Mardi 30 avril 2024
- Présidence de M. Franck Montaugé, président -
La réunion est ouverte à 14 heures.
Audition de Mme Emmanuelle Wargon, présidente de la Commission de régulation de l'énergie (CRE)
M. Franck Montaugé, président. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de Mme Emmanuelle Wargon, présidente de la Commission de régulation de l'énergie (CRE), accompagnée de M. Dominique Jamme, le directeur général de la CRE.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, notamment de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Emmanuelle Wargon et M. Dominique Jamme prêtent serment.
M. Franck Montaugé, président. - Notre commission d'enquête s'intéresse au présent et à l'avenir de notre système électrique : sera-t-il en mesure de faire face à la demande, d'offrir aux particuliers et aux entreprises une électricité à un prix raisonnable et compétitif - et quelles sont ses perspectives de développement ? La CRE joue un rôle essentiel pour les marchés de l'énergie, elle veille à leur bon fonctionnement, en assurant une concurrence entre les fournisseurs, au bénéfice des consommateurs - vous régulez les réseaux de gaz et d'électricité, qui sont des monopoles, et vous mettez en oeuvre certains dispositifs de soutien aux énergies renouvelables, en instruisant notamment les appels d'offres.
Notre audition aura quatre thèmes principaux : la régulation des énergies intermittentes et de l'énergie nucléaire, les tarifs réglementés, les réseaux et les fournisseurs d'électricité.
Comment exercez-vous votre mission de soutien à la production d'électricité à base d'énergie renouvelable, quels enseignements tirez-vous de l'expérience passée ? En particulier, comment se passent les derniers appels d'offres ? Comment les contrats de soutien aux énergies renouvelables sont-ils conçus ? Comment leurs défauts, qui ont été souvent soulignés - en particulier les clauses de plafonnement des primes négatives, les indemnités de résiliation insuffisantes - ont-ils été corrigés ?
S'agissant de la régulation du parc nucléaire historique et du calcul de ses coûts de production, quelles sont les conséquences de la différence entre votre méthode de calcul fondée sur les coûts comptables, et celle d'EDF, qui prend en compte les coûts complets économiques ? Quelle régulation après l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh), et quelle analyse faites-vous de l'accord passé entre EDF et l'État en novembre 2023 ? N'y avait-il pas d'autres modes de régulation plus adaptés, comme un contrat pour différence, par exemple, sur la production nucléaire du parc en exploitation ? Comment assurer une application transparente de cet accord ?
Les tarifs réglementés de vente d'électricité (TRVe) sont aussi pour nous un sujet d'intérêt. Comment rendre ces tarifs réglementés plus protecteurs pour les consommateurs et plus en phase avec les coûts de production moyenne du mix électrique national ? Comment les calculer dans l'après-Arenh ?
Autre thème majeur, on annonce des chiffres colossaux dans les investissements sur les réseaux électriques, de transport, de distribution ou de flexibilité. Comment s'assurer de leur pertinence ? Comment les maîtriser ? Quelles seront les conséquences sur les factures des consommateurs ?
Enfin, certains fournisseurs d'électricité ont mauvaise presse et des abus ont été commis. Quelles sont vos pistes de travail pour y remédier - par exemple, en termes d'obligations et de règles prudentielles des fournisseurs, de liens entre fournitures et engagements sur la production ? Nous vous entendrons à huis clos sur ce thème de la fraude, ce sujet ayant un caractère confidentiel et certains dossiers étant en cours d'instruction. Vous pourrez également nous dire, en toute confidentialité, les pratiques de contrôle exercées par la CRE.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Nous avons bien des questions à vous poser, en particulier sur les tarifs réglementés. Comment faire pour qu'ils soient effectivement les plus bas possibles et surtout assez stables et moins dépendants des marchés ? Quelles seront les conséquences des investissements très importants qui sont anticipés pour le transport et la distribution d'électricité, en particulier pour les tarifs d'utilisation des réseaux publics d'électricité (Turpe) ?
Mme Emmanuelle Wargon, présidente de la Commission de régulation de l'énergie (CRE). - Merci pour votre invitation. La CRE a déjà eu l'occasion de participer à vos travaux puisque Dominique Jamme, qui m'accompagne aujourd'hui, et Nicolas Deloge, notre directeur des réseaux, ont été auditionnés sur le fonctionnement du marché européen et sur les perspectives des réseaux électriques - et nous avons également répondu de façon approfondie à des questionnaires plus précis.
La CRE a été créée en 2000 en tant qu'autorité administrative indépendante pour réguler l'électricité, puis l'électricité et le gaz, avec comme compétence la régulation des réseaux, la surveillance des marchés de gros et de détail, la mise en oeuvre des dispositifs spécifiques sur les marchés que sont l'Arenh et les tarifs réglementés et un rôle d'expert et d'accompagnement de la politique du Gouvernement en étant l'opérateur des appels d'offres sur les énergies renouvelables.
Je commencerai par regarder un peu en arrière, parce qu'il me parait intéressant de se demander comment le marché fonctionnait avant la crise et les grandes turbulences. Dans la décennie 2010-2020, le prix de l'électricité sur le marché de gros a été assez stable : très stable, même, de 2010 à 2015 avec un prix autour de 50 euros du MWh, puis une baisse du prix jusqu'à un point bas de 33 euros le MWh. Sur la décennie, le prix a donc été stable, autour de 50 euros, avec une période de baisse ; sachant que l'Arenh a couvert une partie des approvisionnements au prix fixe de 42 euros du MWh, le prix pour le consommateur est donc resté très stable - je parle de la part énergie de la facture. Avant la crise, les mécanismes de marché tels qu'ils fonctionnaient en France ont mené à des prix globalement stables et en phase avec les coûts de production évalués dans la période. Pendant cette décennie, des fournisseurs alternatifs sont apparus, ils ont eu un effet sur les prix, mais leur incidence a été assez limitée puisque les prix de gros sont les mêmes pour tout le monde, de même que les tarifs de réseau et les taxes. En réalité, et c'est l'analyse de la CRE, l'effet de la concurrence a joué plutôt sur l'innovation, la qualité de service et la possibilité de proposer aux clients des offres qui correspondent à leurs besoins, y compris chez le fournisseur historique. Avant crise, la concurrence était réelle sur le marché des entreprises ; les particuliers, eux, étaient à environ deux tiers au tarif réglementé, donc un tiers seulement étaient en situation concurrentielle chez le fournisseur historique ou chez d'autres. Il faut cependant tenir compte des territoires couverts par des entreprises locales de distribution (ELD), où il y a très peu de concurrence sur le marché des particuliers, ceci pour des raisons de taille critique, de système d'information ; dans ces territoires-là, des particuliers nous demandent à pouvoir choisir leur fournisseur, pour ne pas dépendre d'un seul acteur, en l'occurrence l'acteur historique.
Un mot sur la crise et son impact sur les marchés. La crise a d'abord été un choc d'offre, un choc d'approvisionnement, qui résulte de deux phénomènes difficilement prévisibles qui se sont produits en même temps, l'un aggravant l'autre : la baisse des livraisons de gaz russe, très brutale, alors qu'il représentait presque 40 % des approvisionnements européens - et la baisse de la production nucléaire, liée la découverte de la corrosion sous contrainte, qui plus est dans une année où la production hydroélectrique était assez basse ; la baisse de production d'électricité sur le territoire français, est estimée à 30 % globalement. Ce choc s'est traduit par un déséquilibre très fort entre l'offre et la demande, ce qui a fait monter les prix à des niveaux qu'aucun spécialiste des marchés de l'énergie n'avait jamais connus : le gaz est passé de 30 à 300 euros du MWh, l'électricité de 50 à 1 000 euros du MWh à la pointe, des multiples qu'on n'a pas connus sur d'autres secteurs. Le signal prix a joué son rôle, une partie des consommations a diminué, en particulier les consommations industrielles ; les fournisseurs ont essayé de fournir à plein régime, les interconnexions ont produit à plein régime, et l'État français a mis en place des mécanismes de protection des particuliers, des petites entreprises, qui ont permis de protéger les Français de cette augmentation des prix.
La crise a donc montré que le marché de court terme fonctionne bien en ce qu'il ajuste l'offre et la demande et que même avec la tension qu'on a connue, on n'a pas eu de blackout, ceci bien entendu grâce aussi aux efforts de sobriété, de production, d'optimisation. Cependant, on a vu aussi que ce marché fonctionnait essentiellement avec des prix à court terme, et donc que les prix flambent en cas de choc même exogène - avec des prix qui se répercutent presque intégralement dans les factures.
La réforme du marché de l'énergie, à l'échelle européenne et à l'échelle française, a donc essayé de rééquilibrer ce marché pour garder ce qui fonctionne, c'est-à-dire l'équilibrage de court terme offre-demande, et de développer un segment de marché de long terme qui réponde aux objectifs que vous avez cités : plus de stabilité, plus de protection contre les variations et des prix qui se forment à un niveau plus représentatif des coûts de production. À l'échelle européenne, on a donc commencé à regarder d'un oeil favorable le développement des contrats de long terme, qu'ils soient couverts par la puissance publique, dans ce qu'on appelle les CFD (Contracts for Difference), ou qu'il s'agisse de contrats de long terme privés, qu'on appelle les PPA (Power Purchase Agreement) - dans les deux cas, le producteur contractualise avec un prix fixe pour une période longue. Côté français, il y a eu l'accord entre EDF et le gouvernement français, un outil visant à ce qu'une partie du marché se forme avec des contrats de long terme, avec des prix moins exposés aux variations de court terme liées au prix marginal de production.
Un mot sur l'accord entre l'État et EDF. Y avait-il plusieurs modes de régulation possibles ? Certainement, et l'outil d'un CFD a été envisagé, ayant été rendu possible par l'accord intervenu à l'échelle européenne - je crois que le Gouvernement considère toujours que cet outil doit rester à disposition le cas échéant. Le choix fait est différent : une fois ses clients servis, EDF s'engage à commercialiser le reste de sa production sur les marchés, avec un mécanisme de protection des consommateurs via un plafond de prix au-delà duquel le chiffre d'affaires est reversé à tous les consommateurs du nucléaire. Cet accord est très structurant pour les exercices 2026 et suivants, après l'Arenh : on passe d'un système où une partie du prix est régulée avec un prix fixe de 42 euros du MWh, à un système dans lequel tous les approvisionnements passent par le marché de gros, avec une protection en cas de flambée des prix. Cet accord a beaucoup de conséquences pour la CRE, notre rôle de surveillance des marchés et de bonne formation des prix et des conditions concurrentielles devient plus important sur un volume de transactions plus important. Nous avons travaillé à différentes dispositions législatives, nous en avons besoin pour mettre en place des garde-fous qui permettent une bonne visibilité de la comptabilité spécifique d'EDF, une surveillance accrue de la liquidité du marché, la capacité à exiger que cette liquidité soit suffisante pour qu'il puisse se former à des prix dans de bonnes conditions - et nous aurons aussi à calculer, sur la base de la comptabilité d'EDF, le reversement de la partie du chiffre d'affaires liée au tarif dépassant le seuil fixé. C'est assez complexe, nous avons commencé à y travailler avec EDF, les relations se passent bien mais nous avons besoin d'identifier très précisément la manière dont EDF commercialise ses volumes d'électricité nucléaire puisque devrons mettre un prix sur la production d'une année passée qui n'a pas été vendue cette année-là et qui est vendue par anticipation - nous devrons donc dire à quel moment cette production commence à être vendue et comment est-ce qu'on arrive à faire cette équation de prix dans laquelle on arrive à trouver la totalité des ventes correspondant à la totalité des volumes vendus.
Autre point sur lequel la CRE est très vigilante : la nécessité de renforcer la protection des consommateurs et la surveillance des fournisseurs de détail. La crise a exacerbé les conditions de concurrence, ce qui nous a conduit à proposer de travailler dans trois grandes directions.
La première consiste à mettre en place des obligations prudentielles, un peu comme dans le champ de la banque ou de l'assurance - vous êtes un fournisseur d'électricité, vous vous engagez à vendre de l'électricité à des clients, il faut une garantie. Comme la plupart du temps vous ne la produisez pas, il faut démontrer que vous avez des couvertures physiques et en valeur qui vous permettent d'assurer que vous servirez vos clients même si un choc arrive sur le marché. Quelle fraction de volume doit-elle être couverte, et comment ? Si vous êtes producteur, c'est à vous de la couvrir ; mais si vous ne l'êtes pas, il faut prévoir un mécanisme de couverture qui protège les consommateurs.
Deuxième sujet, l'analyse sur la cohérence des offres.
Enfin, troisième sujet, la clarté et la lisibilité des offres. Nous nous sommes aperçus que les offres de détail peuvent être compliquées à lire, nous avons besoin d'un cadre législatif sur le sujet.
