- Mardi 14 mai 2024
- Étude sur l'adaptation des modes d'action de l'État dans les outre-mer - Audition d'Antoine Poussier, préfet de la Guyane, et de Joël Sollier, procureur général près la Cour d'appel de Cayenne
- Étude sur l'adaptation des modes d'action de l'État dans les outre-mer - Audition de Béatrice Bugeon-Almendros, première présidente de la Cour d'appel de Cayenne, et de Philippe Dulbecco, recteur de l'académie de la Guyane
- Mercredi 15 mai 2024
Mardi 14 mai 2024
- Présidence de Mme Micheline Jacques -
Étude sur l'adaptation des modes d'action de l'État dans les outre-mer - Audition d'Antoine Poussier, préfet de la Guyane, et de Joël Sollier, procureur général près la Cour d'appel de Cayenne
Mme Micheline Jacques, président. - Monsieur le préfet, monsieur le procureur général, mes chers collègues, dans le cadre de nos travaux sur l'adaptation des modes d'action de l'État dans les outre-mer, nous organisons cet après-midi deux tables rondes consacrées à la Guyane.
La première séquence réunit M. Antoine Poussier, préfet de Guyane, et M. Joël Sollier, procureur général près la Cour d'appel de Cayenne, sur les thèmes de l'organisation préfectorale, des pouvoirs du préfet et des enjeux de sécurité.
En Guyane, l'autorité de l'État est défiée directement par l'ampleur des atteintes en matière de sécurité, de respect des frontières et de justice. C'est le coeur régalien de l'État qui est attaqué.
Lors de son audition par la délégation, Me Patrick Lingibé a clairement posé la question de l'effectivité de la souveraineté de la France en Guyane, dont la remise en cause doit pousser à une profonde réflexion sur l'adaptation de l'action de l'État sur ce territoire.
La taille de la Guyane, sa forêt, son environnement régional, des organisations criminelles de plus en plus puissantes sont autant d'éléments qui mettent en difficulté notre système juridique et administratif. Les auditions de la commission d'enquête du Sénat sur les narcotrafics, qui doit rendre ses conclusions aujourd'hui, ont apporté un éclairage terrible sur cet aspect.
Je vous remercie, Monsieur le préfet et Monsieur le procurer général, de vous être rendu disponibles pour cette audition. Lors du déplacement de la mission dans les Antilles en avril, nous avons d'ailleurs eu l'occasion d'échanger une première fois avec vous, Monsieur le procureur général. C'est un plaisir de vous retrouver ce soir.
Un questionnaire indicatif vous a été transmis pour vous aider à cerner nos principales interrogations et attentes. Nos réflexions se concentrent avant tout sur la stratégie de l'État en Guyane, sur l'adaptation de ses modes d'action, moins que sur la question des moyens quantitatifs, humains ou financiers.
L'insuffisante prise en compte de la dimension régionale et diplomatique des enjeux est souvent pointée. Notre collègue Georges Patient, sénateur de la Guyane, mais aussi co-rapporteur de notre mission d'information en cours sur la coopération régionale dans le bassin Indien, peut en témoigner.
Les questions de l'emploi de l'armée, des outils de la chaîne pénale, du recours à la police administrative, sont aussi posées.
De manière plus générale, pour reprendre une expression répandue ces temps-ci, comment réarmer l'État pour lui permettre d'assumer ses missions essentielles en Guyane ?
Je laisserai les rapporteurs vous interroger après vos exposés liminaires d'une dizaine de minutes chacun, puis nos autres collègues interviendront s'ils le souhaitent.
Monsieur le préfet, vous avez la parole.
M Antoine Poussier, préfet de Guyane. - En plus des défis habituels des outre-mer liés à l'éloignement et parfois de l'inadaptation de certaines normes, l'État en Guyane est confronté à des défis particuliers, notamment en raison de ses frontières terrestres parmi les plus longues de notre pays. Nous nous inscrivons donc dans le cadre de missions régaliennes et sommes le réceptacle de tout un environnement régional sud-américain qui a nécessairement un impact sur les politiques de sécurité en Guyane.
Vous avez écarté les sujets quantitatifs de moyens. J'en profite simplement pour rappeler que depuis un an et demi, et même depuis 2017, les moyens ont été renforcés en termes d'effectifs de police, de gendarmerie et de douanes. Sous le contrôle de M. le procureur général, je crois que c'est également le cas pour les moyens judiciaires.
Sur la question du réarmement - terme très offensif de l'État -, je m'inscris en faux sur l'image d'un État affaibli et impuissant en Guyane. J'en veux pour preuve la question des stupéfiants que vous évoquez et qui fait l'objet d'un récent rapport sénatorial. L'État a su démontrer une capacité forte d'adaptation face à un défi hors du commun. En résumé, nous étions confrontés à un trafic parfois aérien, sur des vols entre Cayenne et Paris, sur lesquels les moyens judiciaires et policiers étaient insuffisants pour contenir le volume, à la fois au départ de Cayenne et à l'arrivée à Paris, et sur lesquels une forme d'agilité administrative a permis de trouver une réponse. Toutes les personnes liées au trafic font désormais l'objet d'un arrêté préfectoral d'interdiction d'embarquement pendant cinq jours. Il s'agit d'un exemple frappant de la complémentarité administrative et judiciaire face à de tels phénomènes.
Concernant la question de l'État impuissant ou désarmé, je voulais évoquer le sujet emblématique de la lutte contre le trafic de stupéfiants pour montrer la capacité de l'État local, de façon interministérielle, à trouver les voies et les moyens d'apporter une réponse que je décris comme efficace, notamment en étant dans la possibilité de mesurer les saisies réalisées en aval, à l'arrivée à Paris, dont le volume a été divisé entre 3 et 4. La coordination administrative et judiciaire s'est révélée efficace, et même dissuasive, puisque le nombre d'arrêtés préfectoraux d'interdiction d'embarquement connaît une baisse importante, ce qui semble indiquer que les trafiquants utilisent moins le mode de transport par mules. Cette situation nous incite à être très attentifs à ce qu'il se passe par contournement, notamment par les Antilles. J'ai demandé l'extension du contrôle à 100 % à l'ensemble des vols au départ de Cayenne alors qu'il était jusqu'à présent limité à la partie transatlantique. Nous sommes par ailleurs très attentifs à ce qu'il se passe sur les autres modes de transport. Nous avons récemment découvert 300 kilogrammes par fret aérien et 1,8 tonne par fret maritime sur un conteneur à destination du Havre sur un navire de la compagnie CMA CGM. En effet, dans la mesure où nous avons réellement resserré la contrainte sur le transport par mules, les trafiquants recherchent des voies de contournement.
En outre, l'État est confronté à d'autres défis en lien avec la souveraineté. Je pense notamment à la lutte contre l'orpaillage illégal. Depuis la mise en place en 2008 de l'opération Harpie, ce phénomène a été contenu, mais reste à un niveau jugé excessif. Entre 6 000 et 7 000 garimpeiros sont présents dans la forêt guyanaise. Nous avons le sentiment que les quantités d'or extraites sont en diminution, mais il est nécessaire d'appréhender ces chiffres avec précaution. Nous parlions jusqu'à présent de 10 tonnes d'or extraits illégalement. Nous sommes probablement descendus en dessous de 7 tonnes aujourd'hui. Selon l'estimation de la gendarmerie en 2023, la quantité serait supérieure à 5 tonnes.
La lutte contre la pêche illégale est de plus en plus active, avec de réels résultats s'agissant du Brésil. L'année dernière, 13 tapouilles brésiliennes ont été détruites. Il est parfois reproché à l'État de mener une action timorée. Je pense que nous faisons le maximum, puisque les tapouilles brésiliennes interceptées en action de pêche et en situation de réitération sont détruites. Nous sommes en train de faire évoluer notre doctrine.
Après la phase de pédagogie, nous sommes désormais en discussion avec l'autorité judiciaire puisque nous agissons sous le contrôle du juge des libertés et de la détention (JLD) pour la destruction des tapouilles. Nous souhaitons supprimer la condition de réitération dans la mesure où les pêcheurs brésiliens connaissent les risques de pêcher dans les eaux françaises. Nous pensons donc pouvoir amplifier notre action à destination des pêcheurs brésiliens.
Pour le Suriname, il s'agit d'autres types de bateaux. Nous parlons plutôt de pirogues qui restent très près du littoral, mais là encore, nous sommes en train de nous déployer. Nos moyens ont été renforcés dans l'ouest. En outre, lors de son déplacement, le président de la République nous a demandé d'avoir un site de destruction à l'ouest.
Nous devrions donc, dans l'année, procéder à des destructions d'embarcations surinamaises.
Le dernier sujet est d'ordre migratoire. Nous touchons en réalité à un sujet complexe avec des phénomènes qui ne sont pas intuitifs. Nos principaux sujets ne sont pas nécessairement en lien avec les ressortissants des États frontaliers, par exemple le Brésil ou le Suriname, mais avec ceux d'États un peu plus lointains.
Nous avons notamment un afflux, depuis 2019, de réfugiés proche-et-moyen orientaux, de nationalités syrienne, afghane et dans une moindre mesure marocaine qui bénéficient de visas humanitaires brésiliens leur permettant de s'approcher de la frontière franco-brésilienne à laquelle ils demandent l'asile. Ils séjournent ainsi en Guyane le temps de leur demande qui est d'ailleurs, je l'observe, très souvent acceptée par l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) avec des taux de reconnaissance de la protection internationale qui, pour certaines nationalités, notamment les Afghans, dépassent 98 %.
Nous notons un autre phénomène migratoire en provenance d'Haïti qui se massifie. À peu près un tiers de la population étrangère est d'origine haïtienne avec là aussi une particularité actuelle. Compte tenu de l'évolution sécuritaire dégradée en Haïti, les conditions d'attribution de la protection internationale ont évolué. L'ensemble de la population haïtienne en situation irrégulière en Guyane est en train de demander l'asile. D'après l'expérience des trois premiers mois de 2024, nous pensons avoir une multiplication entre 6 et 10 du nombre de demandes, formées par des ressortissants haïtiens, parfois installés en Guyane depuis plusieurs années, ce qui est légal, mais crée une forte tension. Telle est la description de la situation dont je souhaitais vous faire part.
J'ai ainsi brièvement évoqué les principaux enjeux de souveraineté auxquels est confrontée la Guyane. À la différence des autres outre-mer, la Guyane est un département continental, de grande taille, ce qui rend le contrôle des flux d'entrées et de sorties infiniment plus compliqué et plus sensible que sur des territoires plus petits et insulaires
Mme Micheline Jacques, président. - Je vous remercie. La parole est donnée à M. le procureur général.
M Joël Sollier, procureur général près la Cour d'appel de Cayenne. - Je suis honoré de participer à cet échange, d'autant plus que le sujet n'est pas périphérique, mais constitue le thème central des questions soulevées en Guyane, à savoir l'action de l'État, son efficacité, son effectivité et ce qui peut éventuellement perturber son action. Je parle d'un sujet central puisque l'État a un rôle essentiel en Guyane. Il provient de l'Histoire, avec une tradition coloniale. L'État est acteur du développement du territoire. Il y joue un rôle manifeste. Il crée notamment les infrastructures et assure les services publics. Il représente en outre une part non négligeable de l'activité économique. Il s'agit, quelque part, d'une économie colbertiste. En Guyane, le poids de la dépense publique est effectivement considérable. Les dépenses sociales sont considérables. Le fonctionnariat a un poids majeur. L'État est véritablement un acteur majeur dans la vie de la Guyane. Si les Guyanais ont pu contester l'État sur certains aspects, ils lui sont dans l'ensemble favorables.
Or, nous constatons progressivement une contestation de l'action de l'État et de sa légitimité en raison d'une certaine inefficacité pointée, à tort ou à raison, par la classe politique ou la population, estimant que la Guyane endure une situation qui ne serait pas tolérée en métropole. L'exigence de sécurité, la défense des frontières et la dénonciation du laxisme migratoire sont au coeur des revendications politiques qui augmentent en fréquence comme en violence. Je prends pour exemple les événements de 2017 centrés sur les questions de sécurité.
Le coeur des revendications porte sur des problématiques régaliennes. Pourquoi ces questions de sécurité figurent parmi les premiers facteurs de contestation de l'État ? La réponse tient dans le fait que la sécurité est un enjeu majeur en Guyane car il s'agit d'un territoire en voie de développement. Sans sécurité, aucun développement n'est envisageable. Sans sécurité, il s'avère difficile d'attirer des investissements, des cadres et de maintenir le personnel formé sur le territoire. Je pense que c'est un des éléments qui souligne que la sécurité est, au-delà du confort quotidien, un élément structurant pour l'avenir du territoire.
On pourrait se demander si l'émergence de cette contestation ne serait pas due à une inactivité de l'État. Or, l'État n'est pas inactif, bien au contraire. Nous n'avons guère le temps, dans le cadre étroit de cet entretien, de mesurer les forces qui sont engagées en Guyane, mais elles sont tout à fait considérables. Des efforts financiers ont été réalisés et se sont accrus. Une vraie conscience politique est actée de la part des administrations centrales, des ministres et du président de la République qui a effectué un déplacement sur le territoire il y a environ un mois. Paris est donc informé et sensibilisé à ces questions.
Nous pourrons toujours affirmer que les moyens sont insuffisants, mais ceux-ci restent significatifs. En outre, la présence politique est tout à fait majeure. Les ministres se sont déplacés très régulièrement en Guyane. Le Premier ministre était présent il y a quelques mois. Comme je l'ai dit, le président de la République s'y est récemment déplacé. La situation reste toutefois paradoxale puisque, malgré ces efforts, des carences perdurent.
Nous n'avons effectivement pas éradiqué la délinquance du quotidien. Celle-ci est significative. C'est pourquoi la Guyane est un des premiers départements criminogènes de France. Par ailleurs, l'État, en dépit de tous ces efforts, n'arrive pas à contrer les phénomènes de criminalité organisée, puissants, qu'il parvient tout au plus à juguler. Ce sont les grands trafics : les stupéfiants, l'immigration illégale et les armes. Nous constatons une difficulté notable à délivrer la réponse que nous souhaiterions apporter.
Quelles sont les raisons de cette carence sécuritaire ? Tout d'abord, je rappelle que lorsque la Guyane n'était qu'une petite colonie pénitentiaire oubliée en Amazonie, elle n'était pas soumise aux vents puissants de l'Amérique latine en matière criminelle. Or, avec son développement, la Guyane a naturellement connu les maux de son environnement immédiat. C'est pourquoi nous constatons que les phénomènes de grande criminalité issus de l'Amérique latine gagnent ce territoire. En réalité, l'environnement géopolitique est assez hostile.
Par ailleurs, la doctrine d'emploi des forces serait aujourd'hui à repenser. Il faut sans doute réfléchir à la manière dont ces forces, assez nombreuses, sont exploitées. Nous fonctionnons comme si les phénomènes criminels qui nous atteignent étaient des phénomènes constitutifs d'une menace intérieure, alors que la plupart sont exogènes. J'ajoute que l'emploi des forces est fondé sur une doctrine purement métropolitaine alors que tout le monde convient que les outre-mer sont des extensions mondialisées de la France. Nous appliquons ainsi des schémas de pensée prévus pour l'Hexagone.
