Mercredi 9 octobre 2024

- Présidence de M. Cédric Perrin, président -

La réunion est ouverte à 9 h 35.

Proposition de résolution européenne visant à prendre des mesures appropriées contre les atteintes aux droits des femmes en Afghanistan - Désignation d'un rapporteur

M. Cédric Perrin, président. - Nous devons procéder à la désignation d'un rapporteur sur la proposition de résolution européenne visant à prendre des mesures appropriées contre les atteintes aux droits des femmes en Afghanistan ; j'ai reçu la candidature de Mme Gisèle Jourda, pour le groupe socialiste, écologiste et républicain.

Cette proposition de résolution sera instruite en première instance par la commission des Affaires européennes.

Mme Gisèle Jourda est désignée rapporteure sur la proposition de résolution européenne.

Déplacement au Kenya et au Rwanda - Communication

M. Cédric Perrin, président. - Nous allons entendre la communication sur le déplacement que la mission d'information sur l'architecture de sécurité en Afrique a effectué au Kenya et au Rwanda en juin dernier.

Mme Marie-Arlette Carlotti, rapporteure. - Le bureau de la commission a créé en début d'année une mission d'information relative à « l'architecture de sécurité en Afrique ». Trois déplacements ont été organisés dans ce cadre. Le premier d'entre eux nous a conduits, en juin dernier, au Rwanda et au Kenya.

Les autres déplacements ont hélas été retardés en raison des soubresauts politiques respectifs des différents pays envisagés - le Maroc d'une part, le Gabon et l'Afrique du Sud d'autre part. Aussi les conclusions de notre rapport, qui ne pourra sans doute être publié avant décembre, ne sont-elles pas définitivement arrêtées.

Nous tenterons néanmoins ce matin de vous exposer quelques pistes de réflexion de manière thématique, inspirées par les entretiens que nous avons eus sur place.

M. François Bonneau, rapporteur. - L'architecture de sécurité en Afrique a pour piliers les États du continent, dont il faut soutenir le bon fonctionnement. Sous ce rapport, Rwanda et Kenya présentent des profils très différents.

Le Rwanda, dévasté par la guerre civile et le génocide de 1994, a fait preuve d'une résilience exceptionnelle. Voici vingt ans que la croissance du PIB par tête est supérieure à 5 %, et que les inégalités se réduisent. Son application à suivre les standards internationaux de bonne gouvernance et de développement durable a porté ses fruits. L'espérance de vie a fortement progressé et le pays attire les investissements de pointe, par exemple dans la santé. Nous avons ainsi visité un impressionnant centre de formation en chirurgie mini-invasive à vocation continentale, inspiré de l'Institut de recherche contre les cancers de l'appareil digestif (Ircad) de Strasbourg, et l'entreprise BioNTech a ouvert récemment à Kigali un site de production de vaccins à ARN messager.

Ces réalisations ont été rendues possibles par un pouvoir fort. Son élite, en grande partie issue de la diaspora, est parvenue à reconstruire en quelques années un État fonctionnel et à élaborer un modèle de développement inclusif. C'est l'effet d'un leadership puissant, exercé par le président Kagame et son entourage, avec l'assistance d'une bureaucratie efficace, dans tous les domaines de la société.

Cette médaille a son revers, qu'a éclairé la récente campagne présidentielle. Outre que le développement se fait à marche forcée et qu'il profite d'abord à la bourgeoisie de Kigali, la conduite de cette mission régénératrice du pays ne s'accommode guère de la contestation. Les détracteurs du régime de Paul Kagame voient plutôt dans le Rwanda une « armée avec un État ». Les moins critiques du néolibéralisme et de la technocratie louent son efficacité et sa fiabilité en affaires, laquelle dispense de regarder de trop près le respect des droits individuels - dont il n'a guère pu être question dans nos entretiens sur place.

Le président Macron n'a eu de cesse de consolider la relation bilatérale avec le Rwanda. Depuis 2022, une mission de défense sur place travaille à renforcer notre coopération en la matière. Le Rwanda est très actif militairement sur le continent, pour le compte des Nations unies ou sur une base bilatérale : en Centrafrique, au Sud Soudan, ou encore au Mozambique. Notre ambassade joue aussi un rôle actif dans l'apaisement des mémoires en aidant à la recherche des responsables du génocide. La société rwandaise, traumatisée, est sensible au message actuel d'une France qui ne nie plus ses responsabilités.

Il est intéressant d'observer que le président Kagame a été le premier chef d'État reçu par le nouveau président sénégalais Bassirou Diomaye Faye et son premier ministre Ousmane Sonko. Le Rwanda semble un modèle plébiscité également par les peuples africains, sans doute parce que son État est perçu comme souverain. C'est une bonne raison pour resserrer notre partenariat, mais l'interventionnisme déstabilisateur du Rwanda sur le continent, sur lequel nous reviendrons, pose une première question difficile : celle de la conciliation de nos principes et de la realpolitik.

L'État kenyan a très peu à voir avec le rwandais. Il faut pour le comprendre faire appel à d'autres concepts. Celui d'« État néo-patrimonial » sur base ethnique peut expliquer que la corruption reste élevée - elle place le pays au 126ème rang mondial, selon Transparency International. La communauté d'affaires, dont nous avons rencontré quelques représentants, s'en plaint. La pauvreté a certes reculé de quinze points en vingt ans, mais les inégalités de revenus, et les inégalités entre territoires, restent grandes. L'économie informelle représente plus d'un tiers du PIB.

Le concept d'« État garde-barrière » proposé par l'historien Frederick Cooper aide aussi : il désigne l'élite dirigeante des États issus de la décolonisation qui se borne à prélever une rente sur ce qui traverse la frontière - flux marchands ou aide internationale. En témoigne l'étroitesse de la base fiscale - une quinzaine de points de PIB -, qui a même eu tendance à se réduire ces dix dernières années.

Faute d'impôts suffisants, les gouvernements se financent en s'endettant. Le niveau de la dette publique est cependant moins inquiétant que la charge de son remboursement, qui absorbe à présent 60 % des recettes fiscales. Le Kenya serait désormais le sixième pays au monde ayant la plus forte probabilité d'un défaut. Lorsqu'il faisait campagne, le président Ruto avait écarté une restructuration de dette et promis d'élargir la base fiscale.

Nous avons déjeuné à l'Assemblée nationale kenyane le jeudi 13 juin, jour où commençait la discussion du texte introduisant ainsi une taxe annuelle de 2,5 % sur les véhicules particuliers et une TVA sur le pain. Des manifestations ont éclaté la semaine suivante. Leur répression a fait une cinquantaine de morts et plus de 300 blessés, forçant le gouvernement à retirer le texte.

Cet endettement ne résulte pas que d'une mauvaise gestion. La Chine détient environ 20 % de la dette du pays, contractée pour financer des infrastructures coûteuses, et parfois mal pensées - le projet de voie ferrée dans la vallée du Rift est ainsi resté inabouti.

Mais la moitié de la dette extérieure du pays est multilatérale. Et ce sont surtout les conditions imposées par la Banque mondiale et le FMI qui ont récemment tendu le climat social : en exigeant la suspension des subventions sur les carburants et une hausse de la fiscalité sur les produits de première nécessité, alors que l'inflation est déjà élevée. Le « piège » des années 1980 et 1990 semble se rouvrir, menaçant d'une nouvelle boucle dette-austérité.

D'où une deuxième question difficile : quel type de partenariat proposer aux États frôlant la faillite ? La Chine, plus pragmatique qu'on le dit, a donné de la souplesse au Kenya pour le remboursement des 8 milliards de dollars qu'il lui doit. Elle a en outre réorienté intelligemment son soutien aux États africains, qui étaient tous réunis (sauf un), au forum sur la coopération sino-africaine, à Pékin, il y a un mois.

Le président du Kenya, allié privilégié des Etats-Unis dans la région, joue à se demander quel partenaire il préfère, des Etats-Unis ou de la Chine. Le Kenya joue habilement des deux. Entre eux, l'influence de l'Europe et de la France n'est pas facile à évaluer. L'accord commercial signé en 2023 entre l'Union européenne et le Kenya est entré en vigueur en juillet. Il facilitera l'exportation de thé, de café et de fleurs. Le président Macron a par ailleurs annoncé que le prochain sommet France-Afrique, en 2026, se tiendrait à Nairobi. Mais début septembre encore, le marché de l'autoroute reliant le Kenya à l'Ouganda pourtant promis, avant la présidence Ruto, au consortium emmené par Vinci, a été raflé par une entreprise chinoise.

Mme Marie-Arlette Carlotti, rapporteure. - Deuxième axe de réflexion : l'architecture de sécurité du continent africain exige de revoir un certain nombre de mécanismes de coopération multilatéraux. Tel était le coeur du message de nombreux chefs d'États africains à l'ouverture de la session de l'assemblée générale des Nations Unies, il y a quinze jours. Le Président Ruto a notamment défendu - outre la réforme du système financier mondial -, l'entrée des pays africains au conseil de sécurité des Nations Unies. Nous avons déjà parlé ici, l'an passé, de la légitimité d'une telle revendication comme de la difficulté de la mettre en oeuvre, suite à la mission auprès des Nations Unies et à la rencontre à New York avec Antonio Gutteres qui avait évoqué avec nous la réforme du conseil de sécurité. Depuis, les Etats-Unis, au lendemain du forum sino-africain, se sont ralliés à l'idée d'élargir le conseil de sécurité à deux pays d'Afrique. La France y était déjà favorable. Nous examinerons dans notre prochain rapport les conditions pour y aboutir - pourquoi la réforme est nécessaire et comment y parvenir.

Les Nations Unies considèrent que l'Union africaine (UA) devrait jouer un rôle plus actif pour le maintien de la paix sur le continent. Mais elle n'en a ni l'organisation adéquate, ni les moyens. La France a beaucoup oeuvré pour l'adoption, en décembre 2023, de la résolution 2719 qui prévoit que la contribution de l'ONU aux opérations de soutien de la paix menées par l'Union africaine pourrait atteindre 75 % de leur budget annuel. L'Union africaine reste donc l'interlocuteur privilégié de l'ONU, même si sa contribution à la sécurité collective du continent est perfectible.