Un mot en conclusion sur les réseaux. Nous sommes face à une transformation profonde du système électrique : il faut plus d'électricité et plus de réseaux. Pour plus d'électricité, nous avons besoin de plus de nucléaire et plus d'ENR - d'abord des ENR, puisque le nucléaire supplémentaire arrivera plutôt après 2035. Pour plus de réseaux, RTE et Enedis chiffrent chacun à environ 100 milliards d'euros les investissements nécessaires à horizon 2040 : il va falloir absorber ces montants dans les tarifs, cela aura un impact. D'une manière générale, nous avons également besoin de plus de flexibilité, elle deviendra déterminante pour mieux organiser la rencontre entre l'offre et la demande, limiter les investissements dans la production et dans les réseaux.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Merci pour cette présentation à la fois synthétique et complète. Vous avez préparé des éléments législatifs, ils nous intéressent car nous voulons en particulier améliorer les règles prudentielles et avoir les bons outils pour contrer des comportements dont nous estimons qu'ils ne sont pas souhaitables.
Comment voyez-vous évoluer les tarifs réglementés de vente - cette année, mais aussi au-delà de 2025 et de la fin de l'Arenh ? On a le sentiment que ces TRVe sont en fait très influencés par le marché, avec une part finalement importante qui est calculée sur les deux dernières années : avec les années que nous venons de connaître, le prix s'en trouve actuellement plus élevé que le prix du marché, est-ce bien souhaitable ? Et comment les choses se passeront-elles si le marché se retourne à nouveau et que nous ayons alors, avec l'effet du décalage temporel, des prix réglementés nettement en-deçà de ceux du marché : quelle sera l'incidence sur la production ? Faut-il améliorer le mode de calcul, le rythme de la révision des tarifs ?
Pour les réseaux, ensuite, on nous parle de deux fois 100 milliards d'euros à investir d'ici 15 ans, c'est considérable ; on va devoir interroger ces montants, leur calendrier, mais on peut déjà s'interroger sur l'incidence de ces investissements sur les tarifs, en particulier sur le Turpe : j'ai entendu dire qu'il devrait doubler, qu'en dites-vous ?
Une question, enfin, sur les appels d'offres ENR. J'ai lu qu'EDF, Engie et Care demandaient une évolution du prix fixé dans ces appels d'offres, qui est pourtant déjà à 241 euros le MWh, qu'en est-il ? Va-t-on en rester à des niveaux de prix aussi élevés ? Progresse-t-on dans les contrats de suivi des garanties de prix ? Est-ce que l'on encadre la rentabilité des opérateurs ?
Mme Emmanuelle Wargon. - Les tarifs réglementés visent à refléter au plus juste le coût réel de fourniture de l'électricité sur une période relativement longue, pour protéger le consommateur des fluctuations - ils l'ont fait jusqu'à la crise. Quand les prix sont multipliés par 20, cependant, il y a un impact sur les tarifs, avec le décalage temporel que vous avez dit ; les tarifs ont commencé à augmenter en 2022, puis davantage en 2023 et encore en 2024, le pic de l'année 2022 a été absorbé avec un décalage dans le temps - quand les prix augmentent, les tarifs augmentent plus lentement, et c'est le cas aussi à la baisse : quand les prix descendent, les tarifs descendent moins vite. La suppression de l'Arenh ne change pas fondamentalement la formule de calcul des tarifs réglementés. Jusqu'à présent, c'était en partie de l'approvisionnement marché et en partie de l'Arenh qu'on appelle « d'écrêtement » parce que quand il y avait plus de demandes que d'offre d'Arenh, le manque était approvisionné sur les marchés en toute fin de période ; avec la réforme, l'approvisionnement sera lissé sur deux ans, nous avons délibéré dans ce sens pour donner de la visibilité aux fournisseurs pour l'exercice 2026 - en réalité, nous sommes capables de fabriquer des tarifs réglementés sans Arenh, et ce qu'on va « perdre » avec la fin d'une partie à 42 euros le MWh, on va le « gagner » avec le fait que la totalité sera approvisionnée sur une période de deux ans.
Les prix du marché, en réalité, sont proches des coûts de production du mix moyen quand on est à l'équilibre offre/demande, mais quand on est dans une situation où le prix marginal est fait par les énergies fossiles, on est forcément en dessous, parce qu'on va vers le prix de production des énergies fossiles qui est faible dans notre production électrique - ou bien, à l'inverse, quand on a une crise d'offre, les prix s'envolent, comme dans les années 2022 et 2023, qui ne sont pas du tout représentatives du fonctionnement de marché normal et l'on peut espérer qu'on n'aura pas deux fois en même temps un énorme incident sur la production nucléaire et une crise majeure d'approvisionnement en gaz. En deux ans, le système européen d'approvisionnement en gaz s'est réorganisé, les approvisionnements de GNL viennent d'un peu partout dans le monde, la production de GNL augmente plus nettement à partir de 2027-2028, donc normalement, le marché devrait pouvoir se détendre. En réalité, la partie prix de marché elle-même n'est pas si loin des coûts de production, sauf dans les périodes de crise. Les tarifs réglementés sont composés pour un tiers des prix de marché, pour un tiers de l'électricité elle-même et les réseaux et pour le reste, de fiscalité.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Quelle est votre position sur la période de référence : deux ans, est-ce trop, ou pas assez ? Il y a des demandes dans les deux sens, pour raccourcir ou allonger cette période, qu'en pensez-vous ? Et les tarifs réglementés sont-ils révisés annuellement, ou plus fréquemment ?
Mme Emmanuelle Wargon. - La CRE a délibéré récemment avec le collège pour maintenir la période de référence à deux ans. Il y a effectivement des demandes contradictoires. Des fournisseurs alternatifs nous demandent de réduire cette durée, considérant qu'il leur est trop difficile de prévoir leurs coûts à deux ans ; mais deux ans, cela nous semble nécessaire pour sortir des fluctuations de marché, ce qui est la raison d'être des tarifs réglementés - raccourcir, cela revient à suivre les prix de marché et le tarif réglementé ne jouerait plus son rôle. Peut-on, à l'inverse, aller au-delà de deux ans ? Cela dépend de la liquidité des marchés, que l'accord entre EDF et l'État devrait renforcer, mais il faut aussi bien voir que pour les fournisseurs alternatifs, raisonner à cette échelle devient plus difficile, parce qu'il faut prévoir son parc de clients, leur nombre et leurs caractéristiques, ça peut être très compliqué. Donc à ce stade, on ne voit pas tellement d'arguments ni pour raccourcir la durée de référence, et je pense qu'on n'en verra pas de sitôt, ni pour l'augmenter, parce que c'est probablement un petit peu trop tôt.
M. Franck Montaugé, président. - À quoi renvoie la notion de liquidité du marché ?
Mme Emmanuelle Wargon. - Dans la théorie de l'approvisionnement des tarifs réglementés, il faut que les fournisseurs puissent s'approvisionner effectivement sur le marché de l'électricité française. Or, autant ce marché est liquide à court terme et encore à deux ans, autant il ne l'est plus à quatre ou cinq ans ; le problème, c'est donc de prévoir une obligation de se fournir sur un marché dont on ne sait pas s'il aura la ressource disponible à la vente.
M. Franck Montaugé, président. - Cela revient-il à dire que ceux qui ont la ressource, refusent de s'engager à la vendre dans trois à cinq ans ?
Mme Emmanuelle Wargon. - Nous y travaillons avec les fournisseurs et ce que je vois, c'est qu'il est difficile de dire s'il n'y a pas de vendeur parce qu'il n'y a pas d'acheteur, ou bien si c'est l'inverse - la version change selon le côté où l'on se place, les vendeurs disent qu'ils n'ont pas d'acheteur à cet horizon plus lointain, et les acheteurs disent qu'ils ne trouvent pas de vendeur... Nous avons donc commencé à y travailler avec EDF puisque l'accord passé avec l'État prévoit que l'entreprise va commercialiser une partie de sa production à 4 et 5 ans et comme elle ne doit pas être en situation de monopole, nous examinons les conditions de marché à cet horizon temporel, nous regardons les conditions qui permettront d'avoir plus de volume à cet horizon.
Sur la fréquence de révision des tarifs réglementés, ensuite. Dès lors que l'approvisionnement est lissé sur deux ans et que les contrats portent souvent sur des produits annuels, il n'y a pas de raison technique de mettre à jour les tarifs réglementés sur la part électricité plus d'une fois par an. On met à jour les tarifs réglementés une fois par an sur la part réseau en août et une fois par an sur la part électricité en février. On pourrait imaginer de le faire deux fois par an, ça donnerait un peu plus de volatilité pour les consommateurs, mais les approvisionnements sont faits en partie avec des contrats annuels. Nous n'avons donc pas beaucoup exploré ce sujet, parce qu'on n'a pas eu beaucoup de demandes et parce que techniquement, je ne crois pas qu'on en ressente un besoin particulier.
Les investissements sur les réseaux, ensuite. Enedis et RTE évoquent chacun des besoins de 100 milliards d'euros, c'est un ordre de grandeur et il faut regarder aussi le calendrier. En tout état de cause, il faut des investissements pour raccorder les énergies renouvelables, pour raccorder les nouvelles consommations, par exemple pour les bornes de recharge de voitures électriques, pour développer la puissance disponible pour les sites de production, les usines actuelles qui vont décarboner, les usines futures qu'on espère pouvoir accueillir et pour raccorder les très gros projets offshore ou électrolyseurs. Nous avons aussi besoin d'investissements pour assurer la résilience du réseau face à l'adaptation au changement climatique, il faut améliorer la qualité du réseau en cas de chaleur, en cas d'inondation, etc. L'ordre de grandeur avancé parait donc le bon. Il est difficile d'en dire l'impact sur le Turpe. Nous calculons ce tarif tous les quatre ans, nous travaillons sur celui qui aura cours à partir de l'an prochain ; à moyen terme, les dernières études de RTE estimaient que les coûts de réseau pourraient globalement être assez bien répartis sur une consommation qui augmente beaucoup, puisque si vous avez des dépenses qui augmentent et une consommation qui augmente, le tarif unitaire d'utilisation du réseau, lui, il est relativement stable. C'est possible, puisqu'on prévoit une augmentation massive de la consommation d'électricité à moyen terme.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - À partir de quand ?
Mme Emmanuelle Wargon. - À partir de la fin de la décennie. À court terme, c'est plus difficile à dire ; il y a eu un effet sobriété qui est globalement une bonne nouvelle, il faut compter ensuite avec le calendrier de diffusion des voitures électriques, avec celui du remplacement des systèmes de chauffage au gaz par des pompes à chaleur, celui de la réindustrialisation, de la décarbonation des grands sites industriels. Toutes ces décisions sont en cours, il est difficile de dire à quel moment se produira l'incidence sur la consommation. Cependant, il y aura une période intermédiaire avec plus d'investissements et une consommation stable - avec un coût unitaire susceptible d'augmenter et notre rôle, c'est d'accompagner les investissements nécessaires en protégeant le consommateur, en limitant les augmentations, d'où un travail sur la rentabilité du capital, un travail sur les charges d'exploitation avec les gestionnaires de réseau, c'est ce qu'on fait en ce moment même.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Quelle rentabilité du capital estimez-vous normale pour RTE et Enedis ?
Mme Emmanuelle Wargon. - Dans la période 2021-2025, la rentabilité nominale est de 4,6 % chez RTE et 4,8 % chez Enedis pour les actifs qui sont financés par Enedis et 2,5 % pour les actifs qui sont portés par les collectivités locales - ceci a été négocié en 2019, donc avant l'inflation.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - La consommation pourrait augmenter et amortir les investissements, mais pour le moment, c'est plutôt le contraire, elle baisse, et c'est une bonne chose, au gré de la sobriété et de l'efficacité énergétique. Dans ces conditions, à court terme, l'amortissement des investissements risque d'être compliqué : anticipez-vous un doublement du Turpe ?
Mme Emmanuelle Wargon. - Quelle sera l'incidence des investissements sur le Turpe ? Je serai très prudente en la matière. Les chiffres évoqués, deux fois 100 milliards d'euros, sont à l'horizon 2040, quand le Turpe, lui, est quadriennal et sur le prochain, on sera très loin d'un doublement. Il y a des demandes d'augmentation, nous les examinons, au regard aussi de la consommation prévisionnelle, qui sera probablement stable en volume total mais qui peut progresser en nombre de points de livraison, puisqu'à chaque borne supplémentaire de recharge de véhicule électrique, correspond un point de livraison supplémentaire, et qu'à chaque raccordement d'ENR, il y a aussi un point de livraison supplémentaire, donc une part affectée à ces points de livraison, qui est susceptible de générer un peu plus de recettes. Nous examinons ces dossiers, nous aurons à délibérer en fin d'année, nous avons donc encore plus d'un semestre de travail pour fixer les choses, mais je peux d'ores et déjà vous dire que nous serons très loin d'un doublement du Turpe.
Les appels d'offres d'ENR sont désormais bien souscrits, après un départ un peu lent, nous avons des porteurs de projet.
En général, sur le solaire - au sol, comme sur le bâtiment - et sur l'éolien, les coûts se situent entre 80 et 100 euros le MWh, c'est plus élevé qu'avant la crise, où l'on était autour de 50 à 60 euros le MWh, les porteurs de projet subissent l'inflation, les coûts ont augmenté. L'appel d'offre auquel vous faites référence, Monsieur le rapporteur, avec un coût de 240 euros le MWh, concerne des démonstrateurs d'éolien flottant, avec trois fermes pilotes, portées par EDF, Engie et Care ; le prix est très élevé parce que ce sont de petites puissances et des démonstrateurs, qui n'ont aucune vocation à être reproductibles à grande échelle. Certains producteurs nous ont fait part de difficultés même à ce niveau de prix et donc il y a des discussions en cours.
