- Mercredi 2 octobre 2024
- Réunion avec une délégation de la commission des affaires étrangères du Parlement finlandais
- Accueil d'un nouveau commissaire
- Désignation de membres du bureau de la commission
- Situation géopolitique en Méditerranée orientale - Audition de M. Pierre Razoux, directeur académique de la Fondation méditerranéenne d'études stratégiques (FMES)
- Projet de loi de finances pour 2025 - Désignation d'un rapporteur pour avis
Mercredi 2 octobre 2024
- Présidence de M. Cédric Perrin, président -
La réunion est ouverte à 9 heures.
Réunion avec une délégation de la commission des affaires étrangères du Parlement finlandais
M. Cédric Perrin, président. - Nous avons l'honneur et le plaisir de recevoir ce matin une délégation de la commission des affaires étrangères du parlement finlandais, le Suomen Eduskunta, conduite par son président, M. Kimmo Kiljunen, et accompagnée par l'ambassadeur de Finlande en France, M. Matti Anttonen.
Le parlement finlandais comprend deux commissions distinctes compétentes respectivement pour les affaires étrangères et la défense. Mais la première ne peut se désintéresser totalement des questions de défense ; c'est d'ailleurs elle qui a été saisie au fond de l'approbation du traité de l'Atlantique Nord en décembre 2022.
La Finlande est en effet devenue, le 4 avril 2023, le trente et unième pays membre de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (Otan), ce qui marque une rupture notable dans son histoire récente. Elle accueillera dans ce cadre le commandement de la composante terrestre multicorps de l'Otan à Mikkeli, à moins de 200 kilomètres de la frontière avec la Russie, et bénéficiera d'une présence avancée des forces terrestres, la neuvième au sein de l'alliance. Notons par ailleurs qu'au titre du traité bilatéral de défense signé avec les États-Unis en décembre 2023, les militaires américains pourront accéder à une quinzaine de bases dans le pays, y stationner et prépositionner du matériel.
Mais la Finlande apporte aussi de la sécurité à l'alliance, d'abord parce qu'elle a beaucoup investi dans sa propre défense avant de la rejoindre, notamment pour protéger ses quelque 1 300 kilomètres de frontières avec la Russie : elle a acheté 64 chasseurs F-35 en 2021 et son budget de défense a augmenté de 50 % entre 2022 et 2023, pour atteindre 2,5 % du PIB. Elle dispose en outre de 900 000 hommes et femmes qui ont fait leur service militaire et peut, en temps de guerre, mobiliser 290 000 personnes en une semaine. Cet aspect du modèle finlandais de défense globale intéresse particulièrement notre commission, qui examinera dans quinze jours un rapport sur l'attractivité et la fidélisation de nos forces armées.
Chers collègues finlandais, nous ne voudrions toutefois pas vous cantonner aux questions de défense, et serions heureux d'avoir votre sentiment sur l'aspect politique des grandes questions du moment.
En ce qui concerne l'Ukraine, le président Alexander Stubb a déclaré le 27 juillet dernier au journal Le Monde que nous étions arrivés « à un point où les négociations doivent commencer ». La semaine dernière toutefois, il a appelé dans le New York Times à lever les restrictions aux frappes en profondeur sur le territoire russe. Comment voyez-vous l'issue possible du conflit et les efforts collectifs à fournir dans le contexte difficile que nous connaissons ?
Le président Stubb défend une approche subtile qu'il qualifie de « réalisme fondé sur des valeurs ». La chose est parfois difficile, notamment au Proche-Orient. Il a récemment dû se défendre de ne pouvoir, comme la Suède, la Norvège et l'Islande, reconnaître l'État palestinien en raison de la commande passée à Israël de systèmes de défense aérienne « Fronde de David ». Les besoins de défense de la Finlande ne souffrent bien sûr aucune discussion ; mais cette affaire souligne à quel point, sur le dossier complexe du Proche-Orient, les pays européens gagneraient à harmoniser leurs positions.
Il me semble ainsi indispensable que nous multipliions les échanges entre parlementaires des pays européens et je me réjouis donc d'autant plus de notre rencontre aujourd'hui.
M. Kimmo Kiljunen, président de la commission des affaires étrangères du parlement finlandais. - Merci pour votre accueil. C'est la première fois que notre commission vient en France depuis notre adhésion à l'alliance. Il est évident que nous contribuerons volontiers aux politiques de sécurité et de défense de l'alliance atlantique ; mais, pour être très clair, nous la rejoignons d'abord parce que cela correspond à nos propres intérêts. C'est ce qu'a indiqué très clairement notre ancien président Sauli Niinistö lorsqu'il a signé le traité : l'adhésion de la Finlande à l'Otan ne fait rien perdre à personne ; nous ne sommes contre personne, nous sommes pour la sécurité de la Finlande et des Finlandais.
L'alliance est un outil pour notre survie comme nous en avons utilisé d'autres au cours de l'histoire. Nous sommes un petit pays qui a une frontière de 1 348 kilomètres avec un très grand pays, la Russie ; c'est dire : notre adhésion a doublé la frontière de l'Otan avec ce pays.
Il est donc positif de rejoindre l'Otan, mais nous avons une sensibilité géopolitique particulière. Vous devez comprendre d'où nous venons. Pendant longtemps, notre non-alignement militaire a été un instrument pour nous, et non un objectif. Après la Seconde Guerre mondiale, nous avons compris que nous ne serions pas un pays neutre au sens du droit international, puisque nous devions passer des accords de sécurité avec la Russie. L'objectif était de survivre si la guerre advenait.
Vous connaissez l'esprit d'Helsinki et les accords du même nom de 1975, qui sont toujours vivants en Finlande. Ils ont débouché sur la charte de Paris pour une nouvelle Europe qui fixait les critères pour la sécurité en Europe : un système fondé sur des règles, l'ouverture, la coopération et la sécurité commune, non seulement militaire, mais au sens large, comprenant les droits humains, par exemple.
Cet esprit de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), qui est presque mort, nous le chérissons encore. En février 2022, malheureusement, tout cela a été cassé : on ne peut plus faire confiance à ce système, puisque ses règles ont été violées. C'est pour cela que nous avons rejoint l'Otan, dont nous sommes désormais des membres loyaux, et nous contribuerons très sérieusement à la sécurité collective.
La question maintenant en Finlande est : quel type de membre de l'Otan sommes-nous ? Notre commission y répond souvent de cette façon : nous sommes pragmatiques, nous voulons l'être, comme l'est la Norvège. Celle-ci a une frontière de 250 kilomètres avec la Russie ; la nôtre est beaucoup plus longue, mais nous sommes prêts à entretenir des relations pragmatiques avec notre voisin oriental. Le problème est qu'aujourd'hui, même ces relations sont impossibles : la frontière est complètement fermée et nous subissons des ingérences hybrides de la part des Russes. Ce phénomène est un gros problème pour nous tous. Comment s'attaquer à ce problème ? Il n'y a pas de réponse claire.
Je suis dans l'opposition sociale-démocrate. Nous avons des débats concernant les politiques internes mais, depuis que je préside cette commission, nous n'avons jamais dû recourir au vote - et j'en suis très fier -, car nous avons toujours trouvé des compromis sur les questions internationales et de sécurité. Concernant les questions de base de la sécurité du pays, la commission des affaires étrangères parle toujours d'une seule voix, même si, pour y arriver, nous pouvons discuter tel ou tel point.
Notre accord avec les États-Unis a été un pas important à franchir, vraiment. Il n'a même pas été besoin de le voter en séance publique, parce que la commission s'est accordée à l'unanimité sur un compromis. Vous voyez à quel point nous sommes sérieux sur ces questions sensibles. Nous nous rapprochons de la Norvège non seulement en raison de notre approche pragmatique, mais aussi à cause de notre approche nordique. Nous sommes en première ligne du point de vue géographique, mais pas dans le sens où nous ferions de la provocation. Nous essayons de favoriser l'entente avec nos voisins, mais ils doivent jouer le même jeu.
J'ai une question pour vous. Nous avons rejoint l'Otan pour bénéficier du parapluie nucléaire dans un sens préventif, mais nous nous demandons si c'est suffisant. Tous les pays nordiques sont exempts d'armes nucléaires, nous l'avons stipulé dans notre accord d'adhésion. Qu'en pensez-vous ? Ce n'est pas évident, parce que nous, pays nordiques, sommes en première ligne face à la Russie. Si la guerre éclate, nous subirions le sort de Marioupol ! C'est ce que nous devons absolument éviter.
M. Cédric Perrin, président. - Nous avons été très heureux de vous voir intégrer l'Otan ; la diplomatie française y a été très favorable. La France a un rôle particulier en matière nucléaire : nous assumons la totalité de notre dissuasion, qui nous est propre.
De quelle manière entrevoyez-vous la coopération européenne en matière de défense ? Certes, les pays européens comptent sur la protection américaine, mais la France milite aussi pour la construction d'une souveraineté européenne dans ce domaine. Cela suppose une solidarité européenne en matière industrielle. Les choses avancent, mais il y a aussi des réticences.
Comment la Finlande voit-elle les choses ? La Commission européenne compte désormais un commissaire à la défense ; dans le passé, le commissaire Thierry Breton a fait beaucoup pour l'autonomie en matière de munitions. Dans le contexte d'une élection américaine au résultat incertain, comment pourrions-nous améliorer la coopération européenne en matière de défense ?
M. Kimmo Kiljunen. - Vous serez surpris d'apprendre que je me suis fait deux amis personnels en France : feu le président Giscard d'Estaing et le Premier ministre Michel Barnier. Pourquoi ? Parce que j'étais membre de la Convention pour l'avenir de l'Europe en 2002-2003. J'étais membre du groupe de travail sur la défense européenne, en tant que représentant des pays non alignés. Je connais donc bien le sujet de la défense européenne.
Lorsque la Finlande a rejoint l'Union européenne en 1995, c'était aussi pour des raisons de sécurité, même si ce n'était pas explicite, non parce que l'Union serait une alliance militaire, mais parce qu'en faire partie apportait une sécurité au sens large, avec son système de citoyenneté européen et ses structures législatives communes. Dans ce projet d'intégration, il y avait la sécurité en ligne de fond. Même si l'aspect militaire était absent, l'appartenance d'une grande majorité des pays de l'Union à l'Otan couvrait cet aspect.