Enfin, la faiblesse de l'institution judiciaire est manifeste, non pas car celle-ci ne fait rien, mais parce qu'elle se trouve limitée à la gestion courante d'une criminalité débordante qui assèche ses capacités opérationnelles sans traiter les racines de la délinquance. Nous n'avons pas vu, actuellement, des affaires qui visent à mener des politiques de démantèlement pour arrêter les trafiquants. Nous ne démantelons pas la structure. La situation est similaire pour l'orpaillage et les armes.
S'agissant des mesures préconisées pour prendre la main sur les faiblesses constatées, l'action diplomatique apparaît essentielle compte tenu de ce phénomène exogène. Cette action diplomatique doit se distinguer de la coopération technique que nous menons en matière militaire, judiciaire et policière avec nos voisins. Celle-ci est effectivement pertinente, mais ne s'avère pas suffisante. Une action diplomatique est nécessaire si nous souhaitons que les lignes bougent en Guyane. Il faut amener diplomatiquement nos pays voisins à faire évoluer la situation dans un certain nombre de domaines. Il s'agit d'un exercice que les diplomates savent faire, mais pratiquent finalement assez peu aujourd'hui. La Guyane est un petit territoire comparé au Brésil. Pour que ce dernier s'intéresse aux problématiques de la Guyane, l'action diplomatique me semble indispensable.
Pour ce faire, la Guyane doit être à la table des négociations franco-brésiliennes, ce qui n'était pas le cas jusqu'à récemment. Nous nous sommes réjouis lorsque le président de la République a réalisé un voyage en Guyane et au Brésil où les problèmes rencontrés par le territoire évoqué ont été abordés. Il a notamment été question de la façon de faire évoluer la situation. Un changement de ton est ainsi à noter de la part du Quai d'Orsay. Il faut développer cette dynamique.
Cette remarque est également valable à l'égard du Suriname et du Guyana où une action diplomatique doit être engagée. Sans celle-ci, nous serons condamnés à subir ces phénomènes sans jamais traiter les causes.
En outre, la révision de la doctrine d'emploi des forces est nécessaire. Les outre-mer justifieraient sans doute que nous votions, par exemple, le recours aux forces armées.
Si l'emploi des forces armées dans l'Hexagone peut prêter à discussion, la question est différente dans les territoires ultramarins, et notamment la Guyane. Il s'agit effectivement d'un territoire qui est hors norme. Il me semble important de nous demander s'il ne pourrait pas exister de nouvelles modalités pour recourir aux forces armées. Je rappelle que ce sont les seules à pouvoir intervenir, à la fois en termes de capacités logistiques et de savoir-faire pour endiguer des phénomènes extrêmement sérieux.
La justice doit développer des structures de lutte contre la criminalité organisée. Pour autant, la police doit également être concernée. La situation évolue, mais, jusqu'à présent, nous ne disposons pas de structures en capacité de lutter contre les phénomènes de criminalité organisée. Pour démanteler des réseaux, il faut effectivement une capacité d'enquête, de renseignement, de personnels spécialisés ainsi qu'une capacité de jugement qui, à ce jour, sont presque absentes en Guyane. Une évolution tout à fait positive s'amorce, mais il faut poursuivre les efforts.
Il est également nécessaire d'avoir recours à un meilleur usage du droit. La législation nationale appliquée en Guyane pose des difficultés liées aux particularités du territoire.
Des possibilités d'adaptation de la législation nationale par le biais des habilitations sont envisageables, mais assez peu utilisées. Des adaptations ont déjà été mises en oeuvre pour les territoires ultramarins par le passé. Ces actions ont été, à mon sens, insuffisamment réalisées. Un travail collectif est à mener. Il est possible d'adapter le code de procédure pénale ou le code minier, ce qui a été récemment réalisé, pour avoir des adaptations locales.
En outre, la déconcentration constituerait un moyen tout à fait intéressant et peu utilisé et donnerait au préfet la possibilité d'adapter les réglementations à la réalité locale.
Un meilleur usage du droit est essentiel pour faire en sorte que l'État gagne en efficacité et s'adapte à une nouvelle réalité en développant des outils qui paraîtraient de nature à renforcer son efficacité.
Mme Micheline Jacques, président. - Merci M. le procureur général. Je vais maintenant laisser la parole à nos rapporteurs, Philippe Bas et Victorin Lurel.
M. Philippe Bas, rapporteur. - Je vous remercie pour vos exposés riches qui répondent à nos préoccupations puisque notre mission porte sur la manière dont l'État remplit ses fonctions régaliennes essentielles dans les outre-mer. Ils soulignent que nous avons sans doute besoin, au fond, d'autonomie, de compétences élargies pour les collectivités, notamment départementales, régionales ou spécifiques. Pour autant, cette perspective est loin d'épuiser le sujet, dans l'objectif d'apporter aux populations ultramarines le même niveau de protection de la part de l'État que partout ailleurs en France.
Il faut aujourd'hui se pencher, non plus sur les compétences à transférer, mais sur l'exercice par l'État de ses propres compétences.
Vous avez apporté nombre de témoignages d'expérimentations que vous mettez en oeuvre. Nous avons, comme vous, de nombreuses interrogations. Vous avez pour autant apporté des réponses à un certain nombre de nos préoccupations.
Sur l'immigration, j'entends bien l'existence de phénomènes, que vous avez qualifiés de surprenants, mais dont nous avions été informés au cours d'un déplacement de la commission des lois en 2019, à savoir l'arrivée de migrants venant du Proche-Orient, notamment de Syrie.
Vous citez l'Afghanistan, nous avons vu les effets d'une très forte migration haïtienne à l'époque sans espoir de déboucher sur l'asile. J'ignorais que l'évolution de la situation en Haïti permettait désormais aux Haïtiens présents sur le sol français en Guyane d'espérer obtenir des titres de séjour au titre de la protection spéciale.
M. le préfet, pouvez-vous préciser ces éléments pour réfléchir ensemble à la manière de lutter contre ces phénomènes ? L'immigration haïtienne porte-t-elle une responsabilité dans le climat de violence qui s'est développé, notamment autour de Cayenne ?
Je souhaiterais également vous demander si vous considérez que l'application de cette excellente pratique du « 100 % contrôle » et la publication des arrêtés préfectoraux qui permettent d'éloigner des personnes de l'aéroport ne posent pas de problèmes juridiques qui pourraient prendre de l'importance. Ne faudrait-il pas apporter par la loi une plus grande sécurité juridique ou la situation est-elle en l'état satisfaisante ?
Vous avez évoqué les problèmes de trafic de drogue dont je parlais à l'instant et vous avez montré que, dès lors que nous sommes plus efficaces sur des points de passage, le trafic se reporte sur d'autres modes d'acheminement. Vous avez évoqué la situation des porte-conteneurs qui comprennent parfois 3 000 conteneurs et dans lesquels des quantités importantes de drogue sont parfois introduites. Celles-ci sont très difficilement détectables dans les ports européens. La marine nationale est-elle suffisamment mobilisée pour effectuer des contrôles ?
Je souhaite également vous interroger sur les questions d'ordre public, de sécurité et de violence intrafamiliale ainsi que sur la question des violences urbaines. Ce phénomène vous paraît-il aujourd'hui faire l'objet d'une meilleure maîtrise de la part de l'État ? Nous parlons d'un sujet de la vie quotidienne qui préoccupe le plus nos compatriotes de Guyane.
Enfin, j'aimerais, M. le procureur général, que vous approfondissiez le point de votre intervention sur la doctrine d'emploi des forces hexagonales que vous avez qualifiée d'obsolète. Les moyens - dont vous avez admis qu'ils avaient été augmentés pour la justice, la police, la gendarmerie -, sont-ils réellement, non pas proportionnés au nombre d'habitants, mais proportionnés au nombre d'actes de délinquance et à la criminalité que vous constatez dans votre territoire ?
Certaines questions sont modestes, mais conservent tout de même leur importance, notamment l'interprétariat. Serait-il possible de simplifier la procédure ? Nous éprouvons parfois des difficultés à trouver des interprètes diplômés dans l'ensemble des langues que nous devons utiliser pour faire comprendre la loi aux prévenus. Certains locuteurs pourraient se présenter sans être titulaires d'un diplôme pour le bon fonctionnement de la justice.
Vous avez également évoqué l'emploi des forces armées. Une idée circule s'agissant des zones de défense et de sécurité en forêt amazonienne. Visez-vous ce type d'action ? En quoi consisterait-elle précisément si nous souhaitions être efficaces ?
Nous sommes preneurs de vos propositions pour adapter le code de procédure pénale, ne pas baisser la garde sur le niveau de protection des droits des délinquants et des prévenus, mais être plus efficaces dans la répression en simplifiant les règles et en les adaptant à nos territoires ultramarins et, en l'occurrence, à la Guyane.
M. Victorin Lurel, rapporteur. - Vous avez laissé entendre, M. le procureur général, qu'une prise de conscience de l'État central est manifeste. Un rapport sénatorial composé de 52 propositions reprend les éléments que vous venez d'évoquer en termes de déploiement de moyens d'adaptation des lois et de nécessité de repenser la doctrine d'emploi des forces. Nous avons reçu la visite de plusieurs ministres. Gérald Darmanin a affirmé, lors d'un déplacement en Guadeloupe, qu'il n'est pas tant question de moyens, mais de renforcement des moyens d'enquête, ce qui n'est pas faux dans l'absolu. Nous manquons effectivement d'officiers de police judiciaire, de greffiers, d'officiers de liaison et d'autres professions.
Une conférence internationale sur la coopération s'est tenue à Saint-Martin. Le contre-amiral des forces armées basé en de Martinique a affirmé que nous avions les moyens aéro-maritimes. Je lui ai répondu que je me permettais d'en douter. Nous ne disposons pas de bâtiments de transport léger, de bateaux amphibies, et n'avons pas suffisamment de drones, mais j'ai parfois l'impression que nous nous contentons de seulement quelques moyens déjà présents. Il semble qu'un retrait de la Grande-Bretagne, des États-Unis, de la France et de l'Europe soit manifeste dans la zone. Au-delà des moyens d'ajustement que nous pouvions ponctuellement octroyer, nous sommes en train de perdre une guerre.
Je ne suis pas excessivement pessimiste, mais j'ai l'impression que malgré ce qui a été dit, la prise de conscience n'est pas totale. Nous avons observé le démantèlement du renseignement territorial. Nous ne disposons pas encore des conventions judiciaires avec tous les pays.
La doctrine d'emploi des forces est un sujet évoqué depuis des années. Toutefois, ce sujet n'est évoqué qu'à travers les violences urbaines. Comment appliquer une nouvelle doctrine d'emploi des forces, par exemple pour l'opération administrative Harpie ? La dénomination, la nature même de cette opération administrative sont-elles une gêne ou un obstacle ? Comment le surmonter et être plus efficace à travers un nouvel emploi des forces et une nouvelle pensée plus stratégique et anticipatrice ?
Le préfet dispose de moyens renforcés par rapport à un préfet de l'Hexagone, notamment en matière de lutte contre l'immigration illégale. Personne n'évoque ce fait puisque nous, élus, sommes dans une situation délicate. Compte tenu de la pression migratoire, le préfet peut expulser et prendre des obligations de quitter le territoire français (OQTF) plus facilement qu'un préfet de l'Hexagone. En effet, il n'a pas à attendre la décision ou même la saisine du tribunal administratif. Nous parlons d'un moyen donné au préfet en Guadeloupe, en Martinique, à Saint-Martin, et également je crois à Mayotte.
Faudrait-il, selon vous, s'aligner sur la législation hexagonale ?
M Joël Sollier. - En Guyane, et peut-être dans nombre de territoires ultramarins, l'armée peut intervenir dans les territoires qui sont soit immenses, soit très complexes. Seule l'armée dispose des moyens d'intervention nécessaires.
À titre d'exemple, je souhaite évoquer la question de la protection de la frontière en Guyane. Celle-ci ne sera jamais totale, mais nous sommes aujourd'hui à un niveau minimal. Cette frontière n'est pas surveillée. Une solution intermédiaire est à trouver. L'armée dispose des moyens logistiques et de la capacité d'intervention. Or tant que ce territoire n'est pas mieux protégé qu'il ne l'est à l'heure actuelle, nous serons en permanence noyés par les vagues successives de phénomènes migratoires, criminels ou d'entrée illégale de marchandises.
Parler de régalien n'a pas de sens lorsque nous sommes dans l'incapacité d'assurer la protection du territoire sur lequel nous sommes souverains. Nous savons qu'il est possible de mener des actions en matière de surveillance de notre frontière. En effet, les migrants ne sont pas à tous les niveaux de cette frontière. Ils empruntent des zones de passage déterminées, qui sont d'ailleurs des zones traditionnelles et où la surveillance et le contrôle sont pourtant extrêmement faibles. Nous disposons aujourd'hui de moyens techniques tels que les drones.
Aujourd'hui, l'armée intervient, mais dans un cadre stratégique qui n'est pas bon.
Nous sommes considérés comme territoire national donc seule la gendarmerie peut théoriquement intervenir.
La situation est ainsi paradoxale puisque ceux qui ont les moyens n'ont pas le droit d'intervenir et inversement. Pouvons-nous trouver des mécanismes sans changer la Constitution ? Existera-t-il des moyens pour permettre à l'armée de retrouver une plus grande plénitude de ses compétences tout en agissant sur le territoire national ?
J'avais proposé des zones d'exclusion. Je précise que ce moyen est prévu par le code de la défense. Il s'agit de zones qui permettent à l'armée d'intervenir et de retrouver la plénitude de ses compétences sur le territoire national et de mettre en place des zones de blocage, que ce soit pour l'orpaillage ou pour le contrôle frontalier.
Il faut être prudent concernant la question des moyens. En effet, la question des moyens sans la question de la stratégie n'a pas de sens.
Beaucoup de drogue circule en Guyane. 2 500 tonnes de drogues sont produites par trois pays, la Colombie, le Pérou et la Bolivie. Elles viennent se déverser sur toute la zone Antilles-Guyane. Il s'agit d'une zone de rebond vers l'Europe, l'Amérique, voire l'Afrique et l'Asie. Si nous n'avons pas de stratégie pertinente, nous serons éternellement dans une logique de moyens.
Si nous n'adoptons pas de stratégie pour lutter contre l'orpaillage, nos efforts ne porteront pas leurs fruits. L'Histoire le montre, le phénomène ne régresse pas. Il a même tendance à s'accroître. Il nous sera impossible de bénéficier des moyens de façon permanente. Il ne faut pas que la question des moyens écarte celle de la stratégie.
Mme Micheline Jacques, président. - Merci M. le procureur général. Nous sommes preneurs des éléments que vous pourrez apporter par écrit.
M Antoine Poussier. - Je rappelle qu'en Guyane, plus d'un tiers de la population est étrangère. Nous voyons la traduction concrète de l'évolution de la doctrine de l'OFPRA. Elle semble désormais plus facilement reconnaître la protection internationale, la protection subsidiaire pour les ressortissants haïtiens - au moins ceux résidant dans le grand Port-au-Prince. Cette évolution de la pratique de l'OFPRA s'applique aux ressortissants haïtiens, quelle que soit la durée de leurs séjours en France. Ainsi, des ressortissants haïtiens en situation illégale depuis plusieurs années se font enregistrer comme demandeur d'asile en profitant de cette possibilité juridique qui leur est offerte. Nous sommes face à la perspective d'une forme de régularisation massive via l'asile d'une partie des Haïtiens qui résident en Guyane. Je pense que la situation est similaire en Guadeloupe et en Martinique, bien que les volumes soient moindres.
