Lundi 27 mai 2024

- Présidence de M. Franck Montaugé, président -

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Audition de M. Jean-Marc Jancovici, Professeur à Mines Paris-PSL

Mme Denise Saint-Pé, vice-présidente. - Je vous souhaite la bienvenue au nom de notre collègue, Franck Montaugé, président de la commission, qui aura un peu de retard et que je supplée. Nous ne sommes que deux sénateurs pour le moment, avec le rapporteur, Vincent Delahaye.

Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de M. Jean-Marc Jancovici, professeur à Mines Paris-PSL.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14, 434-15 du Code pénal, et notamment de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « Je le jure ».

M. Jancovici prête serment.

Le Sénat a constitué le 18 janvier 2024 une commission d'enquête sur la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050. Nos travaux sont centrés sur le présent et sur l'avenir du système électrique. Est-il en capacité de faire face à la demande, d'offrir aux particuliers et aux entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont ses perspectives de développement ?

M. Jancovici, votre notoriété n'est plus à démontrer. Vous avez su imposer un certain nombre de thèmes dans le débat public et vous avez su populariser de nombreux enjeux en lien avec la décarbonation. Nous souhaiterions que vous puissiez nous faire part de votre vision sur l'avenir de l'électrification et, en premier lieu, de l'évolution potentielle de la consommation d'électricité qui, aujourd'hui, semble bien patiner un peu. Les questions de sobriété et d'effacement des consommations, nous intéressent et nous serions heureux de vous entendre sur les meilleurs moyens à utiliser. Vous pourriez nous exposer votre point de vue sur les différents vecteurs d'électrification - le nucléaire, l'hydraulique, l'éolien, le solaire, etc.

S'agissant du nucléaire, pour lequel vous avez pris position, en raison notamment de sa forte intensité de décarbonation, vous pourriez nous dire ce que vous pensez de la relance actuelle de la France avec le programme des EPR2, mais aussi nous faire part de votre analyse sur les réacteurs à neutrons rapides, pour l'instant négligés par la France, mais qui peuvent devenir indispensables face à un risque de raréfaction de l'uranium naturel et de tensions géopolitiques sur cette ressource.

Tels sont les grands thèmes sur lesquels vous serez interrogé. Nous vous proposons de procéder de la façon suivante : vous présenterez votre travail et vos réflexions en 10 minutes maximum. Cette présentation sera suivie par un temps de questions-réponses.

M. Jean-Marc Jancovici. - Je ne sais pas exactement quels angles vous intéressent plus particulièrement et mes propos liminaires seront donc raisonnablement courts.

L'électricité est devenue aujourd'hui indispensable au fonctionnement d'un pays ordinaire, ou du moins d'un pays européen. Au Sénat, vos travaux seraient singulièrement compliqués si vous n'aviez définitivement plus accès à l'électricité. Cet exercice de pensée peut être fait pour n'importe qui, n'importe où : si une suppression durable de l'approvisionnement électrique survenait, le fonctionnement du monde serait extrêmement compliqué. Ceci vaut pour la conservation des aliments, en l'absence de chaîne du froid, pour le système monétaire, puisque l'argent est géré par ordinateurs... L'électricité est devenue absolument indispensable au maintien des fonctions essentielles dans un pays industrialisé. Pour autant, elle ne représente que 20 % de la consommation d'énergie dite finale. Dans le jargon des énergéticiens, deux notions existent : l'énergie primaire, au sens de première, est celle prélevée dans l'environnement (charbon, pétrole, gaz, eau, air, rayonnement solaire, biomasse) tandis que l'énergie finale est celle qui sort sous forme de vecteur énergétique du système énergétique et qui est consommée par les voitures, les avions, les appareils électriques....

L'énergie finale est constituée, dans notre pays comme dans de nombreux pays occidentaux, d'électricité à 20 % et d'autres choses (produits raffinés issus du pétrole et du gaz raffiné, combustibles solides provenant du charbon ou de la biomasse) à 80 %. Sans électricité le fonctionnement du monde occidental serait bouleversé, mais l'électricité ne représente que 20 % de l'approvisionnement énergétique global.

Mme Denise Saint-Pé, vice-présidente. - Nous accueillons le président, je lui cède ma place.

M. Jean-Marc Jancovici. - Cette électricité est produite à 60 % par des combustibles fossiles, ce qui signifie que la production électrique relève avant tout, dans le monde, essentiellement du charbon (35 %) et du gaz (25 %), à 15 % par l'hydroélectricité, à 10 % par le nucléaire qui a enregistré une baisse de sa part relative ces dernières années et pour le reste par les énergies renouvelables nouvelles, vent et soleil.

La situation française est singulière au regard de la situation mondiale ordinaire puisque le nucléaire occupe une place dominante dans notre pays. Cette place du nucléaire est due au fait que la France n'avait effectivement plus de charbon au moment des chocs pétroliers. La vertu climatique française actuelle ne doit pas grand-chose à la clairvoyance climatique, mais est essentiellement un fait du hasard.

Je formulerai une remarque liminaire sur le prix : compte tenu du service qu'elle nous rend, l'électricité est gratuite, quel que soit son prix, en première approximation. En raison de notre dépendance et des services rendus par l'électricité, elle serait toujours gratuite, même si elle était dix fois plus chère, compte tenu de l'avantage qu'elle procure par rapport au fait de ne pas avoir d'électricité du tout. Sans électricité, nous n'avons plus de système monétaire ou de communications. Nous sommes très sensibles à la hausse du prix de l'électricité, mais le prix ne devient pas exorbitant en tant que tel : nous sommes simplement habitués à un prix. Il faut bien insister sur ce point : compte tenu des services qu'elle nous rend, l'énergie en général et l'électricité en particulier ne valent quasiment rien.

M. Vincent Delahaye, rapporteur de la commission d'enquête. - Je vous remercie. Notre commission a vocation à se tourner vers l'avenir : progressivement, nous essayerons d'augmenter la part de l'électricité dans notre consommation d'énergie pour avoir une énergie plus décarbonée globalement. Il existe donc une volonté d'électrifier beaucoup de nos usages : nous sommes déjà très dépendants de l'électricité, mais devrions le devenir encore plus. Nous essayons de déterminer la vitesse de l'impact de cette électrification. La consommation d'électricité devrait augmenter, même si nous observons actuellement plutôt une stagnation, voire un déclin ces dernières années, grâce aux importants efforts de sobriété. Nous nous demandons à quel moment la courbe s'inversera : en avez-vous une idée ? Sommes-nous capables de produire suffisamment d'électricité, si nous électrifions beaucoup et consommons plus d'électricité ? Si la production nucléaire vient d'une carence en charbon lors du premier choc pétrolier en 1974, celle-ci s'est poursuivie. Après 30 ans de nucléaire honteux, l'image du nucléaire a bien changé : les dispositions annoncées par le Président de la République vous semblent-elles suffisantes ? La construction de 6 EPR2 est prévue, ainsi que la construction de 8 autres éventuellement d'ici 2050. Comment voyez-vous l'avenir du nucléaire ? Pensez-vous que nous prenons la bonne direction ? Que pensez-vous de la quatrième génération et des RNR ? Comment voyez-vous la France dans ce redéploiement du nucléaire ?

Il serait également intéressant que vous nous disiez un mot sur l'hydrogène. Que pensez-vous de l'hydrogène ? Beaucoup pensent qu'il s'agit d'une solution miracle : est-ce également votre cas ?

Nous avons le sentiment, ces deux dernières années, que les prix ont évolué de manière très importante, avec le prix du gaz et le coût marginal. Nos compatriotes n'ont pas le sentiment que le prix de l'électricité est gratuit et en font un symbole de leur pouvoir d'achat. Le prix est sans doute faible par rapport à l'utilité du produit. Pensez-vous qu'il s'agit d'un non-sujet ? Nous avons la volonté de diminuer la volatilité dans les prix et de mieux lier le prix et le coût de production, pour stabiliser un peu le prix, dans la mesure où les coûts de production sont relativement stables, même s'ils augmentent un peu. Le prix a baissé dans la production du renouvelable et le prix augmentera sans doute pour la production nucléaire puisque les EPR coûteront sans doute plus cher que les centrales classiques.

Pouvez-vous revenir sur ces éléments ?

M. Jean-Marc Jancovici. - L'hydrogène est une énergie finale : en tant que telle, elle ne résout donc pas les problèmes d'énergie primaire. Ce vecteur énergétique est concurrent du vecteur électrique. Partout où l'hydrogène se trouve en compétition avec l'électricité, ce vecteur énergétique présente un moins bon rendement que l'électricité, particulièrement dans les transports puisque son rendement est alors quatre fois plus faible. Si vous faites de l'hydrogène avec de l'électricité, vous perdez 30 à 40 % au moment de l'électrolyse, puis 20 % au moment de la logistique (compression et stockage) puis encore la moitié dans la pile à combustible du véhicule pour refaire de l'électricité qui va aux roues. Les trois quarts de l'énergie sont donc perdus. Personnellement, je ne vois donc pas l'intérêt de l'hydrogène dans les transports. Le seul intérêt de l'hydrogène vaut pour l'hydrogène comme molécule chimique dans l'industrie pour faire de la réduction du minerai de fer ou de la fabrication d'engrais (ammoniaque), en tant que matière première. Comme vecteur énergétique, l'hydrogène ne présente cependant pas beaucoup d'intérêt. Dans l'aviation, je blague souvent en disant : « l'avion à hydrogène existe déjà : c'est la fusée Ariane », mais ce n'est pas le même prix. Je veux bien parier toutes mes économies que je mourrai sans avoir vu d'aviation commerciale à hydrogène.

M. Vincent Delahaye, rapporteur de la commission d'enquête. - Vous n'êtes pas pro-hydrogène.

M. Jean-Marc Jancovici. - Je n'y crois pas. L'hydrogène est un matériau qui a une très forte densité par unité de poids, raison pour laquelle elle est utilisée dans le spatial puisqu'un lanceur doit s'arracher à la gravitation terrestre, mais a une très mauvaise densité énergétique par unité de volume. Pour un avion, le réservoir devrait être très grand pour l'hydrogène, à un coût totalement prohibitif. La manutention de l'hydrogène liquide crée des problèmes très complexes puisque l'hydrogène est liquide à quelques degrés Kelvin, à des températures extrêmement basses. Arrêter et redémarrer un moteur à hydrogène est également très compliqué. Les problèmes semblent insurmontables.

