Jeudi 4 avril 2024
- Présidence de M. Roger Karoutchi, président -
La réunion est ouverte à 10 h 30.
Audition de M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique
M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.
Nous entendons aujourd'hui M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.
Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.
Monsieur le ministre, je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Bruno Le Maire prête serment.
M. Roger Karoutchi, président. - Je vous invite également à nous préciser si vous détenez ou avez détenu dans le passé des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.
M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. - Je n'en détiens aucun.
M. Roger Karoutchi, président. - Je vous laisse la parole, monsieur le ministre.
M. Bruno Le Maire, ministre. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, je suis très heureux de vous retrouver pour parler d'une entreprise clé pour la politique économique, énergétique et climatique de notre pays : l'entreprise TotalEnergies.
TotalEnergies compte 100 000 salariés dans le monde, dont 35 000 en France, répartis sur 4 000 sites : les stations-service, les raffineries, les biométhaniseurs, les laboratoires, les centres de recherche et de développement, les centrales solaires et les éoliennes ou les centrales à gaz. C'est un groupe international multi-énergies présent dans plus de 130 pays, avec un chiffre d'affaires d'environ 220 milliards d'euros, dont 21 % réalisés en France. L'essentiel des revenus pétroliers et gaziers provient naturellement de l'étranger, puisque la France n'est plus un pays producteur.
Les activités industrielles réalisées par TotalEnergies en France se concentrent sur le raffinage, avec 5 000 emplois industriels à Donges, Gonfreville-l'Orcher et Feyzin, la distribution, avec 3 400 stations-service, et la production d'électricité, avec 6 centrales à gaz et 643 sites de production d'énergie renouvelable. Je rappelle que TotalEnergies investit massivement dans les énergies renouvelables (EnR) : c'est le premier investisseur de France en la matière.
Si l'on regarde l'exemple du raffinage en France de plus près, on observe que cette activité a été fortement déficitaire jusqu'en 2021.
Comment les activités de TotalEnergies se traduisent-elles en matière d'émissions ? Comme vous le savez toutes et tous dans cette commission, les évaluations d'émissions sont divisées en trois volets, ou « scopes ».
Le premier scope, ce sont les émissions directes, c'est-à-dire les émissions qui sont issues des activités de l'entreprise, comme le CO2 qui est rejeté par la cheminée de la raffinerie qui appartient à Total. Le scope 2, ce sont les émissions indirectes liées à l'énergie - l'électricité, par exemple - que consomme TotalEnergies. Si l'on prend ces scopes 1 et 2, on va arriver à des chiffres qui sont très limités, pour la simple raison que les activités industrielles de Total sur le site France sont évidemment plus limitées que les produits qui sont utilisés par les consommateurs. Ces émissions de scope 1 et 2 sont de 40 millions de tonnes de CO2 dans le monde, mais seulement de 4,5 millions de tonnes de CO2 en France en 2023. À titre de comparaison, l'industrie française, c'est 80 millions de tonnes de CO2 par an.
Plus intéressant est le scope 3, c'est-à-dire les émissions indirectes issues de la consommation des produits que commercialise Total, même s'il ne les produit pas en France. Ce sont les émissions que les automobilistes émettent en consommant leur carburant fourni par TotalEnergies. Ces émissions du scope 3 s'élèvent à 389 millions de tonnes de CO2 dans le monde en 2022 et à 84,3 millions de tonnes de CO2 en France en 2023. Cela veut dire que les émissions du scope 3 de Total liées à la consommation de produits issus du raffinage pour la circulation des automobiles sont supérieures aux émissions de l'industrie française. Les émissions directes sont donc très limitées au regard des émissions indirectes. Le vrai sujet, ce sont donc bien les émissions indirectes.
Quelle est la place de l'État dans le dispositif de TotalEnergies ? L'État n'a aucune participation dans TotalEnergies, qui est une entreprise purement privée. Comme il le fait pour n'importe quelle entreprise, le ministre de l'économie et des finances veille au respect, par cette dernière, de l'ordre public économique et financier du pays. Et c'est tout ce que j'ai à faire à l'égard de cette entreprise, qui se gère elle-même, qui a un conseil d'administration, qui a des actionnaires et qui est dirigée par un président-directeur général (P-D.G.), qui s'appelle Patrick Pouyanné. Le rôle de l'État est un rôle de régulateur, un rôle de gardien de l'ordre économique et financier, pour s'assurer que Total respecte ses obligations, notamment en matière environnementale et sociale.
Nous avons aussi vocation à faciliter les investissements à Gonfreville-l'Orcher, à Harfleur, à La Mède et sur tous les autres sites industriels qui doivent être décarbonés, tout en protégeant évidemment l'emploi. Mais il n'y a aucun traitement de faveur particulier, le ministre de l'économie et des finances devant garantir l'ordre économique.
Une participation dans le capital de TotalEnergies est-elle possible ? Ma réponse est clairement non. Ce n'est pas notre ligne politique. L'État n'a ni les moyens ni la vocation à entrer au capital de TotalEnergies. Nous ne sommes pas là pour gérer TotalEnergies. Nous sommes là pour mener une politique énergétique qui vise à assurer la souveraineté de notre pays et la décarbonation de notre économie.
Comme vous le savez, nous nous sommes engagés à atteindre la neutralité carbone en 2050, avec trois volets d'action. Le premier est la production verte, tout l'objectif étant de produire le maximum de biens manufacturiers sur le sol français, car, s'ils sont produits sur le sol français, ils émettront deux fois moins de CO2 que s'ils le sont aux États-Unis, et quatre fois moins que s'ils le sont en Chine.
Le deuxième objectif est de sortir des énergies fossiles, au moyen de choix politiques forts, comme la sortie du véhicule thermique à horizon 2035. C'est probablement cette décision qui permettra de réduire le plus les émissions indirectes de CO2 de TotalEnergies au titre du scope 3. De fait, si l'on veut décarboner TotalEnergies, il faut d'abord décarboner le transport en France. C'est ce qu'il y a de plus efficace, et c'est la sortie du véhicule thermique qui le permettra.
J'ai également pris la décision d'arrêter toutes les garanties à l'export sur les énergies fossiles à la fin de l'année 2022, décision qui a été lourdement critiquée par les énergéticiens et le monde économique, mais que je maintiens naturellement. Si nous voulons accélérer la décarbonation, l'État ne peut pas être caution ou garant d'investissements dans les énergies fossiles. Cette décision s'applique notamment aux projets pétroliers de TotalEnergies à l'étranger, par exemple sur Arctic GNL 2. C'est la preuve de notre indépendance à l'égard de tout intérêt privé. Cette décision me semble juste. Elle est bonne pour la planète et conforme à notre stratégie économique. Elle incite toujours plus les énergéticiens à décarboner leurs activités.
