Jeudi 16 mai 2024

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 9 h 5.

Voisinage et élargissement - Déplacement d'une délégation de la commission des affaires européennes en Géorgie du 28 avril au 1er mai 2024 - Communication

M. Jean-François Rapin, président. - Ce matin, nous avons prévu d'examiner la situation en Géorgie, pays reconnu candidat, sous conditions, par le Conseil européen des 14 et 15 décembre derniers, et qui se retrouve ces jours-ci sous les feux de l'actualité la plus brûlante. Nous nous y sommes rendus, Gisèle Jourda, André Reichardt, Philippe Tabarot, président délégué du groupe d'amitié régional France-Caucase pour la Géorgie, François Bonneau et moi-même du 28 avril au 1er mai, soit deux grandes journées complètes sur place, déduction faite du temps de voyage.

Il s'agissait tout d'abord de faire suite à la proposition de venir en Géorgie que m'adressait régulièrement mon homologue, Mme Maka Botchorishvili, présidente de la commission de l'intégration européenne du Parlement géorgien, lors des diverses rencontres interparlementaires, non seulement à la Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires (Cosac), mais aussi, plus récemment, à Palma, les 22 et 23 avril derniers, à l'occasion de la Conférence des présidents de parlements de l'Union européenne (CPUE), où je représentais le président du Sénat. Mme Botchorishvili participe aussi aux sessions des assemblées parlementaires du Conseil de l'Europe et de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (AP-OSCE), où elle croise souvent nos collègues membres de ces assemblées. Nous l'avions auditionnée le 15 mars 2023, en compagnie de M. Irakli Chikovani, alors député, qui est par la suite entré au Gouvernement comme vice-premier ministre. Nous avions également auditionné, le 30 novembre dernier, dans le cadre de nos travaux sur l'élargissement de l'Union européenne (UE), l'ambassadeur de Géorgie à Paris, M. Gotcha Javakishvili, qui nous a d'ailleurs accompagnés lors de notre mission pour chaque rendez-vous avec les autorités géorgiennes et qui vient d'annoncer, à la fin de la semaine dernière, sa démission, par opposition au projet de loi sur « l'influence étrangère » sur lequel je reviendrai dans un instant.

Cette proposition de se rendre en Géorgie, faite au nom du Parlement, qui est monocaméral dans ce pays, faisait écho au vif souhait de nos corapporteurs pour le partenariat oriental, André Reichardt et Gisèle Jourda, de venir constater les progrès accomplis par la Géorgie sur son chemin européen, après que Gisèle Jourda avait qualifié ce pays de « bon élève du partenariat oriental » dans un rapport réalisé au nom de notre commission il y a six ans.

Afin de compléter le caractère transpartisan de notre délégation, je fus également heureux d'avoir à nos côtés à Tbilissi François Bonneau, membre de notre commission, et notre collègue Philippe Tabarot, président délégué du groupe d'amitié régional France-Caucase pour la Géorgie, qui n'est pas membre de notre commission mais a été autorisé par le Bureau du Sénat à rejoindre notre délégation, à laquelle il a apporté sa connaissance du terrain et son amitié de longue date avec nos collègues géorgiens.

C'est en effet d'abord un message d'amitié que nous sommes venus porter à nos collègues parlementaires et aux autorités politiques géorgiennes, mais aussi un signal de vigilance et de préoccupation, sur l'évolution en cours de la Géorgie au regard de sa candidature à l'Union européenne, dans l'espoir que le pays se ressaisisse, sur la ligne de crête de son chemin européen, d'ici aux élections du 26 octobre prochain et au-delà.

Nous y sommes allés, et en revenons, avec le fort sentiment que le pays se trouve en effet à la croisée des chemins, précisément à l'un de ces moments où l'histoire bascule. Nous avons rencontré nos collègues parlementaires géorgiens, les plus hautes autorités politiques, quelques représentants de la société civile, et nous avons aussi profondément ressenti que le peuple géorgien veut être un acteur déterminant de son histoire.

En d'autres termes, nous sommes venus constater, examiner : d'où vient la Géorgie ? Où en est-elle et où va-t-elle ?

M. André Reichardt. - Il est indispensable de rappeler d'où vient la Géorgie pour mieux comprendre la situation que vit actuellement ce pays. La crise est très vive à l'heure actuelle. Le titre de l'ouvrage publié il y a quinze ans par Salomé Zourabichvili, qui était alors dans l'opposition, et qui est depuis devenue Présidente de la Géorgie, La tragédie géorgienne, traduit bien le chemin parcouru par son pays depuis la « révolution des roses » en 2003 jusqu'à la guerre de 2008. Ce bref conflit entre la Russie et la Géorgie s'était conclu par l'intervention de l'Union européenne, présidée à l'époque par Nicolas Sarkozy.

C'était alors le cauchemar « géorgien », lié à son histoire, à sa situation géopolitique exceptionnelle entre mer Noire et mer Caspienne, entre Europe et Asie, source d'opportunités de développement - le « corridor médian » -, mais aussi de dangers, puisqu'elle rend le pays particulièrement vulnérable. Ces données de l'histoire et de la géographie continuent à s'imposer aujourd'hui et expliquent en grande partie la situation actuelle, que l'on peut qualifier de crise, dans les deux sens de ce mot : à la fois moment de rupture, mais aussi peut-être occasion à saisir pour mettre les choses à plat et repartir sur de nouvelles bases...

La géopolitique du pays est évidemment déterminante. Il n'y a qu'à regarder la carte pour s'en convaincre : la Géorgie est un pays de survivants, une sorte de miracle historique, qui a su conserver son identité sur une longue période, dans cette région si diverse, si escarpée et si disputée du Caucase, bastion chrétien tiraillé entre trois puissants empires - l'empire russe, l'empire ottoman et l'empire perse-, même s'il fut, dès le tout début du XIXe siècle, intégré au premier, tout en conservant sa langue. En 1812, Napoléon fut défait en Russie par un général géorgien, Bagration. L'aristocratie géorgienne fut toujours bien placée auprès du Tsar, et l'URSS fut, ne l'oublions pas, dirigée pendant un bon tiers de siècle par un Géorgien, Joseph Djougachvili, dit Staline.

Après un bref épisode d'indépendance en 1917, qui se solda par l'accueil d'un gouvernement en exil dans la région parisienne après la conquête par les bolchéviques, la Géorgie recouvre son indépendance dès la fin de l'URSS, en 1991. Des velléités séparatistes persistent dans certaines portions de son territoire, velléités exploitées par la Russie qui tenta de se saisir de ces régions par la force en 2008.

