminaire, et puisqu'il s'agissait de la principale thématique de notre déplacement, nous avons eu la chance, sur place, de « tester » plusieurs types de transports collectifs, notamment le tramway et le métro praguois, mais également le train, entre Prague et Vienne. Et je dois dire, en ce qui concerne ce dernier trajet, que nous avons encore beaucoup à apprendre en termes de qualité de service, qui a été absolument irréprochable, pour un prix somme toute raisonnable.

S'agissant plus spécifiquement de la conduite des politiques publiques relatives aux transports en République tchèque et en Autriche, je souhaiterais plus spécifiquement revenir sur quatre points.

Premier sujet, qui nous a tous passionnés, à tel point que nous avions beaucoup de mal à quitter la salle de réunion : le Klimaticket, lancé en Autriche en octobre 2021. Ce ticket permet d'utiliser tous les transports en commun dans l'ensemble du pays et pour un nombre illimité de trajets, le billet étant valable un an. Ses atouts sont nombreux, à commencer par son prix, qui s'élève à 1 095 euros par an, soit seulement 3 euros par jour, avec des tarifs préférentiels pour les jeunes, les familles et les personnes âgées. Ce dispositif présente également un autre avantage majeur : celui de la facilité, puisqu'un seul ticket permet à son possesseur de réaliser autant de trajets qu'il le souhaite, dans des régions et avec des opérateurs différents. Ce billet est le fruit de deux années de négociations entre le gouvernement fédéral, les gouvernements régionaux, les organisations des transports et les exploitants. Depuis janvier 2022, tous les Länder ont également lancé leur billet régional.

Le Klimaticket repose sur deux grands principes : faire reposer la complexité du dispositif et de ses modalités sur l'administration, et non sur l'usager afin d'en faire une offre lisible, accessible et simple d'utilisation ; faire porter la charge budgétaire de cet outil sur l'État, à travers un double mécanisme de compensation financière, basé pour les opérateurs sur l'évaluation du nombre de kilomètres sur chaque ligne et sur le prix moyen d'un billet par passager kilomètre et, pour les Länder, sur une négociation permettant une prise en charge partielle par l'État de l'abonnement régional.

En définitive, le Klimaticket a connu un succès dépassant les prévisions et objectifs, avec 270 000 usagers à la fin de l'année 2023. S'il est encore tôt pour tirer un bilan global du dispositif, il ressort d'une enquête que parmi les usagers du Klimaticket ayant le permis de conduire, deux tiers d'entre eux utilisent les transports en commun plus souvent et 85 % d'entre eux ont déjà remplacé des trajets en voiture par des déplacements en transports collectifs. Pour autant, le Klimaticket pose un certain nombre de défis qui questionnent la soutenabilité de son modèle même et sur lesquelles nous n'avons pas toujours obtenu de réponse précise. Il questionne d'abord la capacité de l'offre à absorber l'intégralité des nouveaux flux, qui impliquent des saturations de lignes et supposeraient des investissements massifs dans le réseau. Il soulève aussi une problématique d'ordre budgétaire puisqu'il représente près de 800 millions d'euros pour la seule année 2024.

En tout état de cause, ce dispositif autrichien pose des questions intéressantes, pour un pays de « seulement » 9 millions d'habitants et il serait d'ailleurs intéressant de le mettre en regard avec d'autres expériences, conduites notamment en Allemagne, avec le pass ferroviaire, qui affiche un bilan mitigé, ou en France avec le pass rail créé cet été à destination des jeunes de 16 à 27 ans.

