Mercredi 12 juin 2024

- Présidence de M. Cédric Perrin, président -

La réunion est ouverte à 9 h 35.

Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord sur la création d'un espace aérien commun entre l'Union européenne et ses États membres, d'une part, et la République d'Arménie, d'autre part, et de l'accord sur la création d'un espace aérien commun entre l'Union européenne et ses États membres, d'une part, et l'Ukraine, d'autre part - Examen du rapport et du texte de la commission

M. Cédric Perrin, président. - Nous commençons nos travaux avec l'examen du rapport et du texte de la commission sur le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord sur la création d'un espace aérien commun entre l'Union européenne et ses États membres, d'une part, et la République d'Arménie, d'autre part, et de l'accord sur la création d'un espace aérien commun entre l'Union européenne et ses États membres, d'une part, et l'Ukraine, d'autre part.

M. Alain Cazabonne, rapporteur. - Nous examinons en effet aujourd'hui le projet de loi autorisant l'approbation de deux accords aériens communs entre l'Union européenne et ses États membres : l'un avec l'Arménie, l'autre avec l'Ukraine.

Ces accords ne sont pas récents, puisqu'ils ont été paraphés en 2017 pour le premier et en 2013 pour le second, soit bien avant les récents conflits subis par ces États. Ils n'ont en revanche été signés qu'en 2021.

En effet, comme nous l'avons vu récemment lors de l'examen du projet de loi autorisant l'approbation de l'accord global dans le domaine du transport aérien entre les États membres de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (Asean) et l'Union européenne et ses États membres, les signatures ont été suspendues en raison d'un différend entre le Royaume-Uni et l'Espagne au sujet de l'aéroport que le Royaume-Uni a construit sur l'isthme de Gibraltar. Ce n'est qu'après la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne qu'ont pu être signés les accords déjà négociés et paraphés, comme ceux avec l'Ukraine et l'Arménie qui sont l'objet de ce projet de loi.

Ces accords se situent tous deux dans le cadre de la politique européenne d'ouverture des transports aériens qui a débuté dans les années 2000, avec les accords aériens signés avec les États-Unis en 2007, puis avec le Canada en 2009.

Ils procèdent d'une compétence partagée : les dispositions relevant du droit de la concurrence renvoient à une compétence exclusive de l'Union européenne, tandis que d'autres, comme l'octroi des droits de trafic, relèvent encore des États. Le Conseil européen donne mandat à la Commission européenne pour négocier ces accords, qui doivent ensuite être également signés et approuvés par chaque État membre, selon leurs procédures propres, puis par le Parlement européen.

Après les accords avec les États-Unis et le Canada, le Conseil a donné à la Commission mandat pour négocier des accords avec les pays dits du voisinage - Maroc, Géorgie, Jordanie, Moldavie, Israël, Ukraine et Arménie. En outre, un accord spécifique a été conclu avec l'Islande, la Norvège, la Bulgarie, la Roumanie et les États des Balkans occidentaux.

À la fin de 2015, la Commission européenne a publié une communication qui porte sur une nouvelle stratégie de l'aviation pour l'Europe à l'horizon 2020. Ce document insiste sur la nécessité de rétablir des conditions de concurrence loyale entre les compagnies aériennes européennes et celles des pays tiers.

Les deux accords, paraphés à quatre ans d'intervalle, sont conformes à ceux qui ont été conclus par l'Union européenne avec les autres pays du voisinage. Ils sont entrés en application provisoire depuis leur signature, respectivement en novembre 2021 pour l'Arménie et en octobre 2021 pour l'Ukraine.

En théorie, ces accords permettent aux transporteurs européens de desservir sans escale tous les aéroports d'Arménie et d'Ukraine et, réciproquement, aux compagnies de ces deux pays de desservir directement les pays les ayant approuvés. Lorsqu'ils auront suffisamment intégré les normes communautaires, les transporteurs arméniens et ukrainiens pourront effectuer des vols avec escales vers d'autres pays de l'Union européenne, de même que les transporteurs européens vers des pays tiers.

Dans les faits, la situation est bien différente.

Toutes les compagnies aériennes arméniennes sont inscrites sur la liste noire de l'Union européenne en raison de manquements aux règles de sécurité aérienne. Elles ne peuvent donc pas bénéficier de l'accord dans l'immédiat.

Quant à l'Ukraine, la guerre interdit, pour des raisons de sécurité évidente, tout vol régulier au-dessus de son espace aérien depuis l'invasion russe, le 24 février 2022.

La ratification de ces accords revêt donc essentiellement une portée symbolique. Il me faut tout de même vous les exposer plus en détail, malgré leur caractère technique.

Outre les droits commerciaux précédemment abordés, ces accords traitent de manière classique des conditions d'attribution et de retrait des autorisations d'exploitation, des activités commerciales autorisées, des taxes et des droits de douane. Une coopération réglementaire est prévue dans les secteurs de la sécurité et de la sûreté aérienne. À ce titre, l'Arménie et l'Ukraine sont associées en tant qu'observateurs aux travaux de l'Agence de l'Union européenne pour la sécurité aérienne.

Les accords comportent des articles relatifs à la protection de l'environnement et des droits sociaux. Ils instituent un comité mixte, responsable de leur application. Un système classique de règlement des différends est prévu par le recours à l'arbitrage si nécessaire. Enfin, des annexes précisent les dispositions transitoires dans l'attente de la reprise de l'acquis communautaire.

Les différences principales entre ces deux accords reposent, d'une part, sur le fait que la France et l'Ukraine étaient précédemment liées par un accord bilatéral en la matière, d'autre part, sur le fait que, l'Ukraine disposant d'une industrie aéronautique importante, certaines clauses de l'accord la concernant traitent de coopération industrielle et de certification.

L'accord avec l'Arménie a donné lieu à l'ouverture de trois nouvelles routes aériennes, mais celles-ci ne peuvent être desservies que par les transporteurs européens. Un premier comité mixte s'est réuni en juin 2022 à Erevan.

L'accord avec l'Ukraine est suspendu de fait jusqu'à l'arrêt des hostilités. On peut penser qu'à l'issue de la guerre le nombre de passagers augmentera, en raison des réfugiés ukrainiens qui pourraient s'installer durablement dans les pays de l'Union européenne et retourner ponctuellement en Ukraine.