Vous me demandez si nous devrions développer progressivement une autonomie stratégique européenne. Nous pouvons être d'accord avec cette initiative de la France, particulièrement aujourd'hui, alors que ce qui est en discussion, c'est le domaine de l'industrie de défense. Nous cherchons en effet à être le moins dépendants possible pour les aspects les plus importants, dont la défense. Nous avons besoin de garanties quant à notre approvisionnement en équipement militaire. Tout cela peut être pris en charge par l'Union.
Jusqu'où devons-nous aller ? Des garanties de défense concrètes ? Je ne pense pas qu'on puisse avoir une armée européenne, mais nous recherchons plutôt un rôle complémentaire à celui de l'Otan. Il faut non de la concurrence, mais de la cohérence. Nous comprenons que vous ayez ces projets à long terme, mais nous sommes focalisés sur notre sécurité aujourd'hui.
M. Olivier Cadic. - Vous nous rappelez que vous êtes en première ligne ; je me suis rendu en Estonie pour étudier la mission Lynx : j'ai aussi eu cette sensation, que nous connaissons pour l'avoir eue pendant la guerre froide, sachant que des chars pouvaient débarquer à tout instant. Nous sommes très conscients de cette sensation dans la population finlandaise.
Toutefois, nous vivons une guerre hybride. Des opérations conjointes sino-russes ont été menées, de même que sino-biélorusses. Comment voyez-vous cette arrivée de la Chine en soutien de la Russie ?
Dans l'affaire du sabotage du gazoduc, on a longtemps cru que les Russes étaient à responsables ; mais les autorités finlandaises ont détecté un bateau chinois qui a plaidé l'erreur... Comment interprétez-vous cela ?
Le centre d'excellence de cyberdéfense coopérative de l'Otan, installé en Estonie, offre son expertise aux pays membres de l'Otan. Dans ce domaine, Taïwan, qui fait l'objet de beaucoup de menaces, dispose d'une expertise très étendue. Quelle est votre analyse de la menace chinoise sur cette île, notamment dans ce domaine ?
M. Kimmo Kiljunen. - Cela fait soixante-quinze ans que la Chine menace Taïwan. J'ai été deux fois à Taipei et j'ai visité les centres de cyberdéfense ; je comprends donc cette menace.
Il faut voir la Chine de manière plus globale. Je ne suis pas forcément d'accord avec Mike Pompeo, mais c'est une voix qu'il faut écouter ; il y a deux semaines, à Helsinki, lors d'une conférence de sécurité, on lui a demandé : « Comment pouvez-vous encore soutenir Trump ? » Il a répondu : « Chez Trump, il y a d'un côté, le bruit et, de l'autre, la substance. Ce qui nous intéresse, c'est la substance. » Mike Pompeo a été très clair : en Europe, les élections américaines sont perçues comme un point crucial pour le commerce et la défense mais, en fait, elles dépendent de questions internes, comme le vote de la diaspora cubaine en Floride...
Il a été très clair sur un autre point : « S'il y a quelque chose que nous partageons avec les démocrates, c'est bien notre position à l'égard de la Chine et de la Russie. Celle-ci n'est plus une menace structurelle pour les États-Unis comme à l'époque de l'URSS, sauf sur trois points : l'énergie, les armes nucléaires et la Chine. » Mike Pompeo considère donc qu'il faut se débarrasser de cette guerre européenne aussi rapidement que possible pour que la Chine ne se rapproche pas trop de la Russie, que la Russie ne tombe pas définitivement dans sa poche. Elle l'est déjà, à mon avis, mais c'est ainsi que les États-Unis voient la situation.
Or la Chine défie les États-Unis sur le plan économique, notamment monétaire, sur le plan technologique, mais aussi sur le plan de l'armement. Personnellement, c'est pour cette raison que je ne souhaite pas voir le monde à travers les yeux des États-Unis. Je ne veux pas faire intentionnellement de la Chine un ennemi. Je suis personnellement favorable à une approche prudente, parce que nous sommes de toute manière un acteur mineur.
Mme Eva Biaudet, députée au parlement finlandais. - Je ne suis pas sûre qu'il y ait une seule définition de notre « réalisme fondé sur des valeurs ». Ce qui est sûr, c'est que nos valeurs sont très importantes, particulièrement dans un monde où de moins de moins de pays les partagent : hélas, les deux tiers de la population mondiale vivent dans des pays autoritaires.
Certes, nous avons besoin d'autonomie stratégique et de politiques industrielles, mais cela ne doit pas nous faire perdre de vue que l'Europe est fondée sur des valeurs communes, y compris pour notre politique extérieure. Pour les petits pays, comme notre président l'a souligné, il est important de vivre dans un ordre fondé sur des règles.
Au Liban, la France et la Finlande ont des soldats au sein de la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul). La situation y est très préoccupante. La question n'est pas de savoir si nous devons reconnaître la Palestine, mais quel est le bon moment pour le faire. Nous devons nous demander comment être plus forts collectivement, en termes militaires mais aussi diplomatiques, pour faire cesser les violences et faire advenir la solution à deux États.
M. Kimmo Kiljunen. - Nous avons un rôle à jouer au Moyen-Orient, c'est évident.
M. Cédric Perrin, président. - Merci, madame, de rappeler combien nous devons défendre nos valeurs communes ; c'est le rôle de la diplomatie parlementaire.
Pour ce qui concerne la Palestine, le Sénat a clairement soutenu la solution à deux États ; mais depuis le 7 octobre dernier, la situation est encore plus compliquée qu'auparavant.
M. François Bonneau. - Permettez-moi tout d'abord de saluer l'exceptionnel courage de votre peuple lors des guerres d'agression de l'URSS.
Quelles mesures de rétorsion la Russie a-t-elle prises depuis votre entrée au sein de l'Otan ? Comptez-vous faire évoluer votre système de défense au vu du conflit ukrainien et, si oui, comment ?
M. Kimmo Kiljunen. - En janvier 2022, 60 % des Finlandais ne voulaient pas entrer dans l'Otan ; la proportion était la même dans le monde politique. En mars 2022, quelques semaines après l'invasion de l'Ukraine par Poutine, nous nous sommes rendu compte que c'était la meilleure solution. Nous étions sous le choc ; cela a été un changement incroyable dans l'opinion publique. Il faut dire que l'agresseur était le même que celui qui nous avait agressés dans le passé ; nous étions alors bien seuls. Nous ne voulions pas que l'Ukraine soit seule comme nous l'avions été.
En ce qui concerne notre propre défense, notre pays est attaché au concept de sécurité globale : conscription, comme vous l'avez mentionné, mais aussi préparation mentale de la société toute entière. Contrairement à d'autres pays en Europe, nous n'avons pas besoin de reconstruire notre outil militaire.
Vous m'interrogez sur les ingérences hybrides et sur le rôle du bateau chinois. Nous, Finlandais, sommes très réalistes, pragmatiques et ne voulons pas réagir de manière précipitée. Il s'agissait d'un bateau chinois, mais nous n'avons pas de preuve claire qu'il a agi volontairement ; nous n'en tirons donc pas de conclusions hâtives.
Dans la presse finlandaise, qui est libre, des spécialistes font des affirmations péremptoires : « Je suis absolument certain que le Kremlin est derrière ceci ou cela... » Mais, ce faisant, ils font le jeu de la guerre hybride à laquelle nous devons faire face.
Nous consacrons plus de 2 % de notre PIB à la défense ; tous les parlementaires sont convaincus que c'est aujourd'hui une absolue nécessité. Mais sur le long terme, la course à l'armement peut être un cercle vicieux, on le voit au Moyen-Orient. On ne peut pas régler la situation par la guerre. C'est notre travail de nous concentrer sur le politique pour régler les situations. Si vous usez de la force, votre adversaire fait de même et cela n'a pas de fin.
M. Atte Kaleva, député au Parlement finlandais. - Notre président de la République après la Seconde Guerre mondiale, Juho Kusti Paasikivi, disait : « À cause des circonstances, la Finlande doit dire que le noir est blanc. » Mais si nous nous mettons à croire à nos propres mensonges, nous risquons de perdre l'âme de la Nation. Heureusement, le peuple finlandais n'a jamais perdu son âme, parce que la majorité des Finlandais ont toujours considéré la Russie comme un agresseur. Les mauvaises choses venant de l'Est, ils étaient pour l'Occident, l'Europe et la démocratie libérale ; une toute petite minorité seulement, même si elle faisait beaucoup de bruit, était prorusse.
Dans mon parti, qui est au Gouvernement, nous avons toujours voulu rejoindre l'Otan. Les gens hésitaient parce qu'ils ne voulaient pas « réveiller l'ours ». Nous avons réussi à survivre si longtemps parce que nous ne l'avons jamais réveillé. Maintenant, l'ours a décidé de manger l'Ukraine et nous avons dû réagir. Nous avons assisté à des scènes qui nous rappelaient 1939 et les réfugiés de Carélie.
Il ne faudrait pas croire que la décision de rejoindre l'Otan venait d'en haut : c'est l'inverse. Les gens nous ont dit : le temps est venu de le faire.
Vous parlez de l'industrie de défense en Europe. Il est certain que, quel que soit le résultat de l'élection présidentielle américaine, les pays membres, mais aussi l'Europe comme un tout, doivent renforcer leur industrie de défense. Les négociations budgétaires au sein de l'Union européenne sont difficiles, mais que préconisez-vous pour passer à la vitesse supérieure dans ce domaine ?
M. Cédric Perrin, président. - L'important pour nous est d'avoir, au sein de l'Alliance atlantique, des alliés fiables. La taille du pays importe peu, c'est la volonté de travailler ensemble qui prime. Le partenariat visant à renouveler notre capacité motorisée, dit partenariat CaMo, noué entre la France et la Belgique, est à cet égard exemplaire. Il s'agit en effet d'un magnifique partenariat sur le plan industriel, pourtant passé entre deux pays ne présentant pas la même dimension et, jusqu'à présent, les mêmes besoins en matière militaire. L'essentiel est d'avoir la volonté de travailler ensemble, plutôt que de comparer les puissances des uns et des autres.
Nous sommes plusieurs ici à être membres de l'Assemblée parlementaire de l'Otan. Or - il faut savoir reconnaître ses erreurs de jugement -, nous avons été nombreux à dire que l'ennemi était plutôt au sud, non à l'est, et qu'il ne fallait pas exacerber la crainte de la Russie, et n'avons peut-être pas écouté suffisamment les mises en garde des pays baltes.
Il est important d'entendre votre avis sur la situation de la frontière russo-finlandaise. Qu'en est-il des ingérences de la Russie depuis votre entrée dans l'Otan ?