Mme Denise Saint-Pé. - L'accord entre l'État et EDF parait compromis, dès lors que le tarif actuel est en-deçà des 70 euros qu'il prévoit. Dans ces conditions, que proposez-vous pour maintenir des tarifs réglementés qui protègent les consommateurs, des prix suffisamment élevés pour qu'EDF fasse les investissements nécessaires et que la concurrence avec les fournisseurs alternatifs soit respectée ?
M. Daniel Salmon. - J'aime parler concret, alors je prends un exemple. Ce matin, vers 11 heures, le MWh était autour de 15 euros, et à l'heure de pointe, il est à 75 euros : comment les choses vont-elles se passer avec l'accord entre l'État et EDF, combien l'État recevra-t-il ou versera-t-il aux deux tarifs que j'ai cités ?
Autre question, je remarque des effacements de l'éolien ces derniers temps, au bénéfice du nucléaire, alors que les ENR sont censées être prioritaires puisque leur coût variable est nul - on voit baisser l'éolien de 4 ou 5 gigawatts au bénéfice du nucléaire, qui en décide concrètement ? On a vu l'utilité des mécanismes réglementés pendant la crise, cela fait poser cette question simple : comment les choses se seraient-elles passées s'ils n'avaient pas été là ?
Enfin, alors qu'on projetait pour 2030 une consommation entre 580 et 640 TWh, on table désormais plutôt sur 540 TWh, donc une progression faible par rapport à la situation actuelle. Quel impact sur le marché de l'électricité ? Ne risque-t-on pas une surproduction, et finalement un prix de marché plus faible que ce qui est nécessaire aux investissements ?
Mme Emmanuelle Wargon. - Le prix de 70 euros indiqué dans l'accord entre l'État et EDF est un prix moyen sur 15 ans ; le fait qu'il soit en-dessous pour les années 2026-2028, par exemple, ne compromet pas significativement cet objectif d'ensemble. Cependant, il y a bien un dilemme de politique publique : plus le prix de vente est élevé, plus EDF peut investir, mais plus cela coûte aux consommateurs, particuliers et entreprises - le point d'équilibre n'est pas facile à trouver. La CRE a fait les calculs à partir du cout du nucléaire existant, donc un coût comptable de 61 euros le MWh.
La divergence de vue que nous avons avec EDF porte en particulier sur la rémunération du capital ; notre calcul est fait dans le cadre d'un contrat pour différence, donc avec un faible risque, le cadre change dans un système de marché, le risque y est plus élevé, et il est logique que le prix doit en augmenter un peu, mais EDF considère qu'il faut réintégrer les mécanismes de financement global de l'entreprise, alors que nous faisons valoir que le coût complet de production du nucléaire n'a pas grand-chose à voir avec la manière dont l'entreprise elle-même finance son activité, qui est bien plus large que le nucléaire. Le prix de 70 euros sera donc peut-être atteint et nous considérons qu'EDF couvre ses coûts comptables directs et indirects à partir de 61 euros.
Pour répondre concrètement à M. Salmon, je commencerai par souligner qu'EDF, fort heureusement, ne vend pas toute son électricité à la dernière minute, elle en pré-commercialise une bonne partie à l'avance en diversifiant ses risques. Comment calculerons-nous le prix avec les nouvelles règles ? Nous regarderons, en septembre 2025, à quel prix EDF a déjà vendu de l'électricité pour 2026, transaction par transaction, donc pour une part qui représentera 60 à 75 % de son électricité, puis pour le reste, pour la partie qu'EDF vendra plus cher, y compris au Spot, nous en inclurons le volume dans le prix pour parvenir au prix moyen. Il y aura donc de la vente à 15 euros et à 75 euros le MWh, selon les évolutions ponctuelles, mais en réalité, le principal des ventes aura été fait en amont, une ou deux années plus tôt.
Sur l'effacement de l'éolien nucléaire, Dominique Jamme est plus à même de vous répondre.
M. Dominique Jamme, le directeur général de la CRE. - Les effacements se produisent quand les prix sont vraiment très bas, bien en-deçà de 15 euros pour reprendre votre exemple, il arrive qu'on atteigne un prix nul voire négatif - c'est rare, peut-être 200 heures par an, sur 8 000.
Le renouvelable ayant un coût variable nul, il est prioritaire, mais ce n'est pas une priorité réglementaire et il faut voir aussi qu'il est la cause des épisodes de prix négatifs. Les dispositifs ont évolué au fil du temps, on est passé de l'obligation d'achat, avec une production permanente à prix fixe, à un système de complément de rémunération où le producteur vend sur les marchés et, en fonction du prix auquel il vend, l'État lui verse un complément, ou bien c'est le producteur qui verse un complément. Dans ce mécanisme, il y a un niveau de prix à partir duquel le producteur ne perçoit plus rien, ce qui est une incitation forte à ne plus produire, et c'est ce qu'on voit avec l'éolien, où la production recule en période de prix nul ou négatif. C'est ce qui explique ces fluctuations à la baisse de la production éolienne photovoltaïque pour les grands parcs en période de prix très bas.
M. Franck Montaugé, président. - La CRE a-t-elle les moyens de prévoir les prix de l'énergie à l'horizon 2035, voire 2050, et par quelles méthodes ?
Mme Emmanuelle Wargon. - Non, nous n'avons pas le service de prévision suffisant. La meilleure prévision reste le prix de marché, c'est-à-dire le résultat des anticipations des acteurs - mais il n'est pas agrégé à cet horizon, sinon à regarder les prix des contrats de vente à moyen terme.
M. Franck Montaugé, président. - Il n'y a donc pas d'organisme public qui soit en mesure de répondre à la question ?
M. Dominique Jamme. - Non, effectivement. La meilleure approximation qu'on puisse faire sur le niveau des prix - on ne parle pas des coûts, mais des prix - ce sont les courbes de prix à terme, qui sont les prix de marché.
M. Franck Montaugé, président. - On est cependant plus en mesure de prévoir les coûts de production, et il doit bien y avoir un lien avec le prix...
Mme Emmanuelle Wargon. - Oui, nous pouvons projeter les coûts, d'autant que beaucoup d'installations font l'objet d'une couverture publique pour une durée très longue, ou encore quand on a un contrat de complément de rémunération pour 20 ans. On peut estimer les coûts pour cette production, mais pas, cependant, celle des années 2040 par exemple. On peut aussi estimer le coût de l'électricité nucléaire, nous l'avons fait dans notre étude en découpant trois périodes d'ici 2040. En revanche, nous ne faisons pas de prévision sur les prix à long terme et je ne connais pas d'organisme public qui le fasse.
Les prix suivent les coûts en période longue, ce qui n'exclut pas, on le sait bien, des écarts qui peuvent être forts en période de crise. Des entreprises privées font des prévisions de prix à long terme de l'éolien offshore par exemple puisque quand on évalue une analyse des appels d'offres éolien offshore, il y a une partie de la rentabilité des projets qui est une rentabilité post-contrat dans laquelle les entreprises prennent des hypothèses de prix de marché, donc 20 ans plus tard et ils le font sur la base d'analyses externes. Il y a donc des prévisionnistes dans le secteur privé, ils sont quelques-uns à l'échelle internationale, mais pas d'organismes publics.
M. Franck Montaugé, président. - Ces éléments nous intéressent, nous nous rapprocherons de vos services pour plus de détails.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Vous nous dites que les tarifs réglementés devraient évoluer principalement en fonction du marché et que les prix tendent à se rapprocher des coûts de production, comme cela a été le cas dans la décennie 2010 - et que c'est le fonctionnement normal. Cependant, si les choses ne se produisent pas comme ça, comment fait-on ? Je suis un peu inquiet, et j'aurais préféré que les tarifs réglementés soient liés aux coûts de production, plutôt qu'au prix de marché, même si j'entends votre raisonnement. Même chose pour le prix auquel EDF va vendre son électricité après 2025, le mécanisme de fixation du prix est clair, mais on ne voit cependant pas bien les répercussions sur les factures : comment les choses se passent-elles concrètement, comment transite l'argent pour les ventes au-dessus du seuil, et les reversements ? Et qu'est-ce qui se passe si le prix du marché reste structurellement en dessous des 70 euros ? Que se passe-t-il si, comme dans la décennie 2010, les prix s'établissent autour de 50 euros le MWh ?
Enfin, quelle couverture pour les fournisseurs alternatifs ? Certains se sont désengagés quand les prix ont augmenté, en rompant unilatéralement les contrats ; des mesures législatives vont peut-être empêcher pour l'avenir de tels comportements, mais la question demeure : quel taux de couverture demander aux fournisseurs alternatifs ? Doivent-ils être couverts pour la totalité de leurs contrats ?
Mme Emmanuelle Wargon. - Les modalités financières prises en application du contrat entre l'État et EDF ne relèvent pas de la CRE, notre mission consistera, en la matière, à faire les calculs des reversements - ces modalités devront être définies par la loi et il faut encore faire des arbitrages sur le mécanisme de reversement, ses bénéficiaires, la temporalité, tout ceci est en cours de préparation fine par le Gouvernement. La CRE fera les calculs et vérifiera que les modalités définies dans la loi seront bien appliquées, en particulier le reversement au consommateur.
M. Dominique Jamme. - Si les prix sont durablement en dessous de 70 euros le MWh, ce sera une bonne nouvelle pour le consommateur, mais aussi une équation économique plus difficile pour EDF, qui vendra avec moins de marge - et je conviens avec vous que si l'on était passé par un CFD, EDF aurait été protégé à la baisse, mais ce n'est pas le choix qui a été fait. Cependant, si les prix sont bas, les consommateurs vont peut-être se mettre à consommer plus et certains producteurs en difficulté vont sortir du marché en France ou en Europe. Si notre prix est plus bas que celui de nos concurrents, nous allons exporter, ce sera bon pour notre balance commerciale et les prix vont peut-être se rééquilibrer à la hausse - en réalité, s'il n'y a pas de stabilité, il y a un équilibre qui se fait.
Le taux de couverture pour les producteurs alternatifs est difficile à définir, la question est très technique. Sur le marché des entreprises, le retrait d'un contrat est sanctionné par des pénalités et le fournisseur doit se protéger en amont, donc la couverture doit être maximale, peut-être a minima de 95 %. Pour le marché des particuliers, c'est différent, il n'y a pas de pénalité pour départ anticipé, le taux de couverture peut être plus bas. Des travaux sont en cours sur le sujet, il est inscrit dans notre programme de travail du premier semestre.
M. Franck Montaugé, président. - Qui commande l'engagement des différents modes de production du mix énergétique ? Concrètement, qui décide qu'à tel moment, il y aura telle part d'éolien, telle part de nucléaire, ou encore des autres sources d'énergie ?
M. Dominique Jamme. - Il y a différentes échelles de temps. L'échelle principale, c'est la veille pour le lendemain, heure par heure et même demi-heure par demi-heure et ce qui commande alors, c'est l'équilibre offre-demande pour le lendemain. Tous les producteurs, quels qu'ils soient, mais aussi les effaceurs, arrivent avec leurs propositions de vente, cela fait une courbe d'offre, qui rencontre une courbe de demande à un prix - c'est pour cela que le MWh peut être à 15 euros aux heures creuses et à 75 euros aux heures pleines. Et les producteurs décident, selon le prix, de produire ou pas : il n'y a pas de décision centralisée qui attribuerait des productions, mais des décisions individuelles de produire au vu du prix tel que l'algorithme le calcule, ceci à l'échelle du continent européen, c'est ce couplage de marché qui permet d'utiliser toutes les interconnexions disponibles pour optimiser la consommation en utilisant les moyens les moins coûteux.
Ensuite, il y a les ajustements en cours de journée, selon qu'il fait plus froid que prévu, qu'il y a plus de vent, par exemple. Quand on s'approche du temps réel, les transporteurs prennent la main, en mobilisant les réserves ; il y a des moyens en réserve de production, par exemple les centrales nucléaires, ou même des centrales éoliennes, des centrales au gaz, etc. Et c'est là que se joue la continuité de l'électricité délivrée sur le réseau, à la seconde même, il faut que tout soit précis pour que la fréquence reste à 50 Hz évidemment.
M. Franck Montaugé, président. - Le marché est supervisé par un organisme à l'échelle européenne ?
M. Dominique Jamme. - Oui, il y a plusieurs bourses européennes, dont Epex Spot, que vous avez auditionnée - elles ont toutes le même algorithme, qui agrège les données. L'application des règles elles-mêmes est contrôlée par les commissions de régulation, l'ensemble pour parvenir à un marché régulé dont l'objectif est de mobiliser les moyens les moins coûteux et les moins polluants pour répondre à la demande d'électricité.