S'agissant du rapport entre la population haïtienne et la criminalité, il me paraît pertinent d'observer que la moitié de la population pénale est étrangère. Toutefois, au total, près d'un tiers de la population est étrangère, ce qui n'est donc pas surprenant.
J'observe également que trois fois plus de Brésiliens que d'Haïtiens sont en prison en Guyane.
Je vous remercie, Monsieur le sénateur, de votre proposition de mettre en place un contrôle à 100 %. Je constate que 12 000 arrêtés préfectoraux ont été pris, pour mémoire, l'année dernière, ce qui révèle l'ampleur des actes exceptionnels. Nous parlons de plusieurs dizaines d'actes par jour, même si ce chiffre a aujourd'hui diminué. Ceux-ci sont fondés de manière basique sur le pouvoir de police générale du préfet. Le juge n'a jamais remis en cause la faculté du préfet de mobiliser ce pouvoir de police générale pour interdire l'embarquement. Il a simplement considéré que, dans la moitié des cas ayant fait l'objet d'un recours, le faisceau de présomption qui avait fondé cette décision était insuffisant. Il a sanctionné l'acte en considérant qu'il n'existait pas de motifs suffisants pour interdire l'embarquement. En revanche, dès lors que les motifs étaient jugés suffisants, le juge local n'a pas remis en cause la possibilité pour le préfet d'interdire l'embarquement pour des raisons de prévention des crimes et des délits et d'ordre public. En l'état, nous n'avons pas dépassé le tribunal administratif.
Il existe, à ma connaissance, un appel formé devant la Cour d'appel de Bordeaux dont l'audience devrait avoir lieu l'année prochaine. Elle permettra de considérer le raisonnement du juge de première instance.
Parmi les différentes modes de trafic que vous avez évoqués, les porte-conteneurs sont connus. Il existe à ce sujet une série d'articles récents très bien documentés dans Le Monde qui montrent que les grands ports européens sont des points d'entrée, notamment pour le trafic de stupéfiants. Je ne pense pas que la Marine nationale puisse mener des actions véritablement efficaces. Il est effectivement difficile de réaliser des contrôles en mer sur les porte-conteneurs. En l'état, l'installation de scanners à l'arrivée et au départ est pertinente avec une limite des flux, sachant qu'en Guyane, les flux sont évidemment plus limités qu'à Rotterdam par exemple et que cette condition permet ainsi d'effectuer des pré-contrôles.
L'analyse des images est compliquée. La mise en oeuvre de ces dispositifs n'est pas simple, mais elle est prévue par la douane à compter de l'année prochaine. Nous le savons, en matière de lutte contre les stupéfiants, comme souvent en matière de lutte contre la criminalité organisée, le renseignement est central.
S'agissant des sujets de délinquance générale, d'ordre public et de violences urbaines, j'interviens avec le recul d'une expérience relativement limitée puisqu'en huit mois d'exercice de mes fonctions, je n'ai pas été confronté à de grands troubles à l'ordre public.
En revanche, les vols à main armée restent un fléau qui engendre de réelles perturbations sociales. Nous observons des vols à main armée de commerces, en particulier de libre-service, des vols à main armée de voie publique - arrachage, souvent de chaînes en or ou de vols de téléphone -, et les vols à main armée à domicile. Ce type de délinquance joue considérablement sur le sentiment d'insécurité. Sur ce point, les forces de police et de gendarmerie sont mobilisées. Il s'agit d'identifier toutes les régularités, notamment sur les vols à main armée de commerces. S'agissant de la lutte contre le trafic, notamment celui lié à la circulation des armes, des contrôles réguliers sont effectués. Ils donnent heureusement des résultats, mais nous sommes confrontés à un phénomène d'une ampleur considérable. En effet, nous saisissons en Guyane plus d'une arme à feu par jour pour un département de 300 000 habitants.
Concernant l'opération Harpie, je constate également le paradoxe entre les forces disposant de la capacité juridique, mais pas matérielle, et inversement. À ma connaissance, la Guyane est le seul département où une opération de sécurité intérieure est menée par les forces armées.
Les forces armées apportent leur capacité d'aéromobilité, leur résilience et leur puissance de feu dissuasive et à ces militaires, est associé un tandem de gendarmes qui apporte le cadre juridique classique. Je rappelle que l'officier de police judiciaire (OPJ) est habilité à constater les infractions, notamment minières, et à procéder à des contrôles. Parfois, les compétences propres aux gendarmes sont données au personnel du Parc amazonien de Guyane grâce au code minier ou au code de l'environnement, voire au personnel de l'Office national des forêts (ONF) pour la réserve naturelle des Nouragues. J'espère que les agents de l'Office français de la biodiversité auront bientôt cette possibilité puisqu'ils en ont la compétence juridique.
Ce modèle, associant les capacités militaires adaptées à la forêt amazonienne aux compétences juridiques des OPJ conférées par les codes miniers et de l'environnement, est vertueux.
Les forces armées sont attachées à cette complémentarité et cet auto-contrôle. Ils ne sont pas nécessairement enthousiastes à l'idée de voir des sections d'infanterie - légion ou troupe de marine - réaliser des missions auxquelles elles ne sont pas préparées. Elles sont désireuses de la présence des OPJ qui permettent de disposer d'appréciations civilo-militaires.
Cette complémentarité est conceptualisée et mise en oeuvre depuis maintenant une quinzaine d'années. Toutefois, la stratégie Harpie doit être en évolution permanente. Nous disposons d'axes de progression et de réflexion pour essayer de rendre cette stratégie la plus performante possible.
Mme Micheline Jacques, président. - Merci Monsieur le préfet. Nous retenons de cette audition que la Guyane se situe dans un environnement géopolitique hostile. L'étendue du territoire, sa couverture végétale, le fleuve et ses longues frontières posent un certain nombre de problématiques de sécurité puisque la Guyane est très attractive de par sa richesse minérale, notamment l'or. Elle est aussi une terre d'immigration, notamment haïtienne compte tenu des difficultés que connaît ce pays. Une immigration arrive aussi de la Syrie et de l'Afghanistan. Les défis à relever sont donc énormes. La sécurité reste la base du développement de la Guyane. Pour lutter contre cette insécurité, le procureur général nous a apporté quelques pistes très intéressantes, notamment l'importance de travailler de l'extérieur, à savoir collaborer, développer plus de diplomatie avec les pays frontaliers et développer des moyens internes, innover encore.
L'opération Harpie est une forme d'innovation entre l'armée et les forces de gendarmerie, mais il faudrait peut-être entrevoir d'autres dispositifs qui seraient plus efficaces, notamment des zones d'exclusion. Ces innovations pourraient peut-être faire l'objet d'expérimentations dans d'autres territoires qui sont aussi confrontés à des phénomènes migratoires. Je pense notamment à Mayotte.
Étude sur l'adaptation des modes d'action de l'État dans les outre-mer - Audition de Béatrice Bugeon-Almendros, première présidente de la Cour d'appel de Cayenne, et de Philippe Dulbecco, recteur de l'académie de la Guyane
Mme Micheline Jacques, président. - À la suite de la première séquence consacrée principalement aux questions de sécurité, la seconde séquence portera plutôt sur les capacités d'adaptation des administrations et sur l'attractivité de certains emplois publics.
À cette fin, nous auditionnons Béatrice Bugeon-Almendros, première présidente de la Cour d'appel de Cayenne, et Philippe Dulbecco, recteur de l'académie de la Guyane. Je vous remercie pour votre disponibilité.
En Guyane, l'autorité et l'efficacité de l'État sont directement remises en cause. La justice et l'éducation nationale sont naturellement deux piliers indispensables et la réussite de leur action est déterminante pour que l'État reconquière le terrain perdu.
Un questionnaire vous a été transmis pour vous aider à cerner nos principales interrogations et attentes. Nos réflexions se concentrent avant tout sur la stratégie de l'État en Guyane, sur l'adaptation de ses modes d'action, moins que sur la question des moyens quantitatifs, humains ou financiers.
Dans le fonctionnement quotidien de vos administrations respectives, nous cherchons à savoir si vous disposez des marges de manoeuvre et de l'appui nécessaire de vos administrations centrales pour adapter les politiques publiques dont vous avez la charge aux réalités et défis de la Guyane.
Pour prendre l'exemple de la justice, une délégation outre-mer a été récemment créée auprès du secrétariat général. Quel bilan en tirez-vous de votre point de vue d'utilisateur de ce service ? Qu'en est-il du côté de l'Éducation nationale ? Une structure analogue existe-t-elle ?
La question de l'attractivité des emplois est aussi fondamentale en Guyane, comme à Mayotte d'ailleurs. Quels sont les outils à votre disposition pour pourvoir les emplois ouverts avec des agents compétents ? Comment faire mieux ?
Voici quelques exemples de nos nombreuses interrogations.
Je laisserai les rapporteurs vous interroger après vos exposés liminaires d'une dizaine de minutes chacun, puis nos autres collègues interviendront s'ils le souhaitent.
Mme Béatrice Bugeon-Almendros, première présidente de la Cour d'appel de Cayenne. - Je suis en poste en Guyane depuis mars 2023. Je dispose d'à peine plus d'une année de retours d'expérience sur les difficultés auxquelles est confronté ce territoire et qui, sur certains aspects, ne diffèrent pas de celles rencontrées dans l'Hexagone.
S'agissant des moyens, le ministère a réalisé les actions nécessaires. Nous disposons de moyens suffisants pour exercer. Nous sommes en nombre suffisant, bien que nous soyons une petite structure puisque la Cour d'appel, entre le siège et le parquet, compte 14 magistrats. Le tribunal judiciaire est quant à lui de taille moyenne avec 27 magistrats au siège et 15 au parquet, ce qui permet, dans le prolongement des échanges précédents, d'apprécier la pression de l'activité pénale sur le département puisque, si en métropole le ratio des magistrats du parquet et du siège est plutôt de un magistrat du parquet pour trois magistrats du siège, il se situe en Guyane à plus de un pour deux. Ainsi, l'activité pénale de la Guyane se situe environ entre 75 et 80 % de l'activité judiciaire globale sur ce territoire.
Nous disposons des marges de manoeuvre suffisantes pour adapter nos actions. Nous avons effectivement une marge de manoeuvre pour organiser nos services en les adaptant aux besoins du ressort, en ayant la possibilité de renforcer les effectifs en fonction de la pression judiciaire sur tel ou tel contentieux.
Nous dégageons les priorités en concertation avec le tribunal judiciaire s'agissant des modes d'action et des priorités. En termes de particularité territoriale, le contentieux pénal est très prégnant, accompagné d'une nécessité de répondre dans d'excellents délais aux différents points de contentieux auxquels nous sommes confrontés avec une proportion d'affaires criminelles particulièrement importante.
Les relations avec le ministère de la Justice sont régulières. Nous n'éprouvons aucune difficulté pour communiquer les besoins qui sont entendus. Nous bénéficions d'une écoute attentive de la part du ministère, des directions des services judiciaires, au même titre que Mayotte.
En termes d'accès au droit, nous bénéficions en Guyane d'un Conseil départemental de l'accès au droit, particulièrement novateur, depuis maintenant plus d'une dizaine d'années, avec le développement d'actions comme les « pirogues du droit » à destination des populations les plus isolées et les plus reculées du territoire - elles sont nombreuses.
La réforme de la carte judiciaire ne s'impose pas. Nous observons une montée en puissance de la présence judiciaire sur l'ouest de la Guyane, à Saint-Laurent-du-Maroni. L'objectif est effectivement d'ouvrir dans ce secteur un tribunal judiciaire, annoncé pour 2027.
Aujourd'hui, des démarches ont été faites pour rapprocher la juridiction des populations sous forme d'audiences foraines - audience du juge des enfants, audience du juge aux affaires familiales notamment.
Saint-Laurent-du-Maroni enregistre un manque d'attractivité manifeste. Effectivement, la question de l'insécurité est grandissante sur l'ouest guyanais. Ce secteur rencontre également un problème d'isolement géographique avec peu d'offres d'emplois et de logements.
Nous espérons que le tribunal judiciaire ouvre dans les cinq années à venir. Les conjoints des collègues rencontreront de grandes difficultés pour trouver un emploi. La question du logement est également complexe. La juridiction située à Saint-Laurent-du-Maroni sera très éloignée de celle de Cayenne avec un véritable problème d'attractivité. En effet, seuls deux avocats sont installés à Saint-Laurent-du-Maroni sur 84 avocats au total à l'échelle du Barreau. La présence n'est donc pas assurée sur ce secteur, notamment s'agissant du contentieux des mineurs. Ainsi, des enfants comparaissent au civil comme au pénal sans avocat. Nous devons donc faire face à un déficit et rendre justice en étant dans l'impossibilité de respecter les dispositions légales en termes de représentation par avocat.
J'ajoute que les brigades de soutien sont très bien perçues. S'agissant des greffiers, ce dispositif est venu pallier un absentéisme très important, proche des 50 %. Aujourd'hui, un greffier sur deux n'est pas présent à son poste de travail, ce qui impacte gravement le fonctionnement de l'institution judiciaire. Pour autant, un brigadiste est nommé ici pour six mois. Un greffier arrive pour trois mois renouvelables. Cette situation ne résout pas ce problème d'instabilité et ne permet pas de se projeter à long terme avec le dispositif des brigades. Pour autant, celui-ci a été bénéfique et nous nous félicitions du renouvellement de ce dispositif.
Les contrats de mobilité sont un dispositif dont bénéficient les magistrats qui n'est pas sans incidence sur le fait que certaines collègues acceptent de travailler trois ans en Guyane avec la possibilité d'être ensuite nommé sur les trois ou quatre postes souhaitées. Or, ce système de contrat de mobilité n'est pas valable pour les greffiers. Ce point est évoqué par les syndicats de greffiers. Pour augmenter l'attractivité du ressort, les greffiers devraient eux aussi bénéficier de contrat de mobilité.
Mme Micheline Jacques, président. - Merci. M. le recteur, vous avez la parole.
M. Philippe Dulbecco, recteur de l'académie de la Guyane. - Je vous remercie de m'avoir donné l'opportunité de parler devant vous de l'académie de Guyane. Le fait que vous vous intéressiez aux difficultés que nous pouvons connaître montre que nous ne sommes pas seuls pour conduire des politiques publiques.
Je voulais partager avec vous des éléments plus positifs au sujet de propos souvent négatifs sur la Guyane et son académie.
Il est normal que l'école focalise l'attention en Guyane puisqu'elle concerne environ 92 000 élèves et 9 000 professeurs. Près d'un tiers de la population est ainsi directement concerné par l'école. À peu près 700 millions d'euros de budget sont consacrés à l'école. 235 établissements sont répartis au total sur le territoire. Les attentes sont importantes. L'académie est singulière, notamment par sa géographie. Je vous mets au défi de trouver dans le monde une académie, un territoire, avec une telle densité d'écoles, notamment parmi les territoires les plus éloignés. Il s'agit d'une fierté que nous devons partager ensemble. L'école est présente partout sur le territoire guyanais avec une intensité exceptionnelle que je n'ai jamais rencontrée nulle part ailleurs.
