Jeudi 11 avril 2024

-Présidence de Mme Agnès Canayer, vice-président -

Table ronde relative au droit à la différenciation des collectivités territoriales

Mme Agnès Canayer. - Chers collègues, Monsieur le Président, Monsieur le Vice-Président, Madame la Professeure des universités, je voudrais tout d'abord excuser l'absence de Madame Françoise Gatel, Présidente de la délégation aux collectivités territoriales retenue aujourd'hui en circonscription. Il me revient donc la tâche de la suppléer en ma qualité de Vice-Présidente de la délégation et d'accueillir les membres de la commission des lois à laquelle j'appartiens également, invités à cette réunion de notre délégation. Par ailleurs, François-Noël Buffet, Président de la commission des lois, qui prépare actuellement une mission en Polynésie, m'a demandé de le représenter.

Après le succès de la matinée du 4 avril 2024 sur la simplification, nous voici réunis pour parler de différenciation. Ce sujet est lié à celui de la simplification des normes puisqu'il concerne également le pouvoir d'agir des collectivités auquel le Sénat est très attaché. Dans la lettre de mission adressée à Éric Woerth que nous avons entendu devant la délégation le 8 février 2024, ces deux sujets, simplification et adaptation des normes sont regroupés. Notre table ronde s'inscrit dans le cadre d'une mission flash confiée à Françoise Gatel et Max Brisson, née de la volonté d'évaluer la procédure de différenciation que la loi « 3DS » du 21 février 2022 a mise en place à l'initiative du Sénat. Cette loi permet au législateur d'avoir la possibilité, à droit constitutionnel constant, de différencier les règles relatives à l'attribution et à l'exercice des compétences applicables au sein d'une même catégorie de collectivités territoriales. L'application de ce principe de différenciation est adossée à une disposition spécifique. Les départements et régions ont ainsi la faculté de saisir le Premier ministre et les assemblées parlementaires de demandes de différenciation territoriale fondées sur des différences objectives de situations par rapport aux autres collectivités. À ce stade, deux constats s'imposent. Premier constat : trois collectivités ont entamé une démarche de différenciation, la région Occitanie en novembre 2022, le département de la Lozère en février 2023 et la région Île-de-France en octobre 2023. La Bretagne a engagé une démarche similaire et devrait saisir le Premier ministre dans les prochains mois. Deuxième constat : aucune des trois collectivités pétitionnaires n'a reçu de réponse du Premier ministre à ce jour.

La commission des lois a engagé un travail sur cette question de la différenciation territoriale. Elle était intervenue dans la loi « 3DS » pour approfondir à droit constant les possibilités de différenciation, en autorisant les Établissements Publics de Coopération Intercommunale (EPCI) à déléguer leurs compétences à un département ou une région dans le cadre d'une délégation dite ascendante, et en permettant des transferts de compétences à la carte des communes vers les EPCI auxquels elles appartiennent. En second lieu, le groupe de travail présidé par le Président du Sénat a adopté, le 6 juillet 2023, 15 propositions ambitieuses pour rendre aux élus locaux leur pouvoir d'agir. Parmi celles-ci figure l'impératif de franchir une nouvelle étape de différenciation dans l'unité de la République. Afin de traduire ces propositions, une proposition de loi constitutionnelle, dont le premier signataire est le Président François-Noël Buffet, a été déposée le 22 mars 2024. Ce texte renforce la capacité d'adaptation des normes et compétences aux spécificités des territoires.

Nos intervenants vont nous apporter leurs expériences et leurs éclairages sur ces questions.

Mme Géraldine Chavrier, Professeure des universités à l'École de droit de l'Université de la Sorbonne. - En premier lieu, je voudrais signaler un conflit d'intérêts, puisque j'ai accompagné le conseil régional d'Île-de-France pour la formulation juridique de ses propositions et que je vais potentiellement accompagner une autre collectivité. Néanmoins, j'interviens ici à titre universitaire et de façon totalement indépendante. Je voudrais rappeler que si les projets de loi renvoyaient plus souvent au pouvoir réglementaire local d'application des lois qui encadre l'exercice des compétences des collectivités, la différenciation se ferait très naturellement et nous n'aurions pas à en discuter. Ainsi, je salue la proposition de loi constitutionnelle du Sénat qui permettrait de limiter l'intervention du Premier ministre dans ce domaine aux cas où il y serait habilité par la loi.

En attendant, les collectivités peuvent demander une différenciation de leurs compétences par rapport à d'autres collectivités de la même catégorie ou une différenciation du cadre juridique qui encadre l'exercice de la compétence. L'article 1er de la loi « 3DS » de 2022 dispose que : « Dans le respect du principe d'égalité, les règles relatives à l'attribution et à l'exercice des compétences applicables à une catégorie de collectivités territoriales peuvent être différenciées pour tenir compte des différences objectives de situations dans lesquelles se trouvent les collectivités territoriales relevant de la même catégorie, pourvu que la différence de traitement qui en résulte soit proportionnée et en rapport avec l'objet de la loi qui l'établit ».

Ce cadre juridique est très contraint, pas seulement parce qu'il faut demander une différenciation fondée sur une différence de situation objective en vertu du principe constitutionnel d'égalité. En effet, concernant la différenciation des normes qui encadrent l'exercice des compétences, la diversité géographique, démographique, sociale, etc. ne posera probablement pas de difficulté. Cependant, en plus de la différence de situation demandée, le traitement doit être proportionné à cette différence. Or, jamais depuis 1979, le Conseil constitutionnel n'a demandé qu'elle soit proportionnée. Au contraire, il a toujours exercé un contrôle normal, et non un contrôle approfondi de proportionnalité, pour laisser une marge de manoeuvre au législateur. Cette angoisse fantasmée de violation du principe d'égalité est à l'origine d'une autre restriction établie lors de l'élaboration de la loi « 3DS ». Ainsi, contrairement au Conseil constitutionnel, la loi n'autorise pas la différenciation fondée sur un motif d'intérêt général en lien avec l'objet de la loi. Ce principe est très préjudiciable. En effet, une région et un département pourraient s'accorder sur une répartition différente de compétences pour une meilleure rationalisation, ainsi qu'une efficacité de l'action publique et soumettre cette demande au législateur. Cette situation représenterait un intérêt général en lien avec l'objet de la loi, mais pas une différence de situation objective. De façon générale, hormis pour quelques cas particuliers tels qu'une région capitale ou une région transfrontalière, motiver un transfert de quelques compétences par la différence de situation en métropole sera plus difficile que de motiver un encadrement juridique plus adapté aux territoires. Pour contourner cette difficulté, une expérimentation doit être demandée, à l'issue de laquelle la compétence pourra être conservée. Néanmoins, il sera nécessaire de l'étendre aux collectivités présentant une situation analogue. Ainsi, les conditions apparaissent paradoxalement plus restrictives qu'avant la loi « 3DS ». En effet, en juillet 2004, le Conseil constitutionnel avait déjà autorisé des transferts de quelques compétences différant entre collectivités de même catégorie. En 1995, le Conseil constitutionnel avait déjà autorisé les différences de normes permettant de réaliser le principe d'égalité en tenant compte des différences de situation. Par ailleurs, depuis la loi NOTRe, un seul conseil régional pouvait proposer des modifications ou des adaptations des compétences d'organisation et de fonctionnement. Si un seul conseil régional le demande pour ses compétences, il s'agit de différenciation, mais toutes ces contraintes que nous venons de citer n'existaient pas. Évidemment, le principe d'égalité doit être respecté. Nous constatons ainsi que l'application de la jurisprudence constitutionnelle est plus permissive que la loi « 3DS ». En 2022, le législateur ne s'est pas rendu compte qu'il s'agissait de différenciation, car, reprenant cette disposition sur l'adaptation des compétences, l'organisation et le fonctionnement, il précise qu'elles peuvent porter sur la différenciation. La procédure de demande de modification utilisée par les régions pour demander des différenciations est étendue aux départements. De leur côté, les communes ne disposent pas de procédure de demande de différenciation fondée sur une différence de situation objective. Or la catégorie des communes, qui compte plus de 35 000 unités, présente le plus de diversité. Le droit municipal est d'ailleurs aujourd'hui le plus varié. Dans le cadre de la procédure de différenciation, les collectivités délibèrent de façon motivée, saisissent le Premier ministre et le préfet, puis les Présidents de l'Assemblée nationale et du Sénat quand une loi est mise en cause. Une circulaire passée inaperçue propose une adresse e-mail dédiée pour faire remonter les propositions auprès du secrétariat général du gouvernement.

Le Conseil d'État avait indiqué, dans un avis, que la meilleure approche pour la différenciation était de commencer par une expérimentation. Une région peut ainsi proposer une modification de son organisation, de son fonctionnement ou de ses compétences à titre expérimental. Ainsi, pour une même demande, deux procédures existent, l'une concernant la remontée et le traitement de la différenciation et l'autre pour l'expérimentation. Il reste donc des difficultés à résoudre. In fine, le Premier ministre accuse réception de la demande, mais n'est pas contraint de répondre. Le Conseil constitutionnel a toujours expliqué que le législateur ne pouvait pas forcer le Premier ministre à répondre sans violer le principe de la séparation des pouvoirs. Un rapport annuel rendu public indique les suites données à ces propositions. Il permet, si le Premier ministre ne répond pas, d'être informé des demandes et des actions entreprises.