M. Vincent Delahaye, rapporteur de la commission d'enquête. - L'hydrogène était évoqué pour stocker de l'électricité.

M. Jean-Marc Jancovici. - Pour stocker de l'électricité, vous divisez par quatre la quantité d'énergie entre l'électricité initiale et l'électricité restituée en sortie de stockage : le rendement est très mauvais.

Votre première question portait sur la consommation d'électricité : je ne sais pas si la consommation augmentera ou baissera. Historiquement, dans les séries passées, la corrélation entre la consommation électrique mondiale et le PIB mondial est une droite parfaite. Si un autre facteur limitant que l'électricité s'applique au système économique, comme le pétrole ou des minerais, l'économie ne grossit pas vite ou diminue et la quantité d'électricité consommée fait de même. Si vous considérez l'économie comme un système physique de transformation, si l'électricité est le seul facteur limitant, alors l'économie peut grossir à mesure que plus d'électricité est produite. Si l'électricité n'est pas le premier facteur limitant, l'économie peut être limitée pour une autre raison. Je pense que l'économie est limitée en Europe pour une raison d'approvisionnement en hydrocarbures, limité pour des raisons géologiques : de ce fait, l'activité économique européenne, ou l'activité physique, ne croît plus. Pour regarder l'activité économique sous l'angle physique, je retiens l'indicateur relatif aux tonnes chargées dans les camions, et non le PIB : cet indicateur baisse depuis 2007 en tendance. Un autre indicateur intéressant est le nombre de mètres carrés construits dans l'année, indicateur qui baisse en tendance depuis 2007. 2007 n'est pas un hasard.

M. Vincent Delahaye, rapporteur de la commission d'enquête. - Pourquoi dites-vous que 2007 n'est pas un hasard ?

M. Jean-Marc Jancovici. - Le pic de production du pétrole conventionnel dans le monde a été atteint en 2006 : depuis 2007, l'approvisionnement européen est contraint à la baisse pour des raisons géologiques, sur le pétrole à cause du pic de production du pétrole conventionnel - puisque le shale oil (pétrole de schiste) a surtout réapprovisionné les Etats-Unis -, mais aussi sur le gaz puisque le pic de production de la mer du Nord est survenu en 2005 et que le gaz est une énergie régionale, nonobstant le GNL qui se développe actuellement. A partir du moment où l'offre régionale baisse fortement, la consommation baisse. La consommation de gaz croissait et s'est mise à décroître, avec une inversion datée de 2005. Concernant le charbon, l'approvisionnement européen décline depuis les années 1950 puisque l'Europe a exploité son charbon il y a plusieurs siècles : le pic de production a été atteint en Grande-Bretagne en 1913. Depuis le milieu des années 1950, la production décline en Europe : comme le charbon est un pondéreux solide, le commerce international n'est pas simple puisqu'il faut avoir des mines et des centrales électriques ou hauts fourneaux en bord d'eau. Quand la production dans un pays commence à décliner de manière significative, sa consommation décline également, sauf pour les petits pays très bien connectés par voie d'eau. La consommation de charbon décline donc en Europe depuis le milieu des années 1950, à une période où le climat n'était absolument pas un sujet.

Le charbon décline, le gaz décline, le pétrole décline, pour des raisons d'approvisionnement. Le nucléaire a décliné pour des raisons de politique intérieure. L'hydroélectricité n'augmente pas pour des raisons climatiques puisque les précipitations n'augmentent pas, voire diminuent un peu dans le sud de l'Europe. Depuis des décennies, l'hydroélectricité est constante. Le développement des nouvelles énergies renouvelables ne compense pas le déclin des sources historiques. L'approvisionnement européen décline donc depuis 2007. Les indicateurs physiques de l'économie en Europe déclinent depuis 2007.

Dans la vision que j'ai, l'économie est limitée par son approvisionnement en hydrocarbures et consomme plutôt moins d'électricité, à structure identique, sans électrification des transports et des logements.

A l'avenir, deux chevaux feront la course. Le premier est celui de la taille de l'économie : personnellement, je ne vois pas de raison majeure pour laquelle l'économie physique repartirait à la hausse en Europe. L'économie physique continuera à s'éroder doucement. Le second est celui de la vitesse à laquelle des usages aujourd'hui non électrifiés se convertissent à l'électricité. Je ne sais pas lequel des deux gagnera : si c'est celui de l'électrification, l'électricité repart à la hausse ; si c'est celui de l'économie, l'électricité ne repart pas à la hausse. Je ne sais pas répondre à cette question. Je sais vous dire ce qu'il faut tenter et les contraires qu'il faut marier, mais je ne sais pas vous dire ce qui se passera.

Est-ce que cette électricité pourrait être produite ? Dans les modes de production à disposition actuellement en Europe, nous ne produisons quasiment plus d'électricité avec du pétrole, sauf de manière marginale. Nous produisons encore de l'électricité avec du gaz, mais les événements récents nous ont montré qu'il pouvait être problématique d'avoir du gaz. Devant vos collègues, lors d'une commission d'enquête en 2012, j'avais rappelé que les renouvelables non pilotables fonctionnaient avec des centrales à gaz qui ne pouvaient être opérées qu'en ayant du gaz, alors qu'une partie du gaz venait des Russes et que les Russes pouvaient prendre des décisions imprévisibles. C'était en 2012 : il ne fallait pas être grand clerc, mais simplement regarder la situation. Pourrions-nous à l'avenir produire de plus en plus d'électricité avec du gaz, quand bien même nous serions indifférents aux politiques climatiques ? Ce n'est pas sûr. Le gaz ne se transporte pas si facilement sur de longues distances : un train de liquéfaction est long à construire et les terminaux de regazéification doivent pouvoir être installés. Nous pouvons en produire avec du biogaz, ce que font les Allemands qui ont installé des méthaniseurs partout, pour produire une partie de leur électricité au biogaz. Cette part est aussi importante en Allemagne que le solaire. Pour cela, les Allemands ont dû mettre un million d'hectares en culture, avec du maïs fourrage partout pour nourrir les méthaniseurs, et non les animaux. L'électricité peut également être produite avec du nucléaire, ce que nous faisons, avec du charbon - les Allemands et les Polonais ont encore des centrales à lignite. Cette énergie est plutôt en déclin ailleurs en Europe, puisque le charbon est importé. Enfin, l'électricité peut être produite avec du solaire et de l'éolien.

Figurent dans les modes de production décarbonés les énergies renouvelables, l'hydraulique et le ou les nucléaires. Au sein des énergies renouvelables, il convient de distinguer les énergies renouvelables pilotables (biogaz et hydraulique) et celles qui ne le sont pas (éolien et solaire). L'énergie pilotable ne pose pas de problème d'intégration dans le réseau puisque l'électricité est ordinaire, produite à la demande : tout un réseau peut être alimenté grâce aux barrages, si vous avez suffisamment de barrages, ce que fait la Norvège, pour 4 millions d'habitants. Les Norvégiens consomment deux fois plus d'électricité par personne que les Français. Le réseau est alors parfaitement flexible. La Suède a également une très grande part d'hydroélectricité, grâce à la surface du pays (350 000 kilomètres carrés) et du nombre d'habitants (10 millions) ainsi que la Finlande et l'Autriche. Tous ces pays sont faiblement peuplés tout en ayant une grande quantité de montagnes. En France, nous ne pouvons équiper beaucoup plus de sites en hydroélectricité pure.

L'électricité renouvelable non pilotable (éolien et solaire) peut être produite essentiellement quand le besoin existe, ce qui fonctionne par exemple pour la climatisation et le solaire puisque les climatiseurs fonctionnent quand il fait très chaud et que beaucoup d'électricité solaire est produite. Les usages correspondent alors assez bien. Si vous pouvez recharger les voitures électriques au pic solaire, les usages peuvent également correspondre, même si, actuellement, nous rechargeons les véhicules plutôt la nuit. En revanche, si les usages sont décalés dans le temps avec la production, cela pose problème. Le parc solaire installé en Europe commence à être suffisamment important pour que, certains jours, la puissance solaire injectée sur le réseau dépasse les usages et les capacités de stockage : il faut alors écrêter la production solaire, ce qui vient après les prix négatifs. Les décalages dans le temps à quelques mois peuvent également être problématiques : en France, la consommation d'électricité est maximale l'hiver, alors que c'est l'été dans d'autres pays, comme le Japon. Si la production électrique est plus importante l'été que l'hiver alors que la consommation est plus importante l'hiver que l'été, un problème de stockage intersaisonnier se pose, très difficile à assurer puisqu'il excède les durées typiques de stockage dans les stations de pompage (de la journée à la semaine), mais aussi des batteries. Ce sujet est celui sur lequel des incertitudes existent pour les systèmes à forte pénétration de solaire et d'éolien. Construire une installation solaire ou éolienne est simple et rapide, ce qui n'est pas le cas de la construction du réseau complet. Pour le nucléaire, la situation est inverse : construire une installation est compliqué, mais le fonctionnement du réseau est simple.

Deux types de nucléaire existent : le nucléaire à fission et le nucléaire à fusion. Le nucléaire à fission part d'une réalité physique : quand un gros noyau est cassé, les sous-ensembles sont plus stables et de l'énergie est récupérée au passage. La fusion consiste à l'inverse à agréger de petits noyaux pour former un plus gros noyau, plus stable, en récupérant de l'énergie. La fusion industrielle n'est pas pour maintenant : nous sommes encore à un siècle d'avoir un système opérationnel. ITER a comme objet de faire réaction de fusion de quelques minutes pour libérer un peu plus d'énergie que l'énergie utilisée pour chauffer la matière à quelques dizaines de millions de degrés, ce qui est nécessaire pour que les particules chargées positivement, que sont les noyaux d'hydrogène, aillent suffisamment vite pour fusionner en arrivant à vaincre la répulsion électrostatique. ITER doit vaincre avec l'énergie cinétique des noyaux cette énergie de répulsion électrostatique, ce qui suppose que les noyaux aillent très vite et requiert une agitation thermique extrêmement élevée. Ce procédé est très éloigné d'un réacteur électrogène à fusion qui doit durer des milliers d'heures, en étant stable, avec un mécanisme convertissant l'énergie de la fusion en électricité, récupérée sous forme de neutrons de très haute énergie. Ce dispositif électrogène permettant de faire de l'électricité n'existe pas pour le moment. Une tête de série pourrait être envisagée sur ITER d'ici 2100 : il ne faut donc pas compter sur ce dispositif pour atteindre la neutralité carbone.