La révision du label Investissement socialement responsable (ISR) est une décision du même genre. Cette décision, que j'ai elle aussi prise voilà quelques mois, exclut désormais toute entreprise qui exploite du charbon ou des hydrocarbures non conventionnels ou qui lancerait de nouveaux projets d'exploration, d'exploitation ou de raffinage d'hydrocarbures du label ISR, qui est particulièrement attractif pour les investisseurs financiers. Cette décision a été parfois critiquée. Elle est lourde de conséquences en matière de labellisation des investissements. Elle implique que toutes les activités de TotalEnergies soient exclues.
Le troisième objectif de notre politique économique est l'encadrement de l'activité des entreprises polluantes. Je suis évidemment garant du respect des obligations en la matière. TotalEnergies est soumis à la réglementation nationale du bilan des émissions de gaz à effet de serre (Beges), qui l'oblige à publier, tous les quatre ans, son bilan d'émission. TotalEnergies est aussi soumis à la mise en oeuvre de la directive européenne Corporate Sustainability Reporting Directive, la fameuse directive CSRD, qui a été largement portée par la France et qui va l'obliger à présenter un bilan d'émissions de gaz à effet de serre (GES) et des cibles de décarbonation sur l'ensemble de ses activités au niveau mondial, contrairement au Beges, qui, lui, s'applique au niveau national. Enfin, ces dispositifs seront complétés par la directive sur le devoir de vigilance, qui a valeur juridique et va obliger TotalEnergies à mettre en oeuvre son plan de transition climatique avec une obligation de moyens très concrets. Par ailleurs, TotalEnergies est soumis, comme d'autres, aux dispositifs de certificats d'économies d'énergie ou de quotas carbone.
Voilà l'ensemble des obligations nationales, européennes et internationales auxquelles TotalEnergies est soumis et dont j'assure le respect.
J'insiste vraiment sur les deux décisions que j'ai prises voilà maintenant quatorze mois, la première sur le label ISR, la seconde sur les garanties export : elles montrent que nous n'hésitons pas, même si TotalEnergies est une entreprise française, à prendre des décisions qui l'incitent à décarboner davantage son activité.
Le fait d'avoir TotalEnergies en France reste un atout économique majeur pour notre pays, pour une raison simple : nous aurons encore besoin des hydrocarbures pendant des années. On peut tourner les choses dans tous les sens, vouloir accélérer, ce qui est mon cas, la décarbonation de notre économie, accélérer l'électrification du parc automobile français - c'est ce que nous faisons en maintenant des bonus sur les véhicules électriques et en soutenant la filière industrielle des véhicules électriques. Il n'en reste pas moins que 97 % du parc automobile français est thermique et qu'il ne va pas se renouveler du jour au lendemain, qu'il demandera des hydrocarbures et que nous avons tout intérêt à avoir une entreprise nationale qui nous permette de garantir notre indépendance.
L'intérêt est d'abord la sécurisation de notre approvisionnement. Nous en avons eu une illustration avec l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Depuis le début du conflit, nous nous sommes mobilisés pour diversifier et sécuriser notre approvisionnement en carburant et en gaz. Je constate que TotalEnergies a répondu présent en installant un terminal d'importation flottant de gaz naturel liquéfié (GNL) au Havre, précieux pour reconstituer nos stocks et garantir qu'il n'y ait pas de rupture d'approvisionnement de gaz durant la période hivernale. Ce terminal a été mis en service fin 2023. Il est un pilier de sécurité essentiel, dont les capacités supplémentaires seront utiles s'il y a, demain, des pics importants de consommation. Il permet d'anticiper toute difficulté sur l'approvisionnement en gaz.
Je rappelle également que TotalEnergies a trouvé des modes d'approvisionnements alternatifs en diesel au moment où les tensions sur la disponibilité étaient fortes. Si nous n'avions pas ce groupe, nous serions dans les mains des grandes majors anglo-saxonnes pour l'approvisionnement en diesel des automobilistes et consommateurs français. Je préfère l'indépendance à la dépendance.
Enfin, TotalEnergies nous a aussi permis de lutter contre l'inflation, après le déclenchement de la crise ukrainienne, qui a entraîné une flambée des prix des énergies. À ma demande, l'entreprise a accepté la mise en place d'un plafonnement à 1,99 euro du prix de l'essence et du diesel dès le début de l'année 2023. À ma demande, de nouveau, TotalEnergies a reconduit ce dispositif pour l'ensemble de l'année 2024. Je rappelle qu'aucune autre grande compagnie pétrolière au monde n'a pris ce genre de décision.
TotalEnergies opère selon des standards environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) qui se situent au meilleur niveau mondial. L'entreprise investit également pour transformer son modèle vers l'électrification et les biocarburants et vient de dépasser, en 2023, les 1 000 bornes de recharge haute puissance installées dans les stations-service. C'est aujourd'hui le premier acteur de la recharge ultrarapide sur autoroute et sur voie rapide. En 2023 toujours, l'entreprise a investi près de 5 milliards d'euros dans les énergies bas-carbone, s'est engagée à réduire de moitié les émissions de CO2 de ses sites de raffinage et de pétrochimie à l'horizon 2030 et a accepté de transformer ses raffineries de La Mède et Grandpuits vers la production de biocarburants, tout en électrifiant et en améliorant l'efficacité énergétique de ces installations.
Au fond, dans cette période de grande transition, la seule question qui se pose est la suivante : est-ce un atout d'avoir une grande compagnie comme TotalEnergies en France ? Pour moi, la réponse est clairement oui. C'est un atout en termes d'indépendance, d'approvisionnement en gaz et en diesel et d'investissement dans l'électrification du parc.
Pour terminer, je tiens à signaler que les décisions que nous prenons en matière énergétique sont d'autant plus importantes que le capital de TotalEnergies n'est qu'à 26 % français et que 40 % de l'actionnariat est composé d'actionnaires américains. En définitive, c'est un atout qui ne nous empêche pas de sortir du fossile à marche rapide. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, disposer de TotalEnergies sur le sol français n'est pas un moyen de ralentir mais d'accélérer la sortie du fossile.
M. Roger Karoutchi, président. - Avant que je donne la parole au rapporteur et à l'ensemble de nos collègues, je souhaite vous poser quelques questions, monsieur le ministre.