L'approbation de ces accords enverra un signal positif à ces deux pays proches et amis. La coopération bilatérale entre l'Arménie et l'Union européenne n'a cessé de s'étendre et de s'approfondir depuis la signature de l'accord de partenariat global en novembre 2017 et sa pleine entrée en vigueur en mars 2021. L'approbation de cet accord constituera un pas supplémentaire.

L'Ukraine, candidat officiel à l'adhésion à l'Union européenne, attend depuis 2013 la ratification de cet accord. Même si celle-ci a une visée symbolique, il s'agit d'un encouragement à sa volonté d'intégration.

Je terminerai mon propos en citant les considérants du préambule de la convention de Chicago de 1944, texte fondateur de l'Organisation de l'aviation civile internationale, qui affirme que le développement du transport aérien entre les divers pays a toujours été perçu comme un facteur de paix : « Le développement futur de l'aviation civile internationale peut grandement aider à créer et à préserver entre les nations et les peuples du monde l'amitié et la compréhension, alors que tout abus qui en serait fait peut devenir une menace pour la sécurité générale, [...] il est désirable d'éviter toute mésentente entre les nations et les peuples et de promouvoir entre eux la coopération dont dépend la paix du monde. »

À ce jour, l'accord aérien avec l'Arménie a été ratifié par la République tchèque, l'Estonie, l'Espagne, la Lettonie, la Lituanie, la Hongrie, les Pays-Bas, l'Autriche, la Roumanie et la Suède. Celui qui concerne l'Ukraine a été ratifié par la République tchèque, l'Estonie, l'Espagne, la Lettonie, la Lituanie, les Pays-Bas, l'Autriche, la Pologne, la Roumanie et la Suède.

Je préconise l'adoption de ce projet de loi dont le Sénat est saisi en premier. La date de son examen en séance publique n'est pas fixée à ce jour, à la suite de la dissolution de l'Assemblée nationale, mais la conférence des présidents et moi-même préconisons qu'il ait lieu selon la procédure simplifiée.

Le projet de loi est adopté, à l'unanimité, sans modification.

Programme budgétaire « équipement des forces » à l'issue d'un déplacement dans le Cher - Communication (ne sera pas publié)

Cette audition ne fera pas l'objet d'une publication sur le site du Sénat.

Examen du Contrat d'objectif et de moyens (COM 2024-2026) d'Expertise France

M. Cédric Perrin, président. - Nous en venons à l'examen du contrat d'objectifs et de moyens (COM) d'Expertise France pour les années 2024-2026.

M. Patrice Joly, rapporteur. - Je commencerai par rappeler brièvement les origines d'Expertise France. En 1998, le ministère de la coopération a été absorbé par le Quai d'Orsay. En 1980, il y avait 30 000 coopérants ; ils n'étaient plus que 4 000 en 1998, puis moins de 500 en 2015, répartis dans de petits opérateurs au sein de différents ministères et dotés de moyens très insuffisants. Au même moment, l'Allemagne disposait de la GIZ (Deutsche Gesellschaft für Internationale Zusammenarbeit), dotée de plusieurs milliers de coopérants et de moyens financiers bien plus importants. En 2014, Christian Cambon et notre commission ont joué un rôle important dans la fusion de la plupart de ces petits organismes en une nouvelle entité, baptisée Expertise France.

Cette agence a d'abord connu quelques difficultés de mise en oeuvre, en particulier financières. Certains ministères ont freiné l'absorption de leur opérateur de coopération. En outre, le modèle économique de l'agence était déficient. Celle-ci courait après la rentabilité en essayant d'accroître sans cesse son chiffre d'affaires, mais les résultats n'étaient pas à la hauteur et le climat social devenait difficile à gérer.

Aujourd'hui, la situation s'est améliorée. Expertise France compte désormais 765 collaborateurs au siège à Paris et le double sur le terrain. Elle mène 380 projets dans 145 pays. Son chiffre d'affaires est passé de 100 millions d'euros en 2015 à 400 millions d'euros en 2023, pour viser entre 500 millions et 600 millions d'euros en 2027, selon le COM. Si la GIZ allemande reste loin devant avec 3,7 milliards d'euros de chiffre d'affaires, Expertise France est désormais la deuxième agence de coopération européenne.

Le chiffre d'affaires de l'agence provient pour moitié de financements de l'Union européenne. Or les marges des projets confiés aux opérateurs par l'UE sont fixées à un niveau très bas, 7 %, ce qui ne permet pas de couvrir les charges de structure, qui sont plutôt de l'ordre de 12 %.

Face aux difficultés financières rencontrées par le passé, un moyen de compensation et d'accompagnement a été envisagé. Celui-ci reste prévu dans le COM, de sorte que le modèle économique d'Expertise France puisse être équilibré. Un fonds de soutien de l'État permet ainsi d'équilibrer ces projets déficitaires. Le COM entérine ce système avec une dotation spécifique évoluant, selon les années, entre 12 millions et 17 millions d'euros, somme à rapporter aux perspectives de chiffre d'affaires que j'ai mentionnées.

Ces modalités de fonctionnement et la pérennisation de l'accompagnement de l'État permettent au modèle économique d'Expertise France d'être à l'équilibre et lui ouvrent la possibilité de lever massivement des financements européens, pour un total prévu de 1,5 milliard d'euros sur trois ans. Nous pouvons nous réjouir de cet équilibre économique et du fait qu'Expertise France dispose des moyens lui permettant de mener à bien ses missions.

Le reste des financements provient de la France. Par an, 140 millions d'euros de crédits sont versés par l'intermédiaire de l'Agence française de développement (AFD), entre 50 millions et 60 millions d'euros par le Quai d'Orsay au titre des experts techniques internationaux, auxquels s'ajoutent les crédits du fonds de soutien que j'ai évoqué. S'y ajoute la part bilatérale de la contribution de la France au fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, pour 100 millions d'euros par an, reversés à Expertise France dans le cas du programme L'Initiative.

Les domaines d'intervention prévus par le COM pour Expertise France sont nombreux.

D'abord, la gouvernance et l'appui à la réforme de l'État. Il s'agit par exemple du développement des recettes fiscales en Guinée ou encore du renforcement du ministère de la justice ukrainien. Dans ces différents domaines, l'expertise française jouit d'une excellente réputation et constitue donc un levier d'influence important. Nous partageons nos modèles d'organisation et de gouvernance, qui s'appuient sur les valeurs républicaines et démocratiques.

L'agence intervient ensuite dans le domaine du développement durable, en aidant par exemple les pays à élaborer leur stratégie bas-carbone, comme cela a été le cas pour la Colombie.