La seule fission actuellement exploitée dans le monde est la fission de l'uranium 235 qui est le seul atome fissile qui soit naturellement à notre disposition sur Terre. Nous avons également sur Terre des atomes dits fertiles, qui deviennent fissiles en mangeant un neutron : c'est le cas de l'uranium 238 qui se transforme ensuite en plutonium 239, fissile, et du thorium 232 qui se transforme ensuite en uranium 233, fissile. Ces atomes ne sont pas fissiles à l'état naturel, contrairement à l'uranium 235. L'énergie nucléaire exploitée en France est similaire à celle exploitée dans la quasi-totalité du monde, avec des réacteurs à eau pressurisée : l'eau est maintenue suffisamment fortement sous pression pour qu'elle atteigne des températures qui dépassent de très loin les 100°C sans se mettre à bouillir. Les réacteurs de Fukushima relevaient d'un concept différent, à eau bouillante, avec un seul circuit au lieu de deux en France (circuit primaire et circuit secondaire). L'énergie nucléaire est exploitée en France avec des réacteurs dits de 2e génération. Il convient de rappeler que les deux seuls accidents de réacteurs à eau pressurisés ou à eau bouillante (Fukushima et Three Mile Island) n'ont fait aucun mort à cause d'un quelconque surplus de radiation dégagé dans l'environnement. Le concept est très différent de celui de Tchernobyl.

Construire un réacteur est long, mais construire un réseau électrique avec des réacteurs est simple. Quel est le meilleur pari entre renouvelable, nucléaire et un mix des deux ? Il est facile de rajouter des éoliennes ou des panneaux solaires, techniquement, mais personne n'a actuellement à grande échelle un réseau alimenté complètement par des énergies renouvelables non pilotables, particulièrement aux moyennes latitudes, avec une alternance de saisons très contrastées. Le mix entre nucléaire et énergies renouvelables constitue une option : certains suggèrent de prévoir de grosses stations de pompage, par exemple dans le lac Léman, en noyant les vallées au-dessus. Pour déployer rapidement des modes non pilotables sans rencontrer de problèmes d'intermittence induite dans le réseau, la solution est sans doute pertinente. Si la cadence s'accélère sur le nucléaire, il convient que la population soit plus sensible au risque de ne pas avoir d'électricité qu'au risque de l'objet. Aujourd'hui, le risque de l'objet est jugé tellement important qu'il faut construire des objets complexes, chers et longs à construire. L'EPR a été long à construire en France, mais aussi à Taishan, à Olkiluoto et à Hinkley Point. Le design est franco-allemand, avec quatre trains de sûreté : le système a été rendu extrêmement compliqué et, dans ce modèle, le mieux est l'ennemi du bien. Si l'augmentation rapide des capacités nucléaires françaises constitue le sujet principal, une des options consiste peut-être à laisser l'EPR au placard pour le moment et à construire les modèles qui fonctionnent actuellement et sont plus simples.

M. Vincent Delahaye, rapporteur de la commission d'enquête. - Aux normes de sécurité de l'époque ou aux normes actuelles ?

M. Jean-Marc Jancovici. - Les normes de sécurité en France sont conformes à l'état de l'art : les nouvelles centrales devraient donc être construites selon ces normes, améliorées depuis la construction. Si l'augmentation rapide de la capacité nucléaire française constitue aujourd'hui un véritable sujet, je ne sais pas si les EPR sont la meilleure solution. Le débat technique est compliqué. Cette question se pose en tout cas, selon moi, dans un contexte qui n'est plus celui d'il y a trente ans. Après vingt ans de nucléaire honteux, les débats sur le nucléaire sont devenus sensibles, même si l'opinion publique accepte clairement mieux le nucléaire depuis deux ans, en France comme partout en Europe. Partout en Europe, le nucléaire a gagné 15 à 20 points de sentiment positif, ce qui est, selon moi, une conséquence directe de la guerre en Ukraine.

M. Vincent Delahaye, rapporteur de la commission d'enquête. - Que pensez-vous de la prolongation des réacteurs actuels ?

M. Jean-Marc Jancovici. - Elle doit être autorisée, dans tous les cas de figure, tant que les réacteurs tiennent. Je sais qu'il est compliqué de changer une pièce dans un réacteur, à savoir la cuve : tout le reste se change. Au moment de la fermeture de Fessenheim, ses équipements étaient très modernes, à part la cuve. Le vieillissement n'intervient que sur les pièces qu'il est impossible de changer, à savoir la cuve. En termes de disponibilité et de coût, la meilleure option consiste à prolonger les réacteurs existants.

Des conflits d'objectifs se posent toutefois puisque le développement d'énergies non pilotables conduit à moduler plus fortement les réacteurs nucléaires.

M. Vincent Delahaye, rapporteur de la commission d'enquête. - Les Américains ne procèdent pas ainsi.

M. Jean-Marc Jancovici. - Non, mais le nucléaire ne représente que 20 % de la production d'électricité : la modulation survient donc au-dessus du nucléaire. Les réacteurs américains fonctionnent donc avec un facteur de charge de 90 %, puisqu'ils ne modulent pas, alors que nos réacteurs fonctionnent avec un facteur de charge inférieur puisque nous modulons et que les travaux que nous engageons sont plus importants. Aux Etats-Unis, la philosophie de sûreté diffère : à tout instant, les réacteurs doivent être conformes au design d'origine, alors qu'en France, les réacteurs doivent être conformes à l'état de l'art. Des travaux d'amélioration sont donc programmés, diminuant le facteur de charge des réacteurs.

En France, la modulation est importante et les réacteurs vieillissent un peu plus vite.

M. Vincent Delahaye, rapporteur de la commission d'enquête. - Cela est-il démontré ?

M. Jean-Marc Jancovici. - Oui.

M. Franck Montaugé, président. - Tout le monde n'est pas d'accord sur le sujet.

M. Jean-Marc Jancovici. - Je ne parle pas de la cuve, mais des équipements.

Selon moi, il convient d'aller le plus rapidement possible vers la quatrième génération. À l'échelle mondiale, la puissance installée des centrales à charbon représente entre 2 200 et 2 400 GW. Pour que le nucléaire joue un rôle significatif dans la substitution de ces 2 200 GW de ces centrales à charbon, il faudrait multiplier le parc nucléaire actuel par un facteur de plusieurs dizaines. Pour que cela dure quelques siècles, l'uranium 235 ne suffit pas. Pour que le nucléaire soit une énergie significative dans le monde - sachant qu'aujourd'hui le nucléaire représente 10 % de l'électricité et 2 % des usages finaux - il ne faut pas avoir de facteur limitant sur le combustible nucléaire, ce qui requiert de passer le plus rapidement possible à la quatrième génération. Sur le nucléaire, il convient, selon moi, de prolonger les nucléaires actuels aussi longtemps que possible en ajoutant des EPR pour faire la jonction tout en démarrant dès que possible, en programme fast track, un programme de 4e génération qu'il serait pertinent de loger dans le cadre de l'alliance pour le nucléaire, initiée par Mme Pannier-Runacher. Ce programme relèverait d'une coopération restreinte. J'ai déjà promu cette idée il y a plus de dix ans auprès de l'administrateur général du CEA. Chaque pays intéressé investirait quelques milliards d'euros, pour réunir 30 à 40 milliards d'euros, en choisissant trois à quatre designs de nucléaire : pour chaque design, il conviendrait de construire deux prototypes en Europe, les pays assumant la maîtrise d'ouvrage. Nous avons déjà des idées claires sur une partie du design, même si des points restent à relever, notamment sur l'épuration en continu des déchets. En procédant ainsi, nous pourrions retrouver une capacité à déployer des réacteurs d'ici une vingtaine d'années. Cette tactique me semble pertinente. Les EnR, complexes à déployer et gourmandes en emplacements, seraient alors utilisées en appoint puisque nous n'avons aucun intérêt économique à arrêter les réacteurs dont les coûts sont fixes. Tel est le système dans lequel je voudrais me projeter. Dans la construction des réacteurs, il conviendrait d'obtenir rapidement un consensus avec la population sur le fait que les précautions sont suffisamment nombreuses, voire trop nombreuses. L'un des points bloquants relève de l'absence de culture de gestion du risque dans les débats publics et la difficulté à débattre publiquement de l'arbitrage entre les risques. Le débat récent des Européennes n'ajoute pas de la sérénité.

M. Vincent Delahaye, rapporteur de la commission d'enquête. - Je vous remercie pour toutes ces précisions. Que pensez-vous du multirecyclage des déchets, notamment versus l'utilisation du plutonium ?

M. Jean-Marc Jancovici. - Parlez-vous du MOX ? Le MOX n'est pas du multirecyclage, mais du recyclage unique.

M. Vincent Delahaye, rapporteur de la commission d'enquête. - C'est un projet : les éléments encore fissiles présents dans le combustible issu du MOX pourraient être réutilisés plusieurs fois.

M. Jean-Marc Jancovici. - Je n'ai pas regardé cette question technique.

M. Vincent Delahaye, rapporteur de la commission d'enquête. - Nous avons l'impression que ce multirecyclage peut venir en contradiction avec le développement d'une quatrième génération et l'utilisation du plutonium.

M. Jean-Marc Jancovici. - Dans le multirecyclage des déchets, je suppose que vous récupérez le plutonium.

M. Vincent Delahaye, rapporteur de la commission d'enquête. - Une partie est perdue à chaque fois. Que pensez-vous du petit nucléaire (SMR) ?

