- Lundi 8 avril 2024
- Audition de Mme Mai Rosner, chargée de campagne de l'ONG Global Witness (avec traduction) et de M. Oleh Savytskyi, responsable des campagnes de l'ONG Razom We Stand (en visioconférence avec traduction)
- Audition de M. Aurélien Hamelle, directeur général Stratégie et développement durable de TotalEnergies
- Mardi 9 avril 2024
- Jeudi 11 avril 2024
Lundi 8 avril 2024
- Présidence de M. Roger Karoutchi, président -
La réunion est ouverte à 16 h 00.
Audition de Mme Mai Rosner, chargée de campagne de l'ONG Global Witness (avec traduction) et de M. Oleh Savytskyi, responsable des campagnes de l'ONG Razom We Stand (en visioconférence avec traduction)
M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.
Nous entendons aujourd'hui en format hybride des représentants d'organisations non gouvernementales à propos de la présence de TotalEnergies en Russie. Mme Mai Rosner, vous êtes chargée de campagne de l'ONG Global Witness, ONG dédiée à la prévention de la corruption, des dommages environnementaux et des conflits relatifs aux ressources naturelles. Depuis le début de la guerre en Ukraine, vous investiguez notamment les liens entre le secteur pétrogazier et la guerre. M. Oleh Savytskyi, vous êtes responsable des campagnes de l'ONG Razom We Stand, qui milite pour le désinvestissement des entreprises pétrolières et gazières russes et pour un embargo total sur le pétrole et le gaz russe.
Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Je rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.
Mme Mai Rosner, M. Oleh Savytskyi, je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Mai Rosner et M. Oleh Savytskyi prêtent serment.
M. Roger Karoutchi, président. - Avant de vous céder la parole, je vous invite également à nous préciser si vous détenez ou avez détenu dans le passé des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.
Mme Mai Rosner. - Non, ce n'est pas le cas.
M. Oleh Savytskyi. - Non, je n'ai aucun intérêt dans des énergéticiens.
M. Roger Karoutchi, président. - Vos réponses seront ainsi mentionnées au compte rendu. Enfin, pour la bonne information de la commission d'enquête, pouvez-vous nous indiquer si vous avez été amenés à engager des actions à l'encontre de TotalEnergies notamment devant des tribunaux ou bien si vous avez publié des travaux - articles, livres, interviews... - en lien avec le groupe TotalEnergies et, le cas échéant, la teneur de ces travaux ?
Mme Mai Rosner. - Oui, j'ai publié, dans le cadre de mes activités pour Global Witness, des articles concernant les activités de TotalEnergies et des énergéticiens à l'étranger, mais je n'ai pas intenté de procès en cours contre l'un d'entre eux.
M. Oleh Savytskyi. - Oui, nous avons publié à Razom We Stand des articles et des commentaires portant sur la présence de TotalEnergies en Russie et notamment dans une co-entreprise nommée Novatek. En novembre 2022, nous avons déposé auprès du Parquet national anti-terroriste une plainte pénale contre TotalEnergies pour « complicité de crimes de guerre », en lien avec sa participation dans la co-entreprise gazière russe Novatek, afin d'obtenir qu'une enquête soit menée sur la base des éléments apportés par nos collègues de Global Witness.
M. Roger Karoutchi, président. - Pour la bonne compréhension de tous, je précise que vous avez effectivement lancé une procédure judiciaire devant le procureur national anti-terroriste qui a été classée. Par la suite, vous avez engagé une procédure devant le procureur général de la Cour d'appel de Paris, procédure qui a été rejetée en 2023, et que vous êtes aujourd'hui devant le Tribunal judiciaire de Paris pour une plainte avec constitution de partie civile qui est actuellement à l'étude.
Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - J'avais compris que le parquet national anti-terroriste avait classé, mais que Razom We Stand a fait appel...
M. Roger Karoutchi, président. - Je crois qu'il y a eu plusieurs procédures, mais qu'il n'y a pas eu d'appel sur la première. La plainte devant le Parquet national a été rejetée, de même que devant le procureur général de la Cour d'appel de Paris, et il reste aujourd'hui une plainte avec constitution de partie civile devant le Tribunal judiciaire de Paris. Il y a donc une plainte en cours mais les deux autres ont été rejetées.
La parole est au rapporteur pour une mise au point avant l'intervention des deux orateurs.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Merci monsieur le pésident. Pour rappel, j'ai une procédure judiciaire avec Total qui a conduit le Comité de déontologie du Sénat à me demander de me mettre en déport, dans cette commission d'enquête, de toutes les questions concernant la Russie. Je ne poserai donc pas de question sur le dossier.
Mme Mai Rosner. - Monsieur le président, Monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'avoir invitée pour parler des activités de TotalEnergies en Russie.
Cela fait plus de deux ans que Poutine lançait une invasion à grande échelle en Ukraine. Aujourd'hui, la Russie continue à bombarder les villes ukrainiennes, à bloquer ses ports et à occuper une partie conséquente de son territoire. La mission de surveillance des droits de l'Homme en Ukraine de l'ONU a pu vérifier qu'au cours des deux premières années de guerre, plus de 10 000 civils ont été tués. Pendant la même période, j'ai étudié, avec mes collègues de Global Witness, la production et le négoce des combustibles fossiles russes, qui constituent de loin la première source de revenus du pays, ce qui la rend de ce fait critique pour le financement de ses dépenses de guerre.
Global Witness mène des enquêtes à but non lucratif qui ont pour but, depuis de longues années, d'exposer les liens entre l'extraction des matières premières et les conflits. Pour ma part, je suis responsable de la campagne concernant le pétrole et le gaz russe et les facteurs facilitateurs de leur négoce. C'est pourquoi je me propose d'expliquer comment la Russie continue à financer sa guerre grâce à ses exportations de combustibles, et pourquoi Total est un acteur clé dans ce commerce.
Le statut de superpuissance de la Russie dans le domaine des combustibles fossiles a été construit par les majors du pétrole occidentales, dont Total, au travers de ses investissements technologiques et financiers. En effet, les conditions difficiles d'extraction pétro-gazières en Sibérie requièrent des techniques de forage avancées, et la technologie nécessaire pour forer en Arctique n'est détenue que par les compagnies pétrolières américaines et européennes.
Nous avons pu constater au cours des deux dernières années les conséquences de ces investissements qui ont construit le pouvoir de Poutine et ont lié l'indépendance énergétique de l'Europe à un État autoritaire hostile. Plus d'un tiers du budget annuel du Kremlin est issu de taxes prélevées sur la production et l'exportation de pétrole et de gaz. Malgré les sanctions, les revenus russes provenant des combustibles fossiles restent élevés.
En 2023, le Kremlin a gagné environ 88 milliards d'euros grâce au pétrole et au gaz et on estime que ce chiffre devrait croître en 2024, pour atteindre quelque 115 milliards d'euros, soit davantage que toute l'aide financière, militaire et humanitaire que l'Union européenne a apportée à l'Ukraine depuis le début de la guerre.
La résilience des revenus pétroliers et gaziers de la Russie est liée en partie à quelques faiblesses clés dans l'application des sanctions européennes, que les énergéticiens occidentaux continuent d'exploiter, le plus grand d'entre eux étant Total.
Contrairement à ses alliés américains et britanniques, l'Union européenne n'a pas interdit l'importation du gaz naturel liquéfié, ce qui a permis à Total de rester un acteur important dans sa production et son négoce. Total est ainsi la seule major occidentale qui est encore impliquée dans la production de combustibles fossiles russes. Au travers sa participation de 20 % dans le complexe tentaculaire de production de gaz liquéfié Yamal situé dans le nord de la Sibérie, Total continue d'être investie dans l'un des sites phare de la production de gaz et continue à engranger des dividendes de cette production.
Selon le rapport annuel 2023 de Total, cette société a produit l'année dernière 4,4 millions de tonnes de gaz liquéfié russe. C'est l'équivalent de 16 % des importations annuelles françaises de GNL. Le même rapport montre que ses dépenses d'investissement en amont dans Yamal se sont élevées à 2,5 milliards d'euros, une somme qui en fait l'un des investissements critiques pour la viabilité à long terme de l'industrie des combustibles russes qui sous-tend le régime de Poutine.
Au-delà de la production, Total joue un rôle important pour acheminer le GNL russe sur le marché global et perçoit des revenus en vendant des volumes de GNL en provenance de Yamal à l'Europe ou à l'Asie. La compagnie s'est d'ailleurs engagée dans le cadre d'un contrat de long terme à acheter 4 millions de tonnes de gaz liquéfié produit à Yamal par an jusqu'en 2032, un contrat dont elle affirme ne pas pouvoir se dégager.
Selon les estimations du CREA (Centre for Research on Energy and Clean Air), la France a importé 3,5 millions de tonnes de GNL russe en 2023, pour une valeur de 1,9 milliard d'euros. L'intégralité de ces importations provenait de Yamal.
Total a été très clair sur sa volonté de ne pas cesser le commerce de GNL russe tant que le régime de sanctions européennes à l'égard de la Russie l'y autorise. En pratique, la compagnie a utilisé son pouvoir politique considérable pour faire du lobbying auprès des gouvernements français et européens. Elle ne s'est d'ailleurs pas cachée d'avoir participé à des douzaines de réunions visant à influencer la formulation et la mise en oeuvre des sanctions à l'égard des combustibles fossiles russes. Il incombe au Gouvernement d'agir dans l'intérêt de la politique étrangère française et non des intérêts financiers de Total.
L'Union européenne va accorder à ses états membres le pouvoir de bloquer les importations de gaz russes, un embargo que le gouvernement devrait mettre en oeuvre. Mais il apparaît qu'en continuant à acheter du GNL russe, Total empêche actuellement les nations européennes de prendre une telle mesure. Les Pays-Bas ont d'ailleurs été incapables de concrétiser leur engagement de mettre un terme aux importations de combustibles fossiles russes en raison du contrat de long terme passé avec Yamal que le gouvernement néerlandais ne peut pas rompre.
Une autre lacune des sanctions européennes réside dans la faille juridique relative aux sanctions sur le pétrole : en effet, dès lors que du pétrole brut russe a été transporté vers des raffineries d'un pays tiers et transformé dans des produits comme le diesel ou en carburéacteur, il n'est plus considéré comme de provenance russe et peut être importé légalement en Europe. Il en résulte un véritable blanchissement du pétrole russe par l'intermédiaire de raffineries basées en Inde et en Turquie, deux pays qui ont augmenté massivement leurs importations de pétrole russe. Leurs raffinats alimentent les automobiles, les avions et les machines européennes.
Cette faille juridique permet à Total de continuer à acheter des cargos de raffinats dont les chargements proviennent de chaînes d'approvisionnement qui financent le Kremlin, et cela à hauteur de plusieurs milliards d'euros. Une enquête de Global Witness a montré que les achats de l'Union européenne de pétrole brut blanchi ont apporté au Kremlin 1,1 milliard d'euros de recettes fiscales directes en 2023. Selon les données commerciales disponibles, Total est l'une des compagnies identifiées comme étant l'un des acheteurs potentiels de ces raffinats.
Il n'est pas possible de travailler dans l'industrie des combustibles fossiles russes sans être complice de ce qu'il se passe en Ukraine. Les secteurs militaires et de l'industrie des combustibles fossiles y sont si intriqués qu'une enquête menée en août 2022 par Global Witness publiée dans Le Monde a révélé que la chaîne d'approvisionnement de Total était liée à l'avitaillement de chasseurs russes en Ukraine.
Tant que ce commerce sera autorisé, Total sera impliquée dans l'industrie des combustibles fossiles russes qui fournit au Kremlin ce dont il a besoin pour continuer son assaut contre l'Ukraine. Le fait de financer le Kremlin met par ailleurs en danger la sécurité nationale française, sa sécurité énergétique et elle affaiblit l'engagement sans équivoque de la France dans la défense de la souveraineté territoriale de l'Ukraine.
L'Europe a déjà répété ses erreurs historiques en remplaçant des approvisionnements en gaz russe par des approvisionnements en provenance d'Azerbaïdjan, pour lesquels Total est aussi un acteur clé au travers de sa participation dans le site d'exploitation de gaz d'Absheron.
En instituant une dépendance énergétique à l'égard d'une nation autoritaire qui viole systématiquement les droits humains et les normes internationales, l'Europe accorde au régime d'Aliev une légitimité qui va l'encourager à engager de plus amples incursions militaires en Arménie sans crainte de représailles.
En tant que représentants du gouvernement français, il vous appartient de vous assurer que l'activité de TotalEnergies n'implique pas de vulnérabilités géopolitiques et que son modèle d'affaires n'alimente pas le conflit, les violations des droits humains et la destruction du climat dans le monde entier. Je vous remercie.
M. Roger Karoutchi, président. - Je précise que nous ne sommes pas, en tant que parlementaires, des « représentants du gouvernement français ».
M. Oleh Savytskyi. - En m'appuyant sur la projection d'une présentation à distance, je souhaiterais attirer l'attention de la commission sur les preuves qui attestent d'une coopération stratégique entre TotalEnergies et Novatek permettant de nouveaux accroissements des exportations de gaz et de pétrole russes et particulièrement de GNL vers le marché global. Cela s'opère en particulier par le biais de co-entreprises qui constituent pour Total des décisions politiques d'investissement majeures, qui s'avèrent aujourd'hui très préjudiciables, avec des conséquences catastrophiques pour l'Ukraine et pour la sécurité européenne globale.
Une photo du site de production de Belokamyanka, situé près de Mourmansk, qui permet le pilotage et la surveillance d'une structure offshore posée sur le sol marin (Gravity Based Structures, GBS), permettant la production de gaz naturel liquéfié, est projetée.
Ce type d'installation est utilisé en Arctique par la Russie pour produire du GNL au travers des projets Yamal LNG et Arctic LNG, dans lesquels la participation financière et technologique de TotalEnergies est essentielle. Pour rappel, TotalEnergies détient une participation de 19,4 % dans le capital de la co-entreprise Novatek, de 20 % dans le projet Yamal LNG et de 10 % dans Arctic LNG 2 qui est en cours de développement. Jusqu'en décembre 2022, deux représentants de TotalEnergies siégeaient au conseil d'administration de Novatek. De plus, TotalEnergies est un acteur clé de la Chambre de commerce et d'industrie (CCI) France Russie, dont Patrick Pouyanné, son P-DG, était co-président.
TotalEnergies a pris la décision d'investissement finale dans Yamal LNG en décembre 2013, c'est-à-dire au moment même où l'Ukraine faisait sa révolution contre le gouvernement pro-russe et mettait fin à la tyrannie du régime autoritaire de Ianoukovitch, ce qui a entraîné une répression malencontreuse. Le projet Yamal LNG a été développé au cours des 10 dernières années, malgré les atrocités et les crimes commis par le régime de Poutine, avec des brutalités de plus en plus poussées et de nombreuses violations de l'état de droit international. Une note de la Fondation pour la recherche stratégique en France a clairement montré que ce projet, à l'instar de Nord Stream 2, était critique pour le pouvoir russe : ce n'était pas seulement pour Poutine un projet économique, mais un projet stratégique.
Lorsque la Russie a envahi certaines parties des régions de Donetsk et de Lougansk, ainsi que la Crimée, le Canada et les États-Unis ont pris des sanctions contre Novatek, qu'ils ont clairement identifié comme un des énergéticiens clés de la Russie. La communauté internationale a clairement pris conscience des liens critiques qui existent entre les secteurs pétroliers et gaziers et la conduite de l'agression militaire russe en Ukraine.
Les développements de Yamal LNG ont donc été réalisés malgré les sanctions et la CCI France Russie a été essentielle pour en déconstruire les effets, grâce à un lobbying constant qui a permis le développement des relations entre TotalEnergies et Novatek. En 2016, la CCI France Russie a ainsi mené une campagne réussie pour changer la législation et permettre une coopération stratégique plus poussée entre Total et Novatek.
À titre d'illustration de la nature politique, et non pas seulement économique, de ces liens entre la France et la Russie dans les projets Yamal LNG et Arctic LNG 2, je vous cite la transcription d'une déclaration du dirigeant russe auto-proclamé Poutine lors d'une visioconférence avec des membres de la CCI France Russie en avril 2021, quand la Russie planifiait déjà son opération militaire de grande ampleur contre l'Ukraine, à laquelle Patrick Pouyanné et Emmanuel Quidet, le président de la CCI France Russie, ont notamment participé : « Les entreprises françaises sont impliquées dans le développement de projets phares de renommée mondiale telle que la construction de Yamal LNG, Arctic LNG 2 et du projet de gazoduc Nord Stream 2. Nous avons connaissance de la spéculation politique que suscite ce dernier, et nous la regrettons. C'est pourquoi je tiens à souligner une fois de plus qu'il s'agit d'un projet purement économique, qui n'a rien à voir avec les considérations politiques d'aujourd'hui. Il reste qu'il existe de nombreuses rumeurs le concernant, que j'interprète comme des tentatives de concurrence déloyale sur le marché européen ».
Cette déclaration montre à quel point les projets Arctic LNG 2 et Yamal LNG mais aussi Nord Stream 2, qu'il cite nommément, étaient essentiels pour sa stratégie basée sur un chantage à l'approvisionnement gazier envers les Européens, avec une tentative de domination du marché gazier, tout en tentant de construire des routes de contournement susceptibles de rendre la Russie indépendante d'un transit gazier via l'Ukraine, rendant possible l'agression militaire de ce pays.
Patrick Pouyanné a déclaré pour sa part, lors de la même rencontre de la CCI France Russie : « Nous avons réussi à aborder des sujets très spécifiques lors de nos précédentes réunions, avec une certaine réussite grâce à votre participation et bien sûr grâce au travail de notre co-président Gennady Timchenko, que je remercie, et grâce à l'implication de l'ensemble du gouvernement russe. Bien sûr, tout cela n'aurait pas été possible sans votre soutien personnel, monsieur le président ». Cette citation vient infirmer la citation précédente de Poutine, et confirmer l'implication personnelle de Poutine dans des projets économiques, politiques et géostratégiques en Russie comme Novatek et Yamal qui impliquent des investissements à hauteur de dizaines de milliards de dollars (le coût total de Yamal LNG atteint 27 milliards de dollars). Ces projets en Russie résultent de la stratégie russe d'utiliser l'approvisionnement en GNL comme une arme stratégique, permettant à Poutine d'envahir l'Ukraine sans compromettre les transits gaziers vers l'Europe et l'on constate depuis que la Russie tente de détruire les infrastructures gazières de l'Ukraine, qui plus est en franchissant la dernière ligne rouge consistant à bombarder des infrastructures civiles.
Afin d'illustrer l'extension des connexions politiques entre TotalEnergies et la Russie, je vous projette deux photos : sur la première, on peut voir Emmanuel Quidet, six mois avant l'invasion de l'Ukraine, lors de la réception à Paris, en août 2021, d'une délégation officielle russe composée notamment d'entrepreneurs ; la seconde présente le navire pétrolier phare de LNG, lancé en 2016, juste avant la mise en activité du projet énergétique Yamal et qui a été baptisé « Christophe de Margerie », en souvenir du défunt prédécesseur de Patrick Pouyanné à la tête de TotalEnergies. Ce navire est le premier à avoir approvisionné l'Europe en pétrole russe produit à Yamal.
M. Roger Karoutchi, président. - Comme nos commissions d'enquête sont soumises à des règles strictes, je précise que nous ne sommes là ni pour faire le procès de M. Poutine ni pour tenter de savoir qui a déclenché le conflit entre la Russie et l'Ukraine. Ce n'est pas l'objet de cette commission d'enquête, quelles que soient les opinions de chacun.
Vous avez évoqué la prise de participation de TotalEnergies dans Novatek, la note de la Fondation pour la recherche stratégique de 2016, les investissements réalisés en 2017, mais ce n'est pas ce que nous souhaiterions entendre. En effet, la présente commission d'enquête porte sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État français sur le contrôle du respect des sanctions par TotalEnergies et il se trouve que ces sanctions ont été prises par l'Union européenne, donc par la France en 2022, après l'invasion de l'Ukraine.
Confirmez-vous qu'il n'y a plus de représentants de Total au conseil d'administration de Novatek depuis la fin 2022 ?
Par ailleurs, vous avez tous deux évoqué largement le fait que TotalEnergies continue à exploiter du gaz naturel, mais il se trouve, qu'à tort ou à raison, ce n'est pas à moi de le dire, les sanctions européennes concernent le pétrole, mais pas le gaz. Considérez-vous, quelles que soient les appréciations morales que l'on peut avoir sur le fait que l'on continue à importer en Europe du gaz russe et que cela permet de financer la guerre russe, que TotalEnergies ne respecte pas la lettre des sanctions européennes ? Avez-vous des preuves que cette société exploite et exporte du pétrole russe vers l'Europe ? Des éléments vous permettent-ils de dire que TotalEnergies, qui s'est retiré de Novatek, est encore impliqué dans des relations commerciales qui tombent sous le coup des sanctions ?
Mme Mai Rosner. - Je n'ai pas de preuve que Total ne respecte pas le régime de sanctions actuel. Il s'est effectivement retiré du commerce de pétrole russe, comme vous l'avez mentionné, mais j'ai mis en exergue dans ma présentation les failles qui existent dans le régime de sanctions et qui permettent à Total de continuer à alimenter les finances russes. Ces failles sont connues, mais elles sont maintenues en raison du pouvoir politique des énergéticiens, dont Total. Cette influence dissuade en outre les États membres de l'Union européenne d'interdire toutes les importations de gaz, comme l'autorise l'Union européenne : c'est ce que souhaiterait mais ne peut faire le gouvernement néerlandais, parce qu'il est tenu par un contrat à long terme passé avec Yamal LNG, qui implique l'utilisation du port de Rotterdam. Donc non, TotalEnergies n'est pas en situation d'infraction au régime des sanctions, mais profite des failles de ce régime.