Le troisième domaine de compétence est le secteur social, qui inclut la santé, l'éducation et la protection sociale.

Enfin, Expertise France est compétente dans le secteur de la paix et de la sécurité, parfois dans des pays en conflit comme le Yémen ou encore dans les zones du Nord-Est syrien.

Par ailleurs, Expertise France contribue très activement au soutien français à l'Ukraine. Un bureau d'aide a été ouvert récemment à Tchernihiv, dans le nord-est du pays, afin de réhabiliter des infrastructures sanitaires. Expertise France intervient également pour renforcer l'organisation du ministère de la justice ukrainien, en particulier dans le domaine de la lutte contre la corruption, cet élément faisant partie de ceux qui ont permis à la Commission européenne de donner un avis favorable à la perspective du processus d'adhésion de ce pays.

En Afrique de l'Ouest, si la coopération a été quasiment interrompue au Sahel, la demande des pays du golfe de Guinée reste forte, par exemple en matière de lutte contre la piraterie. Cela montre qu'il ne faut pas faire de généralisation abusive lorsque l'on évoque le rejet de la France en Afrique et qu'il faut nuancer ce prétendu constat en regardant les zones concernées.

En définitive, quelle appréciation pouvons-nous porter sur ce contrat d'objectifs et de moyens ?

Ce COM est celui de la consolidation. Il devrait permettre à Expertise France de continuer à développer son offre, qui constitue un réel point fort de notre pays, avec un véritable potentiel d'influence, notamment sur des enjeux prioritaires comme la protection de la planète, la lutte contre les inégalités ou la promotion de la démocratie, et ce d'autant que l'on sait que les stratégies chinoises ou russes ne partagent pas tout à fait ces enjeux...

La progression prévue pour les années à venir apparaît donc opportune, sachant que son coût reste assez faible, à hauteur seulement de quelques pour cent des crédits de l'aide publique au développement, alors que son effet de levier n'est pas négligeable.

Se pose en revanche toujours la question de l'achèvement de la fusion des opérateurs de coopération internationale. Notre commission a toujours plaidé pour cet achèvement. Dans le domaine de la coopération éducative notamment, la concurrence avec l'opérateur ministériel subsistant empêche une mobilisation plus large des financements européens. Nous préconisons donc que soient étudiées les modalités d'une nouvelle étape dans l'unification de la coopération internationale française sous l'égide d'Expertise France.

Enfin, nous pouvons regretter que le champ de l'agriculture ne soit pas davantage investi. Un travail de structuration des filières agricoles reste notamment à faire dans de nombreux pays, mais les opérateurs manquent sur le terrain. L'expertise française dans ce domaine est reconnue, notamment en raison du travail du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) sur les transitions nécessaires à l'adaptation au changement climatique, mais les relais sur place manquent.

Sous réserve de l'ensemble de ces remarques, nous vous proposons de donner un avis favorable au COM d'Expertise France pour les années 2024-2026.

M. Olivier Cadic. - Merci pour ce rapport qui met en valeur l'activité d'Expertise France. Cette agence réalise un travail essentiel pour aider certains pays, par exemple à adhérer à l'OCDE, en améliorant leur fonctionnement ; elle a un vrai rôle à jouer.

Rappelons l'apport précieux du ministère de la santé dans certains pays, notamment au Liban. Votre propos met bien en valeur ce rôle essentiel, pour un montant finalement peu élevé.

Quels sont les secteurs abordés et dans quelles proportions ?

M. Patrice Joly, rapporteur. - Environ 60 % de l'activité est réalisée en Afrique, 40 % l'étant dans le reste du monde. La paix, la stabilité et la sécurité représentent 26 % du chiffre d'affaires des interventions ; la santé, 21 % ; la gouvernance, 21 % ; le développement durable, 12 % ; le capital humain, le social, le développement et l'éducation, 11 % ; l'économie durable et inclusive, 9 %.

Mme Hélène Conway-Mouret. - Félicitations au rapporteur. Auparavant, les conseillers techniques étaient insérés dans un grand nombre de ministères à l'étranger. Ils ont disparu, puisque les prestations d'Expertise France sont payantes - elles sont peut-être un peu trop chères pour certains, qui disent se passer de l'expertise française pour des raisons financières.

Expertise France peut-il nous fournir un travail d'évaluation ? Est-il possible de parvenir à un point d'équilibre ?

M. Patrice Joly, rapporteur. - Expertise France compte un peu plus de 2 100 agents, deux tiers étant sur le terrain et un tiers se trouvant à Paris, avec l'idée de déconcentrer ou décentraliser. Aujourd'hui, on dénombre quatre ou cinq directions d'Expertise France, notamment en Afrique. Visiblement, lors des appels d'offres, Expertise France se trouve parfois confrontée à des organismes privés meilleur marché avec un bon niveau de qualification.

Soulignons un avantage d'Expertise France : pouvoir apporter, avec l'AFD, à la fois l'expertise et le financement.

Si Christian Cambon, également rapporteur, en était d'accord, nous pourrions travailler sur la pertinence de l'activité pour la prochaine session.

La commission donne un avis favorable au contrat d'objectifs et de moyens d'Expertise France.

La réunion est close à 10 h 40.

Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris - Audition de MM. Jean-Baptiste Guégan et Lukas Aubin, chercheurs, sur la géopolitique des grands évènements sportifs

M. Cédric Perrin, président. - Je souhaite la bienvenue en notre nom à tous à MM. Lukas Aubin et Jean-Baptiste Guégan, qui viennent de publier un ouvrage intitulé La Guerre du sport. Une nouvelle géopolitique.

Messieurs, à quelques semaines du début des jeux Olympiques et Paralympiques (JOP) de Paris 2024, il nous a semblé intéressant de vous entendre sur les enjeux géopolitiques de ces jeux.

Le sport a toujours été un enjeu politique, notamment pendant la Guerre froide. Les jeux de Pékin, en 2008, ont mis en évidence le retour de la Chine au premier plan tandis que la puissance des marques américaines nous rappelle régulièrement le lien entre sport et business lors de ces événements.

Depuis une dizaine d'années, la diplomatie du sport a pris une nouvelle dimension avec l'implication des pays du Golfe : on peut penser aux investissements du Qatar, des Émirats arabes unis et, plus récemment, de l'Arabie saoudite dans le financement du sport, plus particulièrement du football, comme outil d'influence.

