Mercredi 12 juin 2024

- Présidence de M. François-Noël Buffet, président -

La réunion est ouverte à 10 heures.

Communication sur les conclusions des travaux de la commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier

M. François-Noël Buffet, président. - Mes chers collègues, nous recevons ce matin Jérôme Durain, président, et Étienne Blanc, rapporteur, de la commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier, pour une communication sur les conclusions de leurs travaux - le fond du sujet intéressant directement la commission des lois.

M. Jérôme Durain, président de la commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier, sur les conclusions de leurs travaux. - Merci de nous recevoir pour un compte rendu de nos activités.

Notre commission d'enquête, lancée en novembre 2023, a connu pendant six mois un rythme de travail soutenu - 7 déplacements et plus de 70 auditions - pour produire le rapport présenté le 14 mai dernier et intitulé Un nécessaire sursaut : sortir du piège du narcotrafic.

Depuis la fin de nos travaux, rien ne dément malheureusement au quotidien l'ampleur et la gravité du constat que nous avons documenté, qu'il s'agisse de la question de la corruption, de la criminalité, de l'emprise économique du narcotrafic, etc.

La France est submergée par le narcotrafic, qui touche désormais l'intégralité du territoire, jusqu'aux zones rurales, et dont le « chiffre d'affaires » représente chaque année entre 3 et 6 milliards d'euros. Notre pays subit les conséquences d'une explosion du trafic de cocaïne depuis dix ans - ce que certains observateurs ont qualifié de « tsunami blanc » - et de l'arrivée massive de drogues de synthèse toxiques et peu onéreuses, qui sont le danger de demain.

Nous subissons également l'immense capacité d'adaptation des trafiquants. Ils disposent de moyens quasi illimités et font preuve d'une agilité impressionnante. Nous assistons à une « uberisation » des trafics, avec des pratiques marketing agressives ou encore des QR-codes renvoyant à des vitrines de vente en ligne - ce qui montre que ce n'est pas parce que l'on épuise le sujet des points de deal physiques que l'on a résolu la question des trafics dans le pays. Il s'agit d'un ultra-capitalisme débridé, sans foi ni loi, dans lequel la violence et la corruption sont des instruments de base du commerce.

M. Étienne Blanc, rapporteur de la commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier, sur les conclusions de leurs travaux. - Notre travail s'est réparti autour de trois chapitres : l'état du narcotrafic en France et dans le monde ; l'état de notre droit et les moyens matériels pour lutter contre le narcotrafic dans notre République ; l'amélioration à apporter aux différents dispositifs de lutte.

Nous connaissons aujourd'hui un certain nombre de failles. Nous avons identifié un manque criant de moyens humains, juridiques et techniques pour les services répressifs - police, gendarmerie, douanes - et pour les juridictions, ce qui rend l'engagement des effectifs sur le terrain encore plus admirable. Les policiers travaillent dans des conditions extrêmement difficiles, ils ne comptent ni leurs heures ni leur peine pour lutter contre le narcotrafic.

Nous avons aussi constaté des défaillances à de nombreux niveaux, qui montrent que nous n'avons pas pris la mesure du phénomène. Si nous l'avions fait, nous aurions beaucoup plus tôt mis des moyens à la disposition des forces de l'ordre et des magistrats. La Nation n'a certainement pas pris conscience du risque existentiel que le narcotrafic fait peser sur ses institutions alors même que l'exemple de certains de nos voisins - Belgique ou Pays-Bas - le montre : si le narcotrafic devient assez puissant, il n'hésitera pas à s'attaquer à l'État.

Récemment, à la suite d'un déplacement en France, des magistrats mexicains ont donné une conférence de presse. Ils nous ont alertés : la France présente un certain nombre de signes avant-coureurs. Le Mexique n'ayant pas lutté suffisamment tôt contre ce phénomène, ses prisons, ses tribunaux, ses forces de l'ordre se trouvent à présent débordés, y compris les militaires. Certes, les signes sont particulièrement alarmants, mais il est encore possible de lutter chez nous contre le narcotrafic.

Nous avons déposé un rapport particulièrement dense au vu de l'ampleur du sujet et de la gravité de la menace, ce qui nous conduit à n'en présenter aujourd'hui que les principales recommandations autour de quatre axes : les mesures de procédure pénale, l'organisation des acteurs engagés contre le narcotrafic, la lutte contre le blanchiment et le combat contre la corruption.

Nous avons tenté d'aborder le narcotrafic de manière systémique, de l'échelle la plus « micro » à la plus « macro ». Nous pourrons, à l'occasion de vos questions, évoquer d'autres sujets majeurs - comme l'international ou, à une tout autre échelle, les opérations « place nette ».

La complexité de la procédure pénale est devenue une faille dans laquelle s'engouffrent les narcotrafiquants pour faire « tomber » des dossiers entiers. Dans le même temps, les services d'enquête n'arrivent plus à faire usage des outils que leur donne le code de procédure pénale, notamment pour recruter des sources ou infiltrer des réseaux, car ils craignent de voir leur responsabilité pénale mise en cause.

Je citerai l'exemple des informateurs, qui sont souvent eux-mêmes des délinquants, car nous avons besoin de personnes capables de s'infiltrer au plus près du système. En l'état actuel du droit, ils ne peuvent pas participer à la commission de l'infraction qu'ils dénoncent. Ce n'est pas réaliste : au contraire, tout l'intérêt serait de les pousser au maximum à l'intérieur de l'organisation des réseaux pour les faire tomber. Il faut regarder la situation sans fausse pudeur : ceux qui ont des choses à raconter à la police ne sont pas des anges, de même que les policiers infiltrés dans les réseaux ne peuvent pas se limiter à assister, passifs, à la commission des infractions.

Plus les « indics » avancent dans la commission des infractions, plus ils prennent un risque au niveau pénal. Sans un système leur permettant de continuer à exercer leurs activités, sous le contrôle de magistrats ou de policiers, quel intérêt auraient-ils à délivrer des informations ? Ils doivent disposer de garanties sur les peines qui seront prononcées à leur encontre - et la même question se pose pour les « repentis », que j'évoquerai dans la suite de mon propos. Idem pour les policiers qui sont les « traitants » de ces personnes : aujourd'hui, ils courent le risque d'être considérés comme complices. C'est un vrai problème car, comme on l'a vu en Italie, le fait de pénétrer les réseaux pour comprendre leur organisation est un moyen radical pour lutter contre la mafia.

Il faut donc aller plus loin dans ces dispositifs et bâtir un droit nouveau pour donner aux forces de l'ordre et aux magistrats les moyens de lutter à armes égales contre le narcotrafic.

Nous avons par ailleurs travaillé sur la question du statut des « repentis », en nous inspirant là encore de ce qui s'est fait en Italie. Le Gouvernement annonce depuis plus d'un an qu'il travaille sur le sujet, sans que cela soit suivi d'effet. Je rappelle que c'est une loi de 2004 qui a mis en place le statut des repentis. Il a fallu attendre dix ans pour que le décret d'application soit publié. In fine, le système ne donne pas satisfaction puisque le nombre de repentis est extrêmement réduit pour des raisons de protection, mais surtout de remise de peine. Nous proposons donc une réforme pour mettre fin à ces difficultés.

Nous avons également travaillé sur la question de l'égalité des armes dans les procédures pénales. Aujourd'hui, le contradictoire fait que toutes les pratiques des enquêteurs sont exposées aux mis en cause, même quand il s'agit de techniques spéciales d'enquête particulièrement sensibles. Nous voulons mettre fin à cette situation en créant un dossier « coffre » qui ne sera plus communiqué aux avocats, mais placé sous le contrôle de magistrats, et qui restera strictement confidentiel. Il importe de protéger les caractéristiques techniques des procédés dont notre droit autorise la mise en oeuvre. À défaut, nous donnerions aux trafiquants des armes pour lutter contre nos techniques spéciales d'enquête. Il convient d'apporter une réponse solide à cette difficulté pour éviter toute fragilité quant au non-respect du principe du contradictoire. Je précise qu'un certain nombre de pays européens, dont la Belgique, sont allés dans ce sens. A priori, le droit européen le permet. Le droit français doit donc s'adapter.