M. Oleh Savytskyi. - TotalEnergies reste impliqué avec la Russie dans des co-entreprises dont Yamal LNG et Arctic LNG 2, alors que les sanctions américaines et les sanctions britanniques interdisent depuis récemment toute transaction financière avec le projet Arctic LNG 2. Cela inclut les exportations de GNL depuis Artic LNG 2. Comme ce sont les mêmes 11 vaisseaux qui transportent les exportations de GNL de la Russie jusqu'en Europe, qu'il s'agisse du gaz produit par Yamal LNG ou par Arctic LNG 2, il existe un risque que ceux-ci soient utilisés pour exporter du GNL en provenance d'Arctic LNG 2 vers les États-Unis, ce qui constituerait une violation des sanctions américaines et britanniques, ce qui pourrait induire la prise de sanctions secondaires par ces pays, ainsi que des complications diplomatiques entre les États-Unis et la France.
M. Roger Karoutchi, président. - Il reste qu'aucune sanction européenne n'interdit à ce jour l'importation de GNL en provenance d'Arctic LNG 2.
M. Oleh Savytskyi. - En effet, il n'y a d'interdiction actuellement que des États-Unis et du Royaume-Uni mais le cinquième train de mesures européennes interdisait l'importation d'équipements et de technologies critiques vers Arctic LNG 2 et des investigations ont montré que cette interdiction n'a pas été respectée pour la mise en exploitation de ce gisement qui est en cours.
M. Jean-Claude Tissot. - Je vous remercie tous deux pour votre présence et votre témoignage. Des recherches menées par Global Witness ont révélé en juillet 2023 que Shell et TotalEnergies ont continué à échanger du GNL russe après l'invasion ukrainienne. Les achats de TotalEnergies au premier semestre 2023 sont estimés à 4,2 millions de mètres cubes de GNL russe. Plus globalement, Global Witness estime que 5,29 milliards d'euros ont été dépensés en 2023 pour l'achat de gaz russe par les États membres de l'Union européenne. Quelle est votre analyse sur le choix de sanctions fait par l'Union européenne vis-à-vis de la Russie, qui prévoient notamment l'exclusion du gaz de ces mesures ? Les majors de l'énergie ont-elles été consultées pour ces prises de décisions ? De même, pouvez-vous nous dire si les oligarques russes propriétaires d'entreprises produisant du GNL, notamment l'entreprise Novatek, ont été ciblés par des sanctions européennes, notamment les gels et les saisies ? TotalEnergies restant une des seules majors à rester présente en Russie, bien qu'indirectement, pouvez-vous nous faire un point sur la présence en Russie des autres majors du secteur ? Ont-elles fait le choix de quitter la Russie, même lorsqu'elles participaient à des projets très rentables ?
Enfin, s'agissant de la diversification de l'approvisionnement énergétique de la France et de l'Union européenne à laquelle participe TotalEnergies, plusieurs auditions menées ici ont montré que cette société a fait le choix, parfois avec le soutien de l'État français, de s'implanter dans des pays peu démocratiques, voire autoritaires ? Quel est votre regard sur cette stratégie ? Ne pensez-vous pas qu'elle comporte un risque de nouvelles dépendances énergétiques vis-à-vis de pays avec lesquels la France peut, ou pourrait, entretenir des relations complexes et tendues ?
Mme Mai Rosner. - Le choix de ne pas imposer de sanctions sur le GNL russe a été fait après un grand nombre de réunions déclarées auxquelles Total et d'autres majors européennes ont participé aux niveaux européen et national. La hausse des importations de GNL russe est à mon sens une erreur du point de vue de la diversification des approvisionnements européens, car c'est la première source de financement de la guerre de Poutine. À la différence des importations de GNL réalisées via les pipelines, on ne pourra pas fermer le robinet des importations dont il est question. Il est également contre-productif d'importer des énergies fossiles depuis d'autres pays autoritaires et agressifs à l'égard de leurs voisins comme l'Azerbaïdjan et cela marque une incapacité à tirer les leçons de la guerre en Ukraine. Il en va de notre légitimité en tant que pays européen.
M. Oleh Savytskyi. - Guennadi Timchenko, qui a été président de Novatek jusqu'en mars 2022, figure sur la liste des oligarques russes concernés par les sanctions européennes. Sa requête visant à en être retiré a été rejetée en septembre 2023 par la Cour européenne de justice basée au Luxembourg. Quant à Léonid Mikhelson, le président actuel de Novatek, il a été sanctionné aux États-Unis et au Canada, mais pas encore par l'Union européenne.
M. Pierre Barros. - Merci encore pour vos présentations et votre travail. Il est indéniable qu'il existe des liens forts entre l'État français et TotalEnergies, et M. Le Maire, notre ministre de l'économie et des finances, ne manque pas de rappeler à quel point cette société est un atout pour l'image de la France à l'international. Nous comprenons bien l'ambition française d'appuyer un fleuron national dans sa stratégie de développement international, mais la propension évidente de cette multinationale à nouer des relations avec des régimes autoritaires et instables, dont la Russie parmi de nombreux autres, pose la question de la vulnérabilité géopolitique de la France à l'égard de ces pays. Les contrats signés par TotalEnergies avec l'Azerbaïdjan et les rapprochements opérés avec les pays du Golfe sont-ils de nature à peser sur la politique étrangère française à l'égard de ces pays ? N'atteint-on pas là un point de basculement : ce ne serait plus TotalEnergies qui serait un atout pour la France, mais la France qui adapterait ses choix politiques en fonction des besoins et du business portés par TotalEnergies.
M. Roger Karoutchi, président. - Vous pouvez répondre, mais je souligne que ces questions dépassent largement l'objet de notre commission d'enquête. Je ne suis pas sûr qu'il incombe à des ONG de définir ce que doit être la politique étrangère de la France.
Mme Mai Rosner. - TotalEnergies étant une entreprise privée, sa préoccupation principale porte sur des intérêts financiers et non sur la politique étrangère française, qui devrait évidemment être déterminée indépendamment de ces intérêts. TotalEnergies ne devrait pas pouvoir opérer dans des pays autoritaires responsables de guerres et d'atteintes aux droits de l'Homme que condamne la politique étrangère française. Cela constitue une faiblesse stratégique pour la politique étrangère de votre pays.
M. Oleh Savytskyi. - Je conviens que cette question sort du périmètre de la mission des ONG, mais il reste que TotalEnergies représente un grave échec au regard non seulement de la politique étrangère de la France que pour sa politique en matière de lutte contre le changement climatique. Force est de constater que le gouvernement français n'est pas parvenu à orienter les investissements stratégiques de ses énergéticiens.
TotalEnergies a eu de multiples opportunités au cours des dernières années de diversifier son portefeuille d'énergies et développer des projets d'électrification reposant sur des technologies vertes. Au lieu de cela, ses principales décisions d'investissement ont porté sur le développement d'infrastructures pour la production et le commerce des énergies fossiles, en Russie, en Afrique et ailleurs.
En tant que militant, je dirais que tout État doit réguler ses énergéticiens et que l'incapacité de l'État français à discipliner ses énergéticiens et sa propension à s'adapter plutôt à leurs intérêts économiques constitue un piège. L'État russe a montré où ce chemin peut mener en matière de corruption, puisque les enjeux des énergies fossiles y dominent le débat public et orientent les affaires de l'État.
Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Je confirme que la présente commission n'a pas pour objet le paramétrage des sanctions européennes. Le fait que des réunions déclarées entre les énergéticiens et les autorités européennes en charge de ce paramétrage aient pu avoir lieu ne me semble pas anormal.
Pouvez-vous revenir sur le fait que, grâce à la faille juridique que vous avez évoquée, le pétrole russe puisse perdre sa nationalité russe dès lors qu'il est raffiné ailleurs et qu'en conséquence du pétrole russe nous parvient par l'intermédiaire d'autres pays ? TotalEnergies exploite-t-il ce procédé de contournement ou du moins cette faille dans les sanctions ? Il me semble que nous importons beaucoup plus de pétrole du Koweït ou des États-Unis, or il ne me semble pas que la majorité du pétrole russe soit raffiné dans ces pays-là.
Mme Mai Rosner. - Cette « faille du raffinage » (refining loophole) est inhérente au cadre des sanctions. Les sanctions européennes interdisent l'importation directe du pétrole russe en Union européenne mais pas l'importation de produits faits à partir de pétrole russe, notamment les raffinats (diesel, carburant aérien, gasoil...) en provenance d'autres pays, dont la Turquie et l'Inde. Les raffineries privées de ces pays ont d'ailleurs augmenté massivement leurs importations de pétrole russe et celui-ci constitue entre 30 à 40 % de leurs intrants même si officiellement, les produits qui sortent de ces raffineries ne sont plus de nationalité russe. Un pays comme l'Inde envoie ainsi des milliards de dollars au Kremlin chaque année, avec la complicité de majors occidentales, dont Total. Josep Borrell, le vice-président de la Commission européenne a clairement dénoncé ce qu'il considère comme un contournement des sanctions. Ce n'est pas à proprement parler une violation des sanctions puisque cette faille fait partie intégrante des sanctions qui continuent à alimenter la demande en pétrole russe.
M. Michaël Weber. - Le travail de vos organisations a permis de retracer en 2022 la chaîne d'approvisionnement partant d'un gisement de Sibérie vers des bases aériennes impliquées, d'après Amnesty International et Human Rights Watch, dans le bombardement de Marioupol. Quelle est l'implication de Total dans ces faits ? Quelle est sa stratégie de défense à l'égard de cette dénonciation ?
En ce qui concerne la circulation des matières et au regard du niveau de production de l'Azerbaïdjan, au regard de ce que ce pays fournit en termes d'énergies fossiles, peut-on affirmer que ce pays se fait livrer du gaz russe ? Quelles sanctions permettraient d'éviter que ce gaz, s'il provenait de Russie, soit finalement importé chez nous ?
Mme Mai Rosner. - L'enquête que nous avons publiée avec Le Monde en 2022 a permis de démontrer que des condensats gaziers fournis pas Total au travers de la co-entreprise Novatek ont été acheminés vers des raffineries qui ont produit, entre autres, des carburants aériens qui ont alimenté certains avions identifiés comme des chasseurs qui ont bombardé des infrastructures civiles en Ukraine. La réponse de Total a consisté à affirmer que leurs condensats gaziers étaient séparés du reste une fois arrivés dans la raffinerie : selon Total, ces condensats ne parvenaient pas jusqu'à la frontière ukrainienne mais étaient transformés en produits destinés à l'Europe. À notre avis, ces chaînes d'approvisionnement sont étroitement imbriquées et il est impossible de contrôler l'utilisation par le Kremlin des financements générés par les activités de Total en Russie de même qu'il est impossible, en Russie, de séparer le secteur fossile du financement de la guerre par le Kremlin.
Le régime d'Aliev en Azerbaïdjan est hautement dépendant de la production et de l'exportation de combustibles fossiles : il s'agit du principal contributeur aux finances publiques de ce régime. Les importations de gaz russe de l'Azerbaïdjan ont crû fortement et il est fort probable que son rôle d'intermédiaire ne cesse de croître, non seulement pour des raisons financières, mais aussi parce que ce commerce renforce la dépendance énergétique européenne à son égard, en diminuant la faculté pour l'Union de prendre des sanctions à l'encontre de ses agressions à l'égard de l'Arménie.
M. Roger Karoutchi, président. - Je vous remercie tous les deux pour cette audition qui sera naturellement publiée au compte rendu.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est ouverte à 17 h 10.
Audition de M. Aurélien Hamelle, directeur général Stratégie et développement durable de TotalEnergies
M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France. Nous entendons maintenant M. Aurélien Hamelle, directeur général Stratégie et développement durable de TotalEnergies.
Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Je rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.
Monsieur Aurélien Hamelle, je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Aurélien Hamelle prête serment.
M. Roger Karoutchi, président. - Je ne vous demande pas, comme on le fait d'habitude, si vous avez des conflits d'intérêts avec TotalEnergies ou avec un autre énergéticien, car j'imagine que vous êtes lié à TotalEnergies.
Votre audition doit nous permettre d'évoquer la stratégie de TotalEnergies en général, mais également le cas particulier de la Russie où votre groupe est toujours actif.
Je tiens dès à présent à rappeler que notre commission d'enquête n'a pas pour mission de se substituer à la Justice, sachant que plusieurs procédures sont en cours. Notre rôle n'est pas d'établir la culpabilité ou l'innocence des personnes morales ou physiques au regard de leurs activités. Notre rôle est d'établir des faits pour comprendre le rôle de chacun et de formuler des recommandations.
Votre audition, monsieur Hamelle, doit donc nous permettre concernant la Russie de mesurer l'engagement de votre groupe dans ce pays, de mieux comprendre la portée des sanctions décidées notamment par l'Union européenne à l'encontre de ce pays et de nous faire une opinion sur la façon dont TotalEnergies s'est ou non acquitté de ses obligations.
Vous êtes également en charge de la stratégie de développement durable de TotalEnergies. Nous aurons donc également des questions sur cette stratégie notamment concernant la trajectoire de décarbonation.
M. Aurélien Hamelle, directeur général Stratégie et développement durable de TotalEnergies. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénatrices et les sénateurs. Comme l'a rappelé monsieur le président, j'occupe depuis janvier dernier le poste de directeur général en charge de la stratégie et du développement durable de TotalEnergies et supervise différents services à ce titre. Au préalable, j'ai occupé les fonctions de directeur juridique du groupe et de directeur des acquisitions et cessions au niveau de la holding. J'étais directeur juridique en 2022 et jusqu'à la fin de l'année dernière ; à ce titre, j'ai supervisé les procédures de conformité de nos opérations aux régimes de sanctions édictés à l'endroit de la Russie, sujet sur lequel la commission d'enquête m'a demandé d'intervenir aujourd'hui.
Depuis la fin des années 2000, TotalEnergies a réalisé un certain nombre d'investissements dans le domaine énergétique en Russie. Je vais vous en présenter intégralement le détail, avant de vous exposer les principes définis par notre compagnie, et les actions qu'elle a entreprises sur cette base, à compter du mois de mars 2022.
Avant de vous présenter les activités de TotalEnergies en lien avec notre branche Exploration-Production, je crois utile de préciser deux choses d'emblée.
En premier lieu, TotalEnergies n'est pas à ce jour et n'était pas en février 2022 opérateur d'activités pétrolières et gazières en Russie. Le terme d'opérateur est courant dans notre industrie et renvoie au rôle d'exploitant d'une activité ou d'un site industriels. TotalEnergies a détenu, et détient toujours, des participations minoritaires dans certains actifs que je présenterai.
S'agissant, en second lieu plus particulièrement des projets de gaz naturel liquéfié (GNL) en Russie, TotalEnergies détient des participations minoritaires et est également partie à des contrats d'achat à long terme de GNL. Il y a donc deux rôles distincts, mais complémentaires, car c'est le plus souvent la prise de participation en capital dans des projets de GNL qui permet également de disposer de contrats d'achat - on dit aussi enlèvement - de GNL à long terme.
En décembre 2009, TotalEnergies a pris une participation de 49 % dans la société Terneftegaz, aux côtés de la société Novatek qui en détenait les 51 % restants. Terneftegaz, gérée par du personnel de Novatek, exploitait un champ de gaz et de condensats - dénommé Termokarstovoye - dont la production alimentait le marché russe. Les condensats sont des liquides associés au gaz. En vertu des accords conclus dès 2009, il était convenu entre TotalEnergies et Novatek que cette dernière assurerait l'intégralité de la commercialisation du gaz et des condensats produits par la société Terneftegaz. D'un point de vue financier, TotalEnergies n'a versé aucun financement à Terneftegaz depuis 2015 - celle-ci étant autofinancée depuis cette date - et n'a perçu aucun dividende de cette société depuis février 2022. TotalEnergies a cédé sa participation de 49 % dans Terneftegaz à Novatek le 15 septembre 2022.
Je crois utile de préciser qu'une plainte a été déposée au second semestre 2022 par des associations, accusant TotalEnergies de complicité de crimes de guerre en lien avec sa participation de 49 % dans la société Terneftegaz, dans le prolongement d'un rapport d'une ONG et d'un article d'un quotidien français sur le même sujet. TotalEnergies avait exigé l'insertion d'un droit de réponse à cet article. S'agissant de la plainte, notre compagnie a fourni volontairement des explications détaillées et des documents à l'appui de ces explications aux services du procureur, afin d'expliquer en quoi ces accusations étaient infondées, en fait comme en droit. Cette plainte a été classée sans suite par le parquet national antiterroriste. Un recours a été formé par les associations devant le parquet général de la Cour d'appel de Paris, qui a été rejeté. Depuis, les associations ont déposé plainte, avec constitution de partie civile, qui est entre les mains du doyen des juges d'instruction à Paris. Cette affaire est à cet état de la procédure aujourd'hui.
Par ailleurs, TotalEnergies détenait en février 2022 une participation minoritaire de 20 % dans une co-entreprise exploitant le champ de pétrole de Kharyaga. Les autres partenaires étaient Equinor, à hauteur de 30 %, et la société d'État russe Zarubezhneft qui en était également l'opérateur. Le 6 juillet 2022, TotalEnergies a annoncé la cession de cette participation de 20 % à Zarubezhneft, laquelle est devenue effective le 3 août 2022.
Entre 2011 et 2018, TotalEnergies a en plusieurs fois acquis une participation qui s'est élevée au total à 19,4 % dans la société russe Novatek, participation qui est toujours détenue aujourd'hui par TotalEnergies. Novatek est une société privée russe, c'est-à-dire qu'elle n'est pas une société d'État, qui était à l'époque cotée à Londres et à Moscou, la cotation à Londres n'étant plus effective. L'actionnariat restant était et demeure réparti entre plusieurs actionnaires de référence - aucun n'étant majoritaire à lui seul - et des porteurs en bourse. Novatek est active dans la production et la commercialisation de gaz, et tout particulièrement de GNL en Russie. Je précise que cette société ne fait pas partie des sociétés placées sous sanctions par l'Union européenne.
En 2011, TotalEnergies a acquis une participation de 20 % dans le projet de GNL Yamal LNG, dont les autres partenaires sont Novatek (50,1 %), et des partenaires chinois pour les 29,9 % restants. Yamal LNG est une société de droit russe qui a construit et exploite un champ de gaz naturel et une usine de 4 trains de liquéfaction (Yamal LNG) entrée en opération à partir de 2017. En 2022 et 2023, Yamal LNG a produit environ 20 millions de tonnes de GNL. Environ 70 % de la production de Yamal LNG ont été livrées en Europe. Pour sa part, TotalEnergies est liée par des contrats de long terme d'achat de GNL pour 5 millions de tonnes de Yamal LNG, dont près des deux tiers ont été livrés en Europe en 2023. Ce projet Yamal LNG, pas plus que le GNL russe, n'a fait l'objet de sanction de l'Union européenne.
En 2019, TotalEnergies a acquis une participation de 10 % dans le projet Arctic LNG 2 développé par Novatek. Il s'agit d'un projet d'usine de GNL, avec3 trains de liquéfaction de 6,6 millions de tonnes (MT) chacun, donc près de 20 MT au total. Les autres partenaires sont Novatek (60 %), qui en est l'opérateur, deux partenaires chinois (20 %) et un partenaire japonais (10 %). Le premier train de liquéfaction a été achevé pour Arctic LNG 2 fin 2023, mais aucune livraison de GNL n'a encore eu lieu. Le 2 novembre 2023, les autorités américaines ont placé Arctic LNG 2 sous sanctions, sur la liste des entités dites Specially Designated Nationals And Blocked Persons List (SDN). En conséquence de ces sanctions américaines et en application des contrats conclus à l'origine, TotalEnergies a initié les procédures de suspension prévue au pacte d'actionnaires d'Arctic LNG 2 (pour ces 10 %) et dans le contrat d'achat de GNL. En application de ces procédures de suspension, TotalEnergies a vu tous ses droits et obligations suspendus à ces deux titres - projet et achat de GNL. TotalEnergies n'enlèvera donc aucun GNL issu d'Artic LNG 2 dans ce cadre.
En juin 2021, TotalEnergies a acquis une participation de 10 % dans la société Arctic Transshipment, qui est détenue par Novatek pour 90 %. Cette société est active dans la logistique de transport autour des activités de GNL, TotalEnergies a un rôle d'actionnaire minoritaire passif dans cette société.
Je vous ai présenté les activités concernant notre branche Exploration-Production et vais maintenant vous présenter celles, plus limitées, dans le domaine des lubrifiants et des batteries.
En octobre 2018, TotalEnergies, au travers de sa filiale TotalEnergies Marketing Russia (TEMRU), a inauguré un dépôt de production - aussi appelé blending - de lubrifiants. Cette usine produisait des lubrifiants qui étaient commercialisés par TEMRU en Russie principalement sous les marques Elf et Total. Dans le contexte des sanctions édictées par l'Union européenne, des ruptures d'approvisionnement de certains produits et des principes d'actions de TotalEnergies, nous avons graduellement cessé l'approvisionnement de notre filiale TEMRU dans le courant du premier semestre 2022. TotalEnergies a ensuite négocié la cession de 100 % du capital de TEMRU au management local de la filiale, ce qui a abouti à une cession, signée en novembre 2022. Cette cession est devenue effective au premier trimestre 2023. TotalEnergies n'a concédé aucune licence de marque ni aucun contrat de fourniture dans le cadre de cette cession.