De son côté la Chine affiche, dans le document conclusif du forum sino-africain début septembre, sa volonté de contribuer à la paix sur le continent en multipliant les partenariats de défense et en soutenant fortement l'UA - on a vu cependant les problèmes posés en matière de sécurité, par exemple l'espionnage à grande échelle du siège de l'UA à Addis-Abeba, offert par les Chinois et bien équipé à ces fins de renseignement.

En 2016, Paul Kagamé avait été mandaté par ses pairs pour réfléchir à une réforme de l'UA. Face aux difficultés rencontrées, il a jeté l'éponge en février dernier, et a passé le témoin au président kenyan.

Au niveau régional, le Kenya et le Rwanda font partie des pays les plus intégrés dans les instances multilatérales de coopération : dans la communauté d'Afrique de l'Est (CAE), la Communauté de développement de l'Afrique australe (SADC) et l'Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD). Il faut aussi mentionner la « zone de libre-échange continentale africaine » qui suscite beaucoup d'espoirs. Kenya et Rwanda ont même récemment appelé à une plus grande intégration et à une meilleure circulation des capitaux et des hommes par des exemptions de visas.

Notre rapport final fournira tous les détails utiles sur les dispositifs de coopération régionale et cherchera à répondre à une question : comment encourager la réforme du multilatéralisme au bénéfice de la sécurité en Afrique ?

C'est le conflit à l'Est de la RDC qui symbolise le plus l'échec de ces mécanismes. La guerre qui se déroule dans la région des grands lacs, depuis le génocide des Tutsis en 1994, est la plus meurtrière depuis la seconde guerre mondiale, avec entre 3 à 5 millions de morts.

Plusieurs dispositifs ont été déployés sur place. Tous ont échoué... D'abord celui de la Mission des Nations Unies (Monusco), en 1999. La mission la plus ancienne et la plus chère de l'histoire de l'ONU, avec un budget d'un peu plus d'un milliard de dollars par an, a quitté le Sud-Kivu en juillet dernier après avoir largement échoué à protéger les civils, pour se concentrer sur le Nord-Kivu et l'Ituri.

Deux autres processus de médiation régionaux ont été expérimentés en novembre 2022 : celui de Nairobi, dans le cadre de la CAE, qui était focalisé sur les groupes armés ; et celui de Luanda, visant à restaurer le dialogue politique entre la République démocratique du Congo (RDC) et le Rwanda. La force pilotée dans un premier temps par la CAE a été critiquée dans sa composition et accusée par le président congolais Tshisekedi de passivité à l'égard du groupe armé M23. Son mandat a pris fin au bout d'un an. Elle a été remplacée par une force sous mandat de la Sadc à la demande du président congolais, ce qui lui attire déjà les foudres des autorités de Kigali. Quant à l'Union européenne, elle a désigné un représentant spécial pour les Grands Lacs, et la France n'est pas parvenue à faire nommer à ce poste le directeur Afrique du quai d'Orsay, parce que l'Union lui a préféré un diplomate suédois, après avoir présenté un Belge, que Paul Kagame a rejeté.

Nous avons déjà évoqué au sein de notre commission les origines de ce conflit. En décembre dernier, Thierry Vircoulon nous expliquait qu'il coalisait les intérêts des seigneurs de guerre locaux, des autorités officielles de la région, des pays voisins comme l'Ouganda, le Burundi et le Rwanda et qu'il s'autoalimentait par l'exploitation largement illégale des ressources du sous-sol congolais.

Le Rwanda, qui exporte davantage de minerais qu'il n'en extrait de son sol, maintient une forte présence dans les régions riches en ressources de l'Est du Congo. Nous savons que les ambitions de Kagamé ne se sont jamais limitées aux frontières de son pays. Les récents travaux des experts de l'ONU ne laissent plus guère de doutes sur le soutien actif apporté par le Rwanda aux rebelles de M23 accusé de pillages, de meurtres et de viols

Les personnalités que nous avons rencontrées à Kigali ont eu une tout autre approche. Je pense à James Kabarebe, aide de camp de Paul Kagamé en 1994, qui a rejoint l'entourage de Kabila et contribué à la chute de Mobutu en 1997 avant d'être nommé chef d'état-major de l'armée congolaise, puis de l'armée rwandaise début 2000. Il est aujourd'hui ministre de la Coopération régionale. On peut dire de lui qu'il est un fin connaisseur de la complexité de la région des Grands Lacs. Il nous a affirmé que le Rwanda n'agit dans l'est du Congo que pour assurer sa propre défense, pour lutter contre les génocidaires et protéger les Tutsis. Il a estimé qu'il existait un lien entre l'armée congolaise et les Forces Démocratiques de Libération du Rwanda (FDLR) fondé par des génocidaires hutus qui avaient fui en 1994. Kigali reproche à Kinshasa sa complaisance à l'égard de ces miliciens, voire la porosité entre le FDLR et l'armée congolaise, ce que les experts de Nations Unies ont pointé du doigt.

Cependant, le 27 septembre dernier, l'armée congolaise a attaqué le FDLR pour la première fois. Cette opération s'inscrit-elle dans le cadre du plan en cours de discussion entre les services de sécurité des deux pays dans le cadre du processus de Luanda ? Il est trop tôt pour le dire, il faudra suivre de près le déroulement des événements.

Pour les civils, le bilan ne cesse de s'alourdir. Actuellement, la RDC compte 7,3 millions de personnes déplacées, dont 6,9 millions dans les seules provinces de l'est. Les violations du droit international entravent l'acheminement de l'aide humanitaire. Les femmes et les filles sont les principales victimes des violences, des viols. Et concernant les enfants, les violences sexuelles ont augmenté de 40 % entre 2022 et 2023.

En juillet dernier, la cheffe de la Monusco déclarait qu'il s'agissait de « l'une des crises humanitaires les plus graves, les plus complexes et les plus négligées de notre époque ».

M. Jean-Luc Ruelle, rapporteur. - Permettez-moi à ce propos un contrepoint inspiré par le déplacement que j'ai fait en RDC, en juillet, avec le groupe d'amitié France-Afrique centrale.

La position de la France, d'une manière générale, y est interprétée, au niveau politique comme dans la population, comme hostile aux intérêts du pays. La rencontre de fin avril 2024 entre les présidents Macron et Tshisekedi n'y a rien changé. Les Congolais doutent que les mots forts du président Macron puissent être suivis d'effet. Et lors de notre rencontre avec le Président intérimaire de l'Assemblée nationale, notre délégation a été prise à partie avec des propos à peine acceptables.

La ministre déléguée à la coopération internationale et à la francophonie, Bestine Kazadi, a regretté le manque de soutien de la France - comme des Nations unies - à la résolution du conflit, et s'est inquiétée de l'extrême menace sur l'équilibre régional que fait peser le pourrissement de la situation.

Certes, l'Union européenne a gelé cet été son soutien financier à l'intervention rwandaise au Mozambique, condamné « fermement » la présence militaire rwandaise dans l'est de la RDC, et pris des sanctions individuelles. En juillet dernier, le Trésor américain a aussi imposé des sanctions à l'alliance Fleuve Congo, récente plateforme politico-militaire cherchant à renverser le régime congolais, qui inclut le M23.

Mais il reste que, vu de Kinshasa, l'Union européenne est aussi la signataire, en février 2024, d'un « protocole d'accord sur les chaînes de valeur durables pour les matières premières », à peine un mois après que le Rwanda eût signé un accord avec le géant minier anglo-australien Rio Tinto pour l'exploitation du lithium. Bruxelles a beau se défendre d'avoir conclu quoi que ce soit de contraignant, prétendre lutter contre les trafics, et rappeler avoir signé un accord analogue avec la RDC, elle parait en RDC soutenir l'exportation par le Rwanda de minerais qui sont réputés abonder... surtout chez son voisin.

Il est des voix au Quai d'Orsay pour soutenir que la RDC ne représente aucun intérêt stratégique pour la France. C'est une position pour le moins contestable, compte tenu de la taille du pays, de sa situation géographique, de son importance en termes de ressources essentielles et, accessoirement, de son titre de premier pays francophone du monde - le pays compte 120 millions d'habitants, nous n'en connaissons cependant pas la part francophone... Le président Macron a préféré réitérer, en 2022, son soutien à la réélection à la tête de la Francophonie de la rwandaise Louise Mushikiwabo.

C'est une autre question difficile : si le rapprochement prioritaire avec les États bien gérés peut s'entendre, quelle est notre vision à long terme pour la résolution de ce conflit, qui conditionne la pacification d'une portion significative du continent, et quel est rôle de la France en Afrique ?

Notre déplacement nous a également conduit à réfléchir à la question de la gestion des migrations.

Lorsque nous sommes partis pour Kigali, le Royaume-Uni venait de signer avec le Rwanda un accord prévoyant d'y envoyer les demandeurs d'asile entrés illégalement outre-Manche, quelle que fût leur provenance, en échange d'un soutien financier. L'accord a été critiqué par le nouveau chef du gouvernement travailliste Keir Starmer, mais d'aucuns se sont étonnés de l'entendre faire l'éloge de la politique italienne en la matière, laquelle s'appuie sur un mécanisme semblable de renvoi des migrants illégaux en Albanie.

L'accord avec le Rwanda nous a été défendu sur place, notamment par le président du Sénat rwandais, qui estime que la bonne volonté de son pays dans l'intégration des réfugiés ne doit pas être remise en cause. L'expérience rwandaise en la matière est indiscutable, puisque le pays accueille 130 000 réfugiés de RDC, ainsi que des Burundais, des Soudanais et des Afghans - le Rwanda abrite par exemple l'unique internat de filles d'Afghanistan, qui a déménagé directement de Kaboul après août 2021. On peut cependant douter des moyens que le pays peut réellement mettre en oeuvre pour les réfugiés, compte tenu de leur nombre, du niveau de vie général de la population, et de l'état des camps qui nous a été décrit par le bureau local du Haut Commissariat aux réfugiés (HCR). À cet égard, nous avons constaté une quasi absence de stratégie de sortie des populations de ces camps - politique de formation, de réinsertion avec des objectifs lisibles - de telle sorte que les « stocks » de réfugiés ne cessent de croître et de requérir des financements de plus en plus élevés. Le HCR ne semble pas envisager des stratégies de flux de sortie de ces camps.