Nous avons enfin travaillé sur les infractions pénales. Il s'agit de rendre la vie plus difficile aux trafiquants en mettant en échec les stratégies qu'ils déploient pour échapper à la réponse pénale. Cela passe, par exemple, par l'adaptation de notre droit pour faire face à l'emploi de plus en plus fréquent de mineurs comme « petites mains » pour surveiller un point de deal, distribuer la drogue, recueillir l'argent, etc. En effet, les narcotrafiquants recrutent sur internet : nous proposons en conséquence que toute publication d'une « offre d'emploi » pour des « jobbeurs » sur une plateforme accessible aux mineurs conduise son auteur en prison pour sept ans et soit considérée à ce titre comme une incitation des mineurs à participer aux trafics.

M. Jérôme Durain, président de la commission d'enquête. - J'enchaîne sur la nécessité de doter la lutte contre le narcotrafic de « chefs de file ». Notre commission d'enquête a mis en lumière l'urgence qu'il y avait à agir. Nous avons d'ailleurs été sidérés face à l'ampleur du narcotrafic qui - je le rappelle - tue davantage que le terrorisme. La menace est réelle, mais la réponse publique est désorganisée. Du point de vue répressif et judiciaire, nous ne sommes pas en mesure de lutter contre ces criminels aux moyens illimités, s'affranchissant de toutes règles et pouvant s'offrir les prestations de très bons avocats.

Le projet de « plan stups » rénové, que la commission d'enquête a obtenu de haute lutte et annexé à son rapport, est indigent. Il constitue l'exemple « type » du document flou et désincarné. Il s'agit d'une suite de bonnes intentions abstraites, avec des objectifs en recul par rapport au plan adopté en 2019. Le fait que la réponse soit dispersée s'explique aussi par un hiatus : le ministère de l'intérieur a la volonté d'attaquer par le bas en s'en prenant aux petites mains, via les opérations « place nette », « XXL » ou non, alors que le coeur du dispositif est l'organisation financière des réseaux. La prison n'est plus vécue comme une entrave, mais comme une étape dans la vie professionnelle des dealers : « Aziz la poisse », le spécialiste du go-fast, a récemment été remis en liberté pour nullité de procédure ! Le seul moyen d'endiguer ce narcotrafic est donc de s'en prendre au portefeuille des dealers. Un certain nombre de nos propositions paraissent exorbitantes et méritent débat, mais si l'on est d'accord sur l'état de la menace, alors il faut se mettre aussi d'accord sur un certain nombre de mesures claires.

En matière d'organisation de la riposte de l'État, les principales propositions de la commission d'enquête sont les suivantes.

S'inspirant des modèles pertinents et réussis du parquet national financier (PNF) et du parquet national anti-terroriste (Pnat), la commission d'enquête estime indispensable la création d'un parquet national anti-stupéfiants (Pnast), avec une spécialisation et une coordination de l'ensemble des acteurs judiciaires au niveau national, ainsi que la constitution d'une véritable filière judiciaire de lutte contre le narcotrafic.

Symétriquement, du côté des forces de l'ordre, nous proposons la création d'un chef de file, véritable « Drug Enforcement Administration (DEA) à la française ». Il faut un organisme unique, un numéro de téléphone, bref : un patron. Il y existe des services de renseignement à Bercy, comme Tracfin et la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED). Il y a du renseignement place Beauvau où la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) s'occupe du terrorisme, mais ne veut pas prendre en charge le narcotrafic, qui n'est pas assez grave pour relever d'eux. Or nous estimons que, oui, le narcotrafic est bien attentatoire aux intérêts fondamentaux de la Nation. Il faut donc mobiliser tous les services afin qu'ils communiquent entre eux et identifier un coordinateur de leurs actions sur le terrain. La commission d'enquête propose ainsi de faire de l'Office anti-stupéfiants (Ofast) le vrai chef de file de la lutte contre le narcotrafic, avec une autorité sur les douanes et plus généralement un véritable pouvoir d'évocation.

Enfin, nous proposons de donner à l'ensemble des acteurs tous les moyens de la lutte dans cette guerre asymétrique. Les ministres ont beau jeu de nous répondre qu'il y a déjà eu la loi d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur (Lopmi) et la loi d'orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027, qui ont dégagé des moyens considérables. Mais on sait qu'il ne s'agit que de rattrapage et qu'il faut des moyens dédiés. Lors des auditions, un préfet a reconnu que s'il disposait d'effectifs de police judiciaire en matière de lutte contre les stupéfiants, il n'en avait aucun en matière économique et financière. Le rapport que j'ai réalisé avec notre collègue Nadine Bellurot sur l'organisation de la police judiciaire soulignait l'engorgement des procédures ; or, faute de compétences et de temps à consacrer aux enquêtes patrimoniales, on ne démantèlera pas le trafic.

Enfin, la question de l'usage du numérique a également toute son importance. Le numérique, c'est le recrutement, comme l'a souligné Étienne Blanc, mais c'est aussi la vente et la cession de fichiers, ceux-ci étant cédés de manière illégale dans certains départements à la manière de fonds de commerce. Le numérique, c'est aussi le moyen par lequel on tient les réseaux : on y publie des actes de barbarie, de torture, on montre la violence exercée à l'encontre des petites mains qui veulent s'échapper des réseaux ou pour impressionner le clan adverse. Tout cela requiert des moyens dédiés, judiciaires et répressifs.

M. Étienne Blanc, rapporteur, de la commission d'enquête. - Le point suivant que nous voulions aborder est la lutte contre un blanchiment devenu endémique afin de redonner à l'État les fruits du narcotrafic. L'idée est double : il s'agit à la fois de détruire le narcotrafic en confisquant le produit de cette activité criminelle et de financer un certain nombre de politiques publiques de lutte contre le narcotrafic. Nous manquons de moyens : la confiscation du produit du narcotrafic pourrait alimenter les investissements en faveur d'outils nouveaux et contribuer à la mise en place de services dédiés. Je pense par exemple aux navires en mer des Caraïbes ou dans l'océan Atlantique, ainsi qu'aux moyens techniques, comme les hélicoptères, pour approcher les bateaux repérés. Idem sur le territoire national : la surveillance du narcotrafic exige des moyens très importants.

Le narcotrafic est le premier marché criminel dans notre pays et le plus rentable. Roberto Saviano, journaliste et écrivain italien que nous avons auditionné, rappelait que 5 000 euros investis dans le trafic de cocaïne rapportaient plus de 1 million d'euros à peine un an après. C'est un retour sur investissement extrêmement fort. Le livret de développement durable et solidaire (LDDS) ne peut pas rivaliser...

C'est bien l'argent qui est le nerf de la guerre. Un policier nous a dit que la seule fois où il avait vu pleurer un trafiquant, ce n'était pas quand on lui avait annoncé la peine qu'il encourrait, mais c'était quand sa voiture de luxe avait été chargée sur une dépanneuse. C'est très révélateur : c'est sur cela que nous devons agir. Or nous manquons de moyens pour confisquer le fruit du narcotrafic. Je rappelle l'ampleur du désastre : selon les chiffres avancés par Bruno Le Maire lors de son audition, on peut estimer que le narcotrafic représente chaque année 6 milliards d'euros de chiffre d'affaires, pour un résultat net de 3,5 milliards d'euros. Ces sommes permettent tous les ans aux trafiquants d'acquérir des entreprises pour blanchir leur argent, ce qui leur apporte de nouveaux moyens. Pour donner un élément de comparaison, le produit du narcotrafic représente entre 40 % et 60 % du budget du ministère de la justice, qui s'élève aujourd'hui à 9 milliards d'euros...

