Mercredi 22 mai 2024

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 14 h 00.

Justice et affaires intérieures - Proposition de directive relative à la lutte contre les abus sexuels et l'exploitation sexuelle des enfants - Examen de la proposition de résolution européenne portant avis motivé sur la conformité au principe de subsidiarité

M. Jean-François Rapin, président. - Mes chers collègues, nous abordons aujourd'hui un sujet particulièrement important, puisqu'il touche à la protection des enfants, qui sont parmi les plus vulnérables dans notre société. Notre responsabilité est d'assurer leur protection autant que possible face aux nouvelles menaces dont ils sont devenus l'objet dans l'espace numérique. De fait, ces menaces vont croissant : en France, 160 000 enfants sont victimes d'abus sexuels chaque année ; en Europe, 1,5 million de cas d'abus ou d'exploitation sexuels ont été signalés en 2022, contre 1 million en 2020. Nul ne conteste la nécessité d'une action urgente et déterminée contre ce fléau et de nombreuses mesures ont déjà été prises à l'échelon tant national qu'européen.

Le Sénat est particulièrement mobilisé sur ce sujet depuis plusieurs années. En s'appuyant sur le travail de nos collègues André Reichardt, Catherine Morin-Desailly et Ludovic Haye, notre commission y a contribué directement en adoptant en mars 2023 une proposition de résolution européenne sur la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant des règles en vue de prévenir et de combattre les abus sexuels sur enfants en ligne. Par ce texte, le Sénat a marqué son appui aux efforts de l'Union européenne, notamment son soutien au principe de la détection et du retrait des contenus pédopornographiques en ligne sur injonction d'une autorité nationale compétente, tout en veillant à ne pas instaurer une surveillance généralisée et permanente des communications.

À présent, notre assemblée est saisie d'une nouvelle proposition de directive européenne destinée à actualiser la directive de 2011, qui pénalise, au niveau européen, les infractions liées aux abus sexuels sur les enfants. Réuni le 7 mai dernier, le groupe de travail sur la subsidiarité de notre commission a estimé que la conformité de ce texte à ce principe méritait un examen approfondi. Notre commission a confié cette tâche à André Reichardt, qui nous proposera de dénoncer la non-conformité de ce texte à ce principe.

Catherine Morin-Desailly pourra naturellement compléter cette analyse grâce à son expertise. Nous pouvons d'ailleurs nous réjouir avec elle de la décision que le Conseil constitutionnel a rendue vendredi dernier, qui valide en grande partie la loi du 22 mai dernier visant à sécuriser et à réguler l'espace numérique, examinée au Sénat par une commission spéciale qu'elle présidait. Le Conseil constitutionnel a en effet validé la constitutionnalité des mesures de blocage et de déréférencement de sites qui visent à prévenir l'accès à des contenus pornographiques par des mineurs.

Ainsi, l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) veillera à ce que les contenus pornographiques en ligne ne soient pas accessibles aux mineurs et établira pour cela un référentiel des systèmes de vérification de l'âge que certains éditeurs et fournisseurs de services en ligne devront mettre en oeuvre. Elle pourra également exiger de ces derniers la conduite d'un audit de ces systèmes. Le Conseil constitutionnel a ainsi entendu mettre en oeuvre l'exigence constitutionnelle de protection de l'intérêt supérieur de l'enfant, que nous ne perdrons pas de vue aujourd'hui, tout en veillant au respect par l'Union européenne des compétences laissées aux États membres par les traités.

M. André Reichardt, rapporteur. - Mes chers collègues, comme indiqué par le Président Rapin, j'ai été chargé par notre commission d'examiner, au titre du contrôle de subsidiarité, la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil COM(2024) 60 final relative à la lutte contre les abus sexuels et l'exploitation sexuelle des enfants.

Je ne vais pas détailler l'importance de la lutte contre les abus sexuels sur les enfants en Europe, dont Catherine Morin-Desailly, Ludovic Haye et moi-même avions fait un bilan exhaustif et préoccupant l'an dernier, lorsque nous avions présenté notre proposition de résolution européenne sur la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant des règles en vue de prévenir et de combattre les abus sexuels sur enfants.

Je rappellerai simplement deux constats : selon la Commission européenne, et comme le rappelait aussi le Président Rapin, un enfant sur cinq en Europe est victime d'une forme ou d'une autre d'abus ou d'exploitation sexuels. L'évolution des chiffres est exponentielle : 1,5 million de cas ont ainsi été signalés en 2022, contre 1 million en 2020. De plus, l'Union européenne détient aujourd'hui un triste record, celui d'être le premier hébergeur de contenus à caractère pédopornographique dans le monde.

La France, de longue date, a pris ce combat à bras-le-corps, en adoptant des mesures de prévention et de signalement efficaces. On peut citer le numéro d'appel d'urgence 119 ou la plateforme Pharos, composée de policiers et de gendarmes qui recueillent les signalements de contenus illicites sur internet pour les faire retirer. Rappelons aussi le rôle pionnier joué par le Sénat dans la pénalisation des atteintes sexuelles, des agressions sexuelles et des viols sur mineurs, ainsi que dans le droit à l'indemnisation des victimes.

En complément, dans le cadre de l'espace de liberté, de sécurité et de justice, la directive 2011-93-UE a coordonné les efforts des États membres en définissant les infractions pénales permettant de punir les abus sexuels, mais aussi l'exploitation sexuelle des enfants, la pédopornographie et la sollicitation d'enfants à des fins sexuelles. Elle fixe par ailleurs un quantum de peines minimales, prévoit une possibilité de signalement de ces abus par les professionnels et demande qu'une personne physique condamnée soit empêchée d'exercer des activités professionnelles avec des enfants. Elle pose enfin des principes fondamentaux pour l'assistance aux enfants victimes et pour leur protection.

Dans le cadre d'une nouvelle stratégie, la Commission européenne veut aller plus loin. Depuis le 24 juillet 2020, elle a ainsi présenté trois textes successifs pour sécuriser la détection et le retrait des contenus en ligne relatifs à des abus sexuels sur les enfants, ainsi que pour créer un centre de l'Union européenne chargé de prévenir et de combattre les abus sexuels sur les enfants.

À cet égard, la résolution européenne n° 77 du 20 mars 2023, adoptée par le Sénat sur le rapport conjointement rédigé par Ludovic Haye, Catherine Morin-Desailly et moi-même, défendait le principe du retrait des contenus pédopornographiques en ligne sur injonction d'une autorité judiciaire ou d'une autorité administrative indépendante, tout en refusant les dispositions qui nous feraient basculer dans un système permanent de surveillance généralisée des communications. Notre résolution avait aussi refusé la création du centre de l'Union européenne chargé de prévenir et de combattre les abus sexuels sur les enfants, après avoir constaté que celui-ci ralentirait les procédures de coopération, qu'il coûterait 28,5 millions d'euros et que ses missions pourraient doublonner avec celles d'Europol.

Désormais, la Commission européenne souhaite muscler le contenu de la directive 2011-93-UE. En pratique, cette proposition de directive tend d'abord à étendre la liste des infractions pénales visées par la directive de 2011. Pour cela, elle vise à élargir le champ d'application de l'infraction d'abus sexuel en remplaçant la notion de « pédopornographie » par celle d'« infractions liées aux matériels relatifs à des abus sexuels sur enfants ». Elle vise aussi à créer deux nouvelles infractions tenant compte de l'évolution des pratiques criminelles, à savoir la « sollicitation d'abus sexuels » et « l'exploitation en ligne à des fins d'abus sexuels ou d'exploitation sexuelle d'enfants ».

Cette proposition de directive a également pour objet de renforcer le quantum minimal des peines applicables. De plus, elle vise à étendre la responsabilité pénale des personnes morales en cas de défaut de surveillance ou de contrôle et tend à harmoniser les délais de prescription au niveau européen.

Elle tend aussi à imposer une obligation de signalement aux professionnels travaillant en contact avec les enfants, en détaillant les mesures de prévention à prendre. Elle a également pour objet de justifier la création du centre de l'Union européenne chargé de prévenir et de combattre les abus sexuels sur les enfants, en confiant à celui-ci un rôle de centralisation des informations et de forum d'échange de bonnes pratiques. Enfin, elle pose un droit des victimes à l'indemnisation financière.

La présente proposition est-elle conforme au principe de subsidiarité ?

S'il répond par la négative à cette question, le présent projet d'avis motivé ne vise absolument pas à remettre en cause les efforts déployés contre les abus sexuels sur les enfants, bien au contraire. Il vise à renforcer ces derniers en demandant que, pour chaque action, on utilise l'échelon le plus efficace, local, national ou européen, conformément au principe de subsidiarité.

Il n'y a pas de problème de base juridique : en effet, les articles 82 et 83 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) sont pertinents pour fonder juridiquement la présente proposition. Pour rappel, l'article 83 du TFUE permet à l'Union européenne d'adopter des « règles minimales » pour définir des infractions pénales et leur sanction dans des domaines de criminalité grave et ayant une dimension transfrontière.

En l'espèce, depuis 2011, l'Union européenne a adopté de telles « règles minimales » pour couvrir un champ large d'infractions pénales et le service juridique du Conseil a logiquement confirmé la pertinence de ce choix.

En revanche, ce texte suscite à mon sens plusieurs interrogations relatives au respect de la compétence des États membres et du principe de subsidiarité.

En effet, ce texte s'inscrit dans un phénomène d'accélération de « l'européanisation » du droit pénal que nous constatons depuis 2019. Pour rappel, en l'état des traités, la compétence de principe en droit pénal est détenue par les États membres et il revient aux parlementaires nationaux d'élaborer et de voter les lois pénales. Comme je viens de le rappeler, l'Union européenne dispose d'une compétence complémentaire. Toutefois, sans consulter les parlements des États membres, la Commission dirigée par Mme von der Leyen a déjà présenté de nombreuses réformes pénales pour lutter contre la criminalité environnementale, les violences faites aux femmes, la corruption ou les trafics de migrants.

À l'heure où les institutions européennes semblent envisager un droit pénal européen autonome, le projet d'avis motivé que nous examinons rappelle que les parlements nationaux doivent être consultés sur ces projets en temps utile afin que leurs compétences en matière pénale soient respectées.

Le projet d'avis motivé souligne qu'il est bienvenu que la réforme prenne en compte les nouveaux comportements des auteurs d'infractions sexuelles sur les enfants. Deux nouvelles infractions sont ainsi créées, « l'exploitation sexuelle en ligne », qui a explosé, et la diffusion sur internet de « manuels de pédophilie ».

Toutefois, le projet d'avis motivé souligne une deuxième difficulté importante au regard du respect des traités : plusieurs dispositions du texte ont en effet un champ d'application si étendu et si précis qu'elles paraissent ne plus laisser de marge d'appréciation aux États membres.

Il en va ainsi de l'article 5 qui vise à remplacer l'infraction de « pédopornographie » par la nouvelle notion d'« infractions liées au matériel relatif à des abus sexuels sur les enfants », peu ou mal définie, ce qui est susceptible d'étendre sans limites l'application de la présente directive au détriment des lois nationales.

Ce même article 5 tend à prévoir que des « organisations » autorisées par les États membres, mais dont le statut reste indéterminé, pourraient effectuer des actions de recherche, d'analyse et de détection de contenus en ligne relatifs à des abus sexuels sur des enfants. Si le rôle des associations doit être salué quand celles-ci accompagnent les victimes, en revanche, la détection et l'analyse des matériels contenant des preuves d'abus sexuels relèvent exclusivement des services de police et des autorités judiciaires des États membres, le cas échéant par un pouvoir d'injonction sur les fournisseurs de services d'hébergement en ligne.