En raison de la guerre en Ukraine et à Gaza, les jeux de Paris risquent d'être un miroir des tensions internationales. Sans être nouveau, ce phénomène prendra-t-il une nouvelle dimension du fait de l'émergence d'un « Sud global » qui voudrait contester les positions occidentales ? Faut-il craindre, selon vous, que cet événement sportif ne devienne un lieu d'affrontements à travers les tentatives de cyberattaques ou des contestations organisées par des militants, comme on a pu le voir récemment dans certaines universités aux États-Unis et en Europe ? Ces nouvelles ingérences politiques dans le sport pourraient-elles être de nature à faire hésiter les États, ou en tout cas les États démocratiques, à organiser ce type d'événements qui, par ailleurs, coûtent de plus en plus cher ? On sait qu'il y a de moins en moins de candidats pour organiser les jeux d'été et d'hiver.

Voici quelques questions très actuelles que nous avons envie de vous poser, afin que vous puissiez esquisser pour nous cette géopolitique du sport qui est l'objet de vos recherches.

M. Jean-Baptiste Guégan, chercheur. - Les jeux de Paris s'inscrivent dans un contexte particulier. Ce sont les jeux les plus politisés depuis la fin de la Guerre froide. Le sport a pris une place définitivement différente. Les jeux sont l'avant-scène des relations entre États : on y établit un état des lieux des rapports de force mondiaux ; les États s'étalonnent, se jaugent. S'y jouent leur image, leur représentation internationale. Quantité d'enjeux sont liés à ce que, longtemps, on a présenté comme une bagatelle.

À la suite des réussites de Barcelone 1992, de Londres 2012 ou de la Coupe du monde au Qatar pour l'actualisation des représentations de leurs États, ces jeux s'inscrivent dans un contexte bien particulier, national et international. La dissolution de l'Assemblée nationale accroîtra les tensions nationales. Or le monde regardera la France.

La marque France, le nation branding, est une carte importante pour la décennie à venir, d'autant que le pays a considérablement investi. On a vu l'image des jeux mise en avant par Choose France. Mais ces jeux s'inscrivent dans une trajectoire plus complexe, avec le souvenir des émeutes urbaines, des gilets jaunes, des attentats. Le contexte national reste extrêmement heurté. Ces jeux seront l'occasion de montrer une autre image de la France, maîtrisée. Ce récit national sera toutefois compliqué à construire.

Après les jeux de Paris, s'ils sont réussis, se profilera la perspective des jeux de 2030 dans les Alpes.

Ceux qui organisent les jeux ont des ambitions personnelles, que ce soit le président du Comité national olympique et sportif français (CNOSF), David Lappartient, la maire de Paris, ou le président et les ministres qui seront en place au moment des jeux. Ils verront leur trajectoire modifiée.

Le contexte national compliqué s'ajoute à un contexte européen et mondial. Le risque sécuritaire et géopolitique n'a jamais été aussi élevé et la pression des régimes illibéraux et autoritaires n'aide en rien. À cela s'ajoute le retour de la guerre et la réactivation du conflit israélo-palestinien, qui menace directement l'événement. Ces jeux font face à une série de défis, ou de risques. Ils réactivent la mémoire des jeux de Munich, au cours desquels la délégation israélienne a été assassinée par le commando Septembre noir, raniment le spectre de l'attentat des jeux d'Atlanta en 1996 et le parallèle avec les jeux de 1936. Nous sommes face à un ensemble d'aléas qui font exploser les risques.

Nous sommes d'abord face à un risque réputationnel, puisque 4 milliards de personnes regarderont ces jeux. Avec le coronavirus, ce sera la chose la plus partagée ! La moitié de l'humanité sera touchée par ces images. Il faudra donc être capable de construire le récit qui accompagne cette manifestation.

Vient ensuite le risque sécuritaire, y compris cyber.

Un risque organisationnel existe aussi. La France a une compétence - on l'a vu avec la Coupe du monde de rugby, mais il y a eu aussi la finale de la Ligue des champions entre Liverpool et le Real Madrid.

C'est une question politique dans un contexte local inflammable, mais le pire n'est jamais certain.

M. Lukas Aubin, chercheur. - Mes recherches portent initialement sur la Russie et les usages géopolitiques du sport par Vladimir Poutine. Les jeux des Brics, c'est-à-dire le Brésil, la Russie, l'Inde, la Chine et l'Afrique du Sud, commencent aujourd'hui même à Kazan. Il s'agit de l'une des manifestations sportives parallèles que Vladimir Poutine organise cette année pour concurrencer directement les jeux Olympiques et Paralympiques de Paris. Il a annoncé la participation de 97 pays différents et affirmé que ces jeux seraient regardés par plus d'un milliard de téléspectateurs. Ces chiffres sont gonflés, mais il faut en retenir que le sport est un instrument de pouvoir.

La Russie a été exclue d'un certain nombre de manifestations sportives. Des athlètes russes et bélarusses seront présents à Paris, mais sans drapeau ni hymne, sous bannière neutre, ce qui a été perçu par le régime russe comme une humiliation à laquelle il fallait répondre.

Le premier niveau de réponse a été de créer des événements sportifs parallèles, la Russie ayant jugé que le Comité international olympique (CIO) et les organes du sport international en général étaient sous le contrôle des puissances occidentales, États-Unis en tête. Maria Zakharova, porte-parole du Kremlin, a qualifié le CIO d'organisation néonazie russophobe. Le but des manifestations sportives parallèles est de concurrencer directement les événements traditionnels - jeux Olympiques, coupes du monde.

Le deuxième niveau de réponse est d'utiliser Paris 2024 pour diffuser le narratif russe et potentiellement désinformer, par des cyberattaques, la diffusion de fake news et de vidéos à potentiel viral, la création de sites miroirs sur lesquels seront diffusées des informations destinées à discréditer les jeux de Paris. L'idée est de créer la confusion dans les démocraties occidentales, afin de diviser l'Occident pour mieux régner.

Plus largement, le sport est devenu une arme. On connaît la phrase de George Orwell, pour qui le sport, c'est la guerre, les fusils en moins. Cette punchline a un sens, surtout à l'aune des guerres hybrides actuelles. Des guerres traditionnelles se déroulent, comme en Ukraine, avec des moyens cinétiques, mais les puissances émergentes utilisent la guerre hybride et un certain nombre d'instruments non cinétiques pour diffuser leur influence.