M. Franck Montaugé, président. - On s'achemine vers une production décarbonée, ce qui est souhaitable pour des raisons en particulier de souveraineté. Cependant, dans un tel système, comment se fera le calcul des coûts et du prix à la pointe ?
M. Dominique Jamme. - Effectivement, et dans un tel système, il y aura beaucoup d'heures quasiment gratuites, avec beaucoup de renouvelables. On aura cependant besoin de centrales de pointes, par exemple à l'hydrogène. Les Allemands ont déjà un plan pour remplacer leurs centrales à gaz par des centrales à hydrogène d'ici 2035...
M. Franck Montaugé, président. - Vous êtes le premier à parler d'hydrogène, c'est un sujet qui m'intéresse : une centrale à hydrogène pourrait donc jouer le rôle de centrale marginale ?
M. Dominique Jamme. - Oui, ou on peut aussi imaginer des centrales au gaz vert, décarboné. Il coûte actuellement 100 euros le MWh, les centrales de pointe risquent d'être chères, d'où l'utilité de disposer de batteries de flexibilité, et aussi que les consommateurs répondent aux signaux au mieux possible. Et ce qui complique les choses, c'est qu'on doit pouvoir raisonner en moyenne annuelle ; aujourd'hui, on raisonne entre 70 euros et 100 ou même 200 euros le MWh, mais si demain on doit raisonner entre 0 et 500 et 600 euros, les choses seront bien différentes - c'est aussi pourquoi il est très difficile de prévoir les prix à l'horizon 2040.
M. Franck Montaugé, président. - Merci pour toutes ces précisions. Nous allons passer à un échange, à huis clos, sur la lutte contre les fraudes.
Suit un échange de vue, à huis clos, sur les fraudes et les mesures prises par la CRE pour les faire sanctionner.
Audition de Mme Agnès Pannier-Runacher, en sa qualité d'ancienne ministre de la transition énergétique
M. Franck Montaugé, président. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de Mme Agnès Pannier-Runacher, en sa qualité d'ancienne ministre de la transition énergétique.
Madame la ministre, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Agnès Pannier-Runacher prête serment.
M. Franck Montaugé, président. - Pour mémoire, le Sénat a constitué le 18 janvier dernier une commission d'enquête portant sur la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050. Nos travaux sont consacrés au système actuel et à son avenir, avec cette question centrale : le système est-il en capacité de faire face à la demande et de fournir aux particuliers comme à nos entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont par ailleurs ses perspectives de développement ?
Madame la ministre, en tant qu'ancienne ministre de la transition énergétique de mai 2022 à janvier 2024, vous avez eu à connaître et à décider de dossiers qui sont au coeur de nos travaux.
Il s'agit d'abord du modèle de régulation post-Arenh (accès régulé à l'électricité nucléaire historique) et des négociations de l'accord entre EDF et l'État de novembre 2023. Vous nous présenterez votre compréhension des enjeux de cet accord et le rôle que vous avez joué dans sa conclusion. En particulier, nous aimerions comprendre la volte-face du Gouvernement, qui a d'abord négocié avec ardeur un contrat pour différence (CFD) avec Bruxelles, puis l'a abandonné en fin de parcours pour passer à une régulation qui, selon nous, n'en est pas vraiment une. En effet, grosso modo, le prix du nucléaire historique est laissé libre en fonction du marché, au moins jusqu'au seuil de 78 euros le mégawattheure.
Nous voudrions également avoir votre analyse concrète de la sécurité d'approvisionnement électrique et de la solidarité européenne en la matière, en particulier à la lumière de votre expérience de la journée du 4 avril 2022, au cours de laquelle des importations électriques en provenance d'Allemagne plus faibles qu'anticipées ont mis notre système électrique en grand risque.
Enfin, nous aborderons le dossier des concessions hydroélectriques. Nous parlons d'une source d'énergie renouvelable, propre et pilotable, qui représente près de 12 % de la production d'électricité en France. Or ce dossier est à la dérive depuis plus de quinze ans. Bruxelles demande d'ouvrir à la concurrence les concessions échues en France. La France s'y refuse et les gouvernements successifs n'ont pas avancé sur le sujet, ce qui bloque les investissements indispensables.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Vous avez été une actrice importante dans cette période de négociation de la régulation post-Arenh et du CFD au niveau européen. Comment l'avez-vous vécue ? L'entreprise EDF défendait-elle à l'époque les mêmes positions que le Gouvernement ? Nous avons eu le sentiment qu'EDF craignait que la conclusion d'un CFD soit assortie d'une demande de contreparties de la part de la Commission européenne. Quel rôle avez-vous joué auprès de la Commission ? Au cours de vos discussions, avez-vous cru comprendre que l'adoption d'un CFD pour la production du parc nucléaire historique d'EDF donnerait lieu à des contreparties ? Ce point me paraît important.
Comment s'est ensuite déroulée la négociation de la régulation post-Arenh avec EDF ? Quelles étaient les positions initiales du Gouvernement ? Pourquoi, finalement, a-t-on abandonné le CFD, dont la conclusion nous semblait pourtant recherchée au départ ? N'est-il pas dangereux que l'on n'y soit pas parvenu, alors que le dispositif retenu nous apparaît relativement complexe, du moins dans sa mise en oeuvre et son suivi ?
Enfin, le sujet de l'hydroélectricité traîne depuis plusieurs années. Comment, en tant que ministre, avez-vous vu les choses et comment avez-vous cherché à les faire évoluer ?
Quelle serait enfin votre préférence entre la remise en concurrence, le système d'autorisation et la quasi-régie ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, ancienne ministre de la transition énergétique. - Je vous remercie de me donner l'occasion de m'exprimer sur ce sujet essentiel pour la souveraineté énergétique de notre pays.
Avant d'entrer dans les détails techniques, je reviendrai sur les grandes avancées que nous avons obtenues ces deux dernières années. La négociation que nous avons menée sur le marché européen de l'électricité et l'accord que nous avons conclu avec EDF sur le cadre national constituent deux événements majeurs pour notre futur énergétique. Il s'agit clairement, de notre point de vue, de réponses fortes aux hausses records des prix de l'énergie et au bouleversement de nos circuits d'approvisionnement engendré par l'agression de l'Ukraine par la Russie et l'utilisation par cette dernière de l'énergie comme arme de guerre.
Ces accords sont des chaînons importants pour bâtir la souveraineté énergétique de notre pays et de notre continent, et pour les mettre sur la bonne trajectoire climatique, au regard de nos engagements de diminution des émissions de gaz à effet de serre. Ils répondent également à l'objectif du Président de la République de reprendre le contrôle des prix de l'électricité.
En la matière, il convenait d'agir vite, d'abord pour répondre aux besoins massifs d'électricité que nous anticipons. Comme vous le savez, 60 % de notre énergie est d'origine fossile. On a tendance à se focaliser sur l'électricité, mais le véritable sujet est la part de l'énergie fossile dans notre mix énergétique. Une des réponses à ce problème est l'électricité. Les autres sont la sobriété et l'efficacité, mais l'électricité et la chaleur renouvelable représentent tout de même un surplomb important. On sait en effet que l'électricité sera, via l'hydrogène, la batterie électrique ou les e-carburants, l'une des réponses au défi des mobilités, mais qu'elle sera également nécessaire à la décarbonation des processus industriels, telle que nous l'avons engagée, par exemple, sur les cinquante sites industriels français les plus émetteurs.
Il convenait d'agir vite aussi pour rester dans la course mondiale face aux plans d'investissements massifs des États-Unis et de la Chine. Une France souveraine, c'est une France qui maîtrise sa production et sa consommation d'électricité, d'une part, et qui n'est pas dépendante d'un autre pays pour le reste des composants de son mix énergétique, d'autre part. N'étant pas producteur d'énergie fossile, nous avons intérêt à sortir d'autant plus vite de cette énergie. Cela passe par la production massive d'énergie décarbonée - d'origine nucléaire comme renouvelable, énergie électrique comme chaleur renouvelable - et cela implique de poursuivre notre mobilisation en matière de sobriété et d'efficacité énergétique.
Avec le Président de la République et la majorité présidentielle, nous avons posé les fondations pour bâtir ce nouveau chapitre de notre histoire énergétique. Sur le plan européen d'abord, l'objectif était que le nucléaire devienne une solution évidente. Le nucléaire n'est plus un gros mot. Nous avons fait le choix de porter fortement ce combat, pendant que d'autres continuent à prôner une sortie dangereuse du marché européen de l'énergie. Mené au Parlement européen avec la délégation Renew, notre combat a été couronné de succès, si bien qu'il a conduit, je le rappelle, au mois de février dernier, la présidente de la Commission européenne à reconnaître l'importance du nucléaire dans notre mix énergétique européen et à valider une politique de soutien à cette énergie. Voilà tout l'engagement qui a été mis en oeuvre par nos soins.
Si l'on peut encore faire mieux - il reste encore à « nettoyer » et à porter ce principe de neutralité technologique dans la mandature à venir -, nous avons posé le principe de neutralité technologique dans des textes majeurs : taxonomie européenne, directive sur les énergies renouvelables dite RED III, deuxième acte délégué sur les énergies renouvelables, réforme du marché de l'électricité, Net-Zero Industry Act...
M. Franck Montaugé, président. - Madame la ministre, ce que vous dites est important, mais nous approchons les dix minutes d'exposé liminaire.
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Il me semblait important de rappeler ces éléments sous-jacents.
M. Franck Montaugé, président. - Certes. Permettez-moi de dire néanmoins que nous avons une certaine connaissance du sujet. Pourriez-vous s'il vous plaît recentrer votre propos sur l'objet de cette commission d'enquête ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - C'est pourtant bien là l'objet de la négociation européenne, dont vous me demandez le fondement. Ce fondement a été la neutralité technologique. Obtenir un CFD au niveau européen, c'était obtenir une stricte neutralité technologique entre les énergies renouvelables et le nucléaire. En d'autres termes, quel que soit le mode de régulation national que nous choisissions, il était essentiel d'avoir un texte parfaitement miroir entre le renouvelable et le nucléaire, et de permettre à tous nos successeurs d'utiliser les deux leviers avec les mêmes règles du jeu. Il s'agissait là d'un objectif intangible.
Il faut donc bien comprendre que, alors que nous étions assez avancés au niveau national et que l'option de régulation que nous avions en tête ne privilégiait pas le CFD, nous voulions néanmoins obtenir ce gain dans la négociation sur l'organisation du marché de l'électricité (Electricity Market Design).
D'une part, qui dit CFD dit plancher et plafond. En conséquence et quelle qu'eût été l'issue de la négociation, le fait d'avoir un de ces deux éléments nous permettait d'étayer notre régulation. D'autre part, il était essentiel pour nous de faire reconnaître ce réalignement entre énergies renouvelables et nucléaire.
Vous connaissez par ailleurs nos objectifs dans la négociation du marché de l'électricité. Le premier est de déconnecter les prix du gaz de ceux de l'électricité, afin d'éviter les envolées que nous avons connues en 2022. Le deuxième est de donner de la visibilité sur les prix de long terme. C'est ce que permet le texte, au travers de tous les instruments que nous utilisons. Je pense au CFD, au Power Purchase Agreement (PPA), aux obligations de couverture ou encore au mécanisme de capacité. Le troisième objectif, enfin, est de sécuriser les approvisionnements électriques du continent européen.
Sur le plan national, nous voulons décarboner notre consommation d'énergie qui, je le répète, est fossile à 60 %, mais aussi anticiper la fin de vie de nos réacteurs nucléaires. Car même si nous repoussons au maximum l'échéance de durée de vie en sécurité, l'effet falaise de fin d'exploitation de nos réacteurs construits dans les années 1970 et 1980 ne manquera pas d'arriver. Cela s'anticipe, s'agissant de cycles industriels très longs. Cela nous a amenés à organiser une relance importante du nucléaire et, dans le cadre de cette relance, à prendre 100 % du capital d'EDF.
Ce point est important dans la discussion, car il permet d'aligner tous les intérêts. J'entends la question sous-jacente sur les discussions entre EDF et l'État. Je rappelle qu'EDF est à 100 % aux mains des Français et de l'État : tout profit réalisé par l'entreprise revient dans les comptes de l'État. Il est important de l'avoir en tête, car cela empêche des intérêts particuliers privés, même minoritaires, de contester la solution retenue au motif qu'elle serait prise pour des raisons financières de court terme et d'invoquer un abus de majorité. L'État porte évidemment dans ses décisions un regard de long terme en matière de gestion actionnariale de l'entreprise.
Je ne reviendrai pas sur le lancement du programme de construction de six EPR 2 et la mise à l'étude de huit EPR supplémentaires, sur les investissements majeurs dans l'aval du cycle ou encore sur les nouvelles générations de réacteurs sur crédits publics, qui mettent aussi en jeu des crédits venant d'EDF. Ce dernier point est tout de même important, puisque la trajectoire d'investissement d'EDF pour étayer notre politique énergétique suppose une augmentation sensible des investissements de l'entreprise en matière de prolongation des centrales, de nouveau nucléaire, de nouvelles technologies nucléaires SMR (petits réacteurs modulaires), éventuellement sur l'aval du cycle - ils en sont comptables - ou encore sur les réseaux. Autant de raisons qui jouent sur les choix de régulation.