M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Helsinki a récemment accusé Moscou de favoriser l'arrivée de migrants sans papier afin de déstabiliser la Finlande. Un afflux de demandeurs d'asile a conduit ce pays à adopter mi-juillet un projet de loi autorisant les garde-frontières à refuser l'entrée de demandeurs d'asile arrivant à la frontière orientale du pays sans examiner leurs demandes. Quels échanges avez-vous pu avoir à ce sujet au sein de votre commission ? Êtes-vous solidaires de la ligne adoptée par votre pays ?
Mme Catherine Dumas. - Un décret publié par le Kremlin en 2024 marque la volonté de la Russie de modifier ses frontières en mer Baltique. Cette redéfinition des coordonnées géographiques peut-elle être assimilée à un nouvel acte de guerre hybride ?
M. Jarmo Lindberg, député au parlement finlandais. - J'ai été chef d'état-major des armées finlandaises entre 2015 et 2019 et, en tant que tel, je me suis rendu en 2015 à Paris, où j'ai rencontré le chef d'état-major des armées français, le général Pierre de Villiers. J'ai visité également le Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO), participé à une réunion avec l'armée de l'air, puis me suis rendu à Saint-Dizier en compagnie du général Denis Mercier, chef d'état-major de l'armée de l'air. Plus tard dans l'année se sont produits les attentats à Paris. La France a alors recouru, pour la première fois, à l'article 42, paragraphe 7, du traité sur l'Union européenne, pour demander de l'aide. La Finlande a été la première nation à répondre à cet appel. Pierre de Villiers m'a dit que la France n'avait pas assez de soldats à déployer sur son sol à cause de l'opération Barkhane en cours en Afrique. Nous avons donc aidé la France à rapatrier certaines de ses troupes déployées à l'étranger, notamment au sud du Liban, pour renforcer ses effectifs à l'intérieur du pays. Pour ce faire, nous avons dû changer la loi. En effet, d'après notre droit, la Finlande pouvait seulement participer à des opérations de gestion de crise. Nous l'avons modifié pour qu'elle puisse contribuer à d'autres opérations internationales.
J'ai toujours pensé que la coopération stratégique entre la France et la Finlande était extrêmement précieuse. Nous avons rejoint également l'Initiative européenne d'intervention (IEI), menée par la France. Le chef d'état-major des armées de l'époque, le général François Lecointre, m'a ensuite remis les insignes de commandeur de la Légion d'honneur à l'occasion d'une visite en Finlande. J'ai inspecté par ailleurs à deux reprises l'unité finlandaise présente au sud du Liban au sein du bataillon français.
Je voulais simplement partager avec vous quelques éléments concrets relatifs à l'importance stratégique de la coopération en matière de défense entre la France et la Finlande. Nous remercions particulièrement la France pour les informations qu'elle nous communique sur la situation en Afrique.
M. Johannes Koskinen, député au parlement finlandais. - Depuis notre entrée dans l'Otan, nous avons renforcé notre équipement défensif, notamment en matière d'artillerie. En temps de crise, nous avons besoin de l'aide de nos alliés de l'Otan et sommes prêts à les aider en retour. Parallèlement, la coopération nordique entre la Suède, la Norvège et la Finlande, s'est renforcée. Le nouveau concept des « Forward Land Forces » (FLF) de l'Otan, soutenu notamment par la Suède, a également été créé.
La guerre en Ukraine est évidemment un problème pour la Finlande, d'autant plus que les Russes se servent de migrants étrangers passés par la Russie pour faire pression sur la frontière finlandaise. La frontière était fermée depuis neuf mois déjà lorsque la nouvelle loi que vous avez citée a été adoptée durant l'été. À l'avenir, certains points de la frontière pourront peut-être rouvrir, si nous avons la possibilité de mettre en oeuvre une procédure rapide pour l'étude des dossiers des demandeurs d'asile, mais, pour l'instant, la frontière est close. L'Estonie a pu conserver quelques postes-frontière, mais cela n'a pas encore été possible pour nous.
M. Kimmo Kiljunen. - L'instrumentalisation de la demande d'asile constitue un acte criminel de la part de la Russie, pour trois raisons. La Russie viole tout d'abord ses propres principes en matière de droit d'asile et les principes reconnus par le droit international. Il s'agit ensuite d'un acte criminel à l'égard des êtres humains concernés : les réfugiés qui se trouvent à la frontière avec la Finlande vivent une situation pire que celle des réfugiés se trouvant à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie, c'est une immense tragédie humaine. Cet acte est également criminel sur le plan des relations entre nos deux pays, car il s'agit d'une menace directe : par respect des droits de l'homme, nous devrions ouvrir la frontière ; or nous ne pouvons le faire, car nous savons que cela serait instrumentalisé aussitôt. La Russie nous pousse donc à maintenir notre frontière close.
Pour ce qui est de la frontière maritime, je ne crois pas qu'il y ait là réellement une menace. La position de la Finlande à ce sujet est la suivante : cette opération hybride a très bien réussi, du point de vue du Kremlin. En réalité, la vérification unilatérale des points qui définissent les frontières maritimes est une opération courante. Nous y procédons d'ailleurs nous-mêmes régulièrement, sans informer la Russie pour autant. Or, subitement, cette opération de routine a fait la une des journaux en Finlande, qui en ont vraiment gonflé l'importance. Merci aux médias d'avoir fait de cette opération russe une réussite ! La situation est tellement compliquée que toute action de la Russie est désormais regardée avec soupçon, comme un plan du Kremlin.
Ainsi, je le disais, nous sommes très pragmatiques, nous n'annonçons rien sans être sûrs de nos informations. L'instrumentalisation des demandeurs d'asile par la Russie constitue en revanche bel et bien une opération hybride.
M. Cédric Perrin, président. - Merci pour le temps que vous nous avez consacré et pour ces échanges intéressants. Nos positions sont assez similaires. Je pense notamment aux propos de Mme Eva Biaudet sur la défense de nos valeurs communes.
La France assume entièrement son rôle d'un point de vue opérationnel au sein de l'Alliance Atlantique. Les coopérations avec les autres pays membres sont très fortes. La France n'a jamais fait défaut, comme en témoigne la mission Aigle. La France assume par ailleurs son rôle de puissance nucléaire de manière souveraine et indépendante, tout en manifestant la volonté de contribuer clairement à la sécurité de l'Alliance et à la sécurité européenne. Un débat a été ouvert par le Président de la République sur l'extension de la notion « d'intérêts vitaux » à d'autres pays européens. Cela mériterait d'être poursuivi.
Nous souhaitons exprimer toute notre admiration devant la capacité de résilience des pays nordiques. Nous constatons la force qui est la vôtre et la résilience de votre population. Nous sommes admiratifs de votre capacité à mobiliser des moyens et des ressources humaines. Cela fait écho à certaines questions que nous nous posons, particulièrement pour le recrutement et la fidélisation de nos soldats.
Ces rencontres interparlementaires, fondamentales, font progresser la diplomatie. Nous sommes très heureux d'avoir pu vous rencontrer et espérons avoir l'occasion de vous accueillir de nouveau prochainement. Plusieurs salons à venir, comme Euronaval, pourraient intéresser vos collègues.
M. Kimmo Kiljunen. - Merci beaucoup. Ce n'est pas un hasard si la France a été l'un des premiers pays que nous avons visités après notre élection. Ce partenariat est en effet crucial pour nous.
Accueil d'un nouveau commissaire
M. Cédric Perrin, président. - À la suite du départ de Mme Annick Girardin, notre commission est heureuse d'accueillir Mme Mireille Jouve, sénateur des Bouches-du-Rhône, qui siège au sein du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen (RDSE). Félicitations et bienvenue à notre collègue.
Désignation de membres du bureau de la commission
M. Cédric Perrin, président. - Le groupe RDSE m'a indiqué qu'il proposait qu'André Guiol soit son représentant au Bureau de notre commission, en remplacement d'Annick Girardin. S'il n'y a pas d'opposition, il en est ainsi décidé. (Applaudissements.)
M. André Guiol est désigné vice-président.
M. André Guiol. - C'est un honneur pour moi et pour mon département !
Situation géopolitique en Méditerranée orientale - Audition de M. Pierre Razoux, directeur académique de la Fondation méditerranéenne d'études stratégiques (FMES)
M. Cédric Perrin, président. - Mes chers collègues, nous avons le plaisir de recevoir M. Pierre Razoux, historien, directeur académique de la Fondation méditerranéenne d'études stratégiques (FMES).
Monsieur Razoux, vous êtes l'auteur de nombreux ouvrages sur des thèmes divers comme l'histoire de l'aviation, la Géorgie, mais surtout sur différents aspects de l'histoire militaire du Proche et du Moyen-Orient, comme la guerre du Kippour ou la guerre Iran-Irak.
Plusieurs d'entre nous ont eu la chance de participer il y a quelque temps à un wargame, ou jeu de guerre, dont vous étiez le maître de cérémonie, qui nous a montré l'importance de ce type d'exercice dans lequel vous excellez. Nous avons pu mesurer à cette occasion la valeur de certains matériels et l'importance stratégique de certains territoires.
Vous avez même élaboré un wargame dont le théâtre est le Moyen-Orient. Cela encouragera sans doute nos collègues à vous interroger sur les évolutions possibles de la situation dramatique dans laquelle se trouve, une nouvelle fois, la région. Malheureusement, les événements s'enchaînent - nous l'avons vu encore hier soir avec le tir de centaines de missiles iraniens vers Israël - et le scénario du pire gagne en crédibilité.
Après le choc du 7 octobre, après la campagne d'une intensité sans précédent menée par Israël dans la bande de Gaza, qui aurait fait à ce jour plus de 40 000 victimes et décimé, mais pas anéanti, le Hamas, nous sommes entrés dans une nouvelle phase du conflit avec le pivot israélien vers le Liban et l'élimination du chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, et de la quasi-totalité des dirigeants de cette organisation. Nous avons vu une première riposte iranienne, incarnée par ces tirs de missiles, Israël ayant déjà annoncé qu'il y aurait une nouvelle réponse à cette attaque.
Israël et l'organisation chiite étaient jusqu'alors engagés dans un conflit de basse intensité. Le Hezbollah avait, le 8 octobre, ouvert un second front à la frontière nord, contraignant l'armée à évacuer environ 60 000 habitants de Galilée. Israël a, de son côté, régulièrement pilonné les positions ennemies du côté libanais. Malgré les morts et les destructions, la situation semblait cependant sous contrôle, chaque belligérant paraissant soucieux d'éviter une escalade.