Va-t-on assez vite sur la décarbonation ? Comment assure-t-on l'équilibre avec la demande des ménages en énergie ? Une partie de la réponse réside évidemment dans le nucléaire. Le Gouvernement a un peu tergiversé depuis quelques années, mais des engagements ont été pris par le Président de la République. Les financements sont-ils au rendez-vous ? TotalEnergies peut-il devenir un acteur du nucléaire, non pour les grandes centrales, mais à tout le moins pour le reste ?
Comment jugez-vous la position et l'évolution de TotalEnergies par rapport à ses concurrents ? Comme vous l'avez dit, si ce groupe est confronté à des problématiques, qu'en est-il de Shell ou d'ExxonMobil notamment ?
M. Bruno Le Maire, ministre. - J'ai la conviction intime que la décarbonation est une chance pour notre pays, un vecteur de réindustrialisation comme nous n'en avons pas connu depuis un demi-siècle. Il faut saisir cette opportunité, et j'ai pris les décisions nécessaires en termes d'investissement en ce sens : loi « Industrie verte », crédit d'impôt, etc. Nous sommes le seul pays européen qui a mis en place un crédit d'impôt équivalent à l'Inflation Reduction Act (IRA), même si les montants ne sont pas les mêmes, pour soutenir les investissements dans l'industrie verte.
Je plaide également pour qu'il y ait un contenu européen dans les appels d'offres français. Lorsque la Chine réalise des champs éoliens au large de Shanghai, vous pouvez toujours soumettre, vos chances de l'emporter sont en dessous de zéro ! Il en va de même aux États-Unis. En revanche, en Europe, il est possible de lancer un appel d'offres sur des champs éoliens et d'avoir des Chinois ou des Américains qui emportent la mise. Je souhaite que, dans les appels d'offres européens, il y ait désormais une obligation de contenu industriel européen, à 50 %, 60 % ou 70 %. Si vous faites un champ éolien en mer du Nord, dans la Manche, sur la côte atlantique, en Méditerranée, il doit y avoir une obligation de contenu européen. C'est ainsi que l'on soutiendra notre industrie et que l'on mêlera décarbonation et réindustrialisation. La décarbonation est une chance historique de réindustrialiser le pays.
Par ailleurs, plus vous produisez en France, plus vous réduisez les émissions de CO2 à travers la planète. C'est notre intérêt économique et environnemental.
Ensuite, il faut que cette décarbonation ne soit pas trop coûteuse. On sait bien que le sujet social est majeur. Pour qui la décarbonation est-elle coûteuse ? Pour les ménages modestes et les ménages ruraux. C'est la raison pour laquelle on se donne du temps - d'ici 2035 - pour sortir du thermique et j'ai décidé de maintenir les aides à l'achat, même si l'état de nos finances publiques est sérieux. Pour que la transition climatique ne devienne pas, demain, une question sociale majeure, il faut impérativement accompagner les ménages modestes et les ménages ruraux dans cette décarbonation et cette transition climatique.
TotalEnergies peut-il participer au financement du nucléaire ? TotalEnergies est intéressé, et nous ne voyons que des avantages à ce que le groupe participe, sous une forme ou sous une autre, à l'investissement dans les réacteurs nucléaires. Le nucléaire étant une énergie décarbonée, que TotalEnergies continue d'investir et dans les énergies renouvelables et dans le nucléaire nous paraît une façon de sortir du fossile de manière accélérée. Je ne sais pas quelles seront les décisions de TotalEnergies, qui est une entreprise privée, mais je rappelle que, au forum de Davos, le 19 janvier 2024, le président du groupe a proposé un appui financier à la relance du nucléaire en France. C'est une hypothèse qui est tout à fait acceptable.
Enfin, par rapport à ses concurrents, TotalEnergies a un atout, c'est d'investir massivement dans les énergies renouvelables, à hauteur de 5 milliards d'euros par an. L'entreprise est, à cet égard, mieux-disante que les autres majors anglo-saxonnes, ce qui est plutôt une bonne nouvelle. Par ailleurs, c'est la seule à avoir participé à la création d'un terminal GNL en France et à avoir plafonné les prix à 1,99 euro. Je préfère que ce soit TotalEnergies qui prenne à sa charge le plafonnement à 1,99 euro du litre de carburant, plutôt que les finances publiques.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Monsieur le ministre, je pourrais être globalement d'accord avec votre propos introductif, mais il ne recouvre qu'une partie de la réalité.
Est-ce que TotalEnergies investit dans les énergies renouvelables ? Oui, incontestablement. Est-ce que TotalEnergies investit beaucoup plus dans le gaz, notamment le gaz de schiste et le pétrole, que dans les énergies renouvelables ? Oui, et c'est bien le problème !
La France a-t-elle supprimé les crédits à l'exportation sur les projets d'énergies fossiles ? Oui, vous avez raison, et c'est une bonne décision. Nous nous sommes battus pour !
La France continue-t-elle à appuyer TotalEnergies dans de nouveaux projets d'exploration, d'exploitation, de pétrole, de gaz, y compris de gaz de schiste, comme nous l'a affirmé Jean-Yves Le Drian ? C'est aussi malheureusement la réalité...
Nous sommes là non pas pour faire le procès de TotalEnergies, mais pour clarifier l'action de l'État. Que fait l'État, et que pourrait-il mieux faire ?
Vous avez tranché la question de la participation de l'État dans le capital de TotalEnergies. Historiquement, la France a été actrice de ce secteur stratégique qu'est l'énergie. Vous êtes d'ailleurs le ministre qui a fait remonter l'État dans le capital d'EDF à 100 % et qui pilote la participation de l'État dans Engie. Quelle est la différence entre Engie et TotalEnergies ? Sur le nucléaire, je vois bien la différence, car il n'y a pas d'investisseurs privés dans ce secteur. Mais que fait l'État de cette participation dans Engie, qui pourrait être absolument stratégique dans la décarbonation ? Qu'est-ce qui justifie que l'État ne soit pas au capital de TotalEnergies ?
Souvenez-vous des contrats passés en 2020 par Engie en Amérique du Nord pour importer du gaz de schiste, dont l'extraction, je le rappelle, est interdite en France, car elle est particulièrement polluante. C'est une forme de duplicité de l'État.
Par ailleurs, vous avez pris des engagements assez forts pour que les acteurs financiers bancaires sortent des financements des énergies fossiles. Quand nous avons auditionné le Crédit Agricole, ils nous ont confirmé qu'ils avaient abandonné une série de financements de projets fossiles. En revanche, ils assument de continuer à financer des entreprises qui financent des énergies fossiles. Comment voyez-vous cette contradiction majeure, cette petite pirouette de nos institutions bancaires ?