Le sport, dans ce contexte, est devenu un instrument puissant. La Coupe du monde et les jeux Olympiques sont regardés par la moitié de l'humanité.

Le mouvement sportif mondial représente 1 % à 2 % du produit intérieur brut (PIB) mondial. De nouvelles puissances cherchent à l'accaparer. Longtemps, le sport a été l'apanage des puissances occidentales. Depuis 1991, la situation a changé. Le monde est multipolaire et compte de nouvelles puissances, comme le Qatar, l'Arabie saoudite, la Chine, la Russie, l'Inde et certains pays d'Afrique, qui cherchent à utiliser le sport pour diffuser leur influence.

Le sport repose à l'origine sur un hiatus assez intéressant qui en fait un instrument politique malléable. Pierre de Coubertin souhaitait séparer le sport de la politique, pour rassembler les peuples. Le problème est qu'il avait sa propre représentation politique du monde, et a lui-même politisé sa compétition. Les grands organes du sport mondial se revendiquent toujours de l'apolitisme, et des acteurs autoritaires tels que la Russie ou le Qatar se servent de cet apolitisme. Ainsi Vladimir Poutine considère que le CIO ne respecte plus l'apolitisme du sport.

M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Le CIO reconnaît des États que l'ONU ne reconnaît pas, dont la Palestine et Taïwan. Quel est son processus de reconnaissance et quelles en sont les incidences politiques ? La reconnaissance d'un État par le CIO favorise-t-elle sa reconnaissance, ensuite, par l'ONU ?

M. Jean-Baptiste Guégan. - Le CIO reconnaît un comité national olympique (CNO) dont on peut faire partie sans être représenté à l'ONU. Du fait de l'apolitisme de façade du sport et de l'olympisme, on peut être présent dans le sport sans reconnaissance de l'ONU.

Il est intéressant de noter que les relations entre le CNO israélien et le CNO palestinien sont relativement cordiales.

Certains pays ont utilisé le sport comme outil de reconnaissance. Ainsi, l'Algérie a d'abord construit une équipe de football, la fameuse équipe du Front de libération nationale (FLN), et s'en est servie pour faire exister son drapeau. Ce processus a accompagné quasiment tous les pays s'inscrivant dans la lutte décoloniale. Les pays qui ont obtenu leur indépendance sont tous passés par la case sportive, en raison de l'image d'apolitisme du sport. Le Kosovo et d'autres pays de l'ex-Yougoslavie se sont d'abord positionnés dans le sport et en ont fait un élément politique de nation building. La Croatie s'en sert de manière extrêmement puissante.

M. Lukas Aubin. - La géographie du sport est plus multiple que celle de l'ONU. Ces dernières années, le CIO a limité les reconnaissances pour éviter un certain nombre de problèmes. Néanmoins, en 2016, il a créé une équipe olympique des réfugiés, ce qui montre que cette cartographie continue d'évoluer et que le sport reste un objet assez spécifique dans le cadre des relations internationales.

Les États-nations existent d'abord par un drapeau, un hymne, une constitution et une équipe nationale.

Un certain nombre d'États non reconnus participent à des compétitions, comme celles de la Confédération des associations de football indépendantes (Conifa), qui organise une coupe du monde de football des états non reconnus, à laquelle participent notamment le Comté de Nice, l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud, qui ne sont pas reconnus par le CIO.

Le sport est un attribut des nations, et souvent, le CIO et la Fifa (Fédération internationale de football association) sont en avance par rapport à l'ONU.

M. Olivier Cadic. - Vous avez rappelé l'approche de M. Poutine. En 1980, nous avons boycotté les jeux Olympiques de Moscou et en retour, en 1984, les soviétiques ont boycotté les jeux de Los Angeles. Cette situation n'est pas nouvelle.

Les calomnies de M. Poutine n'engagent que ceux qui veulent bien les écouter.

On l'a vu avec la Coupe du monde de football au Qatar : en cherchant à se mettre en avant, un pays ouvre la voie à tous ceux qui veulent le dénigrer. On peut imaginer que la prochaine Coupe du monde de football, organisée sur tout un continent, aura elle aussi ses contradicteurs. Quand on pense aux reproches portant sur l'empreinte carbone de la Coupe du monde au Qatar, on peut imaginer la suite. Ne pensez-vous pas qu'en se portant candidat à l'organisation d'un tel événement, on se porte aussi candidat au dénigrement ?

On voit l'importance accordée par les pays du Golfe à la diplomatie du sport, que ce soit le Qatar avec les Jeux asiatiques, ou l'Arabie saoudite, avec le golf, l'automobile et les JO d'hiver. Cette stratégie est-elle efficace ? Qu'apporte-t-elle à ces pays ?

M. Lukas Aubin. - C'est une arme à double tranchant : plateforme de diffusion du narratif, mais aussi tribunal et occasion de critiques - Qatar, Russie, Brésil, Chine et Afrique du Sud l'ont subi. Toutefois, ces critiques, majoritairement, émanent de pays occidentaux ; des pays du « Sud global » ne s'y reconnaissent pas.

Ainsi, pour la Coupe du monde au Qatar, des pays africains ont perçu les critiques occidentales comme une marque de néocolonialisme. Attention à l'effet loupe. Pour la Chine, qui a accueilli les JO d'été en 2008 et d'hiver en 2022, les retombées à terme sont positives. Cela installe ces pays, qui n'ont jamais accueilli de mégaévènements, comme des acteurs majeurs alors que, il y a une trentaine d'années, il était difficile de placer le Qatar sur une carte.

M. Jean-Baptiste Guégan. - Je suis un spécialiste du Qatar et du sport en Arabie saoudite. Le soft disempowerment est le pendant du soft power. Il arrive quand on cherche la lumière. Cela peut s'anticiper. Paris 2024 est une occasion rêvée pour des acteurs extérieurs cherchant à déstabiliser le pays ou des acteurs internes souhaitant se visibiliser.

Ce qui fonctionne pour une démocratie marche moins pour un régime autoritaire. L'appel au boycott de la Coupe du monde au Qatar a été très peu suivi. Mais nous avons un biais : cette Coupe du monde était faite non pas pour nous, Occidentaux, mais pour l'Asie et l'Afrique. Cela a fonctionné. Il n'y a pas eu de boycott, mais la Coupe a suscité une forme d'indifférence et une incompréhension sur la projection de nos valeurs. Cette désoccidentalisation du monde se voit au travers du sport. Le Qatar a mis en scène son récit, a montré son rapprochement avec l'Arabie saoudite - Mohammed ben Salmane était invité d'honneur. On a aussi vu ceux qui n'étaient pas là : Mohammed bin Zayed, des Émirats arabes unis, est arrivé volontairement plus tard.