Toutefois, la saisie du produit du narcotrafic relève aujourd'hui d'une véritable course d'obstacles. Il convient de simplifier le système et de donner des moyens nouveaux aux différents services. La commission d'enquête a proposé trois mesures.

Premièrement, pour mener une véritable « guerre financière » au narcotrafic, nous proposons de conduire des enquêtes patrimoniales systématiques sur les narcotrafiquants et sur leurs proches, en mobilisant tous les services de l'État qui contrôlent les flux d'argent sale, y compris la direction générale des finances publiques (DGFiP) et l'Urssaf, mais aussi Tracfin pour les trafiquants de haut vol dont le patrimoine est dissimulé derrière des montages complexes. Nous avons également proposé de créer une procédure complémentaire d'enquête post-sentencielle sur le patrimoine des personnes condamnées pour trafics de stupéfiants et de leurs proches, afin de mieux identifier les avoirs et ensuite de les saisir.

La deuxième proposition formulée est de permettre la fermeture administrative des « commerces de façade » qui pullulent dans certains quartiers au vu et au su de tous, et constituent de véritables « lessiveuses ». Les maires, mais aussi les services de police et de douane, nous ont alertés : les narcotrafiquants ouvrent des commerces - téléphonie, onglerie, barbiers, coiffeurs - qui n'ont pas d'activité et qui déposent le bilan au bout de six mois. N'ayant pas de clients, ils réinjectent dans le circuit légal l'argent issu de leur trafic. Il s'agit d'un système de blanchiment extrêmement efficace. Nous proposons qu'une décision préfectorale puisse, à l'initiative des maires ou des services de police, fermer ces établissements. Le fonds de commerce sera ensuite vendu, mais il va falloir gérer tout cela et imaginer un système afin de faciliter les décisions de fermeture de ces commerces suspects.

La troisième proposition que nous faisons - sans doute la plus efficace - est de créer une injonction pour richesse inexpliquée qui pourra être utilisée par le fisc et qui forcera la personne concernée à justifier de l'origine de ses biens. Si elle n'y parvient pas, elle pourra faire l'objet de poursuites pénales au titre de la présomption de blanchiment, et donc d'une saisie et d'une confiscation de ses biens illicites. Beaucoup d'enquêteurs ou d'élus locaux nous ont dit que le train de vie des narcotrafiquants était sans commune mesure avec leurs revenus déclarés, qu'il s'agisse des voitures, des voyages ou des acquisitions de propriétés foncières. Ce sont des signes qui alertent...

Nous avons là des marges de manoeuvre, qui peuvent permettre de donner des moyens importants à la puissance publique pour lutter contre le narcotrafic.

M. Jérôme Durain, président de la commission d'enquête. - Le dernier point que je voulais évoquer est la question de la corruption. Notre propos n'est pas de dire qu'il y aurait de la corruption à tous les étages. Les agents publics de première ligne sont investis et se mettent d'ailleurs en danger juridiquement ou personnellement.

Pour autant, la commission des lois avait été informée en mai 2023 du phénomène corruptif à l'occasion d'une audition de la cheffe de l'Ofast, qui évoquait pour la première fois une corruption « de basse intensité ». Cette expression est piégeuse, car elle donne le sentiment que cette corruption ne serait pas importante. Or toute compromission doit être détectée sans délai et toute faille comblée pour éviter le chaos.

Pour développer leurs activités criminelles, les narcotrafiquants cherchent à avoir accès à un site, à obtenir un badge, à pénétrer dans le système informatique d'un port ou d'un aéroport. L'autre corruption que nous documentons est celle qui permet d'éviter les entraves policières et judiciaires : la consultation de fichiers par des policiers ou des gendarmes, un document mis sous une pile et qui n'est pas traité dans les temps. « Aziz la poisse », que j'ai cité tout à l'heure, a pu sortir de prison après que sa demande de mise en liberté n'a pas été traitée dans le délai obligatoire. Il peut aussi s'agir de communiquer le numéro d'immatriculation d'un véhicule de police ou de prévenir des interpellations et des perquisitions. L'achat des « services » va de 25 euros pour une consultation de fichier à 100 000 euros pour le déplacement d'un conteneur sur un port.

Voilà tout ce que recouvre la corruption de basse intensité. Tout le pays n'est pas non plus corrompu, nous ne sommes pas encore un narco-État au sein duquel toutes les instances et les institutions seraient touchées, mais ces phénomènes prennent de l'ampleur et sont difficiles à documenter selon les magistrats ou l'Agence française anticorruption (AFA), car nous sommes mal outillés. La corruption n'est pas recensée comme telle dans de nombreux cas. La plupart du temps, elle passe inaperçue dans les enquêtes. On comprend seulement ensuite, de façon fortuite et par recoupements, qu'il y a eu une consultation de fichier.

C'est pourquoi nous proposons de modifier l'organisation du travail dans les administrations les plus exposées pour rendre matériellement impossible la corruption des agents - travail en binôme, turn-over régulier, postes de travail tournants et imprévisibles, etc. La corruption, c'est « plata o plomo » : de l'argent ou du plomb, l'appât du gain et la menace. Ces deux volets sont très entremêlés, à tous les étages du narcotrafic.

Nous proposons également de détecter enfin les usages anormaux des fichiers de police grâce à des outils techniques qui signalent des accès inhabituels en nombre ou en nature.

Enfin, nous proposons de lutter contre la présence des organisations criminelles dans les infrastructures sensibles, notamment les ports qui ne sont pas encore suffisamment sécurisés - avec par exemple la mise en place d'une « liste noire » de compagnies maritimes liées au narcotrafic.

M. Guy Benarroche. - Je salue la qualité et l'exhaustivité du travail réalisé. C'était nécessaire, mais nous n'avons parcouru que la moitié du chemin. La suite passera par deux étapes. Tout d'abord, pour une fois que nous approuvons tous l'idée de taxer « les riches », il importe de donner à nos travaux une importance médiatique, dans un moment politique certes compliqué et peu propice. Il faudra ensuite mettre en place rapidement nos préconisations, quel que soit le gouvernement qui tiendra les rênes de notre pays à partir du mois de juillet. Nous devons entreprendre une action législative malgré cet aléa, et la poursuivre avec force. Il ne faudrait pas que ce rapport soit un coup d'épée dans l'eau ! C'est le plus important.

Nous avons volontairement exclu du champ de la commission d'enquête un certain nombre de sujets importants, pourtant liés directement au narcotrafic : le traitement social des familles des délinquants victimes, la prévention de l'entrée dans le narcotrafic et la consommation de stupéfiants, la législation sur certains stupéfiants, dont le cannabis... Si nous voulons étendre notre réflexion aux répercussions du narcotrafic sur tous les pans de notre société, il ne serait pas malvenu qu'un certain nombre de missions, d'études, d'enquêtes soient menées dans le cadre de la commission des lois sur ces sujets annexes, mais importants, pour envisager le sujet dans sa globalité.

Mme Agnès Canayer. - Je félicite la commission d'enquête de la qualité du travail mené. Étant issue d'un territoire particulièrement concerné par ces questions de narcotrafic - Le Havre -, je peux vous dire que votre rapport y a rencontré un écho extrêmement favorable, notamment auprès des acteurs portuaires, qui se sentent souvent en première ligne et un peu isolés pour lutter contre ce trafic, dont ils n'ont pas toujours les clés.