Les collectivités n'ont pas montré un grand intérêt pour ces dispositions, ce que j'attribue à deux raisons. D'une part, le transfert de compétences matérielles entre collectivités est très complexe à mettre en oeuvre. Ce genre de disposition requiert une perspective à moyen terme, car elle demande du recul, de l'appropriation et de la réflexion. D'autre part, et cela s'avère plus inquiétant, les collectivités ne savent pas toujours préciser les actions à mener. En effet, en matière de normes, elles se sont trouvées dans une situation de « mineures de la République », car l'État a toujours eu la main. Les collectivités sont ensevelies sous des normes. Quand une compétence ne les satisfait pas, elles ne pas toujours capables d'identifier exactement ce qui pose un problème dans le texte d'un décret puisqu'elles n'ont pas elles-mêmes rédigé ces normes. Il serait préférable qu'elles utilisent leur pouvoir réglementaire d'application des lois qui leur permettrait d'établir sur mesure leur encadrement pratique avec un cadre législatif unitaire.

M. Loïg Chesnais-Girard, Président du conseil régional de
Bretagne
. - Je suis ravi d'être parmi vous aujourd'hui. Je regrette l'absence de Françoise Gatel, mais je la retrouverai très vite en Bretagne. Les travaux qu'elle mène nous intéressent, puisque son expérience d'élue locale permet de remonter dans cette assemblée, les envies et les besoins exprimés par les élus locaux au service de la République. La Bretagne est une région de la République, fière de l'être et en aucun cas, elle ne cherche à sortir du projet républicain. Bien au contraire, par les travaux que nous menons depuis plus de dix ans, elle cherche à proposer des solutions pour permettre aux collectivités d'assumer encore mieux leurs responsabilités, et d'offrir aux citoyens des réponses aux situations particulières qu'ils vivent.

Les résidents des îles bretonnes, du centre de la Bretagne, de Brest ou de Fougères mènent une existence bien différente de ceux qui habitent en Île-de-France, en Corse ou dans les Pyrénées. Nous possédons des singularités, des identités, des cultures intimement entremêlées depuis de nombreux siècles avec la République. Nous avons conscience des angoisses et des peurs. L'enjeu consiste à conserver cette ambition collective. Si les diverses collectivités ne disposent pas des opportunités adéquates, il est inévitable qu'à un moment donné, la confiance soit perdue. Une forme de crise démocratique profonde guette et je ressens une forme de dépression démocratique. Il s'agit d'une réalité quotidienne qui se manifeste notamment par l'abandon des élus locaux et révèle une forme de désespoir, non liée à leur courage face à la tâche, mais plutôt à l'impression de manquer de leviers d'action. Nous avons déposé de nombreux rapports votés dans notre hémicycle : sur la décentralisation en 2014, sur la différenciation en 2019 et sur la fiscalité à la fin de la dernière décennie. Récemment, j'ai eu l'honneur de remettre au Président Larcher, à la Première ministre Élisabeth Borne et à la Présidente de l'Assemblée nationale, un rapport intitulé « Une République des territoires aux fondations démocratiques fortifiées ». Nous proposons, non pas une solution bretonne pour la Bretagne, mais une solution bretonne pour la République et les collectivités.

L'objectif de la région Bretagne n'est pas de concentrer des compétences et d'en prendre à d'autres collectivités, mais de leur offrir des solutions pour qu'elles puissent assumer toutes leurs responsabilités, ou des responsabilités nouvelles discutées avec le gouvernement. Nos spécificités doivent être reconnues pour raffermir le lien démocratique avec nos concitoyens et garantir que les sujets qui leur tiennent à coeur soient pris en considération. Cette reconnaissance pourrait également conduire à des économies en permettant une répartition plus précise des fonds publics dans les territoires en fonction des besoins.

J'aimerais vous parler de l'exemple du Pinel breton obtenu directement du Premier ministre Édouard Philippe dans le contexte de crise régionale due à l'abandon du projet Notre-Dame-des-Landes. Nous avions obtenu d'Édouard Philippe, l'écriture d'un contrat de confiance renouvelé, puisque des promesses non tenues avaient mené à une perte de confiance. Nous avons pu poser quelques actes de différenciation dans ce nouveau pacte de confiance baptisé « Contrat d'action publique pour la Bretagne », comme si notre différence objective résidait dans la situation de crise. Les deux situations dans lesquelles nous avons obtenu des avancées sont de fait relatives à deux moments de crise. Ainsi, à la suite du mouvement des Bonnets rouges commencé en 2013, Pierrick Massiot, alors Président de la région et le Premier ministre Jean-Marc Ayrault ont signé un contrat, le « Pacte d'avenir pour la Bretagne » qui a permis de retrouver une dynamique avec toute la société civile organisée. Ce pacte d'avenir présentait un certain nombre de points sur lesquels nous demandions une différenciation, afin de pouvoir agir dans les domaines de la culture, de l'eau (en raison du problème des algues vertes), du logement ou de l'agriculture pour la souveraineté alimentaire. À la suite de l'abandon du projet Notre-Dame-des-Landes, nous avons obtenu quelques avancées, dont ce Pinel breton. Je me souviens parfaitement bien des échanges avec le Premier ministre, qui, fort heureusement, avait été maire, car la mise en place du Pinel breton, nous donnait l'impression de déchirer la République, alors même que l'objectif était de donner la main, non pas au Président de région, mais aux élus bretons assistés du préfet pour qu'ils définissent les espaces dans lesquels le dispositif Pinel pourrait s'appliquer. Pour éviter de susciter l'effroi de Bercy, nous avions proposé de mener ce dispositif en respectant le budget alloué à la Bretagne. Les élus locaux, en accord avec Bercy, ont ainsi transféré des dispositifs Pinel rennais à Brest et malouins à Fougères. Nous avons respecté le budget prévu, et nous avons pu accompagner les territoires. Je me souviens que des conseillers du Premier ministre nous accusaient de dévoyer la loi et de déchirer le pacte républicain. J'ai été heurté par les remarques de personnes sincères affirmant qu'un délitement de la République était en cours durant cette période de crise et que le Premier ministre, supposément faible, accordait des faveurs à la Bretagne.

Au regard des rapports produits depuis par l'État, j'estime que nous avons eu raison de mettre en place ce dispositif. Les fonctionnaires de l'État en Bretagne et les élus locaux ont bien travaillé. Par ailleurs, dans la mesure où les élus ont déterminé eux-mêmes les communes éligibles, aucun d'entre eux ne va demander au ministre de présenter une liste complémentaire de communes. Le ministre se trouve ainsi moins sollicité, et cette organisation représente plus de solution démocratique en local. Quand un maire se montre mécontent, les autres élus lui rappellent que les décisions ont été prises en commun. Les élus luttent ainsi contre le populisme et ceux qui prétendent que la République ne prend pas en compte les territoires. Il est fort à parier que si les critères nationaux avaient prévalu, les communes de Fougères, Concarneau ou encore Rostrenen n'auraient pas été éligibles au dispositif Pinel. Les résidents qui ont pu en profiter sont très heureux. Je tiens également à déconstruire un autre mythe parisien qui considérait certaines communes comme si peu attrayantes que personne ne souhaiterait y investir. Je considère que cette vision, dégradante tant pour les citoyens que pour les élus, révèle un manque de compréhension du territoire.

Cet exemple du dispositif Pinel breton illustre l'effort considérable requis pour faire progresser un projet qui régresse dès qu'on relâche la pression. Aujourd'hui, nous sommes informés qu'il s'agissait simplement d'une phase d'expérimentation et que cette période est désormais révolue. Je trouve cela dommage. De telles avancées ne devraient pas être considérées comme des excroissances à supprimer d'un coup de scalpel à la première occasion. Cela reflète un manque de compréhension concernant le rôle des élus de la République dans les territoires.

Par ailleurs, comme le soulignait Madame la Professeure, le chemin proposé par le législateur pour faire aboutir aujourd'hui cette différenciation est semé d'embûches. Les difficultés sont très nombreuses, le parcours dure plusieurs mois, sans compter un potentiel changement de ministre au cours du processus qui risque ainsi de ne jamais aboutir. Une forme de découragement apparaît. Nous avons l'impression que les textes ont été écrits pour montrer que la différenciation est autorisée, mais le processus est tellement complexe que personne n'y parviendra.