La Géorgie a radicalement changé le cours politique en 2003 avec la « révolution des roses », qui a porté au pouvoir le Président Mikhaïl Saakachvili, artisan d'un projet réformateur visant à faire de la Géorgie une démocratie occidentale à économie libérale. En 2012, la Géorgie a connu la première alternance par les urnes de son histoire avec la victoire du Rêve géorgien (RG), parti fondé par l'oligarque Bidzina Ivanichvili, parti toujours au pouvoir, qui a également remporté une large majorité aux élections de 2016, face au Mouvement national unitaire (MNU) de l'ancien Président Saakachvili.

L'élection présidentielle du 28 novembre 2018 s'est soldée par la victoire au second tour de Salomé Zourabichvili, ancienne diplomate française et candidate indépendante soutenue par le Rêve géorgien. Nous avons pu rencontrer la Présidente, qui se situe en réalité dans l'opposition. La prochaine élection à ce poste aura lieu avec un autre mode de scrutin, au suffrage indirect : le futur Président sera élu par les députés qui seront issus du scrutin législatif du 26 octobre. Au regard de la situation actuelle, la probabilité que Mme Zourabichvili soit une nouvelle fois candidate est faible.

En effet, en 2018, une réforme constitutionnelle a renforcé les pouvoirs du Parlement et du Premier ministre, limité ceux de la Présidence et modifié les modes de scrutin législatif et présidentiel. Dans le régime parlementaire géorgien, plusieurs compétences demeurent néanmoins toujours attribuées au Président sur les scènes intérieures - comme la nomination du Premier ministre - et internationale - comme la conclusion des traités.

L'orientation euro-atlantique de la Géorgie, pays de tradition orthodoxe, issu de l'Union soviétique, constitue un facteur de tension avec la Russie, tension qui s'est exacerbée en 2008 avec la guerre russo-géorgienne, qui s'est soldée par un accord de cessez-le-feu conclu grâce à la médiation de la présidence française de l'Union européenne (PFUE) de 2008 et à l'engagement personnel du Président Nicolas Sarkozy. Cette tension retrouve une intensité accrue depuis le début de la guerre d'agression russe en Ukraine.

N'oublions pas aujourd'hui, dans le contexte géopolitique actuel, que la rapidité de la cessation des hostilités à l'époque résulte à la fois de l'effondrement militaire géorgien dû à la vivacité et à l'ampleur de l'offensive russe, mais aussi de la célérité de la médiation européenne sous l'égide de la France.

Depuis lors, la Russie a reconnu « l'indépendance » des deux régions géorgiennes qu'elle occupe, l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud, et procède à la « frontiérisation » de leurs limites administratives avec le reste du territoire géorgien, administré par Tbilissi, et à la russification de leurs populations. Dans le contexte de la guerre en Ukraine, le risque d'un rattachement de ces régions à la Russie demeure à surveiller de près. La situation devient de plus en plus inquiétante, comme l'illustrait aussi une récente émission de télévision intitulée « Géorgie : la merveille du Caucase écartelée entre l'Europe et la Russie ».

C'est ici qu'intervient l'Union européenne comme partenaire, perçue même comme une chance par la population géorgienne - qui y est favorable à au moins 80 %, selon tous nos interlocuteurs, et cela de manière constante depuis plusieurs années -, mais aussi comme présence : c'est le rôle, certes limité et symbolique, mais à ce titre essentiel, de la mission de surveillance de l'UE (EUMM), dirigée depuis peu par une générale française, que nous avons rencontrée, alors qu'elle venait de prendre son poste trois semaines plus tôt. Celle-ci nous a accompagnés sur le terrain avec une partie de son équipe, vêtue de gilets et de casquettes bleus, sans arme, puisqu'il s'agit d'une mission civile, et nous avons pu prendre concrètement, physiquement, de visu, à la jumelle, la mesure de la situation sur cette « limite administrative » -c'est ainsi que la désignent les Géorgiens - avec l'Ossétie du Sud.

À une quarantaine de kilomètres seulement au nord de Tbilissi, le point de passage d'Odzisi demeure ouvert une dizaine de jours par mois pour faciliter les visites familiales. Nous n'avons pas pu le franchir, mais nous avons pu constater la présence militaire russe de l'autre côté, à quelques centaines de mètres à peine, de la ligne de démarcation, ou limite administrative - administrative boundary line - selon la terminologie officielle, pour ne pas dire « frontière » - border. Cette « frontiérisation » du côté russe est évidente : lignes de barbelés, capteurs, caméras, structures en dur, casernes, hangars, véhicules, ce qui, au passage, et il faut y insister, constitue une violation de l'accord de 2008, qui stipulait une démilitarisation et un retrait des troupes de part et d'autre. Mais la mission de l'UE ne peut que constater, prendre note, faire rapport, documenter, et intervenir régulièrement, en cas de difficultés liées au passage des populations villageoises des environs.

Sans prendre la mesure de cette situation qui - hélas ! - s'impose de fait dans l'état actuel des rapports de force géopolitiques, on ne peut appréhender ce qui se joue réellement à Tbilissi.

L'amitié franco-géorgienne, dans ce contexte, est précieuse : dépositaires d'une culture unique, avec une langue et un alphabet particuliers, qui rapprochent sans doute leur pays de la Hongrie d'Orban, les Géorgiens sont légitimement fiers de leur persistance historique, on dirait aujourd'hui de leur résilience, de leur identité, de leurs terroirs, de leurs produits traditionnels, dont le vin, qu'ils se targuent d'avoir inventé avant les Romains ou les Grecs, n'est pas le moindre...

M. Jean-François Rapin, président. - Merci de nous avoir présenté cette première partie. Au-delà de mon propos introductif, je suis très heureux d'évoquer ici l'élargissement futur de l'UE, car le débat sur cette question juste avant les élections européennes est malheureusement délaissé par les candidats.

Notre visite a été marquée par un très fort motif de préoccupation, qui commençait à mobiliser la population géorgienne et l'attention internationale : il s'agit bien sûr de la loi sur « l'influence étrangère ».

D'où vient-elle ? Retirée l'an dernier à la satisfaction générale des partenaires européens, puis à nouveau inscrite à l'ordre du jour, en avril 2024, après le changement de Premier ministre, cette loi, selon nos interlocuteurs - le Premier ministre et le président du Parlement en particulier - ne serait pas, dans sa « nouvelle version », en contradiction avec leur profession de foi européenne, constamment réitérée devant nous, et d'ailleurs inscrite dans la Constitution. Pourtant, les débats ont pourtant fait rage au Parlement, mais aussi dans la rue.

Certes, cette nouvelle version de la loi vise les « organisations poursuivant les intérêts d'une puissance étrangère », et non plus « les agents étrangers », termes qui étaient clairement repris de la loi russe de 2012, laquelle a connu plusieurs versions successives, mais qui a constamment permis depuis lors au régime russe de museler toutes les associations et médias d'opposition, en leur infligeant, ainsi qu'à leurs responsables, de très fortes sanctions pénales et pécuniaires, dès lors qu'ils étaient financés, au-delà d'un certain seuil, par des subventions d'origine supposément étrangère et présumés de ce fait se livrer à des « activités politiques ».