Nous avons voté, au conseil de développement du grand port maritime du Havre, le plan de sécurisation du port, qui s'inspire très largement de vos pistes de réflexion. Vos préconisations sont donc extrêmement bien reçues et ont un impact direct.

Mme Marie Mercier. - Je veux moi aussi me féliciter du travail de la commission d'enquête, dont le groupe Les Républicains avait pris l'initiative.

Quand j'ai travaillé sur les violences intrafamiliales (VIF), j'entendais déjà - dès 2017 -, dans les commissariats, que le trafic de drogue était la base, qu'il fallait s'attaquer à ce fléau qui pourrit tout, mais que les policiers se sentaient démunis. Votre travail a montré l'importance, la contagion du phénomène et l'immensité de la tâche. Même les gymnases des prisons empestent le cannabis...

La dépénalisation du cannabis vous semble-t-elle une porte d'entrée dans les drogues dures ? La corruption existe-t-elle à tous les étages, des surveillants aux plus hauts échelons de l'administration ?

M. Thani Mohamed Soilihi. - Je remercie nos collègues de la qualité de leur travail et de leurs propositions concrètes.

Vous proposez une immunité pour les infiltrés. Vous avez évoqué, à leur sujet et à propos des dossiers coffres, le droit européen. Avez-vous des précisions de droit comparé à nous communiquer ?

M. Étienne Blanc, rapporteur de la commission d'enquête. - Le nombre de conteneurs qui circulent dans les ports est frappant. Les surveiller tous est quasiment impossible, et, si on les contrôle, on se met en difficulté commerciale par rapport à d'autres ports qui le font moins. En effet, en entravant la rapidité de circulation, on diminue les flux et la rentabilité des ports... Il faut trouver un juste milieu.

Au Havre, nous avons constaté la nécessité de développer les moyens techniques, notamment les scanners fixes et mobiles. Il convient de s'intéresser aux technologies modernes qui permettent de repérer les conteneurs potentiellement utilisés pour transporter des stupéfiants sans entraver la circulation des autres.

J'ai été frappé par la performance et la passion de nos services. Ils ne comptent pas leurs heures ni leur investissement quand ils cherchent l'auteur d'un crime. Pour ne pas les décourager, il faut leur donner des moyens suffisants.

M. Jérôme Durain, président de la commission d'enquête. - Monsieur Benarroche, je partage l'idée selon laquelle chacun doit s'emparer de l'état de la menace que nous décrivons. Comme vous le savez pour avoir été membre de la commission d'enquête, le rapport a été adopté à l'unanimité des composantes politiques du Sénat ! Les faits sont extrêmement inquiétants et nous n'avons rien inventé ; nous n'avons fait qu'écouter ce qui nous a été dit.

Quand des magistrats parlent d'une guerre perdue, quand certains estiment que la cote d'alerte est dépassée, quand la puissance publique apparaît dans une position de faiblesse et semble mener une guérilla inversée aux organisations criminelles, on peut dire que la situation est grave.

On parlait tout à l'heure de la corruption. Le nombre d'instructions a doublé par rapport à l'année dernière, même si cela reste encore à bas bruit. La criminalité ne diminue pas. Tous les phénomènes que nous documentons de manière systémique sont à l'oeuvre sur le territoire national.

Madame Mercier, la dépénalisation me paraît une mauvaise idée : il vaut mieux légaliser ou ne pas légaliser. Quelle que soit la décision qui sera prise, il ne faut pas croire que légaliser ou s'en prendre aux consommateurs va tout régler ! Les dealers que l'on attrape dans les quartiers, au bas des tours d'immeubles, sont interchangeables : ce sont des gamins des cités ; ce sont parfois, désormais, des mineurs non accompagnés. Le trafic continue de toute façon !

S'il n'est pas vrai que la légalisation réglera tout, c'est aussi parce qu'il y a, sur le marché, un ensemble de molécules qui vont largement au-delà du seul cannabis : je pense notamment au « Buddha blue », ou « Pète ton crâne », cannabinoïde de synthèse extrêmement toxique dont j'ignorais jusqu'à l'existence avant les travaux de la commission d'enquête.

Certains exemples étrangers montrent que l'on peut passer d'une consommation nulle à la consommation de drogues très dures. Pourquoi a-t-on de la cocaïne en Europe ? Parce que le fentanyl a pris toute la place aux États-Unis. Il n'y a pas de solution magique.

La dimension portuaire est un sujet central : 75 % des 1 000 tonnes de cocaïne qui arrivent en Europe tous les ans arrivent par les ports - essentiellement Rotterdam, Anvers et Le Havre.

Il y a également un sujet « prisons » bien identifié : les trafics continuent d'être pilotés depuis la prison, où sont par ailleurs importées des guerres de clans qui ont lieu à l'extérieur, et la consommation de drogue y est importante. Nous avons eu du mal à éclaircir la question des brouilleurs de téléphones portables et de drones, qui reste pour moi encore un peu nébuleuse, bien que nous nous soyons beaucoup renseignés sur ces appareillages complexes.

Nous avons choisi de ne pas mettre la question de la prévention au coeur du rapport, compte tenu de notre périmètre de réflexion et de l'intitulé même de la commission d'enquête, mais il est clair qu'il n'existe pas dans ce pays de politique de prévention à la hauteur des enjeux. Au reste, doit-on faire de la prévention sur les produits dont la consommation est interdite ? Il ne faudrait pas faire de la « publicité » pour quelque chose dont on veut empêcher la consommation...

Pour autant, ce sujet reste central. J'ai dans les mains un flyer qui a été distribué devant les collèges de Clermont-Ferrand : il fait l'apologie du cannabis et de la cocaïne, avec des QR-code renvoyant vers des messageries cryptées. Il nous faut donc agir très tôt, dès le début de l'adolescence, pour éviter les consommations ultérieures.

M. Étienne Blanc, rapporteur de la commission d'enquête. - Je rejoins les propos du président Durain. La France a été excellente sur le plan de la prévention du tabac et de l'alcool. Pourquoi ne fait-on pas de même s'agissant des produits narcotiques ?

Nous avons constaté que le sujet de la corruption était peu documenté. Nous avons auditionné les inspections généralistes (inspections générales de l'administration, de la justice et des finances), mais les choses sont restées floues. On a l'impression que la corruption ne figure pas aujourd'hui au coeur des préoccupations de l'organisation de nos administrations, raison pour laquelle nous avons fait des propositions sur ce point.

Nous n'avons pas travaillé sur la question de la légalisation du cannabis, mais il faut continuer à examiner ce qui se passe ailleurs, notamment dans des pays voisins. Un certain nombre des personnes que nous avons auditionnées nous ont avertis que, quand on légalise, ce sont généralement les narcotrafiquants qui récupèrent le marché légal, parce qu'ils savent faire. Par ailleurs, si on légalise le cannabis, le taux de THC légal retenu sera faible, et les narcotrafiquants vendront moins cher un produit qui contient plus de THC, donc que les jeunes considèrent comme plus efficace.

Nous avons abordé ces questions de manière générale, mais nous ne sommes pas allés au bout.

Les annexes du rapport comprennent un volet de droit comparé, relatif notamment à la Belgique, qui concerne les infiltrés, les repentis. Il n'existe pas aujourd'hui d'interdiction absolue du droit européen d'évoluer sur ces questions. De fait, un certain nombre de pays européens, confrontés aux mêmes problèmes que nous sur la compatibilité avec les règles européennes, ont pu bâtir un code de procédure pénale beaucoup plus efficace, avec des procédures beaucoup plus intrusives, qui n'ont pas été jugées contraires à leurs engagements conventionnels.

M. Jérôme Durain, président de la commission d'enquête. - Je pense que la société française doit sortir de la naïveté et d'une forme de désinvolture sur le sujet de la consommation de drogue, au moins à deux niveaux.