J'en viens à présent au deuxième sujet, celui du déploiement des infrastructures de transport, que nous avons notamment pu aborder en République tchèque à l'occasion de plusieurs rencontres. Si la République tchèque est au centre des réseaux de transport européens, elle reste paradoxalement mal reliée à ses voisins par la voie routière et la réalisation d'infrastructures routières a été particulièrement lente au regard du développement concomitant des réseaux autoroutiers polonais, slovaque ou hongrois. Ainsi, 85 ans après le démarrage de sa construction, seule la moitié du réseau autoroutier est achevée. Dans ce contexte, le Gouvernement actuel affiche un objectif ambitieux d'investissements dans les infrastructures autoroutières. Il souhaite en effet achever les 700 kilomètres manquants du réseau d'ici 2033, notamment par la réalisation de sections reliant des capitales régionales en évitant Prague ; le réseau étant pour l'heure essentiellement organisé en étoile autour de la capitale. Compte tenu de la situation tendue des finances publiques, le Gouvernement tchèque privilégie une participation plus large des capitaux privés, dans le cadre de partenariats public privé (PPP), avec le projet pilote qui nous a été présenté de l'autoroute D4 mis en oeuvre par un groupement français associant Vinci Concessions et Meridiam. Le déroulement exemplaire de ce projet semble augurer d'une multiplication des PPP à l'avenir. Neufs futurs projets de PPP, routiers et ferroviaires sont ainsi à l'étude et pourraient être lancés d'ici la fin de l'année. Ce regain d'intérêt pour les PPP, là où, en France, nous nous en méfions traditionnellement, a constitué un point d'étonnement de notre part.

S'agissant du réseau ferroviaire tchèque, il est également question de recourir à des PPP, la priorité, depuis 2017, étant le développement d'un réseau de nouvelles lignes à grande vitesse où la vitesse maximale sera de 350 km/h, et ce notamment pour relier la République tchèque aux pays voisins. Pour revenir sur notre trajet en train entre Prague et Vienne, il a duré plus de 4 heures, soit plus que la durée du même trajet réalisé en voiture. L'objectif poursuivi par le gestionnaire d'infrastructure est à terme de relier Prague à Vienne en 2 heures seulement. Au-delà de la création de nouvelles lignes, l'accent est également mis sur la modernisation de certaines lignes structurantes pour atteindre une vitesse de 200 km/h. Nous comprenons tout à fait l'objectif poursuivi mais nous sommes permis, notamment avec ma collègue Jocelyne Antoine, de poser la question de savoir si ces importants travaux n'allaient pas, comme cela s'est passé en France, conduire à réduire les efforts mis en oeuvre pour entretenir le reste du réseau, y compris les lignes moins structurantes mais indispensables à l'aménagement du territoire...

Au total, sur cette question du développement rapide de grosses infrastructures de transport en République tchèque, nous avons constaté, avec mes collègues, combien la France pouvait, tant dans le domaine autoroutier que dans le domaine ferroviaire, constituer un modèle du genre, ce dont, je crois, nous pouvons être assez fiers. À titre d'exemple, un partenariat a été conclu entre le gestionnaire de l'infrastructure tchèque et SNCF Réseau pour que cette dernière apporte son expertise, son savoir-faire et son soutien à la mise en place des projets tchèques.

Le troisième sujet qui a suscité l'intérêt de notre délégation est celui de l'ouverture à la concurrence du transport ferroviaire, que nous avons davantage eu l'occasion d'évoquer à Prague, où nous avons notamment pu rencontrer le président de la commission sénatoriale en charge des transports, le vice-ministre des transports, le gestionnaire d'infrastructure ferroviaire, l'opérateur historique et un nouvel entrant. Le modèle tchèque est intéressant, dans la mesure où l'ouverture à la concurrence y a eu lieu plus tôt qu'en France, à partir de 2011, ce qui permet, même si les situations ne sont bien entendu pas comparables, de bénéficier d'un peu de recul. Il ressort de nos échanges que l'ouverture à la concurrence a permis d'augmenter la capacité et, partant, la fréquentation de façon considérable (elle a par exemple presque doublé entre 2010 et 2015 sur la ligne Prague Ostrava), la qualité de service s'est améliorée et les prix moyens de billets ont baissé dans l'ensemble, notamment en raison de prix d'appel très bas proposés par les nouveaux entrants. Si l'exemple tchèque est présenté comme un modèle en matière d'ouverture à la concurrence, le gestionnaire d'infrastructure nous a indiqué rencontrer quelques difficultés avec ce processus, qui le contraint à réaliser des arbitrages compliqués avec les services financés dans le cadre des obligations de service public. En outre, l'opérateur historique enregistre d'importantes pertes puisqu'il a dû s'aligner sur les prix pratiqués par les nouveaux opérateurs...