L'accord que nous avons recherché visait à préserver à la fois la compétitivité de notre industrie - c'est la raison pour laquelle nous avons poussé les contrats d'allocation de production nucléaire (CAPN) - et la stabilité des prix pour les ménages - d'où le souhait d'une solution offrant une couverture non pas partielle, mais maximale des volumes. L'épisode de 2022, où la couverture des volumes à 70 % a conduit aux prix que nous avons connus, a bien montré que ce niveau de couverture n'était pas suffisant.
Nous avons également cherché à donner à EDF la possibilité de stabiliser sa dette, condition nécessaire pour qu'elle augmente ses investissements, conformément aux objectifs que nous lui avions fixés pour conduire la trajectoire collective de notre stratégie électrique.
Dans le cadre de cette négociation, j'ai été particulièrement sensible aux aspects de performance industrielle et de long terme. J'ai tiré les leçons du fait que, dans des négociations antérieures, des approches financières ou comptables avaient obéré ces éléments essentiels de performance industrielle de notre bras armé énergétique.
Nous sommes donc parvenus à un accord de responsabilité, qui garantit un prix de l'électricité nucléaire moyen autour de 70 euros du mégawattheure. Ce prix a fait l'objet de simulations multiples et variées de la part des services de l'administration.
Les scénarios de prix ont été étudiés en tenant compte de scénarios d'investissement d'EDF et une double évaluation a été menée sur le risque et la soutenabilité de la dette. En effet, la particularité d'EDF est que le niveau de sa dette peut devenir infinançable à partir d'un certain seuil, quels que soient les équilibres économiques de l'entreprise. Comme vous le savez, les banques n'ont pas le droit d'aller au-delà d'un certain montant de financement. EDF est donc un objet qui pourrait devenir trop gros pour être finançable sur les marchés européens, et cela pose problème.
Une autre contrainte à prendre en compte était, dans le scénario de régulation, la nécessité d'assurer la compétitivité des électro-intensifs, des hyper électro-intensifs et de chaque catégorie de consommateur.
Enfin, troisième élément, nous avons recherché la robustesse juridique et fait en sorte que la mise en oeuvre de l'accord soit « tenable ». À cet égard, nous avons été sensibles à la dimension aide d'État. Fixer un plafond, c'est possible et ce n'est pas une aide d'État ; à l'inverse, fixer un plancher, cela revient à accorder une aide d'État.
Puisque vous m'interrogez sur mes discussions avec la Commission européenne, je veux préciser que la Commission européenne qui traite de la négociation sur le marché d'électricité n'est pas la Commission européenne qui traite des aides d'État. Les discussions assez complètes que nous avons eues sur le marché de l'électricité ont abouti à l'accord que vous connaissez. Le fait que ce texte prévoie des CFD est évidemment une sécurité et une très bonne nouvelle pour la France. Pour autant, si la France voulait mettre en place un CFD, une deuxième négociation pourrait tout de même s'ouvrir sur son niveau de prix. Et il faudrait alors prouver qu'il ne s'agit pas d'une aide d'État en direction d'EDF.
Sur ce sujet, la Commission européenne nous a dit qu'elle ne pouvait pas se prononcer tant qu'elle n'avait pas pris connaissance de notre projet. En tout état de cause, les points de vue qui ont fondé nos positions sur Hercule n'ont pas évolué. Je vous confirme qu'un CFD serait considéré comme une aide d'État pour EDF. Puisqu'il s'agit d'une protection contre la baisse des prix, il est difficile de le qualifier autrement. Sur ce point, c'est avec une autre instance, la direction générale de la concurrence (DG Comp), que les services devaient négocier.
Un des éléments importants à nos yeux était la prise en compte de la position des acteurs alternatifs. À cet égard, nous avons mis en place une régulation qui tire les conclusions de l'Arenh. Finalement et contrairement à l'objectif initial, l'Arenh n'a pas donné lieu - les différentes auditions de cette commission l'ont bien montré - à des investissements importants de la part des alternatifs. Pour notre part, nous voulions pousser ces derniers à prendre des risques. De fait, la régulation que nous avons proposée pousse les alternatifs à investir sur le marché de l'électricité, à développer leurs propres facultés de production et à dépasser leur simple rôle de commercialisateurs.
Nous voulions également pousser EDF à mener une politique de commercialisation qui l'oblige à proposer les meilleurs prix aux différentes catégories de consommateurs en fonction de leur profil de consommation. On sait en effet que les électro-intensifs - en tout cas certains d'entre eux - ont l'avantage de pouvoir lisser leur consommation sur l'année, voire de l'effacer. Cet aspect doit être valorisé contractuellement et le système que nous avons retenu laisse plus de latitude pour proposer des contrats adaptés, valoriser le partage de risque, la sobriété ou la modulation de la consommation électrique, et donc redonner de la compétitivité aux industriels.
Dernier point sur la régulation, nous avons veillé à ce que celle-ci profite directement au consommateur. Un point de contention dans la mise en oeuvre de l'Arenh a été le fait de laisser au fournisseur alternatif le soin de renvoyer le bénéfice de l'Arenh vers le consommateur. Dans la régulation que nous retenons, le bénéfice est directement rendu au consommateur par l'intermédiaire de l'État. Il n'y a donc pas d'autre intermédiaire et cela permet d'éviter les situations ambiguës qui ont pu susciter des interrogations, notamment de la part de votre assemblée.
Les niveaux de prélèvement ont été fixés pour protéger le consommateur contre des prix très élevés. Ainsi, un prélèvement de 50 % des revenus supplémentaires sera effectué au-delà d'un premier plafond fixé à 80 euros du mégawattheure.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - 78 euros !
Mme Agnès Pannier-Runacher. - J'arrondis, si vous me le permettez, monsieur le rapporteur. Un deuxième seuil, autour de 110 euros, donnera lieu à un prélèvement de 90 %. Ces deux niveaux sont le résultat de nombreuses simulations et discussions au sein des services de l'Agence des participations de l'État (APE) et de la direction générale de l'énergie et du climat (DGEC), qui ont été mandatées pour faire tourner ces scénarios. Ces deux ancres ont été jugées comme étant les plus raisonnables par rapport aux trajectoires que nous avions en main : trajectoires d'investissement pour EDF, de prix pour les différentes catégories de consommateurs et d'anticipation de marché.
Notre objectif au travers de cette régulation était de pousser les prix à la baisse sur les marchés à moyen terme. De fait, nous constatons cette évolution aujourd'hui. Ce serait aller vite en affaires, peut-être, que d'attribuer cette baisse à la régulation, mais cette dernière a probablement contribué à ce que les prix de marché se situent actuellement entre 70 euros et 80 euros pour 2026, 2027 et 2028.
Il est d'ailleurs intéressant de noter que ces niveaux de prix n'étaient pas envisagés dans nombre de simulations. Pour ma part, j'avais signalé lors de la discussion que les prix de marché étaient certes élevés, mais qu'ils pouvaient aussi baisser rapidement. L'enjeu réside dans la croyance du marché sur les prix de long terme. Plus les prix sont de long terme, plus ils convergent vers les coûts de production réels des actifs. C'était bien là notre objectif : déconnecter les prix des signaux des prix fossiles.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. -Vous dites que le groupe EDF a été nationalisé et qu'il représente l'État. Notre expérience de sénateurs et d'élus locaux montre bien pourtant que l'État n'a pas toujours une position unique, ce que nous déplorons souvent. De fait, les positions du Gouvernement et d'EDF ont pu être différentes. Je l'ai constaté d'ailleurs dans la négociation sur la régulation post-Arenh : au départ, les visions étaient assez éloignées, puis elles se sont progressivement rapprochées en vue de parvenir à un accord.
Vous dites que « l'accord » garantit un prix moyen à 70 euros. Je mets ici des guillemets, car personnellement je n'ai pas vu de documents signés - à peine une feuille volante contenant quelques éléments - et rien n'a été voté. Je ne vois pas en quoi, d'après ce que j'ai pu en lire, cet accord informel pourrait garantir un prix moyen de 70 euros. Il s'agit simplement d'un objectif de prix moyen.
Par ailleurs, avez-vous rencontré le directeur général de la concurrence à Bruxelles ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Non, je ne l'ai pas rencontré personnellement, mais des membres de mon équipe ont participé en décembre dernier à une réunion sur ce sujet particulier.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - En adoptant un CFD, le risque aurait été, en effet, que des contreparties soient demandées à EDF. Mais si l'on a négocié un CFD à l'échelle européenne, c'est tout de même pour l'appliquer ! Je m'étonne dans la mesure où, initialement, c'est plutôt la position du Gouvernement qui semblait prévaloir dans les discussions avec EDF. Il y avait une certaine logique, dès lors que l'on négocie et que l'on obtient de Bruxelles une neutralité à l'égard des sources de production, à appliquer le CFD. Nous aurions pu négocier par la suite avec Bruxelles - peut-être en est-il encore temps ? -, sachant que la position de Bruxelles a tout de même bien évolué ces deux dernières années en matière d'énergie.
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Ce n'est pas le cas en matière de concurrence. Comme vous le savez, le droit de la concurrence n'a pas été modifié et sa jurisprudence continue de s'appliquer. Les fournisseurs alternatifs eux-mêmes étaient assez clairs sur la prise en compte de la question de la concurrence loyale et de la contestabilité. C'était d'ailleurs l'un des points mis en avant lors de la consultation publique.
Pour répondre à votre question, le CFD paraissait être dans un premier temps un système offrant une grande stabilité.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Il protégeait aussi EDF de prix de marché trop bas. Dans le système retenu, EDF n'est pas protégée.
Mme Agnès Pannier-Runacher. - C'est précisément parce qu'il protégeait EDF que ce système a déclenché une discussion avec la DG Comp, différente de celle que nous avons pu avoir avec la direction générale de l'énergie qui, pour sa part, valide le principe d'un CFD.
EDF est un cas particulier : aucun autre pays n'a un opérateur dont les moyens de production sont centrés à 70 % sur le nucléaire. Les autres peuvent mettre en place du CFD sur 10 %, 20 % ou 30 % de parts de marché ; pour notre part, nous avons, par construction, un acteur qui, en raison de ses parts de marché, doit montrer qu'il n'abuse pas de sa position dominante au détriment du consommateur. Une position dominante ne qualifie pas un abus, mais il faut montrer l'absence d'abus.
De manière générale, la Commission européenne a toujours privilégié des mesures organisationnelles préalables plutôt que des mesures de contrôle a posteriori pour vérifier que le marché fonctionne bien et qu'aucun acteur dominant ne jouit d'une rente par rapport à ses concurrents au détriment des consommateurs.
Effectivement et de manière relativement informelle - je n'ai pas négocié personnellement cette question du CFD -, il nous a été clairement indiqué que l'interprétation du droit qui avait été faite à l'occasion de l'examen du projet Hercule n'avait pas évolué. Si nos interlocuteurs ne pouvaient pas préjuger de leur position sans avoir examiné le dossier, les principes d'action qui avaient mené à leur analyse au sujet d'Hercule restaient inchangés. Ce point était acquis, quand bien même la DG énergie avait validé le CFD pour le nucléaire. Il s'agit bien de deux choses différentes.
M. Franck Montaugé, président. - Y a-t-il un risque que l'on ne puisse pas appliquer l'accord de novembre 2023 ? Y a-t-il eu une notification de la part de l'État français à la Commission ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Dès lors que ce n'est pas une aide d'État, la notification n'est pas nécessaire.
M. Franck Montaugé, président. - On se soustrait tout de même à une disposition européenne qui prévoit la mise en oeuvre de CFD.
Mme Agnès Pannier-Runacher. - On ne se soustrait pas à cette disposition dans la mesure où elle est facultative. De plus, on peut inférer du texte de la réforme du marché de l'électricité que la mise en place d'un plafond avec redistribution aux consommateurs est permise. Elle constitue même l'une des façons de réguler un marché. Voilà le point que nous pouvons soulever, par parallélisme des formes, sur la mise en place de notre régulation.
Le sujet problématique est celui du plancher. En effet, le plancher de prix bénéficie non pas au consommateur, mais à EDF. Or ce point déclenche le questionnement sur les aides d'État.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Dès lors que l'on a un plafond, on peut penser que l'on peut avoir un plancher...
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Certes, mais ce n'est pas la même question. Le plafond protège le consommateur - c'était notre objectif - quand le plancher protège EDF. Nous avons considéré qu'un plancher ouvrirait un dossier d'aide d'État, avec un risque d'aboutir, si la Commission le demandait, à des schémas tels que ceux qui avaient été évoqués au moment d'Hercule.
Je précise que je suis très attachée à ne pas désoptimiser industriellement l'entreprise EDF : il y a une certaine valeur à avoir un acteur industriel qui sache utiliser différents types de technologies de manière intégrée. Compte tenu des dossiers que j'ai pu traiter et de mon expérience privée en la matière, je suis particulièrement consciente du risque que représente la désoptimisation. Ce n'est pas parce que deux acteurs s'accordent merveilleusement sur le marché qu'ils peuvent utiliser les actifs de la manière la plus favorable pour le consommateur. J'assume cette position, qui est à la fois politique et industrielle.
