- Lundi 25 mars 2024
- Audition de M. Jean-Yves Le Drian, ancien ministre de la défense et de l'Europe et des affaires étrangères
- Audition de M. Yann Pradeau, ambassadeur de France au Mozambique et en Eswatini (ne sera pas publié)
- Audition de Mme Anne Boillon, ambassadrice de France en Azerbaïdjan (ne sera pas publié)
- Audition de M. Nicolas Terraz, directeur général Exploration-production, membre du comité exécutif de TotalEnergies
Lundi 25 mars 2024
- Présidence de M. Roger Karoutchi, président -
La réunion est ouverte à 16 h 00.
Audition de M. Jean-Yves Le Drian, ancien ministre de la défense et de l'Europe et des affaires étrangères
M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.
Nous entendons aujourd'hui M. Jean-Yves Le Drian, maire de Lorient puis président de la région Bretagne, ministre de la défense puis ministre des affaires étrangères, actuellement président d'Afalula, l'Agence française pour le développement d'AlUla.
Cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.
Monsieur Le Drian, je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Yves Le Drian prête serment.
M. Roger Karoutchi, président. - Je vous invite également à nous préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.
M. Jean-Yves Le Drian, ancien ministre de la défense et de l'Europe et des affaires étrangères. - Non.
M. Roger Karoutchi, président. - Votre réponse sera ainsi mentionnée au compte rendu.
M. Jean-Yves Le Drian. - Mes mandats ont été fortement marqués par la mission de développer les exportations de notre pays, dont la balance commerciale est un point de faiblesse, tant au ministère de la défense, où je me suis attaché à dynamiser les exportations de matériels de défense, qu'au ministère des affaires étrangères, auquel a été rattaché le commerce extérieur dès 2017. La relation avec les entreprises a donc été marquée par cette recherche de dynamisation au bénéfice de l'industrie et, au-delà, des comptes de notre pays.
Dès mon arrivée à l'hôtel de Brienne, j'ai eu pour priorité le développement des exportations, qui représentent un tiers de l'emploi de notre industrie de défense, soit 60 000 postes. Après un quinquennat dont les résultats avaient été modestes, à 4,8 milliards d'euros en 2012, j'ai relancé la commission interministérielle pour l'étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG) associant les cabinets des différents ministres, les services, et, autant que nécessaire, les industriels. Je considérais que le dialogue et l'unité d'action étaient essentiels et j'ai essayé de faire fonctionner une équipe France, au sein de laquelle l'information circule bien, dans le cadre d'une compétition internationale extrêmement vive. Le partage des tâches était très clair : le pilotage politique définit les grandes orientations stratégiques, anime le dialogue de haut niveau, mais ne se mêle pas de la négociation commerciale ou technique. Cette méthode a donné des résultats : les exportations de défense sont passées à 14 milliards d'euros en 2016.
C'est dans le cadre de cette commission qu'a été traitée, après décision du Président de la République et du conseil de défense, la décision d'annuler l'exportation des navires BPC (bâtiments de projection et de commandement) à la Russie. Les dossiers majeurs - Émirats arabes unis, Qatar, Inde, Égypte, Pérou, Brésil - ont été traités à ce niveau-là. Je pouvais ainsi agir le moment venu.
À cette période, je n'ai eu à faire au groupe Total qu'une fois en 2015, lorsqu'il était en concurrence pour un investissement gazier très important au Qatar, notamment avec des groupes américains, Shell et BP. Il était naturel que j'aborde ce sujet avec les plus hautes autorités de l'émirat. Ce type de démarche est très classique pour des dossiers de cette importance et les concurrents des entreprises françaises ne s'en privent pas. C'était cohérent avec nos intérêts de politique étrangère. Il ne faut pas être naïf. Les événements postérieurs m'ont conduit à me réjouir de ce choix, et de la décision favorable du Qatar.
Au ministère des affaires étrangères, j'ai souhaité faire de la diplomatie économique l'une des composantes essentielles de notre diplomatie globale. Pour une puissance comme la France, c'est à la fois naturel et indispensable. Cela consiste à mettre nos réseaux, nos leviers d'action et notre capacité d'influence au service des entreprises et de nos intérêts économiques. Il s'agit de donner les moyens à nos PME de se projeter à l'international, de contribuer à lever des obstacles réglementaires pour ouvrir des marchés à nos entreprises, de renforcer l'attractivité de la France pour attirer les investissements, les talents et les touristes étrangers, mais aussi de soutenir nos grandes entreprises dont les contrats cimentent notre relation avec nos partenaires internationaux, et qui nécessitent à la fois une offre compétitive et un engagement politique fort.
Ma méthode était simple : rassembler tous les acteurs publics et privés pour qu'ils partagent leurs informations, et mobiliser tous nos leviers - diplomatiques, financiers, opérationnels, politiques - avec notamment la mise en place de comités de filières.
J'ai responsabilisé les acteurs de terrain, à l'étranger, en demandant par exemple l'implication personnelle de chacun de nos ambassadeurs sur des dossiers économiques prioritaires, et en France, pour développer la culture de l'exportation au sein des PME, en intégrant les régions dans la gouvernance de Business France. Nous avons ainsi pu augmenter le nombre de primo-exportateurs.
S'agissant des grands contrats, il fallait défendre notre rang, dans l'aéronautique, les transports, l'énergie, et essayer de conquérir de nouveaux marchés, en Asie du Sud-Est et en Amérique latine en particulier. Cela nécessitait un lien permanent avec de grands groupes tels qu'Airbus, Thales, la RATP, ADP ou Total, entre autres. J'avais, une fois par an, un entretien en tête-à-tête avec les patrons de ces différents groupes. Ce format permettait d'éviter les fuites et un fonctionnement trop bureaucratique. Cette méthode a donné satisfaction aux uns et aux autres.
Mes actions étaient extrêmement diversifiées. Je peux citer le soutien aux éleveurs de porcs, à Sanofi dans un projet d'usine de vaccins pédiatriques au Mexique, à Bouygues, Alstom et la RATP pour des infrastructures de transports collectifs au Caire, à Mexico et Doha, ou à Eramet pour l'accès au nickel, matériau essentiel aux batteries des véhicules électriques, en Indonésie.
Nous avons aussi mené, en commun avec nos collègues européens, la riposte aux nouveaux droits de douane américains décidés par Donald Trump. Nous avons imposé des droits de douane très élevés sur le bourbon et les motos Harley-Davidson.
Cette méthode m'offrait une vision globale de la situation, des grands groupes comme des PME.
Dans le système gouvernemental que j'ai connu, le ministre des affaires étrangères supervisait la mise en oeuvre de l'accord de Paris, mais c'est le ministre de l'écologie qui assurait la négociation et siégeait à Bruxelles ou dans les COP. La seule exception que j'ai connue comme ministre des affaires étrangères a été la COP26, en novembre 2021, parce qu'elle était cruciale. S'y est conclu l'engagement mondial sur le méthane, signé par 105 pays. J'y ai aussi accepté, à la demande du président de la COP26, M. Alok Sharma, que la France s'engage à ne plus financer de projet d'énergies fossiles à l'étranger. Cet engagement a été concrétisé dans la loi de finances pour 2023. J'ai aussi participé à la mise en oeuvre de l'initiative sur les réseaux électriques verts, menée avec l'Inde, le Royaume-Uni et l'alliance solaire internationale. On a aussi failli sortir totalement du charbon, à l'occasion de cette COP26.