Le présent texte mettrait des organisations privées en concurrence avec les autorités régaliennes, sans interdire aux premières de poursuivre un but lucratif. De plus, un tel projet pourrait entraîner des conflits d'intérêts. Enfin, la possibilité donnée aux « organisations » de détenir des contenus pédocriminels pourrait occasionner des dérives.

Soulignons ensuite que l'article 17 de la proposition de directive vise à instaurer une obligation de signalement des soupçons d'abus sexuels sur les enfants, notamment pour les professionnels de santé. Cela pourrait emporter pour les États membres l'obligation de mettre fin au secret médical dans les situations considérées, sans adaptation possible. Une telle obligation remettrait en cause le dispositif équilibré qui existe en droit français à l'article R. 4127-44 du code de la santé publique, qui appelle tout médecin à « mettre en oeuvre les moyens les plus adéquats » pour protéger les victimes « en faisant preuve de prudence et de circonspection » et, si ces dernières sont des mineurs, à alerter « les autorités judiciaires ou administratives, sauf circonstances particulières qu'il apprécie en conscience ».

Enfin, au lieu de fixer des lignes directrices en matière de prévention tout en laissant les États membres les mettre en oeuvre avec les instruments de leur choix, l'article 28 de la proposition de directive, consacré à la prévention des abus sexuels, tend à énumérer une à une les structures institutionnelles et sociales dans lesquelles les États membres devraient prendre les mesures de prévention appropriées, avant de préciser que ces mesures devraient comprendre « des orientations, des protocoles internes et des normes spécifiques définissant des bonnes pratiques ». À l'évidence, ce degré de précision n'est pas du ressort d'une directive, mais relève plutôt d'une circulaire ministérielle. Ce faisant, le présent texte ne respecte pas la définition d'une directive européenne, qui doit fixer une obligation de résultat aux États membres, mais leur laisser le choix des moyens et des procédures pour leur mise en oeuvre.

Par ailleurs, plusieurs dispositions de la présente proposition semblent moins favorables aux victimes que le droit pénal national. En principe, les États membres peuvent prendre des mesures plus strictes ou plus précises que les « règles minimales » européennes. Mais au vu du souhait relativement patent de la Commission européenne d'harmoniser les différentes législations nationales, il y a de légitimes motifs d'inquiétude sur la pérennité des dispositions nationales visées.

Ainsi, l'article 3 vise à ajouter les actes de pénétration à la liste des abus sexuels sur les enfants, en les punissant de dix ans de prison et de douze ans lorsqu'ils ont été commis sur un mineur de moins de quinze ans. En droit pénal français, de tels actes constituent des viols ; ils sont donc criminalisés, les peines allant de vingt ans de prison jusqu'à la perpétuité. Il en va de même pour tout acte buccogénital sans qu'une référence au comportement intentionnel soit nécessaire. De fait, si la réforme discutée était adoptée en l'état et interprétée strictement, elle pourrait avoir pour conséquence de décriminaliser certains faits constitutifs de viol sur mineur dans notre droit, ce qui n'est pas acceptable.

En complément, l'article 10 de la directive reconnaît une possibilité de consentement d'un mineur de quinze ans à un acte sexuel, dès lors que ce dernier a lieu « entre pairs », c'est-à-dire entre mineurs du même âge. Ce dispositif est moins souple que la clause dite « Roméo et Juliette » du dispositif pénal français actuel, qui reconnaît la possibilité d'une relation consentie entre un mineur et un jeune majeur dès lors que la différence d'âge entre eux est de moins cinq ans.

Troisième exemple, les dispositions de l'article 16, relatives aux délais de prescription, ne reprennent pas la « prescription glissante » du droit pénal français en cas de nouvelle infraction, alors que celle-ci rallonge d'autant les délais au bénéfice des victimes.

Enfin, le projet d'avis motivé constate que certains articles de la proposition de directive créent des dispositifs inutiles qui font peser des charges excessives sur les États membres. Il s'agit des articles 20 et 25, relatifs à la création du centre de l'Union européenne déjà évoqué et de l'article 31, relatif à la collecte de statistiques.

J'ai déjà rappelé pourquoi le Sénat s'était opposé l'an dernier à la création d'un centre de l'Union européenne dédié à la prévention des abus sexuels. La création de ce centre est de nouveau proposée, mais notre sentiment demeure, car les tentatives de justification de cette création ne sont pas plus convaincantes. Le budget prévu, de 25 millions d'euros, serait mieux utilisé s'il était consacré à des actions concrètes de protection des enfants, pour lesquelles les besoins de soutien financier sont très importants.

Par ailleurs, la demande de collecte de statistiques imposée aux États membres à l'article 31 semble également excessive. Les États membres devraient simplement être conduits à transmettre les informations à leur disposition. En outre, cette demande fait référence à un concept de « délinquant potentiel » qui est inacceptable tant éthiquement que juridiquement, car il laisse entendre que certaines personnes seraient prédestinées à commettre des abus sexuels.

Vous l'avez compris, mes chers collègues, mon évaluation de ce projet est assez critique. Je ne suis pas en principe hostile à une coopération européenne en matière de lutte contre les abus sexuels sur les enfants, mais ce texte repose sur des dispositions qui ne respectent pas toutes nos compétences et, ce faisant, ne s'appuient pas sur les bonnes pratiques des États membres. Ces mesures risquent donc d'être contre-productives pour la défense des enfants. Par l'adoption de cet avis, il s'agit d'encourager la Commission européenne à mieux nous écouter.

J'ai naturellement demandé l'avis du ministère de la justice sur cette proposition de directive. Celui-ci ne semble pas voir de difficultés potentielles pour sa transposition, étant entendu que des négociations avec la Commission devraient selon lui permettre de l'améliorer sur certains points soulevés. Les représentants du ministère ont estimé le texte conforme au principe de subsidiarité. Je n'ai été que très peu convaincu. À titre personnel, plutôt que de renvoyer à d'éventuelles négociations, je préfère mettre la pression sur le Gouvernement, lequel pourra ainsi mettre la pression sur la Commission européenne.

M. Jean-François Rapin, président. - Si, malgré ces observations argumentées, le ministère de la justice avance que les entorses relevées dans ce texte au principe de subsidiarité seront résolues, cela ne doit pas empêcher notre commission de les pointer. Ce n'est pas la première fois que cela nous arrive : même lorsque nous partageons l'ambition d'un texte, le rôle de notre commission est d'évaluer le respect du principe de subsidiarité et les risques d'empiétement de l'échelon européen sur les compétences nationales.

Je souhaite par ailleurs mentionner une piste de réflexion : la compétence du jeune parquet européen, qui est pour l'instant concentrée sur des matières plutôt financières, pourrait être étendue. En effet, compte tenu des réseaux mafieux organisés qui sont souvent responsables de la maltraitance des enfants, la lutte contre les abus sexuels sur ces derniers pourrait faire partie de ses compétences. Par ailleurs, il faut signaler que les procureurs des États membres commencent à s'organiser en réseau pour lutter contre le fléau de la criminalité organisée.

M. Didier Marie. - Les brefs délais d'examen du texte nous ont conduits à l'examiner très rapidement, alors que le sujet est d'importance. Les abus sexuels sur les enfants relèvent d'une criminalité très grave et concernent les vingt-sept États membres. La Commission européenne peut donc tout à fait s'intéresser à ce sujet. La révision de la directive de 2011 constitue plutôt une bonne chose au regard de la gravité des faits commis. Je le rappelle, un enfant est agressé toutes les trois minutes ; il faut une réponse d'ampleur.

Mon appréciation au sujet de l'européanisation du droit pénal est différente de celle du rapporteur. Notre commission exerce son droit de regard sur les propositions de directive européenne au titre de l'article 88-6 de la Constitution, mais nous pourrions également examiner ce texte sur le fondement de son article 88-4. Compte tenu des propos du ministère rapportés par M. Reichardt, nous aurions tout intérêt à examiner le fond de ce texte pour y voir plus clair.

La lutte contre les abus sexuels sur les enfants comporte une dimension transnationale et l'objectif de cette directive est d'harmoniser les législations par le haut pour renforcer l'État de droit en Europe. Il me semble utile de défendre toutes les initiatives européennes visant à renforcer la lutte contre les criminalités. Cette harmonisation minimale du droit européen laisse toute liberté aux États membres d'adopter des législations mieux-disantes, comme c'est le cas en France.

En ce qui concerne le respect du principe de subsidiarité, je suis pleinement d'accord avec le rapporteur au sujet de l'article 5, qui vise à redéfinir la pédopornographie à l'aide de la notion d'« infractions liées aux matériels relatifs à des abus sexuels sur enfants » : cette notion pose des difficultés.

Mon interprétation n'est pas aussi ferme que celle du rapporteur au sujet de l'article 17 relatif au secret médical. Les médecins signalent déjà systématiquement les suspicions d'abus sexuels sur mineurs et je ne vois pas en quoi le secret médical serait remis en cause. Si en France ce signalement est systématique, cela n'est peut-être pas le cas dans tous les États membres et l'obligation n'est peut-être pas une mauvaise chose.

Les articles 20 et 25 visent à mettre en place un centre européen de collecte et de traitement des informations. Je partage l'avis du rapporteur, nous n'avons pas nécessairement besoin d'un tel centre. Il me semble toutefois qu'il ne représente pas de risque relatif à la subsidiarité, puisqu'il ne revient pas en substitution de compétences nationales, mais constitue plutôt un dispositif inapproprié.

Enfin, je partage la remarque du rapporteur sur la notion de « délinquant potentiel » à l'article 31, qui manque de clarté, mais il me semble qu'une collecte européenne d'informations à des fins statistiques serait utile au regard de l'importance du sujet.

En conclusion, l'Europe doit en premier lieu s'engager plus avant dans la lutte contre la criminalité à l'égard des enfants et la révision de cette directive va dans le bon sens. Comme souligné par le rapporteur, certaines notions juridiques mériteraient d'être clarifiées. En résumé, nous partageons les conclusions du rapporteur sur les articles 3, 10 et 16 de la proposition de directive, qui sont déclarés conformes à l'article 5 du TFUE, mais nous considérons que l'article 5 et l'article 28 posent problème au regard du principe de subsidiarité et que les articles 17 et 31 méritent d'être examinés plus précisément.

Nous nous abstiendrons sur la proposition de résolution et nous espérons pouvoir étudier le fond du texte.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Le texte que nous avions examiné avec André Reichardt et Ludovic Haye s'inscrivait principalement dans le cadre de la régulation des plateformes numériques. Je remercie le rapporteur de la cohérence de cette proposition de résolution avec le travail que nous avions mené ensemble.

Ces dernières années ont été marquées par une tendance à beaucoup légiférer « en silo » et à accumuler les textes sans voir comment leur application est liée. Le règlement européen sur la liberté des médias posait aussi des problèmes de subsidiarité et nous craignions déjà, lors de son examen, l'affaiblissement de notre propre législation.

Je ne suis pas suffisamment spécialiste du droit pénal pour me prononcer sur son européanisation, mais je note le travail remarquable réalisé par Europol dans le démantèlement d'importants réseaux, en particulier lors d'opérations menées en coopération par les polices française et allemande.

La plateforme Pharos est également exemplaire et mériterait peut-être d'être européanisée. Je l'avais déjà affirmé lors de l'examen du projet de loi visant à sécuriser et à réguler l'espace numérique : nous ne sommes pas allés au bout de ce que nous aurions dû faire au sujet de la réglementation des plateformes. Ces dernières doivent être juridiquement responsables des contenus qu'elles hébergent ou proposent. Tant que les plateformes resteront des « boîtes noires » et que leurs algorithmes privilégieront le profit à la sécurité, nous ne résoudrons pas les problèmes, dont la prolifération de contenus dangereux pour les enfants.