M. Jean-Marc Jancovici. - L'idée consiste à industrialiser, à l'amont du site, la fabrication d'un certain nombre de composants ou de blocs complets pour être plus rapide lors de l'installation sur site. Je n'ai pas les idées claires à ce sujet, puisque nous ne disposons pas du retour d'expérience confirmant la théorie. Il est question de 1 GW de puissance par an, ce qui est très en deçà du plan Messner (5 GW par an) et de ce qu'il faudrait faire pour que le nucléaire joue un rôle significatif avec l'électrification des usages.

La France consomme actuellement 1 600 TWh d'énergie finale. En considérant que nous importons la plupart de nos biens, l'énergie alimentant le mode de vie d'un Français est toutefois plutôt de 2 500 TWh par an. Dans un contexte de réindustrialisation et de décarbonation simultanées, le besoin serait de 2 500 TWh, alors que le nucléaire en produit actuellement moins de 400 TWh. En électrifiant les transports, vous gagnez un facteur de trois à quatre, soit 300 TWh d'efficacité. Il en est de même en électrifiant le chauffage. Même avec un développement rapide des modes électriques décarbonés et avec une électrification rapide des usages, nous ne pourrons pas éviter une grande démarche de sobriété, surtout si nous souhaitons réindustrialiser. Je disais en plaisantant il y a une dizaine d'années que j'étais un décroissantiste pronucléaire, mais je pense vraiment que nous n'éviterons pas une contraction très forte des usages. Une bonne voiture électrique est un vélo électrique et le très bon avion du futur n'est pas un avion à hydrogène, mais un train. Même en accélérant fortement le nucléaire ou les EnR décarbonées, nous devrons diminuer très fortement l'énergie nécessaire à nos modes de vie, chez nous ou utilisée à l'étranger.

Votre dernière question portait sur les prix et les coûts. Dans un système basé sur un marché ouvert, pour ne pas dire libéralisé, vous pouvez n'avoir qu'un très lointain rapport entre les prix et les coûts. Le coût de production marginal fait le prix du marché, sans rapport avec les coûts réels de production du parc. Je n'ai donc aucune idée de ce que seront les prix : ils dépendront notamment du retour vers un système de prix régulé ou encadré ou du maintien d'un prix de marché.

Pour les modes utilisant des combustibles fossiles, le coût dépend de celui du combustible fossile. Les modes décarbonés fonctionnent à coût fixe puisque le vent, le soleil sont gratuits et que le combustible nucléaire est quasiment gratuit. Pour ces modes, vous payez le banquier et l'entreprise qui a construit l'installation. Si vous prenez un dispositif de production d'électricité décarbonée et que l'engin coûte 10 milliards d'euros à construire, en passant le coût du capital de 2 à 10 %, vous augmentez de 90 milliards d'euros les frais financiers sur la durée de vie de l'installation. Ces modes décarbonés à durée de vie longue sont par essence des modes qui doivent bénéficier d'un accès aux financements dans un cadre public ou garanti par le public. Pour les modes décarbonés, le prix de l'argent pour accéder au capital est donc essentiel. De ce point de vue, la renationalisation d'EDF constitue une excellente chose puisqu'elle diminuera les intérêts intercalaires et donc le coût du MWh. Même avec un nucléaire qui coûte extrêmement cher à construire, comme à Hinkley Point, si les Anglais avaient emprunté à 2 % et non à 10 %, le MWh sortirait, même avec les retards, bien en dessous de 100 euros du MWh, autour de 50 ou 60 euros. Si vous connaissez le coût de construction et le prix de l'argent, vous disposez d'une très forte visibilité sur le coût de production sur la durée de vie de l'infrastructure, ce qui n'est pas le cas des combustibles fossiles. Ceci vaut pour les installations solaires et éoliennes, pour les barrages et pour le nucléaire. Comme les installations sont à coût fixe, il convient d'éviter la modulation délibérée d'un point de vue économique.

En matière de durabilité, le système doit pouvoir être reconstruit : or, les coûts de construction actuels ne présagent en rien des coûts de reconstruction dans 20, 40 ou 60 ans. Le coût d'installation d'une éolienne ou d'un panneau solaire a ainsi considérablement diminué au cours des dernières décennies, ce qui est dû à la productivité industrielle amenée par les combustibles fossiles. Une éolienne est un produit industriel ordinaire : à partir du moment où elles sont construites à grande échelle, les coûts diminuent. Ces produits ont en outre bénéficié de la mondialisation : plus de 90 % des cellules solaires sont actuellement fabriquées en Chine.

La mondialisation fonctionne grâce aux portes-containers et aux camions, et donc au pétrole. Dans un monde avec beaucoup moins d'hydrocarbures, l'économie sera démondialisée. Les coûts de production des objets industriels pourraient alors augmenter. L'évolution des coûts de construction actuels au cours des 10 ou 20 dernières années ne peuvent être prédictifs de coûts de reconstruction dans 50 ans. Ceci vaut pour les centrales nucléaires et les éoliennes et comme pour les t-shirts, les voitures ou les machines à laver.

M. Franck Montaugé, président. - Voyez-vous un intérêt, dans le contexte actuel, à ce que l'énergie qui est utilisée pour définir le prix marginal sur le marché spot soit complètement décarbonée ? Ce sujet me semble important pour construire des prix reflétant la composition du mix de production énergétique national.

Dans la démarche du Shift Project, une part importante est laissée au pétrole dans la consommation d'énergie finale, à 150 TWh. Cela signifie-t-il que des pans de l'industrie ne peuvent fonctionner sans pétrole ? Est-il alors nécessaire de mettre en oeuvre des techniques de captation et de stockage de carbone ? Quel regard portez-vous sur ces techniques ?

Dans la démarche du Shift Project, vous décrivez un programme de transformation de l'économie française. Quel regard portez-vous sur la manière dont les processus de planification sont actuellement déployés dans notre pays ?

Enfin, j'ai lu avec intérêt la BD tirée de votre livre : à la fin de cet ouvrage, vous évoquez la lutte entre le striatum et le cortex préfrontal qui renvoie à notre rapport à la satisfaction et à la consommation. Avez-vous des propositions par rapport à cela ? Je sais que vous en avez une que vous nommez le contraire de l'écologie punitive.

M. Jean-Marc Jancovici. - Sur la centrale marginale, je suis bien plus radical : je pense que le système de marché actuellement pratiqué est monstrueusement créateur de volatilité et devrait quasiment être supprimé. Un précédent système valait en France, avec un système de prix encadrés dans lequel le prix reflétait la moyenne des coûts de production, par plage horaire. Je serai partisan à un retour de cela pour l'essentiel du système.

M. Franck Montaugé, président. - Nous sommes dans un contexte européen.

M. Jean-Marc Jancovici. - Le système est aux mailles de l'interconnexion réelle : cette dernière est réelle pour la fréquence, mais pas pour les volumes.

M. Franck Montaugé, président. - Des principes de concurrence et de libre marché s'appliquent.

M. Jean-Marc Jancovici. - Quand la Commission européenne a décidé que l'électricité était un bien ordinaire, elle s'est considérablement trompée. Ce bien n'est pas un bien ordinaire puisqu'il n'est pas substituable. Une erreur fondamentale d'appréciation de ce qu'est l'électricité a été commise quand le marché a été instauré. Je suis partisan d'un détricotage significatif du système et d'une vision repartant de la physique.

La CCS (captation et stockage du carbone) ne s'applique pas vraiment aux usages du pétrole qui sert de matière première à la physique organique, avec des éléments lourds et légers qui sortent d'une raffinerie, dont le naphta qui sert à faire du plastique et des fibres synthétiques. Sur ces éléments, il n'existe pas de sujet de CCS. Le reste sera majoritairement brûlé sous forme de carburant pour des engins de transport (fioul, diesel, essence et jet fioul). L'essentiel du pétrole est donc brûlé dans des sources mobiles avec du CO2 émis de façon diffuse. La CCS est conçue pour des sources concentrées et fixes de CO2 : si elle doit s'appliquer, ce sera pour le charbon et pour le gaz. Cette CCS ne concerne jamais 100 % des émissions de CO2 : 10 à 15 % restent toujours non captées. Par ailleurs, la CCS s'accompagne d'une pénalité énergétique puisque la fumée, épurée de ses poussières, entre en contact avec des amines : le CO2 est absorbé par des amines qui opèrent une réaction chimique réversible. La réversibilité s'obtient en chauffant les amines pour récupérer le CO2, le compresser et l'enfouir. Ce processus requiert entre 20 et 30 % de l'énergie primaire du site. La pénalité énergétique n'est donc pas négligeable.

La planification a toujours eu lieu dans notre pays, à des degrés variables. Lors de la Reconstruction, une planification extrêmement forte est née des nécessités du moment et de la cogestion avec les communistes, fruit de la Résistance. Notre tradition jacobine et centralisatrice s'accommode très bien de la vision à long terme de l'État. Nous avons toujours eu une planification, par exemple sur l'urbanisme ou les transports. Après quelques années de mondialisation libérale, nous avons eu tendance à en faire de moins en moins. Quand la situation est bonne, les horizons de temps se raccourcissent. Nous redécouvrons actuellement la vertu des horizons de temps plus longs et la nécessité de planifier pour gérer ex ante les effets d'éviction : sans planification, le marché gère les effets d'éviction qui peuvent être particulièrement violents. Comme nous redécouvrons ce processus, cela ne va pas sans complexités, frictions ou apprentissages. Je ne connais pas suffisamment ce qui se passe dans les collectivités locales pour me prononcer sur le sujet. Si je regarde le secrétariat à la planification écologique mis en place, je constate qu'il avait l'air plus en cour au moment de son installation par Elisabeth Borne qu'il ne semble l'être actuellement puisque Monsieur Attal n'a pas l'air de manifester une attirance particulière pour de tels sujets.

M. Franck Montaugé, président. - Je le crois aussi.

M. Jean-Marc Jancovici. - Nous avons carboné notre économie pendant deux siècles, puisque cela correspondait aux envies profondes des bipèdes que nous sommes. Dans le Monde sans fin, nous avons illustré l'envie biologique sous la forme du striatum : la quasi-totalité des êtres vivants veut économiser au maximum ses réserves d'énergie pour faire face à l'alimentation aléatoire et au danger, dans le cadre de la survie. Nous accumulons autant de réserves possibles pour faire face à des périodes où nous n'aurions pas à manger et que cela permet de faire face à un danger. Dans nos civilisations, nous avons également besoin d'accumuler des réserves pour la période où rien ne pousse pour passer l'hiver. Des millénaires ont fait de nous des animaux paresseux et accumulatifs par nature, ce que les ressources fossiles nous ont amené. Nous sommes en outre des animaux sociaux : nous vivons en groupe et les éléments de statut sont importants, comme marqueurs de notre place dans la hiérarchie qui nous confère des avantages. Ces éléments de statut sont moteurs pour le comportement humain. Avec les combustibles fossiles, chacun a pu augmenter son statut.