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a condamné le flou de ces notions, dans un arrêt de chambre du 14 juin 2022. La Cour, saisie par plus de 80 organisations non gouvernementales (ONG), avait alors condamné la Fédération de Russie, relevant que la classification des organisations supposées exercer des « activités politiques » et recevoir des « financements étrangers » « reposait sur une interprétation trop large et imprévisible de ces expressions », d'autant que lesdites organisations encouraient sur ce fondement des « obligations lourdes en matière d'audit et de déclaration » et des « amendes excessives et imprévisibles ». Elle avait conclu qu'une telle législation n'était pas « nécessaire dans une société démocratique », au sens de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, qu'elle violait en conséquence.

Rappelons que c'est sur le fondement de cette législation que la Russie a mis fin aux activités de l'association et du centre de recherches Mémorial fondés par Andreï Sakharov en 1989, pour faire vivre la mémoire des victimes du goulag et alerter sur la situation des droits de l'homme.

Certes, tous les dirigeants que nous avons rencontrés ont tenté de faire valoir, la main sur le coeur, les différences entre cette législation russe et leur nouvelle mouture, qui ne mentionne plus les « agents étrangers », synonymes d'espions, mais oblige à la transparence les « organisations poursuivant les intérêts d'une puissance étrangère », ce qui est caractérisé a priori par le seul fait que leur financement étranger dépasse le seuil précis de 20 %... Mais tout de même, le champ d'application paraît bien large, et les quelques représentants de la société civile que nous avons tenus à rencontrer dès notre arrivée, avant d'aller au Parlement, nous ont fait part de leurs fortes inquiétudes.

Tout cela, nous a dit le Premier ministre, se fait au nom de la « transparence » et afin de « consolider la démocratie géorgienne », qui serait « fragilisée par les ingérences étrangères ». Il ne critique pas le fait que certaines ONG, d'ailleurs soutenues par la France, interviennent de manière positive, dans les domaines de l'agriculture et de la santé par exemple. Le président du Parlement s'est fait fort de citer, à l'appui de ce qu'il voulait être une démonstration de validité démocratique, notre propre législation française, en cours d'examen ici même à la commission des lois, sur proposition de la délégation parlementaire au renseignement et du député Sacha Houlié, résolument offensive à l'égard des « ingérences étrangères ». Nous nous sommes efforcés de répondre que le dispositif en discussion était bien différent et visait seulement les représentants d'intérêt agissant pour le compte d'un mandant étranger, et surtout qu'il s'inscrivait dans un cadre contrôlé par une haute autorité indépendante, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), dont les décisions sont contestables devant le juge, et non pas par le ministère de la justice, dépendant directement du Gouvernement, comme dans la loi géorgienne. J'ai dit au président du Parlement que, si une loi était présentée sous cette forme en France, elle ne ferait pas un long chemin.

Surtout, nous avons fait valoir le pluripartisme, le bicamérisme, le travail transpartisan auquel nous sommes accoutumés au Sénat, dans cette commission en particulier et d'ailleurs au sein même de la commission d'enquête, qui porte sur les ingérences étrangères, ce dont André Reichardt et Gisèle Jourda, vice-présidents de celle-ci, ont pu témoigner.

Certes, nous avons participé au Parlement à un débat très intéressant et offrant plusieurs points de vue, à l'occasion d'un échange avec la commission de l'intégration européenne au grand complet, incluant donc plusieurs membres de l'opposition, qui ont toutefois dénoncé le fait qu'à la commission des affaires juridiques, saisie au même moment du projet de loi litigieux, le micro leur aurait été coupé et certains d'entre eux auraient été expulsés de la salle... Peut-être a-t-on voulu nous montrer que la commission homologue du Parlement géorgien savait pouvait agir comme la nôtre, mais l'exercice semblait convenu.

Depuis, nous avons vu le débat se durcir, sous la pression de la contestation populaire, mais aussi d'une tradition parlementaire sans doute beaucoup plus récente et moins policée que la nôtre, puisqu'au Parlement géorgien l'on a même pu échanger des arguments assénés à coups de poing ! Cela pouvait nous inquiéter quant à l'issue de la discussion...

Nous devons donc tenir compte de ce contexte politique et analyser la situation actuelle sur la base des données géopolitiques qu'André Reichardt vient de rappeler, à quelques mois d'élections législatives que le parti au pouvoir envisageait peut-être comme « une promenade de santé », mais qui risquent de se révéler beaucoup plus difficiles pour lui qu'il ne l'espérait.

Au regard de l'ampleur des manifestations populaires de contestation de la nouvelle loi qui a été définitivement adoptée avant-hier, n'y aurait-il pas une volonté du Gouvernement, et surtout de l'homme fort du pays, l'oligarque en chef, président d'honneur du Rêve géorgien, Bidzina Ivanichvili, de réduire, voire d'annihiler tout « regard extérieur » de la société civile et des médias avant les élections d'octobre ?

On perçoit, plus globalement, une pression russe grandissante sur le pays, que confirment les autres lois préoccupantes qui ont également été adoptées juste avant notre mission : la loi sur la défiscalisation des fonds rapatriés de l'étranger, qui bénéficie clairement aux oligarques, parmi les centaines de milliers, voire le million de Géorgiens vivant en Russie, et qui s'ajoute à l'effacement des dettes fiscales promis par le Premier ministre, et celle revenant sur les quotas de femmes en politique, au motif que ces derniers n'auraient pas atteint leurs objectifs. Selon le Premier ministre, cette renonciation aux quotas de femmes obéit au souci « d'apaiser la vie politique » ; il promet d'ouvrir à son parti, « autant de candidatures féminines que possible » ...

Face à ces doutes sérieux sur la dynamique en cours, nous relevons la position courageuse de la Présidente géorgienne, qui oppose son veto à chacune de ces lois trahissant une dérive du parti qui l'a portée au pouvoir, veto dont elle assure elle-même qu'il sera sans effet - car il peut être outrepassé par une majorité simple au Parlement - mais dont elle assume pleinement la valeur symbolique.

Ce tableau ne serait pas complet sans les manifestations impressionnantes dont nous avons été témoins directement ou dont nous avons été avisés par les médias locaux, lors de notre séjour. La nuit même de notre arrivée, plusieurs milliers, voire dizaines de milliers de personnes manifestaient bruyamment et joyeusement, jusque vers 3 heures du matin, scandant des slogans contre la « loi russe » et chantant leurs convictions européennes, brandissant des drapeaux européens et géorgiens et même des bannières à double face, en cousant les deux drapeaux.