Enfin, notre filiale de batteries Saft avait des activités commerciales - mais pas d'activité industrielle - en Russie, lesquelles ont été progressivement suspendues au premier semestre 2022.
J'en viens maintenant aux principes ayant guidé les actions de notre compagnie depuis le mois de mars 2022 : transparence, conformité aux sanctions applicables et responsabilité dans l'approvisionnement énergétique européen.
S'agissant du principe de transport, lorsque la Russie a envahi l'Ukraine, TotalEnergies a publiquement condamné cette agression militaire et a immédiatement pris un certain nombre de mesures qu'elle a publiées, le 1er mars 2022, dans un communiqué de presse :
- mobilisation pour fournir du carburant aux autorités ukrainiennes et de l'aide aux réfugiés ukrainiens en Europe ;
- affirmation publique de l'approbation des sanctions mises en place par l'Union européenne ;
- décision de ne plus apporter de capital à de nouveaux projets en Russie.
D'autres actions ont été mises en oeuvre depuis la fin du mois de février et nous avons, le 22 mars 2022, explicité publiquement ces principes d'actions. Outre les principes déjà rendus publics le 1er mars 2022, TotalEnergies a communiqué sa position comme suit :
- assurer le strict respect des sanctions européennes, quelles qu'en soient les conséquences sur la gestion de nos actifs, et engager la suspension progressive de nos activités en Russie, en veillant à la sécurité de notre personnel ;
- compte tenu des sanctions techniques et financières visant la Russie et de leur probable montée en puissance, il a été décidé de ne plus enregistrer de réserves prouvées au titre du projet Arctic LNG 2 dans les comptes de TotalEnergies SE. En effet, ces sanctions faisaient peser des incertitudes sur la capacité de Novatek, opérateur du projet Arctic LNG 2, à réaliser celui-ci ;
- ne pas inverser l'objectif des sanctions à l'encontre de la Russie et donc éviter de transférer indûment de la valeur à des intérêts russes en se retirant des actifs sans aucune contrepartie ;
- contribuer à assurer la sécurité énergétique européenne, dans le cadre défini par les autorités de l'Union européenne, en continuant à assurer l'approvisionnement en GNL à partir de l'usine de Yamal LNG dans le cadre de contrats de long terme que TotalEnergies se doit de respecter tant que les sanctions ne lui permettent pas d'en sortir ;
- compte tenu de l'existence de sources alternatives disponibles pour l'Europe, ne plus conclure ou renouveler de contrats d'achat de pétrole ou de produits pétroliers russes et mettre fin aux achats à terme qui avaient été conclus avant le 24 février d'ici la fin de l'année 2022. Cette décision a été prise avant que l'Union européenne n'interdise à son tour l'importation de pétrole et de produits pétroliers russes avec effet au 5 décembre 2022 et au 5 février 2023, dates à auxquelles TotalEnergies avait déjà mis fin à ces opérations.
Ces principes d'actions ont guidé - et continuent de guider - les opérations de TotalEnergies en lien avec la Russie.
Compte tenu de l'adoption de nouvelles sanctions visant l'exportation de technologies, le 8 avril 2022, TotalEnergies a, le 27 avril 2022, annoncé provisionner un montant de 4,1 milliards dans ses comptes au premier trimestre 2022 concernant notamment Arctic LNG 2.
Le 6 juillet 2022, TotalEnergies a annoncé la cession de sa participation de 20 % dans Kharyaga à Zarubezhneft.
Le 28 juillet 2022, TotalEnergies a annoncé une nouvelle provision de 3,5 milliards de dollars dans ses comptes, en lien avec sa participation dans Novatek.
Le 26 août 2022, TotalEnergies a annoncé la poursuite de la mise en oeuvre de ses principes d'actions, avec la suspension progressive de ses activités qui concernaient le champ de pétrole précité, les opérations locales de lubrifiants et les ventes de batteries, mises en sommeil au cours du premier semestre, et enfin la cession à Novatek de la participation de 49 % dans la société Terneftegaz.
Le 27 octobre 2022, TotalEnergies a annoncé avoir inscrit une nouvelle provision de 3,1 milliards de dollars dans ses comptes.
Le 9 décembre 2022, TotalEnergies a annoncé sa décision de retirer les deux administrateurs le représentant au conseil d'administration de Novatek, ce qui a conduit à enregistrer une nouvelle dépréciation comptable de 3,7 milliards de dollars, et à ne plus enregistrer de réserves prouvées au titre de la participation de 19,4 % dans Novatek.
Au total, TotalEnergies a enregistré 14,8 milliards de dépréciation et de pertes comptables en 2022 en lien avec ses actifs en Russie.
Pour conclure sur la transparence à laquelle TotalEnergies s'est astreint pendant l'année 2022 et depuis, j'ajouterai que nous avons, dans nos rapports annuels parus en mars 2022, mars 2023 et encore récemment en mars 2024, publié une section dédiée à nos activités en lien avec la Russie faisant un point sur nos activités, les sanctions applicables et les impacts financiers. Nous avons aussi été saisis de questions écrites, à l'occasion de nos assemblées générales des actionnaires de mai 2022 et mai 2023, et nous avons apporté des réponses précises à ces questions et les avons publiées sur notre site Internet.
TotalEnergies a, je le crois, agi de manière responsable en définissant et en mettant en oeuvre ses principes d'action : compte tenu de la chute brutale des livraisons de gaz russe par gazoduc en Europe, et des tensions tant physiques qu'en termes de prix sur les marchés du GNL, il est très rapidement apparu que l'Europe, particulièrement continentale, faisait face à une crise énergétique majeure, ce que chacun a évidemment constaté. Dans ce contexte, il était nécessaire d'agir en conformité avec les intérêts européens et français dans le cadre défini par les institutions en matière de politique énergétique. C'est ainsi que TotalEnergies a progressivement suspendu ses activités qui ne contribuaient pas à la sécurité énergétique du continent européen - et j'ai mentionné nos cessions de participations dans Kharyaga, Terneftegaz, dans notre filiale de lubrifiants et la cessation des activités commerciales dans les batteries. En revanche, en veillant au strict respect des sanctions, TotalEnergies a maintenu l'approvisionnement en GNL en provenance de Yamal LNG.
Et c'est précisément sur ce dernier point, et la conformité de nos activités avec les sanctions édictées par l'Union européenne, que je souhaiterais conclure. J'étais directeur juridique en février 2022 et j'ai supervisé le travail de l'ensemble des équipes pour veiller à la conformité de nos opérations aux sanctions adoptées par l'Union européenne et, dans une certaine mesure, aux sanctions adoptées par les États-Unis. Nous avons revu à l'époque - et avons poursuivi depuis - l'ensemble de nos activités et de nos transactions en lien avec la Russie et avons installé une veille permanente des trains de sanctions adoptés par l'Union européenne. Cela a évolué plusieurs fois par semaine à partir de mars 2022. Nous avons suivi très régulièrement les lignes directrices et positions adoptées par les autorités européennes - la Commission européenne - et nationales, pour nous assurer de la bonne interprétation des sanctions dans un contexte très dynamique. La mobilisation de nos équipes a été majeure : appui sur une cellule dédiée de la direction juridique groupe, appui sur des relais dans l'intégralité des directions juridiques des branches d'activités, contact permanent avec les équipes opérationnelles en charge des projets, et appui sur des conseils externes pour apporter des ressources et conforter nos analyses. Je tiens à redire que c'est avec le plus grand sérieux que nous avons veillé au respect des sanctions édictées par l'Union européenne dans la conduite de nos activités.
M. Jean-Claude Tissot. - Puisque vous êtes directeur général stratégie et développement durable de TotalEnergies, je souhaiterais que nous revenions sur les différents mécanismes de compensation carbone que vous mettez en place. Dans la volonté affichée par votre groupe d'être neutre en carbone d'ici 2050, il y a finalement un principe assez simple : financer la plantation d'arbres qui absorberont à terme du carbone pour équilibrer à terme vos émissions. Pourtant les arbres, lors de leur croissance, mettent plusieurs années à avoir la capacité d'absorber du carbone et donc d'avoir un réel effet de compensation. Prenez-vous en compte cette période de croissance des arbres dans votre calcul de compensation ? Ne pensez-vous pas que vos prévisions à court terme de compensation sont finalement assez illusoires quand on prend en compte ce facteur ?
Dans ce domaine, l'un de vos projets emblématiques est bien sûr le projet BaCaSi (Batéké Carbon Sink) au Congo Brazzaville : avez-vous une visibilité sur la compensation carbone réalisée sur ce site ? On sait que des propriétaires terriens et des populations locales ont été évincés de leurs terres pour permettre l'installation de ce projet. Pouvez-vous confirmer à notre commission d'enquête que tous les individus expropriés ont reçu une compensation financière à la hauteur des terres saisies, et que des solutions alternatives de relogement leur ont été proposées ?
Comme l'agriculture, lorsqu'elle est raisonnée, est un des moyens pour agir sur l'absorption du carbone et la préservation des terres, ne pensez-vous pas qu'il serait plus efficace de soutenir des projets locaux pour avoir une réelle compensation carbone et un respect des populations locales ?
M. Roger Karoutchi, président. - Nous sommes bien loin de la Russie...
M. Aurélien Hamelle. - Monsieur le sénateur, nous nous sommes fixé un objectif de réduction de nos émissions de gaz à effet de serre (GES) pour le scope 1 et 2, qui correspondent à nos émissions directes issues de nos activités industrielles, et nous en avons déjà réalisé 24 % depuis 2015. Nous avons également un objectif de réduction de 40 % de nos émissions nettes à partir de 2030, et la compensation carbone interviendra à partir de cette date, et pas avant. D'ici là, le chemin de baisse est sans compensation carbone et uniquement lié à des efforts industriels de réduction de la consommation d'énergie, avec l'arrêt total du brûlage de routine avant 2030 ou la lutte contre les fuites de méthane. Nous réalisons donc tout un travail uniquement industriel.
Parallèlement, nous sommes en train de construire, avec des investissements de l'ordre de 100 millions de dollars par an, une activité « basée sur la nature », avec des projets de captage par la nature, dont des projets de foresterie qui mettent le développement au coeur de nos activités et sont menés par une équipe de spécialistes que nous avons recrutés il y a quelques années. Ces projets visent à développer des crédits carbone hautement certifiés d'une cinquantaine de millions de tonnes utilisables à partir de 2030 à hauteur environ de 10 % par an. Certains de ces projets portent sur l'agriculture raisonnée, comme en Australie. Dans les scénarios de l'Agence internationale de l'énergie (AIE), les solutions de captage naturel ou industriel font partie de la palette des solutions à décliner dans le cadre des stratégies de transition énergétique.
Le projet BaCaSi, au Congo, ne prévoit aucune relocalisation ou relogement d'habitants, à ma connaissance ; nous pourrons toutefois vous répondre par écrit sur ce point. En revanche, il a un impact sur les activités agricoles. Le projet a été conçu pour que les populations puissent circuler librement dans sa zone de développement du projet forestier, sans qu'il y ait d'enclos ou de limitation physique. Des études d'impact et des procédures d'indemnisation ont été menées, puisqu'il y a des atteintes aux droits d'usage de certains foyers ; on les appelle des « PAP », comme l'a expliqué mon collègue Nicolas Terraz, notre directeur général Exploration-Production, lors de son audition à propos de l'Ouganda.
M. Michaël Weber. - Étant par ailleurs président d'un parc naturel régional, je souhaite évoquer les effets induits par le projet Tilanga dans le parc naturel des chutes de Murchison, puisqu'une route bitumée doit le traverser - ou le traverse déjà - et la construction d'un pipeline doit constituer une porte d'entrée pour l'expansion du secteur pétrolier dans la région. D'autres entreprises pourraient être intéressées par ce développement, avec in fine la création d'un aéroport et d'une raffinerie. Je ne suis pas certain que le fait de planter des arbres suffise pour compenser ces dommages, surtout lorsque l'on sait la situation actuelle de la plantation et la difficulté des arbres à résister au changement climatique accéléré. Si l'on ajoute que les 1 500 kilomètres de tuyaux qu'implique le projet EACOP seront chauffés à 50 °C sur toute sa longueur, en raison du caractère particulièrement visqueux du pétrole ougandais, on peut s'interroger sur cette façon de développer l'exploitation pétrolière.
Vous affirmez respecter scrupuleusement les sanctions européennes, mais êtes-vous impliqués dans l'importation vers l'Europe du gaz russe transformé puis importé depuis l'Azerbaïdjan ?
Enfin, comme l'invocation de la transition énergétique fait partie de vos axes de communication principaux, comment justifiez-vous les investissements très lourds réalisés en vue de l'exploitation permanente des énergies fossiles ? Vos investissements dans la recherche d'autres sources d'énergie sont-ils à la hauteur des enjeux ?
M. Aurélien Hamelle. - S'agissant de l'Ouganda et de la Tanzanie, je vous confirme que planter des arbres ne suffit pas, et c'est pourquoi nous ne limitons pas notre action en matière de biodiversité à cela. Le projet de production pétrolière et le projet d'oléoduc que vous avez mentionnés sont associés à des plans d'action pour la biodiversité qui comprennent des actions pour la protection du parc des Murchison Falls, en concertation avec les autorités forestières et l'autorité en charge de la protection de la vie sauvage - Wildfife Authority (WA). TotalEnergies ne participe pas au projet d'aéroport et de raffinerie que vous avez mentionnés.
L'oléoduc est chauffé puisque le pétrole est visqueux ; compte tenu de cette propriété physique, le pétrole doit être chauffé pour être transporté. L'oléoduc que nous allons construire, sur un peu plus de 1 400 kilomètres en effet, sera enterré sur des tronçons et ressortira brièvement pour des questions techniques et de sécurité. Il est prévu une solarisation de l'alimentation électrique pour le chauffer, ce qui permettra de réduire l'empreinte carbone. Comme mon collègue Nicolas Terraz vous l'a rappelé lors d'une autre audition, l'intensité de production en CO2 de notre projet en Ouganda et en Tanzanie est de 13 kilos de CO2 par baril produit contre 60 kilos de CO2 par baril pour l'industrie selon l'AIE. Ce projet est donc très efficace sur ce plan en termes de production et de transport.
Concernant votre deuxième question, j'ai omis de dire que TotalEnergies a communiqué, dès le 22 mars 2022, dans le cadre des principes d'action que j'ai rappelés, sur le fait que le groupe avait cessé toutes ses activités de trading sur le gaz spot à partir du 25 février 2022. Nous n'avons donc pas d'activité sur le gaz russe en dehors des contrats d'achat à long terme dont j'ai déjà parlé. Il n'y donc pas d'activité en marge de cela.
Mon collègue Nicolas Terraz vous a répondu à propos du projet gazier Absheron en Azerbaïdjan, dans lequel TotalEnergies possède une participation de 35 % : l'intégralité de sa production était vendue à la société nationale SOCAR pour le marché domestique.
Enfin, nos investissements en recherche et développement (R&D) sont orientés à hauteur de deux tiers sur les projets pétroliers et gaziers, à raison d'un tiers pour le maintien de la production, puisque les champs pétroliers et gaziers connaissent un déclin naturel d'environ 4 % par an et d'un tiers pour les nouveaux projets. Le dernier tiers des investissements est consacré, comme c'est mentionné dans notre rapport sur le climat et le développement durable, aux énergies bas-carbone - principalement l'électricité. Il en résulte que TotalEnergies est considéré comme l'un des premiers investisseurs et le premier dans son industrie. Nous avons d'ailleurs été classés récemment par l'organisme TPI qui évalue les investisseurs qui agissent pour le climat, comme la société qui fait le plus d'efforts en la matière. Nos dépenses R&D sont orientées à plus de deux tiers sur les activités de transition énergétique, de captage de CO2, et de nouvelles technologies bas-carbone.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Dans la mesure où le comité de déontologie du Sénat m'a demandé de me mettre en déport, dans cette commission d'enquête, sur toutes les questions concernant la Russie, je vous interrogerai sur les autres sujets.
Tout d'abord, M. Nicolas Terraz nous a indiqué, il y a quelques jours, que des personnes qui se sont opposées à vos projets en Ouganda et en Tanzanie ou qui ont contesté leur déplacement ont été emprisonnées. Il mentionnait des courriers de la part de TotalEnergies aux autorités ougandaises. Serait-il possible de connaître, éventuellement par réponse écrite, les dispositions que vous avez pu prendre pour défendre les droits à la liberté d'expression des personnes concernées ?
L'AIE défend, avec beaucoup de convictions, le scénario « Net zéro » à l'horizon 2050, soit l'alignement du secteur pétrolier notamment sur l'Accord de Paris, ce qui implique de ne plus aller chercher une nouvelle goutte de pétrole ou un nouveau mètre cube de gaz. Or la stratégie d'investissement de TotalEnergies va à l'opposé de cette exigence posée par le directeur général de cette agence. Comment vivez-vous, à titre personnel et dans le cadre de votre fonction, le fait de continuer à aller chercher toujours plus de gaz et de pétrole, alors que les scientifiques du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec), les Nations Unies ou l'AIE demandent de ne plus le faire ?
Cette contradiction très forte se retrouve dans votre trajectoire carbone. En effet, si vous avez suivi nos auditions, vous avez pu constater que tous les experts climat et tous les experts de l'énergie contestent votre trajectoire de décarbonation, considérant que si cette trajectoire prévoit une fin en 2050 ce n'est certainement pas un budget carbone, qui est la base de toute l'expertise en climatologie. Les experts et certains think tanks affirment que Total va contribuer, au travers de différents projets à la production de 60 gigatonnes de CO2 dans les années à venir, alors que Mme Valérie Masson-Delmotte estimait que le scénario « Net zéro » s'établissait à 250 gigatonnes de budget carbone au maximum.
Enfin, comment arrivez-vous à considérer, en tant que directeur général en charge du développement durable, le GNL - dont le gaz de schiste dans la production duquel vous investissez massivement -comme une énergie bas-carbone ? Même M. Jean-Marc Jancovici, qui n'est pas un écologiste très radical, considère que le GNL est une énergie extrêmement polluante, qui ne peut en aucun cas être considérée, comme vous le faites dans vos chiffres, comme une énergie bas-carbone.
M. Aurélien Hamelle. - Monsieur le rapporteur, s'agissant des contestations conduites en Ouganda par des ressortissants des communautés et des étudiants, mon collègue Nicolas Terraz vous a exposé les actions que nous avons prises. Nous pourrons vous faire parvenir les lettres adressées par TotalEnergies aux autorités ougandaises dans le cas des interpellations réalisées qui ont eu lieu, dans lesquelles nous avons rappelé, au niveau du siège ou de notre filiale, notre attachement à certains principes, dont la liberté d'expression, la liberté d'opposition, et le respect des droits des personnes pouvant être interpellées.
L'AIE publie plusieurs scénarios de référence, dont le scénario NZE (The Net Zero Emissions by 2050 Scenario) que vous avez cité ; il a été élaboré en déterminant une trajectoire d'évolution de la demande en énergies fossiles d'ici 2050 et en déterminant en regard l'évolution que devrait connaître l'offre si la demande évoluait ainsi. D'autres scénarios ont également été publiés par l'AIE, dont son directeur général M. Fatih Birol parle souvent, parmi lesquels celui APS (The Announced Pledges Scenario), qui consiste à évaluer ce que serait le monde en 2050 en terme énergétique si les États mettaient en oeuvre les engagements auxquels ils ont souscrit, mais aussi le scénario STEPS (The Stated Policies Scenario), au travers duquel l'AIE évalue la trajectoire induite en 2050 par les politiques déjà existantes. Les équipes de TotalEnergies publient tous les ans le rapport TotalEnergies Outlook dans lequel nous exposons notre vision des évolutions possibles de la demande énergétique, dans une optique de transparence et pour guider les grandes décisions qui doivent être prises en termes de transition énergétique.
Comme l'a rappelé la COP28 en décembre dernier, la transition « en dehors des énergies fossiles » (transitioning away from fossil fuels) est une « transition des systèmes énergétiques de manière ordonnée, juste et équitable », ce qui suppose que des entreprises comme TotalEnergies ont et auront des activités différentes dans différents endroits du monde. Il est acquis, au regard de l'Accord de Paris, que le rythme de transition ne sera pas le même dans des pays qui sont encore en développement et dans des pays comme ceux de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) qui peuvent et doivent aller plus vite. TotalEnergies, qui a une activité mondiale, s'inscrit dans cette approche.
Le scénario NZE de l'AIE prévoit une décroissance de 4 % de la demande, mais, comme vous l'a dit mon collègue Nicolas Terraz, ce n'est pas ce qui se passe pour le moment. Nous devons cependant veiller à ce que le système énergétique permette d'approvisionner le développement. Comme vous m'avez interrogé à titre personnel, monsieur le rapporteur, je vous assure, en tant que fils d'émigrés venant de l'autre côté du Rideau de fer, que le développement durable est très important pour moi. Nous consacrons un tiers de nos investissements aux énergies bas-carbone, que ce soit au travers de la production d'électricité ou des mobilités.
En ce qui concerne le budget carbone de TotalEnergies, je vous répondrai que l'agence de notation non financière indépendante MSCI a récemment estimé dans un rapport que notre trajectoire de décarbonation était compatible avec un réchauffement climatique de 1,8 °C, soit moins que les 2 °C fixés comme objectif par l'Accord de Paris.