Le sport est d'abord utilisé pour exister, ce qui a fonctionné pour le Qatar. Il y a vingt-cinq ans, personne ne savait ce qu'était Doha. Tout le monde en a une image aujourd'hui. De même, si l'on veut sortir des représentations autour de Paris, il y a du travail à faire. Mais la stratégie dépasse la visibilité et tend à la diversification économique. Les retombées des événements sportifs du Golfe atteignent plusieurs dizaines de milliards de dollars. En France, les jeux devraient augmenter le PIB de 1 % sur l'année, mais ils irrigueront aussi toute une filière et pèseront sur les représentations, ce qui n'a pas de prix.

Pour l'Arabie saoudite et le Qatar, cela a été le meilleur moyen d'améliorer leur image. La preuve en est qu'ils continuent. Ces pays ont engagé d'importantes sommes pour la création d'une ligue de boxe ou pour le football. Ils ne regardent pas vers nous, où tout est à vendre. L'état des droits du football français et la cour qui est faite au Qatar montrent que nous ne sommes pas leur sujet.

Des stratégies d'entrisme se mettent en place, à l'image de ce que fait l'Arabie saoudite au sein de la Confédération africaine de football. Les Émirats arabes unis ont développé le projet Falcon au milieu des années 2010 pour toucher les élites et les décideurs dans tous les domaines. Regardez la corbeille du Parc des Princes pour vous faire une idée de ce que peut être la première ambassade du Qatar en France.

M. Lukas Aubin. - Je dirai un mot sur la désoccidentalisation du sport : lors des JO d'hiver de Pékin en février 2022, juste avant l'invasion russe de l'Ukraine, les athlètes russes devaient concourir sous bannière neutre en raison du dopage, mais Xi Jinping a fait fi des recommandations du CIO. Il a fait de Vladimir Poutine son invité d'honneur et signé une quinzaine d'accords économiques - notamment gazier - en marge de la cérémonie d'ouverture. Ils ont par ailleurs signé un texte commun dans lequel ils demandaient le retrait de l'Otan des territoires de l'ex-URSS. Ils ont utilisé le sport pour afficher un nouvel ordre mondial, à égalité avec l'Occident.

M. Jean-Baptiste Guégan. - Dans le cadre des Jeux de Paris, pour la première fois depuis longtemps, on a compris en France qu'on pouvait se servir du sport. La présence d'un ambassadeur pour le sport, Samuel Ducroquet, et d'acteurs politiques le conscientisant est importante, même si nous n'allons pas jusqu'au bout, comme les pays du Golfe.

Ces Jeux sont une occasion de repenser notre diplomatie. Quand Kylian Mbappé va au Cameroun ou projette de se rendre en Algérie, il doit être un acteur comme le sont les sportifs américains de haut niveau. Jacques Chirac, en Amérique latine, avait emmené avec lui Michel Platini : l'effusion en sortant de l'avion a facilité les échanges. Si les acteurs politiques sont avant tout des professionnels, ils sont aussi touchés par le sport. Il faut mettre cette aura à notre service. Conscientiser et structurer : ce sera un défi de l'après-Jeux de 2024.

M. Cédric Perrin, président. - Samedi soir, j'ai participé au dîner d'État du Président de la République avec Joe Biden, auquel assistaient des personnalités comme Pharrell Williams. J'ai reçu, sur les réseaux sociaux, de nombreux retours de personnes qui ne comprenaient pas pourquoi de telles personnes étaient invitées à un dîner d'État. Il faut faire oeuvre de pédagogie auprès de nos concitoyens. Certains élus hésitent à se rendre à l'étranger pour ne pas donner l'impression de partir en congé... Notre rôle d'élus est aussi de faire comprendre que pour exister dans un monde globalisé, il faut parfois se déplacer.

M. Philippe Folliot. - Autour du sport, il y a des enjeux politiques, économiques et médiatiques. Une forte pression pèse sur les JO et la cérémonie d'ouverture, moment unique à bien des égards. Toutefois, les difficultés pressenties avant la Coupe du monde de rugby n'ont pas empêché qu'elle se déroule admirablement, peut-être du fait des valeurs de ce sport, au contraire de la finale de la Ligue des champions et de ses violences.

Tous les ans, le Tour de France est un vecteur extraordinaire pour notre pays. Cet atout est-il suffisamment mis en avant ? Les retombées sont-elles à la hauteur, ne serait-ce qu'au travers d'images valorisant notre pays dans le monde entier ?

M. Cédric Perrin, président. - Pourriez-vous dire un mot sur les événements actuels et les pressions extérieures ? Avec la dissolution de l'Assemblée nationale et alors que les forces de l'ordre sont considérablement mobilisées pour les JO, les Jeux deviendront une tribune pour des groupes extrémistes violents et une occasion de contester les résultats de l'élection.

M. Lukas Aubin. - Il y a plusieurs différences avec la Coupe du monde de rugby. Son audience est bien moindre que celle des JO ou d'un Euro de football. En outre, le rugby concerne un nombre restreint de pays - Carole Gomez en démontre le caractère régional. Il est donc une cible moins importante pour un certain nombre d'acteurs.

En France, l'Euro 2016 avait déjà été utilisé par le régime russe pour susciter une forme d'inquiétude dans la société française. Après la bataille entre hooligans anglais et russes, à Marseille, Poutine avait déclaré que ces derniers avaient défendu l'honneur de la Russie.

Pour les JOP 2024, l'échelle est tout à fait différente : on s'attend à 4 à 5 milliards de téléspectateurs. L'enjeu est de réussir à faire de ces Jeux les Jeux du monde, non pas ceux de Paris ou de l'Occident. Il faudra en faire un pont, malgré le contexte politique en France, qui complique la situation.

Le Tour de France est un événement de diffusion de l'image de marque nationale, de nation branding, très puissant, le Tour étant suivi par 1 milliard de téléspectateurs tous les ans. Chaque étape permet, en diffusant des images régionales, de faire venir des touristes. Cela fonctionne, la France reste l'une des destinations les plus prisées de la planète aujourd'hui. Mais peut-être faut-il davantage penser les étapes et leur diffusion pour augmenter l'aura de la France.