Enfin, nombre d'experts nous ont dit que la stratégie de décarbonation de TotalEnergies, à ce stade, n'était pas crédible. Comme TotalEnergies ne fonctionne pas en « budget carbone », l'objectif de neutralité en 2050 peut être interrogé. Surtout, TotalEnergies veut augmenter sa production d'énergie fossile, quand l'Agence internationale de l'énergie (AIE) dit qu'il faut absolument arrêter. De même, la Cour des comptes est très circonspecte sur la fiabilité et la transparence de ce que disent les entreprises sur leur trajectoire carbone. Comment voyez-vous cette contradiction majeure entre l'ambition de la France de sortie des énergies fossiles et son soutien implicite à ceux qui veulent aller chercher toujours plus de pétrole et de gaz, y compris du gaz de schiste ?
M. Bruno Le Maire, ministre. - Monsieur le rapporteur, je suis heureux de voir que, au fond, nos positions ne sont pas si éloignées. Comme ces sujets sont d'intérêt général, voire d'intérêt supérieur de la nation, je me félicite que nous parvenions à dépasser certaines frontières politiques pour nous retrouver sur des points essentiels.
Je rappelle que l'exploration du gaz de schiste est interdite en France. Il n'est pas question de toucher à cette interdiction. En revanche, TotalEnergies étant une entreprise privée, nous ne pouvons lui interdire d'exploiter ou de travailler avec des entreprises qui utilisent le gaz de schiste, notamment aux États-Unis. Il ne faut jamais oublier que 40 % de l'actionnariat de TotalEnergies est américain.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Raison de plus pour récupérer une partie du capital !
M. Bruno Le Maire, ministre. - Pourquoi n'est-il pas question pour nous de prendre du capital dans TotalEnergies ? Ce n'est pas du tout une question de dogme ou de fermeture politiques sur le sujet. C'est simplement parce que nous réservons la prise de capital à des activités dans lesquelles il n'y a absolument aucune solution alternative. Vous l'avez dit vous-même, et à très juste titre. Nous avons pris la décision de nationaliser EDF parce qu'il n'y avait pas d'alternative à l'État pour le financement du nucléaire, notamment des six EPR2. Aucun investisseur privé ne viendra aujourd'hui financer ces réacteurs. Il faut donc avoir le contrôle, car l'intérêt stratégique du pays est d'avoir de la production nucléaire. Comme il n'y a pas d'alternative, c'est donc à l'État de prendre cela à sa charge.
Ce qui justifie la présence de l'État au capital d'Engie à hauteur de 24 %, ce n'est pas la production : c'est la distribution de gaz. Le réseau de distribution est stratégique pour le pays et il n'y a pas de solution alternative.
En revanche, pour ce qui concerne TotalEnergies, il y a des solutions alternatives à la fourniture de diesel ou d'essence, même si c'est plus cher car Shell ou ExxonMobil notamment ne nous feraient aucun cadeau.
Il est vrai que les banques financent indirectement des entreprises investissant dans les énergies fossiles. Néanmoins, je le répète, le parc automobile français étant ce qu'il est - on peut d'ailleurs le déplorer -, nous aurons besoin jusqu'en 2050 d'un approvisionnement en pétrole. J'en déduis logiquement qu'il vaut mieux travailler sur la demande que sur l'offre si l'on veut décarboner massivement notre économie. TotalEnergies et les autres ne font que répondre à la demande.
Vous le savez, nos amis allemands ont décidé de supprimer toutes les aides aux véhicules électriques pour des raisons budgétaires. Financièrement, cela m'arrangerait bien de faire de même, mais ce serait une erreur en termes de politique économique, parce que nous avons besoin de solvabiliser la demande dans notre stratégie de décarbonation.
Mme Sophie Primas. - Je partage également la conviction que seul le capitalisme permettra une vraie décarbonation rapide. C'est à la fois une question d'opportunité commerciale et de capacité d'investir, que les États, dans leur ensemble, ont de moins en moins.
Vous avez parlé du label ISR, que vous avez retiré à un certain nombre d'entreprises dans le domaine du charbon et des énergies fossiles. Je trouve cela assez déloyal pour TotalEnergies, qui a des filiales dans les énergies renouvelables. L'entreprise ne pourrait-elle pas obtenir ce label pour ces filiales EnR ?
Par ailleurs, le P-D.G. du groupe Patrick Pouyanné a toujours indiqué qu'il maintiendrait le plafond de 1,99 euro pour les Français à condition que la taxation sur les superprofits sur les énergéticiens ne s'applique pas. Il semblerait qu'une nouvelle taxation sur les superprofits se profile. Quel impact cela va-t-il avoir, d'une part, sur le prix des carburants et, d'autre part, sur les capacités d'investissement de Total dans les EnR ? N'y a-t-il pas finalement un deal à faire avec les énergéticiens, entre superprofits et investissements dans les EnR ?
M. Bruno Le Maire, ministre. - J'aimerais bien, mais ce n'est pas le cas.
Nous avons eu des discussions avec TotalEnergies sur le label ISR. Je reconnais bien volontiers qu'il y a des conséquences sur des filiales qui investissent dans les énergies renouvelables, mais je maintiens ma décision. Je sais qu'elle n'a pas été appréciée, mais nous avons besoin de signaux politiques clairs, simples et forts. Nous voulons que le label ISR soit réservé à des entreprises totalement engagées dans la décarbonation. Je fais très attention à la question du greenwashing. Il ne faut pas saper la confiance de beaucoup de nos concitoyens. Même si TotalEnergies investit massivement dans les EnR, cela reste une grande major pétrolière, et je ne souhaite pas entretenir la confusion. J'entends néanmoins parfaitement vos arguments sur les filiales EnR.
S'agissant de la contribution sur les rentes inframarginales, je souhaite que nous y travaillions ensemble. Je ne vais prendre aucune décision seul sur des sujets aussi sensibles. Selon la Commission de régulation de l'énergie (CRE), notre dispositif devait rapporter plus 3 milliards d'euros en 2023. Il n'a rapporté que 300 millions d'euros ! Ce n'était pas mon évaluation ; j'ai fait avec. Il nous faut, tous ensemble, régler ce problème.