Mme Mathilde Ollivier. - Je n'ai pu me pencher que rapidement sur cette proposition de résolution, mais quelques points nous amèneront également à nous abstenir.

Je ne suis pas opposée à changer la définition de la pédopornographie pour adopter la nouvelle définition d'« infractions liées aux matériels relatifs à des abus sexuels sur enfants », mais il me semble que nous devrions mener une analyse plus poussée de cette notion pour la préciser et permettre, compte tenu des cultures juridiques différentes entre les États membres, une harmonisation du droit européen. L'Europe est aujourd'hui le continent qui héberge le plus de contenus pédopornographiques : une nouvelle définition pourrait conduire à améliorer la prise en charge et les échanges d'information à l'échelon européen.

L'un des points majeurs de critique de cette proposition de directive concerne la création d'un centre européen chargé de prévenir et de combattre les abus sexuels sur les enfants. Je n'y suis pas opposée : l'Europe étant le plus grand hébergeur de contenus pédopornographiques, il faut une harmonisation européenne du traitement de la question. Ce centre pourrait fournir un élément de réponse, aux côtés d'Europol, et la question de son coût ne me semble pas le levier le plus pertinent pour s'opposer à sa création, compte tenu des coûts sociétaux et psychologiques de la pédopornographie.

Certes, le droit français est plus ambitieux que ce texte. Toutefois, ce dernier permet une base minimale, alors que certains pays européens sont probablement moins-disants que la proposition de directive. La définition minimale de ces actes et leur criminalisation me semblent aller dans le bon sens, sans mettre en danger les réglementations françaises.

M. Jean-François Rapin, président. - Nous ne voudrions pas que l'étiage de ce texte soit plus faible que celui du droit français.

M. Didier Marie. - De fait, tout ce qui est mieux-disant dans notre législation n'est pas concerné par cette proposition de directive.

M. André Reichardt, rapporteur. - Normalement. La Commission européenne a néanmoins souligné publiquement qu'elle souhaitait faire disparaître les différences entre législations nationales.

M. Jean-François Rapin, président. - Nous avons été très contraints par les délais d'examen du texte, mais cela n'enlève rien à la pertinence de l'analyse du rapporteur relative au principe de subsidiarité. Je suis d'accord pour que nous tentions par la suite d'examiner ce texte au fond et d'envisager une éventuelle proposition de résolution européenne, conformément aux dispositions de l'article 88-4 de la Constitution, en particulier pour préciser les termes employés.

La commission adopte la proposition de résolution européenne portant avis motivé sur la conformité au principe de subsidiarité, disponible en ligne sur le site du Sénat.

Proposition de résolution européenne portant avis motivé sur la conformité au principe de subsidiarité de la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à la lutte contre les abus sexuels et l'exploitation sexuelle des enfants, ainsi que contre les matériels relatifs à des abus sexuels sur enfants, et remplaçant la décision-cadre 2004-68-JAI du Conseil (refonte) - COM (2024) 60 final

La proposition de directive du Parlement européen et du Conseil COM (2024) 60 final tend à adapter la directive 2011-93-UE relative à la lutte contre les abus sexuels et l'exploitation sexuelle des enfants ainsi que la pédopornographie afin de conforter la coopération européenne relative à la lutte contre les abus sexuels et à l'exploitation sexuelle des enfants.

En pratique, cette proposition demande aux États membres d'adopter des mesures appropriées de prévention des abus sexuels sur les enfants, actualise les infractions pénales liées à ces abus et relève le quantum de peines applicables, renforce les procédures de signalement et étend les délais de prescription.

Vu l'article 88-6 de la Constitution,

Le Sénat émet les observations suivantes :

- l'article 5 du traité sur l'Union européenne prévoit que l'Union ne peut intervenir, en vertu du principe de subsidiarité, que « si, et dans la mesure où les objectifs de l'action envisagée ne peuvent pas être atteints de manière suffisante par les États membres, mais peuvent l'être mieux, en raison des dimensions ou des effets de l'action envisagée, au niveau de l'Union » ; ce qui implique d'examiner, non seulement si l'objectif de l'action envisagée peut être mieux réalisé au niveau communautaire, mais également si l'intensité de l'action entreprise n'excède pas la mesure nécessaire pour atteindre l'objectif que cette action vise à réaliser ;

Sur la nécessaire association des parlements nationaux des États membres aux réformes pénales européennes

Depuis 2019, la Commission européenne, avec l'aval du Conseil et du Parlement européen, a présenté de nombreuses réformes pénales pour lutter contre la criminalité environnementale, les violences faites aux femmes, la corruption ou encore, les trafics de migrants, qui aboutissent de facto à une « européanisation » accélérée du droit pénal. En outre, des réflexions sont actuellement en cours dans les institutions européennes sur la consolidation d'un « droit pénal européen ». Afin d'assurer la conformité au principe de subsidiarité de telles initiatives, la Commission européenne devrait associer les parlements nationaux des États membre, à l'élaboration de toute proposition de réforme législative ayant un volet pénal, en prévoyant un processus de consultation spécifique, systématique et institutionnalisé ;

Sur les bases juridiques et la nécessité de certaines dispositions

- La lutte contre les abus sexuels sur les enfants relève en premier lieu de la compétence des États membres de l'Union européenne, en particulier de leurs parlements nationaux, et doit être pour eux une priorité constante. En complément, conformément aux articles 4 (j), 82 et 83 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), le Conseil et le Parlement européen peuvent, par voie de directives, fixer des règles minimales en matière pénale au niveau européen, d'une part, pour faciliter la coopération policière et judiciaire et la reconnaissance mutuelle des jugements, et d'autre part, pour définir les infractions pénales et leur sanction dans des domaines de criminalité particulièrement graves ayant une dimension transfrontière ;

- Adoptée dans ce cadre, la directive 2011-9-UE est un outil de coordination européenne des actions de lutte contre les abus sexuels sur les enfants à la fois pertinent et pleinement conforme aux traités. Il en va de même pour la proposition de directive COM (2024) 60 final en ce qu'elle actualise cette directive pour prendre en considération les nouveaux agissements en ligne des auteurs d'infractions1(*) ;

Sur les dispositions de la proposition non conformes au principe de subsidiarité parce qu'elles privent les États membres de leurs prérogatives

- certaines dispositions de la présente proposition ne respectent pas le principe de subsidiarité en ce qu'elles suppriment, par leur exhaustivité et leur précision, toute marge d'appréciation des États membres dans le choix de politiques dont ils ont pourtant la responsabilité ;

- ainsi, et en premier lieu, le remplacement, à l'article 5, de l'infraction actuelle de « pédopornographie » par la notion « d'infractions liées au matériel relatif à des abus sexuels sur enfants », étendrait de manière indéterminée le champ des infractions pénales visées par la directive 2011-93-UE au détriment du droit pénal des États membres ;

- en deuxième lieu, en prévoyant la possibilité d'autoriser des « organisations » au statut indéfini à rechercher, détecter et analyser les abus sexuels en ligne, et de les exempter de poursuites pénales pour ces actions, ce même article 5 mettrait en concurrence de telles « organisations » - qui pourraient être des associations reconnues d'utilité publique mais également des organisations non gouvernementales (ONG) ou des fondations privées - avec les services et autorités compétents des États membres, alors même que ces derniers sont les seuls à pouvoir assumer ces missions régaliennes ou à posséder un pouvoir d'injonction pour les ordonner.

De facto, l'absence de définition suffisante des « organisations » concernées pourrait conduire à d'éventuels conflits d'intérêts. Et le risque serait élevé qu'elles tirent profit illégalement de la dérogation, prévue pour elles, à l'interdiction de détention de « tout matériel relatif à des abus sexuels sur enfants » ;

- en troisième lieu, en substituant une obligation de signalement à la possibilité de signalement des soupçons d'abus sexuels prévue pour les professionnels de santé travaillant au contact des mineurs, l'article 17 de la proposition supprimerait, dans les situations visées, le secret médical qui s'impose pourtant à eux. Il ne laisserait aucune marge d'appréciation aux États membres dans l'application de cette obligation, et romprait avec l'équilibre du droit national, inscrit à l'article R. 4127-44 du code de la santé publique, qui affirme que tout praticien appelé auprès d'un mineur « victime de sévices ou de privations » « alerte les autorités judiciaires ou administratives, sauf circonstances particulières qu'il apprécie en conscience » ;

- en quatrième lieu, l'article 28, relatif à la prévention des abus sexuels sur les enfants devrait affirmer le principe de mesures appropriées de prévention à prendre par les États membres dans certains secteurs et leur laisser définir ces derniers, plutôt que d'énumérer un à un ces secteurs2(*) puis de définir ce que doivent être ces « mesures appropriées »3(*), niant par là-même la liberté du législateur national de déterminer les priorités de la politique nationale de prévention ;

Sur les dispositions de la proposition compatibles avec le principe de subsidiarité sous réserve de demeurer des « règles minimales » afin de préserver les dispositions du droit pénal français plus favorables aux mineurs

- l'article 3 complète la liste des infractions liées aux abus sexuels en y ajoutant tout acte de pénétration sur un enfant n'ayant pas atteint la majorité sexuelle ou sur un enfant ayant atteint cette majorité mais n'ayant pas consenti à cet acte. Il punit la première infraction d'une peine de douze ans d'emprisonnement et la seconde, d'une peine de dix ans d'emprisonnement. Ces dispositions ne sauraient remettre en cause les dispositions de l'article 222-23-1 du code pénal français qui considèrent ces actes comme des viols et les sanctionnent d'une peine plus élevée (quinze ans de réclusion criminelle pour les viols et vingt ans si la victime est mineure), ni à conduire à une « décrimininalisation » de faits constitutifs de viols en droit interne4(*) ;

- de même, l'article 3 précité et l'article 10, qui prévoit la possibilité de reconnaître des relations sexuelles consenties entre « pairs », ne doivent pas empêcher la France de reconnaître la possibilité d'une relation consentie entre un mineur et un majeur ayant avec lui une différence d'âge de moins de cinq ans5(*) ;

- de même, les dispositions de l'article 16, relatives aux délais de prescription, ne doivent pas revenir sur une protection substantielle du droit français : le caractère « glissant » de la prescription en cas de récidive, au terme duquel, si l'auteur d'une infraction sexuelle en commet une seconde sur un autre mineur avant l'expiration du délai de prescription, ce dernier est prolongé jusqu'à la date de prescription de cette seconde infraction ;

Sur les dispositions non conformes au principe de subsidiarité parce qu'elles créent des charges excessives et inutiles pour les États membres

- dans sa résolution européenne n°77 du 20 mars 2023, le Sénat a déjà démontré l'inutilité et le coût trop important, pour les États membres, de la création d'un centre de l'Union européenne pour la prévention des abus sexuels sur les enfants, déjà promu par la proposition de règlement COM (2022) 209 final, toujours en cours de négociation. L'article 20 du présent texte qui confierait aussi à un tel centre, une mission de collecte d'informations relatives aux actions de prévention et d'échange de bonnes pratiques dans les États membres, ne modifie pas ce constat. La création de ce centre constituerait une charge excessive pour les États membres. Le budget prévu pour son fonctionnement gagnerait plutôt à être consacré au financement d'actions de protection de l'enfance ;

- l'article 31 exige des États membres une collecte excessive d'informations à des fins statistiques, ce qui constitue pour eux une charge disproportionnée. En outre, le 2.c) de cet article vise des statistiques relatives aux initiatives de prévention concernant les « délinquants potentiels », notion juridiquement et éthiquement inacceptable car elle suppose que certains individus seraient présumés enclins à commettre des infractions.