J'en viens à TotalEnergies. C'est une entreprise à capitaux entièrement privés qui détermine et applique sa stratégie sous le contrôle de ses actionnaires et de son conseil d'administration. Mais c'est un groupe français, majeur par sa présence dans le monde entier, qui joue un rôle clé dans notre sécurité et notre autonomie énergétiques. Son engagement dans une transition énergétique progressive me paraît assez clair. Certains critiquent la présence de TotalEnergies dans les COP, mais je rappelle qu'elles réunissent des dizaines de milliers de participants. En outre, les entreprises de l'énergie ne participent ni aux négociations entre États ni aux conclusions des COP, mais sont présentes comme observateurs ou comme membres de délégations nationales ou d'associations.
Les lignes de l'entreprise et celles du Gouvernement se sont souvent confortées, sans pour autant se confondre, et se sont parfois distendues. Ainsi, la décision sur les garanties à l'export du gaz, prise à Glasgow, n'a pas suscité l'enthousiasme de TotalEnergies. Nous étions en désaccord. Cela a été l'inverse en Irak. Après la chute de Daech en 2019, j'ai créé un comité spécifique, dont l'objectif était d'aider l'Irak à se reconstruire, et qui réunissait chaque mois notre ambassadeur, mais aussi toutes les entreprises qui pouvaient agir dans ce pays. Nous intervenions également dans les domaines de l'éducation, de la sécurité et de la culture, puisqu'une partie du patrimoine avait été détruit. Total a été tout à fait exemplaire, en proposant un contrat pour la région de Bassora qui intégrait le traitement de l'eau de mer, des centrales solaires, l'exploitation du champ pétrolier et la transformation du gaz en électricité. J'ai évidemment défendu ce dossier auprès des autorités irakiennes.
TotalEnergies, avec ses moyens et sa présence mondiale, représente un formidable atout, tant pour l'industrie française que pour notre sécurité énergétique et pour la progression vers le système plus décarboné auquel chacun aspire.
M. Roger Karoutchi, président. - Qu'est-ce qu'accompagner une entreprise à l'international ? Certains, dont moi, pensent que c'est le rôle du Gouvernement de les soutenir à l'étranger. D'autres hésitent en s'interrogeant sur le respect par les entreprises de certaines obligations, notamment climatiques. Dans votre conception, est-il logique que le gouvernement français accompagne réellement les entreprises à l'international, en menant une politique d'influence dans les États où elles veulent s'installer ? Dans ce cadre, comment faire respecter l'impératif climatique ? Vous avez évoqué le refus au soutien des investissements dans les énergies fossiles à l'étranger.
M. Jean-Yves Le Drian. - Je prends tout à fait à coeur la nécessité de l'influence. J'ai pu voir comment certains États agissaient. Pour préserver notre puissance, il est nécessaire de défendre nos entreprises. Il ne s'agit pas d'agir n'importe comment, mais de les défendre avec force, sous réserve qu'elles respectent leurs engagements en matière de droits humains et environnementaux. Elles ont un devoir de vigilance.
Nos entreprises, qui agissent pour la décarbonation, subissent la concurrence. Les autres États défendent les leurs.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Vous avez évoqué l'engagement de la France à la COP26 de ne plus soutenir les nouveaux projets pétroliers ou gaziers. L'objectif de ces mesures est qu'il n'y ait plus de tels projets, sinon cela n'aurait pas de sens. Ce n'est pas une mesure d'économie budgétaire, mais de réorientation économique. L'Agence internationale de l'énergie s'est engagée, pour sauver le climat et donc l'humanité, à ne plus aller chercher de nouveaux champs pétroliers ou gaziers.
Comment articulez-vous votre stratégie d'influence, concrètement ?
Évoquons le cas de l'Arabie Saoudite. Quelles sont vos nouvelles responsabilités au sein de l'agence mentionnée par le président Roger Karoutchi ? En soutenant l'exposition universelle de 2030 en Arabie Saoudite, cherche-t-on un retour économique ? Nous avons entendu, la semaine dernière, M. Mallet, qui a travaillé avec vous. Il quitte la direction des affaires publiques de TotalEnergies pour vous rejoindre au sein de cette agence. S'agit-il, avec cette stratégie d'influence, de développer l'activité de TotalEnergies en Arabie saoudite ? Après l'assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, en 2018, Mohammed ben Salmane avait organisé le « Davos du désert ». Cet événement, on le comprend, avait alors été largement boycotté par les responsables politiques et économiques. M. Pouyanné est l'un des seuls responsables économiques occidentaux à s'y être rendu. Était-il bien légitime et pertinent qu'il soit présent à ce sommet ? En aviez-vous discuté avec lui ?
Vous avez mentionné les enjeux de souveraineté énergétique et de stabilité. Nous le savons, la France soutient le développement de nouveaux projets au Mozambique, en Ouganda et en Azerbaïdjan. À cet égard, ne risque-t-elle pas de voir son approvisionnement énergétique dépendre de pays dont la stabilité politique est loin d'être garantie, à court comme à long terme ?
La situation politique et sécuritaire du Mozambique, marquée par l'intervention de djihadistes dans le nord du pays, a paralysé le développement du projet d'extraction de gaz naturel liquéfié (GNL) conduit par TotalEnergies. Lorsque vous étiez ministre, êtes-vous intervenu auprès des autorités du Mozambique ou du Rwanda pour qu'elles sécurisent les régions touchées par le terrorisme et notamment les champs gaziers de TotalEnergies ?
M. Jean-Yves Le Drian. - Il se trouve que je me suis rendu au Mozambique en février 2020, à l'occasion d'une tournée dans la région. À l'époque, nous souhaitions diversifier nos relations avec plusieurs pays africains, dont Madagascar, l'île Maurice et le Mozambique. J'avais alors rencontré le président Filipe Nyusi, qui venait tout juste d'être réélu.
Après la fin de la guerre civile entre les partisans du Front de libération du Mozambique (Frelimo) et ceux de la Résistance nationale du Mozambique (Renamo), la France se devait de saluer l'élection du président Nyusi, qui marquait le retour à une grande sérénité.
Les échanges que j'ai eus avec lui m'ont permis de me rendre compte de l'importance de la pénétration des groupes djihadistes au Mozambique via la frontière tanzanienne, qui est particulièrement poreuse, et le port de Mocimboa da Praia. Je me souviens que le président Nyusi m'avait fait part de son inquiétude, d'autant plus que le contrat avec TotalEnergies avait été signé quelque temps auparavant.
Désormais, le Mozambique est un pays stable, dont l'autorité et le président, élu, sont reconnus.
Ce n'est pas parce qu'un pays est instable qu'il est attaqué par les djihadistes - voyez la France, ou plus récemment la Russie. Le Mozambique a reconnaissance institutionnelle organisée à la fin de la guerre civile qui a été extrêmement difficile. Des problèmes de sécurité se sont posés à ce moment-là et ont même été renforcés un an plus tard, en raison de la pénétration et de l'action beaucoup plus forte des groupes djihadistes, notamment dans la province de Cabo Delgado.
La France a alors aidé les autorités du Mozambique à reconstituer une armée, afin que celle-ci puisse elle-même assurer la sécurité du pays. Nous avons même sollicité nos partenaires européens au titre de la mission de formation de l'Union européenne - ou European Union Training Mission (EUTM) -, qui permet de former des forces de sécurité dans les pays qui en sont dépourvus. À l'époque, la présidence de l'Union européenne était assumée par le Portugal, ce qui tombait bien. Nous l'avons donc soutenu dans la mise en oeuvre de l'EUTM au Mozambique, qui a contribué à former une armée, laquelle était très décimée et peu convaincante.