D'autres manifestations ont suivi dès le lendemain, dont une manifestation clairement organisée par les autorités et le parti au pouvoir, avec scène et écrans géants, sonorisation puissante, autocars et minibus ramenant tous les employés des communes des campagnes et montagnes du pays, visiblement convoqués pour la journée. Le soir même de cette contre-manifestation officielle, de nouveau les jeunes défilaient et chantaient dans la rue, en proclamant leur enthousiasme pro-européen. Ce mouvement s'est développé depuis et il continue, malgré la répression qui s'est intensifiée.

M. Ivanichvili, qui ne prend pourtant jamais la parole, a prononcé le 29 avril un rare discours devant la foule amassée devant le Parlement. Ses mots n'ont pas manqué de nous surprendre. Les outrances verbales, la confrontation, font partie, paraît-il, de la culture politique géorgienne, et sans doute ailleurs aussi, en période de campagne électorale. Mais ce discours a des accents populistes : la xénophobie n'est pas loin, quand il fustige un « parti global de la guerre » aux contours flous, qu'il désigne comme l'ennemi, mais jamais nommément. On comprend que l'Ukraine, comme peut-être d'autres pays qui la soutiennent, en fait partie. Voilà qui contraste fort avec l'assurance, proclamée in fine par M. Ivanishvili, que la Géorgie intégrera l'Europe en 2030 !

Mme Gisèle Jourda. - Après ce tableau très contrasté, je souhaite, malgré tout, formuler un message d'espoir, en tentant d'examiner où va la Géorgie.

Il ne s'agit pas de jouer les oracles dans l'un de ces moments extrêmement tendus et délicats, où, comme l'a dit le président Rapin, l'histoire peut basculer. La Géorgie peut-elle évoluer vers une sorte de nouveau « Maïdan », une nouvelle révolution, terme que fustige également M. Ivanichvili dans le discours qui vient d'être cité ? La pression géopolitique est-elle trop forte pour que ses institutions puissent y résister ? La Géorgie mène-t-elle habilement, non pas un double jeu, mais un cheminement sur une ligne de crête fort étroite qui pourrait expliquer cette impression de « double discours » que nous avons eue ?

Une chose est sûre, sa situation est examinée de près, par les institutions et organisations européennes et internationales.

En ce qui concerne l'Union européenne, rappelons la chronologie. C'est le 3 mars 2022 que la Géorgie a demandé à adhérer à l'Union européenne, dans la foulée de l'Ukraine et de la Moldavie. Le 17 juin 2022, la Commission européenne a rendu son avis sur cette demande d'adhésion à l'UE, formulant douze recommandations, portant principalement sur l'État de droit, la lutte contre la corruption et la criminalité organisée et l'indépendance de la justice. Lors de précédents déplacements en Géorgie, j'avais pu constater que sur ces différentes conditions, notamment la justice, le cheminement de la Géorgie pouvait être marqué par des régressions au fil des élections.

Dès le 23 juin 2022, le Conseil européen a donné à l'Ukraine et à la Moldavie le statut officiel de pays candidats, et affirmé qu'il était prêt à accorder ce statut de pays candidat à la Géorgie, une fois prises en compte les priorités énoncées dans l'avis de la Commission sur sa demande d'adhésion. Cette désynchronisation paraît avoir beaucoup déçu les Géorgiens, ce qui a alourdi le climat - déjà nuageux - au sein du « trio », d'histoires et de tailles bien différentes, mais confronté à des défis géopolitiques semblables.

En même temps que le Conseil européen autorisait l'ouverture de négociations avec l'Ukraine et la Moldavie, il a finalement accordé à la Géorgie le statut de pays candidat en décembre 2023, en l'assortissant de la condition suivante, qui, pour paraître sibylline, peut être lourde de conséquences dans la conjoncture actuelle : « pour autant que les mesures pertinentes énoncées dans la recommandation de la Commission du 8 novembre 2023 soient prises ».

Il s'agit toujours des mêmes priorités, réduites de douze à neuf, en vertu des progrès alors démontrés par la Géorgie, qui avait retiré - ne l'oublions pas - le projet de « loi russe ». Parmi celles-ci, ladite recommandation invitait la Géorgie à garantir la liberté d'action de la société civile - il s'agit de la mesure 9 - et à lutter contre la désinformation contre l'Union et ses valeurs - il s'agit de la mesure 1. Ces deux mesures semblent quelque peu battues en brèche à ce stade, après le vote de la loi avant-hier.

À la confluence entre le développement d'une économie moderne et la construction d'un État de droit, la lutte contre la corruption sera centrale dans les négociations d'adhésion avec l'Union européenne.

Les 27 chefs d'État ou de gouvernement, appuyés par la Commission européenne, ont signifié qu'une adhésion serait exigeante pour la Géorgie ; ils l'ont répété le 14 décembre dernier, en faisant référence à l'avis de la Commission européenne du 17 juin 2022.

Cela signifie que l'Union n'est prête à faire le « saut géorgien » que si plusieurs conditions sont réunies : la Commission exige de la Géorgie qu'elle s'engage plus activement dans la réforme de ses institutions judiciaires pour garantir leur indépendance ; elle lui demande de remédier à la « polarisation » de la vie politique qui empêche pour le moment des alternances fluides entre partis politiques au pouvoir ; et elle lui réclame une lutte résolue contre les discriminations, notamment ethniques, et contre l'emprise des oligarques sur sa vie publique.

Le Haut Représentant de l'Union européenne Josep Borrell a appelé mercredi les autorités géorgiennes à « retirer » la loi controversée sur l'« influence étrangère », jugée « négative » pour la poursuite du processus d'adhésion de la Géorgie à l'UE. « Le choix de la prochaine étape est entre les mains de la Géorgie », souligne ce texte, ajoutant que cette loi controversée était « contraire aux valeurs et aux normes essentielles de l'UE ».

Ce communiqué n'a été rendu public que mercredi, au lendemain de l'adoption de cette loi, en raison de l'opposition de la Hongrie et de la Slovaquie à un texte au nom des 27. La déclaration a donc été faite au nom de la Commission européenne, le Haut Représentant étant aussi vice-président de celle-ci.

Le Conseil de l'Europe va depuis plusieurs années dans le même sens, et la Commission européenne se réfère d'ailleurs aux avis précieux et détaillés de sa Commission de Venise, dont notre collègue Claude Kern est corapporteur pour la Géorgie. Son rapport de 2021 se réfère explicitement à l'accord politique du 19 avril 2021, conclu sous l'égide de Charles Michel, qui n'est malheureusement disponible qu'en anglais, alors que la Géorgie a un statut d'observateur de l'organisation internationale de la francophonie...

M. Claude Kern. - Je vous le ferai parvenir en version française...

Mme Gisèle Jourda. - Il recommande de s'attaquer résolument aux « perceptions d'une justice politisée », préconise une réforme électorale et une réforme judiciaire ambitieuses. La première passe par la proportionnelle intégrale, quasiment assurée pour le prochain scrutin, mais aussi par l'attribution de la vice-présidence de la commission électorale centrale, chargée de superviser le scrutin, à l'opposition, ce que conteste vigoureusement le gouvernement actuel ; la seconde comporte de nombreuses mesures destinées à accroître la transparence et l'indépendance de la justice, et demeure un défi de taille pour le pouvoir.