Premièrement, on veut de gentils repentis, mais, si l'on veut des informations susceptibles d'aider la justice, il faut des gens impliqués dans les trafics, non des enfants de choeur ! Ne soyons pas candides.

Deuxièmement, je ne souscris pas à l'idée que les consommateurs ont « du sang sur les mains », mais il n'est pas faux, pour ce qui concerne la consommation récréative, qu'ils devraient peut-être s'interroger sur l'origine des produits, issus des activités criminelles, qu'ils consomment - exactement comme lorsque l'on achète un T-shirt ou des fraises ! Il existe aussi une consommation « béquille », chez des personnes pas très en forme socialement, économiquement ou professionnellement - dans beaucoup de professions, la cocaïne aide à tenir.

Les consommateurs n'ont pas de sentiment de transgression. Les choses doivent être claires : soit la consommation est légale, soit elle ne l'est pas. Il faut sortir de cette zone grise, de l'impression qu'un certain nombre de dispositions répressives donnent, finalement, un permis de consommer. Le débat est devant nous. Nous devons l'avoir rapidement.

M. François-Noël Buffet, président. - Merci, messieurs, de cette présentation exhaustive. J'imagine que nous aurons l'occasion d'y revenir, peut-être lors d'un texte de loi.

Rapport annuel pour 2023 de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique - Audition de M. Didier Migaud

M. François-Noël Buffet, président. - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition de Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Nous vous remercions, Monsieur le président, de venir ce matin nous présenter le rapport annuel de la HATVP pour 2023.

L'année 2023 a marqué le dixième anniversaire de la Haute Autorité et des lois du 11 octobre 2013 relatives à la transparence de la vie publique. Quels progrès a-t-on enregistrés depuis en matière de prévention des atteintes à la probité ? Quelles répercussions ces évolutions ont-elles eues, selon vous, sur le niveau de confiance des citoyens envers les décideurs publics ?

Comme toute année d'échéance électorale, 2023, année du dernier renouvellement sénatorial, a probablement été caractérisée par une forte activité de contrôle de la situation des élus par la Haute Autorité. Quel bilan peut-on en dresser par rapport aux dernières élections sénatoriales de 2020, s'agissant notamment du nombre de déclarations initiales conformes aux exigences et du taux de dépôt dans les délais impartis ?

Par ailleurs, l'actualité a été riche sur le plan déontologique pour la sphère locale, avec deux innovations ces deux dernières années : les référents déontologues des élus locaux, d'une part, et l'extension du répertoire des représentants d'intérêts aux collectivités locales, d'autre part. Voilà presque un an que les référents déontologues des élus locaux existent, avec un bilan que les principaux intéressés jugent, à ce jour, pour le moins nuancé. Pourriez-vous nous livrer votre regard sur le rôle d'animation des réseaux de référents déontologues qui vous a été confié par la loi ? L'extension du répertoire des représentants d'intérêts aux collectivités s'apprête, quant à elle, à fêter son deuxième anniversaire le 1er juillet prochain. Diriez-vous que les collectivités se sont approprié cet outil de façon satisfaisante ?

En outre, vous n'êtes pas sans savoir, monsieur le président, que l'examen d'un certain nombre de textes au cours du premier semestre 2024 a conduit le Sénat à légiférer sur la question de la prévention des conflits d'intérêts et sur les missions et prérogatives confiées à la HATVP. Je pense en particulier à la proposition de loi portant création d'un statut de l'élu local, déposée notamment par Françoise Gatel, Mathieu Darnaud, Bruno Retailleau, Hervé Marseille et moi-même, et adoptée à l'unanimité le 7 mars dernier, qui prévoit en particulier le préremplissage, par la Haute Autorité, des déclarations de patrimoine des élus. Dans la mesure où l'administration fiscale dispose d'une part substantielle des informations demandées, soulager les élus de cette charge administrative paraît relever du bon sens.

Je pense également à la proposition de loi visant à prévenir les ingérences étrangères en France, qui a été adoptée en séance publique la semaine dernière, après qu'un accord a été trouvé en commission mixte paritaire. Son article 1er prévoit l'entrée en vigueur, au 1er juillet 2025, d'un répertoire des représentants d'intérêts qui, pour le compte d'un mandant étranger, influencent la décision publique, réalisent des actions de communication à destination du public ou encore collectent des fonds sans contrepartie. Ce nouveau répertoire serait tenu et rendu public par la Haute Autorité. La même proposition de loi vise à contraindre les think tanks à transmettre à la Haute Autorité la liste des dons et versements qu'ils ont reçus de la part des puissances ou personnes morales étrangères.

Et, tout récemment, notre hémicycle a adopté, en deuxième lecture, la proposition de loi encadrant l'intervention des cabinets de conseil privés dans les politiques publiques, qui confie à la Haute Autorité une nouvelle mission de contrôle du respect, par les consultants, de leurs obligations déontologiques. À cette fin, la Haute Autorité pourrait notamment prononcer des sanctions administratives, par l'intermédiaire de la nouvelle commission des sanctions qui serait créée en son sein.

Par ailleurs, le groupe de travail transpartisan sur les institutions réuni par le président du Sénat, qui a remis son rapport le 7 mai dernier, a formulé des propositions pour clarifier les obligations de déport des élus qui appartiennent, du fait de la loi, aux organes décisionnels de deux entités ; il a également proposé d'allonger les délais de dépôt des déclarations d'intérêts des élus locaux.

Et je ne mentionne pas les initiatives parlementaires récentes, à l'image de la proposition de loi renforçant la transparence de la représentation d'intérêts, au service du débat démocratique, déposée en juillet 2023, qui n'ont pas encore eu l'occasion d'être examinées par notre assemblée. Les circonstances font que cela n'arrivera pas rapidement...

Dix ans après sa création, la Haute Autorité a donc vu son rôle et ses missions évoluer, au fur et à mesure de l'identification de nouveaux risques et de nouveaux besoins. Pourriez-vous, monsieur le président, nous indiquer votre point de vue sur les votes récents intervenus au Sénat et sur les propositions que j'ai évoquées, et nous présenter les pistes d'évolution complémentaire que la Haute Autorité appelle de ses voeux ?

Évidemment, l'extension des missions de la Haute Autorité suppose le développement de ses moyens budgétaires et humains. Êtes-vous en mesure d'évaluer le nombre d'effectifs supplémentaires qui seraient nécessaires et les moyens financiers dont vous auriez besoin ?

Je rappelle que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo et est retransmise en direct sur le site du Sénat. Je vous laisse la parole, Monsieur le président.

M. Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique. - Monsieur le président, Mesdames les sénatrices, Messieurs les sénateurs, je vous remercie de votre invitation.

Monsieur le président, j'ai eu l'occasion de vous présenter, voilà quelques jours, le rapport d'activité pour l'année 2023 de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique ; nous sommes alors convenus de cette audition.

L'année 2023 a été une année d'activité relativement intense pour la Haute Autorité dès lors qu'il y avait un certain nombre d'échéances électorales : le renouvellement du Sénat, l'élection à l'Assemblée de la Polynésie française. De plus le remaniement ministériel de juillet 2023 a quant à lui entraîné des mouvements au niveau des cabinets.

Nous observons que le respect du délai pour les déclarations de patrimoine et d'intérêts est variable selon les catégories de déclarants et que des progrès existent.

Il n'a existé aucune difficulté pour ce qui concerne les sénateurs : toutes les sénatrices et tous sénateurs ont respecté le délai pour le dépôt de leur déclaration. Pour ce qui est du contrôle, il y a eu trois rappels fermes aux obligations déclaratives et une appréciation. Autrement dit, l'immense majorité des sénatrices et des sénateurs qui ont été renouvelés dans leur fonction et de ceux qui ne se représentaient pas ont respecté leurs obligations déclaratives.