S'agissant du gaz et le gaz de schiste, la COP28 a rappelé que le gaz est une énergie de transition, parce qu'il permet de décarboner la génération électrique, celle-ci étant assurée à plus d'un quart par du charbon, qui génère les trois quarts des 37 milliards de tonnes de CO2 émis. La génération électrique par le gaz représente un peu moins d'un quart de la production électrique mondiale et environ un quart des émissions de GES. Autrement dit le gaz permet de produire de l'électricité avec deux fois moins de CO2 que de charbon. À cet égard le gaz, en substituant du charbon, qui est très utilisé dans beaucoup de pays, est une énergie vertueuse pour permettre la décarbonation de la génération électrique. C'est pourquoi l'essor du gaz de schiste a permis aux États-Unis de réduire leurs émissions de GES, parce qu'ils ont substitué des centrales à gaz à des centrales à charbon depuis une dizaine d'années voire un peu plus.
Il reste néanmoins impératif de se fixer des objectifs de réduction des émissions de méthane, qui est un GES très puissant. TotalEnergies a déjà réduit ses émissions de méthane de 45 % dans ses opérations depuis 2020, avec un objectif de 50 % en 2025 et de 80 % en 2030. Nous avons par ailleurs souscrit à la Oil & Gaz Decarbonization Charter, une initiative issue de la COP28, à laquelle ont adhéré non seulement des compagnies pétrolières internationales, mais aussi des sociétés étatiques, qui représentent près de 70 % des productions et des réserves mondiales de pétrole et de gaz, et qu'il s'agit d'emmener dans une démarche de transition, ce qui passe par la lutte contre les émissions de méthane. Nous pouvons tous être fiers que la COP28 ait notamment abouti à cet accord, annoncé au mois de décembre dernier.
Pour l'ensemble de ces raisons, nous considérons effectivement que notre stratégie en matière gazière est très pertinente et très cohérente avec notre stratégie de transition énergétique.
M. Jean-Claude Tissot. - Si l'on considère le cas de l'Azerbaïdjan, on peut s'interroger sur l'efficacité des sanctions européennes contre la Russie et le rôle des majors européennes, dont TotalEnergies, dans la mise en oeuvre de ces sanctions. La production actuelle des puits de la mer Caspienne étant incapable de couvrir la demande domestique et la demande externe, Bakou a donc passé un contrat avec Gazprom pour assurer tous ses engagements. Il est donc fort probable que nous consommions in fine du gaz russe qui transite depuis l'Azerbaïdjan. Selon vous, existe-t-il un moyen de s'assurer que le gaz importé d'Azerbaïdjan n'est pas un gaz importé depuis la Russie par Bakou ? Comment assurez-vous le suivi des approvisionnements, aussi bien en gaz qu'en pétrole ? Est-ce une obligation pour vous au regard du droit de vigilance ?
Je note par ailleurs que vous nous avez dit que Novatek ne faisait pas l'objet de sanctions européennes, alors qu'il nous a été indiqué, dans le cadre de l'audition qui a précédé, que son P-D.G. avait été sanctionné.
M. Roger Karoutchi, président. - Si je me souviens bien, il a été sanctionné par les États-Unis, et non par l'Union européenne...
M. Jean-Claude Tissot. - Je pense qu'il nous a été dit qu'il avait été sanctionné par les instances européennes. Il faudra vérifier ce point.
M. Aurélien Hamelle. - Il me sera difficile de vous répondre sur l'Azerbaïdjan, et cela a été l'objet de l'audition de mon collègue Nicolas Terraz, car l'intégralité du gaz produit par TotalEnergies dans ce pays est vendue à la société nationale SOCAR, qui le diffuse sur le réseau domestique. Il n'y a pas d'implication de ce projet dans des activités liées à l'importation de gaz russe. Comme je vous l'ai dit également, TotalEnergies a cessé le trading spot de gaz russe à partir de fin février 2022. Il est à noter par ailleurs que le gaz russe ne fait pas l'objet de sanctions.
Un actionnaire minoritaire de Novatek, qui détient 24 % de son capital et n'est pas son président, fait l'objet de sanctions américaines et européennes. Or les règles des autorités européennes - de la Commission européenne - et nationales sont très claires sur ce point : lorsqu'un actionnaire minoritaire d'une société est sanctionné, cela ne « contamine » pas la société dans laquelle cet actionnaire minoritaire détient une participation. Novatek n'est donc pas sanctionnée, ni directement ni indirectement.
M. Roger Karoutchi, président. - Je vous remercie beaucoup, monsieur le directeur général, de cette audition.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 00.
Mardi 9 avril 2024
- Présidence de M. Roger Karoutchi, président -
La réunion est ouverte à 8 h 30.
Audition de M. Carlos Lopes, président du conseil de la Fondation africaine pour le climat et membre du Groupe d'experts de haut niveau des Nations Unies sur la neutralité carbone des entités non étatiques
M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.
Nous entendons aujourd'hui le professeur Carlos Lopes, Président du conseil de la Fondation africaine pour le climat et haut représentant de l'Union africaine pour les partenariats avec l'Europe.
Monsieur le professeur, vous avez été récemment élu membre du Groupe d'experts de haut niveau des Nations Unies sur la neutralité carbone des entités non étatiques, créé en mars 2022 par le secrétaire général de l'ONU, Antonio Guterres. Vous enseignez également à Sciences Po et à l'Université du Cap en Afrique du Sud.
Avant cela, vous avez occupé plusieurs postes de direction au sein de l'ONU : vous avez notamment été directeur politique du secrétaire général Kofi Annan, sous-secrétaire général des Nations Unies et secrétaire exécutif de la commission économique des Nations Unies pour l'Afrique - poste duquel vous avez démissionné en 2016.
Vous êtes un des meilleurs connaisseurs des économies africaines et il est utile pour notre commission de connaître votre sentiment sur la place que les énergies fossiles ont dans le développement du continent et sur la façon dont la transition énergétique pourra s'y dérouler.
Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Je rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.
Monsieur le professeur, je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Carlos Lopes prête serment.
M. Roger Karoutchi, président. - Je vous invite également à nous préciser si vous détenez ou avez détenu dans le passé des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.
M. Carlos Lopes, président du conseil de la Fondation africaine pour le climat et membre du Groupe d'experts de haut niveau des Nations Unies sur la neutralité carbone des entités non étatiques. - Aucun conflit d'intérêts.
M. Roger Karoutchi, président. - Votre réponse sera ainsi mentionnée au compte rendu. Enfin, pour la bonne information de notre commission d'enquête, je vous invite à nous indiquer si vous avez mené des travaux concernant l'entreprise TotalEnergies et le cas échéant, la teneur de ces travaux.
M. Carlos Lopes. - Aucun.
Merci de votre invitation. C'est un plaisir et un honneur d'être parmi vous. Le groupe TotalEnergies, en tant que l'une des principales sociétés pétrolières et gazières au monde, joue un rôle majeur dans le paysage énergétique mondial. Ces activités traditionnelles d'exploration et d'extraction de combustibles fossiles contribuent donc de manière significative aux émissions mondiales de gaz et à effet de serre, alimentant ainsi une partie de la crise climatique. Bien que TotalEnergies ait annoncé des initiatives visant à réduire son empreinte carbone, telles que des investissements dans les énergies renouvelables ou des projets de capture et de stockage de carbone, ces efforts continuent à faire l'objet de controverses. Cette entreprise continue de dépendre largement des combustibles fossiles pour ses revenus et donc ses objectifs concrets de réduction des émissions à long terme sont mis en doute.
À mon avis, il y a un certain niveau d'hypocrisie dans l'argumentation sur les objectifs universels de réduction de l'utilisation des combustibles fossiles et permettez-moi ici de me focaliser sur l'angle africain. Quelle devrait être la voie à suivre pour l'Afrique en matière de combustibles fossiles ? C'est une question qui est centrale lors des négociations climatiques, et qui est devenue encore plus prégnante depuis l'invasion de l'Ukraine, alors que les dirigeants européens cherchent à trouver comment se détourner de manière efficace des combustibles fossiles bon marché provenant de Russie. Et même s'ils expriment toujours, au moins publiquement, leur enthousiasme pour que les économies africaines adoptent rapidement une transition vers les énergies renouvelables, un nouvel élément est apparu en privé. Ce pragmatisme visant à sécuriser des sources alternatives de combustibles fossiles n'est pas surprenant. Confronté à une inflation à deux chiffres et à une récession imminente, pourquoi les gouvernements européens ne se retourneraient-ils pas vers les nations africaines riches en gaz naturel largement inexploité ? Face aux récents événements, il est tout à fait légitime que les dirigeants politiques africains se demandent s'ils devraient également modifier leur calendrier de transition énergétique. Pourquoi les nations africaines ne devraient-elles pas exploiter les combustibles fossiles pour accélérer le chemin vers l'industrialisation et la prospérité ? Il serait parfaitement légitime de se poser cette question. La question alors deviendrait : investir dans les combustibles fossiles, est-ce judicieux ou non ? À mon avis, ce ne le serait pas. Jusqu'à présent, il était facile de dire que les nations africaines devraient éviter les investissements dans les combustibles fossiles en raison du coût élevé de la transition et du problème des actifs bloqués, l'infrastructure, et d'un point de vue financier de l'accumulation de la dette.
Mais la situation actuelle en Ukraine a rendu le débat beaucoup moins clair et une explication supplémentaire est nécessaire. Premièrement, l'Afrique possède un immense potentiel d'énergies renouvelables. Si vous devez choisir votre source d'énergie, choisissez celle qui vous projette vers l'avenir. Pour la majorité des nations africaines, les énergies renouvelables sont facilement disponibles. Ainsi, les combustibles fossiles seront toujours le mauvais choix lorsque vous avez des alternatives. Deuxièmement, les combustibles fossiles ne sont jamais un bon choix car la dépendance établit une économie basée sur les stocks. Les énergies renouvelables sont basées sur les flux plutôt que sur les stocks. En ce qui concerne tout stock de matières premières, les Africains se retrouvent toujours à la fin des cycles commerciaux. Les Africains ne raffinent pas, les Africains ne transportent pas les combustibles fossiles. Vous créez donc une économie basée sur l'exportation de matières premières, précisément au moment où tout le monde pense à une transition juste. Et troisièmement, les investisseurs privés occidentaux dans les combustibles fossiles, tels que TotalEnergies, ne sont en grande partie pas intéressés par l'argument des actifs bloqués. Ils seront couverts par des garanties souveraines qui minimiseront leurs risques. Mais le risque africain, c'est une autre affaire. Cela dit, les dirigeants africains sont dans l'ensemble des pragmatiques. L'urgence climatique n'est pas de leur faute et ils savent qu'un investissement significatif dans les combustibles fossiles dans leur pays ne déplacera guère le curseur en termes d'émissions globales totales. Cela signifie qu'ils opteront pour des combustibles fossiles à moins que certaines conditions pour le développement des énergies renouvelables ne soient remplies. Principalement, il doit y avoir un pivot significatif vers le financement des énergies renouvelables. Et cela nécessiterait une souscription globale du risque pour que les investisseurs privés injectent des capitaux dans de tels projets. Des milliards d'engagements doivent être alloués à des programmes de compensation des risques et d'assurance contre les risques pour réveiller les marchés de l'investissement vers les énergies renouvelables. Cela inclut les garanties souveraines, mais pas nécessairement des gouvernements africains. Les milliards promis pour la finance verte par les nations riches aux pays en développement ont été une histoire décevante qui a détourné l'attention des véritables besoins financiers. L'écart entre les promesses et la réalité se creuse et les dirigeants africains ne croient tout simplement plus à ce qu'on leur dit. Il doit y avoir un changement de mentalité des gouvernements occidentaux et des investisseurs en faveur des énergies renouvelables, qui doit être démontré avec des actes concrets. Par exemple, prenons l'hydrogène vert. Les acteurs occidentaux considèrent un tel investissement en Afrique au même titre que d'autres dans le café ou le lithium ou tout autre produit destiné à l'exportation pour satisfaire les besoins des marchés qui ne sont pas nécessairement africains. Les dirigeants africains seraient plus disposés à développer les énergies renouvelables si des projets d'investissement permettaient de développer des corridors d'industrialisation dans leur propre pays. Or cette perspective n'est pas évoquée pour le moment. Face à ce contexte, regardons ce qui semble être la stratégie de TotalEnergies. Sa stratégie économique de vouloir investir dans les énergies renouvelables vise à combler le fossé en matière de transition énergétique. Ce qui est tout à fait compréhensible. Les grands rivaux européens de la firme française, BP et Shell, ont investi massivement dans les entreprises à électrons, telles que l'énergie éolienne et solaire, jusqu'à ce que des rendements faibles et des cours boursiers déprimés ne les obligent à faire une marche arrière embarrassante. Ses homologues américains, ExxonMobil et Chevron, ont quant à eux doublé leur mise sur le pétrole et le gaz. Des molécules propres comme l'hydrogène et la capture de carbone, ont été récompensées avec des valorisations boursières très élevées. TotalEnergies pense continuer à investir dans le système A, comme ils l'appellent, c'est-à-dire le pétrole et le gaz, dont le monde a encore besoin. Des exemples incluent ces récents projets d'hydrocarbures au Brésil, au Suriname, en Namibie, au Mozambique et aux Émirats arabes unis. Ici, les impératifs sont de réduire la quantité de carbone libérée lors de l'extraction du brut et surtout de réduire les coûts de production jusqu'à moins de 20 dollars le baril. Si le baril continue de se négocier autour de 90 dollars, cela devrait générer beaucoup de liquidités à investir dans le système dit B, les activités à faible émission de carbone qui doivent croître rapidement si les objectifs climatiques mondiaux doivent être atteints. TotalEnergies possède ou construit actuellement environ 5000 MW de capacité de production d'électricité propre au Texas, ce qui en fait l'un des plus grands soutiens de telles entreprises dans un pays comme les États-Unis. Elle prévoit de consacrer 30 % de ses dépenses en capital sur environ 5 milliards de dollars par an à l'échelle mondiale à l'électricité à faible émission de carbone, soit le double d'un major typique, ses concurrents directs. En 2021, l'entreprise est retournée en Irak de manière spectaculaire en obtenant le rôle principal d'un projet énergétique de 27 milliards de dollars. Elle a devancé ses concurrents parce qu'elle offrait justement une assistance financière et technique pour aider l'Irak à produire de l'électricité à partir du gaz, qui aurait autrement été brûlé, et construire 1 000 mégawatts de capacités d'énergie solaire. Une approche similaire a été trouvée en Libye, au Mozambique, et dans d'autres pays riches en hydrocarbures avec des secteurs d'énergie sinistrés. Certains militants écologistes remettent en question cette stratégie. Ils voient le gaz qui brûle plus proprement que le pétrole ou le charbon, non pas comme un pont vers un avenir plus vert, mais comme une impasse fossile. Les plans de dépenses en capital de TotalEnergies suggèrent que cette vision pourrait être cynique. Donc mon message clair est le suivant. L'Afrique abrite d'importantes réserves de gaz naturel et de pétrole. Le continent a connu une explosion d'explorations pétrolières et gazières, ce qui a conduit au développement de grands pays producteurs de pétrole approchés par des entités multinationales telles que TotalEnergies et d'autres acteurs majeurs. Malgré les milliards de dollars d'investissement, le continent souffre toujours de la malédiction des ressources et de la dépendance énergétique. Un écosystème qui pourrait être utilisé pour améliorer le développement des ressources pétrolières et gazières de l'Afrique impliquerait de réexaminer la valeur stratégique que l'Afrique représente dans la chaîne de valeur mondiale pour des entreprises telles que TotalEnergies. Cela veut dire, pour être indépendant sur le plan énergétique, que les investissements dans le pétrole et le gaz doivent augmenter, surtout les capacités de raffinage. Sans elles, les pays africains ne peuvent pas vraiment comprendre quel est le modèle de négociation qui pourrait leur bénéficier. Les stratégies d'extraction pétrolière et gazière africaines doivent naviguer à travers les défis posés par les risques des transitions, notamment la transition énergétique, et pour cela, donner toujours une importance primordiale aux solutions qui leur permettent d'évoluer vers les énergies renouvelables. La diversification des compagnies pétrochimiques vers des énergies renouvelables, comme définies par TotalEnergies, est une tendance répandue. Reste à savoir si les grandes compagnies telles que TotalEnergies ne la font pas dans une séquence défavorable à l'Afrique.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Merci monsieur le professeur. Votre propos corrobore ceux d'un certain nombre d'experts que nous avons reçus sur la « malédiction du pétrole », à savoir l'idée que la manne pétrolière va pouvoir financer la construction d'écoles, d'hôpitaux et le développement soutenable. Plusieurs experts vont dans le sens de vos propos, écrits et travaux qui démontrent que, finalement, ce rêve d'un pétrole qui garantirait le développement conduit plus à un cercle vicieux qu'à un cercle vertueux. Notre commission d'enquête porte sur, au fond, les politiques publiques qui encadrent.
Vous avez bien mentionné à quel point l'enjeu n'est pas simplement pour les pays du Nord de tenir les promesses annoncées ou faites dans les conventions internationales. Comme on l'a vu à Dubaï, les pays africains, au fond, disent aujourd'hui, « en l'absence de financements climat, nous sommes désolés mais, d'une certaine façon, nous défendons notre droit à polluer et à utiliser ou exploiter le pétrole ». Donc vous expliquez bien le modèle économique qu'il y a derrière.
Je souhaite vous poser une question en me basant sur vos observations sur le Mozambique, l'Ouganda et la Tanzanie. Ces pays, quand ils développent ou veulent développer le pétrole, prennent un risque majeur d'endettement mais, au fond, est-ce que la nature même de ces régimes leur confère l'ambition d'aller vers un système plus soutenable et plus équilibré, d'énergie renouvelable ? Est-ce qu'un régime autocratique ou autoritaire n'a pas fondamentalement intérêt à une rente pétrolière qui concentre énormément la rente de l'État ? Première question.
S'agissant de l'intervention de la France, vous avez parlé de TotalEnergies. Il a été dit par exemple, que lors de son arrivée au pouvoir en 2017, le Président Macron avait écrit au président ougandais pour soutenir le projet Total d'exploitation pétrolière et de transport du pétrole par le pipeline EACOP. De la même façon, la France, comme le ministre des Affaires étrangères nous l'a dit, pas directement mais à travers l'Europe, a soutenu l'intervention rwandaise dans le nord du Mozambique contre les djihadistes y compris avec potentiellement la perspective de protéger les champs gaziers de Total. Donc comment voyez-vous, à travers votre expérience aux Nations unies, à travers votre analyse, les interventions des États qui dans les COP disent qu'il faut sortir des énergies fossiles mais qui dans les relations bilatérales soutiennent encore plus d'énergies fossiles ? Merci.
M. Roger Karoutchi, président. - je n'ai pas entendu exactement la même chose que le rapporteur dans vos propos. Mon sentiment est que vous nous dites que tant que l'occident, ou les grands États, ne mettent pas l'accent sur les compensations financières, pourquoi les pays africains, qui disent qu'il n'y a ni manne, ni soutien pour les énergies renouvelables, n'exploiteraient pas le gaz et le pétrole qu'ils ont immédiatement parce que par définition, personne n'assume l'équilibre financier de ce que serait la mise en place des énergies renouvelables chez eux ? Vous avez le sentiment qu'il y a une responsabilité internationale, qui dépasse TotalEnergies ou une quelconque société, sur le thème : « nous sommes tous la main sur le coeur pour la transition énergétique » mais il ne faut pas demander de compensation financière pour les pays qui auraient des stocks de gaz et de pétrole mais ne pourraient mettre en valeur les énergies renouvelables que si cette compensation financière existait.
M. Carlos Lopes. - Merci. Je pense qu'on oublie souvent que l'ensemble des pays africains ont déjà atteint l'objectif net zéro. Tout le monde cherche cet objectif et la seule région du monde à l'avoir obtenu, c'est l'Afrique. Si l'on prend en considération la capacité de capture du carbone en Afrique et les émissions, le solde est positif. Cela veut dire que les pays africains sont dans une situation morale supérieure pour entrer dans ce débat.