Ce dernier refuse en particulier le vetting des juges, c'est-à-dire la ratification, par un comité international indépendant, de la nomination des juges de la Cour suprême, comme cela a été exigé de certains pays des Balkans, et accompli par certains d'entre eux, comme l'Albanie. Nous avons été également confrontés à ces problématiques en Moldavie avec André Reichardt et Marta de Cidrac.

Les recommandations du Bureau international de la démocratie et des droits de l'homme (BIDDH) de l'OSCE vont dans le même sens, ainsi que les récentes déclarations du Département d'État américain. Je relève que la présidente de l'AP-OSCE, Mme Pia Kauma, et sa représentante spéciale pour le Caucase - comme Pascal Allizard l'est pour la Méditerranée - se sont entretenus avant-hier avec le Premier ministre, que nous avions rencontré. Celui-ci s'est dit dans l'attente du prochain rapport de la Commission de Venise, qui est, je crois, prévu la semaine prochaine et est très attendu...

M. Claude Kern. - Le 21 mai !

Mme Gisèle Jourda. - Il faudra donc attendre encore un peu pour tirer des conclusions sur l'orientation de la trajectoire européenne de la Géorgie.

Dans ce contexte, en tant que vice-présidente de la délégation parlementaire française à l'AP-OSCE, j'insiste sur l'importance et la nécessité d'une mission d'observation électorale internationale et européenne solide et précoce, beaucoup se jouant en amont du scrutin. Il s'agit d'encourager la Géorgie au respect des critères attendus de ce scrutin.

Il y a en effet un consensus en Géorgie pour estimer que les risques d'atteinte à l'intégrité électorale ne sont pas tant à surveiller le jour du vote que lors de la période pré-électorale. L'observation électorale du scrutin du 26 octobre est bien inscrite à l'agenda de l'OSCE, du BIDDH et de l'AP-OSCE. Il semble que le gouvernement géorgien ait bien demandé une mission d'observation électorale.

Je tiens également à insister sur l'importance du rôle des parlementaires dans de telles missions, et je sais que plusieurs d'entre vous en ont une longue expérience, tel Pascal Allizard, qui a supervisé de semblables missions dans plusieurs pays, dont la Hongrie et la Bosnie-Herzégovine. Je souhaiterais pour ma part y apporter ma contribution.

Monsieur le Président, permettez-moi de conclure par où vous avez bien voulu commencer, en citant mon rapport d'il y a quelques années, co-écrit avec notre ancien collègue René Danési et intitulé La Géorgie, bon élève du partenariat oriental. La Géorgie serait-elle devenue un « mauvais élève » ou aurait-elle rétrogradé dans son classement ? Lui aurait-on peut-être pas fait sauter des classes trop tôt, à la suite du bouleversement que représente la guerre en Ukraine ?

En effet, du partenariat oriental où elle s'est tant illustrée à la candidature à marche forcée, mais en réalité sous condition, qu'on lui a octroyée, aurait-on oublié de passer par une étape, intermédiaire mais essentielle, qui resterait à inventer ? Sous quelle forme ? Il convient d'approfondir notre réflexion, et je souhaite continuer mon travail à ce sujet avec André Reichardt, mais aussi avec nos collègues rapporteurs sur l'élargissement, Didier Marie et Marta de Cidrac.

Cette nouvelle forme de partenariat pourrait s'insérer dans un chemin graduel vers l'adhésion, qui ne serait pas un « tout ou rien » à prendre ou à laisser, mais une marche progressive, étape par étape, chapitre après chapitre, celle d'une nouvelle forme d'association, qui prolongerait et valoriserait les accords et formats existants, et toujours en vigueur. Cela doit s'articuler avec l'appartenance de la Géorgie à la Communauté politique européenne (CPE), qui a permis des avancées concrètes pour la Moldavie et dont la prochaine réunion aura lieu cet été à Londres.

Car tout au long de ce chemin, qui peut être plein de chausse-trappes comme le sont souvent les sentiers de ces montagnes qui sont les plus hautes d'Europe, il importe de répondre, non pas seulement aux « rêves » de la population, comme cela a été fait grâce aux accords commerciaux ou sur les visas, mais aussi aux aspirations concrètes de celle-ci. L'Union européenne a, là aussi, un levier à actionner et nous, parlementaires, avons notre mot à dire, en particulier dans le contexte du conflit gelé qui oppose ce pays à la Russie en Ossétie et en Abkhazie. Ce conflit a occasionné des déplacements de populations et emporté l'interdiction de l'apprentissage de la langue géorgienne dans ces zones. Les lignes de franchissement tendent à devenir des frontières, les véhicules qui traversent étant fouillés et des marchandises parfois prélevées, tandis que leurs conducteurs sont contrôlés et questionnés par les autorités russes.

Nous sommes passés du cauchemar au rêve géorgien, puis au réveil. À présent, ce sont les doutes qui prévalent. Ni miracle ni mirage, il revient à présent au peuple géorgien et à ses autorités élues d'écrire un nouveau récit européen de l'avenir de la Géorgie, qui préserve la paix sans fermer la porte aux perspectives d'adhésion, à moyen terme.

M. Claude Kern. - Je suis pour ma part un peu plus perplexe, car la réunion des représentants des partis rivaux aboutirait plus vraisemblablement à un match de boxe qu'à un dialogue.

Le non-respect des droits de l'homme est également préoccupant.

Le médiateur de la République s'est récemment exprimé contre la loi sur les ingérences étrangères, et sa destitution a tout de suite été demandée. Il est le troisième médiateur en cinq ans. La jeune femme qui l'a précédé a elle aussi démissionné, en évoquant les pressions exercées sur sa famille.

La répression est orchestrée par des milices aux méthodes brutales envoyées contre les manifestants. Il y a trois ans, lors d'une manifestation contre la loi réprimant les personnes LGBT, un journaliste a été poursuivi et tabassé à mort par ces milices.

La loi sur les ingérences étrangères n'est pas la seule qui pose problème. Un projet de loi sur la famille est actuellement en discussion. Cette disposition n'est semble-t-il plus d'actualité, mais il était notamment proposé de retirer la garde de ses enfants à une femme divorcée qui se remarierait ou se mettrait en concubinage.

Le sort de l'ancien Président Mikhaïl Saakachvili, qui est malade et incarcéré, m'interpelle aussi. Son parti, le MNU, ne le soutient plus, alors qu'il est en attente d'un jugement de la CEDH pour l'exécution d'un certain nombre d'opposants.

Le code électoral a été modifié à la demande de la Commission de Venise mais sans tenir compte de ses avis, notamment pour l'élection du Président de la République.