*

Pour ces raisons, le Sénat estime que :

- les articles 3, 10 et 16 de la proposition de directive COM (2024) 60 final sont conformes à l'article 5 du traité sur l'Union européenne et au protocole n°2 annexé à ce traité, sous les réserves précitées ;

- les articles 5, 17, 20, 25, 28 et 31 de la proposition de directive COM (2024) 60 final ne sont pas conformes à l'article 5 du traité sur l'Union européenne et au protocole n°2 annexé à ce traité.

La réunion est close à 14 h 45.

Mercredi 22 mai 2024

- Présidence de M. Jean-François Longeot, président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, et de M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes -

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Énergie, climat, transports - « Politique européenne des transports : enjeux et défis de la prochaine mandature » - Audition de MM. Jean-Philippe Peuziat, directeur du département Affaires publiques et européennes de l'Union française des transports publics et ferroviaires (UTP), Pierre Leflaive, responsable transports de Réseau Action Climat - France, Florent Moretti, conseiller transports à la représentation permanente de la France auprès de l'Union européenne, Denis Saada, président de la verticale Nouvelles Mobilités au sein de l'Alliance des mobilités

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Mes chers collègues, avec cette table ronde sur les enjeux européens en matière de politique des transports, nous avons souhaité, à la veille des élections du 9 juin prochain, établir un rapide bilan de ce qui a été réalisé au cours de la mandature qui s'achève. Les initiatives de la Commission européenne dans ce domaine ont été particulièrement nombreuses. Nous voulions, surtout, enrichir notre réflexion sur les multiples défis auxquels devra faire face le secteur des transports. Je pense notamment au verdissement des véhicules ou aux mobilités du quotidien.

Cette table ronde, à laquelle je vous remercie d'avoir accepté de participer, est organisée conjointement par la commission des affaires européennes et la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, ce dont je me réjouis.

Le Pacte vert, qui traduit l'engagement concret de l'Europe en faveur de la transition climatique et dont l'application est aujourd'hui très commentée et parfois contestée, a des implications particulièrement fortes pour l'ensemble du secteur des transports.

En effet, celui-ci représente l'activité la plus émettrice de gaz à effet de serre dans l'Union européenne et en France : les acteurs du transport doivent donc contribuer, de façon prioritaire, à l'évolution déjà engagée vers une économie zéro carbone, notamment à l'ambition affichée par l'Europe de s'affranchir de sa dépendance aux combustibles fossiles. Décarboner les mobilités et promouvoir des modes de transport durables - incluant le ferroviaire et le fret intermodal : tels sont les deux axes de la future politique européenne des transports.

Pour atteindre ses objectifs de décarbonation particulièrement ambitieux, fixés dans le Pacte vert puis déclinés dans le paquet « Ajustement à l'objectif 55 », l'Union européenne s'est engagée dans une politique d'incitation plus ou moins contraignante de décarbonation des transports maritime, aérien, et bien entendu routier.

Des efforts ont aussi été réalisés, au cours de la mandature actuelle, pour développer les infrastructures et faciliter les interconnexions entre les différents réseaux de transports dans l'Union européenne. À ce titre, il faut souligner l'accord obtenu sur le règlement relatif au réseau transeuropéen de transport (RTE-T), dont les priorités doivent aussi s'inscrire dans le cadre des engagements climatiques européens.

Un texte a dominé la question de la décarbonation : celui qui prévoit la fin de la commercialisation des véhicules à moteur thermique en 2035. Cet accord a suscité des inquiétudes chez nos voisins allemands et continue d'ailleurs à faire débat en Europe et dans notre pays. L'électrification des véhicules individuels, mais aussi des bus et cars, soulève de nombreuses questions, comme celle de leur empreinte carbone durant l'ensemble de leur cycle de vie ou de l'accompagnement social des ménages les plus vulnérables.

La profonde transformation à mener aura de fait un impact majeur sur les ménages, les entreprises, nos économies et nos sociétés, bref, nos modes de vie, comme le Sénat l'a souligné dans sa résolution d'avril 2022, fruit d'un travail commun entre trois commissions, dont les deux ici réunies. Cette table ronde est l'occasion de dresser un bilan du chemin déjà parcouru et d'apprécier l'ampleur des mutations restant à opérer.

M. Jean-François Longeot, président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. - Je remercie Jean-François Rapin d'avoir pris l'initiative de cette table ronde, alors que les élections européennes approchent à grands pas.

Le secteur des transports est à la croisée de multiples défis - industriels, économiques, écologiques et sociaux - que la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable aborde très régulièrement dans le cadre de ses travaux législatifs et de contrôle. Nombre de ces sujets ont une forte dimension européenne. C'est pourquoi il est indispensable pour les législateurs que nous sommes d'anticiper dès aujourd'hui la prochaine mandature en identifiant les enjeux auxquels les politiques de transports sont confrontées et la manière dont l'Union européenne pourrait y répondre.

Je remercie l'ensemble des intervenants pour leur présence et souhaite les interroger sur trois points.

Premièrement, j'aimerais aborder la mise en oeuvre du marché carbone européen : tandis que le transport aérien y était déjà soumis, le transport maritime a été intégré au système d'échange de quotas d'émission de l'Union européenne (Seqe-UE), le 1er janvier 2024. Le transport routier devrait, quant à lui, faire l'objet d'un marché carbone dédié qui sera progressivement mis en place à compter de 2027. Quel regard portez-vous sur l'application du marché carbone au secteur des transports ? Identifiez-vous des correctifs à y apporter ? La tendance baissière constatée depuis plusieurs semaines sur le prix de la tonne de CO2 du fait de la stabilisation du prix du gaz suscite-t-elle des inquiétudes pour l'efficacité du système ?

Pour le secteur aérien en particulier, comment le marché carbone européen peut-il inciter les compagnies à utiliser des carburants d'aviation durable, en cohérence avec le règlement ReFuel EU Aviation, qui prévoit une trajectoire d'incorporation croissante jusqu'en 2050 ? Plus largement, comment ce cadre interne s'articulera-t-il avec le régime de compensation et de réduction de carbone pour l'aviation internationale (Corsia) ?

Une part du produit issu de la vente aux enchères des quotas carbone doit alimenter le Fonds social pour le climat créé par l'Union européenne, afin d'accompagner financièrement les ménages vulnérables dans la transition énergétique. Est-il prévu que les ressources issues des quotas carbone des transports soient spécifiquement fléchées vers le verdissement de ce secteur ? Si oui, pensez-vous que les moyens seront à la hauteur des besoins ?

Deuxièmement, je souhaite évoquer la politique européenne en matière de décarbonation des transports. S'agissant du secteur maritime, quel regard portez-vous sur la trajectoire de décarbonation prévue par l'Union européenne à horizon 2030 et 2050 ? Qu'en est-il de la place accordée aux énergies dites de transition que pourraient être le gaz naturel liquéfié (GNL), le gaz de pétrole liquéfié (GPL) et les énergies de synthèse dans cette trajectoire ? Dans la mesure où le transport maritime s'inscrit dans un marché mondialisé, les ports et armateurs européens sont en partie tributaires des solutions de décarbonation développées par leurs concurrents. Cette situation peut se traduire par une forme d'attentisme industriel. Selon vous, quel rôle pourrait jouer l'Union européenne pour identifier les innovations pertinentes et orienter de manière adéquate les investissements en matière de décarbonation du transport maritime ? Je laisserai mes collègues aborder plus en détail la décarbonation des secteurs routiers et aériens, qui soulève également des enjeux sensibles au niveau européen.

Troisièmement, le rail français s'ouvre progressivement à la concurrence depuis 2020, avec un certain « train de retard » par rapport à certains de nos voisins européens - si vous me permettez l'expression ! Comment l'ouverture à la concurrence du transport ferroviaire s'est-elle passée ailleurs en Europe ? Quelles sont les réussites dont nous pourrions nous inspirer, et quels écueils devrions-nous éviter ?

Sur un tout autre sujet, je voudrais profiter de la présence en visioconférence de M. Florent Moretti, conseiller transports à la représentation permanente de la France auprès de l'Union européenne, pour faire un point d'étape sur le projet de ligne Lyon-Turin. Compte tenu d'un remaniement ministériel, il y a eu quelques atermoiements, en janvier dernier, au moment de déposer auprès de l'Union européenne la demande de cofinancement des études portant sur la section française du chantier. Le dossier a pu être déposé in extremis, ce qui était essentiel pour sécuriser la réalisation des voies d'accès au tunnel. Où en est ce dossier ?

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Nous allons donner la parole à chacun des intervenants pour un propos liminaire de dix minutes.

Monsieur Moretti, quels ont été à vos yeux les points les plus durs dans la négociation à vingt-sept des grandes législations européennes récentes en matière de transports ? Quels défis pose à présent l'application de ces textes ?

M. Florent Moretti, conseiller transports à la représentation permanente de la France auprès de l'Union européenne. - C'est toujours volontiers que la représentation permanente de la France vous livre son analyse de la situation depuis Bruxelles. Le moment est particulièrement opportun pour faire un bilan de la mandature qui s'achève et dégager les tendances pour le début de la suivante.

Inscrite dans la trajectoire du Pacte vert, dont l'objet est de mettre l'Union sur la voie de la neutralité climatique, la politique européenne des transports se décline au travers de la stratégie pour une mobilité durable et intelligente, dont l'objectif est la réduction de 90 % des émissions des transports d'ici à 2050. Cette stratégie au champ très large intègre quatre-vingt-deux mesures visant au développement du véhicule et du transport zéro émission, à une mobilité urbaine plus durable, au verdissement du transport de fret, à la tarification du carbone ou encore au renforcement du marché unique.

Des avancées importantes ont été réalisées sous cette législature, d'autant plus au regard des crises importantes qui l'ont traversée - même si toutes les actions programmées n'ont pu être adoptées.

Le principal train de mesures à souligner est le paquet « Ajustement à l'objectif 55 », qui a posé des jalons importants pour la décarbonation des transports. Le règlement sur le déploiement d'une infrastructure pour carburants alternatifs (Afir) a ainsi programmé le déploiement des réseaux de recharge en électricité. Le règlement Euro 7 a renforcé les normes d'émission des véhicules légers. D'autres mesures ont été prises, telles que l'incorporation de carburant durable pour l'aviation et le maritime, et la création - étape très importante - d'un système d'échange de quotas pour le transport routier qui entrera en vigueur en 2027.

Cette dernière année a été particulièrement marquée par la révision du règlement sur le réseau transeuropéen de transports. Ce texte structurant pour les politiques européennes de transport a fait évoluer la carte de ce réseau et des corridors, et renforcé les objectifs de performance que les infrastructures qui le composent doivent atteindre, ainsi que le rôle de la Commission européenne dans le suivi de ce plan.

Ces obligations sont assorties d'une source de financement - le mécanisme d'interconnexion pour l'Europe - fléchée en priorité vers les transports transfrontaliers, comme, en France, le tunnel Lyon-Turin ou le canal Seine-Nord Europe. J'en profite pour vous confirmer que le dossier de demande de subvention pour la réalisation des travaux du tunnel Lyon-Turin et des études concernant les accès a bien été déposé dans les échéances imparties auprès de la Commission européenne. Les résultats de l'appel à projets doivent être communiqués en juin.

Sous la présidence belge actuelle, la fin de la législature est marquée par l'examen du paquet sur le verdissement du fret et de certaines dispositions sur la sécurité routière.

