Jeudi 13 juin 2024

- Présidence de Mme Micheline Jacques, président -

Étude sur la coopération et l'intégration régionales des outre-mer -Audition de M. Ali Jabir Mwadini, ambassadeur de la République unie de Tanzanie en France

Mme Micheline Jacques, président. - Dans le cadre de la préparation de notre rapport sur la coopération et l'intégration régionales des outre-mer, nous accueillons ce matin Son Excellence M. Ali Jabir Mwadini, ambassadeur de la République unie de Tanzanie en France, accompagné de M. Amos Brown Tengu, conseiller.

Les relations bilatérales entre la France et la Tanzanie sont excellentes et ne cessent de s'approfondir, comme en témoigne la visite à Paris le mois dernier de Samia Suluhu Hassan, présidente de la République unie de Tanzanie.

Nos travaux portent sur la coopération et l'insertion régionales des territoires ultramarins français de l'océan Indien - Mayotte, La Réunion et les Terres australes et antarctiques françaises. Les relations des territoires français de la région avec les pays voisins sont encore insuffisantes, notamment dans le domaine économique. Ce défaut d'insertion est d'autant plus dommageable que les menaces, les risques, mais aussi les opportunités dans la zone sud de l'océan Indien ne cessent de croître. La Tanzanie nous paraît devoir être l'un des partenaires majeurs pour une coopération efficace et fructueuse pour tous.

À Mayotte, le mois dernier, nous avons constaté une forte envie de développer des relations durables et stratégiques avec la Tanzanie, tout particulièrement dans le domaine agricole. Les liens culturels et linguistiques sont déjà très forts.

Par ailleurs, la Tanzanie est un territoire de transit de nombreux flux migratoires, dont certains ont pour destination Mayotte. Comment envisagez-vous la coopération avec les autorités françaises sur ce sujet crucial pour l'avenir de Mayotte, petit territoire qui ne peut absorber un choc migratoire supplémentaire ?

M. Ali Jabir Mwadini, ambassadeur de la République unie de Tanzanie en France. - Je vous remercie de votre invitation et je suis ravi d'être ici pour partager des idées avec vous et voir comment nous pouvons faire progresser notre coopération.

Comme vous l'avez mentionné, nos relations sont excellentes. J'étais à Paris en février 2022 et les échanges ont été fructueux, en particulier avec le président de la République. À cette occasion, des accords portant notamment sur la santé, l'assainissement et les infrastructures ont été signés. En novembre 2023, notre ministre des affaires étrangères s'est rendu en France et s'est entretenu avec plusieurs ministres. En mai 2024, notre présidente a coprésidé avec la Norvège un très important Sommet sur l'accès à la « cuisson propre » en Afrique, organisé par l'Agence internationale de l'énergie (AIE) à Paris, en présence du président de la Banque africaine de développement. L'objectif était de trouver des moyens de lutter contre le changement climatique au travers de pratiques de cuisson plus propres. En effet, plus de 80 % de la population africaine utilise encore le feu de bois, les bouses séchées ou le charbon pour cuisiner. C'est donc très important pour la planète. Le soutien de la France à la délégation tanzanienne a été très clair et nous avons pu évoquer ce sujet également avec le président Emmanuel Macron.

La visite de notre présidente en mai a été l'occasion de signer une « déclaration de Paris », entre la France et la Tanzanie, qui identifie quatre domaines de coopération.

Le premier domaine de coopération est l'énergie, ce qui inclut notre travail sur les pratiques de cuisson propres et les questions de transition énergétique, afin de limiter le changement climatique.

Le deuxième domaine concerne le développement des infrastructures, qui est une priorité pour notre pays. Notre coopération en matière de voies ferrées et d'infrastructures maritimes est bonne.

Le troisième domaine a trait à l'eau et à l'économie bleue. Via l'Agence française de développement (AFD), la France soutient de nombreux projets en Tanzanie. L'économie bleue est une priorité notamment pour Zanzibar, avec le tourisme, la pêche, les ports. Plusieurs entreprises françaises investissent dans ces secteurs.

Le quatrième domaine est relatif à l'agriculture. Aujourd'hui, 70 % de la population tanzanienne dépend de l'agriculture pour ses revenus. Ce secteur, qui représente 25 % de notre PIB, est donc très important. Or, la France est très avancée, notamment en matière de technologie agricole.

Je mentionne aussi l'égalité hommes-femmes, notamment la question de l'autonomisation des femmes sur laquelle la Tanzanie souhaite faire figure d'exemple dans le monde entier, dans toutes les sphères et particulièrement en matière de leadership et d'autonomisation économique.

Voici les principaux domaines sur lesquels nous pensons pouvoir nous concentrer dans le cadre de notre coopération.