L'élimination de Nasrallah et de dizaines de dirigeants du Hezbollah, qui a suivi de quelques jours l'explosion coordonnée de bipeurs et de talkies-walkies utilisés par le mouvement, a changé la donne. Tout en poursuivant les opérations militaires à Gaza, Israël assume désormais sa volonté d'en finir, au risque d'embraser le Liban. Ce faisant, il rétablit également une forme de dissuasion et d'ascendant psychologique, après le traumatisme du 7 octobre et les graves défaillances des services de renseignement israéliens qu'il a révélées.
Ce nouveau développement soulève plusieurs questions.
D'abord, l'intervention au Liban, qui comprend désormais une dimension terrestre, s'inscrit-elle dans le prolongement des deux premières, de 1982 et de 2006 ? Entrons-nous dans une phase plus classique du conflit, où l'État hébreu entend réaffirmer sa liberté d'action, rétablir sa capacité de dissuasion, voire liquider une fois pour toutes la menace à sa frontière, à supposer que cela soit possible sans règlement politique ? Quelles seront les conséquences pour le Liban ?
Ensuite, l'Iran, principal financeur du Hezbollah et soutien du Hamas, a-t-il encore des cordes à son arc, au-delà des salves de missiles d'hier ? L'impact limité des frappes iraniennes contre Israël - au mois d'avril comme hier - ainsi que l'absence de réponse à l'assassinat d'Ismaïl Haniyeh, chef politique du Hamas, à Téhéran laissent penser que les options à disposition de l'Iran sont réduites, d'autant plus que, depuis l'élection de Massoud Pezeshkian, le pays semblait désireux de rouvrir les négociations sur le nucléaire.
Que penser de l'impuissance ou de l'absence de volonté des États-Unis à infléchir l'action d'Israël ? De ce point de vue, le 7 octobre a-t-il affranchi les Israéliens de tout souci de ménager un allié américain qui lui est pourtant vital ? Maintes fois annoncé comme tout proche par la diplomatie américaine, le cessez-le-feu à Gaza semble désormais hors de portée, et presque vidé de sens maintenant que la zone a été rasée. Quant à l'initiative franco-américaine sur le Liban, elle a fait long feu dans les conditions que l'on sait. Tout se passe comme si Israël ignorait purement et simplement les admonestations de son principal allié. Même l'embrasement généralisé que le secrétaire d'État Antony Blinken voulait à tout prix éviter ne semble plus tout à fait exclu. Quelles conclusions en tirer quant à la capacité des États-Unis à peser sur le devenir de la région ?
Comment les autres grands acteurs se positionnent-ils, en particulier la Russie et la Turquie, très actives dans la région ?
Enfin, comment les États arabes réagiront-ils, en particulier l'Arabie saoudite, que l'on disait proche d'une normalisation des relations avec Israël avant le 7 octobre ? Benyamin Netanyahou a-t-il raison de miser sur la volonté de Mohammed ben Salmane et des autres dirigeants du Golfe d'aller de l'avant, bien que la perspective d'un État palestinien soit plus que jamais lointaine ?
En définitive, vivons-nous simplement une autre page sanglante de l'histoire douloureuse du Proche-Orient, ou assistons-nous, peut-être, aux débuts d'une recomposition fondamentale des équilibres géopolitiques de la région ?
Je vous cède la parole pour un propos introductif, après lequel mes collègues auront l'occasion de vous interroger. Je rappelle que cette audition, qui porte sur des sujets graves et complexes, est diffusée sur le site et les réseaux sociaux du Sénat.
M. Pierre Razoux, directeur académique de la Fondation méditerranéenne d'études stratégiques. - Je voudrais tout d'abord vous présenter mon analyse de la signification et des conséquences des frappes iraniennes sur Israël d'hier soir.
De prime abord, nous avons l'impression de revivre ce qu'il s'est produit le 13 avril dernier, à savoir une frappe de signification stratégique visant à montrer que le pays réagissait aux événements récents.
Toutefois, hier soir, l'Iran n'a tiré que des missiles balistiques et n'a usé d'aucun drone ou missile de croisière dont il savait pertinemment qu'il serait intercepté et détruit par la défense israélienne. Le but était de monter en gamme et de marquer un coup significatif. L'Iran a certainement averti les États-Unis préalablement, qui ont de leur côté averti les Israéliens. Cependant, le délai d'avertissement était beaucoup plus court qu'en avril dernier. De plus, l'Iran n'a prévenu aucun de ses voisins, contrairement à la dernière fois.
La salve tirée comprenait par ailleurs 180 missiles balistiques, contre 120 en avril et 40 recensés lors de la riposte, en janvier 2020, à l'assassinat de Qassem Soleimani, en Irak, par les États-Unis. L'Iran annonce ainsi que sa capacité de tir de missiles balistiques à longue portée - supérieure à 1 200 kilomètres - s'accroît. Il présente une capacité de frappe simultanée probablement comprise entre 250 et 300 missiles, ce qui peut franchir le seuil de saturation israélien.
Les objectifs ont en outre été choisis pour être vus par la population et les médias. Il ne s'agissait pas de bases isolées. Si l'on excepte quelques Palestiniens tués par les retombées de débris, notamment en Cisjordanie, l'attaque n'a fait aucune victime civile. L'attentat de Jaffa a fait plus de victimes. Nous assistons donc à une montée en gamme spectaculaire de la part de l'Iran, dont le but était de montrer aux Israéliens que le pays « revenait dans le match ».
Une fois la sidération passée, nous aurions pu nous attendre à ce que l'Iran hésite sur la riposte à avoir et la posture à tenir face aux récents événements. Par les frappes d'hier soir, le guide suprême, Ali Khamenei, montre qu'il est toujours aux commandes et tient toujours son rôle d'arbitre. Après avoir permis au président Massoud Pezeshkian de tendre la main aux Américains et de remettre le dossier nucléaire à l'ordre du jour, il arbitre désormais en faveur des gardiens de la révolution. Il fallait agir pour ne pas perdre la face, l'enjeu étant, pour l'entourage du guide suprême, de dire au monde qu'il ne fallait pas l'enterrer tout de suite.
L'Iran a donc cherché à sauver la face vis-à-vis de sa propre population comme de ses proxys, qui pouvaient douter de sa crédibilité et de son niveau d'engagement à leurs côtés, et entendait également montrer à ses voisins, au Nord, à l'Est et au Sud, qu'il pouvait mordre. L'idée était aussi de rétablir un minimum de dissuasion conventionnelle à l'égard d'Israël après les humiliations infligées par ce dernier à l'Iran depuis cet été : l'assassinat d'Ismaïl Haniyeh en plein coeur de Téhéran, l'élimination de Nasrallah et de plusieurs généraux iraniens en Irak, en Syrie et au Liban. Enfin, le troisième message envoyé consiste à dire que le régime n'est pas mort et que le guide suprême est encore aux commandes.
L'Iran n'a pas frappé au nord d'Israël, donc n'a pas ciblé le déploiement gigantesque de moyens militaires à la frontière libanaise, alors qu'il s'agissait d'un champ de manoeuvre idéal s'il voulait viser l'action israélienne au Liban. À mon sens, l'Iran a souhaité déconnecter ces deux dossiers et montrer à Israël, aux États-Unis et aux pays de la région la crédibilité de sa dissuasion et la survie de son régime.
Contrairement à ce qu'il s'était passé après le 13 avril dernier, aucune communication n'a été effectuée par Israël sur son taux d'interception. L'état-major israélien a simplement annoncé qu'il avait neutralisé un grand nombre de vecteurs, ce qui signifie clairement que le taux de réussite était très inférieur à celui du mois d'avril, et situé probablement autour des deux tiers. Or un tiers de 180 projectiles représente une frappe significative.
Selon les sources américaines, deux destroyers antimissiles de la classe Arleigh Burke ont tiré - chacun ou au total, cela n'a pas été précisé - une douzaine de missiles contre les missiles balistiques entrants. Cela peut être interprété comme une façon pour les États-Unis d'assurer le service minimum : juste assez pour éliminer les missiles les plus dangereux ou les plus gênants pour le gouvernement israélien, mais pas davantage pour bien montrer à ce dernier qu'Israël ne saurait tenir sur le long terme sans l'alliance américaine. C'est en tout cas une question que je pose.
Cela soulève la question de la riposte israélienne. Le régime iranien a pris le risque de frapper en sachant que cette riposte serait plus massive que la dernière fois. En réalité, il a estimé, à mon sens, qu'il valait mieux agir au risque de subir des pertes, mais tout en rehaussant au passage son prestige et son pouvoir de dissuasion au niveau international, plutôt que de ne rien faire.
Israël pourrait recourir à différents types de riposte, à commencer par des frappes de décapitation visant les personnages clés du régime iranien. Ce serait alors l'escalade assumée. Les États-Unis ont annoncé qu'ils coordonneraient leur action avec celle d'Israël, à la fois pour dire à l'Iran et aux pays de la région qu'ils « l'autorisaient » à riposter, tout en veillant à ce que la riposte reste dans le domaine du raisonnable. Toutefois, on ne sait jamais ce qu'il pourrait se passer.
Des frappes symétriques, spectaculaires mais peu meurtrières, sur des objectifs militaires symboliques pourraient également être envisagées : certaines cibles du programme nucléaire, bases militaires, bases de la défense antiaérienne et antimissile. Il pourrait aussi s'agir de sites du programme balistique et du programme spatial iraniens. Des vidéos de missiles iraniens s'abattant au Nord et au Sud de Tel-Aviv, où se trouve la base aérienne de Palmachim, principal site de lancement spatial israélien, ont été diffusées. Israël pourrait donc viser des sites du programme spatial iranien en riposte.
Une troisième possibilité consisterait à frapper l'Iran au porte-monnaie en visant l'infrastructure pétrolière et gazière iranienne, le long du Golfe persique ou dans les raffineries situées près des grandes villes que sont Téhéran et Ispahan. Une telle frappe diminuerait considérablement la capacité d'exportation, et donc les revenus, de l'Iran, et serait en outre très visible.
Je ne sais pas laquelle sera choisie, mais telles sont donc les options qui s'offrent à Israël. Israël fait toutefois face à un dilemme. Il lui faut tout d'abord obtenir le feu vert des États-Unis. Compte tenu des risques réels d'escalade qui se présentent, sans accord américain préalable le pays risque en effet de se retrouver seul. De plus, une riposte trop lourde inciterait le régime iranien à franchir le seuil nucléaire, à sortir du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) et à choisir une posture semblable à celle de Kim Jong-un.