La conférence de la gouvernance de l'objectif Zéro Artificialisation Nette (ZAN) représente un autre exemple révélateur de cette situation insensée. Cette loi a fait l'objet d'évolutions portées par la Sénatrice Françoise Gatel pour ouvrir la possibilité à la différenciation et tenir compte des situations dans les territoires. La Bretagne a été relativement précurseur sur le ZAN. Nous avons passé un temps considérable à obtenir les signatures du nombre d'élus nécessaire pour que le préfet accepte de signer un document autorisant des élus à siéger dans cette conférence régionale afin de donner un avis sur les évolutions du ZAN. Nous avons passé des soirées à rappeler des Présidents d'intercommunalités, pour leur demander de délibérer afin d'atteindre le seuil minimal qui ouvrirait le droit à cette différenciation. Lors de la conférence des collectivités bretonnes, elles étaient toutes d'accord, mais la conférence n'est pas juridiquement en mesure de délibérer. Des délibérations ont donc été menées dans les conseils des 1 200 communes et 65 intercommunalités pour atteindre notre objectif. En citant cet exemple, je souhaite illustrer l'absurdité de certains textes qui, à un moment donné, nous font remettre en question notre bon sens et nous poussent à envisager d'autres choix de vie que celui d'être élu de la République.

Nous voulons continuer à explorer toutes les possibilités de la loi « 3DS ». Nous souhaitons avancer sur de nombreux sujets dans différents domaines tels que le logement, l'économie, ou encore l'eau. Cependant, j'estime qu'il est nécessaire d'adopter un nouvel état d'esprit avant un accident démocratique. Il est indispensable de considérer que tous les élus de la République concourent à l'intérêt général et à l'ambition républicaine pour offrir à nos concitoyens un avenir face au chaos du monde, à la situation géopolitique ou encore aux changements climatiques. Aucun combat ne doit exister entre Paris et les provinces ou entre les collectivités. Les collectivités locales représentent 18 % de la dépense publique.

Il est nécessaire de refonder un pacte républicain montrant aux citoyens que les 500 000 élus, parlementaires, ministres travaillent ensemble avec une ambition pour la République et dans un débat démocratique. Nous ne sommes pas tous affiliés au même groupe politique et nos opinions peuvent différer, mais notre échange reste empreint de valeurs républicaines et nous permet d'avancer ensemble. Si cela ne suffit pas, nous avons proposé de réviser l'article 73 de la Constitution pour offrir plus la souplesse aux collectivités de la République. Cette proposition de la Bretagne, ne vise pas uniquement son territoire, mais toute la République.

Le courrier que j'avais envoyé au Président Larcher pourrait être mal interprété et laisser penser que la Bretagne souhaite se séparer de la République. En réalité, la Bretagne présente une proposition, non pour les régions, mais pour les collectivités, les encourageant à s'organiser et à proposer des évolutions adaptées à leurs spécificités. À la suite, le législateur, dans sa grande sagesse, devra être capable d'accepter que ces évolutions ne mettent pas en péril l'unicité de la République. De mon côté, je serais ravi de venir rendre compte devant le Sénat ou l'Assemblée nationale d'actions que j'aurais pu conduire dans de nouveaux domaines du fait de la différenciation, de l'évolution de la loi, des délibérations conjointes de ma collectivité et de la représentation nationale. Cela serait passionnant et enthousiasmant. J'insiste sur le fait qu'il s'agit selon moi d'un antidote au populisme et à celles et ceux qui annoncent l'arrivée d'un superhéros. Il n'arrivera pas. En revanche, les milliers d'élus qui siègent dans ces assemblées et dans les milliers de conseils municipaux, intercommunaux départementaux régionaux, sont tous des « superhéros » ô combien indispensables à notre République. Ils n'aspirent qu'à servir leurs concitoyens dans l'unicité de la République et souhaitent qu'elle réponde aux aspirations des concitoyens.

M. Jean-François Vigier, Vice-Président du Conseil régional d'Île-de-France, Président du groupe UDI à la Région Île-de-France et Rapporteur de la mission « Pour un choc de décentralisation en Île-de-France ». - Je tiens à remercier la délégation aux collectivités territoriales et de la décentralisation pour son invitation. Que le Sénat s'intéresse à cette saisine de l'État par la région Île-de-France me paraît logique, car nous n'aurions pas pu porter cette délibération sans les Sénateurs. Grâce à vous, nous avons pu exercer ce droit de saisine il y a quelques mois et plus particulièrement, grâce à un amendement de Françoise Gatel, à la loi « 3DS » qui a renforcé la possibilité donnée à une région ou à un département de saisir l'État pour modifier ses compétences dans cette logique de différenciation. Par ailleurs, un amendement du Sénateur Éric Kerrouche a obligé le Premier ministre à répondre aux collectivités exerçant ce droit de saisine via un rapport public annuel. Je tiens à remercier la Chambre haute qui a pleinement joué son rôle, comme à son habitude, de défense des libertés locales. Cette saisine de l'État « Pour un choc de décentralisation en Île-de-France » représente l'aboutissement d'une mission d'une année que m'a confiée notre présidente de région, Valérie Pécresse, afin d'identifier les différences objectives de situations qui caractérisent notre région capitale et qui, selon nous, justifient, soit l'attribution de compétences différentes pour notre collectivité, soit des adaptations de normes législatives et réglementaires en faveur de notre région. Nous avons mené une trentaine d'auditions avec l'ensemble des groupes politiques. Ces démarches ont abouti à 45 demandes de différenciation adoptées par le conseil régional en septembre 2023. L'Île-de-France est donc devenue l'une des toutes premières collectivités à exercer officiellement ce droit de saisine de l'État et la première à embrasser pratiquement tous les sujets gérés par une région. Nous en sommes vraiment fiers. Ces 45 demandes sont contenues dans le rapport de 150 pages dont vous avez pris connaissance et que l'on a travaillé, notamment avec l'expertise de Madame Chavrier en matière de constitutionnalité de différenciation. Évidemment, ces 45 demandes de différenciation concernent uniquement la région Île-de-France. Ce choix totalement assumé provient de notre conviction qu'il faut rompre avec le culte de l'uniformité de la loi. La logique de la différenciation consiste ainsi à rompre avec des cadres et des schémas d'organisation, des pouvoirs publics qui n'ont plus vocation à être dupliqués en Île-de-France et en Bretagne. Telles sont la logique et la philosophie profonde de la loi « 3DS ». En Île-de-France, nous soutenons que les collectivités dotées de statuts particuliers devraient être la norme et non l'exception. Nous estimons que la plupart des collectivités pourraient bénéficier de compétences différenciées adaptées à leurs spécificités territoriales. La commune représente la grande absente de la loi « 3DS ». Énumérer ces 45 demandes s'avérerait totalement fastidieux, mais je vais me concentrer sur les plus saillantes et parfois les plus clivantes. L'idée générale consiste en réalité à proposer à l'État une sorte de pacte qui part du constat que l'État français très fort est devenu excessivement déconcentré, très dépensier et recordman des prélèvements obligatoires. Cependant, cet État est également devenu très inefficace et nos concitoyens expriment de plus en plus leur mécontentement à l'égard de l'action publique. Notre démarche consiste finalement à tendre la main à l'État pour changer totalement la manière dont ce pays est gouverné et aboutir à la situation de tous les grands pays européens, l'État se concentrant sur le régalien, la justice, la police, et laissant plus de liberté aux collectivités pour gérer les services publics. Selon le principe de subsidiarité, l'échelon le mieux placé prend la compétence.

Parmi ces propositions, la plus clivante concerne la régionalisation du Smic et la possibilité pour l'Île-de-France de fixer son montant. Cette proposition a beaucoup heurté, ce qui peut paraître étonnant dans la mesure où le principe d'un salaire minimum national constitue une anomalie. Ainsi, au Japon, les régions fixent le montant du salaire minimum, tandis qu'aux États-Unis ainsi qu'au Canada, ce sont les États, et en Suisse, principalement les cantons. Rappelons également que jusqu'en 1968, le Smic était régionalisé en France. La région Île-de-France estime que nous n'avons plus aucune raison de garder un Smic national en France, car il n'offre absolument plus le même reste à vivre à un actif francilien et à un actif provincial en raison de la disparité du coût de la vie. Je rappelle qu'en Île-de-France, le coût du loyer est supérieur de 40 % à celui des autres régions et beaucoup de personnes travaillant en Île-de-France sont obligées de vivre en marge de cette région.

L'autre proposition très forte concerne la régionalisation des règles de l'assurance chômage en Île-de-France. Nous touchons ici aux limites et aux dangers de l'obsession jacobine pour l'uniformité de la règle de droit. Une règle uniforme nationalement ne tient pas compte des singularités territoriales et creuse les inégalités. Concernant l'assurance chômage, il nous semble très injuste d'appliquer les mêmes règles partout en France, alors qu'il est beaucoup plus difficile de retrouver un emploi dans certaines régions. Ainsi, un cadre dont le taux d'emploi est élevé en Île-de-France bénéficierait d'une indemnisation chômage plus élevée, mais pendant une période beaucoup plus courte. Nous souhaiterions lancer cette expérimentation en Île-de-France, car nous connaissons le tissu économique de notre région. Récemment, le gouvernement a exprimé son intention de réduire la durée d'indemnisation de l'assurance chômage, mais il compte mener ce travail au niveau national. L'Île-de-France trouvera peut-être cette durée d'indemnisation réduite encore trop longue au regard de sa spécificité régionale.