La France a pris la bonne décision, d'autant que les groupes djihadistes constituaient aussi une menace pour Mayotte, dès lors qu'ils occupaient des ports situés à proximité de l'île. Il me semble que l'EUTM poursuit toujours ses missions au Mozambique, à la satisfaction des autorités locales. Les forces de la Communauté de développement de l'Afrique australe (SADC), dont le principal leader est l'Afrique du Sud, ont aussi été mobilisées pour assurer la sécurité de la zone.
Concernant le Rwanda, je ne suis pas intervenu ; la responsabilité de la décision qui a été prise relevait du seul président Nyusi. Jean-Christophe Ruffin s'est vu confier une mission visant à vérifier les conditions de vie des personnes qui résident dans la province de Cabo Delgado, l'idée étant de pouvoir y assurer une véritable politique de développement. Je n'ai pas d'information particulière sur les conclusions de cette mission, dont je ne suis pas destinataire.
Quant à l'Arabie saoudite, j'invite le président et le rapporteur à s'y rendre. En dix années d'expérience, je n'ai jamais vu un pays évoluer à une telle vitesse. L'Arabie saoudite est en train de changer du tout au tout, notamment en matière de droit et de technologies. Les cinémas ouvrent et les jeunes filles accèdent de plus en plus aux responsabilités. Ce pays, sous l'impulsion du prince héritier ben Salmane, bouge à une vitesse considérable. Sans établir de lien de causalité, il me semble que cette accélération est intervenue après l'affaire Khashoggi.
La France se doit d'être au rendez-vous de la révolution de l'Arabie saoudite. Le fait que nous ayons soutenu sa candidature à l'exposition universelle de 2030 fait partie d'une stratégie d'influence que nous assumons - nous devons tenir notre place, sans jamais en avoir honte.
L'Agence française pour le développement d'AlUla, que je préside actuellement, repose sur des capitaux français et possède un conseil d'administration uniquement composé de hauts fonctionnaires.
Assise sur un texte signé par les autorités françaises et saoudiennes, elle assume une mission intergouvernementale d'assistance à la maîtrise d'ouvrages. Elle entreprend ainsi des fouilles archéologiques dans la région d'AlUla, en soutien à un projet de développement touristique durable. À l'heure actuelle, ce sont 140 archéologues français, placés sous ma responsabilité, qui travaillent à la découverte de la civilisation nabatéenne. Nous avons pour ambition de développer un tourisme de grande qualité, impliquant l'ouverture de cinq musées, l'inclusion des populations locales et le retour de l'agriculture oasienne. Dans ce cadre, mes partenaires privilégiés en Arabie saoudite sont le ministre de la culture et le ministre du tourisme.
Concernant l'affaire Khashoggi, les propos que le Président de la République et moi-même avions tenus sont sans ambiguïté. Nous avons même pris des sanctions à l'égard d'un certain nombre d'individus saoudiens et les autorités françaises ont assuré une présence extrêmement ténue en Arabie saoudite pendant une période assez importante. Nous sommes restés très exigeants et avons soulevé des interrogations sur la manière dont cette affaire a été traitée par la justice.
Reste que je n'ai pas à me prononcer sur l'opportunité de la présence de M. Pouyanné au « Davos du désert », monsieur le rapporteur - c'est à lui que vous devriez poser la question ! Sa venue dépend de sa seule responsabilité.
J'en viens à la présence de TotalEnergies en Arabie saoudite. À ma connaissance, le groupe n'explore pas de pétrole ou de gaz là-bas. En revanche, il travaille sur deux projets majeurs de développement : le premier concerne la création d'un complexe pétrochimique, qui suppose une utilisation du pétrole à des fins d'activités économiques plus lourdes ; le second a trait à l'installation d'une centrale solaire, dont le financement vient de s'achever, promettant ainsi une mise en oeuvre rapide.
Oui, TotalEnergies est bien présente en Arabie saoudite. Aussi, nous veillons à ce qu'elle se conforme au devoir de vigilance, auquel sont soumises toutes les entreprises françaises présentes à l'étranger.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Il y a une certaine contradiction dans le fait de signer un accord en faveur du climat à Glasgow et de promouvoir, comme vous le faites, la stratégie d'influence consistant à développer de nouveaux projets pétrogaziers avec le soutien de la diplomatie française.
M. Jean-Yves Le Drian. - Vous voulez faire de la polémique ? C'est votre choix ! Pour ma part, je ne m'y risquerai pas. Je ne vois pas pourquoi la France devrait refuser d'apporter son aide à un pays qui lui demande de soutenir son désir d'autonomie stratégique. Heureusement qu'elle le fait !
M. Jean-Claude Tissot. - Certaines entreprises souhaitent parfois s'implanter ou poursuivre leur développement dans des pays qui, en raison de leur situation géopolitique et de la menace terroriste, peuvent être classés à risque ; la France entretient parfois avec eux des relations diplomatiques tendues. Le ministère de l'Europe et des affaires étrangères transmet-il, via son réseau d'ambassades, des consignes précises aux opérateurs économiques sur ces pays ?
Après l'annexion de la Crimée en 2014, plus personne ne pouvait ignorer les ambitions russes. Pourtant, certaines entreprises françaises, dont TotalEnergies, ont renforcé leur activité économique en Russie et ont même contribué au dynamisme de l'économie locale. Ne serait-il pas nécessaire de renforcer les échanges avec les entreprises qui se trouvent dans ce genre de situation ?
Par ailleurs, en tant qu'ancien ministre des affaires étrangères, que pensez-vous de la présence souvent très importante des représentants des industries pétrogazières aux sommets internationaux sur le climat ? Leur venue est-elle indispensable pour faire évoluer les choses, ou bien porte-t-elle préjudice aux ambitions environnementales ?
M. Jean-Yves Le Drian. - Je n'ai assisté qu'à la COP26, qui s'est révélée assez importante ; pour le reste, je suivais les négociations par l'intermédiaire de l'ambassadeur chargé du climat.
Je n'ai jamais eu le sentiment que les représentants des industries fossiles pouvaient influencer la décision de l'État français, en dépit de leur présence dans toutes les négociations et forums de discussions. Je trouve normal qu'ils puissent venir dans ces instances. D'ailleurs, ils ne sont pas les seuls : sur les 80 000 individus présents à la COP de Dubaï, tous ne travaillaient pas au service des entreprises pétrolières ; on comptait aussi beaucoup de représentants d'ONG.
Si ces cercles de négociations prennent l'allure d'un forum mondial pour la sérénité climatique, tant mieux ! Mais il y a une condition : ceux qui sont décideurs doivent le rester.
Vous m'interrogez sur la présence de certaines de nos entreprises en Russie. Les entreprises entièrement privées qui considèrent qu'elles ont intérêt à développer leurs activités dans un pays à risque sont libres de le faire. Néanmoins, elles ne sont pas soutenues par les autorités gouvernementales, qui produisent régulièrement des rapports listant les pays à risque.
Parfois, des sanctions s'imposent. Ainsi, treize trains de sanctions ont été pris contre la Russie à l'échelon européen, et TotalEnergies les a respectés.
Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Pardonnez cette question sans doute un peu naïve, mais connaissez-vous des pays dont le réseau diplomatique ne soutient pas les projets conduits par les grandes entreprises nationales à l'étranger ?
M. Jean-Yves Le Drian. - Cela dépend beaucoup de la taille du pays et de l'impact des projets sur telle région ou tel espace territorial. Personnellement, je n'ai pas rencontré d'homologues dont les propos me permettraient de répondre affirmativement à votre question.
Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Certaines de nos entreprises s'implantent, à leurs risques et périls, dans des pays déconseillés. Elles sont d'ailleurs libres de le faire dès lors que leurs capitaux sont entièrement privés. Pour autant, le ministère de l'Europe et des affaires étrangères entretient-il un dialogue avec elles, pour tenter de les dissuader ?
M. Jean-Yves Le Drian. - Je ne vois pas au nom de quoi nous pourrions leur dire de ne pas s'installer dans des pays à risque. En revanche, les entreprises qui ne respectent pas les sanctions éventuellement édictées contre certains États - je pense à la Russie, mais pas seulement - doivent être poursuivies.
Bien entendu, nous identifions les pays qui sont caractérisés par des insuffisances, des fragilités ou des risques. Ensuite, les entreprises font leur choix. Si toutefois elles nous demandent secours, nous leur rappelons ce que nous leur avions dit avant leur départ.
M. Roger Karoutchi, président. - L'entreprise privée qui subit des pertes après s'être établie dans un pays à risque, malgré les avertissements du Gouvernement français, doit-elle les assumer seule ? Autrement dit, l'État peut-il la dédommager ?
M. Jean-Yves Le Drian. - La seule circonstance où l'État doit agir dans les pays concernés, c'est lorsque les personnels d'une entreprise sont eux-mêmes en situation de risque.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Notre approvisionnement énergétique dépend d'un certain nombre de pays que l'on peut considérer comme plus ou moins stables, ce qui pose un problème de cohérence avec notre politique étrangère.
TotalEnergies a lancé un projet en Azerbaïdjan peu avant l'épuration ethnique au Haut-Karabagh ; elle est aussi active en Ouganda. Comment percevez-vous le fait que la France dépende de pays qui soit ne partagent pas nos valeurs, soit sont instables ?
La stratégie d'influence qui s'est développée au Quai d'Orsay, et que vous assumez totalement, s'appuie sur un programme de mobilité permettant aux diplomates d'être employés dans des entreprises privées. Par exemple, l'actuel ambassadeur de France au Kenya, Arnaud Suquet, avait quitté le ministère temporairement pour travailler comme directeur adjoint à la direction des affaires publiques de TotalEnergies. Dans des auditions précédentes, j'évoquais aussi le cas de Jean-Claude Mallet.
En règle générale, je ne suis pas opposé à ce que l'État français soutienne les entreprises privées. Mais agissent-elles bien conformément à l'intérêt général, aux objectifs climatiques et aux droits de l'homme ?
Que pensez-vous de ces portes tournantes - ou revolving doors, comme on dit en anglais - entre l'administration et le secteur privé, qui peuvent parfois créer des conflits d'intérêts ? On observe parfois une perméabilité entre l'intérêt général, tel qu'il est défini par les responsables politiques - assemblées, Gouvernement, agences publiques -, et l'intérêt privé des entreprises, qui est particulièrement représenté au sein même de l'appareil d'État.
M. Jean-Yves Le Drian. - Il serait regrettable que ces passerelles n'existent pas. En effet, il est intéressant pour l'État de disposer de personnels d'encadrement de haut niveau qui ont vécu l'expérience du privé et la réalité de l'entreprise, sous réserve que le code de déontologie soit respecté. De même, il est intéressant pour une entreprise privée d'employer quelqu'un qui, en raison de ses fonctions passées dans le secteur public, a développé des réflexes, une histoire et des références en lien avec l'intérêt collectif.
À partir du moment où le code de déontologie est respecté, je ne vois pas de risques. Chacun doit prendre ses responsabilités. La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) veille scrupuleusement au respect des règles de déontologie. Cela vaut pour MM. Suquet et Mallet, que vous avez cités.
Concernant l'Ouganda, je n'ai pas été saisi de la situation du pays lorsque j'étais ministre et je n'ai pas rencontré ses responsables ; je ne m'y suis d'ailleurs jamais rendu. Idem pour l'Azerbaïdjan.
La souveraineté énergétique est un enjeu essentiel. Je souhaiterais rappeler un événement qu'on a tendance à passer sous silence : en mars 2022, lors du sommet de Versailles, les Vingt-Sept se sont mis d'accord pour acquérir une souveraineté énergétique collective à l'horizon 2027 - en une matinée, nous avons accéléré l'histoire de dix ou quinze ans !
Je ne saurais trop insister : la souveraineté énergétique est indispensable et est en passe d'être acquise. Une chose est sûre, elle implique la diversité de nos ressources énergétiques - de ce point de vue, heureusement que le Qatar était là !
Que doit-on faire lorsque l'Ouganda ou la Tanzanie nous demandent de les aider à acquérir leur souveraineté énergétique ? On peut leur dire de se débrouiller, mais ce n'est pas une réponse. Nous pouvons aussi décider de les soutenir, tout en exerçant un devoir de vigilance et en nous assurant qu'un certain nombre de principes sont respectés, tant du point de vue de l'environnement que des droits de l'homme.
Répondons à la demande de ces pays, sans quoi nous nous marginaliserions et perdrions notre autonomie stratégique. Nous ne pouvons refuser aux autres l'autonomie stratégique que nous souhaitons pour nous-mêmes.
M. Roger Karoutchi, président. - Je vous remercie pour la clarté de vos propos, monsieur Le Drian. Je suis sûr qu'ils permettront de faire avancer les débats au sein de notre commission.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de M. Yann Pradeau, ambassadeur de France au Mozambique et en Eswatini (ne sera pas publié)
Audition de Mme Anne Boillon, ambassadrice de France en Azerbaïdjan (ne sera pas publié)
Audition de M. Nicolas Terraz, directeur général Exploration-production, membre du comité exécutif de TotalEnergies
M. Roger Karoutchi, président. - Nous entendons maintenant M. Nicolas Terraz, polytechnicien, directeur général Exploration-Production et membre du comité exécutif de TotalEnergies depuis septembre 2021. Vous avez rejoint TotalEnergies en 2001, après plusieurs postes aux ministères de l'industrie, de l'équipement, des transports et du logement. Au sein du groupe TotalEnergies depuis 2001, vous avez exercé plusieurs fonctions de direction dans l'exploration-production, en tant que directeur général de TotalEnergies Myanmar, TotalEnergies France et TotalEnergies Nigéria.
Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande ; elle fera l'objet d'un compte rendu qui sera publié.
Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.
Monsieur le directeur général, je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Nicolas Terraz prête serment.
M. Nicolas Terraz, directeur général Exploration-Production, membre du comité exécutif de TotalEnergies. - La branche exploration et production de TotalEnergies englobe les activités de la compagnie dans ces deux domaines, menées dans environ cinquante pays. Elle comporte également une entité neutralité carbone, qui coordonne les actions de réduction des émissions de CO2 sur nos sites, les projets de transport et de stockage de CO2, ainsi que nos activités dans le domaine des puits naturels de carbone.