La deuxième question est de savoir si, avec toutes les explorations de gaz et de pétrole prévues dans les années à venir, la place de l'Afrique changerait significativement. La réponse est non. Il y aurait 1 % d'émissions supplémentaires mais sa capacité de capture est plus importante que celle des autres régions du monde et comme son solde est positif, l'Afrique resterait la région la plus performante en termes d'objectif climat. Cela est très important pour entrer dans le débat politique. C'est fort de ce constat que les dirigeants africains aimeraient, non pas parler de compensations financières, mais de régulation internationale afin de permettre la stimulation nécessaire pour se diriger vers les énergies renouvelables. Les Africains ne peuvent pas prendre cette décision seuls. Par exemple, imaginons que le système bancaire international soit obligé de rendre compte de ses financements en termes de charge, poids et intensité carbone, il serait beaucoup plus vigilant aux prêts d'agents auxquels il consentirait et nous aurions un effet cascade sur le besoin d'augmenter la performance des crédits en termes d'intensité carbone ou leur diminution. Mais ce n'est pas ce qui se passe. Actuellement nous avons plutôt des discours qui présentent la compensation comme la solution. On maintient les règles du jeu mais on proclame un certain nombre d'objectifs du financement climat. Ces objectifs ne voient pas le jour et sont des promesses vides. Le discours actuel est axé sur la réforme des institutions financières internationales, telles que la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, pour pouvoir financer des possibilités hybrides d'expansion de la transition énergétique en particulier et tout ce qui est croissance verte. Mais cela reste encore en discussion et, même si cela voyait le jour, il y aurait probablement une diminution de l'aide publique au développement. En l'état actuel des choses, les pays africains sont obligés de constater que la seule possibilité de régler ce problème de développement, notamment leur croissance et à travers elle, les questions de pauvreté, d'inégalité, etc., c'est de pouvoir compter sur ce qui est plus facile à financer, donc les combustibles fossiles, malheureusement. Si l'on regarde le profil des investissements en Afrique actuellement, 40 % environ en direction de l'Afrique sont encore en combustibles fossiles. Il y a beaucoup de discours mais c'est cela la pratique. Personnellement, je suis dans une fondation qui s'occupe du climat et des transitions climatiques. Notre préoccupation est de démontrer aux pays africains que s'ils augmentent un peu leur marge de manoeuvre, pour financer eux-mêmes des projets de développement de grande envergure, à travers des modifications sur les exemptions qu'ils accordent à certaines entreprises telles que TotalEnergies, ils pourraient investir dans les énergies renouvelables qu'ils possèdent en grande quantité. Il faut moins compter sur le fait que la course vers les énergies renouvelables sera financée de l'extérieur et essayer de le faire avec des ressources propres autant que possible. Pour cela, il faut augmenter les possibilités d'exploiter les combustibles fossiles sur une période relativement courte pour pouvoir financer cette transition. Au fond, c'est la même stratégie que celle annoncée par TotalEnergies qui veut aussi sortir de sa dépendance aux combustibles fossiles en finançant les énergies renouvelables avec les rendements que cette exploration actuelle lui apportera. Si des entreprises multinationales le font, et ce n'est pas un hasard si TotalEnergies a réussi mieux que ses concurrents dans cette voie, pourquoi pas des pays africains ? C'est donc un peu la logique de ne pas nécessairement compter sur le fait qu'avoir des ressources pétrolières et gazières, c'est nécessairement un désavantage, mais plutôt les transformer dans une possibilité pour accélérer la transition.
M. Jean-Claude Tissot. - Hier, nous avons auditionné le directeur général de TotalEnergies, en charge du développement durable. Je l'ai notamment interrogé sur le projet BaCaSi de compensation carbone au Congo-Brazzaville. Vous l'avez abordé, mais précisément, quelle lecture faites-vous de ces projets de compensation qui ressemblent surtout à une marchandisation du carbone ? Et savez-vous si ce projet a suscité des réactions au sein de la population congolaise ? Une deuxième question : devant notre commission d'enquête il y a peu, on auditionnait l'ancien ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, qui a présenté la stratégie d'influence de la France pour soutenir ses entreprises à l'étranger. Comment est aujourd'hui perçue la diplomatie économique menée par la France sur le continent africain ?
M. Carlos Lopes. - La question du marché des crédits carbone est assez controversée, pour trois raisons. D'abord, il s'agit d'un marché contrôlé par des intermédiaires, en charge des certifications. Ils sont tentés de profiter des avantages de pouvoir être ceux qui permettent d'assurer qu'une certaine qualité est atteinte. Les pays africains n'ont pas l'expertise nécessaire pour pouvoir être des acteurs majeurs dans ce secteur et sont contraints de s'en remettre à ces intermédiaires. Ensuite, il y a aussi un problème moral. Les grandes entreprises ou les pays achètent des crédits carbone pour continuer à polluer. Dans leur rapport annuel, ils peuvent dire qu'ils ont contribué à la solution climatique. Mais est-ce tout à fait juste de dire que l'on contribue à la solution climatique si on exporte un peu la responsabilité ailleurs ? La troisième controverse, est liée au fait que toutes les définitions internationales sur les crédits carbone reposent sur l'idée qu'il faut faire de la réduction de carbone à travers la pollution déjà existante. Cela laisse très peu d'espace pour l'adaptation. La traduction concrète de cette approche, c'est que l'on compense par exemple pour planter des arbres, mais on ne compense pas pour les arbres déjà existants. Les pays qui ont des bassins importants pour la planète et qui ont des forêts relativement importantes ne sont pas vraiment compensés pour la conservation de ces forêts ou de ces mangroves ou de ces différentes contributions à la capture du carbone. Ils sont compensés s'ils plantent et s'ils contribuent à une reforestation. Cela incite presque à couper des arbres pour les replanter. Par exemple au Brésil, on suit de près la quantité de destruction de la forêt amazonienne chaque année et des fonds relativement importants, notamment de la Norvège, sont mis à disposition du Brésil pour faire de la reforestation. Donc, on fait de la reforestation et on coupe en même temps. Tout ce qui est marché carbone doit faire l'objet d'une approche beaucoup plus sophistiquée, qui tiendrait davantage compte de considérations éthiques.
Dans le cas du projet de TotalEnergies au Congo, la société doit démontrer auparavant qu'elle a fait des efforts de transformation de sa propre structure productive avant de profiter d'une compensation carbone parce les coûts d'émission dans l'exploration elle-même ont été réduits. Dans le cas de ce projet en particulier, on peut le concevoir, mais je reste très sceptique.
Sur la deuxième question, l'influence de la France dans les débats sur le climat en particulier, ainsi que sa diplomatie économique sont très appréciées par beaucoup de pays africains. Le sommet que le président Macron a convoqué sur le financement était une bonne initiative pour lier les discussions sur la dette africaine avec celles sur le climat. Le fait que l'initiative vienne d'un pays occidental était assez particulier. Même si ces discussions ont eu lieu, ainsi que beaucoup d'autres, cela ne signifie pas qu'on a vraiment changé le curseur. Il n'y a pas eu de résultats pratiques observés par les pays les plus vulnérables. Il y a beaucoup de proclamations d'intention, mais elles n'ont pas encore été suivies d'effets convaincants. Les pays africains sont devenus beaucoup plus exigeants dans leurs partenariats, parce qu'actuellement, ils sont sollicités de tous bords, ce qui leur permet de faire des choix beaucoup plus indépendants qu'auparavant. La diplomatie française doit vraiment tenir compte de ce nouvel état d'esprit qui est très différent de celui qu'on avait il y a quelques années.
M. Mickaël Weber. - Je rebondirai d'abord sur ce que disait mon collègue Jean-Claude Tissot, sur l'impact que certains projets peuvent avoir, je pense notamment au projet EACOP en Ouganda et en Tanzanie. Nous avons évoqué hier le sujet hier des espaces naturels protégés. La question est donc celle de la compensation notamment sur les plantations. Au vu de l'évolution du climat, il y a peut-être d'autres compensations à imaginer et voir l'impact qu'ont réellement ces procédés d'exploitation de matières fossiles. Comment évaluez-vous l'impact du changement climatique sur le long terme, sur la sécurité alimentaire, sur les moyens de subsistance, sur la répartition démographique et même sur les migrations au sein du continent africain ?
M. Carlos Lopes. - Il y a deux façons de voir l'évolution des changements climatiques sous l'angle africain. La première, pessimiste, consiste à constater que nous sommes déjà au-delà des moyennes de température qui sont enregistrées parce que la concentration de la chaleur est vraiment dans les tropiques et dans l'équateur. Nous discutons de températures moyennes, mais en Afrique, les conséquences sont déjà dévastatrices. Il est reconnu scientifiquement que les effets les plus immédiats du changement climatique se vérifieront en Afrique. Nous sommes déjà en crise. Avec l'explosion démographique du continent, nous allons avoir beaucoup de migrations pour des raisons climatiques. Ces migrations se dirigeront vers des régions qui seront plus habitables et éventuellement même à l'extérieur du continent. Par contre, nous pouvons être plus optimistes et considérer que le plus grand potentiel d'énergies renouvelables est en Afrique, que ce soit au niveau solaire, dont on parle plus, mais surtout pour l'hydrogène vert. D'après l'Agence internationale de l'énergie, 60 % du potentiel est en Afrique. Si on ajoute à cela le fait que l'Afrique a la plus grande surface maritime du monde, son économie bleue offre aussi d'énormes possibilités pour la reconversion de beaucoup de chaînes de valeurs et notamment les possibilités énergétiques offertes par la mer. L'Afrique est le terrain où l'on peut imaginer une solution climatique mondiale, si l'on prend juste le potentiel des énergies renouvelables. Si l'on ajoute le fait que l'Afrique regorge des minerais stratégiques qui sont nécessaires à cette même transition et qui à l'heure actuelle sont transformés pratiquement dans leur totalité en Chine. Si l'on veut envisager un avenir pour l'Afrique qui puisse donner des possibilités de développement au continent et qui puisse aussi bénéficier aux transitions mondiales, il faut investir en Afrique, soit dans les énergies renouvelables, soit dans la transformation des minerais stratégiques qui sont essentiels pour les industries d'avenir. En ce moment l'Afrique redéfinit ses rapports avec ses partenaires. Si on se tourne vers l'avenir, il faut investir lourdement sur la transition en Afrique. Par exemple, le taux de rendement d'un investissement dans l'énergie solaire dans un pays comme le Danemark est ridicule par rapport à ce qu'on gagnerait avec le même investissement au Maroc.
On peut imaginer une solution qui soit compatible avec les intérêts d'autres régions du monde, notamment l'Europe, débattre sur une sortie commune de la crise actuelle climatique plutôt qu'une concurrence telle qu'on la présente actuellement et qui est défavorable à l'Afrique.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Notre collègue Mickaël Weber parlait de l'Ouganda et de la Tanzanie. Quand on parle de ce projet, on constate qu'il y a des dizaines de milliers de personnes déplacées dans des conditions difficiles. Les réserves naturelles, l'environnement, la biodiversité sont mis en danger et on assiste à des atteintes assez lourdes aux droits humains, à la liberté d'expression, à la liberté de contester ce projet. La réponse de TotalEnergies est de considérer qu'ils ne sont pas responsables de la démocratie, de l'état de droit ou du respect des libertés en Ouganda ou en Tanzanie. Comment voyez-vous la responsabilité de ce type de multinationales dans ces projets ? Parce qu'au fond les atteintes aux droits humains ont été démontrées et finalement le projet se poursuit. Quelle est la responsabilité de TotalEnergies ? Quelle est la responsabilité de la France ? Quelle est la responsabilité de l'Ouganda ?
M. Carlos Lopes. - Je pense qu'une entreprise ne peut pas se dédouaner de principes éthiques, et donc que TotalEnergies a aussi une responsabilité lorsqu'ils constatent des pratiques qui ne sont pas compatibles avec leurs objectifs éthiques. Mais cette question est complexe parce qu'on est dans le domaine de la souveraineté et que la souveraineté est devenue, pour des raisons qui sont liées un peu à l'évolution de la politique africaine, une question extrêmement sensible. Nous avons une population qui est très jeune, dans la plupart des pays, avec une moyenne d'âge dans le continent de 19 ans. Gérer politiquement cette contestation qui est souvent associée à l'âge, n'est pas une tâche facile. Le deuxième élément, est que nous avons des élites qui sont dissociées de la réalité des gens, qui vivent dans leur bulle. Ils pensent qu'à travers leurs contacts et les négociations internationales, ils ont la légitimité et la reconnaissance nécessaires pour pouvoir continuer à faire ce qu'ils font sans se préoccuper d'une légitimité vis-à-vis de la population. Par exemple, s'il y a des élections, s'il y a une transition politique, la plupart des chefs d'État africains ou dirigeants africains cherchent une reconnaissance internationale plutôt qu'interne. Pour la jeunesse africaine, la question de la souveraineté est très sensible. Ils pensent que leurs dirigeants sont des vendus, qu'ils dépendent de l'extérieur et qu'il faut contester les formes de pouvoir qui ne représentent pas nécessairement leurs intérêts. Ils peuvent employer des méthodes qui ne sont pas les plus pacifiques. Les dirigeants africains, actuellement, font des déclarations politiques de souveraineté très fortes pour pouvoir contrer cette difficile situation politique. Vous allez avoir des exemples de plus en plus nombreux de pays qui montrent, disons, leurs verves révolutionnaires, ou bien leur capacité à mettre en cause des partenariats externes, pour une question de survie, afin de faire face à cette pression énorme sociale qui est en train de se développer à cause de la situation démographique. Dans le cas de l'Ouganda, la situation politique est très tendue parce que le président est au pouvoir depuis très longtemps et qu'il a un caractère autocratique et tente de museler l'opposition. Il pense que si le pays se développe économiquement, crée des emplois et transforme structurellement son économie, il pourra mieux contrôler la contestation politique. TotalEnergies ne peut pas régler cette difficile situation mais doit faire le nécessaire pour exprimer davantage son désaccord.
M. Roger Karoutchi, président. - Merci professeur pour cette audition.
La réunion est close à 9 h 15
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Jeudi 11 avril 2024
- Présidence de M. Roger Karoutchi, président -
La réunion est ouverte à 10 h 30.
Audition de M. Christophe Béchu, ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires
M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.
Nous entendons aujourd'hui M. Christophe Béchu, ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires.
Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes, il me revient de vous indiquer, monsieur le ministre, que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat - la vidéo sera diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.
Monsieur le ministre, je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Christophe Béchu prête serment.
M. Roger Karoutchi, président. - Avant de vous céder la parole pour un propos introductif, je vous invite également à nous préciser si vous détenez ou avez détenu dans le passé des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.
M. Christophe Béchu, ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires. - Absolument pas. Je n'ai pas même la moindre carte de fidélité auprès d'un réseau de stations-service !
M. Roger Karoutchi, président. - Je vous laisse la parole, monsieur le ministre.
M. Christophe Béchu, ministre. - Je vais d'abord parler de notre action globale en matière de transition écologique, puis je me concentrerai sur les points liés à TotalEnergies.
Notre action en faveur de la transition écologique se déploie à plusieurs niveaux, notamment à l'échelle internationale, compte tenu de la taille du groupe TotalEnergies.
La France a pris des engagements internationaux. La dernière conférence des parties (COP), qui a acté la sortie des énergies fossiles, constitue notre feuille de route. Vous connaissez nos engagements en la matière, notamment ceux du Président de la République et d'Agnès Pannier-Runacher. Ces engagements mondiaux sont complétés par des actions nationales et des engagements forts, comme la sortie progressive des énergies fossiles d'ici à 2040, avec une sortie du charbon d'ici la fin du quinquennat.
Lors de la COP26, nous avons rejoint, avec une vingtaine de pays, l'accord qui met fin au financement à l'étranger de projets d'exploitation d'énergies fossiles dès l'année 2022. Dans la loi de finances pour 2023, nous avons cessé d'octroyer des garanties à l'export pour l'ensemble de la chaîne de valeur du secteur des énergies fossiles, les anciennes garanties de la Compagnie française d'assurance pour le commerce extérieur (Coface). Cela vaut pour les activités d'exploration, de production, de stockage, de transport et de raffinage, pour le pétrole comme pour le gaz.
La France participe également à plusieurs coalitions et initiatives, comme E3F (Export Finance for Future), qui a vocation à faire du financement public des exportations un levier clef dans la lutte contre le changement climatique, en imposant des restrictions sur les projets d'énergies fossiles, tout en améliorant le soutien aux projets durables. Nous participons aussi à l'alliance Beyond Oil and Gas, qui vise à aligner les productions de pétrole et de gaz sur l'accord de Paris.
Au niveau européen, nous portons une voix ambitieuse en matière de climat, de biodiversité, de gestion de l'eau et de pollution plastique. Je pense à nos engagements pris lors de la COP15 de Kunming à Montréal : si les premières sources d'érosion de la biodiversité sont l'étalement urbain et l'artificialisation des sols, le dérèglement climatique a un impact sur les populations ; l'énergie fossile étant la principale source de dérèglement climatique, l'alignement de nos engagements est très clair.
Nous nous engageons à favoriser l'utilisation des solutions fondées sur la nature et à protéger les puits de carbone nécessaires au stockage des gaz à effet de serre (GES). Nous oeuvrons en faveur du zéro artificialisation nette (ZAN), dans sa version souple votée le 13 juillet dernier par le Sénat. La lutte contre la déforestation aux niveaux tant national qu'international et l'évolution des pratiques agricoles s'inscrivent dans cette logique.
Pour être ambitieux à l'échelon international, il est essentiel d'être exemplaire à l'échelon national. À cet égard, notre cadre réglementaire en matière d'hydrocarbures a été défini par la loi du 30 décembre 2017 mettant fin à la recherche ainsi qu'à l'exploitation des hydrocarbures et portant diverses dispositions relatives à l'énergie et à l'environnement, dite loi Hulot. Cette loi a mis fin aux garanties à l'export pour les énergies fossiles et a révisé le label « investissement socialement responsable » (ISR) pour en exclure ces énergies. Voilà des décisions concrètes qui ne sont pas seulement des déclarations d'intention.
En juillet 2017, la France a réaffirmé son engagement envers l'accord de Paris et son ambition de faire de la lutte contre le réchauffement climatique une priorité absolue, avec pour objectif la neutralité carbone d'ici à 2050. Cet objectif a été inscrit dans le code de l'énergie, à l'article L. 100-4, et a été renforcé par la loi du 8 novembre 2019 relative à l'énergie et au climat. Cette ambition est au coeur de la deuxième version de la stratégie nationale bas-carbone (SNBC), adoptée en avril 2020. La feuille de route pour atteindre nos objectifs de réduction des émissions reste inchangée. S'ajoute la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE), qui décrit de manière précise, pour les années 2025-2035, les orientations de notre politique énergétique, et qui traduit nos ambitions en matière de réduction de nos consommations et de développement des moyens de production énergétique décarbonée.
La loi Hulot est cruciale. En 2011, la France a annoncé, pour la première fois, son engagement en faveur de l'interdiction totale de l'exploration et de l'exploitation des hydrocarbures liquides gazeux par fracturation hydraulique. Cela ne s'est pas fait sans débat. Cette décision a posé les bases de la loi Hulot, qui vise à limiter l'extraction des hydrocarbures en France et à mettre fin progressivement à leur production d'ici au 1er janvier 2040. Nous avons fait le choix de ne plus délivrer de nouveaux permis d'exploration, afin de conduire à une extinction progressive de la production nationale. Cette production reste résiduelle, car elle représente moins de 1 % de notre consommation d'énergie.
Pour réduire notre dépendance aux énergies fossiles, il faut agir sur plusieurs leviers : réduire notre consommation d'énergie - je rappelle qu'une partie des arguments des pétroliers consiste à dire qu'il faut explorer de nouveaux gisements pour faire face à de nouveaux besoins - et développer des énergies alternatives. Notre stratégie combine l'énergie nucléaire, pilotable, et les énergies renouvelables, pour assurer la crédibilité de notre feuille de route de sortie des énergies fossiles. Le défi est majeur, et nous aurons besoin des énergéticiens.
Je distingue trois défis : sobriété, augmentation de la production d'électricité et doublement de la production de chaleur. Ces défis sont colossaux, tant en matière d'investissements que de ressources humaines. Nous aurons besoin d'embarquer les énergéticiens et les entreprises pour mener à bien ces projets. TotalEnergies, par exemple, a un rôle crucial à jouer dans cette transition, non pour continuer à explorer des gisements de pétrole, mais pour nous aider à décarboner notre production d'énergie.
Il n'existe pas de modèle de transition sans l'appui du secteur privé. Il nous faut trouver des alliés. La planification écologique que la France a mise en place montre que les entreprises ont tout intérêt à organiser leur propre transition vers une économie décarbonée : les demandes citoyennes augmentent, et c'est un enjeu existentiel pour les entreprises. Je n'entrerai pas dans le piège qui consiste à opposer entreprises et État. Nous sommes dans le même navire. Le secteur privé, en grande partie, a commencé à réduire ses émissions.
Pour embarquer les entreprises, nous devons poser un cadre qui aide, qui moralise et qui explique quelles sont les conséquences climatiques de nos activités, en présentant les externalités négatives qui reposent sur les collectivités. Telle est la logique de la directive sur la publication d'informations en matière de durabilité par les entreprises (CSRD), des normes européennes d'information en matière de durabilité (European Sustainability Reporting Standards, ou ESRS) ou du devoir de vigilance des entreprises. L'obligation de transparence permet de mener une analyse des risques climatiques matériels et de mesurer leurs impacts, afin de corriger, dans les chaînes de valeur, les atteintes à l'environnement qui seraient laissées à la charge de la puissance publique quand une partie des profits viendrait lui échapper. Disposer de données à l'échelle européenne est la meilleure garantie pour faire des comparaisons justes et éviter les distorsions de concurrence et des délocalisations entre pays.
Enfin, l'adaptation au changement climatique est également un élément clef de cette transition. Il est crucial d'intégrer une trajectoire de réchauffement de référence dans l'évaluation environnementale des entreprises. Le dérèglement climatique impose une évolution structurelle des modèles économiques pour intégrer les impératifs environnementaux. La puissance publique a un rôle à jouer pour faciliter cette transition, en instaurant un cadre d'analyse transparent.
Le modèle économique traditionnel de TotalEnergies est une partie du problème, mais sa transition écologique peut également faire partie de la solution. Il est crucial d'accompagner les entreprises dans cette transition. Par exemple, l'interdiction des véhicules thermiques en Europe, qui ne s'est pas faite sans débat, est absolument nécessaire si nous voulons atteindre notre objectif de neutralité carbone à l'horizon de 2050. Cependant, le remplacement des voitures thermiques par des voitures électriques à un horizon si bref représente un mur d'investissements et de production électrique colossal. Cela permet de mesurer les enjeux.