Les Géorgiens ont peur de leurs voisins russes et azéris, vis-à-vis desquels il leur est difficile de se positionner. Et tout état de cause, il est difficile de savoir quelle direction prend ce pays qui semble faire deux pas en arrière après avoir fait un pas en avant...

Mme Gisèle Jourda. - C'est exact.

M. Didier Marie. - La Géorgie est à un tournant, tout comme l'Union européenne, qui doit montrer sa capacité à défendre la démocratie à ses portes et à offrir des perspectives aux populations pro-européennes.

Le gouvernement actuel semble créer les conditions d'un refus de l'UE et organiser le découragement de celles et ceux qui veulent rejoindre l'Europe. Si le respect de l'État de droit est primordial, l'Europe doit donner des perspectives aux candidats, ce qui passe par des aides matérielles et techniques. En Macédoine du Nord, la population, qui finit par se lasser d'attendre, s'est donné une majorité nationaliste.

Il faut aussi que les forces pro-européennes s'organisent. Certes 80 % de la population est pro-européenne, mais l'opposition peine à proposer un débouché politique. Il me semble à ce titre nécessaire qu'une mission d'observation soit menée au mois d'octobre.

Si la limite administrative entre la Transnistrie et la Moldavie paraît relativement poreuse, il n'en va pas de même des lignes de démarcation entre l'Ossétie du Sud et l'Abkhazie et le reste de la Géorgie.

M. Jean-François Rapin. - Un jeune homme s'est fait tuer par un soldat russe parce qu'il franchissait la « ligne de démarcation » entre l'Ossétie du Sud et la Géorgie hors des points de passage identifiés.

M. Didier Marie. - Les populations d'Ossétie du Sud et d'Abkhazie souhaitent-elles appartenir à la Géorgie, ou est-ce déjà trop tard au regard de l'épuration politique et quasi-ethnique qui y a été menée ?

M. Claude Kern. - L'avis de la Commission de Venise sera rendu le 21 mai. Le Premier ministre, que j'ai contacté, a décidé de ne pas attendre cet avis pour faire voter la loi sur les ingérences étrangères, m'expliquant que nous verrions bien en temps utile.

La commission de monitoring se rendra en mission d'observation électorale le 26 octobre. Elle devait également se rendre en Géorgie en juin, mais cette visite a été reportée en juillet, puis de nouveau en octobre.

Nous avons effectivement eu connaissance de la mort de deux personnes qui essayaient de franchir la limite administrative.

M. Jean-François Rapin. - Nous avons de bonnes relations avec les parlementaires, mais nous nous gardons de tout angélisme. Nous avons parfois l'impression que la Géorgie pourrait entrer dans l'UE... sous réserve que nous acceptions ses conditions ! À cette « orbanisation » de la région, je réponds clairement que l'Union européenne n'est pas un supermarché.

Le budget de la mission d'observation de l'Union européenne EUMM à la frontière des territoires occupés s'élève à 47 millions d'euros tous les deux ans. J'ai fait valoir auprès du Premier ministre que ce faisant, l'Union européenne défendait déjà ses frontières futures, mais de manière générale, et même si notre déplacement s'est très bien passé, ce type de propos reçoit un accueil assez distant.

Mme Gisèle Jourda. - Le partenariat oriental a justement été conçu comme un outil pour éviter l'exaspération des populations des pays candidats tout en ménageant la frilosité de l'Union européenne vis-à-vis de l'élargissement. Les critères retenus étaient aussi exigeants que les critères qu'ont dû remplir des pays déjà entrés, tels que la Hongrie.

En Ossétie et en Abkhazie, les Russes se sont appuyés sur la culture séparatiste de ces deux provinces. Le cas de la Transnistrie est à ce titre bien différent.

M. André Reichardt. - Quelque 80 % des Géorgiens souhaitent que leur, pays adhère à l'Union européenne, mais faute de partager une vision, ils n'arrivent pas à s'accorder. Le parti au pouvoir souhaite l'adhésion uniquement à ses conditions, car il estime que la Géorgie a aussi beaucoup à apporter à l'UE. Cela pose une question de fond, car j'estime qu'en l'état, l'UE ne peut pas accueillir la Géorgie et la Moldavie. Elle doit d'abord se réformer.

J'estime également qu'il nous faudra, dès que les prochaines échéances européennes seront passées, mettre sur la table une évolution des modalités du partenariat oriental, car celui-ci a atteint ses limites.

Mme Gisèle Jourda. - Je vous rejoins. Il a déjà été revu plusieurs fois.

M. André Reichardt. - Il faut le considérer comme un véritable sas à l'adhésion, avec des conditions plus exigeantes et un monitoring plus sérieux.

Institutions européennes - Bilan des résolutions européennes et avis politiques adoptés au cours de la session 2022-2023 - Examen du rapport

M. Jean-François Rapin, président. - Il me revient de vous faire part du bilan de notre travail au cours de la session parlementaire 2022-2023.

Je tiens d'abord à vous remercier, mes chers collègues, pour votre présence et pour la qualité de nos échanges. Lors de la session 2022-2023, l'activité de notre commission a été importante : nous avons tenu 52 réunions de commission, soit 4 de plus que lors de la session précédente, pour un nombre total d'heures de réunions comparable.

La session 2022-2023 a été aussi marquée par l'intensité de notre travail d'influence auprès des institutions européennes. Ce travail, qui n'est pas toujours naturel pour les parlementaires français que nous sommes, n'en est pas moins essentiel, non seulement pour anticiper les réformes européennes à venir, mais aussi et surtout pour obtenir qu'elles intègrent nos priorités.

Ce dialogue politique s'est d'abord traduit par des échanges fructueux avec nos homologues ukrainiens et moldaves, mais aussi par l'accueil d'une délégation du Sénat roumain, au Sénat et dans les Hauts-de-France, ou encore, par une réunion commune avec des représentants des groupes politiques du Parlement européen, à Strasbourg. Plusieurs auditions importantes ont également marqué la session : celle du commissaire européen à l'agriculture, M. Janusz Wojciechowski, le 1er mars 2023, au cours de laquelle nous avions souligné la nécessité de réorienter la politique agricole commune (PAC) afin d'assurer notre souveraineté alimentaire, et celle de Mme Emily O'Reilly, Médiatrice de l'Union européenne, le 12 juillet 2023, qui avait inauguré notre réflexion sur la lutte contre la corruption dans l'Union européenne.

Ce dialogue s'est aussi traduit par 11 déplacements à Bruxelles ou à Strasbourg des rapporteurs de notre commission, pour leur permettre de dialoguer avec des représentants de la Commission européenne, du Parlement européen et des représentations permanentes des États membres. Je veux également rappeler les déplacements organisés en commun avec la commission des lois, à la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), à Luxembourg les 6 et 7 février 2023, puis à la CEDH, à Strasbourg, le 13 mars 2023, qui nous ont permis de mesurer l'impact de leurs jurisprudences, mais aussi de lever certaines incompréhensions.