Le rôle de cette branche est de produire gaz et pétrole de manière responsable, afin de répondre à la demande actuelle en énergie, tout en contribuant à la transition de notre compagnie. Notre stratégie consiste à produire à faibles émissions et à bas coût. La première responsabilité de notre branche est de réduire nos émissions de scope 1 et 2, produites sur nos sites de production, en contribuant ainsi à l'objectif de la compagnie de réduire de 40 % ces émissions entre 2015 et 2030. Nous contribuons également à la transition de TotalEnergies. En effet, la marge générée par les activités de la branche permet d'accélérer les investissements de la compagnie dans les énergies renouvelables.
Dans cette intervention, je vais aborder nos activités en Azerbaïdjan, puis nos projets en Ouganda et en Tanzanie, deux sujets sur lesquels votre commission souhaitait m'entendre plus particulièrement.
En Azerbaïdjan, TotalEnergies détient une participation de 35 % dans un champ gazier - Absheron -, avec comme partenaires la compagnie publique azerbaïdjanaise Socar et la compagnie émiratie Adnok, qui détiennent respectivement 35 % et 30 % des parts.
Découvert en 2011, ce champ gazier d'Absheron est situé en mer Caspienne, environ 100 kilomètres au sud-est de Bakou. Une première phase de développement a été lancée en 2018, avec un démarrage de la production en juillet 2023, sous l'autorité de la société Jocap - Joint Operating Company of Absheron Petroleum - détenue par les trois partenaires du champ selon les pourcentages indiqués précédemment.
La production de gaz d'Absheron - 4 millions de mètres cubes par jour - représente 4 % du gaz produit en Azerbaïdjan. Elle est vendue par les partenaires à la compagnie publique Socar, qui elle-même détient le monopole de distribution de gaz dans le pays. Par ailleurs, des condensats sont extraits du gaz pour un volume d'environ 13 000 barils par jour. Ces derniers sont ensuite exportés vers la Turquie via le pipeline Bakou-Tbilissi-Ceyhan, dans lequel TotalEnergies détient une participation de 5 %.
En matière climatique, l'intensité carbone de la production d'Absheron s'avère faible, avec un niveau d'émissions de scope 1 et 2 d'environ 1 kilogramme d'équivalent CO2 par baril d'équivalent de gaz. La filiale de TotalEnergies en Azerbaïdjan a également signé, en juin 2023, un protocole d'accord avec le ministère de l'énergie en vue d'évaluer le développement de projets d'énergies renouvelables - éolien et solaire. Par ailleurs, TotalEnergies travaille avec la compagnie nationale Socar sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre, notamment des émissions de méthane ; un accord de coopération a été signé en octobre 2023 avec Socar pour mener une campagne de détection des émissions de méthane en utilisant la technologie Ausea, développée par notre compagnie. TotalEnergies emploie 42 personnes en Azerbaïdjan, dont 26 salariés de notre filiale locale et 16 détachés au sein de Jocap.
En Ouganda, TotalEnergies participe au développement des ressources du lac Albert, découvertes entre 2006 et 2008, qui représentent environ un milliard de barils. L'Ouganda a fait appel à des compagnies du secteur pétrolier. TotalEnergies détient un intérêt de 56,7 % dans ces blocs pétroliers, aux côtés de la compagnie chinoise CNOOC - China National Offshore Oil Corporation - et de la compagnie nationale ougandaise Unoc - Uganda National Oil Company.
Le développement de ces ressources comprend deux projets : d'une part, le projet Tilenga, sous l'autorité de TotalEnergies, qui implique le forage d'environ 400 puits sur une trentaine d'emplacements, et la construction d'un centre de traitement du pétrole ; d'autre part, le projet Kingfisher, sous l'autorité de la compagnie CNOOC, de taille plus modeste, avec le forage de 31 puits. Ces deux projets doivent permettre de produire 230 000 barils par jour de pétrole jusqu'en 2026.
Ce pétrole, produit en Ouganda, sera acheminé jusqu'au port de Tanga en Tanzanie par un oléoduc de 1 443 kilomètres, enterré sur toute sa longueur et dénommé Eacop - East African Crude Oil Pipeline. Cet oléoduc est construit par une société dédiée, la société Eacop Limited, dont les actionnaires sont TotalEnergies à 62 %, la compagnie publique ougandaise Unoc à 15 %, la compagnie publique tanzanienne TPDC - Tanzania Petroleum Development Corporation - à 15 % également et la compagnie chinoise CNOOC à 8 %.
Ces deux projets, lancés en février 2022, représentent un investissement total d'environ 10 milliards de dollars, avec un impact important en termes de développement économique local : 18 000 emplois directs en phase de construction, 1 200 emplois directs en phase d'exploitation, 3 millions d'heures de formation et environ 1,5 milliard de dollars de contrats pour des entreprises locales, ougandaises et tanzaniennes, dans le cadre de la politique de contenu local du projet.
En outre, ces projets sont conformes à la stratégie d'investir dans des développements pétroliers à faibles émissions. Leur intensité d'émissions de scope 1 et 2 sera d'environ 13 kilogrammes par baril, sachant que la moyenne de la production TotalEnergies est de 18 kilogrammes par baril et que la moyenne mondiale de la production de pétrole s'élève aujourd'hui à 60 kilogrammes par baril, selon les chiffres de l'Agence internationale de l'énergie (AIE).
Un tel résultat est obtenu en intégrant à la conception des installations un certain nombre de mesures permettant de limiter les émissions : électrification des puits, solarisation du centre de traitement de la production, extraction des gaz de pétrole liquéfié (GPL).
Ces deux projets présentent des enjeux sociétaux et environnementaux importants, en matière de conduite des acquisitions foncières et de protection de la biodiversité. Ces aspects ont suscité, et suscitent encore, de nombreuses questions ; je vais prendre un peu de temps, monsieur le président, pour les décrire en détail.
Les deux projets nécessitent l'acquisition d'environ 6 400 hectares et concernent 19 000 foyers et collectivités possédant ou utilisant un actif perturbé par les projets, soit car celui-ci est situé sur des emprises acquises, soit car il est rendu indisponible durant le temps des travaux. Un actif peut être un logement, une parcelle de terrain, des plantations ou des cultures.
Ces acquisitions sont menées conformément aux normes de performance de la Banque mondiale et aux législations ougandaises et tanzaniennes, selon un processus en plusieurs étapes : information préalable ; inventaire des actifs perturbés par les projets, en concertation avec les personnes concernées ; évaluation de ces actifs à partir de barèmes approuvés par les autorités ougandaises et tanzaniennes ; information des personnes concernées sur les droits et les options de compensation ; puis, signature d'accords de compensation. Les propriétaires de maisons et de terrains ont le choix entre une compensation en nature - construction d'une nouvelle maison ou mise à disposition d'un terrain - et une compensation monétaire, sous forme d'indemnisation.
Aujourd'hui, le processus d'indemnisation est quasiment terminé, et 99 % des accords de compensation ont été signés de manière amiable. Un programme d'accompagnement des personnes concernées va se poursuivre, portant notamment sur l'amélioration des techniques agricoles et du rendement des cultures, la diversification de ces cultures et le développement de nouvelles activités économiques.
Parmi les foyers affectés, 775 résidaient sur l'emprise des projets. La très grande majorité d'entre eux ont choisi d'être relogés dans une nouvelle maison, construite par le projet sur un terrain de leur choix ; à ce jour, 735 nouvelles maisons ont été construites et livrées et les dernières sont en cours de construction.