Les Israéliens constatent donc que les Iraniens sont revenus dans le match, mais il leur faut calculer à présent à quel endroit ils doivent envoyer la balle à leur tour, en fonction des conséquences potentielles. Les États-Unis les alertent sur ce point. À New York, l'Iran s'est dit prêt à discuter du dossier nucléaire comme de tous les dossiers de la région. C'est le fameux grand bargain, attendu par beaucoup. En cas de refus américain de discuter du nucléaire, l'Iran en tirera les conséquences et pourrait être amené à franchir le seuil nucléaire.
Pour l'instant, aucun des pays voisins de l'Iran n'a réagi. La Chine est seulement intervenue pour appeler tout le monde au calme.
Si l'on observe à présent une carte montrant les recompositions géopolitiques à l'oeuvre depuis deux ans, on constate qu'alors que le Moyen-Orient était divisé auparavant en deux blocs - iranien et pro-iranien d'un côté, anti-iranien de l'autre - un multialignement s'est fait jour. On distingue toujours « l'axe de la résistance », composé de l'Iran, de l'Irak, de la Syrie, du Liban et du nord du Yémen. Un camp reste par ailleurs inféodé aux États-Unis, dans lequel on retrouve Israël, la Jordanie, le Koweït, Bahreïn et, dans une certaine mesure, la Turquie - toujours membre de l'Otan (Organisation du traité de l'Atlantique Nord) et qui se trouve dans une position très inconfortable vis-à-vis de la Russie. Cependant, tous les autres États du Moyen-Orient placent désormais leurs oeufs dans des paniers radicalement différents et sont ouverts à toutes les options, ce qui change la donne. D'un point de vue géopolitique et stratégique, Israël se trouve donc pris en étau entre le Nord et l'Iran d'un côté et la mer Rouge et le Yémen de l'autre.
En outre, cette recomposition géopolitique s'est invitée dans l'ensemble du bassin méditerranéen. La Russie y fait une percée spectaculaire, cependant que les États-Unis y restent présents, que les États du Golfe s'y impliquent également et qu'Israël se rapproche du Maroc. La Turquie se retrouve pour sa part en Afrique du Nord, entre la Tunisie et la partie occidentale de la Libye. La ligne de fracture classique entre le Maroc et l'Algérie demeure et une autre, historique, divise la Libye en deux : d'un côté, se trouvent la Turquie, le Qatar et quelques États européens, dont l'Italie ; de l'autre, la Russie, l'Égypte et les Émirats arabes unis. Les rivalités du Moyen-Orient se retrouvent donc désormais dans le bassin méditerranéen. Tout est entremêlé.
J'en viens à la Turquie, à la lumière de cartes extraites de l'édition 2024 de l'Atlas stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient de la FMES.
Les ambitions maritimes de la Turquie vont très au-delà de ses eaux territoriales et de ce que lui reconnaît le droit international, notamment autour de Chypre et en mer Égée. Une volonté d'influence turque se déploie un peu partout, y compris sur ce que l'on appelle l'axe turcique, en direction du Caucase, de la mer Caspienne et de l'Asie centrale, ce qui rejoint les problématiques géopolitiques du Moyen-Orient. La Russie et l'Iran ont besoin de rester connectés par voie terrestre, notamment en passant par la Géorgie et l'Arménie. Or la Turquie et l'Azerbaïdjan rêvent de couper cet axe terrestre en établissant un corridor « transturcique » reliant le Nakhitchevan, le corridor de Zangezour, au sud de l'Arménie, l'Azerbaïdjan et la mer Caspienne. Une très forte rivalité oppose donc la Turquie et l'Iran, sans qu'elle aille toutefois jusqu'à l'affrontement. En revanche, durant les quinze derniers mois, un affrontement a failli se faire jour entre l'Iran et l'Azerbaïdjan. Le paradoxe est qu'aujourd'hui, Israël mis à part, les principaux problèmes de voisinage de l'Iran se trouvent au Nord et à l'Est : Azerbaïdjan, Afghanistan, Pakistan. Les priorités ont évolué.
En géopolitique, il faut savoir regarder les cartes dans tous les sens. Ainsi, les Russes et les Turcs voient la Méditerranée à la verticale. La Turquie a beau faire partie de l'Otan, elle n'en poursuit pas moins son propre agenda national. Les Russes constatent de leur côté qu'ils ont quatre lignes de défense de l'Otan à franchir pour sortir, par Gibraltar, dans l'Atlantique et rejoindre les routes maritimes mondiales. Or l'Otan tient ses lignes de défense assez fermement. Pour pouvoir accéder aux mers chaudes, clé du développement économique de la Russie, à l'océan Indien et aux partenaires économiques comme la Chine, la stratégie la plus sûre consiste donc à passer par la Méditerranée orientale, le canal de Suez, la mer Rouge et le détroit de Bab el-Mandeb.
La Turquie reste prise en étau entre ses intérêts otaniens, ses intérêts nationaux, la protection américaine et le partenariat économique et énergétique avec la Russie. Les Russes et les Turcs pourraient vouloir transformer la Méditerranée orientale en une sorte de lac russo-turc et faire en sorte que les pays de l'Otan restent au Nord de la première ligne de défense, pour sécuriser leur évacuation sur la mer Rouge et l'océan Indien.
Chypre est un objectif absolument crucial, au milieu de la Méditerranée orientale. L'île est une base vitale et cruciale, porte-avions incoulable qui permet de contrôler une partie du trafic naval et aérien sur l'ensemble de la zone. Les Américains l'ont compris.
Chypre n'appartient pas à l'Otan, donc l'Otan s'en désintéresse totalement ; Chypre est membre de l'Union européenne, mais nos voisins allemands et quelques pays de l'Union européenne ne veulent pas peiner la Turquie, et ne s'y intéressent pas. Qui défend Chypre désormais ? Les Britanniques, sortis de l'Union européenne et qui font beaucoup de commerce et de partenariats industriels avec la Turquie, sont attachés au statu quo et à ce que rien ne fâche les Turcs. Actuellement, seuls les États-Unis ont compris la valeur stratégique de Chypre ; la France aussi, certainement.
Les États-Unis viennent d'envoyer un contingent militaire important à Chypre, officiellement pour sécuriser l'éventuel rapatriement de leurs ressortissants de la région, mais aussi pour signifier clairement à tout le monde qu'ils sont présents et qu'ils ont compris l'intérêt de cette partie de la Méditerranée.
Une carte vous montre la situation en Israël et sur les fronts limitrophes. L'opération à Gaza semble sur le point de se terminer. Un nouveau front vient de s'ouvrir, annoncé depuis le 8 octobre, au Sud du Liban et au Liban, où sont concentrés les regards.
Le conflit pourrait déraper et s'étendre dans deux zones, la Syrie et la Cisjordanie. La Syrie est en lien direct avec l'Irak et l'Iran. La décapitation de la branche militaire du Hezbollah au Liban, paradoxalement, sert les intérêts de Bachar el-Assad et lui permet de revenir en force au Liban. La neutralisation des capacités militaires et offensives du Hezbollah rebat les cartes et pourrait débloquer l'élection du président de la République libanaise et relancer le jeu institutionnel local. La Syrie pourrait en profiter largement, sauf si Israël comprenait qu'il y a un coup à jouer et changeait sa stratégie globale à l'égard de l'État libanais. Israël pourrait alors adopter une attitude positive envers le Liban, lui demander de rejoindre les accords d'Abraham et de commercer avec lui. Tout est possible dans la séquence actuelle.
Une carte montre la situation actuelle au Liban, avec les explosions des raids et bombardements israéliens sur l'ensemble des zones chiites. Un focus sur les opérations terrestres avec une carte en relief permet de réaliser l'enjeu pour les Israéliens : faire face au Hezbollah qui tire depuis les montagnes, juste derrière la frontière. On comprend donc la première phase israélienne « coup de poing » (hit and run), qui vise à aller sur les positions arrières de l'adversaire, dans un but de sécurisation et de neutralisation, avant de repartir. Le but de l'armée israélienne consiste, par des manoeuvres aéromobiles et de commandos, à prendre des objectifs clés du Hezbollah à la frontière afin de les neutraliser durablement et de sécuriser Israël : entrées de tunnels, bunkers, sites de dépôt logistique et sites de communication.
Lors d'une deuxième phase militaire terrestre, Israël pourrait éventuellement créer une zone tampon de 15 kilomètres derrière la frontière, soit la portée des roquettes de base et des mortiers du Hezbollah, pour éviter tout harcèlement. Cela n'empêche en rien les tirs de missiles, qui ont plusieurs dizaines voire centaines de kilomètres de portée, mais les Israéliens éviteraient ainsi des manoeuvres d'infiltration : ainsi, les habitants du nord d'Israël ne connaîtraient pas le cauchemar vécu par les habitants du Sud du pays lors du 7 octobre 2024.
Quels sont les gagnants et les perdants depuis le 7 octobre ? Les grands perdants sont le Hamas, le Hezbollah et le Liban, qui sortent extrêmement affaiblis de la séquence.
La Jordanie, extrêmement fragile, est une cible de choix pour l'Iran. Si l'Iran, sans attaquer militairement Israël, veut gêner sérieusement le gouvernement israélien, il provoquera une intifada en Jordanie pour la fragiliser et ouvrir un nouveau front pour Israël. Le roi de Jordanie ne doit pas dormir sur ses deux oreilles tous les soirs...
Il y a six mois, l'Iran était le grand bénéficiaire de cette guerre. Désormais, il est plutôt affaibli. Nous verrons ce qui sortira de la séquence d'hier, qui se poursuivra quelque temps. Mais globalement, l'Iran est affaibli en termes de posture et de crédibilité régionale.
L'Égypte du maréchal al-Sissi sort affaiblie, et on peut la comparer à une véritable cocotte-minute : la situation socio-économique peut déraper à tout moment. Les Égyptiens ont comme premier objectif de n'accueillir aucun Gazaoui ni Palestinien, rien qui puisse renforcer les Frères musulmans au Caire. Tout cela se passe dans le contexte de l'élection américaine : le maréchal al-Sissi voterait Trump sans hésiter. Une demande de Kamala Harris, milliards de dollars à l'appui, d'accueillir un million de réfugiés gazaouis en Égypte ne serait pas une bonne solution pour lui, malgré l'argent. Je le redis, l'Égypte s'en sort affaiblie, même si au début de la séquence elle avait réussi à négocier un premier cessez-le-feu à Gaza. Depuis, elle est globalement inaudible.