Le taux global de dépôt dans les délais a diminué en 2023 par rapport à 2022. Cette baisse peut s'expliquer par le renforcement du travail d'identification de l'ensemble des responsables et agents publics soumis à des obligations déclaratives auprès de la Haute Autorité. Au-delà des élus, les fonctions d'un certain nombre d'agents publics sont désormais mieux suivies. Un certain nombre de déclarants nouveaux, notamment les dirigeants sportifs, sont peu habitués à ce type de déclarations, ce qui n'est pas sans conséquences sur le taux global de dépôt.

Pour l'ensemble des déclarants, le taux s'établit à 62 % pour la déclaration de situation patrimoniale et à 57 % pour la déclaration d'intérêts. Il existe donc d'incontestables marges de progrès. Dès lors que l'on relance ou que l'on adresse des injonctions, ce taux peut monter, selon les catégories, à 99 %, voire 100 %, ce qui est rassurant, mais un très gros travail de relance doit être réalisé par les services de la Haute Autorité. Nous avons ainsi procédé à 700 relances, adressé 136 injonctions à des responsables publics qui n'avaient pas déposé leur déclaration et transmis 17 dossiers au procureur de la République pour non-dépôt de déclaration. Nous passons bien évidemment trop de temps à relancer les responsables publics. Nous le faisons après leur élection ou leur nomination à un certain nombre de postes, mais nous nous efforçons, bien en amont, d'alerter, de prévenir. Nous insistons beaucoup sur ce rôle d'accompagnement que nous pouvons jouer auprès notamment des élus.

Il me semble que cette situation plaide en faveur d'un pouvoir de sanction administrative : celui-ci serait plus dissuasif qu'une sanction pénale, qui n'est pas toujours appropriée dans l'hypothèse d'un défaut de dépôt de déclaration. Au demeurant, le fait que des élus ne satisfont pas à leurs obligations déclaratives ne peut qu'entraîner une augmentation de la défiance des citoyens à l'égard de l'ensemble des élus, ce qui est profondément injuste, l'immense majorité des responsables publics respectant ces obligations. Si l'on se fie aux pays qui connaissent de meilleurs taux de respect du dépôt des déclarations, on voit bien qu'une gradation des sanctions - amende infligée par le collège de la Haute Autorité, intervention du juge pénal en cas de récidive ou de poursuite de l'infraction - peut se montrer efficace.

J'en viens au bilan du contrôle des déclarations. Nous avons reçu, en 2023, qui n'était pas la plus dense en élections ou en nominations, 8 816 déclarations, contre 10 659 en 2022. Nous avons pu en contrôler 3 536. Notre capacité de contrôle est d'environ 4 000 déclarations sur une année quand nous sommes à effectifs complets - je reviendrai sur les moyens qui sont les nôtres. Ce décalage par rapport au nombre de déclarations que nous recevons explique qu'un certain nombre de personnes peuvent ne pas être contrôlées dans des délais qui pourraient être considérés comme raisonnables. Du reste, en 2023, le nombre de déclarations n'a pas été très important ! Les années d'élections municipales, nous recevons de l'ordre de 20 000 déclarations.

Parmi nos propositions, figure l'exercice d'un droit de communication direct dans le cadre de nos contrôles, c'est-à-dire la possibilité de nous adresser directement aux établissements bancaires et financiers. Pour l'heure, nous ne pouvons le faire que par l'intermédiaire du ministre de l'économie et des finances. J'ignore pourquoi il a été décidé qu'une autorité administrative indépendante devait dépendre du ministère de l'économie et des finances pour s'adresser à des établissements bancaires ou financiers... Cette situation curieuse me paraît contraire au principe d'indépendance. Elle fait d'ailleurs perdre du temps à tout le monde - les services de Bercy eux-mêmes en conviennent.

En 2023, 56 % des déclarations ont d'emblée satisfait aux exigences d'exhaustivité, d'exactitude et de sincérité que nous devons contrôler, contre 33 % en 2022. Je tiens à souligner ce net progrès.

Petit à petit, l'ensemble des élus et des déclarants s'approprient les dispositifs. Seuls 1,4 % des responsables publics contrôlés ont fait l'objet d'un rappel ferme à leurs obligations déclaratives, 0,1 % ont vu leur déclaration faire l'objet d'une appréciation publique de la Haute Autorité, et aucune infraction pénale potentielle n'a été détectée sur 2023. Tout cela est positif et encourageant.

Malheureusement, toutes les enquêtes montrent que la défiance des citoyens à l'égard des institutions, des élus et des responsables publics est très élevée, même si elle a tendance à diminuer : deux tiers au minimum des citoyens n'ont pas confiance dans la probité de leurs élus et responsables publics et peuvent considérer qu'ils sont corrompus, ce que les contrôles que nous pouvons mener ne corroborent évidemment pas.

On constate aussi que les citoyens sont en fait assez peu informés de tous les dispositifs que le Parlement a votés ces dix ou ces douze dernières années. Or des enquêtes, me semble-t-il plutôt encourageantes, montrent que, lorsque le citoyen est davantage informé de tous les dispositifs qui ont été mis en place et des résultats obtenus, la défiance recule. Il est donc important de communiquer sur ces sujets pour qu'ils ne soient pas vus par les citoyens qu'au travers des manquements commis par un petit nombre. Cela plaide pour qu'il y ait davantage de saisines du Parlement sur ces sujets et pour qu'une politique publique de lutte contre les atteintes à la probité soit présentée devant le Parlement, qui pourrait en apprécier les résultats.

En outre, il est important que les contrôles soient vus non pas seulement comme une contrainte, mais aussi comme un outil à la disposition des élus pour donner des gages de leur probité aux citoyens, aux électeurs, aux usagers du service public.

Nous nous efforçons de sensibiliser l'ensemble des responsables publics sur ces sujets, par l'accompagnement continu des déclarants et des administrations. Nous avons reçu, en 2023, de l'ordre de 7 000 appels et courriels dans le cadre de l'assistance aux déclarants.

Nous organisons également tout au long de l'année des campagnes ciblées pour sensibiliser les déclarants à leurs obligations déclaratives et déontologiques. Nous sommes de plus en plus saisis pour des avis, dans le cadre de l'exercice de leur mandat par les élus ; le collège s'efforce d'y répondre à chaque occasion. Nous avons, cette année, publié notre doctrine en matière de conflits d'intérêts public-public, notamment à la suite de la loi du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale (3DS).

Nous pourrons revenir, si vous le souhaitez, sur les propositions du groupe de travail présidé par le président du Sénat.

L'actualité politique a nécessairement une incidence sur l'activité de contrôle des mobilités professionnelles entre les secteurs public et privé. À cet égard, le remaniement ministériel intervenu en juillet 2023 a occasionné de nombreuses saisines liées à la nomination de conseillers ministériels. Nous avons pu émettre des avis concernant à la fois d'anciens ministres issus du privé qui devaient se reconvertir et des membres de cabinet. Nous avons également dû émettre des avis sur nombre de reconversions professionnelles, 30 à 40 % de membres des cabinets ministériels venant du secteur privé.

Nous avons, sur l'année 2023, rendu 438 avis, dont 69 % sur des projets de mobilité vers le secteur privé. L'ensemble des contrôles que nous avons effectués sur les mobilités ont conduit à 95 % d'avis de compatibilité. Pour ce qui concerne les mobilités vers le secteur privé, nous avons émis 7,2 % d'avis d'incompatibilité. Il faut donc relativiser ce que l'on peut lire ou entendre ici et là, à savoir que la Haute Autorité serait à l'origine du manque d'attractivité d'un certain nombre de fonctions ou de responsabilités.