Nos autres propositions concernent notamment :

- la régionalisation des lycées professionnels pour créer de manière plus réactive et territorialiser les filières d'avenir ;

- la régionalisation des centres régionaux des oeuvres universitaires et scolaires (Crous), car les trois Crous franciliens fonctionnent mal tant au niveau de l'internat que de la restauration ;

- la réglementation des véhicules de tourisme avec chauffeur VTC et des taxis. Le fait que l'État réglemente ce domaine représente une particularité française, car la région détient les compétences en matière de tourisme, de développement économique et de transport ;

- la création d'un droit au logement prioritaire rejoint la question du Smic. Beaucoup de nos travailleurs de première ligne dans les domaines de l'éducation, la santé ou encore la sécurité, travaillent en Île-de-France et habitent en marge de notre région. Nous demandons donc le transfert à la région des quotas Dalo (droit au logement opposable).

Deux exemples montrent la présence quotidienne de l'État tatillon et omniprésent. La loi avait laissé aux régions le soin de fixer le nombre de vélos dans les rames de transport en commun, mais le Premier ministre n'a pas pu s'empêcher de prendre un arrêté pour fixer ce nombre. Par ailleurs, les règles de composition des conseils d'administration des lycées doivent-elles être fixées par le Parlement ? Je ne vous présenterai pas plus les demandes que nous avons formulées et vous renvoie à notre rapport.

En conclusion, je voudrais attirer votre attention sur un point extrêmement préoccupant et qui concerne les demandes récemment formulées et obtenues par la Corse. Valérie Pécresse et moi-même avons été extrêmement surpris, voire choqués, que le logiciel gouvernemental sur l'autonomie et la décentralisation ne réponde qu'aux seules aspirations identitaires des élus indépendantistes corses. Je ne remets pas en cause le bien-fondé de leur demande. Deux demandes sont actuellement formulées. Celle que nous portons concernant la loi « 3DS » concerne une différenciation fonctionnelle opérationnelle liée à plus de proximité pour plus d'efficacité. À la suite de cette délibération datant de septembre 2023, nous sommes actuellement en pleine discussion avec le gouvernement. Une quinzaine de nos 45 demandes pourront être examinées. Nous sollicitons régulièrement les cabinets ministériels au sujet du Smic et des transports, mais jusqu'à présent, nous n'avons obtenu aucune réaction. En revanche, le gouvernement s'apprête à donner plus de liberté à une province française, afin de lui conférer davantage d'indépendance. Notre demande porte sur une volonté de mieux servir les habitants dans une République, car la région Île-de-France ne souhaite pas être séparée de la République française. Il est troublant de constater qu'une demande issue d'une loi votée par le Parlement, dont vous avez d'ailleurs largement contribué à l'élaboration, reste sans réponse, alors qu'une demande plus identitaire obtient une réponse beaucoup plus rapide. Si le gouvernement ne prête pas attention aux demandes formulées dans le cadre de la loi « 3DS » ou à celles que formuleront bientôt la région Bretagne et d'autres régions, cela portera un coup très fort à cette loi et à la différenciation qui s'avère la meilleure façon pour une collectivité de répondre aux attentes de ses concitoyens. Je demande donc au Sénat de saisir le gouvernement sur cette question, car il ne faudrait pas décourager définitivement les régions et les départements de formuler des demandes pour mieux servir leurs concitoyens.

Mme Agnès Canayer. - Merci Monsieur le Vice-Président. Vos témoignages révèlent une convergence des enjeux, mais une montée en puissance dans la demande de différenciation. En Occitanie, vous étiez les précurseurs dans les demandes. Quel est l'état actuel de vos projets ?

M. Marc Sztulman, Conseiller régional d'Occitanie. - Je vous remercie d'auditionner la région Occitanie. Je vais être succinct et ajuster mes propos, car ce thème a déjà suscité un consensus, et les intervenants précédents ont déjà largement abordé ce que j'avais l'intention de dire. Le 30 novembre 2022, la Présidente de région Carole Delga avait soumis à Élisabeth Borne une requête portant sur les deux sujets de la santé et de la formation, pour laquelle la région pourrait jouer un rôle prépondérant. Cette demande a été réitérée auprès de l'ancien ministre de l'éducation Pap Ndiaye. Dans les deux cas, nous n'avons obtenu aucune réponse. Outre la frustration qu'il suscite, ce silence soulève des interrogations quant à la véritable faisabilité de la différenciation. Il semble que, bien que l'exécutif ait eu le dernier mot, et que, en pratique, toute possibilité de différenciation soit entravée.

Notre première proposition de différenciation portait sur la question de la santé. La région Occitanie est vaste, comparable en taille à l'Autriche. Elle fait face à de réelles difficultés en matière d'accès aux soins en raison de sa topographie, avec 54 % de son territoire constitué de zones montagneuses. Par conséquent, les distances ne peuvent pas être évaluées « à vol d'oiseau ». Nous avons donc lancé un mouvement d'intérêt public appelé « Ma santé, ma région » qui salarie des médecins et crée des maisons de santé dans des territoires ruraux reculés aujourd'hui en butte à la désertification médicale. Nous avons souhaité approfondir cette thématique en mettant en avant des expertises spécifiques sur des sujets tels que la construction d'hôpitaux, la formation ou encore l'organisation des formations, pour soutenir les territoires abandonnés en matière de santé. Dans certains départements, le temps moyen d'attente pour obtenir un rendez-vous est deux fois supérieur à la moyenne nationale. Malgré cette situation, nous n'avons obtenu aucune réponse à notre demande de différenciation.

Notre deuxième proposition vise à positionner la région comme chef de file en matière de formation. Il ne s'agit pas d'une coquetterie, mais nous savons qu'en matière de politique éducative, plus les enfants sont pris en charge dès leur jeune âge, meilleurs sont les résultats et le retour sur investissement. Nous avons donc demandé que la région accède à la formation des collégiens dès la cinquième, afin de leur permettre de se familiariser et de s'intéresser à la question de leur orientation professionnelle. Il est anormal que l'accès aux stages de troisième ne fasse pas partie d'une politique publique régionale plus vaste. Les élèves issus de milieux défavorisés se retrouvent souvent à effectuer leur stage de troisième dans des établissements comme une boulangerie ou un restaurant kebab, plutôt que dans des cabinets d'avocats ou des petites entreprises, ce qui contribue à perpétuer les inégalités sociales. La région a souhaité être chef de file dans ce domaine et nous avons écrit au ministre, mais nous n'avons obtenu aucune réponse. Ce manque de réponse, d'un point de vue institutionnel, n'apparaît pas très élégant et interroge sur la façon dont sont perçues les collectivités dans leur demande de différenciation. Depuis l'Occitanie, nous avons l'impression que la différenciation n'a pas été abordée par le gouvernement comme une opportunité de permettre aux régions de se révéler dans leur domaine d'expertise afin d'apporter une plus-value à leurs concitoyens. Il est aberrant que le nombre de médecins ou le nombre de places en Unité Protégé de Soins Intensifs (UPSI) en Lozère soit fixé discrétionnairement par l'État sans possibilité d'action de la région. En droit, le silence vaut refus, mais dans le cas actuel du silence de l'administration, il semble que le silence vaille mépris. Madame la Professeure Chavrier a déclaré précédemment qu'en matière réglementaire les collectivités ont été les « mineures de la République », comme si elles n'étaient pas capables de traiter ces sujets de façon cohérente pour nos concitoyens. Or un tiers des présidents de région ont été ministres et leur compétence n'a pas disparu lorsqu'ils ont laissé leur maroquin.

Par ailleurs, cette situation représente pour les régions françaises un risque de disparition de la spécificité régionale vis-à-vis des collectivités des autres pays. Au niveau européen, les länder allemands et les « autonomies » espagnoles disposent d'une capacité d'action, tandis que les régions françaises doivent faire face à l'absence de réponse d'un ministre. La crédibilité de l'Occitanie est en jeu, car en tant que région frontalière, elle interagit avec le pays situé de l'autre côté des Pyrénées, qui peine à comprendre notre situation et même à la conceptualiser. Les Espagnols ne considèrent même pas que nous sommes en retard, ils estiment que nous n'avons pas encore pris le train de la décentralisation alors que nous sommes censés avoir abordé le troisième ou le quatrième acte.

Je vous soumets une réflexion pour conclure. Ces possibilités de différenciation ne devraient pas représenter une compétence discrétionnaire de l'exécutif, mais plutôt une compétence liée qui obligerait ce dernier à répondre, permettrait de renouveler la capacité des régions à agir et éviterait le désengagement des élus mentionné par Loïg Chesnais-Girard.