Nous avons pris une position politiquement difficile. Il aurait été beaucoup plus confortable, sur le plan de la communication, de mettre en place un CFD ; plus confortable également pour les fournisseurs alternatifs, qui auraient pu s'appuyer dessus pour redéployer leur politique commerciale et, finalement, minimiser leur prise de risque ; beaucoup plus confortable aussi pour l'État, qui aurait pu imposer un prix. Cela aurait été en outre rassurant pour le consommateur et encore plus pour les industriels.
Nous avons pris le risque politique de privilégier une solution qui, de notre point de vue, protège mieux les intérêts des Français à long terme, en obligeant les acteurs à sortir de leur zone de confort et à conclure des accords à moyen terme sur leur approvisionnement électrique. L'horizon n'est plus à un ou deux ans, mais à trois, quatre, cinq, voire dix ou quinze ans pour les acteurs qui peuvent le faire.
Comme nous avons été prudents, nous avons prévu une clause de revoyure, de façon à obliger EDF à accélérer ses négociations - la question se posait également de la réalité de la conclusion de ces contrats - et à montrer que l'entreprise était capable non seulement de coter des rubans de long terme sur le marché, mais aussi de conclure des accords avec des industriels.
Le fait qu'EDF démarre ses négociations à trois, quatre ou cinq ans, obligeait les fournisseurs alternatifs à regarder ce qu'ils étaient capables de faire en s'appuyant sur les rubans cotés par EDF à trois, quatre ou cinq ans. Cela oblige tout le marché à se mettre en mouvement, à penser investissement à long terme, et engage les industriels comme les fournisseurs d'énergie dans une optique de moyen ou long terme.
Je reconnais qu'il y avait là une prise de risque politique et nous nous sommes précisément donné cette clause de revoyure pour nous assurer que la position que nous prenions était la bonne. Je n'injurie pas l'avenir. J'ai tous les instruments dans l'Electricity Market Design : non seulement y figure la neutralité intégrale entre les énergies renouvelables et le nucléaire, mais si des successeurs venaient à envisager une autre forme de régulation, si le marché devait se transformer et s'il apparaissait que d'autres choix étaient préférables, le texte permet de s'adapter. Comme ce sont des textes que l'on ne révise que tous les quinze ans, je pense que cette sécurité est bonne pour le pays.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. -Nous avons le sentiment que le Gouvernement s'est finalement rangé aux arguments d'EDF. Je ne dis pas qu'il ne fallait pas le faire, j'ai simplement l'impression que c'est la tournure qu'a prise la négociation. Un plafond, cela protège le consommateur, mais cela sanctionne aussi EDF, en privant l'entreprise de recettes supplémentaires. À l'inverse, un plancher protège EDF, mais sanctionne finalement le consommateur, qui ne peut pas bénéficier de prix de marché plus bas.
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Rien n'empêche le consommateur de bénéficier de prix de marché plus bas !
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Il y a de la protection et de la sanction dans les deux sens, c'est une question de contrepartie. Je ne comprends pas ce raisonnement par rapport à Bruxelles et à la concurrence. Il est un peu facile, me semble-t-il, de ne regarder que le plancher, et pas le plafond. Il faut trouver un prix qui permette à EDF d'investir et qui soit en même temps suffisamment stable et compétitif.
Ne pensez-vous pas qu'il soit possible de demander à la direction générale de la concurrence des éléments supplémentaires sur sa façon d'analyser les aides d'État dans le cadre d'un CFD ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Vous m'interrogez sur le plafond. La contribution sur la rente inframarginale de la production d'électricité que vous avez mise en place et votée au Parlement est, à peu de choses près, identique. Ce dispositif n'était pas absurde : bien que compliqué et bien que mis en place dans le feu de l'action, il s'appuyait sur le même raisonnement. La logique sous-jacente était celle d'un prélèvement sur une rente inframarginale redistribuée ensuite au consommateur. C'est cet aspect que nous avons retenu, et qui n'est jamais que la moitié - la partie haute - du CFD.
La question de savoir si le dispositif devait s'appliquer ex ante ou ex post a suscité également de nombreuses discussions au sein des services de l'État. Une application ex ante donne aux fournisseurs alternatifs de la visibilité sur les prix que pratiquera EDF. Elle leur permet de construire leur politique commerciale en s'appuyant sur EDF pour essayer de faire mieux. Une application ex post laisse un espace de marché qui oblige chacun à prendre plus de risques. Nous avons fait le choix de la régulation ex post. Monsieur le rapporteur, je comprends de votre propos que votre questionnement réside davantage dans l'arbitrage entre une application ex ante et une application ex post que dans l'arbitrage entre un CFD et une autre solution.
L'autre point est le niveau de la régulation du prix. Au travers des documents que vous avez demandés, vous avez pu voir que de nombreux scénarios ont été envisagés. J'ai été sensibilisée à des entreprises qui se sont retrouvées en situation de faillite. Je pense à Dexia - un dossier que j'ai été amenée à gérer en 2008 -, à Technicolor - j'avais dû annoncer au nouveau patron qu'il avait face à lui un mur de dette d'un milliard d'euros à franchir en moins d'un mois -, je pense à d'autres entreprises encore, car il se trouve que lors de mon passage à la Caisse des dépôts et consignations (CDC) et au Fonds stratégique d'investissement (FSI) devenu Bpifrance, j'ai eu à gérer de nombreux dossiers de restructuration. Il y a une chose que j'ai apprise, c'est que l'on est toujours très optimiste sur la gestion de la dette.
Je ne prendrai pas le risque de mettre une société fondamentale dans une politique stratégique pour le pays en risque de dette, a fortiori quand il s'agit d'un gros objet qui, malheureusement, ne peut s'appuyer sur un financement illimité. Quand bien même EDF gère bien son compte de résultat, sa dette atteint quasiment le niveau de celle de petits pays indépendants. Au moment où nous prenons le dossier, les trajectoires vont jusqu'à 80 milliards ou 90 milliards d'euros. Ce n'est pas rien. Cette question a donc été pour moi un élément structurant de la position que j'ai défendue.
En ce qui concerne la façon dont tout cela a été négocié, nous avons beaucoup travaillé sur les différents schémas, CFD et autres. À un moment donné, l'Élysée nous a demandé de lui présenter des scénarios chiffrés, en exigeant, avant d'entrer dans des discussions théoriques, que l'APE, la DGEC et EDF se mettent d'accord sur les chiffres. C'est effectivement en posant les chiffres pendant l'été que les choses ont commencé à s'éclaircir et que certains scénarios n'apparaissaient plus opérationnels, notamment ceux qui nécessitaient, pour sécuriser la trajectoire d'EDF, de vendre les bijoux de famille. Voilà une autre chose que j'ai apprise de mes expériences : considérer que cela « passe » financièrement si l'on vend les bijoux de famille n'est pas une trajectoire opérante. Les bijoux de famille ne se vendent qu'en cas de besoin absolu, pas pour faire face à des risques que l'on n'a pas anticipés. J'assume cette position.
M. Franck Montaugé, président. - À quoi faites-vous allusion en évoquant les « bijoux de famille ? »
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Pour EDF, il peut s'agir de structures à l'international, Edison par exemple, dont la vente pourrait permettre d'alléger la dette et de financer la trajectoire d'investissement. Il me semble que la trajectoire d'investissement doit être financée de manière autoportante.
M. Franck Montaugé, président. - Ou par un découpage ? Je pense à Hercule...
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Non, je veux parler de la vente d'actifs. Ensuite il y a effectivement la question de la désoptimisation à laquelle conduirait Hercule.
Vous m'interrogez sur la position de la Commission européenne. Elle a été, malheureusement ou heureusement, consolidée par des dizaines d'années de jurisprudence. Un travail a probablement été mené pour faire évoluer le droit de la concurrence sur les plateformes numériques, mais sur des actifs plus classiques, les positions de la DG Comp demeurent assez strictes, partagées d'ailleurs par les fournisseurs alternatifs, qui sont les premiers à réclamer des positions strictes en la matière.
Nous avons le même sujet sur la partie hydroélectricité. Vous m'interrogez sur ma préférence entre les trois schémas. S'il existait un schéma unique qui nous convenait, cela ferait longtemps que nous l'aurions déployé. Chacun a ses avantages et ses inconvénients. L'autorisation a le mérite de régler le sujet pour toujours et de donner de la latitude sur les investissements.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Mais l'Europe n'en veut pas...
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Cela nous paraît difficile, mais pas acquis. Sur ce point, EDF a réalisé un travail juridique qui rendait ses responsables raisonnablement optimistes. Ma position a été de dire : « Très bien, mais prouvez-le ! »
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Pourquoi pas la mise en concurrence ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - La mise en concurrence pose le problème de la désoptimisation : en remettant chaque actif en concurrence, vous risquez de désoptimiser la gestion d'une vallée ou d'un ensemble d'actifs électriques.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Des mises en concurrence par vallée sont possibles. Dans une concession, le concédant a tout de même des pouvoirs importants. Il ne s'agit pas d'un marché public traditionnel.
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Je suis parfaitement d'accord.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Pour en avoir fait un certain nombre, la concession laisse une latitude dans le choix des contraintes et des durées.
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Certes, mais vous avez des durées de concession. Le problème de la concession est que ce système est très français ; il fait de nous le mouton à cinq pattes.
Un alignement sur le système d'autorisation aurait une valeur : nous serions traités comme les autres et plus personne ne pourrait venir nous demander des comptes sur la façon dont nous gérons les actifs. Parce que l'autorisation permet de conserver des droits forts sur la gestion de l'actif, nous trouvions cette option intéressante.
Comme vous le savez, la quasi-régie suppose probablement de séparer la gestion de la partie hydroélectrique du reste d'EDF. En l'état d'avancement du projet, une personne qui aurait travaillé dans le nucléaire ne pourrait pas travailler dans l'hydraulique. Vous avez une sorte de muraille de Chine entre les deux. Il s'agit pour moi d'une forme de désoptimisation industrielle.
Je ne dis pas qu'un modèle est meilleur que les autres. Qu'il s'agisse de l'autorisation, de la concession ou de la quasi-régie, chacun présente ses inconvénients et ses avantages. Dans l'ordre des négociations, l'autorisation mérite toutefois d'être regardée de très près.
Chemin faisant, je rappelle que la loi du 10 mars 2023 relative à l'accélération de la production d'énergies renouvelables et la loi de finances pour 2023 ont ouvert la possibilité d'investir dans les concessions à des niveaux qui restent commensurables. Nous ne voulions pas prendre de retard dans les investissements sur la partie hydraulique.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Mais on en prend quand même !
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Un certain nombre d'investissements ont été débloqués. Il faut maintenant se projeter dans le futur.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Cela reste très limité eu égard aux besoins.
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Je vous l'accorde, mais déclencher les investissements est déjà une bonne chose. Il faut ensuite faire les travaux et vous savez comme moi que ces chantiers prennent plusieurs années.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Quelle a été la position des services de la Commission européenne sur les propositions défendues par le ministère sur le passage au régime d'autorisation, en particulier lors de la réunion qui s'est tenue le 15 décembre 2023 entre, d'une part, la direction générale de la concurrence (DG Comp) et la direction générale du marché intérieur, de l'industrie, de l'entrepreneuriat et des PME (DG Grow) de la Commission européenne et, d'autre part, les cabinets de votre ministère, du ministère de l'économie et le Secrétariat général aux affaires européennes ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Il me semble que le compte rendu de cette réunion figure parmi les pièces qui ont été demandées. Je n'étais pas présente à cette réunion, mais son compte rendu me semble fidèle à ce qui m'en a été rapporté.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je ne l'ai pas encore lu. Y est-il indiqué que la Commission européenne s'oppose à l'autorisation ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Cela n'est pas formulé en ces termes. Les représentants de la Commission indiquent qu'ils seront obligés d'instruire le dossier et que cela ne sera pas facile.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - En tout cas, notre interprétation était qu'ils s'opposaient au régime d'autorisation.
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Oui, c'est ça. Voici un extrait du compte rendu : « La Commission s'est interrogée sur la légalité de la cession de gré à gré. » Ce n'est pas tellement l'autorisation qui pose problème, mais la cession de gré à gré des actifs aux actionnaires. Sans surprise, la Commission a une préférence de principe pour une remise en concurrence. C'est ensuite que la question du prix ferait l'objet d'une analyse approfondie, puisqu'on retombe sur la question de l'aide d'État.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - On retombe également sur le montant qu'EDF est prête à investir. L'accord avec EDF prévoit la possibilité d'un reversement de 50 % et 90 % au-dessus de 78 et 110 euros. Pour vous qui avez négocié l'accord, comment fonctionne ce mécanisme ? À quel moment intervient-il ? Ce n'est pas clair du tout, ni pour nous ni pour la Commission de régulation de l'énergie (CRE), que nous avons eu l'occasion d'interroger précédemment.
Pensez-vous par ailleurs qu'il faille contraindre les fournisseurs alternatifs à se doter d'une capacité de production et, si oui, à quelle hauteur ?