Lors de ces contrôles, nous apprécions deux risques : le risque pénal et le risque déontologique. Le risque pénal se mesure à partir notamment des articles 432-12 et 432-13 du code pénal ainsi que de la jurisprudence stricte de la chambre criminelle de la Cour de cassation. Lorsque nous procédons à ces contrôles, nous protégeons les personnes, puisque nous les mettons à l'abri d'éventuelles poursuites judiciaires si leur projet professionnel se concrétise. Nous apprécions aussi le risque déontologique, dès lors que le législateur a souhaité que nous puissions, en toutes circonstances, garantir la neutralité et l'indépendance de l'administration, y compris de manière à permettre la confiance du citoyen.

Sur le sujet du contrôle des mobilités professionnelles, je souhaite porter à votre connaissance trois points d'attention.

Le premier concerne le suivi des réserves que nous pouvons formuler. En effet, plus des deux tiers des avis de compatibilité que nous rendons sont assortis de réserves, qui s'imposent aux personnes et aux administrations. Le suivi des réserves n'est pas facile, surtout au regard des moyens qui sont les nôtres. J'ai à plusieurs reprises attiré l'attention des pouvoirs publics sur la nécessité de conforter ces moyens pour que le suivi puisse être effectif. Nous avons effectué, en 2023, une cinquantaine de suivis. Aucune infraction pénale n'a été relevée dans ce cadre, alors qu'il y en avait eu quatre en 2022.

Le deuxième point d'attention concerne le champ même de contrôle de la Haute Autorité. Nous proposons d'élargir un peu le champ de contrôle des mobilités vers le secteur privé à certains agents, quel que soit leur statut, des établissements publics industriels et commerciaux (Épic) de l'État - je pense à l'Union des groupements d'achats publics (Ugap) ou à la Société de livraison des ouvrages olympiques (Solideo), établissements qui ont beaucoup de contacts avec les entreprises - ou rattachés aux collectivités territoriales, comme les offices publics de l'habitat.

Ces lacunes pourraient être comblées par le législateur, avec le souci, une fois de plus, de protéger l'agent et l'établissement d'une mise en cause qui pourrait intervenir postérieurement. Comme vous l'avez évoqué, une loi récemment adoptée ajoute à notre périmètre le risque d'influences étrangères, dont nous devrons nous saisir.

Pour ce qui concerne, troisièmement, les déclarations d'intérêts et de patrimoine des ministres, le délai de dépôt de deux mois nous paraît beaucoup trop long. Si l'on y ajoute le temps nécessaire au contrôle, cela signifie qu'un certain nombre de déports ne peuvent intervenir qu'au bout de quatre mois : dans l'intervalle, un ministre peut se retrouver dans une situation de conflit d'intérêts, d'où notre suggestion de ramener ce délai à une semaine. Il nous semblerait utile que les personnes pressenties s'interrogent sur les possibles situations de conflit d'intérêts avant d'exercer cette fonction importante, avec la possibilité de se déporter. Nous avons eu l'occasion de soumettre cette proposition au Président de la République et à Élisabeth Borne, alors Première ministre, ainsi qu'à l'actuel Gouvernement, sans beaucoup de résultats puisque seul le Premier ministre a respecté ce délai de huit jours, tandis que plusieurs ministres ont été, pour la première fois, en retard dans le dépôt de leurs déclarations. Je pense pourtant qu'une telle réforme protégerait les ministres.

Vous avez exprimé le souhait de voir ce délai allongé de deux à quatre mois pour les élus locaux. J'attire votre attention sur le fait que plus le temps alloué à la réalisation d'un contrôle est long, plus vous exposez les personnes concernées au risque de se retrouver dans une situation de conflit d'intérêts. C'est particulièrement vrai pour les élus locaux, qui, à la différence des élus nationaux, continuent pour la plupart à exercer des activités professionnelles, d'où des risques bien plus importants. J'ajoute que l'opinion est très sensible sur le sujet et que la justice est souvent saisie d'affaires de ce type.

Si je peux comprendre que vous ayez le souci de rallonger le délai en raison des délégations qui peuvent parfois intervenir deux ou trois mois après l'élection, je rappelle qu'il suffit d'actualiser la déclaration d'intérêts unique créée par la loi « 3DS » en y mentionnant toute responsabilité nouvelle. Il me semble qu'un effort de simplification répondrait mieux aux préoccupations des élus qu'un allongement du délai susceptible de susciter des effets pervers en termes de conflits d'intérêts. J'ai d'ailleurs de très bons retours de la part des élus locaux lorsque nous les mettons en garde contre d'éventuelles situations de conflit d'intérêts.

Pour ce qui est des dirigeants sportifs, force est de constater que nous devons encore faire preuve de pédagogie afin qu'ils remplissent leurs obligations déclaratives en temps et en heure, sans avoir à multiplier les relances, voire les injonctions : les marges de progrès sont importantes.

Concernant le dispositif d'encadrement de la représentation d'intérêts, l'année 2023 a été marquée par une forte diminution du nombre de notifications de manquement et de mises en demeure : 79 notifications ont été envoyées, contre 87 en 2022, et 5 mises en demeure, contre 76 l'année précédente. Une meilleure appropriation du dispositif est donc à relever, les formulaires étant mieux remplis par les représentants d'intérêts.

Cela étant, des difficultés persistent. Elles résultent des insuffisances du dispositif - celles-ci avaient été bien identifiées par le comité de déontologie parlementaire du Sénat -, notamment des problèmes de formulation et d'interprétation posés par la loi et le décret, qui peuvent aboutir à contourner la loi ou son esprit. Plusieurs propositions sont formulées à cet égard, dont certaines sont contenues dans la proposition de loi encadrant l'intervention des cabinets de conseil privés dans les politiques publiques. Je constate le peu d'empressement du Gouvernement à inscrire ces propositions à l'ordre du jour, une partie de la haute administration étant très rétive à de telles évolutions.

En résumé, nous avons été confrontés à une série de difficultés, en particulier du fait de l'extension du dispositif aux décideurs locaux. De nombreuses interrogations en résultent, tant pour les élus locaux que pour les représentants d'intérêts, quant au champ des décisions susceptibles d'être concernées, ce dernier ayant été très largement ouvert par le décret du 9 mai 2017, avec les « autres décisions publiques » à la fin de l'énumération. Si nous parvenons à cerner les éléments pour ce qui est de l'État, la tâche est bien plus ardue pour les collectivités territoriales, et une définition plus précise serait la bienvenue pour rendre le dispositif plus opérationnel.

Alors que nous fêtons notre dixième anniversaire, j'estime que de nombreux progrès ont été accomplis et que la transparence - conçue comme un moyen, et non comme un objectif en soi - permet de faire reculer la défiance des citoyens à l'égard des élus et des responsables publics. Plusieurs sujets restent à traiter, dont la définition du conflit d'intérêts, qui mériterait d'être précisée par le législateur. Assez large dans notre pays, elle soulève, en effet, des problèmes d'interprétation, la notion de conflit d'intérêts « public-public » n'existant nulle part ailleurs.

Je termine par la question des moyens, en soulignant que le Parlement a renforcé les missions de la Haute Autorité depuis sa création, sans que ses moyens aient été suffisamment renforcés dans le même temps. La HATVP est aujourd'hui confrontée à un réel problème de moyens qui ne lui permet pas d'exercer pleinement l'ensemble de ses missions. Le contrôle des mobilités, par exemple, nécessite la mobilisation de ressources considérables, tant pour le collège que pour les services.

Au reste, l'actualité va avoir de lourdes conséquences sur nos plans de contrôle, puisque l'organisation de nouvelles élections législatives impliquera le contrôle d'environ 3 000 déclarations, sans oublier la constitution d'un nouveau gouvernement et ses conséquences sur les cabinets. L'été sera donc dense et me contraindra à multiplier les astreintes pour les personnels afin de faire face à la charge de travail.