Mme Géraldine Chavrier. - Je voudrais réagir aux trois propos qui forment un ensemble cohérent. Concernant l'absence de réponse, vous devez savoir que la Corse a bénéficié de ce genre de dispositions depuis 1982. Depuis, elle a fait de nombreuses propositions et n'a jamais obtenu de réponse. Au début, quelques explications étaient fournies, notamment en ce qui concerne la loi transport en justifiant que des autorisations d'aménagements devraient également être accordées aux autres régions et en rendraient la gestion trop complexe. Globalement, la Corse a uniquement obtenu un dispositif d'association au pouvoir normatif. La situation avec la loi « 3DS » est similaire et tout aussi préoccupante. J'ai entendu dire que des revendications identitaires ou un mouvement tel que celui des Bonnets rouges étaient nécessaires pour obtenir une réaction. Je ne pense pas que la Corse se trouverait dans un tel état de tension si elle avait obtenu des réponses plus tôt. Le manque de réponse favorise les crispations. J'ai parlé récemment avec les élus de la Polynésie française qui souhaitent que la situation évolue pour lutter contre les indépendantistes. Ils demandent de la différenciation pour rester dans une République unitaire. Quand je discute avec le Président de la région Bretagne, il me dit qu'il doit également avancer pour satisfaire sa population. La région Île-de-France s'interroge sur l'absence de reconnaissance de ses particularités. Il faut prendre la mesure du danger. En 2024, nous ne pouvons plus raisonner comme il y a plus d'un siècle. Le droit est très intimement lié à la sociologie, mais aussi à la psychologie. Une délibération du congrès des pouvoirs locaux et régionaux dans les années 90 expliquait que les statuts particuliers, non seulement ne mettaient pas en danger la République unitaire, mais permettait aux minorités de ne pas se sentir opprimées et de se sentir mieux dans la République.

Pardonnez-moi de terminer par un propos complètement trivial, mais il s'agit peut-être de ma dernière chance de faire douter ceux qui sont angoissés à l'idée d'entendre parler de populations ou de communautés. Une famille qui souhaite conserver son unité dispose de deux possibilités. Pour éviter leur éloignement, les parents peuvent exiger de leurs enfants qu'ils aient exactement les mêmes passions qu'eux. De plus, chacun des parents peut exiger de son conjoint d'être toujours disponible et de ne pas avoir de vie indépendante. Pensez-vous que vous pourrez conserver l'unité familiale avec un tel système ? De mon côté, je crois que si vous permettez à vos enfants de cultiver leurs propres différences, leur propre sensibilité et que vous permettez à votre conjoint d'avoir ses loisirs, vous aurez beaucoup plus de chance de conserver cette unité. Cet exemple trivial reflète la vérité. Le droit est constitué de sociologie et de psychologie. Nous avons repris les termes du Conseil constitutionnel, en parlant d'unicité de la République, alors qu'il s'agit en fait d'unité et d'indivisibilité. Nous souhaitons aujourd'hui garder la République indivisible en permettant de respirer et peut-être également d'obtenir des réponses pour éviter de créer de la tension supplémentaire.

Mme Agnès Canayer. - Merci pour vos éclairages. Je vais donner la parole au rapporteur Max Brisson, qui va vous poser quelques questions.

M. Max Brisson. - Les trois questions que j'avais prévues me paraissent bien modestes au regard de tout ce qui a été dit, mais je vais devoir les poser, car je dois en rendre compte à Françoise Gatel. Je voudrais d'abord remercier nos quatre intervenants pour la force de leurs discours pleins de conviction. J'avais promis à Françoise Gatel, en devenant rapporteur de cette mission flash d'être Sénateur de la République et pas Sénateur du Pays basque. Cependant, en vous écoutant, j'ai eu le sentiment, moi qui me pensais très girondin, d'être quasiment jacobin. Je ne soupçonnais pas un esprit girondin dans la capitale, et j'en suis finalement très heureux, après avoir tellement et très souvent souffert du jacobinisme parisien. Plus sérieusement, je voudrais dire à la professeure Chavrier que nous obtenons des réponses en périodes de crise comme l'a déclaré le Président de la région Bretagne. Tout à coup, l'impossible devient possible. Je trouve cela bien malheureux. En tant qu'élu d'une région ayant traversé des crises majeures et une violence significative, y compris des cas d'assassinat, je sais que durant ces périodes, l'attention de Paris est très forte. Cependant, lorsque nous travaillons au vivre ensemble et à l'apaisement, cette attention disparaît, provoquant un retour au droit commun qui se manifeste souvent par l'absence de réponse que vous avez mentionnée.

Ma première question revient sur la notion de « différences objectives de situations » citée par Madame Chavrier qui a lu l'article L. 1111-3-1 du code général des collectivités territoriales (CGCT), issu de l'article 1er de la loi « 3DS ». J'aimerais que vous nous donniez quelques précisions sur ce qui nous paraît dans le texte un élément capital, mais qui se révèle imprécis et difficile à interpréter. Les spécificités linguistiques culturelles peuvent-elles participer de ces différences objectives de situations ?

Ma deuxième question s'adresse au Président Chesnais-Girard qui a déclaré que la circulaire de la Première ministre était passée inaperçue. Selon vous, les textes semblent avoir été écrits pour ne pas trouver de solution. Pensez-vous utile que dans nos recommandations, nous préconisions un guide élaboré par les services du Premier ministre, donnant toutes les clés de compréhension de la procédure de différenciation créée par la loi « 3DS » ? Françoise Gatel et moi-même sommes conscients que chaque demande de différenciation représente un cas particulier. Néanmoins, il serait intéressant que l'État nous indique les grandes orientations générales, assorties si possible, d'exemples concrets de différenciation juridiquement possible. Cela aiderait à dissiper cette impression de difficulté inhérente à des textes qui semblent rendre la mission impossible.

Ma troisième question porte sur l'absence de réponse. Monsieur le Conseiller régional de la région Occitanie estime qu'il s'agit d'un silence qui vaut mépris. Dans la mesure où ma région est également frontalière d'une « autonomie » espagnole dotée d'un transfert de compétences, je partage largement ce que vous avez déclaré. Dans cette absence de réponse, qui vient heurter l'amendement d'Éric Kerrouche, se pose la question des délais. Nous avons voté au Sénat un amendement prévoyant une réponse du Premier ministre dans un délai de six mois. Cette exigence de délai n'ayant pas prospéré dans le cadre parlementaire, la circulaire du Premier ministre de janvier 2023 se borne à préciser que la qualité du dialogue entre l'État et les collectivités territoriales exige d'apporter une réponse dans un délai raisonnable. Quel serait selon vous, le délai moyen raisonnable pour une collectivité ?

Mme Géraldine Chavrier. - Il n'existe pas de définition des différences objectives de situations, mais une jurisprudence au cas par cas du Conseil constitutionnel. Il s'agit d'examiner, au regard de l'objet de la loi, si les situations sont identiques. Par exemple, dans le cadre de la rénovation thermique des logements, il faudra déterminer si, au regard du parc de logements et de la demande, la région Île-de-France se trouve plus en difficulté que d'autres collectivités, si elle respecte les délais et les conditions actuels. Les différences de situations s'estiment donc par rapport à l'objet de la loi et de façon concrète. Ces différences sont très variées et peuvent concerner la démographie. La différenciation signe pour certains la fin de l'unité de l'État. Cependant, le mode de scrutin dans les communes diffère déjà en fonction de leur nombre d'habitants. Dans celles qui comptent peu d'habitants, une opposition est moins nécessaire et plus complexe à mettre en oeuvre. Des différences peuvent ainsi être trouvées par rapport à l'objet de la loi. La question linguistique en fait partie. Par exemple, le Conseil d'État a rendu un avis sur la création de la collectivité européenne d'Alsace en considérant que la différence linguistique devait être traitée différemment. De même en Corse, il y a très longtemps, la question linguistique a été traitée sans violation du principe d'égalité. Un système de communication et de télévision a été envisagé avec une promotion de reportage en langue corse afin de sauver cette langue. L'aspect culturel peut ainsi se trouver concerné dès lors qu'il est justifié historiquement par des événements. Le principe d'égalité s'analyse donc par rapport à l'objet de la loi et à partir d'éléments objectifs qui peuvent être recensés visuellement, géographiquement, économiquement, socialement ou historiquement.

Prenons un exemple : une expérimentation peut être couronnée de succès dans une région et pas dans une autre, qui se trouvent pourtant objectivement dans la même situation. À l'issue d'une évaluation en bonne et due forme, les raisons de la réussite et de l'échec ne sont pas forcément évidentes. Devons-nous pour autant revenir en arrière et abandonner l'expérimentation ? La réponse est non car le Conseil constitutionnel peut autoriser, au vu des rapports d'évaluation, que les mesures expérimentales soient maintenues uniquement dans certaines collectivités, sur le fondement d'un motif d'intérêt général en lien avec l'objet de la loi. Même en l'absence de différence objective de situation, une mesure expérimentale peut donc être pérennisée dans une collectivité et pas dans une autre.

Concernant la réponse dans les six mois demandée au Premier ministre, il existe une jurisprudence constante du Conseil constitutionnel qui signale que, si le législateur exige du Premier ministre de l'exécutif qu'il réponde dans un certain délai, il donne alors un ordre à l'exécutif et outrepasse le principe constitutionnel de séparation des pouvoirs. Néanmoins, une solution existe, encore faut-il que le Conseil constitutionnel l'entende. En effet, il lui revient de poser, dans ce genre de circonstance, une obligation de réponse au nom d'un principe qu'il va devoir formuler de transparence, de rendre compte ou encore de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Il revient au Conseil constitutionnel d'inventer la solution pour que nous puissions sortir de cette difficulté.