C'est moi-même qui ai demandé à Total le plafonnement à 1,99 euro du litre de carburant. Je pense qu'il est très important de maintenir ce plafond en 2024, comme je l'ai demandé. Je salue les efforts de TotalEnergies à cet égard. C'est une sécurité absolument essentielle pour les automobilistes, en particulier en milieu rural. Je souhaite évidemment qu'il soit maintenu.
M. Jean-Claude Tissot. - En 2022, lors de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, vous étiez déjà en poste depuis plusieurs années. Pouvez-vous nous dire précisément les consignes qui ont été données par le Gouvernement aux entreprises françaises implantées en Russie ? Je parle ici non pas des différents trains de sanctions européens, mais bien des relations directes entre le gouvernement français et des acteurs économiques français.
Devant notre commission d'enquête, le ministre Jean-Yves Le Drian a exposé la stratégie d'influence de la France, qui vise notamment, via le réseau d'ambassades, à soutenir des entreprises françaises pour des projets à l'étranger. Ne pensez-vous pas, monsieur le ministre, qu'il serait utile de bâtir, parallèlement à cette stratégie d'influence, une stratégie de prudence pour se prémunir de l'utilisation d'entreprises françaises par des puissances étrangères, ou d'intervenir plus efficacement lorsque des entreprises françaises continuent de participer à l'économie de guerre d'un pays ? Je pense ici tout particulièrement à TotalEnergies, qui, après l'annexion de la Crimée en 2014, a fortement renforcé sa présence en Russie jusqu'en 2022. Nous avons aussi appris que TotalEnergies était toujours présent en Russie, via son actionnariat dans l'entreprise russe Novatek. Monsieur le ministre, dans une période de si grande tension géopolitique, pouvons-nous encore accepter un tel engagement ?
Par ailleurs, je souhaite avoir votre regard de ministre des finances sur l'imposition de TotalEnergies en France. Sur la période 2012-2022, Total n'a payé aucun impôt sur les sociétés (IS) durant six années et a obtenu, en retour, des millions d'euros grâce à un crédit d'impôt recherche (CIR). Cette absence d'imposition sur la fiscalité a été justifiée, notamment par vous, par le fait que l'entreprise aurait été déficitaire sur ses activités sur le sol français. Le groupe Total connaît pourtant de très bons résultats à l'échelle mondiale, avec des records atteints ces dernières années : 19,9 milliards d'euros en 2023.
Monsieur le ministre, comment avez-vous pu tolérer cette optimisation fiscale géante de la part d'une entreprise ayant son siège en France, notamment en 2020 et 2021, années sur lesquelles elle n'a payé aucun IS ?
M. Bruno Le Maire, ministre. - Les consignes qui ont été passées aux entreprises françaises installées en Russie, au moment du déclenchement de la guerre, étaient d'appliquer strictement et rigoureusement toutes les sanctions européennes. J'ai été sollicité à plusieurs reprises par des entreprises françaises, auxquelles j'ai rappelé que les sanctions n'étaient pas prises au niveau national mais européen. Les dispositifs sont extrêmement clairs, et nous avons fait en sorte que toutes les entreprises respectent strictement et rigoureusement le régime de sanction européen.
Sur le deuxième sujet, je rappelle que j'ai refusé que nous donnions une garantie export sur les investissements dans l'Arctic GNL 2. Le débat n'a pas été facile, mais c'est la preuve que l'État prend ses responsabilités, y compris par rapport au conflit en Ukraine.
Enfin, pour ce qui concerne les impôts de TotalEnergies, je rappelle que les entreprises sont imposées sur leur lieu de production. Le principe clé de la fiscalité internationale est celui de l'établissement stable. Il existe une exception pour les activités digitales, sur lesquelles j'ai mis en place une imposition un peu différente, ces activités étant par définition dématérialisées.
Effectivement, les activités de raffinerie de TotalEnergies ont été, pendant des années, très lourdement déficitaires, ce qui a conduit à la suppression de milliers d'emplois ouvriers en France. Pour le reste, le montant de l'impôt que paie exactement TotalEnergies pour sa production en France est soumis au secret fiscal.
M. Philippe Folliot. - Monsieur le ministre, je pense que, pour avoir été parlementaire, vous êtes très attaché à nos droits fondamentaux.
Nous avons auditionné le directeur général du Crédit Agricole Philippe Brassac dans le cadre de cette commission d'enquête. Une semaine plus tard, j'ai reçu une notification de mon agence locale m'informant de la fermeture de l'un de mes comptes personnels, qui n'était plus actif, et, plus grave, du compte d'une association locale gérant un tiers-lieu local que je préside.
La concomitance de ces événements ne laisse pas de m'interroger. Le fait qu'un membre d'une commission d'enquête parlementaire reçoive des menaces de rétorsion pose question. Monsieur le ministre, je profite de cette commission d'enquête pour vous interpeller sur le sujet.
M. Roger Karoutchi, président. - Monsieur le ministre, je ne suis pas sûr que vous disposiez d'éléments sur la fermeture du compte du sénateur Philippe Folliot, mais peut-être pouvez-vous répondre sur le plan des principes.
M. Bruno Le Maire, ministre. - Monsieur le sénateur Philippe Folliot, il existe un médiateur pour ce type de conflits, auquel il faut vous adresser ; il s'agit de Pierre Pelouzet.
M. Philippe Grosvalet. - Monsieur le ministre, j'entends vos intentions sur la question des champs éoliens, mais cela reste des intentions. Au même titre que le secteur du photovoltaïque, qui a vu récemment la fermeture de deux usines dans le département de la Loire-Atlantique, la filière industrielle éolienne connaît des difficultés. On m'a alerté sur le risque lié à l'importation de machines fabriquées en Chine, et le groupe américain General Electric (GE) a, de son côté, annoncé la suppression de 600 emplois sur notre territoire. Au-delà des intentions protectionnistes sur les prochains appels d'offres, comment peut-on protéger cette filière industrielle prometteuse ? Nous avons, à Saint-Nazaire, l'exemple des Chantiers de l'Atlantique, où se construisent aujourd'hui des sous-stations dont la valeur marchande est équivalente à celle des paquebots.
Mon autre question porte sur les liens entre la France et TotalEnergies. Cette dernière revendique être une entreprise française, mais, au regard de son actionnariat, de ses investissements à l'étranger et du non-respect d'un certain nombre de règles, on peut parfois en douter.