Ce dialogue politique s'est aussi manifesté par notre participation aux traditionnelles conférences interparlementaires européennes, en premier lieu, les réunions plénières de la Cosac, à Prague en novembre 2022 et à Stockholm en mai 2023, où nous avons répété l'importance d'une revalorisation de la place des parlements nationaux dans la prise de décision européenne, sur la base des conclusions du groupe de travail de cette même Cosac que j'avais présidé au titre de la présidence française de l'Union européenne.

Pour rappel, ces conclusions, rendues publiques en juin 2022, ont recommandé, par exemple, l'instauration d'un « carton vert » - droit d'initiative qui nous permettrait de mieux contribuer au processus législatif européen - et une extension des délais accordés au contrôle de subsidiarité - dix semaines, contre huit aujourd'hui.

Par ailleurs, notre commission a entendu 18 communications pour éclairer le Sénat sur des enjeux complexes ou des choix à venir. Ces communications ont ainsi permis de mieux comprendre l'impact de la guerre en Ukraine sur le cadre financier pluriannuel 2021-2027 et de comprendre les bouleversements qu'emportent les projets de la Commission européenne destinés à renforcer l'industrie européenne de défense.

Ces communications ont aussi fait le point sur la PAC, sur la politique commerciale européenne ou encore sur les perspectives d'élargissement de l'Union européenne. Elles ont enfin garanti l'information de notre commission sur l'activité des délégations du Sénat à l'assemblée parlementaire (AP) du Conseil de l'Europe (APCE) et à l'AP de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (AP-OSCE).

Notre commission a aussi effectué l'examen systématique de l'ensemble des textes européens qui lui sont soumis. Au cours de la session 2022-2023, notre commission a été saisie de 1 077 textes européens au titre de l'article 88-4 de la Constitution, soit une hausse de 13 % par rapport à la session précédente. Elle en a examiné de plus près le quart, donc 283 textes, soit en procédure écrite, soit directement lors de ses réunions. Il faut aussi signaler qu'environ la moitié des textes soumis à notre contrôle - 586 exactement - ont fait l'objet d'une procédure d'accord tacite après 72 heures, surtout pour des textes liés à la guerre en Ukraine.

Sur la base des textes européens reçus par notre commission, 18 résolutions européennes, soit autant qu'au cours de la session précédente, ont été adressées par le Sénat au Gouvernement, au titre de l'article 88-4 de la Constitution. Dans un peu plus de 61 % des cas, ces positions exprimées par le Sénat ont été prises en compte en totalité ou en majorité.

Parmi les 11 résolutions qui ont été le mieux suivies d'effets, je citerai les résolutions relatives à l'amélioration des conditions de travail des travailleurs des plateformes, à la réforme du marché de l'électricité ou encore à la régulation de l'intelligence artificielle (IA). Nous pouvons être fiers de notre résolution sur les travailleurs des plateformes, qui participe à l'encadrement, pour la première fois, d'un secteur qui n'obéissait véritablement à aucune règle, d'une part en limitant l'utilisation de l'IA pour contrôler ces travailleurs, et d'autre part, en permettant de requalifier leurs situations en salariat lorsque le lien de dépendance entre l'employeur et l'employé est prouvé.

Je veux aussi mentionner notre résolution sur la protection de la filière pêche française, qui a utilement sonné l'alarme face à un projet « hors sol » de suppression des activités de pêche au chalut dans les aires marines protégées, au nom de la biodiversité, sans tenir compte des efforts entrepris. Notre résolution européenne dénonçant les transferts massifs forcés d'enfants ukrainiens a été la première, initiant un mouvement qui a contribué à appuyer l'action des autorités françaises, ukrainiennes et européennes, à la fois pour poursuivre les responsables de ces crimes et pour obtenir le retour des enfants dans leur famille.

Par ailleurs, en l'état des négociations européennes, qui ne sont pas toujours achevées, on peut estimer que 5 résolutions européennes ont été partiellement suivies d'effets. Il s'agit par exemple de nos résolutions sur les droits fondamentaux en Iran - où, malheureusement, la situation des femmes n'a connu aucune amélioration - et sur l'approvisionnement en matières premières critiques. Est aussi concernée notre résolution sur l'avenir de Frontex. À cet égard, si nos préconisations sur son déploiement dans les pays tiers des Balkans et d'Afrique ont été reprises par le Gouvernement, il n'en va pas de même pour celles destinées à permettre à Frontex d'agir plus efficacement dans ses missions d'appui aux contrôles des frontières et à mieux associer les parlements nationaux à son pilotage. Je le déplore car, dans le même temps, les flux migratoires irréguliers ont continué à augmenter.

Enfin, signalons que 2 résolutions adoptées par le Sénat n'ont pas connu de suites positives. La première, relative aux négociations d'adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, a confirmé l'isolement de la France, qui refuse que la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) se voie reconnaître une compétence en matière de politique étrangère et de sécurité commune (Pesc). Les négociations se poursuivent, mais la vigilance est de mise.

La seconde résolution est relative au dossier qui, pour l'heure, constitue le plus grave échec du mandat von der Leyen, à savoir celui de la prévention et de la lutte contre les abus sexuels sur les enfants en ligne. Ce cadre européen n'est en effet toujours pas en place. Notre résolution demandait l'adoption d'une architecture pérenne permettant d'accroître l'efficacité de cette lutte sans installer une surveillance généralisée de l'ensemble des communications. Les partisans de la protection des enfants et ceux de la vie privée continuent toutefois à s'opposer stérilement. Espérons néanmoins qu'un accord sera prochainement trouvé, car il s'agit d'un enjeu d'intérêt général.

Nous avons aussi contribué à nourrir le dialogue politique informel institué avec la Commission européenne par nos avis politiques. Dans ce cadre, les parlements nationaux des États membres de l'Union européenne ont adressé à la Commission européenne 355 avis en 2022, contre 360 en 2021. Pour sa part, au cours de la session parlementaire 2022-2023, le Sénat a adopté 16 avis politiques - soit 1 de plus qu'en 2021-2022 - ce qui en fait la neuvième assemblée parlementaire de l'Union européenne la plus active à cet égard.

La majorité de ces avis avaient le même contenu que nos résolutions européennes. Par exception, je veux citer l'avis politique adopté sur la stratégie pharmaceutique européenne. Je veux aussi souligner l'importance de l'avis présenté avec Didier Marie sur le programme de travail de la Commission européenne, qui comprend des recommandations de méthode à l'adresse de la prochaine Commission européenne, en particulier pour lui demander de présenter une analyse d'impact avec chaque nouveau projet et de respecter scrupuleusement le multilinguisme.