D'une manière plus générale, ces exemples illustrent une tendance à l'externalisation de la gestion des migrations, sur laquelle il conviendrait de réfléchir davantage. L'Union européenne a signé en mars un accord de partenariat avec l'Égypte visant à freiner la migration irrégulière vers les côtes européennes et à stimuler l'économie du pays, contre une aide de 7,4 milliards d'euros. Cet accord s'inspire de précédents avec la Turquie, le Maroc, la Tunisie ou encore la Mauritanie, qui consistent tous, grosso modo, à financer le renforcement par ces pays de leurs frontières.

Dans un esprit analogue, la coalition allemande au pouvoir a signé le 13 septembre dernier un accord migratoire avec le Kenya. Si cet accord est surtout présenté comme un moyen d'attirer du personnel qualifié, il vise aussi à faciliter le renvoi de migrants illégaux dans ce pays. Le commissaire fédéral chargé des migrations qui l'a inspiré, le libéral Joachim Stamp, a récemment dit son intérêt pour le mécanisme imaginé par les Britanniques avec le Rwanda et la possibilité que l'Allemagne reprenne, aux mêmes fins, les infrastructures que les Britanniques y ont laissées. Pour l'heure, l'accord signé avec le Kenya arrange bien le président Ruto, qui y voit un moyen de se débarrasser de la jeunesse au chômage qui s'est révoltée en juin contre la hausse du coût de la vie, et qui pourrait bien faire obstacle à sa réélection, en 2027.

Ces expérimentations posent tout de même quelques questions aussi difficiles que les précédentes : comment aider au développement des États africains tout en accroissant leur charge de gestion de populations réfugiées ? Comment contribuer à les stabiliser tout en les privant de leur population qualifiée ? Et, accessoirement, comment la tentative de remplacer une migration illégale par une migration légale sera-t-elle perçue dans nos sociétés, où la question migratoire est toujours plus âprement débattue ? Notre rapport tâchera d'apporter quelques éléments de réponse.

Mme Hélène Conway-Mouret. - On entend dans vos propos une dénonciation de ce qui se passe au Congo et il me semble que vous surmontez, ce faisant, une réticence bien française à reconnaitre ce qui se passe dans cette région et le rôle du président rwandais, qui a beaucoup de choses à se reprocher - une réticence résultant de l'histoire qui nous lie au Rwanda et que n'ont pas nos voisins européens, les Belges ou les Anglais, par exemple...

Dans quel état d'esprit avez-vous trouvé vos interlocuteurs français à ce propos ? Les Rwandais rendent beaucoup de services pour la sécurité et le maintien de l'ordre en Afrique, pour les réfugiés, au point qu'on en oublie parfois ce qu'ils font subir aux Congolais : qu'en est-il ? Une page est-elle tournée, au point que la France puisse prendre ses responsabilités et dénoncer ce qui se passe aujourd'hui dans la région ?

M. François Bonneau, rapporteur. - On nous a expliqué d'abord la géographie, donc le fait que le bassin du Kivu se déverse vers le Rwanda : non pas pour justifier un droit de piller le voisin, mais pour dire que la géographie compte, d'autant plus que la RDC manque d'infrastructures - on nous a donc dit que les mouvements du Kivu vers le Rwanda existaient depuis longtemps et qu'il en irait de même pour longtemps.

Nos interlocuteurs rwandais ont comparé leur pays à la Suisse, sous les traits d'un plateau géographique et d'un pays fiable. Mais c'est aussi un pays peu étendu - grand comme la Bretagne -, qui dispose de faibles ressources et qui pille son voisin. Les Rwandais soutiennent le M23, même s'ils s'en défendent...

Mme Hélène Conway-Mouret. - On parle de 4 000 soldats rwandais présents en RDC...

M. François Bonneau, rapporteur. - Oui, et nos interlocuteurs s'en justifient en disant qu'ils défendent leur pré carré, que c'est nécessaire après ce qui leur est arrivé par le passé. Ce que l'on voit aussi, c'est que le Rwanda est un petit pays avec de faibles ressources et une démographie galopante, qui a d'énormes problèmes à résoudre et qui, pour ce faire, recherche des partenariats et des ressources partout où il peut en trouver.

Mme Marie-Arlette Carlotti, rapporteure. - On nous a présenté le Rwanda comme un pays sûr, propre, comparable à la Suisse - mais nous ne sommes pas dupes, cette situation favorable est celle d'une partie du pays seulement, et la stabilité résulte de ce que Paul Kagame tienne le pays d'une main de maitre. On nous dit qu'on ne fait plus de différence entre Hutus et Tutsis, qu'ils sont tous d'abord des Rwandais, mais je ne suis pas sûre que ce soit la réalité et qu'il n'y ait pas, prêts à rejaillir, des relents de haines.

M. Jean-Luc Ruelle, rapporteur. - Le Rwanda est un exemple de « démocrature », d'un régime où un homme et son entourage ont tous les pouvoirs et où l'État n'existe pas vraiment. La récente réélection du président Kagame avec 85 % des voix est significative, il est parvenu à mettre une chappe de plomb sur le Rwanda et tous semblent avoir oublié le génocide, mais que sera l'après Kagame - sera-t-on dans un schéma comparable à l'après-Tito en Yougoslavie ?

Il faut voir aussi que le Rwanda manque d'espace et que sa démographie galopante le pousse à vouloir s'étendre - avec déjà 15 millions d'habitants pour 30 000 km2, le pays cherche à étendre son espace vital. Il y a eu la mise à disposition de dizaines de milliers d'hectares au Congo-Brazzaville, et le Rwanda a des outils financiers, notamment avec Crystal Ventures, une holding qui est la propriété du parti présidentiel et qui, premier employeur du Rwanda avec 120 000 salariés, va faire du business partout dans la région. Il y a aussi l'armée rwandaise, une armée de métier qui compte 35 000 hommes et dont la moitié est en opérations extérieures - c'est la seule armée fiable du continent. Et tout cet ensemble repose sur un homme et son équipe - tout ceci est fragile...

M. Cédric Perrin, président. - Quel est le montant de la contribution britannique promise en contrepartie de l'accueil de réfugiés ?

M. François Bonneau, rapporteur. - On parle de plusieurs milliards d'euros.

M. Cédric Perrin, président. - Cette contribution est-elle proportionnelle au nombre de personnes accueillies ?

Mme Marie-Arlette Carlotti, rapporteure. - Une partie va à la construction de bâtiments, une autre doit être versée au prorata de réfugiés... mais nous avons le sentiment que le programme n'est guère avancé.

M. Cédric Perrin, président. - Merci pour ce point d'étape.

« Le Sénégal : une rupture politique majeure ? » - Audition de Mme Caroline Roussy, directrice de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques

M. Cédric Perrin, président. - Nous avons le plaisir de recevoir Mme Caroline Roussy, directrice de recherche à l'institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), responsable du Programme Afrique/s au sein de cette institution.

Cette audition a pour but de faire le point sur la situation au Sénégal après le changement politique important survenu dans le pays en mars 2024. Après deux mandats consécutifs, le président Macky Sall avait renoncé, en partie du fait de la pression populaire, à se présenter pour un troisième mandat. La contestation s'était alors notamment soldée par l'emprisonnement des opposants Bassirou Diomaye Faye et d'Ousmane Sonko. Cependant, une polémique sur les conditions de refus de plusieurs candidatures par le Conseil constitutionnel avait conduit au report du scrutin par Macky Sall au début de 2024, ouvrant ainsi la voie à une prolongation de son mandat et suscitant des craintes sur la poursuite du processus électoral. Après diverses péripéties, le candidat du parti de Macky Sall, Amadou Ba, a finalement été largement battu lors de l'élection présidentielle du 24 mars 2024 par Diomaye Faye, candidat du parti des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l'éthique et la fraternité (Pastef). Une fois élu, celui-ci a choisi Ousmane Sonko comme premier ministre.

Cet épisode suscite notre intérêt à plusieurs égards.

D'abord, le Sénégal est un peu considéré comme une « démocratie modèle » en Afrique de l'Ouest et les événements précédant les élections ont fait redouter une crise démocratique. Les coups d'État intervenus dans les pays du Sahel mais aussi dans le golfe de Guinée ont contribué à cette crainte : doit-on écarter cette comparaison où existe-t-il des rapprochements possibles avec ce qui se passe au Sénégal - je pense en particulier à ce qu'on appelle habituellement le « sentiment anti-français » ? Les nouveaux dirigeants ont tenu avant les élections un discours souverainiste, volontiers anti-occidental notamment sur le plan des « valeurs » et parfois expressément dirigé contre la France, mais exprimant aussi une volonté de reprendre en main les destinées du Sénégal du point de vue économique. Est-ce que ces tendances se sont confirmées depuis leur arrivée au pouvoir ou bien fallait-il y voir essentiellement des postures électoralistes ?

Si la situation politique nous intéresse au premier chef, notamment du fait de ses conséquences potentielles sur la relation franco-sénégalaise - nous avons une base militaire dans ce pays -, nous pourrons aussi évoquer des phénomènes qui affectent la société sénégalaise, au premier rang desquels l'émigration de masse par l'Atlantique, mais aussi la poussée du djihadisme, dont vous pourrez nous aider à cerner l'ampleur.

Enfin, c'est ici l'occasion d'évoquer le massacre de Thiaroye, puisqu'une initiative récente du Gouvernement a fait naître une polémique avec les autorités sénégalaises sur ce sujet : que savons-nous des événements et qu'est-ce qui se joue selon vous dans cette nouvelle crise mémorielle ?

J'indique que cette audition trouve naturellement sa place au sein du travail en cours sur la paix et la sécurité en Afrique et sur le renouvellement de notre relation avec les pays du continent, dont les rapporteurs sont Ronan Le Gleut, Marie-Arlette Carlotti et François Bonneau. Je rappelle que deux déplacements ont déjà eu lieu dans ce cadre, l'un au Kenya et au Rwanda, l'autre au Gabon et en Afrique du Sud. Une troisième délégation de la commission, menée par MM. Allizard et Joyandet devait se rendre au Sénégal puis au Maroc, mais la dissolution de l'Assemblée nationale sénégalaise et la situation confuse qui en a résulté a conduit, à la demande de l'ambassade, à l'annulation de la visite au Sénégal. En revanche, le déplacement au Maroc se tiendra bien le mois prochain.