Concernant le verdissement du fret, nous examinons, au Conseil, un projet de règlement sur les capacités ferroviaires. Érigé en priorité par la présidence belge, ce texte doit permettre de mieux utiliser la capacité disponible en renforçant l'harmonisation des règles d'allocation des sillons entre les États. Cette proposition est soutenue par la France et, si les discussions avancent comme prévu, devrait être adoptée par le Conseil des ministres européens des transports en juin. Le Conseil et le Parlement ont également récemment voté en faveur d'un règlement sur la communication des émissions de gaz à effet de serre des services de transport. Il sera d'application volontaire, mais lorsque des entreprises et des fournisseurs de services de transport souhaiteront communiquer sur les émissions liées, ils devront utiliser cette méthode harmonisée. Fait marquant, ce règlement s'est inspiré de la législation française.

Par ailleurs, nous travaillons à la révision de la directive relative aux dimensions et poids pour accorder des bonus de poids plus importants aux véhicules zéro émission et faciliter la circulation des camions plus longs et plus lourds. Cette proposition soulève plus de difficultés pour un certain nombre d'États, dont la France, qui s'inquiètent de la préservation des infrastructures et de la concurrence possible avec le fret ferroviaire.

Enfin, la fin de législature est marquée par la révision de la directive sur le transport combiné pour encourager son développement et favoriser un report modal depuis le transport routier.

J'en viens à la sécurité routière. Le Conseil travaille en ce moment sur une directive sur la reconnaissance mutuelle de la suspension et des retraits de permis de conduire. La révision de la directive sur le permis de conduire ayant déjà été adoptée, les trilogues à ce sujet devraient débuter sous la prochaine mandature.

Trois grandes tendances se sont dégagées des conférences que la Commission, et la direction générale de la mobilité et des transports en particulier, ont récemment organisées.

La première est la volonté de poursuivre la mise en oeuvre du marché unique dans les transports. La Commission estime que l'ouverture à la concurrence s'applique diversement selon les modes de transport. Si elle est une réalité pour le secteur aérien, un certain nombre d'obstacles empêchent sa mise en oeuvre complète dans le ferroviaire. Nous observons d'ailleurs que cet objectif est assez consensuel à Bruxelles, même si chaque partie prenante le nuance et en donne diverses interprétations. La Commission remettra, à la fin de 2024, un rapport important sur l'application de la directive établissant un espace ferroviaire unique européen de 2012, à la suite duquel elle pourrait proposer de nouvelles mesures.

Le marché unique, c'est également l'harmonisation des règles en matière de droits des passagers. La Commission souhaite renforcer ceux-ci, en particulier dans le cadre du transport aérien et des voyages multimodaux.

Au sein de cet objectif, la réalisation du réseau transeuropéen de transport occupe une place à part. Dans ce domaine, l'enjeu principal est l'application du règlement révisé qui vient d'être adopté, pour, notamment, améliorer les interconnexions entre les États, dans le secteur ferroviaire, mais pas uniquement. Ce sujet est très cher à la Commission, qui suivra de près la mise en oeuvre des obligations découlant de la récente révision.

Cette vision est aussi celle du récent rapport d'Enrico Letta sur le marché unique, qui voit dans la réalisation d'un réseau européen de ligne à grande vitesse un projet susceptible de rapprocher les Européens. Néanmoins, on peut d'ores et déjà anticiper que le financement de ces investissements soulèvera des difficultés dans un contexte de ressources limitées à l'échelle européenne et nationale, et du fait que les États ont d'autres priorités qui sont complémentaires, comme, en France, l'amélioration de la mobilité du quotidien ou la rénovation du réseau ferroviaire.

La deuxième grande tendance que nous voyons se dégager est la poursuite des transitions écologique et numérique, qui doivent garantir une forme d'inclusivité. En matière de transition écologique, il s'agit, d'une part, de verdir chaque mode de transport, et, d'autre part, de créer des incitations suffisantes pour un report modal vers les transports les plus écologiques.

Nous devons donc nous attendre à des enjeux relatifs à l'application des mesures qui ont déjà été adoptées, à la poursuite des propositions en cours d'examen et à l'anticipation de nouvelles propositions de la Commission, dont certaines sont déjà annoncées.

Enfin, la troisième tendance est l'émergence et le renforcement de l'objectif de résilience des réseaux et services de transport. Cet objectif s'apprécie au regard, à la fois, des conséquences du changement climatique et des crises et conflits, y compris de la guerre menée par la Russie en Ukraine. Cet objectif de résilience fait le lien avec la politique européenne de réindustrialisation et de sécurisation d'un certain nombre d'approvisionnements. La Commission l'appréhende également dans la perspective d'un possible élargissement futur de l'Union à l'Est.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Merci. La parole est maintenant à M. Jean-Philippe Peuziat, directeur du département Affaires publiques et européennes de l'Union française des transports publics et ferroviaires (UTP). Quelles sont les attentes des acteurs du transport urbain et ferroviaire à l'approche de la prochaine mandature européenne ?

M. Jean-Philippe Peuziat, directeur du département affaires publiques et européennes de l'Union française des transports publics et ferroviaires (UTP). - Je vous remercie pour votre invitation à cette table ronde très importante à la veille des élections européennes.

Nous avons rassemblé nos attentes pour la prochaine mandature dans un manifeste que nous avons présenté aux équipes des candidats pour les élections européennes. Avant de les détailler, je procéderai à un bilan succinct de la politique européenne des transports des dernières années.

L'UTP est une fédération professionnelle représentant deux branches différentes. D'une part, elle rassemble 170 opérateurs de transports publics urbains, tels que des réseaux de bus, de métro ou de tramway d'agglomérations de tailles très différentes. De l'autre, elle fédère les opérateurs de transport ferroviaire - voyageurs et marchandises - ainsi que les gestionnaires d'infrastructures, incluant les opérateurs historiques mais aussi les nouveaux entrés et les futurs entrants, comme Trenitalia ou Transdev.

Plusieurs mesures décidées au cours des dernières années sont allées dans le bon sens. Le secteur des transports est à l'origine de 30 % des émissions de gaz à effet de serre en Europe. L'Union européenne souhaite réduire ces dernières de 90 %. Nous avons donc fortement applaudi le Pacte vert, qui sert de boussole dans l'atteinte de l'objectif de neutralité climatique en 2050.

Parmi les solutions pour y parvenir, on peut citer le développement de transports plus vertueux en matière d'émissions. Les transports urbains et ferroviaires représentent, en effet, moins de 3 % des émissions de l'ensemble du secteur. La baisse des émissions nécessite donc le développement massif de l'offre de transports publics, urbains et ferroviaires.

Pour réduire les émissions, en France comme en Europe, nous défendons le fameux choc d'offre que le rapport des sénateurs Maurey et Sautarel sur le financement des autorités organisatrices de la mobilité chiffrait à 110 milliards d'euros pour l'Île-de-France et l'ensemble du territoire, en investissement et en exploitation. C'est le prix à payer pour offrir aux Français une alternative pour se déplacer grâce aux transports collectifs, en articulation avec de nouvelles mobilités.

Comment les instances européennes peuvent-elles contribuer au développement massif d'une offre de transport ferroviaire et public pour répondre aux besoins, y compris quotidiens, de mobilité ? Nous reprochons, en effet, souvent à l'Union européenne de concentrer ses efforts sur le transport ferroviaire, ce que son intérêt pour le marché unique et ses propres compétences peuvent expliquer. Elle pourrait faire plus pour le développement des mobilités du quotidien, notamment pour aider les collectivités qui mettent en place ces politiques.

Plusieurs annonces politiques ont récemment été faites sur le ferroviaire. Le Conseil a notamment adopté en 2021 des conclusions au titre très clair : « placer le rail au premier plan d'une mobilité durable et intelligente ».

Si la Commission met souvent en avant les questions de subsidiarité et se montre beaucoup plus frileuse quant au sujet de la mobilité urbaine, elle a néanmoins établi un cadre reconnaissant le rôle des transports publics au niveau local comme une solution majeure, efficace et durable pour permettre le déplacement d'un grand nombre de personnes.

Nous nous félicitons donc de ces déclarations. Des programmes de financement importants ont également été mis en place, même si certains sont assez peu connus. Le mécanisme d'interconnexion a notamment financé des mesures très concrètes sur l'électrification de la ligne Paris-Troyes, sur le déploiement du système européen de surveillance du trafic ferroviaire (ERTMS), ainsi que des mesures au niveau urbain. Île-de-France Mobilités (IDFM) a ainsi bénéficié d'aides pour l'achat de bus électriques et la conversion des dépôts. L'Europe a aussi contribué à hauteur de 40 milliards d'euros au titre de la facilité pour la reprise et la résilience, dont 11,5 milliards, dans le plan français, ont été fléchés vers les transports.

Le mécanisme pour la transition juste reste également trop peu connu. Nantes Métropole vient ainsi de toucher une subvention de la Commission européenne de 30 millions d'euros, adossée à un prêt de la Banque européenne d'investissement (BEI) de 200 millions d'euros, afin d'acheter quarante-six tramways. Ces actions ont un effet concret sur le quotidien de nos concitoyens.

Certaines mesures politiques adoptées vont également dans le bon sens. Je pense à la révision du système du marché carbone ou à la création du fonds social pour le climat. En outre, le RTE-T, depuis sa révision, au-delà des connexions ferroviaires qu'il prévoit, intègre 424 grandes villes européennes, qualifiées de « noeuds urbains », qui seront interconnectées et auxquelles la Commission demande d'adopter des plans de mobilité urbaine durable.

Pour autant, d'autres propositions de la Commission européenne nous ont fait « tomber de nos chaises ». Je pense, en particulier, à la révision de la directive poids et dimensions. Nous n'avons pas compris pourquoi l'Union européenne, qui semblait convaincue des bienfaits du fret ferroviaire, proposait une réglementation visant à faciliter la circulation transfrontalière de géants des routes pesant jusqu'à 60 tonnes.

La proposition de la Commission tendant à interdire la vente de bus urbains thermiques dès 2030 a également suscité des inquiétudes de notre part, que le Gouvernement français a entendues. Si nous partageons l'ambition de verdir les flottes, il faut être vigilants quant à la vitesse de la trajectoire. Un bus électrique coûte deux fois plus cher qu'un bus thermique ou au biogaz de dernière génération thermique. Ainsi, ramener l'échéance à 2030 aurait mis en difficulté de nombreuses collectivités, en particulier les petites et les moyennes. Certaines d'entre elles nous ont dit qu'au vu de leurs capacités financières, elles seraient contraintes de réduire le nombre de lignes sur leur réseau, faute de pouvoir acheter suffisamment de bus. C'est aller à l'encontre du mouvement : au contraire, il faut développer de plus en plus de services pour offrir des alternatives aux usagers.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Merci. Je donne la parole à M. Denis Saada, président de la verticale Nouvelles Mobilités au sein de l'Alliance des mobilités. Quelles transformations se dessinent en matière de mobilités pour relever les défis climatiques à l'échelle européenne ?

M. Denis Saada, président de la verticale Nouvelles Mobilités au sein de l'Alliance des mobilités. - L'Alliance des mobilités est l'association interprofessionnelle des mobilités durables, incluant les nouvelles mobilités telles que le covoiturage, le vélo, l'autopartage et toutes les mobilités partagées dans le milieu urbain ainsi que les services associés. Nous faisons partie du réseau Mobilians qui représente l'ensemble des métiers de la mobilité, y compris routière.

La mandature qui s'achève s'est fortement concentrée sur la réglementation des mobilités existantes, avec la suppression du carburant traditionnel des véhicules, le Green Deal et la fin de la vente des moteurs thermiques en 2035. Les débats se sont également intéressés au transport aérien, maritime et longue distance.