Des pays attentistes attendent que la poussière retombe avant de décider quelle posture adopter : la Turquie, l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis.
Enfin, les bénéficiaires nets de cette guerre sont notamment la Russie, car le conflit constitue une formidable diversion de la guerre en Ukraine, et le Qatar, qui revient au centre du jeu diplomatique.
Les États-Unis, en s'affichant comme un soutien inconditionnel d'Israël, rassurent tout le monde par le sérieux de leur posture militaire et de leurs forces. C'est un moyen de dire aux pays qui font du multialignement et qui courtisent à la fois la Russie, la Chine, l'Inde, les pays asiatiques, européens et les États-Unis, que les Russes et les Chinois ne viendront pas les défendre en cas de réel danger, mais que si un deal est noué avec les États-Unis ils seront là et leur intervention sera décisive.
J'ai mis un point d'interrogation pour la Chine : les Chinois voient que les États-Unis sont en porte-à-faux et n'ont pas pris position. Ils ont fait une percée avec les Brics+ (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, Égypte, Émirats arabes unis, Éthiopie et Iran) sur les pays de la région, mais ne sont pas prêts à intervenir.
Une dernière carte vous montre qu'actuellement tout le monde est sous la menace de tout le monde, une fois dépassé le détroit de Sicile et que vous entrez en Méditerranée orientale : vous êtes potentiellement sous la portée des armes de déni d'accès - antinavales ou antiaériennes - de presque tout le monde. Vous ne pouvez plus vous dire protégé par tel ou tel ou être hors de portée d'untel. Chacun est en situation de vulnérabilité partagée.
M. Olivier Cigolotti. - Vous avez partiellement répondu à ma question. Vendredi dernier, avec l'élimination d'Hassan Nasrallah, nous aurions pu nous attendre à une réaction unanime du monde arabe. Tel n'a pas été le cas. C'est probablement dû à la personnalité de Nasrallah, adulé dans certains pays comme l'Iran, et haï dans d'autres comme la Syrie - il a écrasé la révolution syrienne. L'élimination du leader du Hezbollah n'est-elle pas le reflet de la division entre sunnites et chiites et de celle du monde arabe ? Qu'en est-il de l'armée libanaise, dont on entend peu parler, et de l'intervention de la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul) qui n'a pas rempli ses objectifs et sa mission depuis dix-huit ans ?
M. Pierre Razoux. - D'un côté, on trouve le narratif des peuples et des médias du monde arabe ; de l'autre, les intérêts des dirigeants de ces pays. En réalité, à quelques exceptions près - le Qatar, la Tunisie, l'Algérie -, tous les dirigeants arabes détestent le Hezbollah et le Hamas. Qu'Israël fasse le travail pour les affaiblir constitue une excellente nouvelle pour ces dirigeants, qui cependant doivent gérer leur opinion publique.
Les Forces armées libanaises (FAL) essaient de survivre. Dans leur nouvelle configuration multiconfessionnelle, qui suit les accords de 1992 et la guerre de 2006, il n'y a plus de brigades chiites, maronites... Tout le monde est dans tout. L'armée libanaise est donc largement neutralisée. Depuis que les Israéliens ont lancé des opérations terrestres au Liban, son premier réflexe est de se replier sur ses bases, de fermer les yeux et de regarder ailleurs. Elle est peut-être un réservoir qui permettra aux unités du Hezbollah de se mettre à l'abri ou de se refaire une santé lorsque le combat cessera momentanément.
La Finul vit dans les abris. Elle ne patrouille plus et ne remplit pas sa mission. Mais elle est toujours présente et joue un rôle de témoin, en comptant les coups de part et d'autre. Si elle n'était pas là, la situation serait pire : actuellement, tant le Hezbollah que les Israéliens savent qu'ils sont observés...
M. André Guiol. - Mon intervention vient un peu tôt... Les 8 et 9 octobre se tiendront les rencontres de la FMES que vous dirigez, et j'interviendrai au cours d'une table ronde. Je me félicite de telles initiatives ouvertes au grand public ; elles renforcent le lien entre la défense et la Nation, mis à mal par la suppression de la conscription. Comment allez-vous capitaliser le contenu de ces travaux ? Feront-ils l'objet d'une synthèse, et comment y accéder ?
M. Pierre Razoux. - Les débats feront l'objet d'une synthèse et seront captés. Ils seront mis en ligne sur notre site internet et sur notre chaîne YouTube, et une synthèse écrite sera publiée. Nous tirerons profit de ces débats, comme des deux premières éditions des Rencontres stratégiques de la Méditerranée en 2022 et 2023.
M. Philippe Folliot. - L'Égypte est un pays stratégique, en raison de sa dimension démographique - le seul pays de la région de plus de 100 millions d'habitants -, du contrôle qu'elle exerce sur le canal de Suez, important pour les flux, de sa forte puissance militaire - et nous avons signé des accords avec eux - et d'une certaine stabilité de son régime, même si celui-ci n'est pas à l'abri d'un mouvement populaire très déstabilisant.
L'Égypte joue sur plusieurs tableaux, comme d'autres acteurs. Au regard de la situation à Gaza, et du refus de l'Égypte d'accueillir des réfugiés gazaouis, que peut-on attendre de la relation privilégiée entre la France et l'Égypte pour que ce pays puisse jouer un rôle majeur de stabilisation dans la région, ou tout au moins de non-aggravation de la situation ?
M. Pierre Razoux. - Le pouvoir égyptien est conscient que l'Égypte n'est plus un acteur décisionnaire, ou du moins majeur. Elle fait du suivisme. La diplomatie égyptienne essaie d'exister. Elle a joué de ses réseaux au début du conflit pour obtenir un premier cessez-le-feu de la part du Hamas. Mais elle n'est plus en capacité d'influencer le jeu régional. Si Antony Blinken passe régulièrement par Le Caire pour montrer que l'Égypte est un pays important, les discussions, en réalité, ne se tiennent plus là-bas. Il faut déjà s'assurer que l'Égypte ne bascule pas dans l'instabilité ; ce serait un résultat important.
M. Olivier Cadic. - Merci pour cette présentation très riche. J'étais au Liban en juillet. Notre politique est peu comprise sur le terrain. Parler à tout le monde peut avoir des impacts négatifs. Au bout de deux ans, il n'y a toujours pas de président au Liban. Le gouvernement est toujours démissionnaire. C'est le Hezbollah, qui a attaqué Israël le 8 octobre, qui représente officiellement le Liban avec le soutien du président Berri. Ce dernier bloque l'élection d'un président de la République. Actuellement, la France est au milieu et essaie de s'interposer, sans efficacité. Le chef des armées libanaises, Joseph Aoun, est respecté. Ne faudrait-il pas réussir à imposer une voix qui puisse représenter le Liban ? Il n'y en a pas actuellement à l'ONU. Il faudrait aider le Liban à devenir un État neutre.
Cet été, le Hezbollah menaçait directement Chypre. J'y étais pour le cinquantième anniversaire de l'invasion de Chypre Nord. Chypre Nord devient un lieu de pression dans la guerre hybride, tant au niveau du trafic d'êtres humains que du développement d'une zone favorable au blanchiment d'argent, ce qui peut avoir des conséquences sur toute la région. La base militaire britannique ne pourrait-elle pas être aussi un point d'appui pour consolider notre présence ?
Vous n'avez pas fait figurer les Houthis parmi les gagnants ou les perdants, alors qu'ils font pression sur l'Égypte en bloquant certains passages, ce qui affaiblit le pays. Où les placez-vous ?
M. Pierre Razoux. - Je vais rétropédaler. Les Houthis ont perdu par certains aspects, mais gagné par d'autres. Se déclarer soutien inconditionnel des Palestiniens et du Hamas en combattant Israël fonctionne à tous les coups au sein de la classe politique yéménite. Ils rehaussent leur prestige et apparaissent comme ceux qui tiennent tête à Israël, aux États-Unis et à la coalition européenne. Toutefois, leur capacité militaire a été affectée par cette séquence. La capacité de la communauté internationale à faire respecter l'embargo sur les armes à destination du Yémen sera déterminante. Si, dans l'hypothèse d'un choc frontal avec l'Iran ou d'une négociation avec lui, on demande à ce pays d'abandonner les Houthis pour être plus regardant sur d'autres sujets, les Houthis seront très affaiblis. Sinon, ils bénéficieront plutôt du système actuel.
Vous évoquiez une éventuelle neutralité du Liban à l'avenir. On peut aussi imaginer un autre scénario, à savoir une recomposition majeure : tout est possible, y compris ce qui semble contre nature. On pourrait imaginer que les Israéliens tirent les conséquences des événements récents, depuis un an, pour reprendre des négociations directes avec l'Iran. Dans ce cadre, chacun deviendrait une puissance nucléaire déclarée, et voudra éviter les frictions. Pour chaque côté, l'élimination de la branche armée du Hezbollah serait une bonne nouvelle : paradoxalement, elle enlèverait un élément de friction et d'escalade incontrôlable pour le futur. Ce calcul s'applique également aux Houthis. Dans ce cadre-là, peut-être qu'Israël et les États-Unis voudront laisser le Liban aux Iraniens et indirectement aux Syriens pour gagner un aggiornamento dans la région...
Les recompositions politiques qui pourraient émerger de l'affaiblissement considérable du Hezbollah ne vont-elles pas plutôt favoriser la Syrie de Bachar el-Assad ? Dans ce cas, on reviendrait à une rivalité classique au Liban entre Téhéran et Damas telle qu'elle existait dans la décennie 1980 et la fin de la guerre civile : l'Iran et la Syrie étaient à la fois alliés et rivaux au Liban, de la même manière qu'actuellement l'Iran et la Russie sont profondément rivaux en Syrie, même s'ils coopèrent et sont de facto dans le même camp.
Les Britanniques ne peuvent pas être un élément d'appui pour Chypre, car tel n'est pas leur intérêt. Mais si plusieurs milliers de soldats américains - officiellement, pour un temps déterminé - sont déployés durablement à Chypre avec l'assurance du Congrès, qui a retiré toute restriction de l'aide militaire, cela pourrait sécuriser et stabiliser l'île. Cela rappellerait à tous les acteurs de la Méditerranée orientale - Turcs, Syriens, Iraniens, Russes, Israéliens et Égyptiens - que les États-Unis sont présents dans la région.