Mme Caroline Roussy, directrice de recherche à l'institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). - Mon exposé liminaire fera la part belle aux questions et aux incertitudes - pour paraphraser Steinbeck - car la situation au Sénégal est bien confuse, vous êtes bien placés pour le savoir après avoir dû reporter votre voyage dans la région.

Que s'est-il passé lors de la séquence présidentielle ? Sous la pression de la rue sénégalaise et de la communauté internationale, Macky Sall a renoncé en juillet 2024, à se succéder à lui-même et à se présenter pour un troisième mandat. De nombreux signes semblaient montrer qu'il n'était pas prêt à lâcher le pouvoir - il avait même consulté un constitutionnaliste français qui avait conclu à la légalité d'une troisième candidature. Lors de l'ouverture de la campagne présidentielle, le 3 février dernier, il annonce reporter cette élection sine die, au motif que les conditions n'en seraient pas réunies.

Débute alors une crise politique ouverte, dont l'issue, nous ont expliqué bien des médias, devait être selon la fin du modèle démocratique ou un coup d'État. Il y a eu là, je crois, un amalgame fâcheux avec la situation de pays voisins comme le Mali, le Burkina Faso ou le Niger, de la part de médias européens qui ont tendance à traiter l'Afrique comme un seul et même pays (« Africa is a country ») obérant la diversité des contextes sociopolitiques et socioculturels. En fait, le coup d'État était peu probable, d'abord parce que l'armée sénégalaise, qui est une armée de métier, avait vu sa solde augmenter et qu'elle ne combat pas les djihadistes, contrairement aux armées des pays alentour. En réalité, le Sénégal est engagé dans un processus démocratique sur la longue durée, il a connu successivement - même si cela reste peu depuis les années 60 - cinq présidents de la République sans coup d'État, quoiqu'il y ait eu des crises politiques graves, plus importantes que celle d'aujourd'hui, en 1998 et en 2000 en particulier.

Le Conseil constitutionnel sénégalais, ensuite, a jugé inconstitutionnel le report de l'élection présidentielle - laquelle a finalement été organisée le 24 mars dernier. Vous l'avez dit : Diomaye Faye, candidat du Pastef, est élu président de la République et il choisit Ousmane Sonko comme Premier ministre. Il faut considérer la trajectoire hors norme de ces deux hommes qui étaient en prison deux semaines plus tôt, qu'ils ont même mené leur campagne depuis leur prison, et que Diomaye Faye était un inconnu dans le pays - il devient président de la République à 44 ans, il est issu de l'administration des impôts et des douanes, comme Ousmane Sonko, lequel a créé le Pastef dont il est le leader charismatique, mais qui a vu sa candidature à la présidentielle invalidée par le Conseil constitutionnel.

Ousmane Sonko a tenu ouvertement un discours très dur à l'endroit de la France, ses déclarations sont toujours en ligne - il a en particulier demandé que « la France nous foute la paix », et « qu'elle lève son genou de notre cou », référence explicite à George Floyd, cet Américain mort étouffé lors de son arrestation par un policier qui lui a maintenu le genou sur le cou. Quelle est la répartition des rôles entre les deux têtes de l'exécutif sénégalais ? Il y a des hypothèses avancées, dans le journal Jeune Afrique en particulier, mais rien ne paraît établi pour le moment. D'une manière générale, les critiques envers la France semblent s'être atténuées et le discours a été ripoliné.

Que peut-on dire, après 7 mois d'alternance ? L'impression générale, c'est qu'il ne s'est pas passé grand-chose de concret. Beaucoup de chantiers ont été engagés, le pouvoir a exprimé sa volonté de renégocier les contrats de pétrole et gaz - des gisements ont été découverts au large du Sénégal -, mais la seule mesure qui ait eu un impact direct auprès de la population, c'est l'octroi d'une subvention pour abaisser le prix des denrées de base que sont le pain, le riz et le sucre. Le pouvoir s'en est trouvé d'autant plus populaire, Ousmane Sonko était déjà très apprécié dans la population - parce qu'il est jeune et qu'il est le leader des jeunes contre le pouvoir de Macky Sall, en place depuis plus d'une décennie qui apparaissait comme un dirigeant vieilli et corrompu. L'audit commandé par le nouveau pouvoir risque de montrer l'ampleur des détournements de fonds, Macky Sall a pris la tête de l'opposition au Pastef et bien d'autres anciens ministres se présentent aussi aux élections législatives de novembre prochain parce que sans doute craignent-ils d'avoir maille à partir avec la justice dans les mois à venir. Il se trouve, aussi, qu'aucun autre chef n'a émergé dans l'opposition au nouvel exécutif. Amadou Ba, dauphin de Macky Sall, perdant de la présidentielle en mars dernier face au ras de marée Diomaye/Sonko (Diomaye moyy Sonko, Sonko moyy Diomaye), présenté comme trop technocratique, peine à rassembler sur sa personne.

Le nouveau pouvoir a encore peu détaillé son programme. Il paraît bénéficier de la dynamique présidentielle pour les législatives de novembre, même s'il y a un relatif essoufflement - à part les subventions sur les denrées alimentaires, il n'y a pas eu de prise décisions structurelles et structurantes pour l'avenir du pays alors même que les urgences sont nombreuses. L'émigration, par exemple, est une question structurelle. En septembre, il y a eu de nouveaux drames. Des Sénégalais et des Sénégalaises sont décédés après avoir embarqué dans des canots de fortunes. Il y a une véritable inquiétude lorsqu'une population n'a ni le goût de l'avenir ni la capacité d'imaginer en commun des futurs possibles. Il faut imaginer encore le désarroi de ceux qui partent « Barça wala barsakh » (Barcelone ou la mort) tout autant que celui de ceux qui restent et attendent désespérément un signe de vie, un appel qui peut-être ne viendra jamais... Le nouveau gouvernement ne saurait être tenu responsable de cette situation mais saura-t-il réenchanter le quotidien des Sénégalais et des Sénégalaises ? La question est ouverte. Le programme « Vision Sénégal 2030 » sera présenté cet automne, probablement après les élections de novembre.

A noter aussi que l'ancien président Abdoulaye Wade, qui dirige le Parti démocratique sénégalais (PDS) autour duquel s'est formée la coalition Wallu Sénégal, se retrouve dans l'opposition aux côtés de Macky Sall, car le Pastef n'a pas souhaité passer d'alliance. Un problème se pose sur le plan des cadres politiques et administratifs : le nouvel exécutif ne parvient pas à pourvoir les cabinets ministériels, une sorte de purge semble en cours et le pouvoir manque de cadres - par exemple, le cabinet du ministère des affaires étrangères n'est pas pourvu, les ambassadeurs ont été relevés de leurs fonctions sans que l'on NE sache si cette décision est effective, quelles ambassades sont concernées et qui pour les remplacer. Selon certaines sources, le Pastef comptait sur un retour de ses membres issus de la diaspora. Or comme me le faisait remarquer un journaliste sénégalais ce retour est peu probable. Comment envisager que ces cadres puissent envisager de quitter des situations financières confortables pour quelques centaines d'euros même pour servir l'Etat sénégalais. Reste une question en suspens : l'objectif poursuivi est-il de mettre en place un Etat pastéfien laissant poindre une dérive autoritaire ou les nouvelles autorités seront-elles contraintes de s'accommoder en comptant sur les ressources internes disponibles ?

Le nouveau président sénégalais s'est rendu à l'Élysée en juin dernier, il y a tenu un discours d'apaisement. J'en ai conclu que les manifestations antifrançaises organisées par le Pastef les années passées - certaines ont été très violentes, l'Alliance française de Ziguinchor, par exemple, a été entièrement détruite -, qui s'accompagnaient de diatribes contre le président Macky Sall, relevaient d'une stratégie d'accès au pouvoir, contre les élites et l'ancien président qui avait été qualifié de valet de la France. En recevant, en mai dernier, Jean-Luc Mélenchon à l'Université de Dakar, cependant, Ousmane Sonko a déclaré que le Président Macron avait incité Macky Sall à la persécution politique dont lui-même avait fait les frais - il y a donc un passif et il est difficile de dire comment les choses se passeraient en cas de crise, beaucoup de chercheurs font même l'hypothèse de crises à venir et je crois, pour ma part, que l'existence d'un sentiment ou plutôt d'un discours antifrançais restent mobilisables. N'oublions pas que le Sénégal reste le premier partenaire économique et financier du Sénégal et qu'en 2019 déjà lors d'une enquête menée par une fondation sud-africaine l'image de la France apparaissait dégradée. Au Sénégal lui était notamment reprochée sa tutelle économique.

M. Pascal Allizard. - Quelle analyse faites-vous des relations du Sénégal avec la Chine ? Le nouveau président sénégalais a été reçu à Pékin en marge du sommet Chine-Afrique, savez-vous quelle a été la teneur des échanges ? Nous savons que des ouvriers sénégalais se plaignent des conditions de travail dans les entreprises chinoises qui viennent au Sénégal : qu'en est-il ? Et quelles sont les réactions sénégalaises à la pêche chinoise à proximité des côtes sénégalaises ?

Sur l'islam, ensuite, pensez-vous qu'on puisse craindre une déstabilisation du régime par un islam plus radical ?

Enfin, quelles relations le Sénégal entretient-il avec la Russie et la Turquie, qui déploient leurs atouts en Afrique et ne manquent pas de souffler sur les braises du ressentiment antifrançais ?

Mme Caroline Roussy. - Les relations du Sénégal avec la Chine ne sont pas très développées, la France demeure le premier partenaire économique et financier du Sénégal. Le Forum sur la coopération Sino-Afrique (Focac) qui vient de se tenir à Pékin début septembre, a été un grand succès, les chefs d'État ont été nombreux à faire le déplacement - alors que de mauvaises langues disent que si le Président Macron avait choisi de n'inviter que des représentants de la société civile au Sommet France-Afrique de Montpellier de 2021, plutôt que des chefs d'État, c'était par ce qu'il craignait déjà que des chefs d'État ne fassent pas le déplacement... Le Sénégal ne parait pas une priorité pour la Chine, elle investit davantage en Afrique de l'Est. C'est aussi le cas de la Russie, me semble-t-il. Il y a eu une rencontre entre le nouvel exécutif sénégalais et des responsables russes, mais rien n'a filtré, nous sommes dans une séquence d'incertitude.