Les transports du quotidien ont, en revanche, été peu abordés au cours de la législature - et les autres mobilités durables, comme le vélo, encore moins. La mandature s'est cependant conclue par une déclaration européenne sur le vélo, ouvrant la voie au développement - que nous appelons de nos voeux - des mobilités durables et des nouvelles mobilités au sein de l'Union européenne. Huit engagements ont été pris à ce titre : développer et renforcer les politiques cyclables, encourager une mobilité inclusive à l'impact positif sur la santé mentale et physique, investir dans les infrastructures adaptées et nouvelles, créer des conditions favorables au cyclisme comme des supports techniques et des voies réservées, assurer la sécurité des usagers, soutenir les emplois liés au développement du vélo, assurer la multimodalité, et enfin améliorer la collecte de données.

Il faut absolument développer ces nouvelles mobilités. La voiture thermique individuelle pose, en effet, des problèmes sanitaires, sociaux et environnementaux. Si le véhicule électrique doit être encouragé pour les trajets du quotidien, il reste insuffisant pour répondre à l'ensemble des défis liés à la mobilité.

L'Europe a besoin de mobilités durables, notamment de transports en commun. Néanmoins, leur développement ne sera probablement pas suffisant pour couvrir tous les cas d'usage. Je pense notamment aux citoyens qui doivent se déplacer de banlieue à banlieue, en zone périurbaine ou rurale, sur des horaires décalés ou encore dans des centres urbains hyperdenses, grâce à des services de micromobilité.

Pour développer ces mobilités, nous avons trois leviers. Le premier est le développement d'infrastructures cyclables, de covoiturage et multimodales. Le deuxième repose sur l'encadrement réglementaire. Aujourd'hui, nombre de ces nouvelles mobilités ne sont pas définies, du moins pas suffisamment, dans les pays membres et par l'Union européenne. Le troisième est le choc d'offre des mobilités durables, qui, dans les pays où il a eu lieu, a permis de développer les mobilités alternatives.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Merci. Enfin, je laisse la parole à M. Pierre Leflaive, responsable transports de Réseau Action Climat pour la France, afin qu'il s'exprime sur les enjeux de la décarbonation en matière de transports, à tous les échelons - local, national et européen.

M. Pierre Leflaive, responsable transports de Réseau Action Climat - France. - Je vous remercie pour l'organisation de cette table ronde.

Les transports représentent aujourd'hui 29 % des émissions de gaz à effet de serre en Europe. Ce taux s'inscrit dans une tendance haussière depuis les années 1990, avec deux exceptions, en 2008 puis en 2020. Autrement dit, à part quand l'ensemble de notre économie est à l'arrêt, on ne sait pas réduire les émissions de gaz à effet de serre du secteur des transports. Ce constat est particulièrement préoccupant, puisqu'il révèle la dimension structurelle des changements qu'il va falloir opérer.

Les mesures adoptées durant la précédente mandature peuvent être qualifiées d'historiques, tant au regard des objectifs fixés que des différents leviers activés. Si elles forment une première étape nécessaire, elles restent malheureusement insuffisantes.

La plupart des différents textes structurants ont été évoqués. Selon l'ONG « Transport & Environnement », si toutes les mesures du Green Deal étaient appliquées, les émissions de gaz à effet de serre ne diminueraient que de 25 % par rapport à 1990 en 2040, et uniquement de 62 % en 2050. Autrement dit, les objectifs ne seraient pas atteints.

Certaines pistes ont été évoquées pour aller plus loin. D'autres sont essentielles tant pour réduire nos émissions que pour garantir, plus généralement, l'accès à la mobilité. En effet, le secteur des transports se situe au carrefour d'enjeux multiples, à la fois industriels, écologiques et sociaux. Nous devons donc trouver des solutions répondant à l'ensemble de ces considérations. La bonne nouvelle, c'est que ces solutions existent.

Cependant, elles devront être analysées au travers d'un prisme important : celui de la contrainte en matière de ressources et d'investissements, en tenant compte du panel de réponses possibles.

Prenons l'exemple de l'hydrogène. Cette solution présente un intérêt pour différents modes de transport, mais la ressource sera soumise à une concurrence d'usage avec l'industrie ou encore le bâtiment. Il en sera de même pour les e-fuels, l'électricité, plus généralement notre capacité à investir. L'allocation des efforts, des ressources et, en l'occurrence, des deniers de l'Union européenne dépendra ainsi d'arbitrages politiques.

Ces choix devront tenir compte de l'efficacité de la dépense publique, mais les émissions de gaz à effet de serre ne sauraient être l'unique critère d'efficacité. L'accès à la mobilité et la répartition de l'effort sont également importants. Les entreprises doivent jouer le jeu, notamment en matière de verdissement du parc automobile.

Le niveau de responsabilité individuelle dans les émissions en fonction des revenus de chacun devra aussi être interrogé. En effet, si nous devons tous viser un objectif de 2 tonnes de CO2 par personne en 2050, les disparités sont aujourd'hui très fortes. Tous les Français n'émettent pas la même quantité de gaz à effet de serre, et tous n'ont pas la même possibilité de réduire leurs émissions. Ces disparités concernent également les modes de transport.

Pour répondre à ces défis, plusieurs leviers me paraissent essentiels. La sobriété en fait partie. L'interdiction de vente des véhicules thermiques, à compter de 2035, est nécessaire, mais pas suffisante. À ce titre, une réflexion profonde doit être menée sur les véhicules électriques - leur type, leur taille, la technologie sur laquelle ils reposent. Sans cela, nous ne produirons que de gros véhicules électriques, sans faire évoluer notre rapport à la mobilité et à la voiture individuelle. Nous en avons pourtant besoin pour passer de 62 % de réduction des émissions des poids lourds en 2050 à 90 %, voire à la neutralité carbone.

Je conclus sur la question de l'accompagnement social. J'ai beaucoup entendu parler du choc d'offre. Absolument nécessaire, il est à notre sens complémentaire de toutes les mesures qui devront accompagner la demande afin de garantir l'accès des ménages à la mobilité. Le véhicule électrique, typiquement, reste trop cher. Nous ne pouvons nous contenter d'attendre que son prix diminue en raison de l'évolution de l'offre des constructeurs. Des aides seront nécessaires. La France a déjà proposé des mesures innovantes, au travers notamment du leasing social. Au niveau européen, une réflexion doit être engagée pour assurer l'accès au véhicule électrique quand aucun autre mode de transport n'est disponible et qu'il peut éviter à des ménages de se retrouver dans une situation de précarité liée à la mobilité. En effet, la dépendance au véhicule individuel, et, par conséquent, au cours des prix de l'énergie peut être synonyme de renoncements entre différents choix - le travail, l'école, les loisirs. Ce sont tous ces enjeux qui doivent être pris en compte.

- Présidence de M. Jean-François Longeot, président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, et de M. André Reichardt, vice-président de la commission des affaires européennes -

M. Philippe Tabarot. - Une politique de transports doit concilier différents enjeux parfois contradictoires, dans un souci de recherche d'équilibre, et ce alors que la France est traversée par des fractures qui se sont aggravées.

Nous sommes un certain nombre à nous opposer au projet d'autorisation de mégacamions de plus de 25 mètres de long et pesant jusqu'à 60 tonnes, ces véhicules ne tractant pas une seule remorque, mais souvent deux, voire trois. La circulation de ces véhicules aussi lourds que cinquante-deux voitures aura des conséquences désastreuses sur l'état de nos routes, tout en portant un coup de poignard au fret ferroviaire. La révision, adoptée le 12 mars par la Commission européenne, de la directive relative aux poids et aux dimensions des poids lourds n'étant pas finalisée, les États membres devront adopter une position sur le sujet lors du Conseil des ministres des transports de l'Union européenne en juin. Pourriez-vous, monsieur Moretti, nous rappeler la position de la France sur le sujet ?

Outre les dégâts sur les routes, les conséquences d'une telle autorisation sur le fret ferroviaire risquent d'être lourdes, alors que ce dernier souffre déjà, la Commission européenne ayant lancé une procédure formelle sur les conditions de financement de Fret SNCF. En tout état de cause, le plan de discontinuité se traduit notamment, pour Fret SNCF, par la remise sur le marché d'une partie considérable de ses activités et par la mise en place d'une nouvelle entité juridique. D'après vous, comment faut-il interpréter ces signaux qui ne sont pas tout à fait rassurants pour le développement du fret ferroviaire ? Quelles propositions portez-vous respectivement en la matière ? De manière connexe, pourriez-vous préciser les obstacles qui doivent être levés dans le cadre d'une ouverture à la concurrence du transport ferroviaire ? Sont-ils le fait de SNCF Réseau, comme semble le dire le ministre des transports espagnol ?

Enfin, vous avez évoqué, à juste titre, les difficultés de la France à financer ses infrastructures, mais également des difficultés de même nature au niveau européen. Cela signifie-t-il que l'Union européenne pourrait ne pas tenir ses engagements pris depuis un certain nombre d'années, et diminuer son niveau de participation ? Une telle évolution serait très dommageable pour les projets dans nos territoires respectifs, alors que nous tablons sur une importante contribution de sa part.

Mme Pascale Gruny. - Alors que les grandes orientations du Pacte vert vont être révisées avant la fin 2027, nombre d'acteurs industriels en appellent à une simplification des normes, ou du moins à une pause réglementaire, pour favoriser la compétitivité de l'Europe, en particulier pour l'industrie automobile. Une telle pause vous semble-t-elle envisageable ? Est-elle souhaitable ? Un cadre européen plus stable ne contribuerait-il pas à une meilleure acceptabilité des politiques climatiques par les citoyens ?

Concernant le ferroviaire, quelles sont selon vous les principales interconnexions à développer afin de renforcer le trafic - tant de voyageurs que de marchandises - à l'échelle européenne ? Élue d'un département rural, je note d'ailleurs que les propositions portent souvent sur le milieu urbain. Je me suis battue pour que la SNCF ne ferme pas une ligne de fret qui transportait essentiellement les rails destinés aux TGV, combat que je poursuis en réclamant le retour du transport de voyageurs, même à vitesse réduite.

Comment faire lorsqu'on habite en milieu rural ? Vous avez évoqué le leasing social : les concessionnaires ont vendu de nombreux véhicules en leasing, mais l'État ne paye pas et les professionnels risquent de disparaître en raison des changements qui leur sont imposés. Ce sujet de l'accompagnement est-il abordé au niveau européen ?

M. Hervé Gillé. - L'interdiction des véhicules thermiques à l'horizon 2035 impose une transition rapide de la production européenne de véhicules vers l'électrique. La Chine et les États-Unis dominent assez largement ce marché, ces pays ayant accordé des subventions très volontaristes à leur industrie : l'Union européenne devrait-elle s'en inspirer pour lancer un véritable plan de soutien afin d'accompagner son industrie automobile dans cette transition ?

S'y ajoutent les enjeux de l'acceptabilité économique et sociale concernant l'achat et le leasing de ces véhicules, ainsi que le soutien à apporter à certaines filières. La production de batteries constitue également un enjeu majeur pour la consolidation d'une offre européenne de véhicules électriques. Or nos constructeurs dépendent en grande partie de la Chine pour les approvisionnements en métaux tels que le lithium ou le cobalt : dans ce contexte, comment envisagez-vous le développement d'une filière automobile électrique autosuffisante, ou du moins indépendante de la Chine, en Europe ? Quelle politique d'accompagnement des gigafactories pourrait être mise en oeuvre ? Faudrait-il définir des objectifs d'extraction minière à l'échelle européenne afin d'assurer cette autosuffisance ?