Les deux projets ont mis en place des mécanismes de gestion des griefs, permettant de recueillir et de traiter les réclamations des communautés locales. Environ 2 800 griefs ont été enregistrés et, à ce jour, 97 % d'entre eux sont résolus. Par ailleurs, ce programme d'acquisition foncière a été régulièrement audité par des institutions tierces, ce qui a permis de l'améliorer au fil des années.
TotalEnergies est conscient que ces projets ont des conséquences sur les communautés concernées. Notre travail consiste à faire en sorte que ces conséquences soient gérées de manière respectueuse des droits humains et que les projets apportent des bénéfices concrets aux communautés locales.
L'autre point d'attention concerne l'environnement, dans la mesure où ces projets s'inscrivent dans un environnement naturel sensible, notamment sur le plan de la biodiversité. Les deux projets ont fait l'objet d'études d'impact environnemental et sociétal, soumises à l'approbation des autorités. Cela a donné lieu à des mesures spécifiques, selon la séquence suivante : éviter, réduire, puis compenser les impacts résiduels.
Une partie du projet Tilenga est située dans le parc national des Murchison Falls. L'empreinte des installations a été minimisée pour ne représenter que 0,03 % de la surface du parc. Le nombre de puits dans le parc a été limité à huit emplacements ; ces derniers ont fait l'objet de mesures spécifiques afin de minimiser leur impact visuel. En dehors de ces huit emplacements de puits, les canalisations sont toutes enterrées et aucune installation de traitement du pétrole n'est implantée dans le parc.
Par ailleurs, TotalEnergies s'est engagée à mettre en oeuvre un plan d'action ayant un impact positif net sur la biodiversité. Ce plan, établi après avoir consulté des experts en biodiversité, porte notamment sur le renforcement des moyens de l'autorité de gestion du parc : augmentation du nombre de rangers ; fourniture de moyens logistiques ; lutte contre le braconnage et amélioration des habitats, avec notamment la restauration de corridors forestiers en partie dégradés.
Concernant l'oléoduc Eacop, le tracé a été conçu afin d'éviter au maximum les zones d'intérêt environnemental. Principalement situé en zone de terres agricoles, l'oléoduc sera enterré sur la totalité de son tracé. Après la phase de construction, le terrain sera revégétalisé et rendu à son état initial. L'oléoduc traverse ponctuellement certaines réserves forestières et autres aires d'habitats naturels qui abritent des espèces protégées : pour ces zones qui, pour la plupart, ont déjà été dégradées par l'activité humaine, un plan de biodiversité a été établi et sera mis en oeuvre, en contribuant à la protection d'espèces menacées et à la restauration d'écosystèmes.
Un point particulier concerne l'accès à l'énergie. Aujourd'hui, plus de 90 % des foyers en Ouganda ont recours à des modes de cuisson traditionnels, à partir de bois ou de charbon de bois, cause à la fois de déforestation et de maladies respiratoires à grande échelle - c'est le cas en Ouganda et dans d'autres pays africains. Dans le cadre des projets Tilenga et Kingfisher, il a été décidé d'extraire le GPL du pétrole, ce qui permettra de produire, conditionner et distribuer localement 100 000 tonnes par an de GPL : 5 millions de personnes pourront ainsi accéder à une énergie de cuisson propre.
En dehors de ces projets, TotalEnergies exerce également une activité de distribution de carburant en Ouganda et en Tanzanie. Par ailleurs, notre compagnie étudie avec les autorités ougandaises et tanzaniennes le développement de centrales solaires.
J'insiste sur le fait que TotalEnergies a toujours été ouvert au dialogue avec la société civile sur ces projets. De nombreux échanges ont eu lieu avec les parties prenantes et les ONG. Par ailleurs, TotalEnergies et sa filiale en Ouganda ont souvent l'occasion de promouvoir, dans le dialogue avec les autorités ougandaises, l'importance de la liberté d'expression, y compris celle des opposants aux projets, et les droits des défenseurs des droits humains.
M. Roger Karoutchi, président. - Comment peuvent évoluer TotalEnergies et les autres compagnies pétrolières ou gazières mondiales pour atteindre les objectifs fixés par les accords de Paris et les différentes conférences des parties (COP) ? Un des principaux débats de notre commission concerne la trajectoire, plus ou moins forte au départ et à l'arrivée. Comment faire pour à la fois exploiter de nouveaux gisements, dans la mesure où ces pays nous le demandent, et, dans le même temps, respecter les trajectoires et les accords ?
M. Nicolas Terraz. - Engagée dans une trajectoire de transition déterminée, notre compagnie soutient les accords de Paris, les objectifs de triplement des énergies renouvelables et de doublement de l'efficacité énergétique.
Concernant le pétrole, l'investissement dans de nouveaux projets répond à une demande qui continue à augmenter : de 2 millions de barils par jour l'année dernière et, selon les projections de l'AIE, d'un million de barils par jour cette année. Par ailleurs, la production des champs décline d'environ 4 % par an en moyenne ; cela veut dire que chaque année, sur une production de 100 millions de barils par jour, nous en perdons 4 millions par jour. Si l'on arrêtait aujourd'hui les investissements dans le secteur pétrolier, la production déclinerait et les prix deviendraient difficilement soutenables. Entre 2019 et 2023, il est à noter que la production de pétrole de TotalEnergies reste stable, autour de 1,4 million de barils par jour.
La question du gaz est un peu différente. Nous avons un objectif d'augmentation de notre production de gaz, car nous considérons celui-ci comme un élément important de la transition énergétique. Actuellement, plus d'un tiers de la production d'électricité mondiale est assuré à partir du charbon. En substituant le gaz au charbon, nous divisons par deux les émissions de gaz à effet de serre. Le gaz a aussi un rôle à jouer en complément des énergies renouvelables, intermittentes par définition ; or il convient de fournir au consommateur de l'électricité de manière ferme et permanente.
Pour ce qui concerne les activités d'exploration et de production, nous nous efforçons de réduire nos émissions de gaz à effet de serre de scope 1 et 2, ainsi que nos émissions de méthane. Nous nous sommes fixé des objectifs de réduction ambitieux, puisque nous visons moins 50 % entre 2020 et 2025 et moins 80 % à l'horizon 2030.
M. Roger Karoutchi, président. - Jusqu'à la fin de notre commission d'enquête, nous aurons ce débat sur la manière de réduire la demande.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - On ne peut pas dire que l'AIE, née de la volonté des pétroliers, souhaite combattre l'industrie du pétrole. Or l'AIE demande de respecter une élévation maximale des températures mondiales de 1,5 degré Celsius. Pour cela, son message rejoint celui des scientifiques du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec), de l'ONU et, parfois aussi, du Président de la République : il s'agit de cesser d'investir dans de nouveaux projets liés au pétrole et au gaz.
Bien sûr, nous avons besoin d'électricité, mais l'idée est de se tourner vers les énergies renouvelables plutôt que le gaz. Les grandes compagnies pétrolières ont la capacité de construire cette transition énergétique.
Des experts ont évalué les nouveaux projets liés au pétrole et au gaz de TotalEnergies à environ 60 gigatonnes d'émissions de CO2, ce qui, selon Mme Masson-Delmotte, dont personne ne peut douter de la compétence en matière de climat, correspond à 25 % de notre budget carbone, si l'on veut maintenir l'objectif de 1,5 degré Celsius. Parmi les grandes compagnies pétrolières, TotalEnergies s'avère l'une de celles qui investissent encore le plus dans le pétrole et le gaz.