Je tiens à souligner que la Commission européenne a répondu systématiquement à nos avis politiques. En revanche, alors qu'elle a pris un engagement de principe consistant à nous répondre dans un délai de trois mois, son délai de réponse reste insuffisant, avec seulement 28 % de ses réponses envoyées au Sénat dans les délais.

Enfin, notre commission des affaires européennes a été saisie par la Commission européenne de 123 textes sur la période concernée, au titre du contrôle de subsidiarité que les traités confient aux parlements nationaux.

Pour rappel, au titre de ce contrôle, chaque parlement national dispose de deux voix - dans les systèmes bicaméraux, chaque chambre dispose d'une voix. Si plus d'un tiers des voix attribuées aux parlements nationaux dénoncent, par le biais d'un avis motivé, une entorse au principe de subsidiarité, la Commission européenne doit réexaminer sa proposition. Ce seuil est moins élevé, puisqu'un quart des voix suffisent, lorsqu'il s'agit de projets d'actes législatifs dans le domaine de la justice, de la liberté et de la sécurité. C'est la procédure dite du « carton jaune ».

En ce qui concerne le Sénat, les 123 textes ont été examinés par le groupe de travail subsidiarité de notre commission, qui comprend un représentant de chaque groupe politique. Sur recommandation de ce groupe, un rapporteur peut être nommé. Et sur son rapport, le Sénat peut adopter un avis motivé prenant la forme d'une résolution dans laquelle il indique les raisons pour lesquelles la proposition ne lui paraît pas conforme au principe de subsidiarité. En pratique, le Sénat vérifie alors si l'Union européenne est bien compétente pour proposer une telle initiative, si la base juridique choisie est pertinente et si l'initiative proposée apporte une « valeur ajoutée » européenne. Le Sénat vérifie également si le projet n'excède pas ce qui est nécessaire pour mettre en oeuvre les objectifs poursuivis.

En 2022-2023, notre commission a adopté 4 avis motivés, relatifs au projet d'acte sur la liberté des médias, à celui créant un certificat européen de filiation, aux nouvelles normes européennes relatives aux emballages et au marché de gros de l'énergie.

Ce contrôle est essentiel, parce qu'il est l'un des seuls pouvoirs reconnus aux parlements nationaux dans les traités et dans notre Constitution. Pour rappel, cette mission est fixée par l'article 88-6 de la Constitution, qui prévoit que « l'Assemblée nationale ou le Sénat peuvent émettre un avis motivé sur la conformité d'un projet d'acte législatif européen au principe de subsidiarité ».

Ce contrôle est également essentiel car il constitue la seule garantie du respect de la répartition des compétences entre États membres et Union européenne prévue par les traités. Cela est d'autant plus important au moment où les prérogatives européennes des parlements nationaux diminuent, sous l'effet conjugué de trois évolutions.

Tout d'abord, depuis 2019, et à traités constants, l'Union européenne obtient de nouvelles compétences en lieu et place des États membres, par exemple pour mener la transition écologique et la numérisation de nos économies, ou pour tirer les leçons de la guerre en Ukraine. Dans son avis sur le marché de gros de l'énergie, le Sénat a ainsi estimé que les nouveaux pouvoirs confiés à l'agence de coopération des régulateurs de l'énergie (ACER) allaient faire « doublon » avec ceux existants au niveau national.

Pour mettre en oeuvre ses réformes, la Commission européenne propose ensuite désormais beaucoup de règlements en lieu et place des directives. Or si les directives sont des textes qui doivent être transposés en droit interne et laissent donc une marge d'appréciation aux parlements nationaux, les règlements sont des textes d'effet direct et d'application immédiate. Le Sénat a critiqué cette tendance dans ses avis sur la liberté des médias et sur les règles de filiation.

De nombreux textes prévoient enfin des actes délégués qui ne sont pas soumis au contrôle des parlements. Ces actes délégués peuvent en principe être pris par la Commission européenne pour interpréter ou compléter des éléments accessoires d'un texte législatif, mais en pratique, la Commission européenne y recourt très souvent pour modifier des dispositions essentielles des réformes.

Nous l'avions souligné dans l'avis motivé adopté sur la proposition de règlement sur le certificat européen de filiation. En effet, la Commission européenne s'y réservait le pouvoir de définir le contenu de ce certificat par acte délégué, alors que ce certificat est la disposition essentielle de cette réforme et que celle-ci n'est pas du tout consensuelle entre les États membres.

Le sort de nos avis motivés est variable, mais l'on peut noter que l'acte sur la liberté des médias a été modifié dans un sens favorable aux positions du Sénat. De même, sur le marché de gros de l'énergie, la Commission européenne a introduit un pouvoir d'objection des États membres qui leur permet de s'opposer - au cas par cas - au nouveau pouvoir d'enquête conféré à l'agence européenne compétente. Enfin, sur la filiation, nos demandes fermes de respect de la jurisprudence de la CEDH et de non-reconnaissance des filiations liées à la gestation pour autrui (GPA) ont été reprises par le Gouvernement et devraient l'emporter au terme des négociations.

Au final, ces réussites doivent nous inciter à rester en veille sur l'actualité européenne et à continuer de travailler pour concevoir des résolutions et avis afin de convaincre les institutions européennes du bien-fondé de nos positions. Faisons vivre ces procédures. C'est un enjeu majeur pour maintenir l'influence européenne du Sénat et pour permettre à nos concitoyens d'exprimer leurs priorités relatives à l'Union européenne.

La commission des affaires européennes autorise la publication du rapport d'information, disponible en ligne sur le site du Sénat.

Questions diverses - Désignations de rapporteurs

M. Didier Marie. - Monsieur le président, des rapporteurs ont-ils été désignés pour la proposition de règlement relatif à l'industrie de défense ?

M. Jean-François Rapin, président. - J'allais y venir, mon cher collègue !

Réuni le 7 mai, le groupe de travail Subsidiarité a conclu à la nécessité d'approfondir l'examen de la conformité au principe de subsidiarité de deux textes au titre de l'article 88-6 de la Constitution :

- la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à la lutte contre les abus sexuels et l'exploitation sexuelle des enfants, ainsi que contre les matériels relatifs à des abus sexuels sur des enfants, et remplaçant la décision-cadre 2004-68-JAI du Conseil (refonte) - COM(2024) 60 final ;

- la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à l'établissement du programme pour l'industrie européenne de la défense et d'un cadre de mesures visant à assurer la disponibilité et la fourniture en temps utile des produits de défense - COM(2024) 150 final.

Je vous propose de confier ces missions à nos collègues André Reichardt, pour le premier de ces textes, dans la mesure où il a déjà acquis une expertise sur ce sujet, concernant la lutte contre la pédopornographie en ligne, et François Bonneau, Dominique de Legge et Gisèle Jourda pour le second, au titre du suivi qu'ils exercent sur les questions de défense pour notre commission.

Il en est ainsi décidé.

La réunion est close à 10 heures 40.