Monsieur le ministre, vous avez évoqué le sujet de l'indépendance énergétique, notamment la capacité de notre pays à pouvoir raffiner le pétrole. Il y a une dizaine d'années, TotalEnergies avait décidé la fermeture d'une raffinerie, et celle-ci n'est restée sur notre territoire que par l'action conjuguée des collectivités locales, de l'État et de l'entreprise. Des liens existent entre la France et TotalEnergies, mais ceux-ci ne sont pas transparents. Comment, en tant que ministre, concevez-vous ces liens avec une entreprise qui ne paie pas d'impôt dans notre pays et dont le capital majoritaire se trouve aux États-Unis ?
M. Bruno Le Maire, ministre. - Monsieur le sénateur, TotalEnergies est une entreprise française, au sens où son P-D.G. Patrick Pouyanné, est français, et où son siège se situe en France. La direction d'une entreprise est fondamentale, et le fait d'avoir un P-D.G. originaire de Bayonne, qui a fait ses études en France et est imprégné de culture française, pèse sur les décisions d'investissement de l'entreprise. Le capital de l'entreprise, en revanche, est aujourd'hui détenu à 40 % par des actionnaires américains. Les Américains sont nos alliés, mais il faut être lucide sur ce point et comprendre certaines contraintes.
Concernant le premier point évoqué, il s'agit, à mes yeux, du principal sujet économique et industriel stratégique des trente prochaines années. Nous sortons de deux crises majeures - la Covid-19 et l'inflation -, et nous entrons dans une nouvelle phase de la mondialisation. La mondialisation heureuse est finie ; l'idée que le doux commerce va pacifier les relations entre les continents chinois, européen et américain est une pure illusion. Il nous faut faire des choix et les traduire en actes.
Que font actuellement la Chine et les États-Unis, nos deux principaux partenaires commerciaux ? Ils protègent leur marché, imposent des règles de commande publique pour leurs producteurs et subventionnent massivement leurs industriels. On peut toujours regretter le temps de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), mais, dans la théorie des jeux, le dernier à respecter des règles est celui qui perd le jeu.
En Europe, sous l'impulsion du Président de la République et la mienne, nous avons fait évoluer les choses. Nous avons notamment autorisé des aides d'État pour les industriels. Le Net-Zero Industry Act (NZIA) est une façon d'autoriser les États à subventionner leur industrie, ce que nous faisons en France avec le crédit d'impôt au titre des investissements dans l'industrie verte (C3IV).
Nous avons commencé à faire bouger les lignes, mais il manque un contenu européen et la possibilité d'assumer, comme en Chine ou aux États-Unis, dans le cadre d'un marché public et d'un appel d'offres, une préférence européenne ; il y va de notre intérêt économique et environnemental. Nous sommes les seuls, aujourd'hui, à porter cette politique avec autant de détermination ; l'Allemagne, plus réservée, doit évoluer, et, dès lundi prochain j'aurai l'occasion d'évoquer le sujet avec mon homologue, Robert Habeck. Ensemble, nous devons définir une stratégie économique européenne beaucoup plus offensive concernant la défense de nos intérêts industriels qui se confondent avec nos intérêts environnementaux.
Si nous ne prenons pas ces décisions, arriveront sur le sol européen des produits chinois 20 ou 25 % moins chers, de qualité équivalente ou supérieure à ce que nous produisons en Europe. Plusieurs secteurs d'activité sont concernés : les panneaux photovoltaïques, les pompes à chaleur (PAC), les éoliennes, les turbines, les aimants permanents, les véhicules électriques, les trains et, dans quelques années, l'aéronautique. La partie sera perdue. Ces produits chinois auront été réalisés dans des conditions environnementales, en termes d'émissions de CO2 et de recyclabilité - point important notamment pour les batteries -, bien moins satisfaisantes que les produits européens soumis à des normes environnementales plus strictes.
Le tableau clinique que je dresse va se traduire comme l'a exprimé M. le sénateur Philippe Grosvalet, par des fermetures d'usines. Si, par exemple, les usines n'ont pas de commandes pour réaliser des champs éoliens et si l'on s'approvisionne en Chine, cela entraînera la fin de la filière dans notre pays. Je plaide pour une préférence européenne et un contenu européen dans les appels d'offres, et pour la possibilité de réserver nos aides publiques aux productions industrielles qui, du point de vue environnemental, sont au meilleur standard.
Je veux donner un exemple concret de l'efficacité de cette politique. En tant que ministre de l'économie, j'ai réservé les bonus aux véhicules électriques respectant les normes environnementales les plus élevées du monde, à savoir les normes européennes ; le résultat n'a pas tardé, avec 47 % d'importation de véhicules chinois en moins. Si nous sommes capables d'agir ainsi dans d'autres secteurs, nous rétablirons l'équilibre commercial avec la Chine.
Pour éviter toute ambiguïté, nous ne voulons pas d'un découplage avec la Chine, qui reste l'un des principaux partenaires commerciaux de la France et de l'Europe ; je pense notamment à l'industrie du luxe et à celle des cosmétiques, sans parler de l'aéronautique. Nous avons besoin de garder un commerce et un partenariat avec la Chine mais ce partenariat doit être équilibré. Sur les onze premiers mois de 2023, le déficit commercial entre l'Europe et la Chine s'élève à 200 milliards d'euros. Et, à l'avenir, si nous ne prenons pas des décisions pour rééquilibrer les échanges commerciaux sur des bases plus équitables, dans le respect de la Chine et des intérêts européens, je crains que ce déficit ne s'aggrave.
M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Monsieur le ministre, sur le sujet des énergies moins carbonées, disposons-nous de leviers d'action suffisamment efficaces pour favoriser une demande plus importante ? Je pense notamment au système de subventions, à la taxation, à la fiscalité. Sur ce sujet, l'échelle européenne me semble la plus pertinente.
Les sanctions économiques prises à l'égard de la Russie ne concernent pas le GNL. Ainsi, TotalEnergies conserve une participation de 20 % dans le projet gazier de Yamal en Sibérie, et compte poursuivre l'exploitation du GNL sibérien. Au regard des tensions toujours plus importantes avec la Russie, du fait que nous avons eu le temps de nous organiser pour maîtriser le prix du gaz et, enfin, des dégâts que provoque le GNL en termes d'émissions à effet de serre (GES), n'est-il pas temps de revenir sur cette décision de principe ?
M. Bruno Le Maire, ministre. - Monsieur le sénateur, je partage votre conviction sur la nécessité de construire les choses au niveau européen. C'est la raison pour laquelle, par exemple, nous avons fixé à 2035 la sortie des véhicules thermiques ; contrairement à d'autres pays européens, nous sommes attachés à l'idée de maintenir cet horizon.