En fait, une fois passées les déclarations populistes sur les mensonges de Macky Sall qui aurait falsifié les comptes, sur la volonté de créer de nouveaux partenariats et de maintenir les relations avec les pays sécessionnistes du Sahel, il n'y a pas eu de déclaration politique permettant de connaître la teneur des nouvelles relations internationales du Sénégal. La Turquie prend pied au Sénégal, j'ai conduit une enquête pour un eurodéputé de la commission « Afrique » du Parlement européen, j'y montre l'intérêt réciproque de chefs d'entreprises turcs et sénégalais, dans des domaines divers. La Turquie est un acteur que l'on oublie souvent de considérer alors qu'elle est devenue incontournable.

Le nouveau pouvoir accuse Macky Sall de mensonges, et les institutions internationales d'avoir couvert des détournements de fonds, ce qui interroge - comment la Banque mondiale, par exemple, pourrait-elle couvrir des détournements de fonds ? En tout état de cause, le nouveau pouvoir sénégalais va avoir besoin d'argent pour financer sa politique, en particulier pour soutenir les subventions aux denrées alimentaires, et s'il ne se tourne pas vers la France, il devra se tourner vers d'autres pays, donc vers d'autres partenaires. Je ne sais pas ce qui s'est dit à ce propos ou même si le sujet a été abordé lors du Focac de Pékin.

Il y a de la pêche chinoise au large des côtes sénégalaises, mais en réalité, ce sont surtout les bateaux européens qui vident la mer de ses poissons, comme on dit au Sénégal. Je ne suis pas là pour distribuer les points, mais les chiffres sont clairs.

D'une manière générale, il faut bien voir que de nouveaux partenaires se présentent au Sénégal, qu'ils ne demandent pas de contreparties démocratiques à leur engagement et qu'ils s'accommodent parfaitement des valeurs qui ne sont pas les nôtres - j'attire votre attention en particulier sur la question des droits des LGTBQIA+, qui passe très mal en Afrique, Ousmane Sonko a parlé de « pierre d'achoppement » et plusieurs témoignages et épisodes montrent que ce sujet est extrêmement sensible et peut créer les condition d'une réelle opposition entre le Sénégal et sans doute un grand nombre de pays africains et l' « Occident ». Par exemple, Mohamed Mbougar Sarr, prix Goncourt 2021, a été particulièrement conspué sur les réseaux sociaux. Au moment de la réception de ce prestigieux prix, certains ont exhumé son ouvrage de Purs hommes traitant de l'homosexualité au Sénégal pour mieux le vilipender sur la scène publique.

La notion de désir d'Europe a profondément changé ces dernières années, nombreux sont celles et ceux en Afrique a réclamé une banalisation des rapports avec l'Europe, les dirigeants négocient avec des Chinois, des Russes, des Turcs qui ne leur demandent rien sur leurs valeurs, leur modèle de société - et quand Ousmane Sonko dit « Stop l'infantilisation », « Stop deux poids, deux mesures », son discours trouve un écho parmi les jeunes générations mais pas que. J'ai regardé dans son intégralité l'intervention de Jean-Luc Mélenchon à l'Université de Dakar, je peux vous dire qu'il y a encore bien du travail à faire pour changer la façon dont on parle aux Africains ; comme M. Mélenchon est considéré comme un allié progressiste, son discours est bien passé, il a été applaudi - mais si le président Macron avait tenu les mêmes propos, il aurait essuyé des huées, car Jean-Luc Mélenchon n'a pas arrêté les injonctions, les exhortations, de dire aux Sénégalais ce qu'ils devaient faire, les défis qu'ils avaient à relever dans les années à venir etc., il s'est conduit comme un Européen paternaliste du XXème siècle, quand bien même son propos se voulait novateur - c'est cette façon de faire qu'il faut changer. Ce qui ressort de nombre de mes enquêtes et des conférences, colloques etc. auxquels je participe c'est que les Africains souhaitent être écoutés et traités d'égal à égal comme les autres.

Sur la menace terroriste au Sénégal, on sait qu'il y a des djihadistes dans le pays ce qui est d'autant plus crédible que le pays est frontalier du Mali, pays épicentre de la menace djihadiste dans la région. On relèvera toutefois qu'il n'y a pas eu d'attaques au Sénégal, contrairement à d'autres pays du golfe de Guinée. Certaines sources avancent que Macky Sall aurait négocié avec certains d'entre eux. Mais ces informations sont trop imprécises pour savoir avec qui, suivant quelles modalités pratiques etc. Il n'en demeure pas moins que le pays doit rester sous observation. Sur ces questions relatives au terrorisme, je vous renvoie à l'étude que j'ai rédigé à l'IRIS pour le compte de la DGRIS l'an passé, « Frontières et menaces transfrontalières au Sahel et en Afrique de l'Ouest ». Il y a, de très longue date, eu des circulations entre le Sénégal et le Mali - on le constatait dans l'ancien Soudan français, avec des déplacements saisonniers liés à la récolte de l'arachide encore appelés navetanat, les rapprochements existent et continueront d'exister entre les populations des deux pays (les membres d'une même famille peuvent se retrouver de part et d'autre de la frontière), donc la menace liée à la circulation de terroristes existe. Cependant, de quels djihadistes, de quel djihad parle-t-on ? Quand on dit que des djihadistes attaquent Bamako, de quel groupe parle-t-on ? Quand on regarde les choses de plus près, on voit combien les groupes sont nombreux, divers, et combien la part économique et sociale est importante quand il s'agit de groupes venus de zones délaissées par les États, où les populations se considèrent comme déclassées - et où les candidats au terrorisme n'ont pas la religion comme première motivation. A cet égard les trajectoires des terroristes décrites par Marc-Antoine Pérouse de Monclos ou Mathieu Pellerin sont signifiantes et montrent que la figure de l'ennemi reste extrêmement floue. Le Sénégal est un pays de paix et d'émigration - l'un des canaux de départ aujourd'hui est le Nicaragua, parce que les Sénégalais n'y ont pas besoin de visa, ils sont nombreux à s'y rendre pour tenter de passer aux Etats-Unis... La question de la menace djihadiste doit donc être examinée dans sa complexité, au plus près des réalités, en se gardant de simplifications et généralisations abusives comme on en voit trop dans les médias.

Que dire du ressentiment antifrançais ? Il faut, ici aussi, faire attention à ne pas dépolitiser les discours. A Bamako, les gens ont manifesté contre l'opération Barkhane, ils avaient une revendication politique et non pas un ressentiment antifrançais. Je crois, cependant, que toute dépolitisation des enjeux suscite du ressentiment, parce qu'elle ne considère pas le propos de l'autre pour ce qu'il est, parce qu'elle en change la nature. Nous parlons de ressentiment antifrançais, mais nous sommes bien les seuls à le faire - quand nous en parlons, nos partenaires africains nous considèrent avec dédain. « L'émotion est nègre comme la raison est hellène », a écrit Léopold Sédar Senghor, ce qui ne lui a pas valu que des amis, et il faut sortir de ces schémas : si l'on ne voit pas que les Sénégalais veulent sortir de la tutelle économique de l'Europe, de la France en particulier, et que si l'on ne parle pas d'abord de cela, on passe à côté du sujet. Quand, à propos de manifestations de rue au Sahel - où les relations avec la France sont dénoncées -, les médias français retiennent avant tout que les manifestants seraient payés pour manifester, je crois qu'ils se trompent, ce n'est pas un motif suffisant pour aller manifester et pour présenter une manifestation. Je crois donc qu'il faut, d'une manière générale, réintroduire du politique, c'est la seule façon de traiter l'autre d'égal à égal, et cela manque dans les relations de notre pays avec l'Afrique - car les Africains sont dans une séquence où ils pensent être considérés comme des êtres inférieurs par les Occidentaux, et la politique migratoire, l'absence de visas n'améliorent pas, loin s'en faut, nos relations.

M. Cédric Perrin, président. - Il y a quelques années, nous avions constaté que, pour certains contrats remportés par les Chinois et où des Français avaient été en compétition, les conditions de travail et les contreparties demandées par les Chinois étaient telles, que les Sénégalais en avaient nourri par la suite un sentiment de défiance envers la Chine. Je comprends, à ce que vous dites, que la tendance se serait retournée, et que les Chinois seraient de nouveau les bienvenus au Sénégal ?

Mme Caroline Roussy. - On a changé de séquence politique, le discours envers la France devient plus critique - ce n'est pas nouveau, le discours était plus critique encore dans les années 1950, même s'il était tenu... depuis la Sorbonne, par des étudiants africains de la fédération des étudiants d'Afrique noire.

Les critiques envers la Chine sont surtout formulées en Afrique de l'est, par exemple en Zambie. Sur le sentiment antifrançais en Afrique, je vous renvoie à La Revue internationale et stratégique (RIS) d'avril dernier, consacrée à ce sujet. Il y a en particulier un article sur le mouvement « Frapp-France Dégage ! », on observe la genèse de ce mouvement dans sa lutte contre le franc CFA, ses oppositions aussi contre l'installation de centres commerciaux chinois mais surtout sa mobilisation pour la défense de la souveraineté du Sénégal.

Le Sénégal a besoin d'argent. Suivant le recensement paru en 2023, l'âge médian de la population est de 19 ans, 75% de la population a moins de 25 ans, le chômage y est endémique et la population devrait doubler d'ici 2050, c'est une pression considérable - et encore avant la crise sanitaire on estimait que 15 à 20 % des naissances n'étaient pas enregistrées à l'état civil, un pourcentage qui a dû être accru durant la crise du Covid-19.