M. Jean-François Vigier. - Nous avons basé notre travail sur la définition de différences objectives et il apparaît clairement que les 45 demandes que nous formulons s'appuient sur une situation francilienne et non sur une situation partagée par d'autres régions. Ainsi, les demandes formulées par la région Bretagne ou la région Occitanie seront sûrement très différentes. À l'issue d'une période d'expérimentation réussie en Île-de-France, il ne faudrait pas que l'État en déduise qu'elle devrait être appliquée à toutes les régions, car cela représenterait un retour en arrière terrible en matière de décentralisation. Dans un souci de subsidiarité, les régions doivent disposer d'une liberté pour demander à expérimenter une nouvelle compétence. Cela s'applique à la région en fonction de son histoire, son organisation territoriale, ainsi que sa situation économique et sociétale.

Concernant la question du silence, la loi prévoit que l'État donne une réponse au cours de l'année suivante dans le cadre d'un rapport annuel. Cependant, au regard du dossier produit, nous n'attendons pas seulement une réponse, nous souhaitons un échange avec l'État. Selon nous, l'année qui s'écoule doit être l'occasion d'échanger, de rencontrer les ministres compétents, les cabinets et les directions nationales. Un délai raisonnable est nécessaire et commence dès que la présidente de région envoie au Premier ministre la délibération et la saisine officielle. Compte tenu de notre retour d'expérience, nous souhaitons formuler deux propositions, l'une minimaliste, et l'autre, plus ambitieuse.

L'amendement, déposé au moment de la loi NOTRe, demandait que le gouvernement soit obligé de répondre dans un délai très raisonnable. Nous pourrions imaginer que dès lors qu'une demande de différenciation est votée par une assemblée délibérante et transmise au Premier ministre, un travail soit réalisé avec le Parlement. Dans ce cas, le Premier ministre pourrait saisir les délégations aux collectivités territoriales et de la décentralisation du Sénat et de l'Assemblée nationale. Ces délégations seraient alors amenées à exprimer un avis sur les différentes demandes. Dans le cadre d'un accord conforme, une autorisation serait ensuite donnée par le gouvernement. Concrètement, le Parlement serait ainsi associé à une demande clairement formulée dans le cadre de la loi « 3DS », entraînant un travail collectif qui permettrait de faire avancer la situation et de ne pas laisser l'État décider tout seul.

M. Loïg Chesnais-Girard. - Le guide pour la différenciation est-il destiné aux élus ou au gouvernement ? Travailler à ce document peut être intéressant. Concernant les différences objectives de situations, seuls la Corse et Paris en France métropolitaine, peuvent réellement revendiquer une différenciation telle qu'il leur faut obtenir un texte spécifique. De mon côté, je peux déclarer que la mer fait face à ma région, mais la Normandie se trouve également dans cette situation. Je peux déclarer que la Bretagne est périphérique et péninsulaire, mais l'Occitanie se trouve également dans cette situation. Ainsi, nous nous trouvons rapidement dans une impasse, mais la région Île-de-France ouvre un débat qui favorise l'évolution sans craindre constamment un risque de démantèlement de la République. En effet, l'Île-de-France est automatiquement reconnue comme républicaine, tandis que la Bretagne pourrait être accusée de nourrir d'autres projets. Concernant le sujet du sentiment d'appartenance, de la culture, des langues ou l'identité, je me revendique breton, républicain et européen. Toutefois, il est clair que nous devons également être conscients des pièges qui pourraient entraîner des blocages et nous empêcher d'aboutir à une solution. Cette alchimie politico-culturelle implique que les territoires ne proposent pas la même réponse face à un problème donné. En Bretagne, nous avons mis en place depuis 20 ans, la Conférence Territoriale de l'Action Publique (CTAP) que nous appelons aujourd'hui « collectivités de Bretagne ». Tous les niveaux de collectivités se réunissent tous les trois mois, afin de définir des orientations qu'elles appliquent ensuite. Nous n'avons pas attendu la loi pour mettre cela en place. Notre groupe de travail trans-partisan présidé depuis deux ans par mon premier vice-Président, Michaël Quernez, a récemment publié le rapport « Une République des territoires aux fondations démocratiques fortifiées ». Ce groupe de travail réunit tous les bancs de l'hémicycle excepté le RN, et ses membres, de LR aux régionalistes bretons, réussissent à trouver des consensus. Nous osons parler de « plus d'autonomie dans la République » au sens de « plus de responsabilité pour agir ». Je pense donc que vous devez creuser ce chemin des différences objectives de situations au regard des habitudes que nous avons de travailler ensemble. Pour avancer, nous avons besoin de la réponse du gouvernement, mais surtout d'une coopération entre les groupes de travail de nos assemblées et les délégations de la Chambre haute et de l'Assemblée nationale. Nous pourrons alors cheminer en dehors des passions médiatiques, des réseaux sociaux et des piques lancées dans les moments de tension pour accomplir un travail sérieux, responsable et républicain. Ce cheminement doit se dérouler dans un climat de calme et de sérénité, et dans des délais raisonnables, afin d'éviter l'épuisement des parties concernées et l'émergence de la colère, qui empêche tout dialogue et crée des tensions préjudiciables à l'intérêt général.

M. Marc Sztulman. - Je vais être très bref et peut-être un peu taquin. Je souhaite uniquement répondre à la dernière question sur le délai raisonnable. La solution ne consiste peut-être pas à créer un nouveau processus, même si la proposition du Vice-Président Vigier est très intéressante. Il s'agit peut-être plutôt de revenir aux fondamentaux du droit administratif. Pour forcer un pouvoir exécutif, quel qu'il soit, à répondre, il suffit que la loi prévoit que le silence gardé par l'administration durant un délai, par exemple de deux mois, vaut acceptation. Ce droit commun vaut pour les actes administratifs. Je ne crois pas que la réponse puisse être qualifiée d'acte de gouvernement. Appliquons donc le droit commun sans nous interroger sur le délai, mais sur les conséquences du silence. Si le silence vaut acceptation dans un délai de deux mois, nous pouvons être certains que l'exécutif nous répondra systématiquement.

M. Max Brisson. - Nous attendons de l'État, non pas uniquement une réponse positive ou négative, mais un véritable accompagnement, une aide à la décision, une prise en compte de chaque dossier et des réponses qui d'ailleurs, peuvent être diverses. La différenciation ne représente peut-être pas toujours la réponse adaptée. Il y a trois jours, lors de notre rencontre avec la Présidente du département de la Lozère, nous avons clairement constaté que certaines de ses demandes pourraient être résolues par d'autres solutions que la différenciation.

M. Marc Sztulman. - Dès lors que nous aurons reçu une réponse, nous connaîtrons la position de l'État, qui proposera peut-être des solutions alternatives ou un refus motivé de la différenciation. Cela incitera alors la collectivité à se questionner sur les raisons du refus et à réadapter son projet. Actuellement, nous n'en sommes même pas à envisager comment l'État pourrait nous soutenir. Nous en sommes simplement à attendre que l'État prenne en compte nos demandes. Peut-être que, dans un premier temps, la méthode la plus directe pour faire pression serait d'expliquer à l'État que si aucune réponse n'est donnée, nous mettrons en oeuvre notre projet.

M. Éric Kerrouche. - Merci beaucoup pour cette séance extrêmement intéressante qui nous met dans une situation un peu particulière et assez incompréhensible. Je vais me déplacer du droit à la science politique qui m'est plus familière. En 2024, notre débat me semble assez surréaliste. Notre État a réussi son intégration républicaine depuis la Révolution française au détriment des autonomies locales. Il s'agit de l'histoire de l'État français et de sa trajectoire historique depuis 1789. Néanmoins, depuis 1982, la situation a évolué. En 2024, dans un monde plus fragmenté et plus difficile, nous ne devons pas nous étonner que les demandes des collectivités soient différentes. Dans cette asymétrie de situations, l'État continue à monopoliser le pouvoir symbolique pour écraser les collectivités territoriales, alors même qu'il sait qu'il ne peut pas se passer d'elles. Il me paraît très étonnant que nous discutions du risque sur l'unicité de la République, alors même que notre République est déjà caractérisée par un manque d'unité, c'est-à-dire une diversité à l'intérieur de la République. Certaines situations sont déjà un peu particulières comme celle de la métropole de Lyon, de la collectivité européenne d'Alsace ou encore de tout ce qui est relève des articles 73 et 74 de la Constitution. Pour autant, nous continuons à raisonner comme si l'unité de la France était questionnée. Vous savez que le débat sur la Corse a généré des réactions épidermiques et des remises en cause de la différenciation. Quelques livres ont été écrits sur le sujet. Je ne qualifierai pas le comportement de l'État de mépris, mais a minima de condescendance qui se retrouve notamment dans son absence de réponse qui n'est ni tolérable ni compréhensible.