Je crois que ce point mérite d'être souligné puisque, s'il est facile d'exercer sur le littoral, il est plus difficile de pratiquer sa profession au coeur du territoire. Nous parlons d'un réel défi que nous devons chaque jour relever.
En outre, le caractère multilingue et multiculturel est à souligner. En effet, 80 % des élèves qui rentrent à l'école n'ont pas le français pour langue maternelle. Ils utilisent les langues amérindiennes qui n'ont pas nécessairement de racines communes. Ainsi, lorsque vous allez dans une classe, vous constatez fréquemment l'existence de plusieurs langues maternelles. Il s'agit d'une richesse concernant l'enseignement. Pour autant, cette spécificité constitue une particularité que nous devons intégrer, en plus de la géographie, dans le déploiement de nos politiques éducatives.
Par ailleurs, les dimensions géographique, multiculturelle et socio-économique sont à prendre en compte. Près de 50 % de la population se situe sous le seuil de pauvreté et 30 % sous le seuil de grande pauvreté. Sur les bords de fleuve, 10 % de taux d'activité est enregistré. Si nous retirons l'Éducation nationale et les emplois de la commune, le taux d'activité est proche de zéro. Il faut faire l'école dans ces conditions, et il faut la réaliser de manière adaptée. En réalité, plusieurs secteurs sont à considérer au sein de l'académie de Guyane.
L'est de la Guyane comprend la frontière avec le Brésil. Nous accueillons nécessairement des élèves qui viennent de l'autre côté de fleuve. En effet, 80 % des élèves ont le portugais brésilien comme langue maternelle à Saint-Georges-de-l'Oyapock dans l'élémentaire. Dans ce secteur, la dynamique démographique n'est pas très forte. Les conditions de sécurité ne sont pas si dégradées. L'école doit pouvoir se développer dans de bonnes conditions. L'île de Cayenne est le lieu où tous les enseignants souhaitent travailler. Toutes les conditions sont réunies pour assurer une école de qualité honorable. Infirmières, psychologues et assistantes sociales sont présents sur le territoire. Cette académie est proche d'une académie de l'Hexagone qui connaît des difficultés sociales, mais qui reste armée.
À l'ouest, nous connaissons une véritable vague démographique. Nous créons des écoles, des classes. Nous sommes submergés par la demande. Madame le maire de Saint-Laurent-du-Maroni construit au moins une école par an, mais ce n'est pas suffisant au regard de la forte démographie. Les conditions de sécurité sont très dégradées. Nous connaissons dans ce secteur une succession d'évènements graves chaque jour de la semaine. Il s'agit d'un territoire peuplé de Bushinengués à la frontière avec le Brésil. Le personnel éducatif ne souhaite pas travailler là-bas. Des solutions doivent être trouvées pour que le personnel se rende dans cette zone, qui comprend le fleuve à partir de Saint-Laurent-du-Maroni - je pense à Maripasoula, Grand-Santi, Papaichton -, et les écarts. Il s'agit de zones habitées par les Bushinengués, à l'exception de Saint-Laurent-du-Maroni qui compte aussi des populations amérindiennes. L'enjeu est de rapprocher l'école de la population. Nous notons effectivement 20 fois plus de suicides chez les jeunes issus des écarts. Le passage de l'école au collège, avec l'enjeu de l'autonomie, est tout particulièrement difficile pour ces jeunes.
En outre, le secteur du fleuve Oyapock est essentiellement peuplé d'Amérindiens. Ce secteur est plus calme, mais connaît un contexte qui impacte indirectement l'école, notamment l'orpaillage illégal.
En réalité, la principale difficulté à laquelle nous sommes confrontés est le capital humain. Nous souffrons d'un double problème d'attractivité. Le premier est l'attractivité pour ceux qui souhaitent exercer en Guyane - enseignants et personnels académiques. Le second touche au fait qu'au sein du territoire, les Guyanais préfèrent travailler sur l'île de Cayenne. Devant ce phénomène, il est difficile d'inciter le personnel à travailler dans l'est, encore plus dans l'ouest et sur le fleuve.
Il s'agit de notre principale bataille.
S'agissant des titulaires, toutes les mesures pouvant rendre plus incitatif le travail sur les sites éloignés ou isolés seront bonnes. Une bonification d'ancienneté pourrait être envisagée aussi bien pour les jeunes diplômés que pour le personnel en cours de carrière. La possibilité de bénéficier d'une forme de garantie de retour à l'académie d'origine serait positive. Toute mesure qui pourrait favoriser l'activité en Guyane sera pertinente.
Il est également nécessaire de s'intéresser aux conditions de vie liées à l'exercice du métier - logement, transport et fret - afin de rendre plus attractive leur activité sur le fleuve.
Nous avons besoin d'innover pour ne pas travailler en mode dégradé sur ce territoire. Il faut innover sur la forme scolaire. Il faut trouver les modes de coordination adaptés avec les acteurs, de manière à garantir des conditions de sécurité optimales pour les élèves et les enseignants partout sur le territoire, et innover pour s'intéresser à des sujets qui ont trait aux conditions de vie et d'exercice du métier.
Je le répète, nous sommes condamnés à innover pour ne pas travailler en mode dégradé.
Mme Micheline Jacques, président. - Je vous remercie.
M. Philippe Bas, rapporteur. - Deux domaines différents inhérents à l'action publique ont été évoqués, mais il est intéressant d'entendre que vous avez rencontré des problématiques communes, notamment celles qui tiennent à l'attractivité des emplois de fonctionnaires - magistrats ou greffiers -, ou de fonctionnaires de l'éducation nationale, notamment dans la région du fleuve. Il s'agit d'un sujet que nous avons déjà rencontré au sujet de la Guyane dans d'autres missions.
Il est intéressant pour la représentation nationale de constater la motivation de responsables de service public - de la justice et de l'Éducation nationale en l'occurrence.
J'ai noté l'existence d'un projet de création de cité judiciaire, bien avancé, et qui est tout à fait original puisqu'il comprend à la fois un tribunal et un centre pénitentiaire. J'ai également entendu que certains mineurs comparaissent sans avocat dans le cadre de contentieux. Des solutions doivent être trouvées.
Que faites-vous actuellement lorsque vous vous trouvez dans cette situation pour rendre justice ? M. le recteur évoquait le fait d'innover, mais peut-être pourriez-vous partager quelques suggestions ?
En Guyane, il y a près de cinq ans, une institutrice du fleuve avait accompagné un ancien élève, de l'école primaire jusqu'au baccalauréat qu'il avait obtenu avec succès. J'ai pensé qu'on avait dû lui donner une prime et la féliciter pour ce qu'elle avait fait et transposer cette expérience pour que d'autres élèves puissent disposer d'un tel accompagnement. Pourtant, il lui a été interdit de recommencer car elle n'avait pas les qualifications nécessaires pour préparer au baccalauréat. J'aimerais savoir quels types d'innovation on pourrait imaginer.
Il y a celles que vous pouvez mener avec votre liberté d'action qui permet d'explorer jusqu'aux limites du possible. Vous dites que vous êtes dans un cadre légal qui s'impose à tous. Toutefois, nous pourrions aussi éventuellement le faire évoluer. Ce serait notre rôle de le proposer, le débattre et le voter.
Pour cela, il est absolument nécessaire que vous soyez force de propositions pour inspirer les nôtres.
Mme Béatrice Bugeon-Almendros. - Le Bureau est informé des dates d'audience et de la nécessité pour un avocat d'assister les mineurs. Je précise que la question se pose également pour les audiences civiles avec représentation obligatoire. Le Barreau doit assurer ses missions dans le cadre d'une permanence. Quelques avocats ont exercé à Saint-Laurent-du-Maroni, mais ces derniers sont partis pour regagner la métropole ou se sont associés avec leurs confrères à Cayenne. Ainsi, les magistrats doivent tenir leur audience avec un sentiment d'insatisfaction. Ils font effectivement leur office, mais ces familles et ces jeunes sont privés de l'assistance d'un avocat. Le recours aux interprètes à Saint-Laurent-du-Maroni est compliqué puisque plus de 50 langues du fleuve existent. Les familles viennent avec un ami ou un voisin qui assure les fonctions d'interprète. Je vous laisse imaginer la tenue des audiences. Dans ce cadre, nous essayons d'obtenir l'adhésion des familles en leur expliquant le sens de la décision qui est prise. La population est très respectueuse de l'autorité judiciaire, mais cet exercice reste difficile.
Il faut envisager l'installation des avocats, des magistrats et plus largement du personnel pénitentiaire à Saint-Laurent-du-Maroni. 450 personnels devront être accompagnés et logés, mais rien n'est fait en raison du caractère aléatoire de l'effectivité du projet d'ouverture de la cité judiciaire et du centre pénitentiaire.
Sans aucune aide financière, je ne vois pas ce qui motiverait un avocat à s'installer à Saint-Laurent-du-Maroni alors qu'une demande existe déjà à Cayenne. J'ajoute que le Barreau de Cayenne est en nombre insuffisant.
M. Philippe Dulbecco. - Nous déployons l'école dans des conditions véritablement innovantes. Nous parvenons à réaliser des actions dans ces territoires que nous ne menons pas dans l'Hexagone avec la même qualité et le même niveau d'exigence.
Il est absolument essentiel d'innover sur le capital humain. Il faut, d'une manière ou d'une autre, mobiliser par tous les moyens possibles les viviers locaux. Il faut innover et peut-être créer des statuts comme cela a déjà pu être réalisé par le passé. Je pense par exemple aux intervenants en langue maternelle.
Les intervenants en langue maternelle n'ont pas les qualifications requises pour être professeur, mais on innove en leur donnant des équivalences qui leur permettent de se présenter au métier de professeur des écoles. Nous essayons d'aller aussi loin que possible dans un cadre légal.
Cette année, pour déployer l'école à Saint-Laurent-du-Maroni, nous avons créé un statut nouveau d'« accompagnateur pédagogique » pour de jeunes Wayanas qui ont à peine le baccalauréat. Par ailleurs, nous essayons également de valoriser au mieux l'alternance. Nous lançons une campagne pour expérimenter, dans les écarts, le passage du concours de professeur des écoles, avec 20 jeunes qui auraient juste le baccalauréat, à travers une formation très lourde sous forme de compagnonnage. S'ils ne passent pas le concours, mais qu'ils disposent manifestement des compétences adéquates, nous les recrutons comme contractuels. Nous ne dégradons pas, nous innovons.
Nous avons mis en place des partenariats, je l'espère très prometteurs, avec trois grandes universités de l'Hexagone, à savoir Aix-Marseille Université, l'Université Côte d'Azur et l'Université Clermont Auvergne. Les jeunes diplômés qui souhaitent une expérimentation professionnelle marquante peuvent être envoyés dès le mois de juin dans les outre-mer. L'objectif est de les former. À la suite de cette formation, ils sont libres de rester sur le territoire ou de rentrer en métropole. Nous les accompagnons en matière de santé et de logement.
S'agissant des contractuels, le système de rémunération s'avère très attractif. Notre principale difficulté consiste à ce que ce dernier ne devienne pas trop attractif pour éviter que l'écart entre les titulaires et les contractuels ne se creuse. Il sera bientôt plus facile d'assurer les enseignements grâce à des contractuels puisque, dans les académies très déficitaires comme les nôtres, les contractuels choisissent où et quand ils travaillent.
Nous avons des réunions avec les recteurs ultramarins toutes les six semaines ainsi qu'avec la direction générale de l'enseignement scolaire (DGESCO), le secrétariat général du ministère de l'Éducation nationale et de la jeunesse et le ministère de l'enseignement supérieur. J'ai le sentiment que nous sommes plutôt bien traités, écoutés et entendus, mais nous rencontrons des difficultés à faire accepter des mesures dérogatoires, s'agissant par exemple de l'accélération de carrière pour un jeune titulaire qui vient en Guyane ou de la possibilité de retourner ensuite dans son académie d'origine...
Nous avons mené des innovations institutionnelles. Je pense notamment à la mise en place d'un comité de pilotage qui rassemble l'Éducation nationale, les communes, les collectivités territoriales de Guyane, EDF et l'ensemble des parties prenantes qui concourent à faire que les conditions d'exercice du métier soient meilleures. On met en place ce que j'appelle des mesurettes : mise en place par la mairie de Grand-Santi d'une navette entre Grand-Santi et Mofina qui change la vie des enseignants, installation de dispositifs pour chasser les chauve-souris dans les écarts de Maripasoula, rénovation des logements pour les enseignants à Camopi, faciliter les procédures pour l'attribution des logements aux enseignants...
Ce sont des « mesurettes » qui vont améliorer les choses. Sur la sécurité, il existe une coordination très efficace entre l'Éducation nationale, les services de police et de gendarmerie, et les communes.
Ainsi, de petites innovations institutionnelles font que, malgré les difficultés, il est possible de faire avancer l'Éducation nationale en Guyane.
Mme Micheline Jacques, président. - Merci. Je pense à la prise en charge des enfants en situation de handicap. S'agissant des accompagnants des élèves en situation de handicap (AESH), avez-vous pensé à un dispositif en collaboration avec la commune pour permettre à un AESH de pouvoir aussi assurer la pause méridienne de manière à permettre à cette personne de bénéficier d'un salaire plus conséquent ? En outre, l'Université de Guyane a été créée il y a 10 ans. Quel bilan faites-vous de la création de cette université spécifique à la Guyane ?
M. Philippe Dulbecco. - Les AESH sont l'un des sujets qui me posent le plus de difficultés avec la prévention des grossesses précoces. S'agissant de ce dernier point, nous savons ce qu'il faut faire. Des opérations lourdes seront lancées à partir de la rentrée prochaine.
En Guyane, une vraie difficulté consiste à identifier les jeunes en situation de handicap.
L'absence de compétences nous freine. Les psychologues de l'Éducation nationale sont devenus rares. Le titre de psychologue s'obtient après la validation d'un master en psychologie. Or nous n'avons pas de formation en psychologie à l'Université de Guyane.
J'ai une vision positive de l'université telle qu'elle se développe aujourd'hui, et qui est issue de la scission de l'Université Antilles-Guyane. Il a fallu démontrer que celle-ci faisait sens.
La logique quantitative qui prévalait jusque-là avait des effets pervers. Nous prenions tous les candidats. Nous incitions même les jeunes à s'inscrire. Ainsi, l'université pâtit d'une mauvaise image, loin de l'excellence. Les étudiants réussissent peu. Les bons élèves, qui avaient sans doute le choix d'aller dans l'Hexagone, se posent des questions. Je crois que cette période est révolue et que l'Université de Guyane a accepté une baisse de ses effectifs. Il s'agit d'un facteur important. La gouvernance de l'université est devenue plus exigeante. Nous avons également réussi à intégrer les organismes de recherche à l'université - notamment l'Institut Pasteur, l'institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (Ifremer), le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE). L'offre de masters de l'université est donc en train de se densifier.
Nous avons également créé un Institut de préparation à l'administration générale (IPAG) à mon arrivée. Une filière « sciences et techniques des activités physiques et sportives » (STAPS) a également été ouverte. Je rappelle que chaque année 260 élèves de Guyane postulent pour une formation en STAPS sur Parcoursup.