Le travail que nous devons accomplir sur nous-mêmes concerne les signes statutaires. À certaines époques, la considération du groupe n'était pas nécessairement liée à des éléments monétaires ou matériels. Le clergé était reconnu, sans lien avec ses possessions matérielles, du moins en théorie. L'auteur Sébastien Bohler a écrit un livre sur le striatum auquel il impute nos comportements animaux et notre envie d'accumulation, puis un deuxième livre « Où est le sens ? » qui montre que nous avons besoin de sens, à savoir d'habitudes et d'engagement. Il nous faudra trouver du sens et de la satisfaction, puisque nous avançons grâce à des sentiments positifs, dans des choses compatibles avec la sobriété. Ce travail ne sera pas simple : il ne relève absolument pas des ingénieurs ou des scientifiques, mais d'autres débats. La religion a longtemps occupé cette place dans de nombreux pays, mais ne l'occupe plus dans les pays occidentaux. Je ne dis pas qu'il faut retrouver un fait religieux, mais ça y ressemble : il faut trouver quelque chose qui fait sens pour les individus, sans être matériel, et permet de faire société, sans course à l'accumulation. Ce travail est certainement aussi important que le débat sur les éoliennes ou le nucléaire. Aucune marge de manoeuvre technique ne résoudra notre problème tant que nous avons cette envie d'accumulation sans limite dont nous ne parvenons pas à nous débarrasser.

M. Franck Montaugé, président. - Estimez-vous que ce débat s'esquisse ?

M. Jean-Marc Jancovici. - Dans certains groupes, certains comportements sont valorisés : manger différemment, faire du vélo, passer ses vacances différemment. Ces émergences surviennent plutôt chez des personnes privilégiées ou chez les jeunes. Ces émergences ne sont pas encore structurées.

Mme Denise Saint-Pé, vice-présidente. - Le débat est très intéressant. Je vous remercie, monsieur le Professeur, pour votre exposé. Je voulais connaître votre vision entre prix régulé et prix de marché, mais vous y avez répondu. Quelle est votre analyse sur les coûts démentiels - selon moi - de Hinkley Point ?

M. Jean-Marc Jancovici. - Je suis favorable à un système de prix largement régulé : dans les faits, de plus en plus de contrats de long terme sont passés entre les producteurs et les consommateurs.

Mme Denise Saint-Pé, vice-présidente. - Ce sont surtout les entreprises.

M. Jean-Marc Jancovici. - Effectivement. La volatilité des prix n'arrange pas les entreprises, surtout pour l'industrie de base qui est électro-intensive (chimie, scierie, cimenterie...). Des industriels réclament déjà des prix régulés. Les particuliers n'ont pas la puissance de le faire, mais la stabilité des prix correspond à un souhait d'une large partie des consommateurs.

Les coûts démentiels de Hinkley Point sont liés au coût du capital, de 10 %. Hinkley Point a rencontré un double problème. Le premier concerne l'allongement des délais de construction, puisqu'il s'agit à nouveau d'une tête de série et qu'EDF a dû s'adapter une nouvelle fois aux particularités locales. Le coût a surtout augmenté à cause des intérêts intercalaires et du coût du capital : si l'opération avait été directement financée par l'État britannique, alors que les taux d'intérêt étaient nuls, le coût du MWh serait deux à trois fois moins cher. Je rappelle qu'au regard du service qu'elle rend, l'électricité ne coûte rien.

M. Vincent Delahaye, rapporteur de la commission d'enquête. - Que pouvez-vous dire par rapport au prix du carbone ? Fonctionne-t-il bien ? Devrait-il être amélioré ?

M. Jean-Marc Jancovici. - Le marché du carbone fonctionne initialement par un système de tickets de rationnement négociables. Le système des quotas vise à gérer les quantités. L'idée initiale consistait à rationner progressivement les émissions mises à disposition des sites émettant beaucoup. Si les émissions d'un site étaient inférieures au crédit octroyé, elles pouvaient être vendues à un autre site. Le marché devait permettre des ajustements entre sites assujettis. Le système a ensuite été complexifié et les sites ont obtenu des quotas gratuits. La taxe carbone aux frontières vise à inclure, dans le système de quotas, les importateurs des produits. Limiter par les quantités garantit normalement le résultat sur le volume total d'émissions, mais ne permet en revanche pas de prévoir les prix. Comme les prix ne sont pas prévisibles, les acteurs ne savent pas s'ils ont intérêt à investir pour la tonne marginale ou à l'acheter sur le marché. Tant que l'industriel ne sait pas où se trouve son intérêt, il attend. Un amendement avait été proposé, porté au niveau européen, visant à ce que les quotas mis aux enchères le soient avec un prix de réserve qui aurait crû au fil du temps, garantissant aux industriels un prix minimum, ce qui aurait permis de quantifier les investissements rentables. Nous avions proposé que, comme corollaire, l'amende pour excès d'émission soit également croissante au cours du temps, ce qui permettait de savoir que le prix de marché du quota se situait entre le prix de réserve de la vente aux enchères et l'amende, limitant la volatilité tout en rendant le prix de l'effort prévisible. Cet amendement avait été proposé, mais n'a pas été mis en oeuvre. Je persiste à penser qu'une telle mesure serait pertinente.

M. Vincent Delahaye, rapporteur de la commission d'enquête. - Pensez-vous que le niveau du carbone est un moyen de pilotage fondamental ?

M. Jean-Marc Jancovici. - Pour les industriels, oui, mais pas pour les particuliers. La taxe carbone est un instrument lent. Auprès des industriels, si les règles du jeu changent sur les prix, ils calculeront l'intérêt des investissements. La taxe carbone dans le domaine industriel peut être un outil très puissant : les Anglais ont décarboné leur électricité bien plus vite que les Allemands, passant du charbon au gaz, avec une taxe carbone sur la production électrique. Le particulier n'a en revanche pas les moyens d'embaucher des consultants et a une capacité d'anticipation plus faible : il faut alors une taxe qui augmente très lentement, ce qui est antinomique avec la résolution rapide du problème et crée un autre problème. Avec le principe de non-affectation des recettes budgétaires, vous contribuez à créer une recette significative sur une assiette large. Or, pour éviter un piège pour l'État, la taxe carbone ne doit être affectée qu'à la décarbonation de l'économie : quand les émissions disparaissent, la taxe disparaît également, ainsi que les besoins.

Pour les particuliers, je suis partisan de la réglementation, en interdisant, à telle date, d'installer une chaudière à gaz ou vendre des voitures consommant du pétrole. Ces outils sont bien plus structurants pour orienter les comportements et permettent en outre à l'économie de se préparer aux changements.

M. Franck Montaugé, président. - Je m'interroge depuis un moment sur vos propos visant à dire que l'électricité ne vaut rien. Tout le monde la paie pourtant. J'essaie de comprendre la valeur sociale incommensurable de l'électricité. Pouvons-nous la lier au bien commun ?

M. Jean-Marc Jancovici. - Bien sûr. C'est un bien commun. Je suis favorable à ce que les infrastructures décarbonées soient construites grâce aux taux de financement auxquels l'État a accès. Il est possible de considérer que l'électricité fait partie des compétences régaliennes.

En conférence, je demande souvent qui est locataire, qui ne connaît pas le montant de son loyer - les personnes sont alors peu nombreuses - et qui ne connaît pas le montant de sa facture d'électricité : les mains levées sont alors bien plus nombreuses, ce qui est bien la preuve de son faible coût.

Quand je m'adresse à des chefs d'entreprise, tous connaissent le montant de leur masse salariale, mais pratiquement aucun ne connaît le montant de sa facture d'électricité. Je ne connais pas la facture d'électricité de Carbone 4, alors que je connais sa masse salariale. Dans les charges, celle de l'électricité n'est globalement pas significative. Par rapport aux services rendus, l'électricité ne vaut rien, même si ce n'est pas la perception que nous en avons.

La réunion est close à 18 h 20.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Mercredi 30 mai 2024

- Présidence de M. Franck Montaugé, président -

La réunion est ouverte à 14 h 30.

Audition de M. Alexis Zajdenweber, commissaire aux participations de l'État

M. Franck Montaugé, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition d'Alexis Zajdenweber, commissaire aux participations de l'État.

Au nom de la commission, je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Serez-vous seul à vous exprimer ?

M. Alexis Zajdenweber, commissaire aux participations de l'État. - Oui.

M. Franck Montaugé, président. - Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Alexis Zajdenweber prête serment.

M. Franck Montaugé, président. - Le 18 janvier dernier, le Sénat a constitué une commission d'enquête sur « la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050 ». Nos travaux appréhendent le présent et, plus encore, l'avenir du système électrique. Est-il en capacité de faire face à la demande et d'offrir aux particuliers et à nos entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont ses perspectives de développement ?

À la présidence de la République et comme dirigeant de l'Agence des Participations de l'État (APE), vous avez été au coeur de la décision publique en matière d'énergie. Nous avons ainsi souhaité vous entendre pour éclaircir certains sujets à très forts enjeux pour l'avenir énergétique de notre pays.

Le coeur de notre audition portera sur EDF et ses relations avec la stratégie électrique de notre pays. Nous voudrions que vous nous présentiez la situation actuelle et les perspectives financières de cette entreprise, dans un contexte marqué par la crise de 2022 et par des prix de l'électricité aujourd'hui plus bas que prévu.

Nous attendons également des éclaircissements sur l'accord dit « post-ARENH » conclu entre l'État et EDF en novembre 2023. Quel rôle ont joué l'APE et vous-même, en tant que commissaire aux participations, dans le processus de négociation ? Quelles ont été les positions défendues par l'Agence lors de ces négociations ? Ont-elles évolué ?