Sur un autre sujet, le vélo représente un levier non négligeable de décarbonation des mobilités quotidiennes : identifiez-vous des pistes qui permettraient à l'Union européenne de se doter d'une véritable stratégie en faveur de ce mode de transport ? Si une déclaration européenne sur le vélo a été adoptée, il reste à déterminer de quelle manière elle sera mise en oeuvre, notamment au travers d'un soutien renforcé à la production et aux services liés aux vélos. La question de la qualité des intermodalités est également posée, puisque celles-ci devraient être un élément primordial pour cofinancer des ouvrages d'intérêt communautaire.

Mme Valérie Boyer. - J'ai une question précise sur la ligne TGV Marseille-Nice : après avoir travaillé avec Philippe Tabarot sur ce dossier, puis y avoir consacré de nombreuses heures en tant que députée-maire du secteur d'Aubagne, qu'en est-il du projet et quel est le montant de la participation européenne ? Ce projet, extrêmement structurant pour notre secteur et pour la France entière, doit pouvoir avancer. Il n'est plus possible d'accueillir les voyageurs dans les conditions - intolérables pour la deuxième ville de France - qu'offre la gare Saint-Charles, notamment eu égard à son parking, en particulier pour l'arrivée des derniers TGV.

Parallèlement, des lignes d'avion seront supprimées à Nice, Marseille et Toulouse au motif qu'il faut privilégier le train, mais encore faut-il être cohérent en accueillant les voyageurs dans de meilleures conditions et en ne supprimant pas des trajets en milieu de journée. La complémentarité entre le train et l'avion se dégrade au lieu de s'améliorer en raison de la suppression de certains vols et de l'accès à Orly en provenance du sud de la France, alors même que cet aéroport sera doté, pour les jeux Olympiques et Paralympiques, d'une liaison vers le centre de Paris. Les Provençaux et sudistes devront quant à eux transiter par Roissy, ce qui est une aberration en termes d'écologie et de transports, puisqu'il nous faudra plus d'une heure pour gagner la capitale.

M. Olivier Jacquin. - La diminution du prix des péages ferroviaires ne permettrait-elle pas d'encourager le report modal en faveur du ferroviaire ? Comment pourrions-nous utiliser les ressources nouvelles issues du marché du carbone ?

S'agissant du fret ferroviaire, la Commission européenne vient de valider les aides massives apportées par l'Allemagne à son réseau de transport de marchandises, ce qui rend d'autant plus incompréhensible la procédure visant Fret SNCF. Comme l'a indiqué Philippe Tabarot, il faudrait pouvoir revenir sur un processus de discontinuité fort contestable ; de la même manière, autoriser les mégacamions serait emprunter la mauvaise direction, d'autant plus que notre commission a déjà soulevé la problématique de la résistance des infrastructures, en particulier des ponts.

En outre, monsieur Leflaive, qu'en est-il des possibilités de réguler le transport aérien ? J'ajoute une question à l'attention de M. Saada : les véhicules lourds étant un non-sens dans le contexte de la transition écologique, ne faudrait-il pas aller vers un malus au poids significatif à l'échelle européenne ?

M. Jacques Fernique. - Au plan européen, la trajectoire actuelle de transition des transports ne permettra pas d'atteindre la neutralité carbone, puisqu'elle devrait déboucher sur une diminution de la contribution du secteur à l'émission de gaz à effet de serre de l'ordre, seulement, de 62 % en 2050.

Il importe de réussir le report modal, tant pour le fret que pour les voyageurs : il nous faut moins de transport routier et aérien, et davantage de trains, de transports urbains et de vélos. S'agissant plus particulièrement des transports urbains, il faudra accomplir des progrès en matière de mobilités en développant des projets tels que les services express régionaux métropolitains (Serm).

Le ferroviaire est la colonne vertébrale de cette transition, l'ambition européenne consistant à déployer l'ERTMS : ledit système permettrait, alors que les lignes existantes sont déjà fortement encombrées, de réduire l'espacement entre les trains. En 2017, la Cour des comptes indiquait que ce déploiement restait limité et décousu, et mettait en exergue l'absence d'une estimation globale des coûts, comme d'une planification appropriée.

D'ici à 2030, près de 50 000 kilomètres de réseau devraient être gérés avec l'ERTMS, avant de s'étendre au réseau global à l'horizon 2050. Néanmoins, les retards sont considérables, particulièrement en France : seule la Lituanie fait moins bien que nous, tandis que, selon le Conseil d'orientation des infrastructures (COI), l'Hexagone devrait atteindre - au mieux - ses objectifs de 2030 en 2042. Comment pourrions-nous assurer la mise en oeuvre et la réussite de cette démarche européenne de modernisation ? Existe-t-il une réelle volonté française de mettre en oeuvre l'ERTMS ? La moindre saturation de notre réseau par rapport à un certain nombre de pays voisins révèle peut-être la principale déficience de notre système ferroviaire, c'est-à-dire l'incapacité de concevoir la modernisation comme une urgence permettant d'optimiser l'usage du réseau.

M. Gilbert-Luc Devinaz. - Les vallées alpines voient un million de poids lourds transiter chaque année, et plusieurs sénateurs ont apprécié le déblocage - de justesse - du financement des études pour les accès au tunnel Lyon-Turin. Pour autant, quel est le « plan B » dans le cas où ces projets ne seraient pas réalisés ?

Par ailleurs, comment sont prises en compte les innovations en matière de mobilité, par exemple s'agissant de la route électrique ?

M. Florent Moretti. - S'agissant des mégacamions, également appelés « système modulaire européen », il peut effectivement s'agir d'un attelage de plusieurs remorques et de convois d'un poids allant jusqu'à 100 tonnes dans certains pays. Ces mégacamions sont utilisés depuis plusieurs années dans neuf États européens, dont les pays scandinaves, l'Allemagne et la péninsule ibérique, sous un régime d'expérimentation.

Dans le cadre de la proposition de révision de la directive actuellement examinée, certains États souhaiteraient disposer d'un cadre juridique plus pérenne, estimant que l'augmentation du poids des convois permet d'en limiter le nombre et de réduire la congestion du trafic. Je tiens à préciser que l'adoption d'un tel texte n'obligerait en aucun cas les États à utiliser ces mégacamions, puisqu'il est uniquement question de créer un cadre juridique permettant de les autoriser ou non. En tout état de cause, la France s'oppose à l'utilisation de ces véhicules, non seulement sur son sol mais aussi à l'échelle européenne.

Concernant le financement par l'Union européenne de grands projets ferroviaires tels que le Lyon-Turin et la nouvelle ligne Provence-Alpes-Côte d'Azur, les dossiers de demandes de financement ont bien été déposés, mais une réelle inquiétude émerge compte tenu de l'écart entre les ressources disponibles dans les budgets européens et les besoins de financement des États. Cela soulève la question de la dotation du futur cadre financier pluriannuel qui prendra la suite du régime de financement actuel, afin que l'Union européenne soutienne les projets au niveau initialement prévu.

S'agissant de l'ouverture à la concurrence du secteur ferroviaire, la Commission européenne remettra, d'ici à la fin de l'année, un rapport consacré à la mise en oeuvre de la directive du 21 novembre 2012 établissant un espace ferroviaire unique européen. La Commission souhaiterait réexaminer plusieurs sujets : tout d'abord, la méthode de calcul des niveaux des péages ; ensuite, l'organisation des groupes ferroviaires et le degré de séparation entre le gestionnaire d'infrastructures et l'entreprise ferroviaire elle-même ; enfin, l'harmonisation technique, le déploiement de l'ERTMS ayant été confirmé. Un autre point a trait à la billettique, de manière à ce que l'usager puisse acheter plus facilement des titres de transport pour les trajets internationaux.

M. Pierre Leflaive. - S'agissant de l'opportunité de faire une « pause » dans les efforts fournis en faveur de la transition écologique, je rappelle, comme je l'ai fait en introduction, que la trajectoire actuelle est déjà insuffisamment ambitieuse pour atteindre les objectifs. Une pause s'apparenterait donc à un renoncement.

En revanche, la simplification entendue comme un moyen d'avancer plus vite, avec un cap clair, mérite l'attention. Des industriels ont soulevé cet enjeu, dont le directeur général de Stellantis, Carlos Tavares, qui a appelé dans une tribune récente à maintenir un cap lisible en matière d'électrification des véhicules automobiles. Le temps industriel est en effet un temps long, nécessitant des investissements importants : si nous voulons répondre aux défis de la transition, des orientations telles que le verdissement du parc automobile doivent être maintenues, quand bien même ce verdissement ne représente qu'une partie de la solution.

La question de la ruralité est essentielle, mais trop souvent exclue des débats. Je renvoie sur ce point à l'excellent rapport du Secours catholique consacré à la mobilité en zone rurale : publié en avril 2024, ce dernier établit un diagnostic assez alarmant, tout en proposant un panel complet de propositions assez ambitieuses.

De la même manière, l'acceptabilité est un enjeu clé et repose, selon nous, sur deux leviers, à commencer par le partage de l'effort. Il s'agit de demander davantage d'efforts à ceux qui peuvent le plus, tout en démontrant la cohérence de la stratégie suivie. Par exemple, 60 % des véhicules neufs sont achetés par les entreprises, qui structurent ce marché ; lesdits véhicules se retrouvent en moyenne trois à quatre ans plus tard sur le marché de l'occasion, contre quatorze ans pour un véhicule acheté par un particulier : autrement dit, les entreprises structureront également le marché de l'occasion dans les années à venir.

Aussi, si nous souhaitons rendre le véhicule électrique accessible, il faudra à la fois réorienter l'offre des constructeurs vers des véhicules plus petits, plus sobres, plus abordables - et, si possible, produits en France et en Europe - et tenir compte du marché de l'occasion, qui jouera un rôle essentiel, notamment durant le temps nécessaire à une diminution du prix d'achat des véhicules électriques. En termes de partage de l'effort, il s'agit de mettre à contribution les entreprises en retard sur l'électrification de leur flotte.

Pour ce qui est du leasing, je parlerais d'une réponse incomplète à une bonne question, à savoir l'accessibilité des véhicules électriques pour les classes moyennes et les plus modestes. Selon Aurélien Bigo, expert de la mobilité, « l'avenir de la voiture, c'est le véhicule électrique, mais la voiture ne constitue pas l'avenir de la mobilité ».

Quant au soutien à apporter aux industriels face à la concurrence américaine et chinoise, la situation actuelle du secteur automobile français et européen découle de choix stratégiques et politiques qui ont conduit à alourdir le poids des véhicules. Historiquement, Renault et Peugeot savaient fort bien produire des véhicules légers et abordables ; les constructeurs commencent à renouer avec cette tradition. Comme l'illustrent les résultats commerciaux de la Dacia Spring et l'engouement pour le leasing social, il existe une véritable demande pour un véhicule électrique abordable, reste aux constructeurs à s'aligner pour y répondre. Nous travaillons avec la CFDT et la CGT sur ce sujet, syndicats qui nous ont confirmé une appétence des travailleurs pour cette transition sociale et écologique.

La problématique des métaux critiques - notamment du lithium - doit elle aussi trouver une réponse dans la diminution du nombre et de la taille des véhicules.

Le secteur aérien, quant à lui, était jusqu'à présent le passager clandestin de la politique de décarbonation des transports en termes d'efforts, avec des émissions qui ont plus que doublé au cours des trente dernières années en raison de l'explosion du trafic. Certes, des progrès ont été accomplis en matière d'efficacité des avions, qui consomment de fait moins de carburant que par le passé, mais un effet rebond classique s'est produit et a abouti à une très forte augmentation du trafic, incompatible avec des objectifs ambitieux de décarbonation.