J'ai conduit une étude sur les manuels d'éducation civique au Sénégal, pour voir comment on y envisage la possible transition démographique. J'y ai lu que la transformation des familles par opposition aux familles traditionnelles jamais définies du reste y sont décrites comme touchées par la perdition soit « l'homosexualité, le lesbianisme et le concubinage », autant de valeurs considérées comme venant de l'Occident et dont on ne veut pas pour le Sénégal (l'ouvrage Un Dieu et des moeurs d'Elgas rend bien compte des freins internes à la société sénégalaise parfois en total inadéquation avec les situations observées). Le débat est idéologique. Les Sénégalais eux-mêmes s'écharpent sur le sujet, certains prônent la transition démographique quand d'autres estiment que plus on a d'enfants, plus on est riche. La société est-elle prête à assumer ce changement ? Y a-t-il suffisamment d'écoles, d'instituteurs, d'emplois, de cases de santé ? Non. Le pays n'est pas prêt. Les jeunes en proie au chômage doivent également subvenir aux besoins de leurs parents vieillissants. C'est une donnée souvent peu considérée dans les études mais les Africains aussi vieillissent.

Le nouveau gouvernement se targue de défendre un néo-souverainisme - qu'il faudrait définir avec précision - mais qui apportera des financements ? Comment créer les conditions d'un souverainisme alimentaire ? De nouveaux partenaires comme la Chine seront-ils sollicités ? L'heure est davantage aux questions qu'aux réponses.

M. François Bonneau, rapporteur. - Quel est le poids des communautés religieuses, telles que les Mourides, dans la vie publique et au profit de qui ?

Mme Caroline Roussy. - Les communautés religieuses et des personnalités telles que l'archevêque de Dakar ont un poids extrêmement important. Les Mourides, en effet, sont extrêmement puissants dans le pays mais le khalife général reste une autorité religieuse et morale au-dessus des partis. Ces personnalités peuvent s'imposer comme intermédiaires en cas de crise politique. Pendant longtemps, on a parlé du « ndiguel », c'est-à-dire du signe en faveur d'un candidat. Nombre de chercheurs affirment que les communautés ne choisissent pas nécessairement de candidat, mais leur influence reste très élevée. Elles ont mis un terme à des manifestations qui ont entraîné la répression et la mort de jeunes hommes en mars 2021, dont on ne sait pas du reste s'ils ont été tués par des nervis du pouvoir, la police ou autre. Souvent, on observera que la situation s'apaise au moment des fêtes religieuses d'où le poids avéré des mourides, des tidianes et des layennes. Une lecture plus fine de la situation nécessite toutefois de s'en référer aux chercheurs spécialistes de ces questions éminemment complexes au Sénégal.

On notera des vagues d'émigration dans les jours qui suivent les fêtes religieuses, parce que des jeunes peuvent avoir honte que leur mère n'ait pas eu, à ces occasions, de mouton ou de nouveau boubou.

L'autorisation du port des signes religieux à l'école portera-t-elle un coup de boutoir à la laïcité sénégalaise, c'est encore une question qui sera à observer dans les mois et les années à venir.

M. Jean-Luc Ruelle. - Sur le plan politique, l'exemple sénégalais, avec l'arrivée au pouvoir d'une nouvelle génération, peut-il avoir un effet de contagion, en Côte d'Ivoire ou au Cameroun notamment, où les régimes sont assez vieillissants ?

Que pensez-vous de l'absence du Sénégal au sommet de Villers-Cotterêts, alors qu'il était présent au sommet Chine-Afrique début septembre ? Cette absence résulte-t-elle d'un souhait du Sénégal de se poser en équilibriste, entre les pays de l'Alliance des États du Sahel (AES) et la France, sachant que M. Sonko avait été mal accueilli au Burkina Faso car jugé trop attaché à la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (Cedeao) ? Est-ce un calcul, une stratégie ?

Hier, Moody's a dégradé la note du Sénégal, sans doute en lien avec le train d'audits à charge contre le régime précédent, la situation économique n'étant déjà pas brillante. Ce n'est pas de nature à encourager les investisseurs à se tourner vers le Sénégal.

Mme Caroline Roussy. - Paul Biya a en effet un certain âge.

M. Jean-Luc Ruelle. - Il a 91 ans.

Mme Caroline Roussy. - Le Cameroun risque de connaître une guerre de succession au décès de Paul Biya.

Alassane Ouattara, de son côté, a déclaré qu'il ne serait pas candidat à un 4mandat - il avait déjà affirmé cela pour le 3e mandat.

Les trois pays de l'Alliance des États du Sahel sont dirigés par de nouvelles générations. Le cas du Niger est un peu différent de celui du Burkina Faso et du Mali puisque c'est un général qui y a perpétré un coup d'État militaire, alors que le Burkina Faso et le Mali sont dirigés respectivement par un capitaine et un colonel, donc plus jeunes, qui peuvent échanger avec Ousmane Sonko. Ils ont des points communs : leur discours est plutôt néo-souverainiste et ils remettent en question le franc CFA. Ces nouvelles générations n'ont pas étudié en France. Elles n'ont pas de lien avec notre pays, contrairement aux élites précédentes, toutes passées par des études sur le sol français.

À Dakar, en novembre 2023, des membres de l'International Crisis Group de retour de mission au Mali et au Burkina Faso me rapportaient à peu près en ces termes que les jeunes soutenaient leurs dirigeants car ils leur ressemblent, parlent leur langue, ont étudié localement. « Ils n'ont pas fait de bac + 20 en France, comme leurs prédécesseurs, qui n'ont jamais apporté de solutions ! »

L'absence de lien avec l'Occident de cette nouvelle génération doit être prise en considération.

Qui est susceptible d'arriver au pouvoir en Côte d'Ivoire ou au Cameroun ? On verra quelle est la trajectoire de la personnalité qui émergera. Le renouvellement est de plus en plus inéluctable.

L'absence du président sénégalais à Villers-Cotterêts relève d'un problème protocolaire. La présence de Macky Sall a été annoncée et nombre de personnalités politiques sénégalaises connues m'ont dit ne pas vouloir être vues dans la même pièce que lui. Soyons francs : la nomination de Michel Barnier et celle du ministre de l'intérieur, avec le retour du sujet des migrations au premier plan, n'ont pas non plus rassuré. Tout le monde, en réalité, est confronté à ce sujet de la migration: les Sénégalais voient leurs enfants, frères, soeurs mourir en Méditerranée, tandis qu'en France, on constate un raidissement, une volonté à tout crin de fermer les frontières alors que sur le plan des relations internationales, on l'a vu la dilution des liens est délétère et que, par ailleurs, la France est confrontée à un vieillissement de sa population et qu'immanquablement comme en Italie la question de la migration de remplacement se posera... Dans tous les cas, pourquoi est-il impossible de discuter de ce sujet commun ?

Quand j'ai enquêté sur ce que les Africains pensaient de l'Europe, j'ai entendu : « On en marre d'être toujours dépeints comme des migrants, de pauvres hères qui viennent piller la France. » Et ce, d'autant que CNews appartient à Vincent Bolloré, qui a bâti sa fortune en Afrique. Tout cela, les ambassadeurs me le disent. L'un d'entre eux m'a lancé « avant-hier nous étions des esclaves, hier des indigènes, aujourd'hui nous sommes des migrants. Nous ne sommes jamais des personnes ».

À l'heure actuelle, la stratégie du gouvernement sénégalais manque de lisibilité, avec nombre de chantiers ouverts. Les défis structurels du pays, qu'il s'agisse du chômage ou de la démographie, sont extrêmement élevés.

Que sortira-t-il du grand audit ? Sans doute beaucoup d'inquiétudes, d'autant que l'État ne fonctionne pas, à l'heure actuelle. Cela fait sept mois que le nouveau pouvoir est à la tête du Sénégal : ne souffre-t-il pas déjà d'essoufflement ? On le saura à l'occasion des élections du 17 novembre. Au Sénégal, les jeunes ne votent pas. L'âge médian des électeurs est de 40 ans, quand l'âge médian de la population est, je le rappelle, de 19 ans. L'inscription sur les listes électorales est difficile : elle dure peu et nécessite toutes sortes de documents. C'est une manière de contrôler le vote.

M. Jérôme Darras. - Même si le Sénégal a connu une crise politique et institutionnelle, avec la volonté de Macky Sall d'effectuer un troisième mandat, il n'a pas basculé dans la vague de coups d'État qu'a connue l'Afrique de l'Ouest. Le Conseil constitutionnel a joué son rôle. L'armée a conservé une posture républicaine. La société civile et la population se sont fortement mobilisées.

Depuis l'indépendance, le Sénégal a connu de nombreux épisodes de troubles. Pourtant, il a toujours conservé sa trajectoire démocratique. Est-ce dû, comme l'affirme l'analyste politique Alioune Ndiaye, à un ancrage profond de l'option démocratique et de la souveraineté du peuple dans l'esprit des Sénégalais ? Cet ancrage est-il hérité de la pratique ancestrale de la palabre ou de la présence française ? Le Sénégal nous offre-t-il à cet égard des enseignements utiles dans la progression de la démocratie en Afrique de l'Ouest ou ailleurs ?

Mme Caroline Roussy. - La présence française aurait favorisé la démocratie au Sénégal ? Vraiment, je ne peux pas vous rejoindre. On ne peut pas non plus affirmer que le discours de La Baule de François Mitterrand a initié une vague démocratique sur le continent africain. Il faut relire les livres d'histoire ! Je ne pense pas non plus que l'ancrage démocratique du Sénégal soit dû à la palabre, tradition pleinement africaine même s'il y a des cas de sociétés acéphales qui peuvent être des exemples de fonctionnement démocratique.

Le processus démocratique est sans doute davantage dû à un faisceau de causalités. Le Sénégal a connu un très grand nombre d'intellectuels de très haut niveau, dont Léopold Sédar Senghor. La démocratie se construit, pas seulement lors des élections, que l'on peut contrôler - même si Macky Sall et son dauphin Amadou Ba ont été submergés par la vague de la démocratie.

Des combats ont été extrêmement forts au Sénégal, tels que Mai 68, lors duquel les étudiants ont entamé un bras de fer avec Léopold Sédar Senghor pour conserver leurs bourses et ne plus avoir à subir l'agrégation en France, rompant ainsi avec le système colonial. Il y a eu des luttes extrêmement fortes déjà sous la colonisation, avec la mobilisation des cheminots notamment. La trajectoire s'étend sur plus d'un siècle et la lutte pour l'émancipation et l'acquisition des droits est quasi consubstantielle à la colonisation.