Je crois que cette université est née dans le contexte que nous connaissons et qui a sans doute connu un démarrage marqué par une logique davantage quantitative. Pour autant, je crois qu'aujourd'hui, l'université a entamé une démarche plus exigeante. Je suis confiant. L'université a été lauréate d'un appel à projets d'excellence. La ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, Sylvie Retailleau, a sélectionné un groupe restreint d'universités pour entrer dans un nouveau dialogue de gestion, ce qu'elle nomme les contrats d'objectifs de moyens et de performances pluriannuelles. Parmi elles, l'Université de Guyane a été sélectionnée de manière expérimentale dans ce groupe d'universités qui a fait l'expérience d'une forme de régulation - qui se généralise d'ailleurs à l'ensemble des universités.
Mme Micheline Jacques, président. - Je vous remercie. Nous disons souvent que nous manquons d'ingénierie dans les territoires ultramarins, notamment en Guyane sur le sujet du logement social. Il est plutôt encourageant de voir que nous avons une université qui se développe et s'avère de plus en plus performante. La Guyane présente des richesses extraordinaires avec sa végétation et sa faune qui peuvent être des sources de recherche et de solutions pour le futur, pour notre pays et toute la zone.
M. Philippe Bas, rapporteur. - Vous avez fait allusion à un problème qui nous intéresse vivement puisque vous avez entrepris une démarche réfléchie sur la prévention de la grossesse des adolescentes en Guyane, grossesses qui sont, pour une grande partie d'entre elles, volontaires. Nous souhaiterions que vous nous communiquiez les éléments du dispositif que vous allez élaborer et mettre en place. Il s'agit d'un sujet majeur et très sensible. Le fait de vous être intéressé à ce problème relève d'une initiative excellente.
Mme Micheline Jacques, président. - Nous avons retenu de cette audition que l'attractivité fait particulièrement défaut, tant pour la justice que pour l'éducation nationale. En outre, cette situation est liée à un certain nombre de conditions d'accueil et à la réputation. Les problématiques de sécurité et de violence sont loin d'attirer le personnel. Vous nous avez proposé des pistes d'innovation et je vous en remercie.
Je plaide pour la différenciation territoriale et pour l'adaptation. L'exemple de la Guyane montre à quel point une adaptation est parfois nécessaire. Vous avez en effet souligné la spécificité des problèmes propres à chacun des espaces guyanais que vous nous avez présentés. J'espère que les pistes que nous trouverons pourront être dupliquées pour d'autres territoires. Je pense notamment à Saint-Barthélemy qui rencontre également un problème d'attractivité lié à d'autres facteurs.
Nous sommes à l'écoute des éléments que vous pourrez nous communiquer afin d'avancer sur ce sujet.
Mercredi 15 mai 2024
- Présidence de M. Olivier Rietmann, président de la délégation aux entreprises, et de Mme Micheline Jacques, président de la délégation aux outre-mer -
Réunion plénière avec la délégation aux entreprises - échange sur le déplacement aux Antilles de la mission « Entreprises et climat » de la délégation aux entreprises et sur les défis des entreprises en outre-mer
M. Olivier Rietmann, président la délégation aux entreprises. - Je me réjouis de cette réunion organisée conjointement par nos deux délégations. Nous avons beaucoup de sujets communs tant les défis sont nombreux pour les entreprises dans les outre-mer. Nous avions d'ailleurs apprécié la dernière réunion commune de nos deux délégations, en mai 2023, sur le thème de l'emploi des jeunes et de l'entrepreneuriat dans les territoires ultramarins.
Nous sommes aujourd'hui réunis pour échanger sur la vie économique, et plus précisément les défis des entreprises, dans les outre-mer, en débutant par le compte rendu de nos trois collègues Lauriane Josende, Brigitte Devésa et Simon Uzenat, que j'ai accompagnés lors de leur déplacement en Martinique et Guadeloupe du 22 au 26 avril derniers.
Les visites de terrain dans ces territoires ont semblé particulièrement pertinentes pour leurs travaux dans le cadre de la mission d'information « Entreprises et climat ». Les enjeux sont multiples et les entreprises doivent s'adapter avec résilience et détermination à l'évolution des contraintes climatiques.
Mme Micheline Jacques, président de la délégation aux outre-mer. - Avant tout, je souhaiterais que nous ayons une pensée particulière pour nos amis de Nouvelle-Calédonie qui vivent des moments extrêmement difficiles. Nous sommes dans une situation très grave et nous déplorons malheureusement quatre morts.
Notre collègue Georges Naturel, qui devait participer à cette réunion, vous prie d'excuser son absence. Il se consacre sur place à la recherche de solutions allant vers l'apaisement et la sécurité de nos compatriotes.
Je tiens à remercier la délégation aux entreprises, et tout particulièrement son président Olivier Rietmann, pour cette réunion conjointe qui nous permet de partager nos réflexions sur une thématique pleinement d'actualité, le réchauffement climatique analysé sous l'angle des entreprises, en l'occurrence des entreprises ultramarines. En effet, les territoires ultramarins sont en première ligne face au dérèglement climatique.
Je tiens à saluer votre démarche puisque vous avez tenu à examiner la situation particulière des outre-mer, et à vous rendre personnellement aux Antilles. La mission de la délégation aux outre-mer que j'ai conduite aux Antilles avec les deux rapporteurs de notre étude sur l'adaptation des modes d'action de l'État, Philippe Bas et Victorin Lurel, en avril dernier, a précédé d'une semaine celle que vous avez vous-même menée en Martinique et en Guadeloupe.
Nous sommes donc impatients de recueillir votre diagnostic sur ce que vous avez vu et appris sur le terrain. Je note que nous sommes particulièrement nombreux pour vous entendre et partager nos points de vue.
Je me félicite de nos liens étroits et réguliers. Nous avons déjà pu travailler ensemble de manière fructueuse par le passé, sur les thèmes du recrutement pour les entreprises ultramarines et de l'attractivité des emplois dans nos territoires. Je rappelle que trois de nos collègues sont membres de nos deux délégations et sont en quelque sorte nos « référents » directs : Dominique Théophile, Catherine Conconne et Stéphane Fouassin.
Les économies ultramarines sont confrontées à des fragilités structurelles (insularité, éloignement, étroitesse des marchés, etc.), accentuées par certaines difficultés, comme une forte dépendance extérieure, des délais de paiement traditionnellement importants ou encore un tissu entrepreneurial composé essentiellement de petites, voire de très petites entreprises.
À la suite de la crise liée à la pandémie de Covid-19, sous l'impulsion du président Michel Magras, notre délégation s'était penchée sur « l'urgence économique outre-mer », en proposant que la sortie de crise soit l'opportunité de promouvoir un nouveau modèle de développement, plus résilient, davantage tourné vers l'économie verte et bleue, pour lequel les outre-mer pourraient faire figure de territoires pionniers.
Trois ans plus tard, cette rencontre est l'occasion de faire un point d'étape : le choix de cette thématique est opportun car chacun observe que la situation conjoncturelle se dégrade. Depuis quelques mois, les défaillances d'entreprises sont en augmentation et les tensions sont particulièrement fortes dans les secteurs comme la construction et le commerce.
Je suis convaincue que cette réunion commune nous permettra un échange et un enrichissement mutuel, mais aussi de tracer des perspectives pour nos chefs d'entreprise, qu'ils soient hexagonaux ou ultramarins.
M. Olivier Rietmann, président la délégation aux entreprises. - La parole est aux rapporteurs de la mission « Entreprises et climat ».
Mme Lauriane Josende, rapporteure de la mission d'information « Entreprises et climat ». - Ce déplacement en Martinique et Guadeloupe du 22 au 26 avril nous a permis de rencontrer deux dizaines de dirigeants de PME, et de dialoguer, dans les deux départements, avec les diverses organisations d'employeurs, ainsi qu'en Guadeloupe, avec les représentants des filières du BTP et du secteur touristique.
Ce séjour s'est déroulé pendant un épisode de « brume de sable », pollution de l'air lié aux sables du Sahara, lesquels n'impactent pas uniquement l'Europe. C'est un exemple concret, visible, du caractère mondial de notre sujet ! Ce déplacement nous permettra d'illustrer, avec des cas pratiques, les interactions entre entreprises et climat, et d'évaluer les politiques publiques d'accompagnement des entreprises dans leur transition environnementale.
La Martinique et la Guadeloupe sont exposées en première ligne aux impacts du changement climatique. Il s'agit principalement de la montée des eaux, qui provoque un fort recul du trait de côte, jusqu'à un mètre par an dans certains endroits, et de l'intensité croissante des pluies ou des cyclones. Ainsi, l'entreprise Klingele à Baillif, en Guadeloupe, première industrie du département et seule cartonnerie des Antilles, a subi la tempête tropicale Fiona en septembre 2022, avec une inondation qui a ravagé l'usine de 3 500 mètres carrés. Elle a pu maitenir 80 % de son chiffre d'affaires grâce à neuf mois d'importation de cartons, 40 % plus chers, afin de garder ses clients. Les pertes se sont élevées à 11 millions d'euros et l'entreprise attend un remboursement des assurances à hauteur de 5 ou 6 millions d'euros. Si elle n'était pas adossée à un groupe allemand, elle n'aurait pas survécu. Elle projette de déménager, car les assurances demandent de rehausser de 80 centimètres le sol du site actuel, ce qui est impossible, et de financer une digue de protection du littoral sur 1,5 kilomètre, ce qui est également hors de portée. On mesure les enjeux pour cette entreprise qui souhaite s'inscrire dans une démarche durable : le carton est fabriqué à partir de 70 % de matière recyclable, et est ensuite recyclé à 100 %, sans aucun produit chimique. Elle n'utilise pas de résine pour renforcer le carton mais de la colle à l'amidon de maïs ou de blé. Elle utilise par ailleurs de l'encre à l'eau.
D'autres zones à fort potentiel économique sont menacées : la zone industrielle du Jarry à Pointe-à-Pitre ou encore la plage de Sainte-Anne.
Nous évoquerons la question de l'assurabilité des entreprises lors d'une audition ultérieure de France Assurance. En effet, le coût des aléas climatiques pris en charge par les assurances pourrait doubler d'ici 2050, passant de 73 à 143 milliards d'euros. Le régime public des catastrophes naturelles, créé en 1982, est en déficit, alors que les dommages couverts vont augmenter de 40 à 60 % d'ici 2050. Si ces dommages ont une fréquence trop élevée, les biens seront inassurables, avec une franchise insupportable. Le rapport Langreney, remis le 2 avril dernier, préconise ainsi l'indexation automatique de la surprime « cat-nat » (catastrophes naturelles) pour suivre l'« inflation climatique ».
Cela rend d'autant plus critique la situation de ces départements. L'élévation du niveau des mers provoquée par le réchauffement climatique conduit à des intrusions salines rendant certaines nappes phréatiques impropres à la consommation. Nous avons été stupéfaits de l'ampleur de la crise de l'eau - et sans accès à l'eau, beaucoup d'entreprises ne peuvent simplement pas fonctionner. 98 % de la population locale boit de l'eau en bouteille, alors que le revenu moyen est de 500 euros par habitant. Ces deux départements bénéficient pourtant d'une pluviosité abondante. Les « tours d'eau », distribution intermittente ou alternée d'eau potable par zone géographique, les factures démesurées liées à des fuites ou à des « compteurs bloqués », l'absence de dialogue de la part des gestionnaires, provoquent un sentiment justifié de colère de la population comme des entreprises.
La question de l'accès à l'eau et à l'assainissement a été largement mise en avant lors des Assises des outre-mer, qui en ont fait une priorité des pouvoirs publics. Selon le président du MEDEF de Guadeloupe, « les coupures d'eau intempestives sont récurrentes » alors que le « plan eau Guadeloupe 2022 » avait pour objectif, dans « une première phase d'urgence », la suppression des « tours d'eau » dans un délai de 24 mois. L'État finance d'importants investissements, actuellement de l'ordre de 70 millions d'euros par an, mais cette somme est dispersée dans les différentes collectivités ultramarines et n'est pas à la hauteur des enjeux.
En Guadeloupe, le départ de Veolia, qui n'a pas suffisamment entretenu le réseau pendant vingt ans, sans que l'État ne s'en émeuve, a été catastrophique. Désemparées, les collectivités locales ont repris la gestion en régie, désormais unifiée. Elles doivent par ailleurs affronter la crise sanitaire de la chlordécone. Fuites des réseaux, stockage de l'eau de pluie en citernes abandonnées, impayés accumulés, branchements illégaux, absence de factures pour les entreprises qui les réclament : l'état des lieux est inquiétant.
Ni la création d'un syndicat mixte unifié dans les deux départements ni la subvention annuelle de l'État (20 millions d'euros en Guadeloupe) ne semblent suffisantes pour assumer les 800 millions d'euros de travaux à réaliser, d'autant que des embauches massives et excessives handicapent structurellement la gestion de ces syndicats.
La situation est pire encore pour l'assainissement. Sur 25 stations d'épuration financées par les aides européennes du fonds européen de développement régional (FEDER), seules 3 fonctionnent. Des stations neuves n'ont jamais fonctionné. Les eaux usées ne sont pas traitées et du corail meurt. La situation sanitaire se dégrade. Si l'écosystème et la biodiversité locale sont atteints, c'est l'attrait touristique qui sera menacé. Pour le MEDEF, « la situation est gravissime. Il faut en faire un chantier prioritaire et investir un milliard d'euros ». C'est le prix à payer pour atteindre le retour à une situation normale de l'eau en Guadeloupe, pour tous, sous 5 ans, avec un schéma quinquennal d'investissement, comme le promet le Livre bleu outre-mer de 2018. Mais, faute de financements appropriés, force est de reconnaître qu'en cinq ans, on ne constate aucun retour à la normale. Si ce financement était mobilisé, encore faudrait-il qu'il profite aux entreprises locales. Or, certains laissent entendre que les entreprises guadeloupéennes ou martiniquaises ne sont pas capables de répondre aux appels d'offres et qu'il faut faire appel à des multinationales du secteur du BTP.
J'ai longuement évoqué ce sujet de l'eau, sujet traité par ailleurs par le Conseil économique social et environnemental (CESE), car il résonne avec la situation de mon département, les Pyrénées-Orientales. Comme la délégation aux entreprises l'a constaté lors d'un déplacement le 1er février dernier, la sécheresse y sévit. Depuis deux ans, la pluviométrie y est comparable à celle enregistrée dans certains pays du Sahel. Il pleut davantage à Marrakech qu'à Perpignan, même si nous avons la chance d'avoir enfin eu un peu de pluie ces derniers jours. Un arrêté de crise et des restrictions d'usage de l'eau sont en vigueur depuis plus d'un an. Des filières économiques, notamment agri-viticoles sont menacées. Pourtant, des entreprises, comme nous l'avons vu lors de ce déplacement, font d'importants efforts pour recycler l'eau et diminuer drastiquement leur consommation. L'eau reste néanmoins indispensable à l'activité économique.
Mme Brigitte Devésa, rapporteure de la mission d'information « Entreprises et climat ». - Je remercie le Président qui nous a accordé sa confiance en nous nommant rapporteurs de cette mission d'information « Entreprises et climat ». La transition écologique et l'environnement étaient des sujets que je méconnaissais : nous apprenons énormément depuis le début de nos auditions.
Le réchauffement climatique provoque également le développement des algues sargasses, ce sont des algues brunes dites holopélagiques, qui s'échouent épisodiquement de façon plus ou moins massive sur les côtes antillaises et guyanaises depuis 2011. Elles présentent, au-delà d'un certain seuil, un risque sanitaire.