M. Jean-Baptiste Guégan. - La moitié des images du Tour qui sont diffusées sont prises hors compétition : il s'agit d'images du terroir, du patrimoine. Une bonne partie des touristes américains viennent souvent parce qu'ils ont été touchés par elles.

Je rappelle que la cérémonie d'ouverture de la Coupe du monde de rugby s'est déroulée dans un stade fermé, avec une population socialement très marquée et un niveau de sécurité très élevé. Après les flottements des deux premiers matchs, tout s'est très bien déroulé. Cela prouve que la France est capable d'apprendre en cours d'organisation, ce qui positif.

Je fais une entière confiance à nos forces de sécurité, surmobilisées, mais je n'oublie pas comment la cérémonie d'ouverture des JO a été décidée - je vous renvoie sur ce sujet à l'ouvrage de Thierry Vildary, Sébastien Chesbeuf et Jean-François Laville. Cette cérémonie constitue un défi considérable : elle aura lieu en milieu ouvert, ce qui implique de sécuriser à la fois les airs, l'eau, la terre, sur des berges instables, et les sous-sols, et ce en plein coeur de Paris. Cela ne s'est jamais fait. En cas de réussite, les images de la cérémonie marqueront le monde pendant dix ans, mais c'est objectivement quasiment impossible à faire. Si nous échouons ou si nous rencontrons la moindre difficulté structurelle ou organisationnelle, le préjudice réputationnel sera considérable. L'Azerbaïdjan et la Russie ont déjà entamé des campagnes de désinformation sur l'incapacité de la France à organiser cette cérémonie.

Nous sommes en capacité de faire, mais nous ne sommes pas à l'abri de l'aléa. Quand la décision a été prise d'organiser cette cérémonie, la logique était formidable en termes d'image, mais la difficulté a été sous-estimée.

Ces Jeux sont une occasion de montrer la compétence de nos forces de sécurité, mobilisées par exemple au Qatar et auprès d'autres États. C'est le moyen de valoriser certains secteurs et la place de la France. Mais il y a un risque de catastrophe liée à un acte individuel ou planifié - le retour de Daech n'a pas forcément été anticipé. La France est en mesure de relever ce défi, mais la dissolution de l'Assemblée nationale et les manifestations plus ou moins spontanées auxquelles nous assistons constituent des pressions sur les forces de sécurité, dont l'épuisement suscitera des opportunités pour certains : ONG, extrémistes de droite et de gauche. Le monde entier regardera.

Le pire n'est jamais certain, cependant. Le bashing est un problème typique de la France. La dissolution accroît le risque, qui n'a jamais été aussi haut lors des autres manifestations sportives. J'ai suivi la Coupe du monde au Qatar, la Coupe du monde de rugby et le Tour de France : la présence à la cérémonie d'ouverture est une vraie question.

M. Lukas Aubin. - Attention à l'effet loupe : des informations négatives gonflent comme une bulle d'inflation, alors qu'une bonne partie de la population est favorable à l'événement. La stratégie de diffuser des fake news et du bashing - je pense à la Russie et à la Chine - repose sur notre incapacité à hiérarchiser ces informations. Vladimir Poutine cherche à paraître plus gros que le boeuf, en donnant une sensation de puissance via un imaginaire. On le voit avec des tentatives de déstabilisation en France, comme les cercueils posés près de la tour Eiffel. Ceux qui l'ont fait auraient touché 400 euros, ce qui est très peu pour une information qui a été diffusée par tous les médias français.

Il faut trouver un juste milieu : faire de la pédagogie auprès de la population, distinguer les fake news de la réalité pour ne pas céder à la panique.

- Présidence de M. Philippe Paul, vice-président -

M. Hugues Saury. - J'ai l'impression que nous sommes passés d'un narratif diffusé via les sportifs - par exemple aux sportifs du bloc de l'Est, en particulier aux nageurs de la RDA - à une diplomatie du sport passant par des événements, puissantes caisses de résonnance. Le risque ne deviendra-t-il pas plus fort que le bénéfice ? Si l'ouverture des JO se passe mal, on s'en souviendra non pas dix ans, mais cinquante ans. Ne faut-il pas revenir à des compétitions plus sobres, moins coûteuses ?

M. Lukas Aubin. - Je dirais même cent ans : voyez les Jeux de Berlin de 1936.

Il faut commencer à repenser le sport à l'aune de l'acceptabilité sociale. Les questions écologiques et des droits humains sont devenues centrales. C'est pour cela que Paris 2024 repose à 90 % sur des infrastructures déjà construites, ce qui limite les dépenses et les éléphants blancs - des stades utilisés pour une compétition, puis abandonnés. Il faut repenser les grandes manifestations sportives pour les rendre plus acceptables par les populations occidentales, mais pas seulement elles, car le réchauffement climatique touche tout le monde.

Les JOP ne seront jamais écologiques, mais il faut penser le sport du futur. Des chercheurs ont déjà des pistes. Le CIO, la Fifa doivent désormais s'en saisir. Ces organes fonctionnent souvent par réaction, lorsque le portefeuille est touché. Les JO d'Athènes ont été un échec réputationnel pour le CIO du fait des éléphants bancs : le train qui dessert l'aéroport d'Athènes longe plusieurs stades abandonnés. Dès lors, le CIO a mis en avant la question de l'héritage pour éviter de reproduire ces erreurs et d'entacher sa réputation. Alors que des manifestants ont critiqué le non-respect des droits de l'homme ou les problèmes écologiques au Qatar, en France, il faut commencer à penser des événements acceptés par les populations. À cet égard, les JOP d'hiver 2030, dans les Alpes, ont été décidés sans consultation ni débat.

M. Jean-Baptiste Guégan. - J'insiste sur cette dimension : nous sommes sortis de la naïveté, nous acceptons enfin le fait que le sport est politique. Désormais, il faut en faire une véritable dimension des politiques publiques et le considérer, comme le font des États autoritaires, comme un moyen d'action et d'influence, dans une « arsenalisation » du sport.

L'universitaire Martin Müller imagine une disparition, à moyen terme, des Jeux, si leurs coûts devenaient trop importants. À cet égard, Paris ouvre une séquence en organisant les premiers Jeux ayant coûté moins de 10 milliards d'euros depuis 1976. La feuille de route est respectée, même si le coût a augmenté en raison du covid et des dépenses de sécurité. Quasiment tous les acteurs - sauf peut-être la Fifa - ont désormais compris que le gigantisme n'était plus soutenable. Le Qatar achète des manifestations pour remplir ses stades, longtemps vides : il a dépensé un milliard de dollars pour accueillir la Ligue des nations de rugby.