Mme Micheline Jacques, président. - La question agricole est cruciale pour Mayotte, tout petit territoire, sans autosuffisance alimentaire. Des discussions sont en cours entre Mayotte et la Tanzanie pour envisager la mise à disposition de terres tanzaniennes à des agriculteurs mahorais. Où en est ce projet ? Est-il réalisable ?

M. Ali Jabir Mwadini. - La Tanzanie est ouverte aux investisseurs, avec une politique d'investissement très progressiste. France, Burundi... nous traitons tous les pays de la même façon.

Je voulais vous poser une question : où en sont les discussions entre la France et les Comores au sujet de Mayotte ?

Mme Micheline Jacques, président. - C'est un sujet délicat. L'ambassadeur de France aux Comores travaille sur des projets de développement. Les Comores ont accepté que les Jeux des îles de l'océan Indien se déroulent à Mayotte en 2035 : c'est une petite avancée. Nous avançons petit à petit.

M. Ali Jabir Mwadini. - Par conséquent, un engagement économique qui ne perturbe ni nos relations avec les Comores ni les vôtres est envisageable. Mais c'est délicat et sujet à interprétation : nous devons en tenir compte. L'accord entre la France et les Comores est important, car l'Union africaine ne reconnaît pas Mayotte comme un territoire français. Nous sommes prêts à coopérer avec la France sur le volet économique, y compris en mettant à disposition différentes ressources pour favoriser l'autonomie alimentaire de Mayotte, mais cela ne doit pas menacer les relations entre nos trois pays. La France comme les Comores sont nos meilleurs amis et c'est un sujet sensible pour eux. Nous ne souhaitons pas perturber les relations que nous avons avec l'un et l'autre de ces pays.

Mme Micheline Jacques, président. - Notre ministre de l'Europe et des affaires étrangères vous répondrait plus précisément que moi sur les relations France-Comores.

Une convention signée entre le ministère de l'Europe et des affaires étrangères, le ministère de l'Intérieur et des outre-mer et le conseil départemental de Mayotte facilite désormais les initiatives du président du conseil départemental pour tisser des liens économiques avec les pays voisins. Bien entendu, il ne s'agit pas de porter préjudice aux relations qu'entretiennent les pays dans la zone.

M. Ali Jabir Mwadini. - Nous verrons comment travailler de la meilleure façon possible avec la France, particulièrement Mayotte - notamment pour faciliter l'accès des habitants de Mayotte aux produits alimentaires -, mais je ne peux pas vous donner de réponse directe.

La Tanzanie possède d'importantes ressources agricoles ; c'est l'un des pays africains autonomes dans le domaine alimentaire, notamment sur les céréales, les légumineuses, les haricots, les pois chiches et nous sommes exportateurs nets d'animaux vivants et de viande. Nous exportons vers les pays voisins, notamment les Comores.

Nous pouvons faciliter la mise à disposition de terrains, via des groupes d'investisseurs, pour de la culture ou de l'élevage au bénéfice de Mayotte, voire de La Réunion. Cela ne devrait pas poser problème.

Mme Micheline Jacques, président. - Lors de notre venue à Mayotte, les représentants de CMA CGM nous ont fait part de difficultés liées à l'absence de liaisons directes entre la Tanzanie et Mayotte. Les produits que la Tanzanie exporte font plusieurs étapes avant d'arriver à Mayotte. Le développement portuaire que vous envisagez permettra-t-il ces liaisons directes ?

M. Ali Jabir Mwadini. - Avant tout, il nous faut des opérateurs. Je ne connais pas le droit de la mer dans le détail, mais je sais que des questions de souveraineté se posent également. D'autres pays, comme l'Afrique du Sud et Madagascar, ont des liaisons directes avec Mayotte. S'il n'y a pas d'obstacle, pourquoi ne pas améliorer la situation ? Il n'y a pas de commerce sans connectivité.

Mme Micheline Jacques, président. - S'agit-il d'un problème d'infrastructures ?

M. Ali Jabir Mwadini. - Nous avons les infrastructures - les ports de Mtwara, de Dar es Salaam et de Zanzibar -, mais il nous faut aussi des navires et des opérateurs.

Mme Micheline Jacques, président. - Vos exportations pâtissent-elles de barrières normatives ? En tant que régions ultrapériphériques de l'Union européenne, Mayotte et La Réunion sont soumises aux normes européennes, qui sont parfois très contraignantes. Est-il difficile d'exporter vers ces territoires ?

M. Ali Jabir Mwadini. - La question se pose pour l'ensemble du territoire français, et pas seulement pour ces territoires ultramarins, car la France est un plus grand marché. Certains produits tanzaniens sont disponibles en France, mais en faible quantité.