Nous avons visité l'entreprise martiniquaise Master Salad, dont le fondateur est un ancien militaire. Il lui a fallu deux ans pour trouver le foncier nécessaire à son activité, en l'occurrence un ancien entrepôt de bananes. Cela illustre les conclusions du récent rapport de nos collègues de la délégation aux outre-mer, Vivette Lopez Thani Mohamed Soilihi consacré au foncier agricole en outre-mer. Comme le chef d'entreprise percevait à l'époque le revenu de solidarité active (RSA), les banques locales lui ont refusé un prêt bancaire de 3,5 millions d'euros, qu'il a finalement obtenu d'une banque à Marseille. Il s'approvisionne localement en salades, mais il n'échappe pas aux actes de jalousie ou de malveillance. Mais les quantités produites localement ne suffisent pas : il importe donc depuis l'Espagne, s'étant diversifié dans les crudités, les sauces et le fromage, et travaille dans l'Hexagone avec la Laiterie Gilbert. L'entreprise emploie 15 salariés qui emballent 1 tonne de salade par jour.
Il nous a signalé deux difficultés majeures. La première est de trouver une main-d'oeuvre qui a le goût de l'effort. Dans un département où sévit le chômage, comment comprendre qu'il ne puisse trouver les salariés pour vendre du fromage à la coupe pour un salaire mensuel de 2 500 euros bruts ? Il n'a ainsi pas pu ouvrir un restaurant, avec 21 emplois à la clé, faute de trouver un gérant qu'il aurait pourtant payé 75 000 euros par an. Je rappelle que le coût de la vie dans ces départements est de 40 % supérieur à celui de l'Hexagone. La deuxième difficulté tient aux retards de paiement des collectivités publiques, qui peuvent atteindre huit mois, voire plus, et ont été évoqués par de multiples interlocuteurs. L'entreprise attend toujours le règlement d'une facture en date de septembre 2023. Sa décision, radicale, est de ne plus répondre aux appels d'offres des cantines communales, sauf à ceux de la seule cantine qui règle à temps.
La « déprise démographique » de ces départements a également été évoquée par le dirigeant du groupe Citadelle, opérateur de mobilités dans les Antilles, avec lequel nous avons eu un entretien. Il a fait part de ses vives inquiétudes sur le dépeuplement et le vieillissement accélérés. La Martinique et la Guadeloupe connaissent en effet le rythme de dépeuplement le plus rapide de France, selon l'Insee, supérieur à celui de la Meuse ou de la Haute-Marne, avec un solde migratoire et naturel négatif depuis 2020, et le vieillissement le plus rapide de France.
Les économies ultramarines ont une empreinte carbone élevée. Le mix électrique est très dépendant d'énergies fossiles, en raison de l'absence de production nucléaire et du retard de développement des énergies renouvelables. La dépendance aux importations pour un très grand nombre de fournitures ajoute à cette empreinte. Enfin, les sociétés ultramarines sont très dépendantes de transports émetteurs de CO2 : la voiture, excessivement présente faute de transports en commun, le bateau pour les approvisionnements, l'avion tant pour l'activité touristique que pour les déplacements de la population.
Nous avons ensuite visité la seule raffinerie française des Antilles à la pointe du Jarry, la Société anonyme de raffinerie des Antilles (SARA). Première entreprise antillaise à mission depuis 2023, elle est un acteur majeur de l'économie des Antilles. Afin d'optimiser le raffinage en fonction de la structure du marché et de la consommation locale, l'entreprise s'approvisionne aux États-Unis, désormais premier producteur mondial de pétrole, et en mer du Nord. Son objectif de décarbonation est de passer de 123 000 tonnes de gaz à effet de serre (GES) aujourd'hui à 86 000 tonnes en 2030, grâce à des procédés d'amélioration de l'efficacité énergétique. Plus grosse consommatrice d'eau de l'île, elle s'approvisionne désormais en mer, permettant ainsi d'alléger significativement ses prélèvements sur le réseau.
La décarbonation totale paraît hors d'atteinte. D'une part, la production d'hydrogène vert semble hors de portée, même avec des subventions importantes. D'autre part, la biomasse est convoitée pour d'autres usages, les procédés sont encore expérimentaux et la visibilité temporelle des investissements est trop incertaine.
La transition énergétique dans cette zone doit donc passer par le développement du mix énergétique. En Martinique, les énergies renouvelables ne représentaient que 6 % du mix énergétique en 2017, mais 27 % en 2022, notamment grâce au recours croissant à l'énergie solaire. Le photovoltaïque présente donc un large potentiel de développement, le taux d'ensoleillement moyen y étant de 2 400 heures par an, contre 1 850 heures à Paris.
Nous avons visité Systeko, en Martinique, qui intervient sur toute la chaîne de valeur- de la construction à la maintenance - des installations photovoltaïques, importées de Chine. De 15 millions d'euros en 2017, son chiffre d'affaires a cru à 22 millions d'euros en 2023. Cette hausse de 40 % s'explique par le développement de l'injection dans le réseau électrique de la production photovoltaïque Ce chiffre d'affaires est réalisé, soit par location de la toiture, soit par vente directe, laquelle représente 90 % de son activité contre 10 % seulement pour la location.
L'entreprise se heurte aux difficultés techniques du raccordement au réseau EDF. Alors qu'il suffit de trois semaines pour installer des panneaux, le raccordement peut prendre trois ans. Comme le modèle dominant est la location, c'est l'entreprise qui règle les loyers aux propriétaires à la place d'EDF. Les territoires antillo-guyanais constituent des zones non interconnectées (ZNI) au réseau électrique hexagonal, ils doivent donc produire et distribuer localement l'électricité nécessaire à leur consommation.
Nous avons ici l'illustration concrète des causes du retard de la France dans l'atteinte de ses objectifs d'énergies renouvelables (EnR) électriques. Avec 28 % de part des EnR dans sa consommation d'électricité en 2022, la France dépasse enfin le seuil des 27 %, qui était son objectif à fin 2020, mais ne suit toujours pas sur la trajectoire qui lui permettra d'atteindre les 40 % visés fin 2030.
Ce taux est désormais inaccessible. En Martinique, le schéma régional du climat, de l'air et de l'énergie (SRCAE) ambitionnait une production d'énergie renouvelable représentant 58 % de l'énergie produite à l'horizon 2023. Le retard est de plus de trente points. Or, seul « un développement massif des énergies vertes, localement, au niveau des territoires, reste la clé de la décarbonation et permet de sécuriser en partie notre approvisionnement énergétique » comme le clame la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR). Autrement dit, le développement du photovoltaïque doit s'effectuer au même rythme que le développement du réseau électrique.
Les causes du retard sont connues. D'abord, les procédures et demandes d'autorisations pour les projets d'EnR étaient très longues même si elles ont été récemment accélérées. Ensuite, les politiques nationales à l'égard des énergies renouvelables manquent d'engagement. Enfin et surtout, les nouveaux projets - éoliens en particulier - provoquent localement des levées de boucliers. Nous avons appris le blocage d'éoliennes en mer en raison de conflits relatifs aux zones de pêche, en lien avec l'impact sur la biodiversité ou aux nuisances dues à leur acheminement en partie terrestre (comme à Grand'Rivière en Martinique). Pour les éoliennes terrestres, on rencontre les mêmes difficultés d'acceptabilité sociale que dans l'Hexagone. Malgré des retards importants, 10 000 foyers martiniquais sont alimentés depuis février 2020 en électricité grâce au vent.
La décarbonation conduit à l'électrification de nos filières économiques. Mais un important travail de synchronisation reste à réaliser, ce qui suppose une programmation mieux articulée pour développer la consommation électrique. Ainsi, si l'on impose aux loueurs de voitures de proposer 25 % de véhicules électriques, il faut proposer dans le même temps un nombre de bornes suffisant ainsi que la puissance électrique adaptée, ce qui n'est pas le cas actuellement.
M. Simon Uzenat, rapporteur de la mission d'information « Entreprises et climat ». - Je remercie le président Olivier Rietmann de nous avoir accompagné dans cette visite de terrain. C'était mon premier déplacement en Martinique et en Guadeloupe, et il a été riche d'enseignements. Nous sommes tous d'accord : ces territoires ont vocation à être les premiers en matière d'adaptation au changement climatique et d'innovation dans le secteur économique pour y faire face.
La première illustration est l'entreprise Top Caraïbes, qui importe de l'acier européen produit par Arcelor Mittal pour réaliser les toits en tôle qui couvrent 95 % des habitations aux Antilles. Le marché est cependant étroit et le retour sur investissement est long, d'autant que la durée de vie de ces toitures a été divisée par deux avec l'abandon de produits interdits comme le plomb. Par ailleurs, le coût de la matière première a augmenté de 85 %, alors que le prix facturé au client n'a augmenté que de 60 %, parce que le secteur est très concurrentiel. On recense six entreprises en Guadeloupe contre quatre à La Réunion, alors que le nombre d'habitants y est bien supérieur.
Je rappelle également l'importance des événements climatiques comme les cyclones, qui sont très fréquents. Nous en avons eu l'illustration avec Irma à Saint-Martin en 2017 qui a nécessité un renouvellement massif des toitures.
Dans la continuité des propos de ma collègue Brigitte Devésa, je pointe le retard d'un certain nombre d'opérateurs, notamment EDF, qui a conduit l'entreprise à attendre son raccordement en Guadeloupe, le poste d'alimentation étant considéré incompatible, alors qu'il avait pourtant été validé par EDF en Martinique. L'entreprise a dû utiliser un groupe électrogène pendant plusieurs mois !
Cette même entreprise a connu une coupure d'eau brutale en pleine journée, parce qu'elle avait mal rempli un formulaire administratif, sans que le gestionnaire d'eau ne la contacte pour régulariser la situation. Elle a dû batailler pour rétablir l'alimentation. L'entreprise cherche à augmenter son autonomie, avec la récupération de l'eau de pluie notamment, mais si celle-ci lui permet de faire face à des aléas momentanés, elle ne lui permet pas de compenser des ruptures d'alimentation durables.
Cette entreprise est innovante et propose notamment des toitures intégrant une isolation thermique. Toutefois, celles-ci ne bénéficient pas d'aides plus importantes que les toitures sans isolation. Les toitures foncées, qui concentrent les rayons du soleil, élèvent la chaleur dans les habitations et donc augmentent le recours à la climatisation très énergivore, sont aidées de la même façon que les toitures plus claires qui présentent pourtant des avantages pour lutter contre le réchauffement climatique : ce sont là pour nous des aberrations.
En termes de recyclage, l'entreprise est contrainte de réexpédier dans l'Hexagone les chutes d'acier issues de sa production, l'entreprise locale, la Société nouvelle de récupération de Guadeloupe, ne valorisant pas l'acier recyclé. Il nous semble que des solutions pourraient être mises en oeuvre assez simplement.
Le deuxième exemple emblématique est celui d'Emerwall, jeune start-up créée en 2021. Elle propose des isolants acoustiques et thermiques écoresponsables à base de bagasse, notamment son produit phare dénommé « Emerflex ». Elle valorise ainsi une petite partie du sous-produit de la distillerie martiniquaise. Ces isolants répondent aux obligations de la réglementation environnementale « RE2020 », même si cette réglementation n'est pas pour l'instant déclinée de manière spécifique pour les territoires ultramarins. La bagasse est également recherchée pour son potentiel énergétique, en tant que biomasse. Cette solution d'isolation permet de limiter le recours aux systèmes de climatisation, et substitue un produit local aux laines de verre ou aux laines de roche importées, certes à des prix inférieurs mais avec un impact carbone beaucoup plus important.
L'entreprise Gazdom a été créée en 2015 en Martinique. Elle est spécialisée dans la fabrication, le conditionnement et la distribution de gaz industriels et de fluides frigorigènes. Son activité est bien sûr très dynamique sur des territoires qui connaissent des températures élevées. Elle propose une gamme complète de produits pour l'automobile, l'agroalimentaire ou la plongée. L'utilisation de ces produits, notamment par les automobiles, appelle à une vigilance particulière pour éviter les fuites de gaz réfrigérants, très émetteurs de gaz à effet de serre. Ils sont 10 000 fois plus nocifs que le CO2 ! On constate également des trafics illégaux de gaz réfrigérants qui ne sont pas aux normes et ne sont pas adaptés aux systèmes de réfrigération, ce qui augmente le risque de fuites préjudiciables pour le climat.
Nous avons enfin rencontré deux filières essentielles pour le développement économique des territoires antillais : celles du BTP et du tourisme.
Nos interlocuteurs du secteur du BTP ont déploré la baisse des investissements publics. Ils s'inquiètent de la diminution de la population et des nouvelles obligations liées à la « RE2020 ».
Un enjeu central est celui des problèmes de recrutement et de formation, qui nous ont souvent été signalés, notamment à cause d'un manque de soutien public local. Par exemple, les centres de formation ne disposent pas de plateaux techniques, ce qui conduit les jeunes à partir se former dans l'Hexagone. Les entreprises ont pris leurs responsabilités et ont créé un centre de formation d'apprentis (CFA). Mais dans certains cas, cela ne suffit pas : par exemple, Top Caraïbes nous signale qu'elle ne peut pas former localement des conducteurs d'engins à pilotage latéral, ce qui requiert un certificat d'aptitude à la conduite en sécurité (CACES) particulier.
Cependant, il y a des besoins d'infrastructures, notamment en matière de traitement des déchets. Nous déplorons que les délégations de service public pour les usines en projet aient été annulées.
La défiscalisation de la construction n'est pratiquement plus utilisée, parce que les services du ministère de l'Économie et des finances tardent trop à instruire les dossiers. Les délais administratifs sont régulièrement pointés du doigt. Les représentants de l'État dans les territoires sont de bonne volonté, mais ils n'ont pas les moyens d'agir à la hauteur des attentes des entreprises.
Par ailleurs, l'augmentation des délais de paiement est très préoccupante. C'est d'autant plus incompréhensible que les collectivités locales tardent plusieurs mois à régler leurs factures mais exigent des entreprises candidates aux marchés publics qu'elles soient à jour de leurs paiements ! On attend des entreprises qu'elles deviennent les banquiers des collectivités locales. C'est un problème qui semble pourtant assez facile à régler et qui permettrait aux entreprises de tenir le coup. Certaines craignent de devoir licencier une partie de leur personnel si elles ne sont pas payées rapidement.
Nous avons rencontré la Fédération du tourisme et des restaurateurs et l'Union des métiers de l'industrie hôtelière de Guadeloupe. Il me semble que nous avons contribué à créer des liens entre ces deux acteurs qui se parlaient peu. 75 % du tourisme de Guadeloupe est concentré dans la « Riviera du Levant » (la communauté d'agglomération regroupant les villes de la Désirade, du Gosier, de Sainte-Anne et de Saint-François), confrontée au recul du trait de côte. Ces acteurs s'inquiètent des impacts du surtourisme sur leur territoire.
Ils demandent une simplification du millefeuille administratif. L'empilement des échelons et des responsabilités ainsi que les moyens insuffisants des intercommunalités constituent des freins à leur activité.