Pourriez-vous lister précisément les nouveaux projets de pétrole et de gaz que vous développez, et qui vous amènent de fait à augmenter votre production, quand il faudrait au contraire les réduire drastiquement, certains se déclinant au-delà de 2050, donc au-delà de l'objectif affiché de neutralité carbone ?
Comment l'augmentation de votre production de gaz peut-elle être compatible avec un scénario de neutralité carbone ? Comment intégrez-vous le gaz de schiste dans vos projections ? L'exploration et l'exploitation de ces gaz étant très polluantes, de nombreux experts contestent que le GNL, qui est pour partie issu des gaz de schiste, puisse être intégré dans les énergies vertes.
Vous avez été en poste au Myanmar, que votre entreprise a fini par quitter après avoir été critiquée pour s'y être maintenue dans un contexte géopolitique complexe. Comment envisagez-vous que votre groupe puisse aujourd'hui continuer ses activités en Azerbaïdjan, qui quelques jours seulement après la visite du président-directeur général Patrick Pouyanné à Bakou, a participé à l'épuration ethnique du Haut-Karabagh ?
En ce qui concerne enfin l'Ouganda, à rebours du schéma bienveillant et transparent que vous décrivez, votre groupe a été accusé par des familles, des militants et des journalistes d'avoir fait pression sur les foyers qui devaient être relocalisés. Comment réagissez-vous à ces accusations ?
M. Nicolas Terraz. - L'AIE a publié plusieurs scénarios d'évolution de l'offre et de la demande d'énergie : le scénario NZE (Net Zero Emissions), auquel vous faisiez référence, monsieur le rapporteur, le scénario APS (Announced Pledges Scenario), qui repose sur l'ensemble des engagements pris par les États en matière climatique, et le scénario Steps (Stated Policies Scenario), qui correspond à notre trajectoire actuelle.
Le scénario Net Zero prévoit que la demande en énergie diminue très rapidement, à raison de 4 % par an environ, ce qui correspond à peu près au déclin naturel des champs. L'AIE a constaté que, dans ce scénario, on pouvait se passer de nouveaux projets d'énergie fossile. La réalité, c'est que depuis 2019, loin de baisser de 4 % par an, la demande continue d'augmenter. Alors que le scénario NZE tablait sur une demande de 93 millions de barils par jour en 2023, celle-ci s'est établie à 102 millions de barils par jour, soit près de 10 millions de plus.
Ces trajectoires ne sont pas déterministes. Nous investissons pour répondre à une demande d'énergie. Je rappelle toutefois que TotalEnergies produit modestement 1,4 million de barils par jour de pétrole, soit 1,5 % de la production et de la demande mondiales. Pour le gaz, nous sommes à peu près sur les mêmes pourcentages.
Lorsque l'étude à laquelle vous faites référence a été publiée, TotalEnergies développait 23 nouveaux projets. Nous avons réagi à cette étude en indiquant que nous ne détenions qu'une participation qui pouvait être minime - de 5 % à 20 % - au capital de certains de ces projets, mais que la totalité des émissions était toutefois attribuée à notre compagnie. Par ailleurs, nous nous sommes retirés d'autres projets depuis. En tenant compte de ces abandons et de notre taux de participation, les émissions qui nous sont imputables s'élèvent non plus à 60 milliards, mais à 10 milliards de tonnes de carbone environ.
Je n'entends pas sous-estimer notre rôle, qui est significatif. Il n'est toutefois pas prédominant si on le rapporte à la totalité des projets pétroliers ou gaziers qui sont menés dans le monde.
Je m'efforcerai à présent de dresser un panorama exhaustif de nos investissements dans le monde. Nous cherchons des projets pétroliers à faibles émissions, car nous nous sommes engagés à baisser les émissions de scope 1 et 2, et à bas coût, car la demande de pétrole étant appelée à diminuer, il faut que nos projets soient résilients.
Nos grandes zones d'investissement sont aujourd'hui le Brésil, l'Afrique de l'Ouest, le Nigeria, l'Angola, l'Ouganda, le Mozambique, la mer du Nord, en particulier pour la production de gaz - nous avons récemment lancé un grand projet au Danemark -, le Moyen-Orient, les Émirats arabes unis, le Qatar. Nous sommes également présents en Australie, où nous avons une importante production de GNL. J'espère ne rien oublier...
Nous sommes un tout petit producteur de gaz de schiste, puisque nous produisons à peu près 500 millions de pieds cubes par jour. Notre production se concentre aux États-Unis et en Argentine.
J'en viens à l'Azerbaïdjan. Le président-directeur général de TotalEnergies s'y est en effet rendu une fois l'année dernière, à l'occasion de l'inauguration de notre projet. Le développement d'un projet pétrolier ou gazier s'inscrit dans le long terme. Nous avons découvert des gisements en Azerbaïdjan en 2011, le projet a été lancé en 2019 et il se trouve qu'il a démarré en juillet 2023, mais ce n'est pas à cette date que TotalEnergies a décidé d'investir dans ce pays. Par ailleurs, ce projet étant développé en mer Caspienne, il n'est pas à proximité des zones de conflit. Nous respectons les sanctions et nous travaillons dans le cadre de notre code de conduite qui est assez précis sur nos obligations en matière de sécurité des personnes qui travaillent pour nous, de droits humains et de protection de l'environnement.
L'Azerbaïdjan exporte aujourd'hui près de 10 milliards de mètres cubes de gaz vers l'Europe, qui a récemment signé un accord avec ce pays prévoyant le doublement de ses capacités d'exportation. Six ou sept pays européens importent du gaz d'Azerbaïdjan. Pour sa part, TotalEnergies n'exporte pas de gaz depuis ce pays.
En tout état de cause, nous souhaitons la paix entre l'Azerbaïdjan et l'Arménie.
J'ai dirigé notre filiale au Myanmar entre 2008 et 2011. De nombreuses personnes m'ont demandé ce que j'allais y faire. Pour ma part, je me suis interrogé sur l'impact que nous pouvions avoir sur les populations des villages situés autour de nos projets, sur les communautés locales et pour nos employés. Je suis convaincu qu'à cette époque, nos activités avaient un impact positif, notamment en termes de développement économique local. Nous étions par exemple sans doute la seule entité dans le pays au sein de laquelle les salariés avaient une liberté d'association et pouvaient élire des représentants.
Ultérieurement, la situation dans le pays a évolué et nous avons décidé d'arrêter nos activités au Myanmar en 2022.
En ce qui concerne l'Ouganda, parmi les 19 000 personnes concernées par des relocalisations, sans doute que toutes n'ont pas été satisfaites. Nous avons eu des réclamations que nous nous sommes efforcés de traiter grâce à notre processus de traitement des plaintes. Pour des raisons liées à l'exécution du projet, un certain nombre de compensations ont été versées tardivement, ce qui a suscité un mécontentement. Nous avons pris en compte ces situations en proposant une revalorisation des compensations.
Pour autant, de nombreuses personnes que j'ai rencontrées sont satisfaites d'avoir quitté des maisons traditionnelles très rustiques pour être relogées dans les maisons que nous avons construites. Je crois que la grande majorité des foyers concernés sont satisfaits de la manière dont le processus s'est déroulé, même si, encore une fois, nous avons eu des réclamations et des plaintes.