A date, comment le programme de nouveau nucléaire et son financement se dessinent-ils ? Quelles seraient ses conséquences sur les perspectives financières d'EDF ?

Quel regard portez-vous sur la nouvelle organisation de la gouvernance d'EDF ? Les évolutions opérées sont-elles suffisantes pour éviter les défaillances organisationnelles graves rencontrées sur les programmes Flamanville 3 ou Hinkley Point C ?

Enfin, nous aimerions connaître l'avis et le positionnement de l'APE sur les perspectives relatives au modèle juridique des concessions hydroélectriques et la résolution du contentieux avec la Commission européenne.

Nous vous laissons la parole pour dix minutes de propos liminaires.

M. Alexis Zajdenweber. - Je vous remercie. Je centrerai mon propos liminaire sur un rappel de ce qu'est l'APE et de son rôle, en apportant un éclairage particulier sur EDF.

Je précise qu'en vertu de mes fonctions, je siège au conseil d'administration d'EDF en tant que représentant de l'État.

L'APE incarne et exerce les missions de l'État actionnaire, dans le cadre des orientations fixées par le Gouvernement et sous l'autorité du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. Nous gérons le portefeuille des participations de l'État dans les entreprises dans lesquelles il est actionnaire. Cette présence s'explique par la nature particulière de ces sociétés, leur rôle stratégique et la nécessité de les financer dans un intérêt souverain, pour combler les défaillances de marché lorsqu'il est question d'investissements et de projets s'inscrivant dans un temps très long ou de monopoles éventuels.

L'Agence fêtera ses 20 ans cette année. Elle a été créée avec l'objectif d'identifier et d'incarner la fonction de l'État en tant qu'actionnaire et de la distinguer de ses missions de régulateur, de client ou des relations qu'il peut avoir avec les entreprises à d'autres titres. Notre création visait aussi à professionnaliser la méthode, à renforcer les moyens, à rapprocher l'État actionnaire de la gouvernance de ces entreprises.

EDF est, évidemment, une entreprise stratégique qui contribue à l'indépendance et à la solidarité nationale, à l'administration du service public et à l'intérêt général. Il est logique que l'État en soit actionnaire, et même, qu'il est fait le choix il y a un peu plus d'un an, de redevenir actionnaire unique et de retirer EDF de la cotation. Pour autant, nous ne sommes pas en charge de la politique énergétique, de la régulation des marchés ou du développement de la production décarbonée. Cet aspect est important pour comprendre l'angle avec lequel je répondrai à vos questions.

Nous essayons d'organiser notre approche autour de trois grands thèmes : la performance, la résilience et la responsabilité.

La performance, car l'ADN de notre service est, en premier lieu, de défendre les intérêts patrimoniaux de l'État. A ce titre, nous veillons à ce que les entreprises soient performantes sur les plans opérationnels et financiers.

La nature des entreprises dans lesquelles nous sommes actionnaires et leur caractère stratégique supposent que nous nous attachions à leur robustesse et à leur résilience face aux crises et aux aléas économiques.

Enfin, la responsabilité, car nous exerçons nos missions dans le cadre des orientations fixées par le Gouvernement. En conséquence, ces entreprises doivent être des acteurs économiques responsables, voire exemplaires.

C'est avec ce triptyque que nous abordons nos travaux avec EDF.

L'année 2022 a été marquante pour EDF. Lorsqu'il a été nommé à la fin de l'année, Luc Rémont s'est vu confier plusieurs missions prioritaires : le rétablissement de la production du parc nucléaire d'EDF en France, le respect des budgets et des délais des grands projets nucléaires présents et la préparation des projets futurs ainsi que le redressement dans la durée de la trajectoire financière de l'entreprise. L'APE attend d'EDF une maîtrise de son endettement et une préservation de sa capacité de financement - notamment par des émissions de dettes sur le marché. Nous portons également une attention constante à l'adaptation de ses volumes d'investissement et à leur priorisation au regard des capacités de revenus et de profits de l'entreprise. Enfin, la gestion d'EDF doit être saine, de nature à assurer une maîtrise des charges et des risques financiers et à générer des revenus.

Sur cet item de la performance, nous attendons d'EDF une triple performance industrielle, opérationnelle et financière, pour répondre aux ambitions du Gouvernement en matière de planification écologique et de relance d'une politique électronucléaire ambitieuse.

L'État a massivement investi dans le groupe ces dernières années. Depuis 2015, l'investissement de l'État actionnaire s'élève à 13 milliards d'euros, au travers de la souscription à deux augmentations de capital en 2017 et 2022 - pour 5,7 milliards d'euros -, de la souscription à l'émission d'obligations convertibles vertes en 2020 - pour un milliard d'euros - et de la renonciation à percevoir ses dividendes en numéraire - pour plus de 6,5 milliards d'euros. A ces 13 milliards d'euros s'ajoutent les 9,7 milliards d'euros dépensés pour procéder au retrait de la cote d'EDF en 2023.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Sur quelle période l'État renonce-t-il à ses dividendes ?

M. Alexis Zajdenweber. - Depuis 2015 et jusqu'à cette année. Je précise que l'État ne renonce pas à ses dividendes, mais choisit de les recevoir en titres plutôt qu'en numéraire.

S'agissant de la résilience, la feuille de route d'EDF prévoit son engagement dans la transition énergétique et divers grands projets. Nous entrons dans une nouvelle ère électrique qui impose un programme d'investissement en forte croissance, structurel. En la matière, nous pouvons citer le programme de nouveau nucléaire en France, le programme industriel amenant la prolongation du parc actuel, le développement et l'adaptation des réseaux et l'investissement dans les énergies renouvelables. Pour faire face à ces enjeux, EDF doit pouvoir disposer des marges de manoeuvre suffisantes, notamment financières. Or, le dispositif de l'ARENH - qui arrive à échéance fin 2025 - présente un défaut majeur : il conduit EDF à céder près de deux tiers de sa production d'électricité d'origine nucléaire à un prix de 42 euros par mégawattheure, qui ne reflète plus la réalité de l'entreprise et ne permettait pas à EDF de réaliser ses lourds investissements.

La résilience d'EDF et la robustesse de sa trajectoire financière ont été centrales dans la manière dont nous avons analysé la situation et formulé nos recommandations sur la régulation post-ARENH.

Enfin, nous attendons qu'EDF soit une entreprise responsable, pleinement engagée dans la transition énergétique en France. Cette responsabilité se matérialise également par une nouvelle politique commerciale, dont nous attendons qu'elle protège l'ensemble des consommateurs français contre la volatilité des prix du marché.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je vous remercie pour ces propos liminaires.

Mes premières questions ont trait à la situation et aux perspectives financières d'EDF. Comment jugez-vous la situation financière d'EDF aujourd'hui ? L'entreprise a enregistré des résultats très dégradés en 2022, puis excellents en 2023. Les résultats varient fortement d'une année sur l'autre selon les prix de marché de l'électricité, notamment. Considérez-vous que ses résultats 2023 permettent à EDF d'être en voie de rétablissement - alors même que l'endettement reste élevé ? Selon vous, quel est le niveau d'endettement supportable ? Avec 50 milliards d'euros de dettes, EDF conserve-t-elle des capacités d'investissement pour l'avenir ?

Nous avons le sentiment que l'issue des discussions entre l'État et EDF sur le post-ARENH ne protège pas l'entreprise si le prix de l'électricité reste bas sur une longue période. Pensez-vous que les comptes d'EDF seront à nouveau dégradés en 2024 du fait des prix bas actuels, qui pourraient se prolonger ?

M. Alexis Zajdenweber. - L'année 2022 a été marquée par la crise de la corrosion sous contrainte - qui a conduit à l'arrêt d'une partie significative du parc - et par le début de la guerre en Ukraine - qui a abouti à une crise de l'énergie en Europe compte tenu de l'impact sur les approvisionnements en gaz. La combinaison de ces phénomènes a obligé EDF à racheter sur le marché des quantités d'électricité qu'elle s'était engagée à fournir, mais qu'elle n'était plus en mesure de produire. Cet effet ciseau a eu un impact très important sur l'entreprise. Dans ce contexte, l'EBITDA 2022 d'EDF a été négatif de 5 milliards d'euros. Dans le même temps, sa dette nette s'est accrue de 50 % sur un an. L'année a été très mauvaise.

D'un point de vue strictement financier, l'année 2023 a été bien meilleure puisque l'EBITDA d'EDF atteint un niveau record de près de 40 milliards d'euros, lui permettant de se désendetter d'une dizaine de milliards d'euros. La dette nette s'établissait ainsi à 55 milliards d'euros fin 2023 et environ 54 milliards d'euros aujourd'hui.

L'opération de retrait de la cote est intervenue à cette période. Elle a permis à l'État de réaffirmer son soutien à l'entreprise. La notation d'EDF a été maintenue à un niveau solide (BBB), qui lui permet de conserver un niveau dit « investment grade ». Ainsi, la situation de la dette d'EDF ne génère pas d'inquiétude.

Nous tirons plusieurs enseignements de cette période. Compte tenu de ses contraintes et de la vente de son électricité par avance, EDF est très exposée aux fluctuations des prix du marché.

S'agissant de ses perspectives financières, je rappelle qu'EDF n'est plus une entreprise cotée, mais continue d'émettre une dette cotée - elle reste d'ailleurs l'une des premières entreprises émettrices de dette en Europe. A fin 2023, EDF enregistre 51 milliards d'euros d'emprunt obligataire et 5 milliards d'euros de créances négociables. Cette audition étant publique, et compte tenu de mes obligations vis-à-vis de l'entreprise et des règles de marché, je me dois de rester prudent quant à mes propos. Je vais néanmoins m'efforcer de répondre à vos questions. En parallèle, nous avons mis à votre disposition divers documents et informations.

Le prix auquel EDF vendra son électricité en 2024 reste à des niveaux relativement favorables. En effet, l'électricité qu'elle produira cette année a déjà très largement été vendue, à des prix comparables à ceux que nous observions avant la crise de 2022. En outre, la production nucléaire de l'entreprise s'est notablement rétablie. En 2023, EDF a atteint 320 térawattheures de production d'électricité nucléaire, en ligne avec les prévisions. Un objectif supérieur a été fixé pour 2024. Ainsi, la poursuite du redressement de la production nucléaire et les niveaux de prix n'appellent pas d'inquiétudes.