Voilà quelques jours, j'ai inauguré les deux lignes de production de véhicules utilitaires légers électriques de Renault à Sandouville. J'ai le souvenir précis d'une autre visite à Sandouville, quatorze ans plus tôt, alors que l'usine devait fermer. C'est en se fondant sur l'arrêt programmé de la production de véhicules thermiques en 2035 que Renault lance cet investissement dans la production de véhicules électriques.
Si l'on commence à changer les perspectives d'investissement et à rogner sur nos ambitions en termes climatiques, nous risquons de tout perdre, à la fois du point de vue climatique et du point de vue industriel. Dans des industries comme l'automobile, l'aéronautique ou l'éolien, fortement capitalistiques, les investissements se font pour dix ou quinze ans. Je suis donc attaché à ce que l'on maintienne la date de 2035 sur la sortie des véhicules thermiques.
Vous avez évoqué la question du gaz russe et des interdictions d'importation. Lors du sommet de Versailles de mars 2023, tous les États membres de l'Union européenne sont convenus de sortir, le plus rapidement possible, de la dépendance aux hydrocarbures russes. Les importations de pétrole russe sont déjà interdites. Concernant le gaz, la situation est plus complexe, car de nombreux pays européens restent très dépendants ; nous avons maintenu les importations pour éviter des tensions trop brutales sur le marché, avec un effet sur le prix qui risquait d'être important.
Toutefois, la baisse des importations de gaz russe s'avère drastique depuis le début de l'invasion de l'Ukraine. Le gaz russe représente encore 15 % des importations de gaz naturel de l'Union européenne, soit sous forme de GNL - pour 7 % -, soit par le biais de gazoducs à travers l'Ukraine et la mer - pour un peu plus de 9 %. L'objectif est de sortir de cette dépendance, déjà fortement réduite, d'ici 2027. Nous voulons que cette sortie s'effectue de manière progressive, afin d'éviter un impact trop brutal sur le marché, en particulier pour nos partenaires européens davantage dépendants du gaz russe que nous-mêmes.
M. Pierre-Alain Roiron. - La question concernant les liens entre TotalEnergies et la Russie me semble pertinente. De manière générale, n'est-il pas devenu difficile pour les gouvernements actuels de faire respecter les mesures de rétorsion économique par les grandes entreprises ?
Mon autre question porte sur les hauts fonctionnaires de l'administration qui se dirigent vers les grandes entreprises internationales, notamment TotalEnergies. Lorsque nous avons reçu le président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) Didier Migaud, celui-ci nous a indiqué qu'il n'avait pas les moyens d'agir. Monsieur le ministre, considérez-vous que nous ayons une responsabilité sur ce sujet ?
M. Bruno Le Maire, ministre. - Monsieur le sénateur, je tiens à vous rassurer : les sanctions européennes sont respectées par toutes les entreprises françaises, qu'il s'agisse d'entreprises internationales comme TotalEnergies ou de petites et moyennes entreprises (PME). Naturellement, je n'ai pas autorité sur les entreprises chinoises ou autres qui continuent de commercer avec la Russie. Sur ce sujet des sanctions, depuis le premier jour du conflit, j'ai toujours plaidé pour la plus grande fermeté. Le contournement de ces sanctions par un certain nombre d'États - l'Inde, la Chine, d'autres encore - qui achètent à bas prix le pétrole russe permet à la Russie de survivre. Cependant, je continue à penser que ces sanctions sont efficaces et qu'elles méritent d'être renforcées. Il convient de ne pas céder au discours ambiant sur la capacité de résilience de la Russie, car la réalité montre que ces sanctions ont une efficacité.
Pour ce qui est du second point, il s'agit pour moi d'une conviction forte : un haut fonctionnaire qui décide de s'engager en politique doit démissionner de la fonction publique ; sinon, nous favorisons un mélange des genres, qui nourrit le soupçon et le doute de nos concitoyens. Pour ma part, quand j'ai décidé de m'engager, j'ai remis ma démission au ministre des affaires étrangères de l'époque, Laurent Fabius, et j'ai été radié des cadres de la fonction publique.
Je considère qu'il serait bon que l'on impose, par voie législative, à tout haut fonctionnaire titulaire d'un mandat, dès lors qu'il défend non plus l'intérêt général, mais des intérêts politiques partisans, de remettre sa démission. Cela existe déjà dans beaucoup de pays. En Angleterre, l'obligation de démissionner de la haute fonction publique s'impose même à tout candidat à une élection. Je trouve regrettable que la monarchie britannique donne des leçons de démocratie à la République française.
M. Pierre-Alain Roiron. - La question concernait plutôt les hauts fonctionnaires qui travaillent dans les ministères et se dirigent ensuite vers des entreprises privées comme TotalEnergies. Au sein de la direction de l'entreprise, certaines personnes ont travaillé aussi bien au Quai d'Orsay qu'au ministère des finances.
M. Bruno Le Maire, ministre. - Le président de la HATVP et l'ensemble de ses équipes sont intraitables sur les conflits d'intérêts. J'ai l'exemple, dans mon cabinet, d'une personne qui a travaillé chez TotalEnergies ; celle-ci a été écartée non seulement des sujets liés à TotalEnergies, mais de tous les sujets énergétiques. Ayant travaillé quelques mois pour TotalEnergies, cette personne ne peut s'occuper ni des panneaux photovoltaïques, ni des PAC, ni du biogaz. Cet exemple est l'illustration de la jurisprudence très ferme de la HATVP en matière de risques de conflits intérêts.
M. Roger Karoutchi, président. - Le président Didier Migaud a exprimé sa vigilance sur le sujet. Il demandait simplement plus de moyens matériels et humains afin de pouvoir exercer ses contrôles.
Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Mon interrogation porte sur la transformation du groupe TotalEnergies et l'investissement dans le nucléaire aussi bien que dans les énergies renouvelables. Du point de vue du droit européen et même français, l'investissement dans le nucléaire est-il considéré de la même façon pour un énergéticien comme TotalEnergies ? N'existe-t-il plus aucune discrimination entre l'énergie nucléaire et les énergies renouvelables ? Et comment l'État pourrait-il encourager TotalEnergies ainsi que d'autres entreprises à investir dans ces domaines ?