Concernant la question de la différenciation, Géraldine Chavrier a présenté une solution simple et facile à mettre en oeuvre. Je ne comprends d'ailleurs pas pourquoi nous ne l'appliquons pas parfois nous-mêmes en tant que législateur. Il s'agit de la question du pouvoir réglementaire local. En renvoyant, non pas uniquement au pouvoir réglementaire du Premier ministre, mais au pouvoir réglementaire local, les difficultés disparaissent. À ma connaissance, la compétence économique est exercée de cette façon. De nombreuses régions françaises disposent de réglementations économiques spécifiques et l'économie française ne s'est pas désagrégée pour autant. Nous appréhendons différemment le développement économique en fonction de la situation des territoires. Je ne comprends donc pas pourquoi nous n'utilisons pas cette solution.

Néanmoins, souhaitons-nous une solution générique ou bien des solutions ad hoc à chaque fois ? À titre personnel, je préfère une solution générique. Deux façons de faire sont envisageables. Devons-nous, pour des raisons géographiques, traiter de l'insularité entendue au sens large et, à la suite, traiter de la métropole ou devons-nous prendre en compte une seule catégorie ? Nous allons devoir unifier les systèmes pour permettre une différenciation. Nous nous accorderons ensuite sur le contenu de la différenciation.

Loïg Chesnais-Girard a parlé de l'existence de la CTAP et de la coopération au sein des collectivités. La différenciation est importante, car elle tient compte des réalités territoriales. L'article de la loi « 3DS » ne suffit pas, car il reprend l'attitude du Conseil d'État. Cette loi présentait beaucoup de perspective, mais dans les faits, elle nous a offert peu de matière et de possibilités. En cas de différenciation, une continuité doit être maintenue dans les compétences des collectivités territoriales. En effet, nous faisons face à un autre problème en France, car les collectivités voisines ne coopèrent pas suffisamment, ce qui, dans le cadre de compétences essentielles comme celles de la mobilité ou de la transition écologique, peut poser des problèmes. La question de la continuité de l'action publique doit être prise en compte.

Mme Agnès Canayer. - Merci cher collègue, je crois que la Proposition de Loi Constitutionnelle (PPLC) du Président Buffet devrait répondre à une partie de vos interrogations.

M. André Reichardt. - Je ne veux pas compliquer encore notre réflexion, mais il me semble que nous ne pouvons pas faire abstraction dans ce débat de la notion de périmètre des territoires des collectivités territoriales. En tant que sénateur alsacien, je vais vous parler de l'Alsace. Vous savez que notre volonté identitaire manifestée à travers le temps nous a valu une loi Alsace. Depuis la constitution des grandes régions, en Alsace, nous poursuivons avec persévérance et nous avons fini par obtenir une collectivité européenne d'Alsace (CEA) à la suite de travaux difficiles. Il faut savoir que ces deux départements Bas-Rhin et Haut-Rhin qui constituent l'Alsace se considéraient avec méfiance. Cependant, malgré leur volonté identitaire affirmée, ils ont consenti à fusionner. La collectivité européenne d'Alsace représente un grand département auquel ont été confiées quelques compétences modestes, que certains décrivent comme insignifiantes, en tant que chef de file dans le domaine transfrontalier et en matière de transports. Cette dernière spécificité n'existe plus, car les régions disposent désormais de la compétence sur les autoroutes non concédées. La population a le sentiment d'avoir fourni un effort en acceptant de fusionner les deux départements pour créer la CEA et depuis, il ne se passe plus rien. J'ai été le seul Sénateur alsacien à voter contre la loi de la CEA, car je prévoyais que cette première étape ne serait pas suivie d'une deuxième et jusqu'à ce jour, j'ai malheureusement raison. Il est donc important de prendre en compte le périmètre dans un souci de différenciation tout particulièrement à l'aune des élections européennes, car nos concitoyens ne se reconnaissent plus dans une Europe dont les centres de décisions sont très éloignés de leurs préoccupations. La notion de périmètre régional ou d'une collectivité territoriale est très importante dans le débat sur l'appartenance européenne. Je crains qu'en Alsace, qui a toujours été une région particulièrement européenne, ce silence de l'administration ne soit très lourdement sanctionné dans les urnes. Il s'agit davantage de mépris que de silence lorsque nous sommes simplement renvoyés au fait que la CEA existe et qu'il nous suffit de la faire fonctionner. Le périmètre de la CEA permet de régler un problème de strates. Nous avons rencontré Éric Woerth les uns après les autres, dans sa mission de simplification. Nous souhaiterions mettre en oeuvre un conseil territorial avant l'heure, avec une seule et même personne assurant les deux fonctions départementale et régionale.

Je souhaite également aborder le sujet du pouvoir réglementaire local. Nous avons en Alsace un droit local alsacien-mosellan pratiqué au quotidien sans aucune difficulté. Il reste méconnu, même au sein de la commission des lois. Tous les trois ans, lors de la création d'une nouvelle commission, de demander au Président de l'institut du droit local alsacien-mosellan de présenter le droit local qui touche, en dehors du régalien, tous les secteurs d'activité la chasse, l'artisanat, les collectivités locales, le droit notarial, etc. Les Alsaciens le pratiquent tous les jours sans même le savoir. Le droit local des cultes se rappelle à eux quand il leur octroie deux jours fériés supplémentaires pour le Vendredi Saint et la Saint-Étienne. Cependant, aujourd'hui, à l'heure de la différenciation, le Conseil constitutionnel qui a reconnu le droit local comme un principe fondamental garanti par les lois de la République, refuse qu'il évolue dans une autre direction que le rapprochement avec le droit général.

Pour conclure, je vous donnerai l'exemple de notre régime local d'assurance maladie qui se trouve excédentaire. Nous en discutons actuellement dans le cadre d'une commission d'enquête sur les mutuelles et le pouvoir d'achat des Français dont je suis Vice-Président. Ce régime local excédentaire a souhaité utiliser ses réserves pour augmenter son budget de prévention. Or en France, le budget de prévention est limité à un pourcentage donné du budget global de l'assurance maladie. Le régime local alsacien a exprimé le souhait d'investir 3 % dans la prévention, mais cette demande a été rejetée sous prétexte qu'elle éloignerait davantage ce régime local d'assurance maladie du droit général. Je trouve cela inacceptable. Nous avons fini par l'obtenir dans le cadre du dernier projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) et nous espérons que personne ne saisira le Conseil constitutionnel d'une question prioritaire de constitutionnalité. Notre région souhaite disposer d'un pouvoir réglementaire, mais absolument pas d'un pouvoir législatif. Nous ne souhaitons pas devenir autonomes. Mes deux questionnements portent donc sur le périmètre des collectivités qui revendiquent une différenciation et sur la véritable portée de ce pouvoir réglementaire.

Mme Lauriane Josende. - Merci à nos intervenants pour la qualité de leurs propos et de leurs analyses. En tant que Sénatrice des Pyrénées-Orientales, je suis ravie d'apprendre que même en Île-de-France vous ne vous sentez pas entendus par un pouvoir central qui, parfois, se trouve non seulement sourd, mais également muet. Imaginez comme la situation peut être complexe pour les Pyrénées-Orientales, situées dans la zone la plus méridionale de France. La question des périmètres mentionnée par mon collègue André Reichardt est essentielle. Aujourd'hui nous avons beaucoup parlé de différenciation à l'échelle régionale, mais les niveaux infrarégional, départemental et intercommunal ne doivent pas être oubliés si nous voulons être au plus près des territoires.

La loi NOTRe adoptée en 2015 a été immédiatement suivie de la loi sur les grandes régions. La création de la région Occitanie composée de 13 départements, a été mal vécue car mal comprise au départ. Des revendications liées à notre identité catalane ont éclaté dans mon département. Le nom même d'Occitanie a été mal perçu et mal vécu. Je dois reconnaître que la région a réussi, sous l'impulsion de la Présidente Carole Delga, à travers l'investissement des services sur le terrain, à démontrer que la région était prête à venir à notre rencontre. Je le dis d'autant plus facilement que nous n'avons pas le même positionnement politique.

La vitalité de nos démocraties et la légitimité du pouvoir représentent une question centrale que vous avez évoquée. Dans mon département, cette question est particulièrement importante, car certains jouent beaucoup de l'éloignement, certes du pouvoir central, mais aussi du pouvoir régional qui aurait du mal à s'adapter aux besoins des territoires. Il existe donc un enjeu plus global de nature républicaine. Pour avancer et mettre en oeuvre ces processus de différenciation, il est essentiel de souligner que nous soutenons les valeurs de la République, telles que défendues quotidiennement par les élus locaux qui cherchent à répondre aux besoins des habitants. Aujourd'hui, nous assistons à l'émergence d'un mouvement de contestation contre tout ce que le pouvoir établi, toutes tendances confondues, a mis en oeuvre au fil des années, et certains groupes et partis politiques exploitent largement cette dynamique. Cette situation est très préoccupante, et nous en sommes témoins en première ligne dans les Pyrénées-Orientales. Il faudrait vraiment prendre la mesure de ce sujet qui n'est pas uniquement technique, mais éminemment politique au niveau national et même européen.