A moyen terme, EDF se fixe pour objectif de maintenir un ratio d'endettement inférieur ou égal à 2,5 fois son EBIDTA.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Sur la base des résultats 2023, cela suppose une dette nette de 100 milliards d'euros.

M. Alexis Zajdenweber. - Le caractère exceptionnel de l'année 2023 ne sert pas de base.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Quel est le montant de l'EBITDA de référence ?

M. Alexis Zajdenweber. - Cette information n'est pas publique. EDF communique son ratio d'endettement, mais pas son montant absolu. Si vous le souhaitez, nous pourrons avoir des échanges en dehors de ce cadre public.

M. Franck Montaugé, président. - A combien s'élevait l'EBITDA avant 2023 ?

M. Alexis Zajdenweber. - Dans les années normatives, il s'établit à 18 milliards d'euros environ.

M. Franck Montaugé, président. - Ce qui signifie que la dette nette pourrait atteindre 50 milliards d'euros.

M. Alexis Zajdenweber. - Je ne peux pas faire miens tous les calculs que vous en déduisez.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - La dette s'élevait à 55 milliards d'euros fin 2023. Si l'on considère que la situation est soutenable jusqu'à ce niveau, il existe peu de marges de manoeuvre en termes d'endettement.

M. Alexis Zajdenweber. - Notre position est claire : la situation d'endettement actuelle et la trajectoire n'appellent pas d'inquiétude. Les objectifs que se fixe l'entreprise sont partagés avec l'actionnaire et nous semblent tout à fait atteignables. Pour autant, leur atteinte dépendra de plusieurs paramètres, tels que l'évolution du marché et le redressement de la production. Compte tenu de cette part d'incertitude, je ne peux pas vous confirmer les chiffres que vous avancez.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Jugez-vous suffisante la communication financière d'EDF vis-à-vis du grand public et des actionnaires que nous sommes tous ?

M. Alexis Zajdenweber. - En tant qu'actionnaire, pour notre mission quotidienne, nous n'avons aucune difficulté à accéder à l'information et à échanger avec EDF et sa direction financière. Je n'ai aucune raison de m'en plaindre, bien au contraire. Comme l'entreprise, je suis toutefois contraint dans ma communication publique sur ces sujets, et ce, dans l'intérêt d'EDF et de son actionnaire - c'est-à-dire de nous tous.

Pour le long terme, nous testons en permanence des scénarios plus ou moins stressés, avec des hypothèses évolutives. Le ratio d'endettement nous sert de référence. Il convient de distinguer la dette économique - que nous souhaitons contenir à quatre fois l'EBITDA - et la dette financière - limitée à 2,5 fois l'EBITDA.

M. Franck Montaugé, président. - Comment évaluez-vous les besoins d'emprunt et de financement d'EDF pour les opérations évoquées - grand carénage, etc. ?

M. Alexis Zajdenweber. - EDF a communiqué sur un volume d'investissement de 25 milliards d'euros par an à compter de 2025. Selon l'entreprise, ce volume couvrira les besoins pour le programme de nouveau nucléaire, l'opération de grand carénage ou encore l'investissement dans les réseaux.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Ce montant porte-t-il sur l'ensemble du groupe EDF ?

M. Alexis Zajdenweber. - Il comprend EDF et Enedis, mais pas RTE.

En 2023, EDF a émis 8,5 milliards d'euros de dettes obligataires « seniors » et 1,5 milliard d'euros de dette hybride.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je retiens de vos propos que l'année 2023 ne peut pas être prise en référence, car il s'agit d'une année exceptionnelle.

M. Alexis Zajdenweber. - Ce caractère exceptionnel ne signifie pas que son niveau de référence n'est pas intéressant à regarder. Les résultats ont permis un refinancement de la dette. Nous ne pouvons pas en déduire que le niveau d'émissions de 2023 sera très supérieur ou très inférieur à celui des prochaines années. Mes propos visaient uniquement à vous donner un niveau de référence sur l'année la plus récente.

M. Franck Montaugé, président. - Sur combien d'années s'étend l'objectif de 25 milliards d'euros d'investissement annuels ?

M. Alexis Zajdenweber. - Nos travaux sont fixés à un horizon compris entre 2025 et 2040.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je serai surpris qu'EDF maintienne un tel rythme d'investissement sur une durée aussi longue.

M. Alexis Zajdenweber. - EDF estime que son rythme annuel d'investissement sur la période qui s'ouvre sera celui-là.

M. Franck Montaugé, président. - Vous évoquez les investissements, mais ma question portait sur les sommes à emprunter.

M. Alexis Zajdenweber. - Ce n'est pas une donnée dont je dispose à un tel horizon. Les perspectives d'emprunt sont déterminées en fonction des niveaux de prix de marché, des capacités de production.

M. Franck Montaugé, président. - N'existe-t-il pas des projections ?

M. Alexis Zajdenweber. - Nous vous avons communiqué les éléments à notre disposition. Nous avons procédé à des centaines d'exercices de projection financière, en fonction de différents scénarios de prix et de production.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Quel a été le montant des investissements en 2023 ?

M. Alexis Zajdenweber. - EDF a investi environ 19 milliards d'euros.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Le montant de l'emprunt - 9,5 milliards d'euros - représente la moitié de cette somme.

M. Alexis Zajdenweber. - Je n'établirai pas une règle aussi brute entre les deux indicateurs. Les flux d'émissions servent à émettre de nouvelles dettes et à refinancer des dettes existantes.

Les négociations ayant abouti à l'accord de novembre 2023 tenaient compte de scénarios dégradés autour de trois grands paramètres : la production, la maîtrise des coûts des grands projets nucléaires et les prix. Nous avons pris ces précautions pour nous assurer que l'accord - et le système qui en résulte - permettait à EDF d'avoir une trajectoire robuste y compris dans des hypothèses de scénario stressé. Pour ces raisons, l'évolution actuelle du prix de marché ne génère pas d'inquiétude. La structure de l'accord a été pensée avec l'idée qu'EDF devait bénéficier, dans une certaine mesure, de niveaux de prix lui permettant d'engranger des revenus pour faire face à plusieurs exercices consécutifs de prix bas.

Je comprends la préoccupation derrière votre question. Aussi, je souhaite insister sur le fait que nous avons pris en compte tous les scénarios, ce qui nous permet de ne pas être pris de court par la situation.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Quel a été votre rôle dans ces discussions ? Les positions d'EDF ont évolué au cours des échanges : est-ce que cela a également été votre cas ?

M. Alexis Zajdenweber. - J'ai été pleinement partie prenante de ces discussions. Nous avons participé en tant qu'État actionnaire, en bonne intelligence avec les administrations avec lesquelles nous travaillons et qui avaient leur propre rôle en tant qu'État régulateur - je pense, notamment, à la direction générale de l'énergie et du climat. L'APE a beaucoup travaillé sur des simulations. Les schémas envisagés et les paramétrages ont évolué au cours des échanges. L'accord est le fruit d'une convergence. Notre préoccupation a toujours été la même : la robustesse de la trajectoire financière d'EDF et le maintien de ses marges financières pour investir.

A titre personnel, j'ai beaucoup échangé avec Luc Rémont et mes collègues en administration pour aider à élaborer une base objective et à faire converger les positions.

Je rappelle le contexte de 2022, marqué par la crise énergétique, la crise de la corrosion sous contrainte et l'objectif politique fort de réindustrialisation du pays. Nous visions une plus grande stabilité des prix, un retour à des prix cohérents avec les coûts de production et un tarif compétitif pour les consommateurs - notamment pour les clients industriels.

Nous avons conduit les travaux de simulation à l'aune de ces objectifs.

La première question était celle de la possibilité - ou non - de mettre en place un schéma garantissant EDF contre des baisses de prix. Nous avons étudié des schémas autour d'un prix fixe et des schémas comprenant une régulation du prix ex post combinée à une politique commerciale permettant à EDF de développer sa vente d'électricité à moyen et long termes. L'accord a finalement convergé vers ce dernier schéma.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Quel était votre schéma d'origine ?

M. Alexis Zajdenweber. - Notre point d'entrée était de garantir la robustesse et la soutenabilité de la trajectoire financière d'EDF. Nous avons testé les différents schémas à cette aune, en tenant compte de la nécessité de converger, de tenir compte des objections d'EDF sur les schémas, leur faisabilité et la comptabilité entre la politique commerciale et la volonté de distribution des prix.

M. Franck Montaugé, président. - Positionnez-vous les CAPN comme des dispositifs de moyen et long termes ?

M. Alexis Zajdenweber. - Oui. La nouvelle politique commerciale comprend des contrats de partage de production plus spécifiquement conçus pour les grands industriels dits « électro-intensifs », des dispositifs plus adaptés aux entreprises « électrosensibles » (entre 5 000 et 10 000 entreprises pour lesquelles l'électricité représente un élément de coût important) et un nouveau produit qui allonge l'horizon de temps des clients à quatre à cinq ans.

Vous posez la question de la protection d'EDF dans un scénario de prix bas. En l'occurrence, ce dispositif a été conçu autour d'un prix fixe moyen, qui apporte une « respiration » sur quinze ans. EDF peut ainsi profiter des années où le prix est plus élevé.

Cette politique commerciale, cette possibilité de vendre à des horizons de moyen ou long terme, est « gagnant-gagnant » : elle offre au consommateur une certaine protection contre les fluctuations de prix tout en permettant à EDF de vendre son électricité à l'avance en bénéficiant d'une visibilité sur les prix. La volonté est bien de désensibiliser en partie EDF face aux prix bas. En parallèle, Enedis stabilise le modèle économique grâce à des revenus plus réguliers.

L'accord de novembre 2023 ne néglige pas la nécessité de protéger EDF face à un épisode de prix bas. La garantie n'est pas absolue, mais la définition d'un plancher garanti - de type CFD - aurait impliqué une discussion difficile, notamment avec la Commission européenne. En outre, cette aide d'État potentielle aurait dû s'accompagner de contrepartie dont ni EDF ni nous ne souhaitions voir être mis en place.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Ce ne sont pas nécessairement les échos que nous avons eus de Bruxelles. Je suis sceptique quant à la garantie permettant de faire face à une longue période de prix bas. Je ne crois pas que l'accord apporte cette garantie, contrairement à un système de CFD.