Enfin, vous avez évoqué l'endettement d'EDF. Il est effectivement assez important bien qu'il ait diminué cette année grâce aux bons résultats de l'année 2023. Pensez-vous qu'EDF soit en mesure de financer seule le programme du nouveau nucléaire ? Dans le cas contraire, de quelle façon l'État peut-il s'impliquer ? Votre préférence va-t-elle à des avances remboursables ou à la création de filiales communes avec EDF ? Voyez-vous d'autres moyens de financer ce programme ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Le reversement se fait a posteriori obligatoirement aux consommateurs sur la base des 78 euros et des 110 euros.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - En subvention ou en réduction de prix ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Ex ante, sur la base de la consommation connue, le retour au consommateur est fait dans le planning de cession de l'électricité. Une correction est effectuée ex post sur la base de la consommation effective de l'année.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Est-ce qu'EDF tient un compte spécial de compensation ?
Quid des fournisseurs alternatifs ? L'accord leur est-il opposable ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - C'est grosso modo ce que l'on fait avec l'amortisseur : EDF, comme les fournisseurs alternatifs, doit rendre l'argent selon les règles définies par l'État.
Il s'agit d'une redistribution. C'est comme la contribution sur la rente inframarginale, qui repose sur le prix de la mise à disposition du nucléaire.
Si le prix d'électricité vient à atteindre 110 euros, alors que le coût de production du nucléaire est largement inférieur, on prélève la différence entre la borne que l'on s'est donnée et le prix d'électricité constaté, et on le rend au consommateur. Pour les fournisseurs alternatifs, c'est neutre, et pour EDF cela rentre dans la mécanique de leur équilibre.
S'agissant des fournisseurs alternatifs, l'objectif est effectivement plutôt de les amener à devenir producteurs d'électricité, ce qui permet d'avoir une diversité de producteurs et d'augmenter globalement les capacités. Le règlement de marché prévoit une couverture, qui peut être physique, c'est-à-dire par la production, ou financière, c'est-à-dire par le financement d'autres acteurs qui produisent de nouvelles capacités. En tout cas, la réforme du marché de l'électricité intègre bien cette idée de pousser un investissement directement ou indirectement, au travers d'une couverture, dans de nouvelles capacités électriques.
Sur le programme du nouveau nucléaire, compte tenu de l'ampleur de ce programme et de sa durée, tout le monde considère qu'il faut une régulation. Une entreprise privée ne peut pas porter seule ce programme. C'est d'ailleurs ce que l'on voit dans tous les projets nucléaires, qu'il s'agisse d'Hinkley Point C, de Sizewell C, ou du projet tchèque, qui fait actuellement l'objet d'une négociation avec la Commission européenne.
Ensuite, dans les modes de régulation, il y a grosso modo trois possibilités, qui peuvent être combinées.
Vous avez des systèmes de garantie d'État avec des contreparties, ce qui nécessite des véhicules séparés.
Il y a ensuite les bases d'actifs régulés (BAR), qui permettent de faire de la régulation dès le début de la construction et sur tout le temps de la construction.
Il y a enfin les CFD, qui s'appliquent à compter de la mise en route de l'actif.
Nous avons regardé les différents projets antérieurs à l'EPR 2 pour déterminer les avantages et les inconvénients de chaque solution. La combinaison BAR-CFD semble plutôt faire baisser le prix pour le consommateur. Je vous engage à interroger Bruno Le Maire et Roland Lescure sur le sujet.
L'objectif est de diminuer le coût moyen du capital tout en mettant l'opérateur en situation d'être incité à obtenir la meilleure performance possible. C'est la combinaison que nous recherchons.
M. Franck Montaugé, président. - Quid des PPA ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Pas sur ce type de projet, puisqu'un PPA est un contrat entre deux parties privées. Or je n'en connais pas qui sont capables de signer pour une construction de quinze ans et une exploitation de soixante ans. Seule une institution publique ayant pour elle la permanence peut s'engager ainsi.
M. Franck Montaugé, président. - Comment la part de BAR se répercute-elle dans les tarifs ? Je fais le parallèle avec les tarifs d'utilisation des réseaux publics d'électricité (Turpe) pour l'utilisation du réseau.
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Il s'agit d'anticiper la participation du consommateur dans le futur nucléaire et de lisser les coûts sur la durée pour une production d'électricité à un coût compétitif. C'est l'équilibre recherché. La difficulté, dans un projet nucléaire, c'est que 50 % du coût, voire plus, est constitué par le coût de financement.
M. Franck Montaugé, président. - Je ne comprends pas votre réponse. Vous considérez que la BAR est un moyen de régulation et de financement, mais il faut bien une rentrée de fonds pour participer aux investissements en question. Il y va de même pour les garanties d'État ou les CFD. Comment la BAR va-t-elle produire des ressources permettant d'investir ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Au regard du droit européen de la concurrence, la BAR est un des modes de régulation utilisés pour le nucléaire.
M. Franck Montaugé, président. - Comment cela se traduit-il ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Par le financement anticipé, avec des sorties de cash pour accompagner les travaux portés par EDF. Un accord vous autorise à prélever sur le montant de votre actif afin de baisser le coût moyen du capital, puisqu'il y a de la visibilité, le financement pérenne n'étant pas assuré par le privé.
M. Franck Montaugé, président. - D'où vient ce financement ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Du consommateur !
M. Franck Montaugé, président. - On crée donc de nouveaux tarifs du type Turpe pour cet actif spécifique qui ne relève pas du réseau.
Mme Agnès Pannier-Runacher. - C'est dans le prix payé par le consommateur. Il s'agit d'autre chose que le Turpe. Ce dispositif existe déjà dans de nombreux pays.
M. Franck Montaugé, président. - Cela apparaîtra-t-il sur la facture du consommateur ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Le consommateur va de toute façon payer le coût de revient de production de l'électricité. Il y a, d'un côté, des actifs amortis et, de l'autre, des actifs en construction. Ce qui nous pose problème, c'est non pas de payer le coût de revient de l'électricité, mais de payer plus quand il y a une anticipation de rupture d'approvisionnement ou quand le prix des énergies fossiles s'envole, occasionnant des surprofits. Ce sont des systèmes de lissage du financement de la construction de nouveaux actifs importants.
M. Franck Montaugé, président. - Il n'y aura pas d'identification sur la facture du consommateur, si je comprends bien.
Mme Agnès Pannier-Runacher. - La CRE est chargée des différentes régulations.
S'agissant du financement de projets aussi importants, il faut une régulation pour baisser le coût du capital, puisqu'il n'y aura pas de personne privée capable de s'engager sur une telle durée. Cela fait l'objet d'une négociation au niveau de la Commission européenne pour qu'il n'y ait pas d'avantage procuré à EDF qui soit assimilable à une aide d'État. Si c'est l'État qui prend en charge, il y a un véhicule séparé ; si c'est EDF, nous sommes en présence d'un système régulateur qui doit répondre à un certain nombre de règles du jeu. Enfin, le consommateur, de même qu'il paie chaque année le Turpe ou la contribution au service public de l'électricité (CSPE), paie une partie de la BAR, mais le prix correspond bien au coût de production de l'électricité, ce qui est bien notre objectif.
Mme Denise Saint-Pé. - Vous savez que nos agriculteurs ont un rôle majeur à jouer dans la transition écologique. Tout en préservant prioritairement la production agricole, ils peuvent également intervenir dans la production d'énergie. C'est tout l'esprit du récent décret sur l'agrivoltaïsme, qu'il convient de saluer, même si certaines questions importantes comme celle du partage de la valeur restent encore sans réponse.
Concernant la production agrivoltaïque, de nombreux agriculteurs en France, particulièrement dans mon département, souhaitent une intervention de l'État avec des prix garantis de rachat d'énergie, des soutiens financiers pour l'accès au réseau - le coût des branchements est pour beaucoup d'entre eux prohibitif -, ainsi que pour le financement des investissements. Quel est votre sentiment sur ces demandes ?
M. Daniel Salmon. - EDF essaie de passer des contrats de long terme. J'en étais resté à 10 térawattheures vendus. J'aimerais savoir quels sont les objectifs. On voit bien que le contexte a considérablement évolué depuis un an, le prix du mégawattheure ayant beaucoup baissé, contre toute attente...
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Cela faisait bien partie des scénarios que j'envisageais. C'est pour cette raison que mes positions étaient incomprises de certains.
M. Daniel Salmon. - Ce scénario n'était quand même pas le plus probable. De fait, un prix de 70 euros du mégawattheure semble très élevé par rapport aux cours actuels. Je suis conscient de la nécessité d'anticiper, mais les 10 térawattheures vendus ne correspondent même pas à la production d'un EPR. Quels sont les objectifs d'EDF ? Peut-elle les atteindre ?
Si je comprends bien ce que vous nous avez expliqué, ce n'est qu'au moment de la production que les contrats de long terme seront payés. Est-ce assez structurant pour aider EDF à financer son nouveau nucléaire ?
M. Pierre Médevielle. - Vous avez rappelé l'importance du pilier nucléaire dans la crédibilité de notre système de régulation à moyen et long terme. Pouvez-vous nous dire où nous en sommes de l'alliance européenne pour le nucléaire ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Je vous remercie, madame Saint-Pé, de rappeler l'importance de l'agri-photovoltaïque dans notre boîte à outils pour la décarbonation. C'est important tant pour l'énergie que pour l'agriculture. Vous le savez, nous souhaitons faire de la souveraineté alimentaire la priorité absolue, devant la souveraineté énergétique. Aussi, le pilotage de ces installations fera toujours passer la production agricole devant la production énergétique. L'agrivoltaïsme peut être une réponse aux enjeux du dérèglement climatique en protégeant les cultures contre des aléas extrêmes comme des gels tardifs ou la grêle.
J'en viens au modèle d'affaires de l'agrivoltaïsme. Le coût de raccordement est toujours intégré au plan d'investissement. C'est comme de construire sa maison loin d'une route ou d'une autoroute : on ne peut pas demander à la collectivité de construire un élément de réseau supplémentaire pour faciliter ses déplacements. En l'occurrence, il y a déjà un réseau installé, qui est en train de se renforcer. Nous mettons à disposition de ceux qui le souhaitent la carte du renforcement pour faciliter l'installation des projets, mais nous avons toujours à l'esprit l'intérêt général. Or certains raccordements ont moins de valeur que d'autres à cet égard. Enfin, il y a des soutiens de la CRE, sous la forme de contrats de long terme, soit sur appel d'offres, soit sur guichet, qui permettent de donner de la visibilité aux acteurs. Pour les petites installations inférieures à 500 kilowatts, c'est plutôt des guichets ouverts. Pour le reste, il faut répondre à des appels d'offres et la CRE sécurisera les projets qui semblent être suffisamment compétitifs pour participer à notre réseau énergétique global. Sinon, rien ne vous empêche de faire de l'autoconsommation, avec un tarif de rachat prévu à l'avance.
Aujourd'hui, beaucoup des projets mis en oeuvre sont rentables et nous souhaitons plutôt nous assurer que cette rentabilité ne soit pas un prétexte pour augmenter le prix du foncier. Aussi, vous avez raison de pointer la question du partage de la valeur. Cela fait l'objet d'une mission transpartisane à l'Assemblée nationale, avec l'objectif de présenter une proposition de loi dans le courant de l'été. Mon sentiment est qu'il faut favoriser un partage de la valeur réellement orienté vers l'exploitant : il s'agit d'assurer un revenu annexe sécurisant pour l'agriculteur et de faciliter les investissements dans l'agroécologie, sans empêcher les transmissions. C'est la position des jeunes agriculteurs.
Monsieur Salmon, que ce soit la BAR ou un CFD, il s'agit d'un lissage du financement d'un actif nucléaire. Dans le cas de la BAR, on démarre au moment de la construction, le CFD débutant avec l'exploitation, ce qui veut dire que la structure qui investit porte les coûts pendant quinze ans, mais n'a pas la possibilité de les transférer sur le consommateur. Le profil de coût va être différent selon le choix fait : avec la BAR, le prix diminuera progressivement, les amortissements se faisant plus tôt ; le CFD a un profil inverse. Tout est question de préférence pour le présent ou pour le futur. Ce sont deux modalités classiques de financement dans différents pays.
Les contrats de long terme, c'est autre chose : il s'agit d'amener les énergéticiens et les industriels à s'engager dans des contrats de dix à quinze ans, dans le cas des contrats d'allocation de production nucléaire (CAPN), avec une prise de risque sur le niveau de production nucléaire, mais un prix plus compétitif que le marché en moyenne.
En outre, nous avons mis en place des contrats à cinq ans, qui peuvent être offerts soit par des fournisseurs alternatifs, soit par EDF, et qui reposent sur l'obligation d'EDF de mettre un certain volume de nucléaire en cotation à une échéance de quatre ou cinq ans.