M. Pascal Allizard. - Merci pour cette présentation intéressante et pour vos réponses aux questions de mes collègues. J'apprécie beaucoup votre carte de la Méditerranée à la verticale : Mercator peut connaître quelques variantes...
Vous avez évoqué le Pakistan et la Chine. Je me suis rendu à 100 kilomètres de la frontière iranienne, à Gwadar, où se concentrent d'importants investissements pakistanais et chinois. Comment analysez-vous l'intérêt stratégique de ce port ? Il n'y a pas rien, contrairement à ce qu'on peut lire parfois...
Je représente le Sénat à l'Assemblée parlementaire de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), où je suis le représentant spécial pour les affaires méditerranéennes. Lundi matin, je présiderai à Dublin notre forum méditerranéen. Pour la première fois depuis plusieurs années, le Conseil national palestinien enverra quatre ou cinq représentants, alors qu'on n'en entendait plus parler. C'est déjà une information de savoir qu'il se réveille. Quel est encore le poids de l'Autorité palestinienne et de son parlement qui n'a jamais été renouvelé depuis dix ans ?
M. Pierre Razoux. - Gwadar est une base avec des facilités navales et aériennes : les Chinois peuvent y envoyer des vecteurs aériens, des destroyers, des navires de guerre, mais pas encore de sous-marins. Cette base est intéressante s'il y a d'autres bases chinoises dans la région, ce qui permettrait de trianguler. À terme, elle pourrait être le pendant de Djibouti afin de contrôler les deux voies d'évacuation vers la Chine du pétrole et du gaz du Moyen-Orient, au Sud et au nord. Djibouti le contrôle par le détroit de Bab el-Mandeb, au Sud, alors que Gwadar contrôle la sortie du golfe d'Oman au détroit d'Ormuz. Cela permettrait de sécuriser tant le Sud que le Nord de la route énergétique chinoise, véritable enjeu.
Mais le vrai sujet est la rivalité sino-américaine : deux tiers du pétrole et du gaz chinois proviennent du Moyen-Orient - dont 90% par la voie maritime, 5 à 10 % par les pipelines. En cas de confrontation ou d'affrontement très fort comme un blocus de Taiwan, si les Américains veulent gêner véritablement la République populaire de Chine, quoi de mieux que de couper la voie maritime de ravitaillement énergétique de la Chine, par exemple en déployant deux porte-avions sur zone ou en interceptant tous les pétroliers et les tankers à destination de la Chine ? Mais pour cela, il faut des relais. La base américaine de Diego Garcia est absolument stratégique pour les États-Unis, car elle peut contrôler une partie de l'océan Indien et notamment les routes énergétiques. C'est pourquoi les Chinois sont au Sri Lanka et sont en train de s'implanter aux Maldives pour trianguler. Ils sont aussi présents au Bangladesh et en Birmanie. Gwadar permet de finir d'entourer et d'étouffer l'Inde et surtout de contrôler, avec Djibouti, la sortie du pétrole pour la Chine.
Mahmoud Abbas est totalement démonétisé. Il s'accroche à son siège. Tant que les acteurs régionaux ne se sont pas entendus sur le nom de son successeur, rien ne bougera. Il représente le statu quo, tout le monde peut parler avec lui officiellement, ce qui est bien pratique.
Parmi ses successeurs potentiels figuraient des membres du Hamas, largement démonétisé aujourd'hui, et d'autres du clan Fatah-Organisation de libération de la Palestine (OLP) tendance historique, vers lequel on revient. Mais au sein de ce clan se trouvent des candidats soutenus par la Jordanie, l'Égypte, les Émirats arabes unis, sans compter ceux qui sont soutenus indirectement par les États-Unis. Le Qatar et la Turquie soutiennent le Hamas, qui n'a pas le vent en poupe.
Pour que la situation évolue, il faut d'abord que la communauté palestinienne, très divisée, et que les acteurs régionaux s'accordent sur le nom du successeur. Marwan Barghouti, emprisonné en Israël, pourrait être celui qui fédère les Palestiniens. Mais les Israéliens n'ont pas l'intention de le libérer. S'ils le faisaient, ce serait au tout dernier moment dans le cadre d'un deal régional. Si j'étais cynique, je dirais qu'il est peut-être plus en sécurité dans les geôles israéliennes qu'à l'extérieur...
Mme Catherine Dumas. - Merci de vos propos intéressants dans le contexte actuel.
En 2022, notre commission vous avait reçu dans le cadre du rapport La France face au jeu des puissances en Méditerranée. En deux ans, nous sommes passés d'une militarisation des relations internationales à une escalade et un multialignement où tout le monde peut atteindre tout le monde.
À l'époque, nous avions considéré les hydrocarbures comme un facteur géopolitique important pour la conquête des territoires. Il existe d'importantes réserves d'hydrocarbures - pétrole et gaz naturel - au large des côtes israéliennes, chypriotes et égyptiennes. Quelle en est l'incidence politique aujourd'hui ?
M. Pierre Razoux. - Les enjeux relatifs aux hydrocarbures sont passés au deuxième voire au troisième rang des rivalités globales. Bien sûr, l'enjeu énergétique est toujours présent. Le projet EastMed est un vrai sujet de préoccupation. Mais face aux enjeux colossaux de chacun, c'est la cerise sur le gâteau, bien plus que le fondement des stratégies des uns et des autres. Les gisements sont toujours là. On évoque toujours ceux qui sont au large d'Israël, de l'Égypte et de Chypre, mais il en existe aussi au large de la Grèce et de la Crète... De plus, il ne s'agit pas de quantités énormes, par comparaison avec le canal du Mozambique, le Golfe persique, le golfe de Guinée, peut-être la mer de Chine...
Mme Sylvie Goy-Chavent. - Vous avez évoqué la possibilité d'une invasion partielle du sud du Liban par Israël, créant une zone tampon de sécurité. Quelle serait la réaction de l'armée régulière libanaise, quoiqu'assez faible, et de la population multiconfessionnelle du pays ? Quels seraient les risques d'une invasion totale du Liban par Israël ?
M. Pierre Razoux. - Ce qui est en train de se passer est une phase intermédiaire de raids au sud du Liban, durant laquelle l'armée israélienne neutralise et détruit les infrastructures du Hezbollah, sans être encore dans la création d'une zone tampon verrouillée. Israël l'a fait de 1985 à 2000 ; cela a commencé en 1982, mais en 1985 Israël s'est retiré sur sa zone tampon, au sud. Quinze ans de harcèlement ont convaincu Ehud Barak, qui n'était pas le plus antimilitariste des dirigeants israéliens, de passer l'éponge et de se retirer. Si Israël recommence, aux mêmes causes les mêmes effets. Dans un premier temps, si Israël occupe militairement et durablement une zone tampon importante au sud du Liban, cela refédérera la population libanaise autour d'un Hezbollah nouvelle génération, et ce sera reparti pour un tour. Très probablement, le Hezbollah et ses affidés referont ce qui a fonctionné durant quinze ans : des opérations de harcèlement, chaque jour. Quand les Israéliens en auront assez de perdre quinze soldats par mois, ils se retireront au bout de quinze ans.
Actuellement, le gouvernement israélien est très divisé entre les sécuritaires, les militaires et les politiques, notamment extrémistes avec les ministres Ben Gvir et Smotrich, autour de Netanyahou.
Les militaires sont aux ordres et feront ce que la Knesset leur dira, mais ils alertent sur les conséquences de l'occupation d'une zone tampon : il faudra convaincre la population israélienne, y compris les mères de soldats, qu'à échéance visible, durant leur période de réserve, les soldats seront envoyés au Liban avec des risques réels de harcèlement et de décès. En Israël, la population est unanime pour faire cesser la menace du Hezbollah. Mais, dans dix ans, la société et la classe politique israéliennes seront-elles toujours prêtes à ce sacrifice et à soutenir cette stratégie ? Telle est l'alerte des militaires avant de recevoir des ordres.
Mme Sylvie Goy-Chavent. - Y a-t-il un risque d'invasion totale du Liban ?
M. Pierre Razoux. - Je n'y crois pas une seconde.
Mme Sylvie Goy-Chavent. - Même avec 40 000 soldats aux frontières ?
M. Pierre Razoux. - Il en faudrait au minimum 300 000 pour occuper tout le Liban. Lorsqu'en 1982, l'opération Paix en Galilée a abouti à l'invasion, par l'armée israélienne, de la moitié sud du Liban jusqu'à Beyrouth, elle a mobilisé 450 000 hommes.
M. Alain Joyandet. - On pensait beaucoup que l'Iran ne réagirait pas, compte tenu de ses relations avec les États-Unis, notamment par rapport au nucléaire. Finalement, il agit. Vous nous avez expliqué la gradation. Pourriez-vous nous détailler davantage votre analyse de la situation iranienne ? L'Iran est-il encore très fort, ou cette salve prouve-t-elle une certaine faiblesse, tout en voulant démontrer qu'il est toujours présent ? Ce pays est une pièce maîtresse de la région, vous l'avez dit pour le sud du Liban. Quel est l'avenir de l'Iran ? Que pensez-vous de la position française, de sa diplomatie et de sa politique ?
M. Pierre Razoux. - Détaché d'un ministère à la direction académique d'un think tank privé, je ne pourrai pas commenter la position française. Toutefois, il est toujours bénéfique de parler à tout le monde. Nous avons intérêt à négocier, mais pas à plier le genou comme à Canossa. Mieux vaut discuter que de tourner le dos.
Je lis la presse iranienne et connais le pays et sa population depuis longtemps. On assiste à un nouvel équilibre en interne. Massoud Pezeshkian représente le camp « réformiste », mais reste très proche des Pasdaran, les gardiens de la révolution islamique, car durant la guerre Iran-Irak, il était médecin militaire sur le front. Il appartient à cette génération ayant affronté le feu et qui s'est fait ainsi des amitiés à vie, quelles que soient les options politiques ou les partis, comme c'était le cas pour les poilus en France. Il a ainsi noué des liens avec le général Mohammad Bagher Ghalibaf, le Bonaparte iranien, candidat à la présidentielle face à lui. Pezeshkian n'avait rien demandé et s'est retrouvé candidat du camp réformiste, alors que c'était la quatrième candidature de Ghalibaf, qui a été éliminé au premier tour. Ils ont donc noué une alliance contre les ultraconservateurs. Ghalibaf représente le camp des conservateurs modérés ou « pragmatiques » ; il préside le parlement unicaméral iranien, conservateur. Il représente un bloc très important d'électeurs. Aujourd'hui, ce sont non pas les réformistes qui dirigent le pays, mais une alliance entre les réformistes et les conservateurs pragmatiques contre les ultraconservateurs.