Poser un cadre clair permet de rappeler l'intérêt qu'il y a à investir dans la production électrique pour changer de modèle. Le fait que TotalEnergies ait investi pour devenir producteur de biocarburants, en reconvertissant deux de ses raffineries traditionnelles, La Mède et Grandpuits, s'inscrit dans ce chemin.
TotalEnergies est un participant actif aux groupes de travail pour établir des mécanismes nouveaux autour des biocarburants, et s'intéresse particulièrement à l'hydrogène renouvelable. TotalEnergies souhaiterait que des mécanismes incitatifs encouragent l'usage de l'hydrogène encore davantage que ne l'imposent les normes européennes.
M. Roger Karoutchi, président. - Monsieur le ministre, vos convictions sont claires, mais nous avons l'impression que vous avez été formé à l'école du Quai d'Orsay : tout cela est dit en termes très diplomatiques.
Imaginons, monsieur le ministre, que je sois M. Patrick Pouyanné. J'entends ce que vous dites, et voici ma réponse : tant que les Français utilisent de l'essence pour leurs voitures et du gaz pour se chauffer, il est normal que j'aille chercher et exploiter de nouveaux gisements. Certes, il faut s'engager et réduire considérablement la demande ; mais, s'il y a de la demande, il faut bien que quelqu'un offre ces énergies ! Tout le monde semble d'accord pour dire qu'il vaut mieux que ce soit une entreprise française qui réponde à la demande plutôt que BP, Shell ou Exxon.
Comment trouver une voie de passage entre votre appel à accélérer la transition et à réduire la demande en énergies fossiles et le fait que, alors que la réduction de cette demande est assez lente, TotalEnergies, malgré son engagement dans les énergies renouvelables, produise encore du pétrole et du gaz pour répondre à la demande ? Quel est le chemin de crête ? Doit-on dire que TotalEnergies a raison de répondre à la demande actuelle, ou pousser l'entreprise à accélérer sa transition vers le renouvelable ?
Depuis le début de ces auditions, nous tournons un peu en rond. Tout le monde dit que TotalEnergies peut faire mieux. Très bien ! Mais, aussitôt après, on nous dit qu'il faut laisser TotalEnergies exploiter et explorer, car il y a de la demande. Si c'est Exxon qui mène les explorations, que gagnerons-nous ?
Monsieur le ministre, je veux être un bon élève... Dites-moi clairement quel chemin emprunter !
M. Christophe Béchu, ministre. - Monsieur le président, vous décrivez toute la difficulté que constitue un modèle de transition dans lequel on ne peut tout changer en un claquement de doigts.
Nous pouvons parler de dépendance. Toute notre économie, depuis des décennies, se fonde sur un modèle où les énergies fossiles ont non seulement apporté des réponses économiques, mais ont aussi façonné une partie de l'aménagement du territoire. La forme même de nos villes aujourd'hui exige que nous ayons des véhicules : sans réseau de recharge disponible, il est impossible d'envisager une transition crédible.
Ma première remarque sera empreinte d'une vision gaulliste, à laquelle vous ne pourrez qu'être sensible. Nous discutons d'une entreprise française, mais de ressources qui ne le sont pas. Nous sommes importateurs d'énergie et nous sommes dépendants des énergies fossiles depuis le premier jour, dépendants d'une ressource que nous n'avons jamais produite.
La transition écologique est une occasion de renforcer notre souveraineté énergétique, comme ce fut le cas autrefois pour le programme nucléaire. Aujourd'hui, les techniques nouvelles autour du renouvelable nous doteront de nouvelles capacités, ce qui est dans l'intérêt de la France.
De plus, personne ne nie qu'il faille répondre à cette demande aussi longtemps qu'il n'y aura pas de solution alternative. La question est de savoir si nous devons explorer et chercher de nouveaux gisements alors qu'il existe un consensus pour dire que les gisements existants suffisent à répondre à la demande et que les nouvelles explorations conduiront à une surproduction d'énergies fossiles. La recherche de ces nouveaux gisements vise à rendre ces énergies fossiles plus compétitives, donc potentiellement à accroître la dépendance même à ces énergies.
Dès lors, nous serions capables de déterminer à partir de quand nous pourrions, au nom de notre conception de la souveraineté et de la transition écologique, interdire à certains États d'utiliser les ressources présentes dans leur sol ou de signer des contrats avec des entreprises pour exploiter ces ressources. Cependant, avons-nous mandat pour expliquer à l'Ouganda ou au Guyana avec qui ils doivent travailler ?
J'assume complètement le fait que la transition écologique est bonne pour notre souveraineté, pour notre pays et pour notre pouvoir d'achat : elle nous permet de reprendre la maîtrise de notre destin.
Organiser cette transition dans un cadre planifié évite que nous ne soyons submergés par une concurrence de pays-continents qui ont une force de frappe économique plus importante que la nôtre et qui, parce qu'ils disposent de standards unifiés sur de grands marchés intérieurs, pourraient gagner une partie de la bataille idéologique.
Prenons l'exemple de la voiture électrique. L'augmentation continue de la part des immatriculations de voitures électriques montre tout l'intérêt qu'il y a à ce que nous ne soyons pas submergés par un modèle intégralement construit depuis l'étranger, à accompagner notre filière dans une transition nécessaire et à se comporter en Européens.
Je me place du côté de l'intérêt de notre pays : il n'y a pas de contradiction entre le fait de soutenir la sortie des énergies fossiles et le fait d'oeuvrer avec une entreprise qui est elle-même en prise avec des États souverains, ce qui limite notre capacité d'action. Ce qui m'importe, c'est la cohérence qui consiste à ne pas favoriser, y compris avec des dispositifs de soutien à l'exportation, l'exploration de nouveaux gisements à l'étranger.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Certes, nos propositions ne sont pas tout à fait alignées, mais nous reconnaissons tous que nous faisons face à une contradiction majeure. Le chaos climatique s'intensifie, et il s'aggravera si nous n'agissons pas. La communauté internationale est unie sur ce point. L'Agence internationale de l'énergie (AIE), construite par les pétroliers eux-mêmes, affirme qu'il faut cesser d'ouvrir de nouveaux champs pétroliers ou gaziers, tout comme le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec), les Nations unies et le Président de la République.
Pourtant, ce groupe énergétique, français par son histoire et par la présence de son siège social en France, assume d'augmenter sa production de pétrole et de gaz et d'ouvrir de nouveaux champs d'exploration, en contradiction avec le consensus international. De fait, le secteur pétrolier est si rentable que TotalEnergies n'a aucun intérêt intrinsèque à abandonner le pétrole et le gaz. Comment l'action publique peut-elle mettre fin à cette aberration ?
La France a pris certaines mesures, comme l'arrêt des crédits aux exportations et l'interdiction de l'exploitation du gaz de schiste sur notre territoire, véritable drame environnemental et climatique. Cependant, l'État français soutient encore TotalEnergies à l'échelon international, que ce soit en Papouasie-Nouvelle-Guinée, au Mozambique ou en Ouganda. La France est actrice de cette fuite en avant totalement folle ! Comment faire en sorte que la France renonce à son hypocrisie, elle qui prône la sortie des énergies fossiles tout en encourageant leur exploration ?
Au fond, il ne s'agit pas de savoir qui, de TotalEnergies ou des autres énergéticiens, va explorer de nouveaux gisements : il s'agit bien de changer les choses. Si les grands énergéticiens investissaient dans les énergies renouvelables, nous n'aurions plus besoin de chercher du pétrole et du gaz. Notre filière française d'énergies renouvelables se porte très mal, en termes non de capacité, mais d'industrie. TotalEnergies pourrait faire la différence en mobilisant ses investissements, ses compétences et son savoir-faire, y compris en industrialisant notre pays. Nous pourrions alors devenir un pays pionnier.
L'État intervient déjà dans de nombreuses entreprises, via Bpifrance et l'Agence des participations de l'État. Serait-il envisageable pour l'État de prendre une participation dans TotalEnergies pour influencer sa stratégie ?
Concernant le gaz, nous nous enfermons dans notre dépendance au gaz naturel liquéfié (GNL), notamment au gaz de schiste. TotalEnergies continue de s'engager dans ce domaine, comme en témoigne son récent contrat aux États-Unis. Comment pouvez-vous intégrer ces réalités dans notre politique climatique, alors que nous importons toujours plus de GNL, et préserver notre souveraineté énergétique ? Le GNL intègre beaucoup de gaz de schiste, ce qui constitue une catastrophe pour le climat.
M. Christophe Béchu, ministre. - Je ne suis pas ministre de l'énergie ; depuis janvier, si mon ministère organise la sobriété et l'efficacité énergétique, la production relève de Bercy, notamment au regard de l'enjeu industriel qu'elle représente.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - C'est une déception. Nous avions construit cette organisation avec le président Sarkozy, en associant les questions énergétiques à l'écologie.
M. Christophe Béchu, ministre. - Monsieur Jadot, je sais que vous êtes nombreux dans cette salle à regretter le président Sarkozy... Je sens une montée de nostalgie ! Récemment, en tant que ministre de la cohésion des territoires, j'ai rencontré des associations d'élus pour discuter de la situation budgétaire du pays ; M. André Laignel a alors évoqué le président Sarkozy comme modèle pour son soutien aux collectivités territoriales.
Notre responsabilité est de réduire la consommation d'énergies fossiles. Il y va de notre crédibilité. Cela implique des mesures grand public, comme le soutien à la voiture électrique, mais aussi des investissements massifs. Par exemple, soutenir la décarbonation des aciéries peut avoir des impacts significatifs sur l'environnement. Les réseaux de chaleur sont également essentiels. Grâce au soutien du Sénat, nous avons augmenté les crédits de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) de 300 millions d'euros pour améliorer notre efficacité énergétique. Telle est la pierre angulaire de notre action.
Prenons l'exemple du débat sur la pompe à chaleur versus la chaudière à gaz. Voici le contexte : nous sommes plus performants pour produire des chaudières à gaz que des pompes à chaleur, produites principalement par les Polonais et les Chinois. J'assume donc que notre calendrier vienne éviter les erreurs passées, par exemple celles que nous avons faites pour les voitures électriques. Évitons d'investir beaucoup d'argent public pour in fine voir augmenter les importations et le chômage ! Outre l'électrification du parc, l'un des enjeux pour réduire la demande et tenir notre trajectoire est le poids des véhicules : nous ne pouvons perdre d'un côté ce que nous aurions gagné de l'autre. La transformation se fait par étapes. Nous devons rester cohérents.
Je suis totalement hostile à ce que l'État prenne une participation dans TotalEnergies. Premièrement, compte tenu du prix de l'action, cela mobiliserait des fonds utiles à la transition écologique. Deuxièmement, cela pourrait être contraire à la loi Hulot : nous investirions indirectement dans des activités menées par un groupe privé hors de nos frontières, activités que nous estimons contraires à nos principes et impossibles à mener dans notre pays.
Je précise que TotalEnergies reste le premier investisseur en France dans les énergies renouvelables. C'est le premier acteur des bornes de recharge ultra-rapides.
Pour ce qui concerne le gaz, je suis parfaitement en paix avec notre décision qui consiste à ne pas recourir à la fracturation hydraulique.
Cependant, nous devons considérer le contexte géopolitique, et éviter toute hypocrisie. Puisque nous dénonçons l'agression russe, comment pourrions-nous continuer à acheter du gaz à la Russie ?
Beaucoup de producteurs d'énergies fossiles ne sont pas des démocraties ; leurs intérêts ne sont pas alignés sur les nôtres. J'aurais beaucoup à dire sur le gaz de schiste américain, étant donné son impact environnemental. Nous naviguons entre, d'un côté, une forme de compromission idéologique ou géopolitique, en achetant auprès de pays en contradiction avec nos valeurs, et, d'un autre côté, la nécessité de sécuriser notre mix énergétique, donc les approvisionnements, dans un contexte de très haute inflation. Nous avons su sécuriser ces approvisionnements dans un contexte difficile, en assumant de ne plus acheter de gaz aux Russes et en réduisant notre dépendance. La trajectoire est donc claire.
M. Jean-Claude Tissot. - Monsieur le ministre, le fait que le gaz russe représente une partie de l'approvisionnement de l'Union européenne a déjà été abordé plusieurs fois par notre commission. Nous avons également pu constater l'implication de TotalEnergies en Russie, avec, au premier plan, ses parts au sein de la société Novatek, qui gère le site Yamal LNG en Sibérie, comme l'a confirmé, la semaine dernière, Aurélien Hamelle, directeur général Stratégie et développement durable de l'entreprise.
N'existe-t-il pas une contradiction entre le soutien apporté à l'Ukraine et le maintien de l'approvisionnement en gaz russe, auquel s'ajoute la participation financière d'entreprises françaises dans des actifs russes, étant précisé que l'un des actionnaires de Novatek est la cible de sanctions européennes ? Pensez-vous que la France pourrait prochainement porter ce veto sur le gaz russe au niveau européen ?
Sur un autre sujet, les 23 bombes carbone dont TotalEnergies est l'opérateur ou l'actionnaire pourraient entraîner le rejet, dans l'atmosphère, de 60 milliards de tonnes équivalent CO2 si elles étaient pleinement exploitées, soit 12 % du budget total restant à l'humanité pour limiter le réchauffement à 1,5 degré, selon le Giec.
Alors que la France est active dans le cadre de la « diplomatie environnementale », notamment dans la continuité de l'accord de Paris, ne pensez-vous pas qu'il est temps d'intervenir plus fermement sur ces projets d'infrastructures considérés comme des bombes carbone, d'autant plus qu'il s'agit d'entreprises françaises ?
M. Christophe Béchu, ministre. - Je crois avoir été extrêmement clair sur les bombes climatiques en disant que nous n'avions pas besoin de nouveaux gisements pour faire face à la demande et que l'argument selon lequel il faudrait produire pour répondre à des besoins se heurte à une réalité : il existe aujourd'hui un consensus scientifique absolu sur le fait que les ressources des gisements existants suffisent à répondre à la demande actuelle.
J'ajoute qu'il faudra poursuivre nos efforts visant à réduire cette demande afin d'éviter de légitimer ces bombes carbone et vous assure, de manière totalement transparente, que nous n'apportons pas le moindre soutien, budgétaire ou assurantiel, à des décisions que prendrait TotalEnergies par rapport à ces bombes carbone. Dans ce domaine, je ne vois guère comment l'État pourrait aller plus loin.
Ce que nous tâchons d'accomplir dans le cadre d'une diplomatie environnementale se heurte à des réalités géopolitiques particulièrement complexes. Quand, lors du G20 qui s'est tenu à Chennai l'année dernière, le ministre canadien, au bord des larmes, vous parle des 14 millions d'hectares partis en fumée avec les incendies, que son homologue pakistanais évoque les inondations qui ont frappé son pays et que, parallèlement, les Iraniens et les Saoudiens vous expliquent que ces événements ne justifient pas un ralentissement de la production d'énergies fossiles, vous mesurez la difficulté objective des négociations.
Certains de mes homologues représentant des pays producteurs de pétrole m'ont expliqué qu'une diminution de l'activité ou des rentes tirées de cette énergie conduirait à des révoltes sociales et que leur responsabilité consistait à éviter ce scénario. La réalité est donc complexe. Nous nous heurtons à des États souverains.
De la même manière, des élus guyanais se sont demandé s'il n'existait pas un double standard entre le fait que le Guyana voisin soit appelé à devenir immensément riche et le refus de la France d'explorer les gisements potentiels au large de la Guyane. Nous assumons pleinement notre cohérence dans ce dossier.
Je ne saurais répondre de manière précise à vos interrogations portant sur l'Ukraine et le gaz russe, sujets qui ne relèvent pas de mon portefeuille ministériel.
M. Pierre Barros. - La semaine dernière, le ministre de l'économie Bruno Le Maire nous a présenté TotalEnergies comme un atout pour la France, qui ferait l'honneur du pays à l'international, avec, à sa tête, un président qui incarnerait parfaitement l'entrepreneuriat hexagonal. Vous avez, pour votre part, mentionné le besoin d'avoir des entreprises alliées dans le cadre de la décarbonation et de la lutte contre le changement climatique.
TotalEnergies bénéficie d'un accompagnement sur une série de projets alors que les ressources mises à la disposition des collectivités territoriales sont de plus en plus contraintes. Le rapport Pisani-Ferry proposait pourtant de les doter d'une très forte capacité d'investissement, à hauteur de 30 milliards d'euros par an, afin de soutenir et d'accompagner la transition énergétique.
Nous accompagnons donc une entreprise qui émet autant de CO2 qu'un pays comme la France, investit massivement dans les énergies fossiles malgré les alertes du Giec et de l'AIE, réalise des profits énormes tout en payant fort peu d'impôts en France, grâce à des pratiques discutables d'optimisation fiscale. Ne serait-il pas temps de changer de braquet et de recourir à une plus grande contrainte pour ce type de sociétés ?
M. Christophe Béchu, ministre. - Les deux derniers projets de TotalEnergies soutenus activement par notre pays l'ont été durant le quinquennat de François Hollande, entre 2012 en 2017. Ces projets ont reçu l'appui de gouvernements de gauche, qui, malgré un discours sur la redistribution, la cohérence et la fin de l'hypocrisie, ont accompagné à la fois Yamal LNG en Russie et Ichthys LNG en Australie, respectivement en 2013 et en 2017. Depuis cette date, l'État français n'a pas accordé le moindre soutien budgétaire et financier à des projets de l'entreprise, ni sous forme de crédits directs ni sous forme d'assurances.
Par ailleurs, TotalEnergies réalise 20 % de son chiffre d'affaires en France, la fiscalité n'ayant pas été conçue en faveur ou en défaveur de telle ou telle entreprise. Dans le cadre de la planification écologique, notre soutien à l'investissement est aujourd'hui concentré non pas sur les entreprises, mais sur les projets.
Deux portes d'entrée existent : l'une, sectorielle, consiste à accorder des crédits pour la voiture électrique et la rénovation ; l'autre renvoie à des soutiens - dans le cadre de France 2030, en particulier - liés non pas à la personnalité de la structure, mais à l'ampleur du projet considéré et au niveau d'investissement porté par l'entreprise concernée.
L'un des modèles auxquels je crois le plus est celui des zones industrielles bas-carbone, qui permettent à des entreprises de plus petite taille de bénéficier de la chaleur de leurs voisins et de dispositifs d'investissement appuyant une diminution de notre dépendance aux énergies fossiles.
M. Pierre Barros. - Qu'en est-il de l'aide à l'investissement des collectivités territoriales pour accompagner la transition écologique ?
M. Christophe Béchu, ministre. - Nous avons justement doublé l'enveloppe dédiée au soutien à l'investissement des collectivités territoriales. Pour rappel, le soutien aux collectivités concerne à la fois le fonctionnement et l'investissement : s'agissant du premier volet, la dotation globale de fonctionnement (DGF), stable depuis 2017, a augmenté à deux reprises au cours des dernières années. Sur le second volet, la dotation d'investissement - l'addition de la dotation de soutien à l'investissement local (DSIL) et de la dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR) - s'élevait à 2 milliards d'euros, avant de doubler avec le fonds vert. J'ai caressé l'espoir de voir ce montant atteindre 4,5 milliards d'euros, mais les coupes budgétaires ont conduit à ne pas augmenter ce budget, ce qui représente malgré tout un effort, dans le contexte que nous connaissons.
Ce soutien à l'investissement de 2 milliards d'euros a permis d'accompagner 10 000 projets à l'échelle du territoire : près de 6 000 ont porté sur la rénovation et la baisse de la consommation, avec 3 300 projets consacrés aux bâtiments et 2 800 projets dédiés à la rénovation de l'éclairage public. S'y ajoutent des projets de renaturation et de dépollution, ainsi que des actions en faveur de la biodiversité, qui ne sont pas directement liées à la décarbonation, mais qui portent néanmoins une nécessaire ambition écologique.
L'ensemble de ces projets a généré un effet de levier, les 2 milliards d'euros initiaux ayant entraîné 10 milliards d'euros de soutien à l'investissement. La prochaine étape concernera le fonds d'adaptation aux défis qui sont devant nous.
M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Vous avez évoqué les leviers dont nous disposons pour agir au niveau de la demande, dont la fiscalité et la taxation. Êtes-vous favorable à la demande portée depuis plusieurs mois par le PDG de la SNCF, Jean-Pierre Farandou, qui plaide en faveur d'une augmentation de la taxation du kérosène afin d'assurer une concurrence plus juste entre le transport ferroviaire et le transport aérien ?
M. Christophe Béchu, ministre. - Sous-taxé pendant un temps, le kérosène était moins cher que l'essence jusqu'en 2023, date à laquelle les taxes correspondantes ont augmenté de 70 %. Cette hausse, que j'ai portée aux côtés de l'ancien ministre délégué aux transports, Clément Beaune, a permis de mettre fin à une niche fiscale contraire à nos objectifs.
Il reste encore des marges d'amélioration : j'assume ainsi de dire que la philosophie du maintien d'un taux réduit de TVA sur les liaisons aériennes intérieures m'échappe, au regard de nos objectifs et de nos ambitions. De la même manière, le taux réduit de TVA sur l'achat de chaudières à gaz pose la question du signal-prix envoyé aux consommateurs.
Le soutien apporté à la SNCF ne se limite pas aux conditions d'exploitation, il englobe un soutien aux conditions du réseau : nous sommes là face à une grande cause nationale, que votre assemblée évoque depuis longtemps. Dans les années 1980, le choix collectif a consisté à affecter le budget consacré à la régénération à l'ouverture de nouvelles lignes, ce qui a entraîné une dégradation de notre « patrimoine » ferroviaire, dont les 29 000 kilomètres de voies faisaient pourtant notre fierté. Une forme de facilité a prévalu, l'inauguration d'une nouvelle ligne à grande vitesse étant plus intéressante politiquement que la régénération de lignes existantes.