M. Alexis Zajdenweber. - Dans notre approche, nous avons pris en compte un scénario de prix bas. Je ne dis rien de plus que cela.

M. Franck Montaugé, président. - Quelles sont les durées maximales pendant lesquelles EDF ne serait pas affectée par des prix bas ?

M. Alexis Zajdenweber. - Je ne veux pas alimenter la spéculation. Surtout, il n'existe pas de « chiffre magique » en deçà duquel le modèle résiste et au-dessus duquel il ne tient plus. Plusieurs facteurs doivent être pris en compte. Nous estimons qu'il existe une forme de protection et une certaine robustesse du groupe en cas d'épisodes de prix bas. Si les prix restent bas pendant plusieurs années, la structure du marché est en jeu. La problématique concerne alors l'ensemble des énergéticiens et la politique énergétique à la maille européenne, a minima.

Mme Denise Saint-Pé. - Monsieur le Commissaire, vous vous trouvez dans un exercice difficile. J'avoue ne pas avoir compris grand-chose de vos explications - pas plus qu'à celles présentées par EDF - tant l'opacité du sujet est effroyable. Il ne faudrait pas que les parlementaires que nous sommes comprennent quoi que ce soit.

Quels sont les montants versés par l'État pour soutenir EDF dans la résilience de ses réseaux et leur adaptation face à l'émergence des énergies renouvelables ?

L'État soutient-il Enedis qui, en tant que distributeur, doit investir pour adapter ses réseaux tout en devant remonter des dividendes à EDF ?

Mme Martine Berthet. - Ne serait-il pas plus intéressant pour les industriels, quelle que soit leur taille, de souscrire à des contrats d'allocation d'électricité nucléaire proposant une réservation de capacités à prix et volume fixes - définis au cas par cas pour chaque industriel ? Malgré les CAPN, les tarifs proposés aux électro-intensifs ne sont pas compétitifs comparativement aux États-Unis, par exemple. L'avance en tête accordée par Bpifrance aux électrosensibles est intéressante, mais son coût financier n'est pas neutre. Pour les autres, il n'est pas nécessairement aisé de construire une politique d'achat à cinq ans.

M. Alexis Zajdenweber. - Il n'y a pas de volonté de ma part de manquer de clarté ou de transparence. Le sujet est complexe. Il n'est ni simple à comprendre ni simple à formuler. Nous nous sommes efforcés de mettre à la disposition de votre commission d'enquête les documents demandés.

Enedis et RTE ont communiqué des projections d'investissement dans leurs réseaux pour les 15 à 20 prochaines années. Les montants sont considérables, de l'ordre d'une centaine de milliards d'euros chacun. Ces investissements ne visent pas uniquement l'adaptation à l'arrivée des renouvelables ; ils visent aussi à renouveler les réseaux, à procéder à de nouveaux raccordements - liés à la construction de nouveaux logements comme à l'arrivée des renouvelables. Ces investissements sont fongibles.

Ces entités sont régulées. Leur rémunération s'effectue via le TURPE, dont le niveau est défini par la Commission de régulation de l'énergie (CRE), autorité indépendante. Le tarif régulé s'applique à la facture du consommateur, mais ne relève pas de l'État actionnaire. Il n'existe pas de subventionnement stricto sensu. Le tarif doit financer les investissements et les amortir. Un nouveau TURPE est défini tous les quatre ans. En principe, il tient compte des perspectives d'investissement d'Enedis et RTE. La CRE serait mieux positionnée pour expliciter ce point.

Les contrats de partage de production sont des contrats de long terme. Pour être reconnus, ils doivent prévoir un partage du risque entre l'industriel et le producteur. Si l'industriel n'est pas exposé à une partie des risques du producteur en termes de prix et de production, il s'agit d'un contrat de fourniture d'électricité. Le champ est alors plus contraignant.

M. Franck Montaugé, président. - Quels sont les rôles et responsabilités respectifs d'EDF et de l'APE dans le processus d'émissions de dettes ? Quelle est la politique de l'État à cet égard ?

Certains théoriciens observent qu'une partie du capital de production pourrait faire l'objet d'une base d'actifs régulés. Cette solution a-t-elle été envisagée ? Est-elle d'actualité ?

Selon ma compréhension, un emprunt souverain est le plus avantageux, devant un mécanisme d'actifs régulés, tandis que l'accès au marché de capitaux par l'entreprise pour financer ses investissements dans la durée serait le dispositif le plus onéreux. Pourriez-vous préciser ces points ?

Parmi les politiques commerciales, vous n'avez pas évoqué les PPA, qui permettent d'associer le consommateur au financement de l'outil de production. Comment ce dispositif sera-t-il utilisé ?

M. Alexis Zajdenweber. - J'imagine que vos questions s'inscrivent dans la perspective du nouveau nucléaire.

M. Franck Montaugé, président. - Absolument.

M. Alexis Zajdenweber. - EDF est responsable de l'émission de sa dette. L'APE n'est pas associée à ce processus.

M. Franck Montaugé, président. - L'État bénéficie d'une certaine reconnaissance sur les marchés financiers.

M. Alexis Zajdenweber. - Nous ne garantissons pas la dette d'EDF. Pour autant, les agences de notation tiennent compte du fait que l'État soit le seul actionnaire de l'entreprise. Elles appréhendent la notation intrinsèque de la société et la rehausse en fonction de ce qu'elles estiment être la reconnaissance d'un soutien de l'État. La notation d'EDF a été rehaussée de quatre crans grâce à ce soutien. Le retrait de la cote a rehaussé la note de l'entreprise d'un cran.

Comme dans n'importe quelle entreprise, la politique générale d'émission de la dette est une enveloppe autorisée chaque année par le conseil d'administration, dont nous sommes membres.

Je comprends le raisonnement que vous esquissez. En tant qu'actionnaires, nous sommes attentifs à la saine gestion des entreprises. En « branchant » la dette publique sur une entreprise - si tant est que nous sachions le faire et que nous y soyons autorisés -, nous perdons un élément essentiel de discipline.

Les outils que vous citez pourraient être mobilisés dans le cadre du nouveau programme nucléaire : mécanismes d'actifs régulés - comme pour Enedis et RTE -, partage du coût de l'investissement avec de grands acheteurs industriels ou commercialisateurs d'électricité. Toutes ces options sont ouvertes.

Les CAPN entrent dans la catégorie des PPA. Historiquement, une partie du parc a été financée par des électriciens de pays voisins, qui ont eu accès à une partie de la production.

Des travaux sont en cours avec les administrations concernées pour définir comment la puissance publique participe du financement du futur programme nucléaire. Nous conservons le souci d'une maîtrise des coûts, mais aussi d'un partage des risques. Certes, nous devons préserver EDF de certains risques. Nous devons toutefois nous assurer que l'entreprise reste incitée à bien faire. Des contraintes relèvent par ailleurs du cadre européen. Nous essayons de prendre en compte l'ensemble de ces éléments. A date, les arbitrages n'ont pas été réalisés.

M. Franck Montaugé, président. - Une combinaison des différents dispositifs est-elle envisageable ?

M. Alexis Zajdenweber. - Absolument.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Nous connaissons l'importance des intérêts et du taux de rémunération sur le coût final de l'opération. Plusieurs hypothèses semblent envisagées. D'une manière ou d'une autre, l'État devra être partie prenante au financement. Je retiens deux alternatives : des avances remboursables ou la construction d'une structure commune État-EDF. Penchez-vous pour une solution plutôt qu'une autre ?

Si EDF devait financer seule le nouveau programme nucléaire, quel taux de rémunération du capital vous semblerait adapté ?

M. Alexis Zajdenweber. - Les options que vous mentionnez restent envisageables. D'autres existent. Certains dispositifs pourraient être combinés. Nous continuons de travailler sur ces différents schémas. A ce stade, je ne peux pas vous dire lequel je privilégierai, car plusieurs critères doivent être pris en compte, en matière d'acceptabilité, d'impact sur le prix ou encore de comptabilité avec les trajectoires d'EDF et les contraintes de finances publiques.

Il reviendra aussi à la Commission européenne de se positionner sur le niveau de rémunération du capital acceptable. Ce n'est pas tant le fait que l'État soit actionnaire qui jouera que le niveau de garantie offert à EDF. Le niveau de rémunération du capital exigé sera plus ou moins important selon l'exposition de l'entreprise au prix du marché et à ses fluctuations.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Quel serait le taux de rémunération plancher selon vous ? Certains évoquent un taux de 4 %. Vous paraît-il pertinent ?

M. Alexis Zajdenweber. - Tout dépendra du dialogue que nous aurons avec la Commission européenne.

M. Franck Montaugé, président. - Comment l'exposition au marché s'apprécie-t-elle ?

M. Alexis Zajdenweber. - Si EDF bénéficie d'un dispositif de type CFD pour ses futurs réacteurs, elle profite d'un haut niveau de garantie sur ses prix. Le risque d'exposition au prix de marché est alors plus faible. Le niveau de rémunération que le propriétaire de l'actif est en droit de demander est donc plus faible.

M. Franck Montaugé, président. - La Commission européenne semble frileuse à recourir aux CFD pour le nouveau nucléaire, ce qui explique en partie le contenu de l'accord de novembre 2023.

M. Alexis Zajdenweber. - Selon ma compréhension, la Commission européenne distingue dans son approche les actifs existants et les actifs à construire. La France a obtenu que le nucléaire soit considéré, dans le cadre législatif européen, comme un actif de production légitime pour le futur. La Commission européenne tire donc les conséquences de la nécessité de permettre aux États de soutenir la construction de capacités futures. A ce titre, elle reconnaît que le CFD est un moyen légitime pour un État de soutenir une entreprise qui souhaite investir dans des moyens futurs. Je pense que la Commission européenne est plus exigeante lorsqu'il s'agit d'accorder ce mécanisme à un actif déjà existant. Cela ne préjuge pas du fait que nous aurons - ou non - recours à cet instrument pour le futur parc.

M. Franck Montaugé, président. - Je vous remercie pour ces échanges.

L'audition est close à 15 heures 50.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.