Le Guide suprême veut continuer à exister et a bien compris le changement du rapport de force. Par conséquent, il négocie avec cette alliance à la fois réformiste et conservatrice pragmatique.
La priorité de cette nouvelle alliance est le front intérieur, à savoir la situation économique et sociale en Iran : les enjeux sociétaux, environnementaux, l'emploi, le logement, le développement économique - l'ensablement est catastrophique. Je sais que tout le monde n'est pas d'accord avec mon analyse, mais c'est ce que je vois au quotidien.
L'Iran estime probablement qu'il ne faudrait pas tout sacrifier sur un coup de dé extérieur qui pourrait très mal tourner. Et en même temps, il est indispensable que l'Iran soit respecté à l'étranger. Les gifles et humiliations d'Israël depuis avril dernier et l'arrêt de la toute première vague de frappes iraniennes ont peut-être atteint un seuil. J'imagine le débat très vif dans les instances décisionnaires iraniennes : si nous ne faisons rien, nous passerons pour des faibles et ne serons pas respectés ; cela incitera Israël à aller toujours plus loin. Nous avons assisté à une sorte de compromis entre ces deux tendances.
Mme Évelyne Perrot. - J'évoquerai le bilan social de cette zone de conflit : l'insécurité alimentaire est alarmante, et le stress hydrique réel. Savez-vous d'où venaient les dons alimentaires internationaux ? Israël a-t-il réussi à faire ses récoltes ? Il semble qu'elles aient été épouvantables cette année.
M. Pierre Razoux. - L'Atlas comporte des cartes sur le stress alimentaire et le stress hydrique. La situation israélienne est cependant bien moins catastrophique que celle de ses voisins du Moyen-Orient. Dans la région, les producteurs agroalimentaires sont la Turquie, l'Iran, l'Égypte et, dans une moindre mesure, la Syrie et Israël. Israël n'est pas autosuffisant, mais produit de nombreux produits de première nécessité. Le problème du marché international, c'est la spécialisation dans des cultures comme les avocats ou les agrumes, très rémunératrices mais qui ne nourrissent pas la population.
Concernant le stress hydrique, si vous multipliez les usines de désalinisation d'eau de mer, vous rejetez beaucoup de sodium dans la mer et vous accroissez le problème. Si vous le rejetez dans les terres, vous neutralisez des pans entiers de territoires qui seront impropres aux cultures alors que la population augmente. Si vous faites tourner vos usines avec des hydrocarbures, vous accroissez les rejets de dioxyde de carbone dans l'atmosphère, et donc le réchauffement climatique. Vous pouvez le faire avec du nucléaire civil, mais les rejets de sodium perdurent et vous augmentez la prolifération nucléaire
M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - J'appartiens, avec Nicole Duranton, Sylvie Goy-Chavent et Olivier Cigolotti, à la délégation sénatoriale qui se rendra en Turquie la semaine prochaine. Que pensez-vous de la demande d'adhésion récente de la Turquie aux Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) ? Vous avez classé la Turquie dans le camp occidental, allié des Américains. Mais si cette adhésion était retenue, ce serait la première fois qu'un pays de l'Otan devient membre des Brics. Faut-il voir dans cette demande d'Erdogan une volonté d'avoir un pied dans chaque camp et de conforter le prestige et la force de la Turquie, ou assiste-t-on à un tournant géostratégique antioccidental de la Turquie ?
M. Pierre Razoux. - Le dernier round d'élargissement des Brics a couvert plusieurs pays clés du Moyen-Orient : l'Iran, l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, l'Éthiopie et l'Égypte. Ce sont tous des pays convaincus ou concernés par la mondialisation et partenaires de la Chine, et indirectement de la Russie. Deux pays ont regretté de ne pas en être : la Turquie et l'Algérie. Mais les Chinois ne voulaient pas faire entrer dans les Brics des pays potentiellement en guerre avec leurs voisins. Certes, l'Iran ne remplit pas cette condition, ni même l'Éthiopie, qui est le siège de l'Union africaine, et donc porte d'entrée sur de nombreux sujets.
L'Organisation de coopération de Shanghai peut aussi intéresser la Turquie, comme tout ce qui lui permettrait de renforcer son rôle de pont entre l'Asie, l'Europe et les États-Unis. Qu'elle soit un pays de l'Otan n'est pas une raison pour un no-go ou au contraire un encouragement à l'adhésion aux Brics. La Turquie développe un agenda islamo-nationaliste : même si Erdogan était remplacé, la politique étrangère de la Turquie resterait probablement la même, ou alors elle serait comme une succession de Biden après Donald Trump : les États-Unis d'abord et avant tout, mais annoncé de manière polie...
M. Mickaël Vallet. - Je souhaitais vous poser la même question que M. Joyandet. Vous ne mentionnez pas la France parmi les bénéficiaires ou les perdants. Après l'explosion du port de Beyrouth, le Président de la République a relevé les bras de sa chemise - comme au salon de l'agriculture ou lors des « gilets jaunes », signe que la situation était sérieuse - et a dit qu'on allait voir ce qu'on allait voir : de l'ordre allait être remis dans la gouvernance libanaise. Notre envoyé spécial au Liban n'est pas n'importe qui : un ancien ministre de la défense. Nous avons également publié une déclaration commune avec les États-Unis, qui n'a pas convaincu les uns et les autres ni abouti à un changement de situation.
Parallèlement, des personnes connaissant bien le sujet, comme Dominique de Villepin, mettent en avant la supposée faiblesse de notre voix diplomatique. Cette semaine, une chercheuse estimait, sur Public Sénat, qu'à partir du moment où la France a rejoint le commandement intégré de l'Otan, elle n'a plus une spécificité suffisante dans son expression pour apporter une plus-value par rapport aux États-Unis. Ce serait peut-être la raison pour laquelle notre déclaration commune avec les États-Unis n'a pas donné de résultats... Qu'en pensez-vous ? Par quel biais la France peut-elle apporter spécifiquement son concours au règlement de la question, et pas uniquement en raison de notre histoire commune avec le Liban, plus ancienne que le protectorat ?
M. Pierre Razoux. - Mieux vaut parler à tout le monde que de ne parler qu'à certains. Ensuite, il faut être crédible et se donner les moyens de sa crédibilité, à la fois dans le pays et dans la région. Si la France n'avait pas rejoint le commandement intégré de l'Otan, cela ne modifierait en rien la problématique actuelle sur le Levant et sur le Liban.
M. Mickaël Vallet. - J'étais étonné de cette position de la chercheuse.
M. Pierre Razoux. - Chacun est libre de ses choix et de ses prises de position. Ce ne sont pas les miens. J'estime que les sujets sont totalement décorrélés.
Je me rappelle que Jacques Chirac, en 2003, a été accueilli par un tapis rouge dans la région : on le félicitait de n'avoir pas hésité à rentrer en choc frontal avec les États-Unis. Mais ces mêmes dirigeants ou élites qui le félicitaient ajoutaient que les Américains leur avaient interdit de lui parler... Mon réflexe d'historien est de m'interroger sur la signification de tout cela : c'est bien beau, mais qu'y a-t-il derrière ? « Bravo, vous êtes courageux, mais vous êtes mort au champ de bataille » ? Il faut être crédible : tout ce qui contribue à rendre la France plus crédible dans la région est bon à prendre. Ce n'est pas une question d'alignement sur la posture de tel ou tel, mais c'est lié à la capacité d'agir et projeter de la force si nécessaire et quand c'est nécessaire.
Mme Hélène Conway-Mouret. - La position de la France sur la Palestine, reposant sur la solution à deux États, est-elle encore réaliste, au vu de l'état de ruine dans lequel se trouve Gaza ? Vous avez cité le chiffre d'un million de réfugiés en Égypte... Gaza est devenue invivable et la Cisjordanie est presque entièrement colonisée.
M. Pierre Razoux. - Tout dépend du contexte et du rapport de force. J'échange avec des chercheurs israéliens depuis trente-cinq ans. Presque tous ceux qui se disaient du camp de la paix jusqu'au 7 octobre vous disent désormais : il n'y aura pas d'État palestinien. Dans ces conditions, comment ne pas se poser de questions ? Même si l'Arabie Saoudite proposait une normalisation des relations, un grand partenariat technologique et économique en échange d'une reconnaissance de l'État palestinien - et elle le fait déjà - le gouvernement israélien dit non. Cela reste compliqué, en tout cas dans cette configuration politique.
On constate que Netanyahou, ou en tout cas le Likoud, remonte dans les sondages ; on voit donc mal le centre ou la gauche arriver au pouvoir à brève échéance, sauf si une catastrophe militaire rendait nécessaire un aggiornamento de la classe politique israélienne. De plus, historiquement, Gaza et la Cisjordanie sont deux problématiques différentes.
Je ne suis donc pas très optimiste sur la solution à deux États. Certes, tous les acteurs pointent le fait qu'en son absence, les Palestiniens devront aller ailleurs. Où ? Les pays du Golfe répondent : en Jordanie. Mais cela signifie la fin du royaume jordanien. On comprend que le roi Abdallah ne voie pas cette solution d'un très bon oeil...
Pour que cette solution soit réaliste, il faudrait qu'elle soit imposée de l'extérieur. Une telle force existe-t-elle ? Pour le moment, non.
M. Cédric Perrin, président. - Merci pour cette audition enrichissante. La carte révélant que tout le monde menace tout le monde, en particulier, était très éclairante. Alors que nous allons examiner le projet de loi de finances, il est important que nous disposions d'arguments pour faire respecter la trajectoire budgétaire de la loi de programmation militaire (LPM).
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Projet de loi de finances pour 2025 - Désignation d'un rapporteur pour avis
M. Cédric Perrin, président. - Comme il est d'usage, nous reconduisons nos rapporteurs budgétaires pour avis que nous avions désignés l'année dernière.
Il nous faut également désigner un remplaçant de Jean-Noël Guérini, pour les programmes 844 « France Médias Monde » et 847 « TV5 Monde ».
Le groupe RDSE propose pour ce rapport Mme Mireille Jouve.
Mme Mireille Jouve est désignée rapporteur pour avis sur les crédits des programmes 844 « France Médias Monde » et 847 « TV5 Monde » du projet de loi de finances pour 2025.
La commission a désigné ses rapporteurs budgétaires pour avis :
La réunion est close à 11 h 30.