Depuis 2000, la Guadeloupe a enregistré la fermeture de nombreux hôtels entraînant une diminution d'environ 40 % du nombre de chambres, soit un peu plus de 2 000 chambres au total. L'industrie touristique représente actuellement 30 % du PIB antillais et souhaiterait atteindre 60 %. Cependant, elle veut accueillir moins et accueillir mieux. Le tourisme de masse et le « tourisme sandwich », notamment sous la forme des escales des bateaux de croisière, amènent des flots de visiteurs qui consomment peu mais abîment les écosystèmes locaux.
Nous avons évoqué le « slow tourism ». L'un de nos interlocuteurs nous a indiqué souhaiter que le séjour des touristes soit zéro carbone dès lors qu'ils posent le pied sur l'île. Cela pourrait passer par le développement du vélo, mais on ne compte que 700 mètres de pistes cyclables en Guadeloupe.
La taxe touristique n'est aujourd'hui pas mutualisée : son affectation devrait être revue.
Nous n'avons pas pu visiter l'entreprise Myditek en raison d'un barrage routier des producteurs de canne à sucre. Elle propose aux exploitants agricoles des solutions numériques pour le pilotage de la production.
Ce barrage routier témoigne de la très forte conflictualité sociale qui existe dans les territoires antillais, nourrie par des inégalités ressenties comme insupportables, avec d'un côté les fonctionnaires et les cadres du secteur privé, plutôt bien rémunérés, ou ceux qui bénéficient de rentes de situation, et de l'autre de nombreuses personnes en situation de précarité qui subissent les affres de la vie chère.
La balance commerciale est très déficitaire. Le taux de couverture - c'est-à-dire le ratio entre la valeur des importations et celle des exportations - est seulement de 8,7 % en Martinique et de 11 % en Guadeloupe. Nous avons identifié des marges de progression, notamment sur l'alimentation et les monocultures. Sur les 232,9 millions d'euros de produits exportés par la Martinique, 70 millions d'euros proviennent des ventes de banane.
M. Olivier Rietmann, président la délégation aux entreprises. - Je remercie les trois rapporteurs pour leur implication dans les travaux de la mission d'information et cet excellent compte-rendu de notre déplacement.
Les retards de paiement des collectivités territoriales sont tels que les entreprises qui travaillent pour elles ne paient plus leurs charges, afin de conserver leur trésorerie et de continuer à investir. Lorsqu'elles reçoivent les rappels de charges et les pénalités correspondantes, elles répondent en envoyant les factures impayées des collectivités et en invitant leurs créanciers à se tourner vers ces collectivités.
Nous avons également rencontré le patron du RAID à Fort-de-France et qui nous a fait part d'un certain nombre de dysfonctionnements.
Le RAID n'intervient pas seulement, comme dans l'Hexagone, sur des situations terroristes ou très dangereuses. Il intervient sur toutes les interpellations. Celles-ci sont beaucoup plus dangereuses que dans l'Hexagone, parce que de nombreuses armes circulent sur le territoire. Ces interventions se déroulent aussi bien sur terre qu'en mer, en lien étroit avec les douanes.
Le bâtiment dans lequel il est installé ne correspond pas aux besoins. Plus de 600 000 euros ont été investis dans sa rénovation sans que les équipes soient interrogées sur leurs attentes. Ainsi, si le bâtiment compte plusieurs portes métalliques blindées, ce n'est pas le cas dans l'armurerie qui contient pourtant un arsenal très important !
Les visites de terrain sont « l'ADN » de la délégation aux entreprises. En conclusion de ce déplacement, après ces riches discussions avec les acteurs locaux et les dirigeants d'entreprises, nous avons la conviction que la transition énergétique ne concerne pas uniquement les producteurs d'énergie et les gros consommateurs. Elle doit se traduire par la mobilisation des PME, TPE, entreprises individuelles des territoires, tant en matière de consommation que de production. Le rôle des organisations d'employeurs pour la sensibilisation, la formation, l'accompagnement, est ici essentiel. Les collectivités locales doivent avoir un effet d'entraînement dans la transition énergétique, en développant l'équipement de leurs bâtiments en matériel de production photovoltaïque, en constituant des flottes de véhicules électriques et en proposant une offre de mobilités collectives plus conséquente. Elles doivent pouvoir aider davantage les entreprises locales grâce à la commande publique, en renforçant les clauses de responsabilité sociétale des entreprises (RSE).
L'impact climatique est plus fort dans les territoires ultramarins que dans l'Hexagone, ce qui exacerbe les enjeux que nous connaissons dans nos départements : disponibilité du foncier économique, formation de la main-d'oeuvre, adaptation des normes aux spécificités de chaque territoire, etc. Les handicaps structurels doivent être compensés par une fiscalité adaptée.
Je donne un exemple de la nécessité d'adaptation des normes, : dans l'Hexagone, les interpellations à domicile ne peuvent pas avoir lieu avant 6 heures du matin. Cet horaire permet aux équipes d'intervention de pouvoir bénéficier de l'obscurité de la nuit. Or en Martinique, il fait déjà grand jour à 6 heures du matin et l'effet de surprise n'existe plus. Il faudrait autoriser les interpellations à domicile dès 5 heures du matin sur ce territoire.
La Martinique et la Guadeloupe disposent de tous les atouts pour devenir des territoires décarbonés, avec un développement durable et responsable. Il appartient à l'État de mobiliser les moyens suffisants, et aux collectivités locales de faire preuve de responsabilité et d'exemplarité afin de montrer la voie de la transition environnementale.
Mme Micheline Jacques, président de la délégation aux outre-mer. - Les outre-mer sont au coeur des enjeux de différenciation territoriale et d'adaptation normative. Je vous remercie de les avoir appréhendés in situ. De nombreuses règles ne sont en effet pas adaptées aux territoires ultramarins, nous l'avons vu dans le secteur du logement. Il y a des aberrations. L'une de mes premières interventions au cours des débats sur le projet de loi de finances (PLF) concernait la révision des contrats des producteurs d'énergies renouvelables.
Le taux d'ensoleillement de nos territoires est important et l'énergie photovoltaïque devrait y être valorisée. À Saint-Barthélemy, malgré la violence des vents de l'ouragan Irma, nous n'avons perdu que 40 % des panneaux photovoltaïques installés, ce qui montre qu'ils peuvent résister à des vents importants s'ils sont correctement fixés.
En matière de formation, les régiments du service militaire adapté (RSMA) réalisent un travail extraordinaire tant en Martinique qu'en Guadeloupe. Ils proposent 70 formations gratifiantes et 82 % des diplômés sont embauchés rapidement par des entreprises. Malheureusement le SMA n'est accessible qu'à partir de 18 ans, alors que l'école n'est obligatoire que jusqu'à 16 ans. Il y a donc une « zone floue » pour les jeunes de 16 à 18 ans qui aboutit à des situations de rupture, certains étant livrés à eux-mêmes dans la rue. Il est ensuite difficile de les réintégrer à 18 ans dans une structure de formation. Dès le collège, il faudrait identifier les jeunes intéressés par des métiers manuels.
Nos territoires sont des riches en innovations, qui peuvent servir de modèle pour résoudre les problèmes que rencontre l'Hexagone, par exemple sur la problématique de l'eau. Certains territoires ont par exemple mis en place des dispositifs de récupération de l'eau de pluie.
M. Olivier Rietmann, président la délégation aux entreprises. - Tout n'est pas perdu, nous arrivons à faire avancer certains dossiers. Avec le président Micheline Jacques, nous avions échangé sur l'application de certaines normes en matière de bois de construction. Pour bénéficier de certaines subventions, les entreprises doivent utiliser du bois de construction avec la norme CE. Or, pour que le bois acheté en Guyane bénéficie de cette norme, il fallait qu'il transite par l'Hexagone avant de repartir en Guadeloupe ou en Martinique. Nous avions fait part de ce problème aux autorités compétentes : les constructeurs que nous avons rencontrés au cours de notre déplacement nous ont dit qu'il était résolu et que le bois guyanais bénéficiait désormais de la norme CE sans devoir passer par l'Hexagone.
Mme Brigitte Devésa, rapporteure de la mission d'information « Entreprises et climat ». - En Guadeloupe et en Martinique, nous avons rencontré des entreprises très attachées à la transition écologique et au développement durable. Elles font face à des difficultés, mais avec un travail commun, nous pourrions améliorer leurs conditions d'activité. Elles sont très réactives. Ainsi, l'entreprise Klingele, qui avait été inondée, a réussi à reprendre rapidement son activité.
En tant que parlementaires, nous devons interpeller le Gouvernement sur les problèmes spécifiques rencontrés par les territoires ultramarins. Il est regrettable que sur des territoires qui bénéficient d'un ensoleillement aussi important, le développement de l'énergie de source photovoltaïque soit parfois entravé.
En raison d'un manque de solutions de formation, certains jeunes sont désoeuvrés. Cette situation est un creuset pour le développement de la violence.
Ces problèmes ne sont pas insurmontables. C'est à travers des comptes-rendus comme celui que nous venons de vous présenter que nous pouvons alerter les autorités compétentes de l'État. Vous avez tout notre soutien !
M. Michel Masset. - Je vous remercie pour cette « photographie » de la réalité ultramarine. Je ne l'imaginais pas aussi difficile.
Quelles doivent être les priorités des parlementaires pour anticiper l'avenir, pour accompagner ces territoires ? Quelles sont les perspectives d'espoir ?
M. Jean-Gérard Paumier. - Je suis sidéré par ce que j'ai entendu sur le manque d'eau et sur les obstacles au développement de l'énergie de source photovoltaïque, dans des îles pourtant ensoleillées.
Les collectivités territoriales de l'Hexagone sont contraintes de payer leurs factures sous vingt jours, sous peine d'astreintes et de pénalités. Les collectivités ultramarines sont-elles soumises à des règles particulières, y-a-t-il moins de contrôles ? Comment est-il acceptable de laisser persister de tels retards de paiement qui pénalisent l'économie locale ?
M. Akli Mellouli. - Vous avez évoqué un besoin d'investissement de l'ordre d'un milliard d'euros pour le secteur de l'eau. Lors de l'examen du projet de loi de finances pour 2024, j'ai porté un amendement modeste de 100 millions d'euros qui a été rejeté. Nous serions bien inspirés de déposer un amendement transpartisan, mobilisant 200 millions d'euros par an pendant cinq ans pour financer la réparation du réseau et régler enfin le problème de l'approvisionnement en eau, qui constitue une catastrophe écologique.
M. Olivier Rietmann, président la délégation aux entreprises. - Il semble que Veolia soit parti en laissant derrière-lui un réseau dégradé. Celui-ci a été construit il y a des années et fuit à plus de 50 %. Aucun chantier d'entretien n'a été réalisé.
Parallèlement, sur vingt-cinq stations d'assainissement financées en grande partie par des fonds européens, seules trois ont été mises en service, malgré les sommes très importantes investies.
Je pense qu'il faudra rectifier la situation en fixant un certain nombre de conditions à l'utilisation des sommes investies. Il faudra veiller à ce que les marchés soient attribués à des entreprises locales, mais aussi à ce que l'argent soit bien utilisé pour réaliser des travaux sur le réseau d'eau ou sur le réseau d'assainissement, et non pour payer des salaires supérieurs de 40 % à ceux versés dans l'Hexagone.
La vie dans les territoires ultramarins étant plus chère que dans l'Hexagone, et les fonctionnaires bénéficiant d'une majoration de leur traitement de 40 %, beaucoup d'habitants veulent devenir fonctionnaires plutôt que de travailler pour le privé.
Le rôle d'un syndicat ou d'une collectivité n'est pas uniquement d'embaucher et d'utiliser tous les fonds dont ils disposent pour payer des salaires. Ils doivent les utiliser pour investir et maintenir les infrastructures.
Nous devrons inévitablement mobiliser de nouveaux investissements, mais il faudra être attentifs à l'affectation de ces sommes.
M. Akli Mellouli. - S'il y a de la corruption, il appartient à l'État de prendre ses responsabilités. On ne peut pas prendre en otage toute une population parce que certains feraient une mauvaise utilisation des fonds. L'égalité territoriale doit s'appliquer.
M. Olivier Rietmann, président. - Je vous rejoins, c'est à l'État de prendre ses responsabilités, de poser des conditions et de contrôler.
Comme vient de le dire Jean-Gérard Paumier, il n'est pas normal que les collectivités de la Somme ou de Haute-Saône soient contraintes de payer leurs factures sous 20 jours, alors que certaines collectivités des outre-mer attendent huit, dix, douze mois ou même dix-huit mois pour les régler. Un chef d'entreprise nous a dit qu'une collectivité lui devait 600 000 euros pour des travaux. Il s'apprête à renoncer à être payé après avoir attendu dix-huit mois, et ne travaillera plus jamais pour elle.
M. Jean-Gérard Paumier. - Il y a pourtant des préfets et des directions générales des Finances publiques (DGFiP) dans tous les territoires.
M. Olivier Rietmann, président la délégation aux entreprises. - On nous a dit que les services de l'État faisaient tout ce qu'ils pouvaient.
M. Guillaume Gontard. - Je ne reviens pas sur l'enjeu de l'eau qui est primordial. La situation est dramatique : il faudra agir et trouver des financements. Sur les actions passées, il existe des rapports éclairants de la Cour des comptes. Il faut passer à la vitesse supérieure pour l'avenir.
Certains éléments présentés par les rapporteurs de la délégation aux Entreprises recoupent le rapport que j'avais présenté au nom de la délégation aux outre-mer, avec le président Micheline Jacques et notre collègue Victorin Lurel, concernant la politique du logement dans les outre-mer. Ces territoires subissent de plein fouet le dérèglement climatique et ses conséquences sont beaucoup plus importantes que dans l'Hexagone. Toutes les problématiques auxquelles sont confrontées la Guadeloupe ou la Martinique se retrouvent sur chacun de nos territoires, qu'il s'agisse de la relocalisation, de la réindustrialisation ou de l'utilisation des ressources.
Nous avons tout intérêt à nous y intéresser, parce que nous aurons aussi à y réfléchir dans nos territoires. Nous devons faire de ces territoires ultramarins des territoires pilotes et réfléchir au droit à l'expérimentation, pour leur permettre de « sortir des lignes », peut-être dans le cadre d'une contractualisation avec l'État.
Vous avez parlé du sujet des normes. Certaines réglementations aboutissent à des situations aberrantes, par exemple dans le cas de la certification du bois que vous avez cité. Il va falloir y remédier.
J'ai visité, à La Réunion, le Centre d'innovation et de recherche du bâti tropical (CIRBAT) qui travaille sur des normes spécifiques pour les territoires tropicaux. C'est la bonne manière d'avancer, en mobilisation des moyens pour la recherche.
Le droit à l'expérimentation peut aussi permettre d'avancer en matière de formation.
Enfin, en matière de délais de paiement, je suis intervenu dans mon département, en Isère, pour des problématiques similaires. Les délais de paiement ont un impact sur l'économie. Les entreprises ne sont pas payées suffisamment rapidement en raison de dysfonctionnements de la DGFiP, notamment de la réorganisation des centres de trésorerie sur les départements. Je note d'ailleurs de grandes inquiétudes sur l'avancée de cette réorganisation, puisque nous allons compter deux centres de trésorerie par département. Nous parlons en ce moment de simplification : celle-ci passe aussi par un meilleur service public.