J'en viens enfin au quatrième et dernier sujet, dont nous n'avons pas vraiment l'habitude de parler ici : la politique d'apprentissage mise en oeuvre en Autriche, et ce notamment dans le domaine du transport ferroviaire. Nous avons eu la chance de visiter le centre de formation en apprentissage de l'opérateur ferroviaire historique autrichien ÖBB et je dois dire que nous avons été tous époustouflés de ce que nous y avons vu. Ce site accueillait environ 650 apprentis qui avaient choisi d'apprendre des métiers très techniques du monde ferroviaire. Le site que nous avons pu visiter disposait des équipements dernier cri permettant aux apprentis de se former, sous l'oeil vigilant de professionnels, à des tâches extrêmement minutieuses et complexes. Cette formation, d'une durée de trois ans, permet aux jeunes de se familiariser avec un grand nombre de métiers de la filière tout en étant rémunérés et en sachant qu'ils pourront être embauchés par l'opérateur ferroviaire à la sortie de leur apprentissage. Ce modèle nous a paru particulièrement intéressant, et enthousiasmant pour les apprentis, qui étaient heureux de partager avec nous leurs expériences ! À l'heure où le domaine des transports peine à recruter, la piste de la formation par l'apprentissage doit sans nul doute être davantage explorée.

Je crois avoir partagé avec vous une liste des principales thématiques qui ont retenu notre attention. Elle n'est bien entendu pas exhaustive et j'invite mes collègues membres de la délégation à rebondir sur mes propos pour les compléter et les enrichir de leurs propres expériences. Je tiens en tout cas ici sincèrement à les remercier pour leur participation, mais aussi pour leur bonne humeur car je dois dire qu'au-delà du programme bien chargé et des rencontres passionnantes, ce déplacement fut aussi l'occasion de nous retrouver et pour certains d'entre nous de mieux nous connaître.

Mme Jocelyne Antoine. - J'ai aussi été très impressionnée par le système d'apprentissage, il y a un vrai contrat entre l'apprenti et l'OBB, avec un préavis et un mécanisme qui relie étroitement l'apprenti à l'entreprise. L'OBB a le monopole de cet apprentissage, les concurrents peuvent racheter l'apprentissage s'ils veulent recruter.

Nous avons aussi visité une soufflerie climatique pour les trains, la température peut y être réglée de -40°C à + 60°C, et on peut y simuler des vents à plus de 300 km/h, c'est, je crois, la plus longue soufflerie du monde, on peut y mettre un train entier. Nous avons de la documentation que je peux partager avec plaisir.

M. Jean-Pierre Corbisez. - Avez-vous pu examiner la multimodalité en Autriche ? Un projet de tunnel sous le Brenner est en cours, entre l'Autriche et l'Italie : sera-t-il réservé aux camions ?

M. Philippe Tabarot. - Nous avons bien sûr abordé le thème du fret ferroviaire, il représente 27-28 % du fret en Autriche, contre 9-11 % chez nous, et il se développe encore là-bas, c'est impressionnant. Ce qu'on voit, c'est que le fret ferroviaire progresse sans faire décliner le transport de passagers, les deux vont de pair, mais parce que leur réseau est de bien meilleure qualité que le nôtre - il a en moyenne 15 ans d'âge, c'est le double chez nous... Au total, le niveau d'investissement dans le rail est bien supérieur à ce qu'il est en France, l'Autriche est en deuxième place d'une liste où nous sommes bons derniers. Quand les infrastructures sont là, on peut concilier transport de marchandises et transport de voyageurs.

M. Jean-François Longeot, président. - Merci pour ce compte rendu vivant qui enrichit l'expertise de notre commission.

La réunion est close à 11 h 55.