M. Loïg Chesnais-Girard. - J'estime effectivement que le sujet du poids réglementaire local est fondamental. Cette question doit être examinée dans le détail pour l'efficacité de la République, ainsi que pour la bonne gestion des deniers publics. En effet, dans de nombreux cas, l'inadaptation des textes aux situations locales génère des gabegies ou des dépenses d'argent public inconsidérées. Dans de nombreux cas, le législateur pourrait renvoyer directement aux collectivités locales, la capacité de délibérer pour fixer les décrets d'application. La loi ZAN constitue le dernier exemple en date pour lequel nous attendons des décrets d'application au niveau national. Chacun présentant des situations spécifiques fait remonter les informations par ses parlementaires pour que le décret d'application intègre des cas particuliers. Il serait beaucoup plus simple de prendre, sous l'autorité du Parlement, des décisions locales pour adapter les textes à la situation de chacune de nos régions.

De nombreux autres sujets sont concernés, tels que l'agrivoltaïsme. La Bretagne et l'Occitanie par exemple ne disposent pas des mêmes situations, des mêmes agricultures et ne développent pas les mêmes approches. Dans le cadre de la loi sur l'agrivoltaïsme, qui est en train d'avancer, Régions de France signale régulièrement qu'il faudrait renvoyer aux Schémas régionaux d'aménagement, de développement durable et d'égalité des territoires (SRADDET) pour que les régions puissent exprimer leurs spécificités. Des tensions sont à prévoir dans certains territoires, notamment les territoires de prairie où paissent encore des vaches. Ce sujet génère beaucoup d'incompréhension dans les territoires. Le logement représente également un sujet primordial, notamment pour la région Bretagne qui compte de nombreuses résidences secondaires et présente des risques majeurs. L'Île-de-France présente également des problèmes de logement dans d'autres domaines très compliqués à piloter. Il serait opportun d'examiner avec les maires et les régions comment, grâce à un pouvoir réglementaire, nous pourrions adapter les lois à nos situations tout en respectant les principes de la République. Si nous devions avoir besoin de dépasser certaines règles ou cohérences établies par le législateur, un retour au Parlement pourrait être envisagé.

Concernant la continuité des grandes compétences je suis d'accord avec Éric Kerrouche. Les collectivités de la région Bretagne peuvent ainsi éviter de déborder sur les compétences de leurs voisines car elles débattent ensemble. La situation est parfois la même entre le bloc communal et le bloc départemental. La confiance de la République dans ses territoires doit s'exprimer au travers d'un débat local intégrant l'ensemble des collectivités. Dans le cadre des grandes compétences qui leur sont confiées par la loi, elles pourront ainsi s'accorder pour définir la capacité de chacune à poursuivre sous une forme différenciée.

Mme Géraldine Chavrier. - Avant de proposer une solution concrète, lourde, mais facile concernant le pouvoir réglementaire local, je voudrais faire un point de droit. Dès 2002, le Conseil constitutionnel a jugé que la combinaison des articles 21 et 72 de la Constitution permettait au législateur de renvoyer aux collectivités locales pour fixer certaines modalités d'application des lois en dehors de tout ce qui concerne les libertés publiques et les droits constitutionnels garantis. En 2003, lors de la révision de la Constitution, le ministre Devedjian, alors délégué aux libertés locales, a fait inscrire le pouvoir réglementaire local dans la Constitution alors qu'il existe déjà. Devant le Parlement, l'argumentaire était alors le suivant : « Il faut lever le doute sur la possibilité de renvoyer aux collectivités locales au pouvoir réglementaire d'application des lois ». Une loi de 2002 concernant le développement économique a tout changé. Auparavant, les aides directes aux entreprises étaient accordées par décret du Premier ministre avec les primes régionales à la création d'emplois, à l'emploi, la création d'entreprises, etc. En 2002, une disposition indique que les assemblées régionales par délibération, fixent le régime des aides, l'assiette et le montant. Il s'agit donc, dans ce cas, de pouvoir réglementaire local dans un domaine où les services de l'État auraient forcément rendu une réponse négative s'ils avaient été interrogés. Par ailleurs, en France, bien que le pouvoir de police du maire puisse être jugé inconstitutionnel, il est peu probable qu'un retour en arrière soit envisagé. Ce pouvoir de police du maire défend votre liberté de réunion et votre liberté de circulation qui représentent des libertés publiques et des droits constitutionnellement garantis. Le maire, par son pouvoir réglementaire, peut ainsi décider d'interdire à un humoriste de se produire dans sa commune.

Il reste très compliqué aujourd'hui de renvoyer au pouvoir réglementaire local. Malgré les nombreuses demandes, rien n'évolue. Par le passé, l'État a déjà organisé des commissions de codification. Pourquoi ne pas organiser une commission de nettoyage des décrets du Premier ministre ? En partant d'un code tel que celui de la formation professionnelle, l'État pourrait examiner chaque décret pour établir s'il garde l'application à sa charge ou s'il la confie au pouvoir réglementaire local. Ce dernier est en effet résiduel et subsidiaire, c'est-à-dire que la suppression d'une phrase dans un décret, suffit à en donner l'application à la collectivité locale et rien ne lui interdit de garder la situation précédente fixée par l'État. Ce processus est lourd, mais simple. Il suffit d'examiner la partie réglementaire de chaque code, de garder le nécessaire et d'abroger le reste.

En tant que juriste, je me dois d'être objective, et j'estime que la carte des territoires, qui a toujours représenté une compétence de l'État doit le rester. Il est maître du territoire, décide des régions, des départements et des communes. Néanmoins, un principe de libre administration des collectivités territoriales existe, et dans le cadre de l'intercommunalisation forcée du territoire, le Conseil constitutionnel a donné le choix, mais exigé de solliciter l'avis des conseils concernés. Rien n'interdit à l'État d'entendre l'avis des conseils et de la population. La dimension psychologique du droit doit vraiment être intégrée. Une collectivité représente un repère psychoaffectif pour les citoyens. Je suis pour l'État unitaire, mais il m'est difficile de m'imaginer française en dehors de moments très particuliers, comme les matchs de foot. En revanche, je me considère comme une habitante de la rue de Monceau, je suis aussi Parisienne et francilienne. Un citoyen a besoin de se repérer dans un petit espace, depuis sa famille, jusqu'au pays en passant par sa commune, son département et sa région. Se sentir bien dans son territoire nécessite parfois d'accepter de revoir des frontières quand cela correspond à un besoin.

M. Jean-François Vigier. - Je m'inscris totalement dans ce qui a été dit par mes deux interlocuteurs précédents et je voudrais intervenir sur deux points.

En tant que conseiller régional et maire, j'ai l'impression qu'il est question de lâcher prise. L'État ne lâche pas prise sur le pouvoir réglementaire. Je suis maire depuis 15 ans, mais je n'ai jamais senti que je disposais d'un pouvoir réglementaire qui me permette de disposer d'une véritable autonomie dans ma commune. J'ai cité tout à l'heure la question du nombre de vélos dans une rame de train. Si ce sujet n'est pas renvoyé à une question de pouvoir réglementaire à un conseil régional ou à toute autre instance décentralisée, cela représente un vrai problème. Rappelons-nous également de la crise sanitaire. Alors que nous étions tous confinés, l'État décide de la fermeture des marchés alimentaires sur l'ensemble du territoire national alors qu'ils représentaient le dernier lien social qui permettait aux gens de se retrouver. Les élus ont travaillé ensemble pour faire usage de leur pouvoir et fixer des règles permettant la réouverture des marchés alimentaires. J'estime qu'aujourd'hui que, d'une façon très symbolique, l'État met les collectivités sous tutelle sous deux aspects. D'une part, avec cette sacro-sainte règle de l'uniformité de la règle sur l'ensemble du territoire national. L'État s'accroche à cette règle qui représente le dernier moyen pour lui de garder la main. D'autre part, la règle de la liberté des collectivités locales à financer leur politique publique est également mise à mal, car les ressources fiscales des collectivités locales sont en train d'être supprimées. Je me demande qui ne lâche pas prise. S'agit-il des élus d'un gouvernement ou bien de l'administration centrale ? Qui décide dans ce pays ? Il faudra répondre à cette question essentielle.

Il me semble par ailleurs que notre situation actuelle représente la dernière étape avant la catastrophe. L'atonie démocratique est profonde. Mesdames et Messieurs les Sénateurs, les élus locaux que nous sommes vous le disent, les citoyens ne croient plus en la capacité de la puissance publique à mener des politiques et à réussir des actions. Nous sommes les derniers à disposer d'un peu de crédit à leurs yeux. Si nous ne sommes pas autorisés d'une région à l'autre, d'un département à l'autre et peut-être un jour d'une ville à l'autre, à mener nos propres politiques dans le respect de la République française, nous irons vers une véritable catastrophe républicaine et démocratique.

Mme Agnès Canayer. - Je vous remercie. Il semble effectivement que nous soyons dans une impasse et qu'il soit urgent de lâcher prise. Je précise que la PPLC présentée par le Président Buffet prévoit de modifier l'article 72, notamment son article 2 concernant ce poids réglementaire et ce lâcher-prise de la manière suivante : « Dans les matières relevant de la compétence des collectivités territoriales, le Premier ministre ne peut être chargé de l'application des lois que s'il en a été expressément habilité par la loi. ». Cette modification va dans le sens des propos et des demandes.

La séance est levée à 11 heures.