J'ai participé à différentes réunions de travail en Tanzanie avec des expatriés travaillant dans le domaine commercial pour mieux comprendre comment exporter vers la France. Les règles phytosanitaires sont strictes pour la plupart des pays africains. Pourtant, nous avons d'excellents produits. Alors qu'ils sont encore plus biologiques que les vôtres, sans engrais ni pesticides, ils ne sont pas considérés comme tels par l'Union européenne. Faute de respecter un ou deux critères - sur la manipulation ou le stockage -, certains de nos produits ne peuvent entrer sur le marché européen. J'espère que le Sénat nous soutiendra. Il existe en Tanzanie une organisation, soutenue par l'Union européenne, qui aide les agriculteurs tanzaniens à comprendre comment préparer au mieux leurs produits pour le marché européen.

Ce n'est toutefois pas suffisant ; une telle démarche devrait être déployée à l'échelle nationale, afin d'exporter nos autres produits - avocats, poissons, viandes, céréales -, qui peuvent être compétitifs sur le marché européen.

Notre énorme potentiel d'exportations vers l'Europe serait profitable à tous : aux agriculteurs tanzaniens qui obtiendront un meilleur prix et aux consommateurs européens qui auront accès à de meilleurs produits moins chers. Je pense aux avocats, vendus ici 2 euros pièce ; pour 2 euros, vous pouvez avoir 4 kg d'avocats en Tanzanie !

Cela dit, l'Union européenne est-elle prête à adapter ses normes pour permettre à certains partenaires, comme la Tanzanie, d'accéder à son marché ?

Mme Micheline Jacques, président. - Nous avons plaidé en faveur d'un système normatif pour les régions ultrapériphériques (RUP) avec des équivalences, pour mettre fin à certaines aberrations. Par exemple, la Guyane, voisine du Brésil, qui est le premier producteur mondial de bois, doit importer son bois de Scandinavie, afin qu'il soit conforme aux normes européennes.

La délégation sénatoriale aux outre-mer a beaucoup travaillé sur les questions d'adaptation normative afin de développer les échanges avec les pays étrangers et d'éviter des surcoûts énormes. En effet, la plupart des produits arrivant à Mayotte proviennent de la France hexagonale. Nous pourrions coopérer sur ce sujet. D'ailleurs, avez-vous des contacts avec des laboratoires français ? À Madagascar par exemple, l'Institut Pasteur vérifie si les produits agricoles qui arrivent respectent les normes européennes.

M. Ali Jabir Mwadini. - Ces sujets doivent faire l'objet d'un effort continu. La Chambre de commerce franco-tanzanienne, dirigée par Christophe Darmois, travaille sur ces questions.

Grâce au travail avec les experts, il faut identifier les lacunes et voir comment les combler.

Nos laboratoires peuvent aider les entreprises à adapter leurs produits aux normes pour l'exportation vers la France et le reste de l'Europe. Certains hommes d'affaires français en Tanzanie exportent des produits biologiques vers la France.

Pour Mayotte, nous pouvons travailler avec les Chambres de commerce et organiser des visites de délégations. Il faudra approfondir notre coopération sur ce plan et identifier les bons interlocuteurs. Notre laboratoire et notre autorité en matière de réglementation des produits alimentaires sont de haut niveau et, à chaque visite de délégation pour vérifier notre système de contrôle, celui-ci surprend par sa grande qualité. Nous exportons déjà différents produits vers la Belgique et l'Allemagne. D'ailleurs, certains produits importés en France transitent par l'Allemagne. Je vais bientôt rencontrer des représentants de Business France à ce sujet et j'ai également été en contact avec le Medef qui ne s'occupe néanmoins pas des produits en tant que tels. Nous pourrons ensuite rencontrer les personnes plus directement concernées par ces domaines. Nous serions ravis d'organiser des réunions à distance afin de trouver des partenaires en France pour étudier comment exporter nos produits vers la France et comment établir des entreprises en France.

Mme Micheline Jacques, président. - Je vais aborder le sujet migratoire puisque Mayotte est soumise à une crise liée à l'afflux migratoire en provenance des pays de la région des Grands Lacs. La Tanzanie est le pays par lequel passent ces personnes pour demander l'asile en France.

Quelle coopération avez-vous développée avec la France pour maîtriser l'immigration illégale vers les territoires français, notamment Mayotte ?

M. Ali Jabir Mwadini. - La crise migratoire à Mayotte nous renvoie à l'obligation de la Tanzanie, et de toute la communauté internationale, de s'assurer qu'il n'y a pas d'immigration illégale. La Tanzanie est prête à jouer ce rôle et le fait notamment en lien avec les autorités françaises. Deux projets d'accords bilatéraux ont été rédigés : l'un concerne un sujet encore secret et l'autre l'immigration. Cela nous permettra d'avoir un plan clair pour lutter contre l'immigration clandestine.