En 1988, de forts troubles ont agité le Sénégal, lorsqu'Abdoulaye Wade s'est opposé à Abdou Diouf. Wade battu dans les urnes, avait dénoncé une fraude électorale, s'en était suivie la déclaration d'urgence sur fond de grèves estudiantines très violentes contre le pouvoir Diouf (cette année fut déclarée année blanche et cette génération reste estampillée dans les mémoires comme génération sacrifiée). Au plan international la situation se tendait avec la Gambie de Jawara et surtout avec la Mauritanie de Taya (la guerre éclata en 1989). La plus grande alternance démocratique remonte quant à elle à 2000, lorsqu'Abdoulaye Wade a remporté l'élection présidentielle face à Abdou Diouf. Il paraît que Jacques Chirac avait assuré à ce dernier que s'il souhaitait conserver le pouvoir, la France se mettrait à sa disposition. L'histoire retient le « Sopi », c'est-à-dire le changement : l'élection d'Abdoulaye Wade.

En 2012, lorsqu'Abdoulaye Wade a annoncé qu'il se présentait à l'élection présidentielle pour exercer un troisième mandat, on a assisté à une forte effervescence populaire. Le mouvement « Y'en a marre » est né à ce moment. Les journalistes (Fadel Barro) et les artistes (exemple : Thiat, Fou malade) se sont fortement mobilisés. Des happenings, des concerts de rap ont été organisés dans la rue, dans les bus pour inviter citoyens à s'inscrire sur les listes électorales, à aller chercher leur carte et à voter. 2012 a été une séquence très forte dans la vie démocratique du Sénégal. Elle a mobilisé les jeunes de son pays mais a créé également en dehors de ses frontières des velléités de changement. En 2015, « Du balai citoyen » au Burkina Faso chassait Blaise Compaoré du pouvoir.

Nous devons rendre compte de tous ces combats endogènes qui permettent de comprendre pourquoi le Sénégal est un pays démocratique, à la différence du Mali, du Burkina Faso ou du Niger, pays dont les histoires sont jalonnées de coups d'Etat.

M. Ronan Le Gleut, rapporteur. - Vous avez évoqué le mouvement « France Dégage ». Son fondateur, Guy Marius Sagna, est membre du Pastef. Ce parti est désormais au pouvoir. Quelles sont les conséquences sur l'évolution du mouvement ?

La France réduit sa présence militaire au Sénégal et libère ses emprises. Mais le mouvement est rapide et le Sénégal n'a pas toujours eu le temps de préparer des projets pour utiliser ces dernières. Ce nouveau redimensionnement résulte-t-il d'une décision unilatérale française ou s'agit-il d'une décision partagée ?

M. Cédric Perrin, président. - Ce réajustement, qui est destiné à réduire notre visibilité et à améliorer notre image, a-t-il déjà des conséquences sur le terrain ?

Mme Caroline Roussy - Il a des effets : les Français ne peuvent plus être rendus responsables des attaques terroristes, dont le nombre a augmenté considérablement depuis 2022. Au Mali, les forces de sécurité associées à la force Wagner commettent encore plus d'attaques que les mouvements qu'elles combattent. Certains continuent toutefois d'affirmer que la France arme les terroristes. Il est difficile de savoir d'où vient cette rumeur. Il serait trop simpliste en tout cas d'en attribuer la paternité uniquement aux Russes, car les critiques vis-à-vis de la France étaient antérieures à leur arrivée, même s'ils avaient commencé leurs opérations de déstabilisation avant. Le chanteur Salif Keïta avait déjà interpelé sur Facebook, en langue bambara, en 2019, le président du Mali, Ibrahim Boubacar Keïta, en lui disant de faire attention à la France, car selon lui elle entraînait les terroristes. Ce discours a infusé dans la société et reste toujours présent comme une musique de fond : il est toujours plus facile de croire que la menace est extérieure, et non pas endogène. Désormais, la dégradation de la situation sécuritaire sera imputable aux gouvernements en place.

Un premier redimensionnement militaire français au Sénégal a été décidé sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy. Le choix avait été fait alors de conserver la base militaire du Gabon plutôt que celle de Dakar. Abdoulaye Wade avait pris ombrage de cette décision et avait choisi d'annoncer, à la veille de l'anniversaire de l'indépendance du pays, le 3 avril 2010, qu'il avait décidé de reprendre les terrains de la base française et que les militaires Français devaient quitter sous 24 heures le pays. La base de Bel-Air était située dans un endroit magnifique, sur le littoral. Le départ de cette zone des Français a donné lieu à la réalisation d'opérations immobilières lucratives et quelque peu opaques... mais les militaires français sont restés et malgré la déclaration tempétueuse d'Abdoulaye Wade avaient défilé aux côtés des militaires sénégalais lors de la revue des troupes du 4 avril.

Après ce premier redimensionnement, la France s'est repliée sur une petite base à Ouakam, qui ne permet pas en tout cas de servir de point de lancement d'une opération militaire, à la différence de la base d'Abidjan où la France conserve des infrastructures plus importantes. Après n'oublions pas que la base militaire française jusqu'à présent réunissait environ 300 à 400 hommes, les EFS (éléments français du Sénégal) engagés pour l'essentiel dans des actions de formation. Des dossiers que j'ai eus à suivre des actions civilo-militaires étaient en réflexion.

Le nouveau réajustement est-il le résultat d'une décision unilatérale ou partagée ? Emmanuel Macron se demandait s'il fallait fermer toutes les bases en Afrique ou en conserver quelques-unes. Ce sujet a donné lieu à de vifs échanges. Franck Paris, conseiller d'Emmanuel Macron, plaidait pour un départ total de la France. Certains hauts-gradés dans l'Armée ne partageaient pas cette vision. Finalement la décision a été prise de fermer les bases au Sahel et de réduire à nouveau la présence française au Sénégal. Certaines bases comme Djibouti, par exemple, n'ont pas été concernées par ce redimensionnement.

Quoi qu'elle fasse, la France est dans une impasse. Quand Macky Sall a décidé le 3 février de reporter sine die l'élection présidentielle, la France n'a rien dit pour ne pas être critiquée. On peut faire l'hypothèse qu'elle a choisi la voie de la négociation diplomatique donc peu visible ce qui lui a permis de ne pas être exposée à la vindicte populaire.

Au Niger, les Américains n'ont pas suivi la France lors de son retrait forcé, espérant garder leur base d'Agadez, mais ils ont quand même été aussi contraints au départ. On peut donc se demander quelle sera leur position après les élections présidentielles. Décideront-ils de se repositionner dans le golfe de Guinée, notamment en Côte d'Ivoire, pour endiguer la menace terroriste ? Il ne faut pas croire que si Trump est élu, les dossiers africains seront oubliés. Un ancien membre de la CIA m'a expliqué qu'ils plaçaient les dossiers africains en bas de la pile des dossiers qui lui étaient transmis lorsqu'il était président, afin qu'il ne les voie pas et que l'agence puisse continuer à dépenser son budget - malgré tout, une opération militaire cela se voit...

En ce qui concerne les Russes et l'Africa Corps, on a du mal à savoir qui fait quoi et qui décide. Le Burkina Faso ne contrôle plus que 40 % de son territoire et les paramilitaires étrangers s'en vont, car l'État n'arrive plus à les payer. N'oublions pas toutefois que ces pays peuvent utiliser l'arme des migrants pour faire pression sur la France et l'Union européenne.

En ce qui concerne « France Dégage », qui s'appelle plutôt le Front pour une révolution anti-impérialiste, populaire et panafricaine (Frapp), je ne peux que vous renvoyer vers le numéro de la Revue internationale et stratégique d'avril 2024, que j'ai dirigé. Guy Marius Sagna est surtout un activiste. Il est candidat aux législatives sous l'étiquette du Pastef dans la région de Ziguinchor, en Casamance, qui est déchirée depuis quarante ans par la guerre. Il n'a plus de rôle au sein du Frapp. Certes, il existe une page Facebook « Frapp-France Dégage », mais Guy Marius Sagna ne ferait plus partie de l'organigramme. En effet, les Sénégalais ne vivent pas nécessairement dans le ressentiment. Ils n'ont pas tous envie que les Français « dégagent ». Les mariages mixtes sont nombreux, et cela contribue à cimenter les relations entre les deux pays. Certains craignent, par exemple, de ne plus pouvoir marier leur fille à un Français si notre base militaire ferme [cela m'a été rapporté tel quel]. La situation est donc très complexe et il faut se méfier des exagérations et des récupérations. C'est pour cela qu'il reste important de ne pas dépolitiser les enjeux et de décrypter quels sont les arguments du discours antifrançais au Sénégal qui ne sont pas ceux qui prévalent au Sahel central par exemple.

- Présidence de M. Pascal Allizard, vice-président -

Mme Hélène Conway-Mouret. - Il est important de distinguer le sentiment anti-France, le ressenti face aux décisions et aux déclarations françaises et l'attitude face à la présence française sur le terrain : nos compatriotes ne sont pas menacés aujourd'hui.

Les débats en France sur l'immigration sont suivis avec une grande attention en Afrique. La circulaire Guéant de 2011 sur les étudiants étrangers avait fait grand bruit et envoyé un très mauvais signal aux étudiants étrangers. Il en va de même du débat actuel sur l'immigration : la jeunesse africaine se dit qu'elle serait peut-être mieux reçue au Canada ou dans d'autres pays qu'en France.

L'Agence française de développement (AFD) constitue un outil d'accompagnement économique puissant. Traditionnellement, la France choisissait seule les projets qu'elle allait soutenir. Aujourd'hui, elle est beaucoup plus attentive aux besoins locaux. L'action de l'AFD est-elle en phase avec les attentes locales ? Permet-elle de contrebalancer la montée en puissance de la Turquie, de la Chine ou de l'Inde sur le continent africain ? La France n'est plus perçue comme un acteur privilégié en Afrique. Elle doit mériter la place qui lui est accordée.