Ce tabou commence à être levé, à commencer par la question fiscale et le rétablissement de l'équité entre les différents modes de transports, qui passerait par la suppression de l'exemption fiscale dont bénéficient les avionneurs. Pour ce qui est des solutions technologiques et des différents carburants alternatifs, un consensus scientifique émerge quant à leur potentiel limité pour réduire les émissions. S'il faut continuer à investir dans ces solutions alternatives, il faut être conscient qu'elles ne permettront pas de décarboner le secteur aérien, encore moins avec les perspectives de croissance de ce dernier.

Il faudra donc travailler sur la réduction du trafic aérien et se pencher sur la question des extensions d'aéroports. L'exemple d'Amsterdam, qui a décidé de limiter le nombre de vols à l'année, pourrait être une source d'inspiration. Ces choix renvoient à la problématique des investissements prioritaires dans un contexte d'enveloppes budgétaires contraintes : tout investissement dans le transport aérien n'est, par définition, pas affecté au train, au vélo ou à l'accès à la voiture électrique, il est donc question de choix structurants qui peuvent être effectués au détriment de l'ensemble des Français et des Européens.

M. Jean-Philippe Peuziat. - Le manifeste de l'UTP contient douze propositions articulées autour de quatre axes, dont la mobilité intelligente, le financement et les enjeux de compétences. Nous souhaitons que le report modal - et donc, ipso facto, le développement d'une offre continue de transports collectifs - devienne l'un des objectifs de la Commission européenne, ce qui n'est pas encore acquis : à la différence de la France, qui a clairement identifié le report modal comme le deuxième levier de baisse des émissions après l'électrification du parc automobile, la Commission préfère, pour sa part, parler de « comodalité », ce qui signifie que chaque mode doit se développer en fonction du marché, sans qu'il ne soit nécessaire d'encourager des modes plus vertueux.

Nous sommes en désaccord sur ce point et aimerions que la Commission européenne évalue ex ante l'impact de chacune de ses propositions législatives sur l'offre de transports ferroviaires. Dans le cas des mégacamions, elle aurait ainsi pu s'interroger en amont sur les conséquences sur le fret ferroviaire ; de la même manière, l'obligation faite à toutes les collectivités d'acquérir des bus électriques dès 2030 aurait gagné à s'accompagner d'une réflexion autour d'un éventuel assouplissement du calendrier et d'un accompagnement adéquat.

Cet enjeu du report modal nous inspire d'autres propositions, y compris sur le plan budgétaire : nous plaidons en faveur d'un renforcement des outils budgétaires au niveau européen, à la fois pour le ferroviaire et les mobilités du quotidien. Il importe, en effet, de ne pas se cantonner aux interconnexions de longue distance entre capitales européennes : si elle veut véritablement diminuer les émissions, la Commission européenne doit se pencher sur celles qui sont dues à la mobilité quotidienne.

Une autre de nos demandes porte sur les revenus tirés du système communautaire d'échange de quotas d'émission (ETS), afin de les flécher vers les modes de transports vertueux, au premier rang desquels le transport ferroviaire. Nous avions failli réussir lorsque le Parlement européen avait introduit un fléchage de ces revenus à hauteur de 10 % vers les transports publics et ferroviaires, mais les États membres, qui ne goûtent guère les préaffectations, l'avaient ensuite écarté. Le Sénat avait, d'ailleurs, proposé un fléchage de ce type dans le cadre du dernier projet de loi de finances, afin d'aider les autorités organisatrices de la mobilité et les collectivités. Ce sujet devrait, selon nous, être à nouveau débattu.

N'oublions pas l'enjeu de la stabilité réglementaire... En 2019, la directive européenne relative à la promotion de véhicules de transport routier propres et économes en énergie avait prévu, jusqu'en 2030, les modalités d'achat de bus électriques par les collectivités territoriales. Dans le cadre de sa transposition à la fin de l'année 2021, un traitement différencié a été établi en fonction de la taille des agglomérations, les plus vastes étant davantage contraintes de s'orienter vers des flottes électriques ou hydrogène, tandis que les plus petites pouvaient encore acquérir des véhicules à biogaz ou à biocarburant. C'est sur la base de ce régime que les collectivités continuent à faire des choix d'investissements.

Or, à peine un an et demi après leur transposition en droit français, une proposition de règlement est venue modifier ces règles en interdisant la vente de bus autres qu'électriques ou à hydrogène. Il a donc fallu se démener pour alerter les collectivités sur le fait qu'elles se trouveraient dans l'impossibilité d'acquérir une nouvelle génération de bus à biogaz, ce qui a stupéfié certaines d'entre elles. Ce caractère mouvant de la réglementation peut poser de sérieuses difficultés dès lors qu'il est question d'investissements lourds, et nous avions alerté la Commission européenne sur ce point.

Je conclus en remarquant que la France, comme l'Allemagne, est souvent présentée comme le mauvais élève en matière d'investissements dans l'ERTMS. Sans contester les bienfaits de cette technologie, nous soulignons que les ambitieux objectifs de déploiement fixés par la Commission européenne doivent s'accompagner d'un soutien financier adéquat. À cet égard, nous remercions le Sénat d'alerter, chaque année, le Gouvernement sur la nécessité d'investir davantage dans la régénération du réseau, qui nécessite déjà des ressources considérables. Le déploiement de l'ERTMS correspond, lui, à une modernisation du réseau : comment mener de front ces deux chantiers si l'Union européenne ou le Gouvernement n'apportent pas davantage d'aides ? Une « nouvelle donne ferroviaire » de 100 milliards d'euros a été évoquée un temps, mais nous n'entendons plus beaucoup parler de cette enveloppe, qui aurait été bienvenue pour financer des investissements supplémentaires.

M. Jean-François Longeot, président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. - La disparition de cette enveloppe est effectivement inquiétante. Je note que personne n'a répondu à la question de M. Devinaz portant sur l'existence d'un « plan B » aux projets tels que le Lyon-Turin. Il était temps de débloquer les études, mais il serait dommage de s'arrêter là.

M. Denis Saada. - Alors que nous sommes à l'aube d'une révolution de la mobilité, nombre des solutions proposées consistent en de simples évolutions : je pense que nous devrions réussir à penser ce changement de paradigme de manière plus systémique. Concrètement, le remplacement de l'ensemble des véhicules thermiques par des véhicules électriques ne résoudra qu'une partie des problématiques, d'autant plus, d'après certaines études, que ce basculement complet sera impossible, ne serait-ce que pour des questions de ressources.

En gardant en tête ce cap fixé pour 2035, nous devrons donc nous pencher très rapidement sur les autres mobilités qu'il conviendra de développer pour permettre aux Français et aux Européens de se déplacer, voire penser la « démobilité » : certains déplacements non nécessaires peuvent sans doute être reportés et le télétravail, par exemple, a eu des effets bénéfiques sur l'impact carbone des salariés qui y ont recours.

Des solutions innovantes ont été développées par certains États membres pour soutenir les mobilités durables et alternatives, la France n'étant d'ailleurs pas en reste. Ces solutions se subdivisent en trois catégories : tout d'abord, le développement d'infrastructures en faveur des mobilités durables ; ensuite, la construction de politiques publiques qui orienteront les usages vers lesdites mobilités durables ; enfin, la mise en place d'un accompagnement adéquat intégrant le financement.

Plus précisément, les infrastructures à développer correspondent aux pistes cyclables et aux lignes de covoiturage, dès lors qu'elles permettent de couvrir des liaisons qui peuvent difficilement être assurées par du transport collectif.

Pour ce qui concerne les politiques publiques, les zones à faibles émissions (ZFE) souffrent aujourd'hui d'un problème d'acceptabilité. Pour autant, des parangonnages extrêmement intéressants montrent que la ZFE de Bruxelles jouit d'une acceptabilité assez forte et a permis d'atteindre les objectifs assignés, dont une réduction assez nette du nombre de véhicules thermiques dans Bruxelles. Une autre initiative intéressante a été prise à Grenoble, municipalité qui accompagne les citoyens non pas avec des primes à la conversion pour remplacer un véhicule thermique par un véhicule électrique, mais avec une prime multimodale permettant de remplacer une voiture thermique par un mix de mobilités - covoiturage, autopartage, vélo, etc.

J'en termine avec l'accompagnement financier : aujourd'hui, les mobilités durables telles que le vélo et le covoiturage souffrent d'un fort déficit d'investissement, les sommes consacrées au vélo se comptant davantage en millions d'euros qu'en milliards d'euros. Or il importe de créer un choc d'offre en incitant les citoyens à s'équiper : plus il y a de vélos sur la route, plus nous réduirons les coûts et soutiendrons l'industrie du cycle. En France, la mise en place du forfait mobilités durables, depuis 2019, a rencontré un véritable succès puisque 29 % des entreprises y ont déjà recours. Un renoncement fiscal de quelques millions d'euros a ainsi permis un net développement des mobilités durables.

De manière plus générale, il est essentiel de se mettre d'accord sur la définition des mobilités durables : par exemple, les différents pays n'ont pas la même définition du covoiturage, ce qui complexifie l'adoption d'une législation commune. Avec la loi n° 2019-1428 du 24 décembre 2019 d'orientation des mobilités (LOM), la France a été pionnière dans la définition d'un cadre d'action.

Quant aux véhicules lourds, l'Alliance des mobilités plaide en faveur d'une réglementation harmonisée en Europe, en privilégiant une réglementation ambitieuse au plus petit dénominateur commun. Pour ce qui est du poids et de la puissance, la réglementation française sur les indemnités kilométriques ouvre droit à des remboursements d'autant plus élevés que le véhicule est lourd et puissant et que les distances parcourues sont longues, ce qui va complètement à l'encontre des objectifs de décarbonation impliquant de réduire le poids et la taille des véhicules. Ce type de réglementation, datée, devrait selon nous évoluer.

M. Jean-François Longeot, président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. - Vos interventions ont bien montré la complexité de bâtir une politique européenne des transports en raison de la diversité des réglementations, des ambitions et des conceptions. Pour autant, il n'est nullement question que nous nous découragions face à l'ampleur de la tâche, quand bien même de grandes annonces telles que le plan de soutien de 100 milliards d'euros en faveur du développement du ferroviaire ne sont pas suivies d'effets : nous rappellerons qu'il faut remettre en état le réseau ferroviaire, tout en réfléchissant à améliorer la circulation routière.

Cette table ronde a permis de dresser un état des lieux et de s'interroger sur les orientations à adopter pour les années à venir. Je crois que le principal risque réside dans l'absence de lignes directrices et de choix clairs, ce qui nous exposerait à nous éparpiller dans différentes directions sans rien résoudre. Merci de votre participation.

Cette table ronde a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 15.


* 1 Sont visées la sollicitation d'abus sexuels et l'exploitation d'un service en ligne à des fins d'abus sexuels ou d'exploitation sexuelle d'enfants.

* 2 « collectivités, notamment les écoles », « services d'aide sociale », « clubs sportifs », « communautés religieuses ».

* 3 Actions de formation et de sensibilisation des personnels compétents, « orientations, des protocoles internes et des normes spécifiques définissant des bonnes pratiques, telles que la mise en place de mécanismes de surveillance et de responsabilité pour le personnel travaillant en contact avec les enfants », ou encore, création d'espaces sûrs » pour les enfants.

* 4 Si la proposition était adoptée en l'état et que la marge d'appréciation du législateur national n'était pas préservée au cours des négociations, son application conduirait en effet à ramener dans le champ délictuel, certains faits constitutifs de viol en droit interne.

* 5 Cette disposition, surnommée « clause Romeo et Juliette », n'est cependant pas applicable si les faits sont commis en échange d'une rémunération, d'une promesse de rémunération, de la fourniture d'un avantage en nature ou de la promesse d'un tel avantage.