En Tanzanie, nous avons stoppé l'immigration vers l'océan Indien et vers l'Afrique australe. De nombreux migrants traversent la Tanzanie en direction de l'Afrique australe. Nous travaillons d'arrache-pied sur cette question. Nous sommes prêts à renforcer notre coopération avec la France à ce sujet. D'ailleurs, ce point a été abordé lors de la visite de notre présidente en France ; nous accueillerons avec plaisir le ministre de l'Intérieur et des outre-mer en Tanzanie pour qu'il rencontre son homologue, mais une telle visite n'est pas à l'ordre du jour.

Les personnes qui voyagent vers les territoires français ne sont généralement pas des ressortissants tanzaniens. La Tanzanie est en effet un pays de transit.

Mme Micheline Jacques, président. - Avez-vous des difficultés à obtenir des visas pour que des Tanzaniens se déplacent en France ? À l'inverse, quid des Mahorais qui voudraient venir en Tanzanie pour développer des activités économiques ?

M. Ali Jabir Mwadini. - Pour les demandes de visa de Tanzaniens souhaitant voyager en France, l'ambassadeur est très coopératif mais le système n'est pas aussi ouvert que le nôtre. Un Français peut faire sa demande de visa en ligne, qu'il obtiendra rapidement pour 50 dollars ; la demande de visa peut également se faire à l'aéroport de Dar es Salaam. Ainsi, pour toute personne possédant un passeport français, et pas seulement pour les résidents de l'Hexagone, c'est très facile de voyager vers la Tanzanie.

Pour les Tanzaniens, c'est plus compliqué. Par exemple, j'ai essayé de recruter un chauffeur tanzanien, mais les processus de visa étaient trop longs. D'ailleurs, on ne sait pas très bien s'il est possible de demander un visa touristique d'abord et d'obtenir un visa de travail ensuite.

Les Tanzaniens vont à l'étranger, mais ils rentrent chez eux ensuite, si bien que la diaspora tanzanienne est probablement la plus faible d'Afrique.

Nous aimerions que la procédure d'obtention d'un visa pour les Tanzaniens soit facilitée, afin d'améliorer les échanges économiques entre nos deux pays.

Le désir de retourner en Tanzanie est accentué par les opportunités économiques locales : le secteur touristique est en pleine croissance. D'ailleurs, la France est le seul pays européen avec lequel nous avons des vols directs, opérés par Air France, ce qui a fortement contribué à notre essor touristique.

Mme Micheline Jacques, président. - Merci, Monsieur l'Ambassadeur, pour ces précisions. Ce sont des discussions que vous pouvez mener avec les ministres compétents.

Comment percevez-vous le programme Interreg Canal du Mozambique (2021-2027), financé par l'Union européenne et géré par Mayotte ? Pensez-vous que la mobilisation des crédits pour ce type de projets de coopération avec la Tanzanie est simple à mettre en place ?

M. Ali Jabir Mwadini. - Je ne connais pas bien ce projet. En lisant la question, j'ai cru initialement qu'il s'agissait d'une amélioration de la situation en matière de sécurité. Je vais être honnête avec vous : quand Mayotte intervient dans l'équation, cela soulève des questions très sensibles que j'ai déjà mentionnées.

Nous sommes prêts à travailler avec la France, sans nous poser de questions. Pour ma part, avant de vous répondre, je dois approfondir mes connaissances sur le programme Interreg que vous mentionnez afin d'étudier comment nous pouvons aborder des projets dans ce cadre.

Mme Micheline Jacques, président. - Ce sont des sujets sensibles, qu'il est parfois préférable de ne pas trop évoquer afin de ne pas augmenter les tensions.

La Tanzanie est un pays très accueillant, doté d'un fort potentiel agricole. J'ai d'ailleurs lu que cette région pourrait devenir le grenier du monde. Par conséquent, il est important de vous permettre d'exporter vos productions vers le marché européen, en les adaptant aux normes qui le régissent, comme de développer les échanges, notamment avec Mayotte et La Réunion, deux îles françaises de l'océan Indien.

Je vous remercie de ces éclairages. Nous sommes preneurs de tout complément écrit que vous souhaiteriez apporter et nous serions ravis de poursuivre les échanges afin de fluidifier les relations et la coopération économique entre la Tanzanie et les territoires français proches.

M. Ali Jabir Mwadini. - Je remercie la délégation sénatoriale aux outre-mer de son accueil et de son ambition de développer la coopération avec la Tanzanie. Nous serons ravis de vous accueillir afin que vous rencontriez vos homologues et pour évoquer les engagements de la Tanzanie envers la France, notamment en matière économique. Je serai également ravi d'avoir des éclaircissements sur certains sujets évoqués et de poursuivre notre travail avec vous à l'avenir.