Mme Caroline Roussy - Vous avez raison de souligner l'impact de nos débats sur l'immigration dans ces pays. Nos chaînes d'information en continu y sont très suivies. Les gens en ont marre d'être perçus comme des migrants potentiels. Des chefs d'entreprise préfèrent se tourner vers l'Asie, car ils en ont assez des leçons de morale qu'on leur adresse, du « deux poids, deux mesures ». Pour l'anecdote, lorsqu'Emmanuel Macron a déclaré, lors d'un déplacement au Cameroun, que ceux qui ne prenaient pas position dans la guerre en Ukraine étaient des hypocrites, ses propos ont été très mal perçus. Au Sénégal - Macky Sall président en exercice de l'UA n'ayant pas pris position lors du vote du 2 mars 2022 à l'ONU - le lendemain les journaux ont titré « Macron nous traite d'hypocrites »... Les Africains rétorquent que la France ne condamne pas ce qui se passe à Gaza et interrogent qui est hypocrite ?

Je tiens à attirer votre attention sur la question des visas. Ils sont délivrés par le ministère de l'intérieur, et sur place on a recours à des prestataires extérieurs. Il faut prendre rendez-vous pour pouvoir déposer son dossier. L'attente peut être de six à huit mois. Cela donne lieu à des trafics : l'obtention d'un rendez-vous se monnaye, jusqu'à 800 euros ! Les personnes qui ont des relations haut placées peuvent plus facilement faire venir leurs proches en France. Ce « deux poids, deux mesures » n'est pas tenable dans le temps.

L'action de l'AFD est diluée parmi les interventions de l'Union européenne ou d'autres organismes. La marque n'est pas identifiée. Les Chinois inscrivent leur action dans une histoire bien connue, celle des routes de la soie. C'est ce que nous ne savons pas faire. Il faudrait trouver un récit pour montrer comment notre soutien apporte un changement structurel dans la société sénégalaise. On apprend parfois dans la presse, de manière ponctuelle, que l'AFD a financé une école, mais on manque de vue d'ensemble. Son action contribue pourtant, par exemple, à scolariser les filles dans les campagnes. Il faudrait pouvoir faire en sorte que notre intervention soit mieux identifiée et mieux identifiable.

Mme Hélène Conway-Mouret. - Ne sommes-nous pas réticents à communiquer sur ce que nous faisons ? La France a financé dernièrement la construction d'une dizaine d'écoles au Niger. La Turquie en a construit une également : elle a fait une grosse publicité, le drapeau turc a été hissé et les gens ont cru que les autres écoles avaient été construites aussi par la Turquie ! La France est réticente à faire savoir ce qu'elle fait.

Mme Caroline Roussy. - Vous avez raison : la France est aujourd'hui dans une impasse et nous devrons faire le bilan de la politique africaine d'Emmanuel Macron, dont certains épisodes sont toujours mal vécus sur place. Aujourd'hui, quoi que fasse la France, elle est vue négativement et nous peinons à déverrouiller la situation qui en résulte.

M. Didier Marie. - Quid des relations entre Macky Sall et Amadou Ba ? L'ancien Président de la République avait adoubé son Premier ministre, tout en le soutenant plutôt légèrement, au point que ce dernier s'est finalement présenté sous les couleurs d'une autre coalition que l'alliance présidentielle.

Mme Caroline Roussy. - Une anecdote me semble signifiante en la matière : j'ai eu l'occasion de rencontrer en novembre dernier le frère de Macky Sall, qui m'a expliqué que cette élection serait une promenade de santé. Ce ne fut évidemment pas le cas. Ils avaient beaucoup d'assurance et étaient convaincus que M. Ba serait le bon dauphin, alors même qu'il ne faisait pas consensus. Je ne connais pas leur plan aujourd'hui. M. Ba a créé son propre mouvement, ces différentes personnalités pourront-elles, à termes, se retrouver ? Je l'ignore, mais souvenons-nous de l'histoire des relations entre Macky Sall et son père en politique, Abdoulaye Wade : ils se sont déchirés puis retrouvés aujourd'hui, alors même que Macky Sall a emprisonné Karim Wade pendant trois ans. Les transhumances politiques sont parfois surprenantes. Mais c'est évidemment loin d'être un tropisme africain...

M. Mickaël Vallet. - M. Sonko a gagné en faisant mousser le sentiment antifrançais, mais son courant, après sept mois, va maintenant se cogner à la réalité. S'il échoue, quelle sera l'alternative ?

Quel est concrètement aujourd'hui le rapport des Sénégalais à la langue française ? Leur volonté de souveraineté conduit-elle à en terminer avec notre langue, ou celle-ci se maintient-elle ? Le sous-titre de cette question est l'interrogation d'un professeur américain, Stephen Smith, dans Le Figaro : à quoi bon apprendre le français si la France ne donne plus de visas ?

Mme Caroline Roussy. - M. Smith est contesté dans le monde de la recherche. Je ne dispose pas de chiffres concernant un déclin de la langue française, mais les médias sénégalais publient de plus en plus en wolof, même si cette langue ne dispose toujours pas de grammaire arrêtée. Les jeunes communiquent en wolof sur les réseaux, comme sur WhatsApp. M. Felwine Sarr, le professeur mandaté par la France pour la restitution des oeuvres d'art, a commencé à faire publier ses ouvrages en wolof, mais ceux-ci sont tout de même plus lus en France, en langue française, qu'au Sénégal. C'est un paradoxe parfois dû à des problèmes capacitaires d'édition. Sur les plans économique et financier, si la wolofisation est en marche, elle ne va pas sans poser quelques problèmes, car le wolof n'est que peu parlé en dehors du Sénégal et de la Gambie. Au Burkina Faso, il semble que certains jeunes commencent à apprendre le russe en lieu et place du français, mais cela du temps avant d'être locuteur russophone. La politique migratoire, la politique des visas, sans doute continueront de fossoyer les relations avec les élites et peut-être pourront avoir un impact sur l'apprentissage de la langue française dans les années à venir même si rappelons-le en citant une nouvelle fois Felwine Sarr : le français est aussi une langue africaine.

M. Mickaël Vallet. - Existe-t-il un risque d'anglicisation ?

Mme Caroline Roussy. - Je ne le constate pas ; les vieilles générations sont certes très francophones, maîtrisant un vocabulaire très châtié, mais les intellectuels le sont plutôt toujours. Ousmane Sonko lui-même critique d'ailleurs la France en langue française et le nom de son parti, Pastef, les Patriotes Africains du Seìneìgal pour le Travail, l'Ethique et la Fraterniteì, est bien un acronyme dont la déclinaison est en français, contrairement à celui d'autres partis du pays, comme la coalition Wallu Sénégal récemment créée par Macky Sall . Le wolof est une langue d'usage, mais elle n'est pas maîtrisée par l'ensemble de la population, la Casamance, par exemple, quoique ayant très tôt acquis une grande maîtrise du français parle plutôt diola ou soninké. Léopold Sédar Senghor avait pressenti la possibilité de graves tensions autour des langues locales, c'est la raison pour laquelle il avait plébiscité le français au moment des indépendances. A voir ce qu'il peut se passer dans les années à venir.

S'agissant des alternatives, j'espère pour le Sénégal que la politique mise en oeuvre va apporter des solutions « idoines », comme on dit, afin que les jeunes aient envie de vivre et de rester au Sénégal. Comment faire en sorte de réenchanter l'avenir ? Le 17 novembre apportera des réponses. Le programme du Pastef tient en quelques pages, avec peu de détails sur sa mise en place et les débats politiques auxquels on a pu assister avant la présidentielle opposent souvent des juristes, sur des points de droit constitutionnel, sans que l'on connaisse vraiment le fond des idées. Les premiers essoufflements ne sont pas encore perceptibles, mais la population est étouffée, même si les subventions sur les denrées de première nécessité ont été bien accueillies ; va-t-elle pour autant donner sa confiance au parti ? Nous verrons quelle sera la composition de l'Assemblée nationale : majorité absolue ou plus ou moins relative, alliances, etc.

Le pays va sans doute au-devant de grandes difficultés, parce que la menace djihadiste est là et instrumentalisera la moindre faille politique. Or des défis colossaux l'attendent concernant le gaz et de pétrole, alors que la décision de renégocier les contrats retarde la jouissance de cette manne. La dégradation de la note du pays par Moody's s'explique sans doute par cela. Pour autant, le Sénégal a déjà connu de grandes difficultés dans les années 1990, avec la guerre en Casamance, la récession provoquée par la politique d'ajustement structurel, le conflit politique entre M. Diouf et M. Wade ou la dégradation des relations avec la Mauritanie et il a déjà démontré sa capacité de résilience.

Mme Michelle Gréaume. - Lors du sommet Afrique France, Mme Ragnimwendé Eldaa Koama, originaire du Burkina Faso, a indiqué à Emmanuel Macron qu'il fallait revoir en profondeur l'Agence française de développement (AFD) et transformer ses aides en contrat de partenariat afin d'aider les acteurs locaux à développer leurs propres entreprises plutôt que de faire venir les nôtres. Aujourd'hui, l'aide financière de la France n'a pas de visibilité. Qu'en pensez-vous ?

Mme Caroline Roussy. - C'est une très bonne question. Pourquoi parle-t-on d'aide, pourquoi l'Africain est-il toujours celui qui tient la sébile ? Je connais surtout l'Afrique occidentale et sahélienne, mais, pour fréquenter un certain nombre de cénacles, il me semble que vous posez une question centrale : on devrait parler de partenariat et non d'aide.

M. Didier Acouetey, un chasseur de têtes médiatique, revendique ainsi la création de joint-ventures avec les grandes entreprises françaises, avec des transferts de technologie, dans une logique « gagnant-gagnant » afin que, dans dix ans, quelque cent, cent cinquante grandes entreprises africaines apportent de la plus-value. Les gens attendent de la France des avantages comparatifs structurels et structurants, sur l'agroalimentaire, par exemple. Les Africains sont de plus en plus sensibles au climat, mais l'insistance sur l'énergie renouvelable, alors que 70 % de l'Afrique manque d'électricité, les épuise. Ils en ont marre et se tournent donc vers d'autres partenaires, russes ou chinois, qui ne leur imposent pas de normes sur les valeurs ou sur le travail des enfants, et qui ne choisissent pas les coups d'État à condamner et ceux que l'on peut soutenir. Ce que porte la France à ce titre est absolument illisible. Du partenariat, oui ; de l'aide, non.

M. Pascal Allizard, président. - Merci à vous.

Ce point de l'ordre du jour n'a pas fait l'objet d'une captation vidéo.

La réunion est close à 12 h 05.