De surcroît, cette politique a doublement bouleversé l'aménagement du territoire : si le phénomène de métropolisation a été accéléré en réduisant les distances et les durées de trajet dans certaines zones, ces mêmes durées ont été rallongées pour d'autres territoires.
Ce travail de réparation est au coeur de la loi d'orientation des mobilités, qui, en 2019, a permis, pour la première fois, de consacrer à nouveau un budget à la régénération : à la fin de ce quinquennat, les moyens consacrés à ce chantier auront progressé de 1 milliard d'euros. La régénération du réseau est essentielle pour assurer des liaisons avec des territoires dont le sentiment d'abandon est accentué par des durées de trajet et des conditions de circulation chaotiques. Le sujet ne se limite donc pas au prix, l'essentiel de l'effort devant porter, de mon point de vue, sur la qualité du service et sur la régularité, c'est-à-dire sur les moyens accordés à la régénération et à l'investissement.
M. Philippe Folliot. - Pour en revenir aux enjeux relatifs au gaz, je partage votre analyse sur l'hypocrisie qui aurait été la nôtre si nous avions à continuer à importer du gaz russe compte tenu du conflit ukrainien. Du reste, nous aurions peut-être dû stopper ces importations dès 2008 ou 2014, et nous avons assurément manqué de clairvoyance.
Vous êtes un Européen convaincu, monsieur le ministre. Alors que la taxonomie décidée au niveau européen catégorise le gaz et le nucléaire comme deux énergies « de transition », le gaz se différencie-t-il selon vous du charbon et du pétrole ?
En outre, vous avez indiqué assumer totalement la loi Hulot relative à la non-exploitation des ressources en France. L'un de vos prédécesseurs a décidé de mettre un terme aux permis de recherche concernant l'île Juan de Nova, alors que le canal du Mozambique est appelé à devenir la mer du Nord du XXIe siècle ; du reste, TotalEnergies exploite un gisement gazier au Mozambique. N'aurait-il pas été utile de nous intéresser davantage aux potentialités de cette ressource nationale avérée, afin de sortir de l'alternative entre le gaz de schiste américain et le gaz naturel provenant de dictatures et de mieux maîtriser le cadre de la transition ?
M. Christophe Béchu, ministre. - Toutes les énergies fossiles ne se valent pas. Elles peuvent être classées en fonction de leurs impacts sur l'environnement et sur la santé humaine. La hiérarchie est claire : le charbon est la pire des énergies, suivi du pétrole, puis du gaz, ce qui doit nous conduire à avoir un regard adapté sur chacune d'entre elles. La sortie du charbon représente ainsi autant un impératif climatique qu'un enjeu de santé humaine, compte tenu de l'ampleur de ses impacts ; à l'inverse, considérer que nous pouvons avoir une forme de souplesse sur le gaz a du sens.
Hier, le Parlement européen a adopté un texte sur les transports urbains, dont, me semble-t-il, Yannick Jadot avait été le rapporteur initial. J'assume la position qui consiste à considérer que l'échéance de 2030 était trop précoce pour imposer la conversion de flottes à l'électrique alors que des collectivités ont investi dans le bioGNV (gaz naturel pour véhicules), l'accompagnement de la sortie du diesel devant se faire avec pragmatisme, en acceptant certaines formes de transition. J'ajoute que la modestie et l'humilité doivent nous conduire à reconnaître que nous n'avons pas encore réussi à trouver des énergies de substitution convaincantes dans tous les domaines : l'hydrogène reste, par exemple, une promesse dont on n'est pas sûr qu'elle puisse fonctionner partout.
De la même manière, la décarbonation du transport maritime soulève des problèmes complexes : si la mise en oeuvre d'une nouvelle technologie venait à être décidée dans cinq ou dix ans, nous ne pourrions pas, compte tenu du nombre de navires à remplacer, atteindre l'objectif de zéro émission nette en 2050 sans nous appuyer sur des opérations de rétrofit.
Outre la nécessaire humilité dont nous devons faire preuve, nous devons sortir des postures pour entrer dans le détail : le gaz a moins d'impacts que le pétrole, qui en a lui-même moins que le charbon. Cela étant dit, l'enjeu consiste à s'orienter davantage vers les énergies renouvelables et à réduire notre dépendance.
Pour ce qui concerne le canal du Mozambique et les décisions de non-exploration, je note qu'un argument similaire aurait pu être utilisé pour le gaz de schiste. Il l'a d'ailleurs été par ceux qui estimaient qu'il n'y avait aucune raison de se priver d'une capacité de production autonome. Le Président de la République, qui a fait ce choix de la non-exploration, tenait pourtant un discours sur la souveraineté et la production nationale qui aurait pu conduire à une décision différente.
Ne pas appuyer des projets qui soutiendraient une forme de demande alors que nous devons diminuer celle-ci me semble juste, tout comme le fait de ne pas prendre le risque de jouer aux apprentis sorciers avec des écosystèmes fragiles et confrontés à une érosion de la biodiversité. J'insiste sur ce point : lorsque nous abîmons des écosystèmes, nous abîmons la capacité de la nature à nous aider à contrer le dérèglement climatique. Nous sous-estimons ainsi la capacité des océans à capter le carbone, tout comme le rôle des herbiers de posidonies au bord de la Méditerranée.
Je relie d'ailleurs cette décision à l'annonce, par le Président de la République, en marge du sommet de Charm el-Cheikh, du refus de la France de participer à l'exploitation minière des fonds sous-marins. On comprend aisément la difficulté, pour l'humanité, de tourner le dos à des énergies qui sont sources de richesse. En revanche, le fait que nous ne trouvions pas d'accord sur la préservation d'espaces vierges que personne n'a commencé à exploiter et que nous soyons le seul pays à nous prononcer pour ce refus, tandis qu'une trentaine d'autres plaident en faveur d'un moratoire et qu'un pays tel que la Norvège - pourtant peu avare de discours sur la question des engagements climatiques - délivre les premiers permis de forage, peut participer à une forme de découragement dans la fonction qui est la mienne.
M. Philippe Folliot. - Vous n'avez pas tout à fait répondu à ma question.
M. Christophe Béchu, ministre. - Certes, mais elle n'était pas simple.
Mme Brigitte Devésa. - Nous avons beaucoup parlé du chemin de la décarbonation qui peut être emprunté par les entreprises. Moi-même engagée dans la mission d'information « Entreprises et climat », les nombreuses auditions menées m'ont permis de constater qu'elles s'engageaient dans cette voie, avec des difficultés variables selon les secteurs. Plus spécifiquement, comment les entreprises de la métallurgie, qui ont d'importants besoins en énergie, peuvent-elles aller s'orienter vers le bas-carbone ?
M. Christophe Béchu, ministre. - Je serai heureux de lire votre rapport, n'ayant pas une connaissance exhaustive de l'ensemble des secteurs que nous devons décarboner. Les investissements à mener pour faire évoluer un secteur qui recourt encore parfois au charbon sont stratégiques, car la métallurgie contribue aux solutions dont nous avons besoin. Lesdits investissements recouvrent les réflexions autour de l'hydrogène, les tranches nucléaires envisagées à proximité de ces sites ou encore leur raccordement à des lignes à haute tension depuis des centrales existantes. Nous avons l'espoir que l'hydrogène puisse être une solution pertinente et intelligente, en rappelant que les besoins d'énergie continus du secteur supposent de ne pas dépendre de sources d'énergies intermittentes.
Plus globalement, notre point de vue français et européen est limité. Un chiffre me hante depuis environ deux ans : la moitié des mètres carrés de la planète qui existeront en 2060 ne sont pas encore construits, et l'équivalent de la surface du Japon est bâti chaque mois à l'échelle mondiale. Alors que nos approches se font par pays, il est urgent d'adopter des approches sectorielles qui permettraient d'étudier les moyens de diminuer notre demande et nos besoins, à la fois en énergies et en matériaux.
Des approches purement nationales qui ne seraient pas accompagnées d'échanges de bonnes pratiques nous exposeront, à l'évidence, à des difficultés : il faut s'orienter, par exemple, vers la construction en bois et l'utilisation de matériaux à moindre empreinte carbone. Nous avons récemment organisé le premier forum mondial consacré à ce sujet, qui relève de mon portefeuille ministériel au titre du logement, et je suis convaincu que les échanges entre professionnels d'un même secteur, au-delà des échanges entre États, apporteront une partie de la solution permettant de diminuer la demande.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Monsieur le ministre, vous avez parfaitement décrit la nécessité de ne pas exploiter des zones vierges, ainsi que l'articulation entre climat et biodiversité. Que pouvez-vous faire pour stopper les projets actuellement menés en Ouganda et en Tanzanie par TotalEnergies, qui se déploient dans des réserves naturelles, amènent des déplacements de population assez massifs et s'accompagnent de répression ? Ils représentent tout ce que vous dénoncez dans vos propos.
M. Christophe Béchu, ministre. - Je crains que le rapporteur n'ait confondu la dernière question adressée au ministre de la transition écologique avec la première question qui sera posée au ministre des affaires étrangères que vous vous apprêtez à recevoir....
M. Roger Karoutchi, président. - Rassurez-vous : il pose la même question à chaque fois !
M. Christophe Béchu, ministre. - J'ai rencontré Yannick Jadot voilà quinze ans, alors que nous étions tous deux têtes de liste dans le grand Ouest pour les élections européennes. Le militant associatif qui ne portait pas de cravate que j'ai rencontré à l'époque et le représentant de l'Union pour un mouvement populaire (UMP) gouvernementale que j'étais alors étaient fort éloignés. Or, si je mesure nos évolutions personnelles, avec d'un côté ma prise de conscience accélérée de ces enjeux dans les fonctions que j'ai pu exercer et, de l'autre côté, votre volonté d'être constructif, je suis rassuré quant à notre capacité à construire un chemin de convergence entre les femmes et les hommes de bonne volonté.
Pour rester sur cette tonalité responsable, je ne vous ferai pas croire que le ministre que je suis dispose d'un moyen pour forcer un État souverain à abandonner tel ou tel projet. Je continue de penser que nous devons agir sur deux leviers : d'une part, appuyer la communauté scientifique, pour éclairer les choix des décideurs dans tous les États du monde ; d'autre part, proposer des alternatives crédibles, afin que les pays pauvres ne se disent pas que le seul moyen de sauver leur population consiste à trouver un gisement et à l'exploiter.
L'initiative prise au moment du One Forest Summit afin d'aider les États à préserver leurs forêts fait écho à ce besoin d'alternatives : si vous gagnez de l'argent quand vous déforestez, vous ne retirez aucune manne quand vous la protégez, alors que vous stockez du carbone pour le reste de la planète sans le savoir. À ce stade, nous n'avons pas trouvé de modèle crédible permettant de proposer une alternative globale à ce type d'exploitations.
Ces considérations renvoient aux tensions internationales : compte tenu de la capacité de la Russie à agiter le Sud global en incriminant des réflexes colonisateurs de la part de l'Occident, nous devons manier ces concepts avec prudence, afin de ne pas donner le sentiment de vouloir empêcher ces États d'utiliser les leviers dont nous nous sommes servis lorsque nous étions au même niveau de développement que le leur. Il est ainsi malaisé de se positionner en tant que donneurs de leçons, quand bien même la préservation des écosystèmes relève de l'intérêt à terme de ces États et de leurs populations.
Je ne suis donc pas persuadé que les États, en particulier les États occidentaux, doivent être en première ligne sur ce sujet. Nous avons d'ailleurs la chance, dans d'autres combats environnementaux, de pouvoir nous appuyer sur d'autres acteurs pour porter des messages : le Rwanda et le Kenya ont ainsi joué un rôle dans l'interdiction du plastique. Nous n'avons, en revanche, pas totalement trouvé ce type de relais pour les énergies fossiles.
M. Roger Karoutchi, président. - Merci, monsieur le ministre.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de M. Stéphane Séjourné, ministre de l'Europe et des affaires étrangères
M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France en entendant M. Stéphane Séjourné, ministre de l'Europe et des affaires étrangères.
Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.
Monsieur le ministre, je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Stéphane Séjourné prête serment.
M. Roger Karoutchi, président. - Avant de vous céder la parole, je vous invite également à nous préciser si vous détenez ou avez détenu dans le passé des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.
M. Stéphane Séjourné, ministre de l'Europe et des affaires étrangères. - Tel n'est pas le cas, monsieur le président.
M. Roger Karoutchi, président. - Dont acte.
M. Stéphane Séjourné, ministre. - Le soutien aux intérêts économiques de la France est au coeur de la politique étrangère que je mène, en pleine cohérence avec l'agenda ambitieux que nous portons en matière climatique et environnementale, d'une part, et de droits humains, d'autre part.
En quoi consiste très concrètement ce soutien stratégique ? Il s'agit d'appuyer notre commerce extérieur, c'est-à-dire la stratégie d'exportation de nos entreprises. Il y a là une priorité de mon action, car vous connaissez comme moi l'importance pour l'économie française des ressources générées par les exportations. Elles sont le moteur de notre économie : elles soutiennent les emplois, elles contribuent à la croissance de nos entreprises. C'est dans cette perspective que nous avons lancé à l'automne dernier le plan « Osez l'export ! ».
S'il y a là une priorité, c'est pour cette autre raison que, dans le monde en crise où nous vivons - nous avons déjà évoqué ensemble le bouleversement mondial qui est actuellement à l'oeuvre -, la diversité de nos partenariats économiques est une manière de protéger nos intérêts stratégiques.
Songeons aux perturbations majeures que l'agression russe contre l'Ukraine a entraînées quant à notre approvisionnement énergétique ces deux dernières années : pour diversifier nos circuits, pour prendre acte des reconfigurations qui se sont imposées à nous, il fallait conduire une diplomatie économique forte à l'échelle de l'Union européenne, mais également dans nos relations bilatérales.
La protection de nos concitoyens, de nos entreprises et de nos intérêts stratégiques dépend de ces objectifs et actions.
S'il y a là une priorité, c'est enfin parce que la France doit continuer à peser dans le monde. Or son poids dépendra notamment des capacités de nos entreprises à s'implanter et à s'intégrer sur les marchés et dans les tissus économiques étrangers. Lesdites entreprises contribuent en effet à notre influence et à notre rayonnement en faisant de notre pays un partenaire de premier plan ; mais cette influence et ce rayonnement supposent, en retour, que les acteurs économiques aient les moyens d'investir, soient compétitifs et soient dotés d'expertise et de savoir-faire.
Nos entreprises ont une vocation internationale. Dans une économie mondiale de plus en plus concurrentielle, il est inutile de vous dire qu'il est nécessaire pour nos entreprises que le ministère des affaires étrangères contribue à cette action - et tel est son devoir.
Notre soutien aux entreprises françaises à l'étranger s'inscrit dans un cadre très précis, celui-là même qui régit nos relations avec le groupe TotalEnergies.
Nous menons certaines actions en matière de diplomatie économique, que je vais préciser. Nous aidons nos entreprises à appréhender le contexte politique, économique et social des pays dans lesquels elles cherchent à exporter ou à investir ; elles bénéficient à cet égard de l'expertise des diplomates du ministère des affaires étrangères.
Nous accompagnons également les entreprises, notamment les ETI et les PME, dans leur démarche d'internationalisation. Nous avons mis en place et renforcé les dispositifs de la Team France Export, qui réunit tous les acteurs et opérateurs concernés. Ce service public ne consiste pas en un soutien financier aux projets d'exportation, cette dernière mission relevant du ministère de l'économie et des finances.
Je le dis de façon claire et nette : l'État ne finance pas les activités du groupe TotalEnergies à l'étranger, qu'il s'agisse de l'exploration, de la production, du transport ou même du stockage des énergies fossiles. L'État, qui n'est pas actionnaire de TotalEnergies, ne participe pas à ses instances de gouvernance. Il ne prend donc pas part aux décisions du groupe non plus qu'à ses choix commerciaux, qui impliquent d'investir dans un certain nombre de pays.
Que font, dès lors, les services du ministère ? Dans les pays instables et fragiles, ils apportent aux entreprises françaises leur analyse des enjeux, notamment sécuritaires, et des possibles vecteurs d'instabilité. Ils peuvent, dans ce cadre, être amenés à alerter les entreprises sur une éventuelle dégradation de la situation politique ou sécuritaire dans certains pays. Là aussi, le savoir-faire et l'expérience de nos diplomates appuient les initiatives de nos acteurs économiques.
En dehors des régimes de sanctions auxquels, bien sûr, toutes les entreprises sont tenues de se conformer, celles-ci apprécient de manière autonome l'opportunité d'établir leur présence ou de mettre en oeuvre des stratégies commerciales dans tel ou tel pays.
Les entreprises sont également soumises - je tiens à le rappeler devant votre commission d'enquête - au devoir de vigilance en matière environnementale et sociale. Nous avons débattu de cette réglementation en France et au sein de l'Union européenne, échelle à laquelle cette question s'est également posée.
C'est dans ce cadre précis que les entreprises peuvent solliciter l'appui du ministère dans leurs démarches, mais leurs choix sont faits de manière autonome et relèvent de leur stratégie commerciale. Je précise que, depuis ma nomination au poste de ministre de l'Europe et des affaires étrangères, je n'ai pas été sollicité pour répondre à pareille demande émanant de TotalEnergies.
Voilà comment nous soutenons nos entreprises à l'étranger. Je tiens à le préciser, notre soutien est cohérent avec l'agenda ambitieux que nous nous sommes fixé s'agissant de répondre aux défis climatiques et environnementaux : notre objectif est bien d'accélérer la transition énergétique et décarbonée de l'économie mondiale.
La France déploie en effet une diplomatie climatique active et ambitieuse. Nous avons joué un rôle clé pour engager la communauté internationale vers la sortie des énergies fossiles lors de la COP28. À cette occasion, nous avons été le seul pays à plaider en faveur d'un calendrier précis de sortie des énergies fossiles à l'horizon de 2050.
Au-delà des efforts entrepris pour réduire nos émissions à l'échelle nationale, le travail diplomatique est essentiel, notamment pour renforcer et sécuriser l'engagement des autres pays et des autres régions du monde en faveur d'une trajectoire compatible avec les objectifs de l'accord de Paris - le fameux « + 1,5°C » - visant à limiter le réchauffement climatique.
De tels engagements peuvent heurter la stratégie de développement et de croissance d'autres pays, nous en sommes pleinement conscients, et vous avez déjà évoqué cette question lors de nombreuses auditions. À titre d'exemple, je rappelle que plus de 600 millions de personnes vivant en Afrique n'ont pas accès à l'électricité. Là encore, le travail de la diplomatie est essentiel pour renforcer l'attractivité de cette transition énergétique dans les pays en développement, pour soutenir la transition dans ces pays via des investissements orientés vers une diversification des mix énergétiques ; tel est l'objet des partenariats pour une transition énergétique juste (JETP).
Nous en avons lancé avec plusieurs pays, notamment l'Afrique du Sud, l'Indonésie, le Sénégal et le Vietnam. Les autorités de ces pays établissent une feuille de route économique compatible avec nos objectifs climatiques, des financements publics sont mobilisés et les investisseurs privés s'engagent eux aussi, car, vous le savez, ils sont de plus en plus sensibles à ces questions, sous l'effet notamment de la coloration des investissements généraux par les investissements environnementaux et climatiques. Le principe est donc celui du cercle vertueux, et nous le soutenons grâce à nos efforts diplomatiques. Cette dynamique entre les actions de l'État et celles des entreprises méritait, me semble-t-il, d'être soulignée devant votre commission d'enquête.
M. Roger Karoutchi, président. - Monsieur le ministre, ma question sera globale.
Nos différentes auditions nous ont montré la nécessité de réduire la demande intérieure en produits fossiles pour que l'offre diminue également - par construction, l'offre répond à la demande...
À plusieurs reprises, nous nous sommes vu reprocher - vous avez vous-même entendu ce reproche en tant que ministre des affaires étrangères - de nous adresser en ces termes aux pays africains et asiatiques qui possèdent des ressources fossiles : « Vous n'allez tout de même pas exploiter du pétrole ou gaz ! Et la transition énergétique, alors ? » « Vous êtes bien gentils, ont-ils beau jeu de nous répondre, mais votre développement à vous s'est fondé sur les énergies fossiles ! Nous essayons de vous rattraper, et vous nous dites que ce n'est pas correct... ».
Ces pays arguent que les États ayant un niveau de développement élevé doivent contribuer s'ils veulent leur permettre de se développer sans utilisation de leurs ressources fossiles. Or les dotations allouées aux fonds de compensation sont faibles, pour ne pas dire insuffisantes - tout le monde le reconnaît. Résultat : les débats sur la situation au Mozambique ou en Ouganda. En effet, faute de compensations suffisantes - à leurs yeux, elles sont ridicules -, ces États doivent exploiter leurs ressources fossiles. C'est dans ce contexte qu'est reproché à TotalEnergies de mener des projets - en Ouganda, au Mozambique - non conformes aux engagements internationaux de la France. À cela, l'entreprise objecte légitimement qu'elle ne fait que répondre à une demande émanant des États : si Total s'y refuse, une autre compagnie y pourvoira. J'y insiste, une telle situation est due au caractère extrêmement insuffisant des compensations prévues pour les pays qui n'exploiteraient pas leurs ressources fossiles.
N'y a-t-il donc pas là une contradiction entre la politique de transition énergétique de la France - politique étrangère ou non, d'ailleurs - et la réalité ?