Cette vision de long terme est de nature à écrêter les mouvements de marché vers le bas et vers le haut en cas de chocs exogènes - hausse du gaz à cause de la guerre, crise du covid, etc. Avec ce système, on peut, à certains moments, payer un peu plus que le marché, et, à d'autres, beaucoup moins que le marché. In fine, on tend vers un prix au plus près des coûts de production du metteur en marché, lesquels doivent être les plus compétitifs possible. Dans le cas qui nous intéresse, le nucléaire doit être utilisé avec le taux de charge le plus élevé, ce qui est la meilleure façon de gagner en compétitivité. C'est la même logique sur les énergies renouvelables (EnR). Cette injonction à allonger la maturité des contrats est un gage de compétitivité. Les contrats d'un ou deux ans sont trop sensibles aux prix forward, eux-mêmes liés au prix du spot et à la détermination du risque de livraison.
Par exemple, en 2022, le prix s'est envolé au premier semestre à cause de l'augmentation du prix du gaz. Au second semestre, le prix s'est envolé parce que le marché était persuadé qu'EDF ne pourrait pas livrer la bonne quantité d'électricité et qu'il y aurait des délestages ou un black out. Cela n'est pas arrivé, mais nous avons payé collectivement une prime de risque. Avec des contrats à long terme, ce phénomène est lissé.
Pour financer le nouveau nucléaire, nous avons opté pour la boîte à outils BAR-CFD. Bruno Le Maire et Roland Lescure vous donneront les derniers éléments de réponse sur le sujet.
Je reviens aux contrats de long terme. EDF a communiqué début avril sur 671 contrats à quatre ou cinq ans pour 5 térawattheures, avec l'objectif de faire plus. Au mois de novembre, lorsque nous avons travaillé sur la régulation, l'objectif était d'avoir des propositions pour les électro-intensifs et les hyper électro-intensifs qui les poussent à aller vers de plus grandes maturités du type CAPN. Par ailleurs, nous voulions voir les électrosensibles positionnés sur des contrats de long terme, eux-mêmes positionnés sur de la cotation de nucléaire à quatre ou cinq ans, de façon à pouvoir sécuriser le prix qu'ils paient pour leur électricité.
Est-ce que cela marche ? Oui, à condition d'avoir le meilleur en matière de coût de production, ce qui nous renvoie à l'observation de nos voisins. L'Espagne, par exemple, a aujourd'hui un prix très compétitif avec des interconnexions modestes. Je rappelle que ce pays a pris la décision de fermer son parc nucléaire en 2033 ; cette situation peut donc s'inverser.
Pour faire le lien avec la question de M. Médevielle, je rappelle que j'ai porté ce débat sur le nucléaire au niveau européen. J'ai notamment encouragé la poursuite du travail sur la neutralité technologique, y compris sur les financements de la Banque européenne d'investissement (BEI) ou autres. J'ai également souhaité que nous allions jusqu'au bout sur la taxonomie et que nous posions la question de la rémunération des actifs garantissant une sécurité dans le temps. Or ce n'est pas la même chose d'avoir un actif qui produit à la demande ou un actif qui varie en fonction de la météo. Néanmoins, si ce dernier est couplé avec une infrastructure de stockage, il devient un actif pilotable.
Avec l'Alliance du nucléaire, nous avions dès le début mis en garde contre le phénomène suivant : les pics d'hiver sont passés grâce au nucléaire, les EnR étant moins disponibles, mais le prix du nucléaire devient quasiment négatif l'été, car il y a beaucoup de photovoltaïque. Cela tend à dégrader la productivité du nucléaire, son prix étant décoté. Or les actifs nucléaires sont en quelque sorte notre assurance vie. Aussi, nous devons nous prémunir de tout phénomène d'éviction du nucléaire, car c'est cette énergie qui nous permet de garantir l'ensemble de la sécurité d'approvisionnement.
Cette résilience est un des sujets que nous souhaitions mettre à l'agenda de la présidence hongroise. L'autre sujet découle de l'interrogation suivante : est-il légitime qu'un pays arrête des actifs pilotables, a fortiori lorsqu'ils sont décarbonés, sans concertation avec ses voisins ? Vous voyez où je veux en venir... Lorsque l'Allemagne arrête trois centrales nucléaires, elle met en difficulté la République Tchèque, les Pays-Bas et la France, puisque nous pouvons être davantage appelés en l'absence d'autre élément de sécurisation du réseau. Peut-être que les dispositifs de stockage disponibles en Allemagne permettent d'écarter tout danger, mais encore faut-il en faire la preuve et en discuter au niveau européen. Il n'y a pas de raison que quelques pays financent la sécurité d'approvisionnement des autres.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - J'enchaîne sur la solidarité et les interconnexions européennes. Il y a eu, le 4 avril 2022, un problème avec l'Allemagne, qui devait livrer de l'électricité et qui ne l'a pas fait. Vous aviez à l'époque adressé un courrier. Avez-vous reçu une réponse ? Avez-vous été convaincue ? Avez-vous l'impression que cette solidarité européenne a bien jouée ? Pensez-vous qu'il faille renforcer les interconnexions européennes ? Avec quels pays et à quel coût ? Il faut savoir que les coûts sont considérables : en France, on a parlé de 100 milliards d'euros pour RTE et de 100 milliards d'euros pour Enedis ; pour l'Europe, on avance une somme comprise entre 400 milliards et 500 milliards d'euros.
Mme Agnès Pannier-Runacher. - L'expérience nous montre que les interconnexions européennes sont globalement gagnantes pour le consommateur, car elles font baisser le coût moyen du mix énergétique européen.
Par ailleurs, à chaque fois que l'on met en place une interconnexion, Réseau de transport d'électricité (RTE) s'efforce d'identifier qui est gagnant et qui est perdant. Ce sont ces clés de bénéfices différenciés qui vont fixer les coûts de financement de l'interconnexion : avec l'Espagne, par exemple, est-ce du 50-50, du 60-40 ou du 40-60 ? Il faut que les interconnexions soient correctement rémunérées par le pays qui en bénéficie le plus.
Monsieur le rapporteur, vous avez évoqué cette somme de 200 milliards d'euros au total pour la France, à la fois pour les réseaux intérieur et extérieur. C'est un élément clé de notre souveraineté énergétique et de la résilience de nos réseaux qu'il convient de ne pas oublier. Lorsqu'on lisse les financements dans le temps, on s'aperçoit qu'ils sont soutenables pour le consommateur. Ils s'élèvent en effet à seulement quelques euros sur la facture, et non pas à quelques dizaines d'euros.
Vous l'aurez compris, je recommande de faire des interconnexions, à condition que les règles du jeu soient claires. C'est pour cette raison que j'ai écrit à mon homologue allemand le 4 avril 2022 : je ne voulais rien laisser passer ! Dès qu'il y avait une ambiguïté, une mauvaise manière ou une façon d'interpréter les textes qui me semblait défavorable aux intérêts de la France et de l'Europe, j'ai systématiquement fait valoir le point de vue français. Je l'ai fait sur le pourcentage d'EnR dans le mix énergétique global, comme à l'occasion de l'incident du 4 avril 2022. Ce jour-là, il y a bien eu des exportations allemandes, mais pas dans les proportions souhaitées. Je pense qu'il était important de signifier que cette situation n'était pas acceptable. Je peux vous garantir que nous n'avons plus eu de problème par la suite.
En 2022, je peux vous confirmer que, sans interconnexion, nous aurions passé l'hiver avec difficulté et que les prix auraient été encore plus élevés, de même que la prime de risque mise par les marchés sur la capacité à livrer l'électricité aux mois de janvier, février et mars 2023. Celle-ci aurait sans doute été de 2 000 ou de 3 000 euros, plutôt que de 1 000 euros.
Ces interconnexions sont donc vraiment utiles pour la résilience. Ayez en tête qu'il n'existe aucun autre marché dans le monde capable à tout moment de fournir 450 millions de citoyens dans une telle situation de crise. Aux États-Unis, par exemple, lorsque le Texas est en difficulté, aucun autre État ne lui vient en aide ; en Chine, lorsqu'il y a des tensions sur les réseaux, les industries sont sommées d'arrêter leur production. L'Europe dispose d'un atout considérable, qui gagnerait d'ailleurs à être mieux valorisé.
M. Franck Montaugé, président. - Si elles existent, pouvez-vous nous renseigner sur les projections du Gouvernement en matière de coûts de système - production, réseaux, flexibilité, productions nouvelles du type hydrogène, biogaz, etc. - à l'horizon de 2035 et de 2050 ? C'est finalement l'objet principal de notre commission d'enquête.
Par ailleurs, pourquoi le Gouvernement est-il si réticent à mettre au débat la politique énergie-climat et tout ce qui en résulte, comme la stratégie nationale bas-carbone ou la programmation pluriannuelle de l'énergie ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Cela dépend des hypothèses retenues, comme l'ont montré les travaux de RTE et de la CRE...
M. Franck Montaugé, président. - Pouvez-vous être plus précise sur le point d'atterrissage des prix payés par les différents consommateurs français en 2035 ou 2050 ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Il serait très présomptueux de prétendre vous donner des hypothèses crédibles sur le prix que paieront les consommateurs en 2050. Les cinq dernières années nous ont montré à quel point les marchés pouvaient être volatiles.
Dans la stratégie française énergie-climat, nous avons établi des projections à l'horizon 2030-2035...
M. Franck Montaugé, président. - En somme, on ne sait pas trop où l'on va...
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Pour faire court, en dessous de 60 euros, c'est peu probable, compte tenu de nos coûts de production. Nous souhaiterions pouvoir rester entre 60 euros et 100 euros avec les investissements.
Sur le Turpe, les trajectoires sont assez claires.
M. Franck Montaugé, président. - Ce qui m'intéresse, c'est le prix pour le consommateur.
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Le nouveau nucléaire n'emportera pas d'augmentation des coûts considérable.
N'oublions pas la fiscalité. Entre 2010 et 2020, le prix de l'électricité a augmenté de 80 %, 23 % seulement concernant la part électricité pure. Il faut savoir que la fiscalité diminue de manière différentielle entre le fossile et l'électricité. Ainsi, vous avez pu constater que l'augmentation de la taxe intérieure de consommation sur le gaz naturel (TICGN) a permis de maintenir l'écart entre électricité et gaz.
M. Franck Montaugé, président. - En fait, on ne sait pas trop...
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Ayant prêté le serment de dire la vérité devant cette commission d'enquête, je ne m'engagerai pas sur les prix en 2035 et 2050. Il y a des études sur des trajectoires, mais je ne peux vous répondre précisément.
M. Franck Montaugé, président. - Pourquoi ne peut-on en discuter publiquement ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Nous avons travaillé à une stratégie française énergie-climat à horizon 2030-2035, comme nous y obligeait la loi Climat et résilience, avec des perspectives allant jusqu'à 2050. Ce texte a fait l'objet d'une large concertation. Ensuite, deux voies s'offrent à nous : la voie législative et la voie réglementaire, qui imposent toutes deux une concertation et une consultation du public. Je vous renvoie aux ministres chargés de ce dossier pour qu'ils précisent leur vision, mais tout le travail effectué en amont a été assez largement partagé avec les parlementaires, les principaux acteurs et le public.
M. Franck Montaugé, président. - Personnellement, j'estime que le choix du scénario n'a pas été vraiment concerté. RTE a posé six scénarios sur la table, mais nous ne savons pas vraiment vers quoi l'on va.
Mme Agnès Pannier-Runacher. - C'est très précisément dans la stratégie française énergie-climat.
M. Franck Montaugé, président. - Pouvez-vous être plus précise ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Il y aura six réacteurs dans un premier temps, puis huit réacteurs à horizon 2050. La stratégie prévoit les trajectoires de production, les térawattheures et les gigawattheures installés, etc. On ne peut pas être plus précis à l'horizon 2035. Je vous renvoie vers ce document, qui a été publié le 23 novembre 2023.
M. Franck Montaugé, président. - Cela ne règle pas la question du nécessaire débat parlementaire.
Mme Agnès Pannier-Runacher. - C'est autre chose.
M. Franck Montaugé, président. - Non, c'est une question politique fondamentale !
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Je suis d'accord, mais je me permets de vous redire que vous disposez d'éléments précis dans le document que je viens de citer : trajectoires sobriété-efficacité, photovoltaïque, biogaz, éolien terrestre et marin, etc.
M. Franck Montaugé, président. - Nous nous dirigeons donc à l'horizon 2050 vers un mix 50 % de nucléaire et 50 % d'EnR non pilotables.
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Je pense que ce n'est pas la bonne façon de formuler les choses.
M. Franck Montaugé, président. - Expliquez-moi...
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Il n'y a aucun intérêt de savoir si l'on sera à 50-50. Dans le projet de loi initial soumis au Conseil national de la transition écologique, il était proposé de tenir compte, dans l'ordre, des objectifs suivants : baisser les émissions de CO2 ; se mettre d'accord sur la trajectoire de sobriété ; en déduire les besoins de production d'électricité et de chaleur renouvelables. À partir de là, il nous revient d'évaluer ce que nous sommes capables de produire en nucléaire, en tenant compte de nos possibilités industrielles, la différence devant nécessairement provenir des ENR. Notre objectif est de rester souverain en matière de production électrique, avec le plus de pilotable possible et en respectant le principe de neutralité technologique : soit du nucléaire - qui est quand même moins pilotable que le gaz -, soit de l'EnR couplée avec un stockage.
La réunion est close à 17 h 10.