Au-delà de cette situation exceptionnelle, j'insiste sur ce problème récurrent de l'insuffisance de nos moyens. J'ai eu l'occasion de le dire au Gouvernement actuel et, tout en étant tout à fait conscient de la situation des finances publiques, je plaide en faveur d'un renforcement de nos ressources pour les années à venir, quitte à accorder à la priorité à certaines missions.

Mme Lauriane Josende. - De nombreux élus locaux peinent à comprendre les obligations qui leur incombent, en particulier en ce qui concerne les déclarations modificatives, puisque des changements qui peuvent paraître anodins exigent d'apporter des rectifications. Que pourriez-vous envisager face au niveau d'information actuel, manifestement insuffisant ? Il convient de rassurer les élus locaux et de leur expliquer que ces dispositifs visent avant tout à les protéger, alors qu'ils souffrent déjà de la multiplication des normes.

Par ailleurs, la perception de l'opinion publique est terrifiante, puisque deux tiers des Français considèrent que leurs élus sont corrompus, d'où l'importance de votre rôle et de l'information que vous pouvez apporter au grand public afin de démontrer que tel n'est pas le cas, les « brebis galeuses » attirant davantage l'attention que les élus vertueux. D'un point de vue démocratique et dans le contexte politique actuel, il est crucial que vous communiquiez plus positivement sur les résultats de vos contrôles : avez-vous prévu une communication spécifique dans les semaines à venir ?

M. François Bonhomme. - Vous disposez d'outils de suivi des obligations déclaratives et pouvez mener des actions en cas de non-respect de celles-ci. Vous avez souligné à juste titre que la restauration de la confiance des citoyens était liée à la capacité de la Haute Autorité à exercer pleinement la totalité de ses pouvoirs de contrôle.

Or la situation de certains élus entrés en fonction en 2020 interroge : bien au-delà des délais impartis et en dépit des relances et des injonctions, certaines déclarations ne sont toujours pas publiées, ce qui interroge. Si les contrevenants n'ont pas la certitude de s'exposer à des peines - qui peuvent aller jusqu'à trois ans d'emprisonnement et 45 000 euros d'amende - , le dispositif s'en trouve nécessairement fragilisé.

Vous plaidez à raison pour disposer de pouvoirs administratifs supplémentaires, mais l'autre sujet réside dans le traitement pénal de ces dossiers : votre rapport d'activité indique que « les parquets poursuivent peu » et que le traitement pénal conduit « rarement à une sanction ». Ce seul point pose un réel problème, en affaiblissant l'édifice créé par les lois de 2013.

En outre, qu'entendez-vous par la notion d'« appréciation publique » qui a concerné, toujours selon le rapport, 0,1 % des déclarants ? Avez-vous communiqué le nom des personnes qui n'ont pas satisfait au respect de leurs obligations déclaratives après un certain délai ? Disposez-vous d'autres moyens pour informer le public, en vous appuyant, par exemple, sur la presse ?

M. Didier Migaud. - Concernant les déclarations d'intérêts, dès lors qu'un élu exerce une responsabilité nouvelle dans une association ou pour le compte d'une collectivité, il convient d'en faire état afin que nous puissions apprécier l'existence d'un éventuel conflit d'intérêts. Il faut donc que l'élu puisse signaler un changement, d'où l'intérêt de procédures souples et efficaces.

Malgré nos faibles moyens informatiques, nous tâchons de faciliter la démarche : ainsi, lorsqu'un élu revient sur sa déclaration, il n'a qu'à faire apparaître la modification sur le document, qui est prérempli. Cette démarche est d'autant plus importante que ces déclarations d'intérêts sont publiques et peuvent être consultées par les citoyens. Une fois encore, ces mécanismes déclaratifs et de contrôle servent à protéger les élus et sont des vecteurs de confiance.

Pour ce qui est de la déclaration de patrimoine, il faut uniquement renseigner des modifications substantielles - telles qu'un héritage ou un achat immobilier -, et non des achats mineurs. N'hésitez pas à contacter nos équipes afin de relayer les interrogations du terrain, nos collaborateurs répondant déjà à de très nombreux appels téléphoniques : j'accorde la plus grande importance à notre rôle d'accompagnement, afin de prévenir au mieux les atteintes à la probité.

Monsieur Bonhomme, il subsiste à l'évidence quelques irréductibles en matière d'obligations déclaratives, et il faut en effet montrer aux citoyens que les contrevenants sont sanctionnés. C'est pourquoi nous pensons qu'une amende administrative pourrait être plus appropriée qu'une possible sanction pénale, dans la mesure où les parquets sont déjà surchargés et où nos alertes peuvent ne pas leur paraître prioritaires, ce qui engendre des délais de traitement considérables et une légitime incompréhension du citoyen, qui aura été sanctionné bien plus rapidement pour un excès de vitesse. Nous plaidons en faveur de sanctions graduées. Le Sénat a d'ailleurs proposé un dispositif de ce type, en suggérant une sanction administrative dans le cadre de la loi relative aux cabinets de conseil, et une astreinte dans le cadre de la proposition de loi relative aux ingérences étrangères, récemment adoptée.

J'entends parfois des critiques relatives à un recours trop excessif au juge pénal, mais je m'interroge sur la cohérence de celles et de ceux qui, dans le même temps, refusent de nous accorder un pouvoir de sanction administrative. Il faudrait redéfinir les frontières entre ce qui relève du pénal et ce qui pourrait faire l'objet d'une sanction administrative.

M. François Bonhomme. - Est-il exact que le juge judiciaire n'a jamais sanctionné la non-publication de déclarations ?

M. Didier Migaud. - Il y a bien eu des sanctions pénales.

M. François Bonhomme. - Le rapport mentionne sept dossiers clos pour non-dépôt d'une déclaration, dont quatre ont fait l'objet d'un classement sans suite, deux qui ont donné lieu à une comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) et un seul qui a donné lieu à un avertissement pénal probatoire.

M. Didier Migaud. - Des parquets ont pu prononcer des amendes allant jusqu'à 15 000 euros, ainsi que des peines de prison avec sursis.

M. François Bonhomme. - Si les parquets sont submergés, le ministère de la justice pourrait rappeler la politique à suivre dans ce domaine au moyen d'une circulaire de politique pénale !

M. Didier Migaud. - La HATVP a elle-même suggéré une circulaire sur la politique pénale à suivre en la matière, en y intégrant la prise illégale d'intérêts : l'opportunité de lancer des poursuites peut en effet être diversement appréciée selon les territoires, ce qui peut paraître injuste.

De manière générale, nous nous efforçons de communiquer et d'aller à la rencontre des élus et de la presse sur le terrain, afin de relayer un certain nombre de messages. Nous ne pouvons cependant pas agir seuls : une politique publique qui serait mieux définie, présentée et débattue devant le Parlement serait un point d'appui et nous permettrait de présenter notre action sous un jour plus positif. Il est effectivement plus difficile d'attirer l'attention avec des messages positifs.

Les élus font parfois preuve d'une certaine pudeur sur ces sujets, ce qui est une erreur : il ne faut pas hésiter à les aborder et montrer qu'ils sont prioritaires. Si la législation dans ce domaine a été adoptée en réaction à des scandales, il est parfois bon de légiférer « à froid », ne serait-ce que pour parvenir à un bon équilibre.

M. François-Noël Buffet, président. - Merci, Monsieur le président. Je reste surpris par le fait que trois quarts des Français considèrent que leurs élus sont corrompus et je veux souligner l'importance de diffuser un autre message, les autorités indépendantes telles que la vôtre étant sans doute les mieux placées pour le faire.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 h 05.