M. Stéphane Séjourné, ministre. - Monsieur le président, il y a plusieurs questions dans votre question globale.
Lors de la COP28, la France et l'Union européenne ont voulu faciliter et réorganiser les financements afin de rééquilibrer cette situation. Lors des futures COP, à Bakou et à Belém, nous espérons attirer de nouveaux investisseurs à cette fin.
Vous soulevez la question du droit au développement ou à la croissance économique, qui est une revendication de ces pays ; tel est précisément l'objet des négociations internationales que nous menons.
Vous soulevez également la question du rôle d'une entreprise française, en l'occurrence Total, dans ce développement et dans l'exploitation de certaines ressources. Je tiens à rappeler que l'État ne finance pas les activités de Total et qu'en tout état de cause cette compagnie est soumise à des réglementations plus strictes et plus restrictives qu'un certain nombre d'autres entreprises - j'ai évoqué le devoir de vigilance et la réglementation européenne. Il vaut mieux qu'une entreprise française participe à ces marchés plutôt que d'autres, qui sont soumises à des règles moins contraignantes.
D'un côté, nous ne pouvons pas contraindre les pays à contenir leur mix énergétique dans le cadre des accords internationaux et des engagements internationaux qui ont été signés. De l'autre, le ministère n'a pas pour rôle d'inciter ou d'empêcher les entreprises à nouer tel ou tel engagement commercial : celles-ci se déterminent elles-mêmes.
Notre ambition est d'offrir une lecture géopolitique et une expertise diplomatique aux entreprises françaises qui souhaitent investir ou répondre à un appel d'offres dans un pays étranger. Si le contexte politique et sécuritaire est instable, nous les alertons, mais nous nous arrêtons là - ainsi procédons-nous, par exemple, pour les activités de TotalEnergies.
Tout l'objet des négociations climatiques est de permettre l'exercice par les pays du Sud de leur droit au développement, afin qu'ils puissent arriver au même équilibre qui est celui des pays du Nord, tout en atteignant l'objectif de limiter le réchauffement à 1,5°C, conformément à l'accord de Paris. Cela s'annonce très dur, car les émissions de gaz à effet de serre ont encore atteint des niveaux record cette année. Du reste, l'Europe et la France ne sont pas épargnées par le réchauffement climatique, et nous avons des débats sur ces sujets-là, tous les étés, à chaque épisode climatique. Face au changement climatique, nous devons redoubler d'efforts.
Ces discussions ont lieu dans un cadre multilatéral : les pays revendiquant leur droit au développement avancent des arguments que nous prenons en compte dans l'élaboration et le déploiement des objectifs mondiaux.
L'un des principaux enjeux des prochaines négociations climatiques sera pour nous d'aller chercher des investisseurs qui aujourd'hui ne contribuent pas, à l'instar de la Chine ou des grands pollueurs, et qu'il faudra faire contribuer, afin que les pays africains puissent bénéficier des ruptures technologiques qui adviennent en Europe, par exemple. À l'heure actuelle, je l'ai dit, 600 millions d'Africains n'ont pas accès à l'électricité ; des investissements du type de ceux que j'ai évoqués seraient susceptibles de changer la donne.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Il y a une malédiction du pétrole, les exemples sont assez nombreux dans le monde pour le démontrer, et l'ancien secrétaire général adjoint des Nations unies l'a encore rappelé devant notre commission d'enquête cette semaine. Ce n'est malheureusement pas en exploitant du pétrole et du gaz que l'on fournit de l'électricité aux habitants, aux écoles et aux hôpitaux.
M. Le Drian, qui vous a précédé dans vos fonctions actuelles, monsieur le ministre, a pleinement assumé devant nous la fin des crédits à l'export pour les énergies fossiles - votre collègue Christophe Béchu l'a confirmé ce matin -, mais il a également reconnu que dans ses fonctions il avait soutenu diplomatiquement les projets de Total au Mozambique, au Qatar, en Russie. De deux choses l'une, donc : soit un tel soutien ne sert à rien soit il a autant de poids qu'un crédit à l'exportation, par exemple en Ouganda...
Assumez-vous de vous inscrire dans la continuité de cette politique, qui consiste, dans les discours et dans la définition des outils de financement, à défendre la sortie des énergies fossiles, et, dans les actes, à mettre l'appareil diplomatique français au service des projets gaziers et pétroliers de Total, qui sont, selon l'Agence internationale de l'énergie (AIE), une faute climatique ?
Par exemple, récemment encore, le président Macron a emmené le président Pouyanné, dans sa délégation, en Papouasie-Nouvelle-Guinée.
Monsieur le ministre, vous inscrivez-vous dans la continuité de cette diplomatie, qui se met au service des projets de TotalEnergies ?
Le Sénat est attaché au soutien à l'Arménie, et vous l'êtes aussi. Nous avons été choqués de voir M. Pouyanné inaugurer des champs gaziers avec le président Aliyev, alors que ce dernier organisait au même moment l'épuration ethnique des Arméniens du Haut-Karabagh. Comment la diplomatie française a-t-elle perçu cette contradiction majeure ? Comment intervient-elle pour qu'une telle situation ne se reproduise pas ?
Au Mozambique, 1 500 personnes ont disparu ou ont été tuées à la suite d'attaques djihadistes. La France soutient-elle l'ouverture des champs gaziers au Mozambique ?
Le programme de mobilité du quai d'Orsay permet à des diplomates de travailler en entreprise. Ainsi l'ambassadeur Arnaud Suquet est-il passé du ministère des affaires étrangères à Total avant de revenir au ministère. Nous avons aussi auditionné quelqu'un que vous connaissez bien et que tout le monde respecte, M. Jean-Claude Mallet, qui, après des années à des postes de très haute responsabilité au ministère de la défense et au ministère des affaires étrangères, occupe aujourd'hui les fonctions de directeur des affaires publiques de TotalEnergies.
S'agissant d'un groupe privé, entend-on dire, l'État, qui défend le climat et les droits humains, ne peut malheureusement rien faire. En réalité, à observer les « portes tournantes » et les interventions de la diplomatie économique, on constate que les relations entre l'un et l'autre sont loin d'être aussi claires...
M. Stéphane Séjourné, ministre. - À titre personnel, je n'ai pas été sollicité pour soutenir politiquement un projet particulier. Le cadre est clair - je l'ai rappelé dans mon propos introductif : nous apportons notre expertise sécuritaire et politique pour des projets d'implantation ou des opérations en cours, et les pays décident de l'utilisation de leurs propres ressources conformément à leurs engagements internationaux ; nous n'avons pas à leur imposer des contraintes.
L'Afrique émet 4 % des émissions mondiales de CO2, alors que le continent abrite 20 % de la population mondiale - M. le président de la commission a soulevé tout à l'heure la question de ce décalage.
Des projets sont proposés, nous n'avons pas à les financer ; c'est aux pays qui les accueillent et qui cherchent des entreprises pour explorer, exploiter ou produire de le faire.
Mettons nous-mêmes en balance nos propres émissions de CO2 et notre trajectoire de réduction avec celles de l'Afrique, qui font l'objet de discussions dans les enceintes internationales.
Sur l'Azerbaïdjan, on ne saurait m'accuser de mansuétude. J'ai pris des positions politiques claires sur ce pays : la France n'importe pas de gaz en provenance d'Azerbaïdjan. Lorsque la crise ukrainienne a commencé, nous avons débattu à l'échelle européenne de la nécessaire diversification de nos approvisionnements, qui représentait un enjeu pour le pouvoir d'achat des Français. Nous n'étions pas favorables à importer du gaz provenant de certains pays avec lesquels nous avions des difficultés.
Nous ne participons pas à la gouvernance de TotalEnergies : l'entreprise est libre de choisir ses marchés, cela relève de sa stratégie commerciale.
J'en viens à la question des mobilités.
Huit diplomates ont effectué une mobilité vers Total au cours des vingt dernières années. Par comparaison, à la fin de l'année 2023, 434 agents étaient en mobilité extérieure, dont huit étaient au sein d'une ONG. Il y en avait donc autant au sein d'ONG qu'au sein de TotalEnergies.
Ces mobilités sont contrôlées par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), dont le mandat a été fixé par le législateur, de même que les critères d'évaluation. S'il fallait être plus strict, les modifications devraient être législatives. Cela étant dit, nous mettons un point d'honneur à respecter les critères en vigueur.
Pour ce qui est du Mozambique, ce pays a connu une grave dégradation de sa situation sécuritaire. Mon ministère a porté assistance aux ressortissants français présents sur son territoire, par le biais d'évacuations des agents en poste ou de salariés de TotalEnergies et d'autres entreprises françaises. À ces ressortissants, nous devons assistance, mais les sites sont sécurisés par les autorités locales ; nous ne pouvons donc pas intervenir. Notre mission est, le cas échéant, de rapatrier les ressortissants français présents sur le territoire, qu'ils soient salariés d'une entreprise ou d'une ONG.
- Présidence de Mme Marie-Claire Carrère-Gée, vice-présidente -
M. Jean-Claude Tissot. - Monsieur le ministre, la clarté s'impose concernant le rôle joué par les ambassades françaises dans les implantations d'entreprises françaises à l'étranger. Dans le cas de TotalEnergies, le groupe poursuit une stratégie de déploiement à l'échelle internationale. Comment les acteurs économiques sont-ils accompagnés par les ambassades au moment de leur implantation, en particulier dans les pays à risque, liés au terrorisme ou entretenant des relations tendues avec la France ? Des consignes précises sont-elles données ?
La France s'avère le premier importateur de gaz naturel liquéfié (GNL). Confirmez-vous le chiffre de 600 millions d'euros avancé pour le premier trimestre ?
Le Gouvernement a-t-il, dès l'invasion de l'Ukraine par la Russie, formellement demandé à TotalEnergies de se retirer de la Russie ?
M. Stéphane Séjourné, ministre. - Lorsqu'une entreprise cherche à s'implanter à l'étranger, le ministère des affaires étrangères intervient dans un cadre précis : il apporte son expertise sur la situation politique et la dimension sécuritaire. Nous dialoguons avec toutes les entreprises françaises qui investissent ou souhaitent le faire, mais nous en restons là. Quand surviennent des problèmes de sécurité, nous sommes attentifs à toutes les sollicitations ; mais il n'existe pas de dispositifs particuliers impliquant, par exemple, une aide financière ou la mise à disposition de moyens.
M. Jean-Claude Tissot. - J'imagine que vous avez des préconisations pour les pays à risque.
M. Stéphane Séjourné, ministre. - Oui, naturellement. Les entreprises elles-mêmes sollicitent nos services pour une expertise politique et sécuritaire.
Pour ce qui concerne la crise énergétique liée à l'invasion de l'Ukraine par la Russie, nous étions favorables à un paquet de sanctions. En comparaison des autres pays européens, et notamment de l'Allemagne, la France, grâce à sa stratégie de diversification énergétique, est moins dépendante du gaz russe.
Subsistent un certain nombre d'exportations. Le GNL, plus facilement exportable par pipeline que les autres hydrocarbures, représente environ 15 % de la consommation énergétique de gaz en France, soit 4 % du mix énergétique. TotalEnergies respecte les sanctions européennes et nous travaillons à une autonomie complète vis-à-vis des hydrocarbures russes d'ici à 2027.
M. Pierre Barros. - M. Le Maire, que nous interrogions la semaine dernière, parlait de TotalEnergies comme d'un atout pour la France dans le cadre de la politique énergétique et écologique menée par notre pays. M. Béchu, quant à lui, a employé le terme d'« allié », l'entreprise accompagnant la décarbonation de notre industrie et la production des énergies du futur. De votre côté, vous avez parlé de TotalEnergies comme d'une entreprise française. Or, cette entreprise doit, comme les autres, contribuer à l'effort national, et il serait bon, me semble-t-il, qu'une entreprise française accompagnant et soutenant le projet de notre pays paie ses impôts en France.
Le 6 avril dernier, un article publié dans un quotidien suisse nous a informés que deux filiales de TotalEnergies localisées en Suisse - Totsa Total Oil Trading et TotalEnergies Gas & Power Limited (TGP) - rapportaient des milliards d'euros à l'entreprise. La première de ces sociétés, spécialisée dans le négoce du pétrole, a enregistré en 2023 un chiffre d'affaires de 100 milliards d'euros et un résultat net de 2,87 milliards d'euros. Cette filiale a ainsi contribué à hauteur de plus de 14 % au bénéfice net de l'entreprise, qui fut important ces dernières années. Or l'entreprise, pour des raisons tout à fait légales, ne s'acquitte pas de ses impôts en France, et il est légitime de s'interroger à ce propos. Dans un contexte de dumping international, cette situation renvoie à la politique étrangère de notre pays, et à la manière dont nous travaillons avec les autres États sur les questions fiscales.
M. Stéphane Séjourné, ministre. - Monsieur le sénateur, sur ce sujet, vous devriez plutôt interroger le PDG de TotalEnergies, M. Patrick Pouyanné. L'entreprise se diversifie et cherche à développer les énergies renouvelables. Mais, n'ayant pas connaissance de tous les détails, je ne souhaite pas m'avancer quant à la stratégie de l'entreprise. En tant que ministre de l'Europe et des affaires étrangères, je ne dispose pas de tous les éléments dont j'aurais besoin pour vous répondre.
M. Pierre Barros. - Des pays européens hébergent une entreprise française à laquelle s'appliquent, ce faisant, des règles budgétaires et fiscales différentes des nôtres. Comment peut-on travailler à une harmonisation entre les pays ?
M. Stéphane Séjourné, ministre. - Je suis navré, mais je ne dispose pas des éléments pour vous répondre ; le sujet excède les compétences de mon ministère.
M. Philippe Folliot. - Monsieur le ministre, je souhaite vous interroger sur le plateau des Guyanes, où les enjeux sont nombreux en matière énergétique. Lors de son audition, le ministre de la transition écologique a qualifié le Guyana de « Qatar d'Amérique du Sud ». Récemment, vous avez annoncé la création d'une ambassade dans ce pays, ce dont je vous félicite.
Dans cette région, quatre pays sont concernés par les enjeux énergétiques : le Brésil, le Suriname, le Guyana et la France, via la Guyane française. On trouve des exploitations d'hydrocarbures au Brésil ; au Guyana, de très importantes réserves ont été découvertes ; au Suriname, où TotalEnergies est engagé dans des recherches et prospections, des perspectives d'exploitation se font également jour. Comparée à ces trois pays, la Guyane française s'avère en retrait, ce qui suscite des incompréhensions de la part de nos compatriotes guyanais. Ceux-ci craignent en effet que les perspectives de développement observées dans les pays voisins n'aient des conséquences économiques, sociales et migratoires. Quel rôle la France peut-elle jouer dans ce contexte, notamment en matière de répartition des richesses liées à l'exploitation de ces hydrocarbures ?
M. Stéphane Séjourné, ministre. - Si je suis votre raisonnement, monsieur le sénateur, en interdisant l'exploitation en Guyane, nous prouvons notre vertu : il y a là un signal fort de notre engagement international sur ces questions.
Comme vous l'avez rappelé, je me suis déplacé au Guyana pour y annoncer l'ouverture d'une ambassade de France en 2025. Sur place, nous n'avons pas évoqué le cas de TotalEnergies. Pour être tout à fait transparent avec vous, je peux vous dire que nous avons échangé sur certains contrats en cours, et notamment sur le contrat lié aux frégates, dans un contexte de conflit avec le Venezuela. L'une de ces frégates a été commandée à une entreprise française, et la construction s'effectuera aux Sables-d'Olonne. De la sorte, nous participons également au renforcement de nos liens diplomatiques avec le Guyana dans le cadre du conflit de territoire qui l'oppose à son voisin.
Monsieur le sénateur Folliot, j'assume totalement l'interdiction d'exploitation en Guyane, car le rôle de la France est de montrer l'exemple. Nous souhaitons approfondir nos liens avec le Guyana dans le cadre d'échanges bilatéraux. Au-delà de l'exploitation du pétrole et des nappes de gaz, nous avons d'autres sujets sur lesquels échanger ; je pense notamment aux questions de défense, au tourisme et à l'agriculture.
M. Bernard Buis. - Monsieur le ministre, depuis votre nomination, les négociations climatiques sont de retour dans le champ des compétences du ministère de l'Europe et des affaires étrangères. Ce choix permet d'inclure dans les discussions avec nos partenaires les ambitions portées par la France sur le plan environnemental.
Depuis votre prise de fonction, vous avez pu vous entretenir avec vos homologues lors de la réunion des diplomaties du G20 qui s'est tenue à Rio de Janeiro au mois de février puis lors des rencontres de préparation de la COP qui ont été organisées à Copenhague au mois de mars. Vendredi dernier, à Nairobi, vous avez réaffirmé, avec votre homologue, la nécessité de ne pas diviser les pays du Sud et les pays du Nord. Monsieur le ministre, quelle est votre feuille de route en matière environnementale ? Pouvez-vous nous indiquer quelles sont les démarches entreprises par le Gouvernement, au niveau multilatéral, en faveur de la sortie des énergies fossiles ?
M. Stéphane Séjourné, ministre. - Les négociations climatiques sont en effet de retour dans le champ des compétences du ministère, et je porterai la voix de la France dans les négociations internationales. Pour l'année 2024, les négociations climatiques s'annoncent difficiles. L'un des principaux enjeux sera de revoir la cible de financement des pertes et dommages, objet de désaccord entre les pays du Sud et les pays du Nord et enjeu important d'acceptabilité, en revenant notamment sur un certain nombre de points actés lors des précédentes COP.
En juin 2023, le Président de la République a lancé le pacte de Paris pour les peuples et la planète, qui participe de cette ambition d'une reconfiguration du financement en faveur des pays les plus vulnérables. De mon côté, je travaille à ce que le plus de pays possible s'inscrivent dans cette démarche engagée par la France. Par ailleurs, notre pays contribue à hauteur de 6 milliards d'euros par an aux financements pour le climat, conformément à ses engagements. Au niveau européen, enfin, nous nous attelons à la mise en oeuvre des accords de la COP 28 et à la sortie des énergies fossiles.
Lors de son récent déplacement au Brésil, le Président de la République a exprimé son souhait de revoir à la hausse les ambitions de la COP 30 qui doit se tenir à Belém en 2025 ; dix ans après les accords de Paris, tout signal de recul est à proscrire. L'objectif est également d'approfondir nos relations bilatérales. Ainsi, il y a quelques jours, nous avons signé des accords avec le Kenya. Ces accords, qui engagent les deux pays sur des objectifs communs, ont notamment trait à la sortie des énergies fossiles.
Je vous invite à lire les déclarations ambitieuses qui ont suivi ces deux déplacements.
Aussi bien dans un cadre multilatéral que dans un cadre bilatéral, l'objectif est de développer des partenariats structurants. Pour ce qui est des négociations climatiques, l'idée est d'aller vers plus de contributions et plus de partage, en évitant le débat sur le droit au développement, c'est-à-dire sur le droit aux émissions de CO2 pour les pays en développement.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Monsieur le ministre, vous allez piloter la négociation climatique. Lors de la précédente COP, le Gouvernement a accordé des badges à TotalEnergies, ce qui a fait polémique, car ces badges permettent d'accéder à toutes les réunions. Voyez l'exemple de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) qui, lors de négociations dans le cadre de la lutte contre les maladies liées au tabac, avait interdit l'accès aux lobbies du tabac... Dans la perspective de la prochaine COP à Bakou, pouvez-vous vous engager sur le fait que le Gouvernement ne donne plus de badges aux lobbies des énergies fossiles, et notamment à TotalEnergies ?
Ma deuxième question porte sur l'Ouganda et la Tanzanie. Après que M. Yoweri Museveni a été réélu à la présidence de la République d'Ouganda, il semblerait que le président français lui ait adressé une lettre soutenant les deux projets de TotalEnergies dans la région, Eacop et Tilenga. Confirmez-vous ce soutien ?
Lors d'une précédente audition, un ambassadeur a précisé qu'en Afrique TotalEnergies incarnait la France. Or ces projets, outre qu'ils présentent un risque environnemental majeur, vont déplacer des dizaines de milliers de personnes, à l'issue de procédures parfois très répressives. La France peut-elle être associée à de tels projets ?
M. Stéphane Séjourné, ministre. - Concernant votre première interrogation, monsieur le rapporteur, mon approche est différente de la vôtre. Il convient d'associer aux discussions, en toute transparence, les ONG et les entreprises, dont TotalEnergies. Il me semble préférable que soient présents à ces réunions ceux qui, précisément, vont participer à la transformation du modèle. Je ne m'engagerai donc pas à ne pas convier les entreprises concernées, car je pense au contraire leur présence utile. Cela dit, il s'agit d'être vigilant afin de prévenir, dans le cadre des discussions et des négociations, tout risque de conflits d'intérêts.
La France n'est pas partie prenante des projets de TotalEnergies en Ouganda et en Tanzanie : elle n'apporte aucune garantie de financement. Si vous le souhaitez, je pourrai vous donner des informations plus précises sur ce point en marge de l'audition. Une chose est claire : TotalEnergies agit dans un cadre strictement légal.
Mme Marie-Claire Carrère-Gée, présidente. - Sauf erreur de ma part, l'ambassadeur évoqué par le rapporteur faisait référence à des opinions locales qui assimilaient TotalEnergies à la France.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - C'est exactement ce que j'ai dit. TotalEnergies est associé à l'image de la France, pour le meilleur comme pour le pire ; et, dans ce second cas, il y va de notre responsabilité collective.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 12 h 50.