Le sport est devenu tellement important qu'il faut le considérer comme un spectacle, qui doit être pris en compte dans les politiques publiques avec le même sérieux que le cinéma ou la culture. Or on observe encore un certain mépris. Le conscientiser est le meilleur moyen de s'en servir, d'en tirer profit et de l'encadrer. Il y a des dérives, comme avec le Grand Prix de France. Ces questions intéressent les gens et sont scrutées à l'extérieur.

Nous sommes une puissance sportive, l'un des pays à avoir organisé le plus d'événements en vingt-cinq ans, mais nous ne poussons pas suffisamment l'économie du sport en France. Il y a un groupement d'intérêt économique (GIE) et d'autres structures, mais ce n'est pas encore assez intégré par nos décideurs politiques.

M. Lukas Aubin. - La France porte un modèle spécifique du sport, décentralisé, qui fait la part belle aux collectivités. Parfois, celles-ci candidatent, mais elles n'ont pas toujours connaissance des enjeux géopolitiques. Un modèle autre que vertical - celui du Qatar, de la Russie, de l'Arabie saoudite ou de la Chine - est possible. Si la France réussit à mettre ce modèle en valeur, qui ne repose pas sur la seule volonté d'un chef, il pourrait y avoir un effet de contagion.

On dit que les régimes d'autoritaires auraient une plus forte capacité d'action, mais la France fait partie des pays ayant accueilli en vingt-cinq ans le plus grand nombre de mégaévéments, lesquels se sont bien passés. Je les rappelle : il s'agit des JO d'Albertville, en 1992, de la Coupe du monde de football en 1998, de l'Euro de 2016, de la Coupe du monde de football féminin en 2019, des deux Coupes du monde de rugby en 2007 et en 2023, des prochains JO d'été 2024 et d'hiver 2030, du Tour de France. Nous pouvons être fiers de ce modèle, qu'il faut valoriser davantage.

M. Édouard Courtial. - Vous avez évoqué les boycotts lors des Jeux de Moscou en 1980 et de Los Angeles en 1984, ainsi que la position plus offensive de la Russie, qui organise des jeux parallèles. Quelle est leur résonnance ? Limiteront-ils la diffusion des JO dans les pays participants ?

M. Lukas Aubin. - Il y a trois événements sportifs parallèles : les Jeux du futur en février et mars, les Jeux des Brics, qui commencent aujourd'hui, et les Jeux de l'Amitié à la rentrée - mais ces derniers seront peut-être décalés d'un an. Ces alternatives aux événements du CIO et de la Fifa remontent à l'époque soviétique, aux Spartakiades, sous Lénine et Staline, avant la Seconde Guerre mondiale. Après la guerre, il s'est agi, en intégrant les organes traditionnels, de concurrencer les Américains sur leur propre terrain pour montrer la supériorité du communisme.

C'est en 1984 que les Soviétiques, qui boycottaient les Jeux de Los Angeles, ont créé les Jeux de l'Amitié, que Vladimir Poutine, enfant de l'Union soviétique, réactive aujourd'hui. Il y aura des effets d'annonce : le régime russe revendique 97 pays présents aux jeux des Brics. Toutefois, on ne parle pas d'athlètes de premier plan, parce que le CIO, inquiet de cette concurrence, fait pression contre la Russie et les comités olympiques nationaux et indique aux sportifs concernés que cela pourrait mettre à mal leur participation aux JOP.

Le régime russe recherche l'effet loupe. Pour les Jeux du futur, les autorités russes ont annoncé un milliard de téléspectateurs. En avez-vous entendu parler ? Probablement pas. Mais il s'agit toujours de paraître plus gros que le boeuf, de concurrencer l'Occident. Toutefois, le régime russe s'appuie sur la fracture entre puissances occidentales et non occidentales, illustrée par la répartition des pays sanctionnant la Russie à la suite de la guerre d'agression de l'Ukraine. L'un des premiers alliés de la Russie dans l'organisation de ces compétitions parallèles est la Chine, qui organisera la deuxième édition des Jeux du futur dans deux ans, afin de les pérenniser. Une équipe française y était d'ailleurs présente.

Le dernier risque est celui de la dérégulation du sport, qu'elle soit financière ou en matière de dopage. En effet, les organisateurs de ces jeux promettent des sommes importantes en cas de victoire, et beaucoup d'athlètes, issus notamment de sports secondaires, répondent à ces sirènes. En outre, la Russie ne reconnaît plus l'autorité de l'Agence mondiale antidopage.

M. Jean-Baptiste Guégan. - Il existe un mouvement plus large, lancé par la Chine, de désorganisation de la gouvernance mondiale. Avec la Russie, elle a intérêt à mettre en place des institutions non occidentales, comme la banque asiatique d'investissement pour les infrastructures, qui se positionne systématiquement par rapport aux institutions de Bretton Woods.

Si vous construisez vos propres événements, vous pouvez promouvoir votre modèle et vos valeurs, sans thématiques comme les droits des migrants ou des travailleurs. Si l'Arabie saoudite est aussi férue de sport et d'e-sport, c'est parce que s'y jouent les représentations de demain. Par exemple, la laïcité pose problème pour les organisateurs des JO. L'Iran et l'Arabie saoudite, malgré l'article 50 de la Charte olympique, qui prévoit la neutralité religieuse et politique, ont fait campagne auprès du CIO sur le voile dans les années 1990. Ces acteurs ont l'ambition de promouvoir d'autres modèles de société, concurrents des nôtres.

M. Lukas Aubin. - Les instances actuelles du sport donnent une impression d'inamovibilité, mais le sport n'appartient à personne, ou à tout le monde. Le CIO et la Fifa cherchent à conserver leur monopole, mais cela ne veut pas dire qu'ils y arriveront ad vitam æternam. Les deux ont été créés à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, ce qui est assez récent. Rien ne dit qu'elles dureront encore 100 ans, surtout vu l'instabilité actuelle.

M. Philippe Paul, président. - Je vous remercie de votre présentation et de vos réponses pointues, qui confirment notre impression générale sur ce sujet commun de préoccupation. Le calendrier s'accélère, et les événements récents ajoutent à la tension. Nous partageons votre analyse et serons heureux d'un nouvel échange.

La réunion est close à 11 h 50.