Mme Micheline Jacques, président de la délégation aux outre-mer. - La problématique de l'eau rejoint celle de l'adaptation normative. Les canalisations posées dans les territoires ultramarins ont été conçues pour l'Hexagone. Les concepteurs des réseaux n'ont pas tenu compte des spécificités des milieux alcalins. Ces canalisations auraient dû durer 70 ans, mais se sont abîmées beaucoup plus vite que prévu en raison de la composition physico-chimique des sols, ce que les élus n'ont pas pu anticiper. Ils sont donc confrontés à la casse de ces réseaux.
En matière de masse salariale, il ne faut pas oublier que le contexte est particulier. Après le déclin de la culture de la canne à sucre, les communes ont dû composer avec un fort taux de chômage et une grande pauvreté. Pour sortir de cette situation, elles ont embauché des agents qui ont ainsi pu faire vivre leur famille. Ces embauches produisent des effets de long-terme, parfois sur 30 ans. C'est la volonté des communes de conduire une politique sociale qui a gonflé leur masse salariale, qui pèse aujourd'hui lourdement sur leur budget de fonctionnement et obère leurs capacités d'investissement.
Il y a peu, les fonds européens n'étaient pas orientés vers l'eau et l'assainissement. Cela a changé. Cependant, les collectivités doivent financer sur leurs fonds propres une partie des projets mais au regard des sommes en jeu, elles ne disposent pas de ressources suffisantes. Il faudrait trouver des solutions avec le Gouvernement ou Bpifrance, pour permettre à ces collectivités de lancer des chantiers de déploiement des réseaux d'eau ou de mener des travaux d'enfouissement des lignes aériennes. En effet, les ouragans endommagent voire détruisent fréquemment les réseaux. À Saint-Barthélemy, qui est un petit territoire, nous avons entrepris l'enfouissement de tous les réseaux depuis 1995.
Je fais confiance aux territoires ultramarins et lorsque je me déplace, je découvre de nombreuses initiatives extraordinaires que nous devons soutenir.
Enfin, en écho à Guillaume Gontard, avec lequel j'ai eu plaisir à travailler dans le cadre du rapport sur la politique du logement outre-mer, j'aimerais dire que des solutions existent. Les Assises de la construction durable en outre-mer ont été lancées. Il appartient au législateur de veiller à ne plus enfermer nos territoires dans un carcan normatif, mais plutôt de leur laisser la possibilité de montrer ce qu'ils savent faire.
Mme Audrey Bélim. -Je suis ravie des nombreuses missions et déplacements conduits dans les outre-mer au sein de notre assemblée, ce que je constate depuis le début de mon mandat. J'ai moi-même fait partie d'une délégation de sénateurs en déplacement à La Réunion et à Mayotte pendant huit jours.
Ce qui ressort de nos territoires ultramarins, c'est que lorsque l'on n'a pas de soutien de l'État, on se débrouille. Au-delà des questions liées au dérèglement climatique et à la transition écologique, les territoires ont besoin de soutien. Il en va de la protection physique des populations.
Ce qui est important, c'est soutien et le projet de l'État pour les outre-mer. En Guyane, l'État a installé les activités du groupe Ariane. Ariane c'est l'aérospatial, le savoir-faire français, la recherche, etc. Pourtant, les Guyanais sont coupés d'Ariane.
La Réunion dispose d'une forte expertise volcanologique puisque l'un des volcans les plus actifs du monde est situé sur l'île. L'observatoire volcanologique du Piton de la Fournaise a été installé à La Réunion. De même, une station de référence mondiale sur le changement climatique y est située, l'Observatoire de physique de l'atmosphère de La Réunion. Or, nos populations en sont coupées.
Les missions conduites par le Sénat en outre-mer sont pour nous un relais important, puisque les sénateurs des outre-mer ne sont pas très nombreux.
Nous avons besoin de savoir quel est le projet de l'État pour ses outre-mer. Nous savons ce que nous voulons à La Réunion, nos problématiques sont structurelles. Nous savons que notre tissu économique est petit et fragile. Les élus des Antilles et de Guyane connaissant aussi leurs problèmes. Nous savons où nous voulons aller, nous savons que nous sommes ingénieux, mais nous ne savons pas jusqu'où l'État est prêt à nous accompagner en termes de financements, de compétences, d'ingénierie, etc.
Si nous avions donné aux Français de Guyane la possibilité de faire de ce territoire l'un des plus grands centres de savoir-faire sur l'aérospatial, la Guyane aurait peut-être eu un autre destin.
Aujourd'hui, trois millions de Français vivent dans des régions éloignées. L'un des territoires le plus en danger est Mayotte : nous devons en parler.
J'aime découvrir l'Hexagone, j'ai adoré participer à une réunion « hors les murs » à Marseille car parce que j'ai besoin de mieux connaître les territoires hexagonaux qui sont aussi les miens car je suis française. À La Réunion, nous avons besoin que ce désir d'outre-mer se diffuse grâce à vous tous, qu'il soit partagé. Continuez à vous déplacer dans les outre-mer, à prendre nos bonnes idées et à défendre nos besoins.
M. Frédéric Buval. - Votre perception de la situation aux Antilles est très sombre. Je ne m'y suis pas retrouvé. Vous vous êtes peut-être adressés aux mauvaises entreprises.
La Martinique couvre 1 100 km2. Sa population diminue chaque année, nous avons perdu plus de 30 000 habitants en moins de six ans, avec le plus fort vieillissement de France. Alors que l'on comptait dans chaque commune une sucrerie et une distillerie, quand la betterave cultivée dans l'Hexagone est venue concurrencer le sucre antillais, le sort de milliers d'ouvriers agricoles a été compromis. Beaucoup se sont installés à Fort-de-France, et les communes ont joué un rôle de « soupape sociale ». La culture de la canne a été remplacée au moins pour moitié par la culture de la banane. Il ne reste qu'une seule sucrerie, qui est chaque année déficitaire. Sans le soutien des collectivités locales, elle aurait disparu. Nous importons aujourd'hui du sucre, ce qui est difficile à accepter pour la population.
L'industrie est dans les mains de grands groupes qui installent des satellites en Martinique. En matière d'appels d'offres du secteur du BTP, seuls les grands groupes soumissionnent. Aucun petit entrepreneur local ne peut répondre à ces appels d'offres. Dès qu'un grand groupe a remporté un marché, il le sous-traite. Les petites entreprises locales n'ont pas les reins suffisamment solides, mais elles acceptent ces marchés de sous-traitance pour survivre.
Vous savez que les communes de la Martinique et de la Guadeloupe sont endettées. Si je ne suis sénateur que depuis septembre 2023, je suis élu local depuis 1983. Je connais donc parfaitement la situation des collectivités en Martinique. Chaque année, celles-ci s'endettent pour investir ou pour entretenir leurs équipements. Ces travaux sont réalisés par de petites entreprises qui n'ont pas les reins assez solides. Dans ma commune, nous investissons depuis 6 ans dans une école aux caractéristiques parasismiques pour un montant cinq millions d'euros. Dans ce cas, il n'y a aucun problème de paiement : les entreprises sont payées parce que l'Agence française de développement (AFD) a préfinancé les travaux. Mais les petites entreprises martiniquaises ne suivent pas et cela risque de mettre certaines collectivités en difficulté.
Je reconnais que certains délais de paiement ne sont pas raisonnables. C'est vrai pour les collectivités territoriales, mais aussi pour l'hôpital qui doit des millions d'euros à des entreprises locales.
Comment l'État vient-il au secours des 34 communes de Martinique ? Seules 4 ou 5 communes bénéficient d'un soutien financier, alors qu'elles en ont toutes besoin. Quand nous en bénéficions, nous devons montrer à l'État que nous faisons des efforts pour réduire la masse salariale. L'endettement de Fort-de-France est ainsi passé de 6 à 1 million d'euros, car elle a pu bénéficier du dispositif COROM (contrats de redressement outre-mer).
Vous avez présenté les communes comme de mauvais payeurs mais c'est vrai partout, y compris dans l'Hexagone. Il n'y a pas à en rougir, car nous avons hérité d'un système qui conduit à endetter les communes. C'est ce système qui a été dénoncé par Serge Letchimy, le président du Conseil exécutif, dans l'Appel de Fort-de-France de 2022. Il a demandé à l'État d'arrêter d'appliquer dans les Antilles les mêmes textes votées à Paris. Cela ne fonctionne plus. Nous voulons que certaines compétences soient dévolues aux collectivités.
Nous restons européens, français, martiniquais mais nous voulons intégrer la Caraïbe. L'État français nous a permis d'être représentés dans tous les organismes caribéens. Nous avons besoin de développer nos relations commerciales avec les États de la Caraïbe, ce qui est aujourd'hui du ressort unique de l'État français. Nous demandons à la diplomatie française de nous permettre d'avoir des relations normales avec les États caribéens.
Vous avez dressé un tableau assez sombre de la situation, je veux apporter un peu de blanc pour l'éclaircir ! Je ne veux pas que vous laissiez entendre que nous n'aimons pas travailler. Il y a peu de temps que l'État a compris que le problème est la formation des jeunes et qu'il faut l'améliorer.
Mme Evelyne Corbière Naminzo. - Je partage votre analyse sur les énergies renouvelables. En tant que sénatrice de La Réunion, je tenais à vous signaler que pour produire une électricité plus verte, nous avons fait le choix d'utiliser des copeaux de bois qui viennent du Canada. Je ne sais pas si l'on peut considérer cela comme plus « vert », mais voilà où les choix réalisés dans l'Hexagone nous ont conduits.
Notre collègue Audrey Bélim a parlé de vulcanologie, le Piton de la Fournaise étant l'un des volcans les plus actifs dans le monde. Nous pourrions étudier les opportunités offertes par la géothermie, mais nous devons auparavant lever des freins réglementaires. On ne peut pas s'appuyer uniquement sur les compétences hexagonales : l'expertise française en géothermie doit se construire depuis les territoires ultramarins et notamment La Réunion.
Vous avez souligné le manque de main-d'oeuvre dans des territoires pourtant fortement impactés par le chômage. Il faut relier cette situation au coût de la vie. La vie est très chère, la mobilité compliquée et il est difficile de s'en sortir pour les personnes ayant de très petits salaires. Les bases salariales de l'Hexagone ne suffisent pas chez nous.
Pour inciter les citoyens à aller travailler, il faut qu'ils soient gagnants. Or, il est excessivement cher de se déplacer. Le prix du carburant est très élevé et les réseaux de transport en commun sont insuffisants, en lien là encore avec la réglementation. Nous avons besoin d'aides pour développer des réseaux de transport durable.
Pour lever ces freins et enclencher de grands travaux sur nos territoires, il faut revenir à la base : inciter les gens à se lancer par des salaires attractifs.
M. Simon Uzenat, rapporteur de la mission d'information « Entreprises et climat ». - Nous avons dessiné un certain nombre de pistes d'actions qui peuvent être utiles aux territoires ultramarins mais aussi à l'Hexagone et à l'Europe.
J'insiste sur le rôle de la puissance publique et son devoir d'exemplarité à tous points de vue, en matière de délais de paiement mais aussi dans le choix des aides accordées.
Revenons à l'exemple des toitures. Dans ces territoires confrontés à la hausse des températures, à l'utilisation massive des systèmes de climatisation, l'enjeu est de limiter au maximum la consommation d'énergie en favorisant les toitures qui limitent la pénétration de la chaleur. La puissance publique ne devrait plus investir un euro dans des toitures qui contribuent à réchauffer les habitations. Des entreprises proposent des toitures permettant de diminuer la température de quelques degrés, ce qui se traduirait par un moindre recours à la climatisation et donc à la moindre sollicitation du réseau électrique.
Enfin, il est possible de développer la production d'énergie de source photovoltaïque, mais le réseau n'est aujourd'hui pas dimensionné pour accueillir de nouvelles capacités, y compris des panneaux implantés sur des habitations et utilisés partiellement en autoconsommation. L'énergie produite ne pourrait pas être injectée dans le réseau. Or, aucun investissement n'est prévu pour accroître la capacité du réseau, alors même que Systeko dispose de solutions éprouvées.
En mettant tous les opérateurs autour de la table, en abordant chaque étape dans le bon ordre, des solutions devraient être trouvées rapidement.
Mme Brigitte Devésa, rapporteure de la mission d'information « Entreprises et climat ». - Je connais bien la Martinique, y ayant vécu pendant quelques années. Je suis très attachée à ces territoires français.
Des améliorations doivent intervenir, mais notre constat n'est pas aussi sombre que vous l'évoquez.
Il nous a semblé important de vous présenter les entreprises que nous avons visitées et leurs témoignages. Nous aurions pu en voir bien d'autres, mais le temps nous était compté.
Il y a des actions à mener en matière d'énergie de source photovoltaïque, concernant l'eau, etc. Ces difficultés peuvent avoir des impacts sur le secteur du tourisme.
Nous avons voulu mettre l'accent sur des difficultés particulières, mais je reste très positive au regard du potentiel de ces territoires, avec l'ensoleillement, la volonté des entreprises, l'implication de la jeunesse, etc. Il y a urgence à travailler en commun et à demander au Gouvernement de témoigner de son désir d'outre-mer. Nous ne pouvons pas voter des dispositions qui ne sont pas adaptées à ces territoires. Beaucoup reste à faire, par exemple concernant l'enjeu du recul du trait de côte.
Notre rôle en tant que rapporteurs de cette mission d'information est de faire remonter ce qui ne va pas, de vous accompagner et de mettre le Gouvernement face à ses responsabilités.
Mme Lauriane Josende, rapporteure de la mission d'information « Entreprises et climat ». -
Il s'agissait de mon premier déplacement dans les outre-mer et j'ai été « saisie » par ces territoires.
Je suis sénatrice d'un département hexagonal mais très méridional, les Pyrénées-Orientales. Il est touché par de fortes difficultés sociales et politiques, mais aussi climatiques.
Nous aussi demandons à être un territoire d'expérimentation. Que l'État souhaite-t-il faire de nos territoires ? Nous avons des solutions, acteurs publics comme privés ont été innovants face à la sécheresse que nous subissons.
Il existe encore en France cette forme de schizophrénie qui consiste à dire : « on sait, on veut faire, et on peut faire tout seul », mais en même temps, dès que l'on a une idée, on se tourne vers l'État pour qu'il fasse. Il n'en va pas autrement parmi les entreprises : même les acteurs qui contestent souvent l'efficience de l'action publique en appellent à la responsabilité publique et à l'État.
Nous avons besoin d'un État qui s'implique, qui vient au contact de ces territoires et qui s'appuie sur les acteurs locaux, privés et publics, qui connaissant le territoire mieux que personne.
On ne peut plus traiter les problèmes économiques ou climatiques uniformément depuis Paris. Il faut savoir s'adapter aux territoires, qui sont force de proposition. L'État doit aussi se remettre en question s'il veut mieux accompagner ces populations et éviter certaines contestations. Au Sénat, nous avons une parole à porter à cet égard.
Nous avons effectivement été surpris de l'absence d'avancées sur certains dossiers, comme les cahiers des charges des aides ou les normes de construction. J'espère que nous serons de bons porte-paroles de ces difficultés qui vous touchent.
M. Olivier Rietmann, président la délégation aux entreprises. - Je vous remercie et donne rendez-vous aux membres de la délégation aux entreprises demain matin 16 mai à 8h30 pour une audition plénière dans le cadre de la mission « Entreprises et climat », sur le thème « Transition écologique : quelle stratégie pour l'entreprise ? ».