M. Bruno Le Maire, ministre. - C'est un enjeu européen aussi important que celui du rééquilibrage commercial entre l'Europe et la Chine. Allons-nous poursuivre cette politique, à mes yeux absurde, coûteuse et dangereuse pour le succès de la transition climatique, qui laisse la Commission européenne fixer des objectifs chiffrés énergie par énergie ? Ou décidons-nous de nous orienter vers la neutralité technologique ? Avec le Président de la République, nous n'avons cessé de plaider pour cette dernière. Il nous est arrivé de ne pas convaincre, notamment au sujet de l'industrie automobile ; cela fait partie de la vie politique. Nous avons fait bouger les choses sur le mix énergétique ; je pense à la directive Renewable Energy Directive III (RED III) et à un certain nombre de directives.
La taxonomie européenne ayant reconnu que l'énergie nucléaire était une énergie bas-carbone, nous avons gagné un premier combat. Cela n'est pas rien et a demandé une impulsion politique et des combats politiques très âpres, en particulier avec nos partenaires allemands. De même, la directive RED III reconnaît l'hydrogène bas-carbone. La réforme du marché de l'électricité va également dans le même sens, en nous permettant de reconnaître le nucléaire comme une énergie décarbonée.
Après les élections européennes, et une fois la nouvelle Commission européenne installée, nous avons l'ambition que la neutralité technologique s'impose comme une règle. Je me battrai pour cela, car l'enjeu relève à la fois des domaines scientifique, économique et politique. Personne ne doit décider à la place des Français du mix énergétique de notre pays ! Il est bon que l'Union européenne se fixe comme objectif politique global d'être le premier continent décarboné de la planète, mais laissons aux États le choix de leur mix énergétique.
C'est à nous de décider des parts que nous souhaitons consacrer à la sobriété, à l'efficacité énergétique et aux énergies renouvelables, ou encore du développement de la filière des PAC. Les panneaux photovoltaïques ont-ils un avenir en France ? J'en suis persuadé. Il est possible de relancer une filière industrielle, mais c'est à nous de le décider, pas à la Commission européenne. Celle-ci n'a pas à nous demander d'installer des éoliennes et des panneaux photovoltaïques ou de forer un puits pour une centrale à chaleur. Sa mission est de fixer les objectifs stratégiques, en laissant à l'État le choix du mix énergétique et en partant du principe, fondamental à mes yeux, de la neutralité technologique.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Depuis le traité de Lisbonne, la question du mix énergétique relève d'une compétence partagée. La Commission européenne ne fixe pas les mix énergétiques des États membres ; en revanche, elle décrit et organise, avec les États et le Parlement européen, les trajectoires de décarbonation, d'efficacité et de sobriété. La Commission européenne n'a jamais demandé d'installer des panneaux photovoltaïques ni empêché un État membre de développer sa filière photovoltaïque.
La plupart de nos voitures marchent au pétrole. Or une part importante des investissements de TotalEnergies dans le monde sont liés au gaz, y compris le gaz de schiste, dont on sait qu'il est plus pollueur que le pétrole.
Monsieur le ministre, vous avez parlé de souveraineté énergétique et de votre engagement pour une filière photovoltaïque. Mais vous êtes impuissant devant la fermeture de l'usine Ferropem, spécialisée dans le silicium, et nos producteurs de panneaux photovoltaïques vont également fermer. Votre politique énergétique devrait pousser TotalEnergies à moins investir dans le gaz et davantage dans les panneaux photovoltaïques et les autres énergies renouvelables, afin de nous fournir l'électricité dont nous avons besoin. Pour notre pays, la difficulté réside non pas dans la sortie de notre parc automobile des énergies fossiles, mais dans la manière de produire, si possible rapidement, de l'électricité.
Concernant le Buy European Act (BEA), il s'agit d'un combat de quinze ans au Parlement européen. Monsieur le ministre, donnez donc instruction à la représentation permanente à Bruxelles de soutenir votre position ! Historiquement, la position de la France consiste plutôt à s'aligner sur celle de l'Allemagne que de revendiquer un BEA. Aujourd'hui, il s'agit d'une affaire de réciprocité, dans le sens d'une défense de nos intérêts industriels ; sur ce point, vous avez raison.
La Cour des comptes recommande que les résolutions « Say on Climate », dédiées à la stratégie climatique et soumises au vote des assemblées générales des entreprises, deviennent obligatoires et ne soient pas à la discrétion du conseil d'administration ; c'est ainsi que TotalEnergies a bloqué des résolutions liées au climat. Soutenez-vous la Cour des comptes et tous ces actionnaires qui souhaitent davantage de décarbonation dans les entreprises ?
M. Bruno Le Maire, ministre. - Oui, je soutiens la décision de la Cour des comptes, mais il faut agir à l'échelle européenne. Je suis favorable à un « Say on Climate » au niveau européen, car je ne veux pas désavantager les entreprises françaises par rapport à d'autres en Europe. Cela rejoint un autre débat d'actualité, concernant l'impôt minimal sur le revenu ; j'y suis très favorable, mais c'est à l'Union européenne de porter ce sujet.
Sur la question de la stratégie énergétique, je suis heureux que nos points de vue se rejoignent. J'appelle à une prise de conscience collective sur la nécessité de disposer d'un contenu européen dans les appels d'offres et de rééquilibrer les échanges commerciaux avec la Chine. La question environnementale implique un choix stratégique. Au nom du climat, doit-on massivement importer tout ce qui est nécessaire à la décarbonation française ? Si nous faisons ce choix, nous risquons de perdre sur tous les tableaux, à la fois économiques et environnementaux ; nous aurons des ombrières avec des panneaux photovoltaïques chinois, et des champs éoliens équipés avec des matériaux étrangers.
Sommes-nous prêts à livrer le combat, à mon sens fondamental pour les décennies à venir, de la part réservée à l'industrie européenne ? Cela coûtera plus cher, mais répond à une autre logique. Le libre-échange et la mondialisation ont changé ; il faut accepter que le coût environnemental soit aussi important que le coût financier. En allant systématiquement vers la meilleure offre financière, nous allons, le plus souvent, vers la plus mauvaise offre environnementale. En France, une large majorité sera favorable à ce contenu européen ; d'autres pays, comme l'Allemagne, n'en sont pas là.
Sur la question de l'offre et de la demande, je redis ma détermination à bâtir des filières industrielles dans les secteurs du photovoltaïque - je dois m'exprimer demain sur ce sujet - et des PAC. Nous avons tout pour réussir, mais nous n'y arriverons pas si le libre marché répartit les adjudications d'offres entre les différents industriels. Nous devons défendre, dans un même mouvement, nos intérêts industriels et nos intérêts environnementaux.
M. Roger Karoutchi, président. - Merci, monsieur le ministre, de cette audition passionnante.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 11 h 50.