M. Jean-Claude Tissot. - Des recherches menées par Global Witness ont révélé en juillet 2023 que Shell et TotalEnergies ont continué à échanger du GNL russe après l'invasion de l'Ukraine. Entre janvier et juillet 2023, les États membres de l'Union européenne ont acheté 22 millions de mètres cubes de GNL, contre 15 millions de mètres cubes au cours de la même période en 2021, soit un bond de 40 % en deux ans. L'analyse de Global Witness indique que TotalEnergies est le plus grand acheteur non russe de GNL, ses achats s'élevant à près de 4,2 millions de mètres cubes de GNL russe au premier semestre 2023.
Pouvez-vous nous faire un point actualisé sur la présence du groupe TotalEnergies en Russie ? Continuez-vous à opérer d'une façon ou d'une autre dans ce pays ? Si oui, pouvez-vous nous préciser où, sur quel type d'énergie et nous indiquer le montant des revenus générés par ces activités ?
Je souhaite par ailleurs avoir quelques précisions sur le projet Yamal LNG. Via l'entreprise russe Novatek, TotalEnergies détient encore près de 20 % de cette station de production de GNL en Sibérie, votre groupe continuant de percevoir des dividendes à ce titre. Cette participation et les accords que vous avez avec plusieurs pays européens, comme les Pays-Bas, permettent d'avoir encore du GNL russe au sein de l'Union européenne. Pourquoi ne pas suspendre ces contrats afin de couper réellement le robinet financier à la Russie ?
Enfin, le régime azéri a passé un contrat avec Gazprom pour assurer la production de gaz. Pouvez-vous nous assurer que le gaz importé d'Azerbaïdjan n'est en rien un gaz importé depuis la Russie par Bakou ?
M. Nicolas Terraz. - Permettez-moi de rappeler les principes d'action que nous avons définis et que nous avons communiqués publiquement en mars 2022, après l'invasion de l'Ukraine : nous respectons les sanctions, quel qu'en soit l'impact sur nos activités ; nous n'apportons plus de capital à de nouveaux développements russes ; afin d'assurer que la Russie ne tire pas bénéfice des sanctions, nous ne cédons ni ne remettons nos actifs russes à des intérêts russes ; nous contribuons à assurer la sécurité de l'approvisionnement énergétique de l'Europe, en particulier en gaz, dans le cadre défini par les autorités européennes et nationales ; nous interrompons l'achat de pétrole et de produits pétroliers russes.
Nous n'avons pas d'opération en Russie au sens où on l'entend habituellement, c'est-à-dire que nous n'y opérons pas d'installation. Nous détenons toutefois un certain nombre de participations, notamment une participation de 19,4 % dans la société Novatek, que nous avons décidé de déprécier intégralement. Nos administrateurs se sont retirés du conseil d'administration de Novatek et nous n'exerçons plus aucun contrôle sur cette société.
Nous avons également une participation de 20 % dans Yamal LNG, qui continue de produire du GNL dont une partie significative est exportée vers l'Europe, et nous continuerons à participer à Yamal LNG aussi longtemps que les sanctions le permettront.
L'invasion de l'Ukraine a fortement perturbé le marché du gaz en Europe, entraînant une hausse des prix du gaz, puis de l'électricité. Alors que le prix du gaz sur les marchés de gros se situait avant l'invasion entre 5 et 10 dollars par million de BTU (British Thermal Unit), il est monté jusqu'à 60 dollars en 2022. Dans ce contexte, les pays européens ont sans doute considéré que poursuivre l'alimentation de l'Europe en GNL à partir de Yamal constituait un facteur de stabilisation des marchés, ce qui explique que cela n'ait pas été interdit.
Nous avions par ailleurs une participation dans un champ de pétrole et une participation dans un champ de gaz domestique terrestre que nous avons vendues. Nous avons également intégralement déprécié la participation de 10 % que nous détenions dans Arctic LNG 2.
Vous m'avez demandé si le gaz importé d'Azerbaïdjan comportait une part de gaz russe ou si des flux de gaz russe transitaient via l'Azerbaïdjan. À ma connaissance, ce n'est pas le cas. L'intégralité de notre production dans le champ d'Absheron est destinée au marché domestique.
M. Pierre-Alain Roiron. - En 2008, l'explosion du pipeline dont vous étiez propriétaire au Yémen a entraîné une marée noire très importante dans ce pays. Certains reprochent à TotalEnergies de ne pas avoir mené les opérations de dépollution adéquates, entraînant de lourdes conséquences sur la santé des populations. Que pouvez-vous en dire ?
M. Nicolas Terraz. - Nous n'avons plus, à ce jour, d'activité au Yémen. L'explosion du pipeline a donné lieu à des opérations de nettoyage, qui, à ma connaissance, ont été réalisées avec toute la diligence et la rapidité requises et ont mobilisé des moyens importants. Une procédure judiciaire étant en cours à la suite du dépôt d'un certain nombre de plaintes, je ne m'étendrai pas davantage.
M. Roger Karoutchi, président. - Autrement dit, il n'y a pas de sujet...
M. Dominique de Legge. - Avez-vous, dans le cadre des opérations d'aménagement que vous avez menées en Ouganda et en Tanzanie, travaillé avec l'Agence française de développement (AFD) ?
M. Nicolas Terraz. - Nous n'avons jamais reçu d'assistance ni d'aide pour ces opérations publiques. En Ouganda notamment, les projets sont financés intégralement par les partenaires, y compris TotalEnergies.
M. Roger Karoutchi, président. - Il me semble que, de manière générale, l'AFD ne participe pas à des projets énergétiques.
Mme Brigitte Devésa. - Quels sont les objectifs intermédiaires à l'horizon 2025 et 2030 que vous vous êtes fixés pour atteindre la neutralité carbone d'ici à 2050 ?
M. Nicolas Terraz. - Nous nous sommes fixé des objectifs précis à l'horizon 2030, et nous avons publié une vision de ce qui pourrait être le mix énergétique de TotalEnergies à l'horizon 2050, horizon auquel nous avons l'ambition d'atteindre la neutralité carbone et d'être une compagnie « net zero ». Cela ne pourra toutefois se faire qu'avec la société tout entière, dont dépend la demande.
Notre objectif est de baisser de 40 % les émissions nettes de scope 1 et 2 générées sur nos sites de production de pétrole, de gaz et d'électricité à partir de gaz, mais également sur nos sites de raffinage et de pétrochimie d'ici à 2030. Nous nous sommes également fixé l'objectif de baisser l'intensité carbone sur l'ensemble du cycle de vie des produits énergétiques que nous commercialisons de 25 % par rapport à 2015.
Nous visons par ailleurs la quasi-élimination des émissions de méthane de nos opérations, en les baissant de 80 % d'ici à 2030 par rapport à leur niveau de 2020, sachant que celui-ci était déjà significativement plus bas que le niveau de 2015.
Nous avons en outre des objectifs en matière de développement des énergies renouvelables, dans lesquelles nous investissons massivement. Alors que nous n'en produisions pas en 2015, nous participons aujourd'hui à 22 gigawatts de capacité brute d'énergies renouvelables. L'année dernière, nous avons produit 19 térawattheures d'énergies renouvelables, et notre objectif est de multiplier cette production par quatre à cinq à l'horizon 2030. Non seulement nous souscrivons pleinement à l'objectif de triplement de la production d'énergies renouvelables, mais nous visons à faire mieux.
Notre vision pour 2050 a été publiée dans notre rapport Climate and Sustainability. Notre objectif est de produire 50 % de notre énergie sous forme d'électricité, dont une grande partie d'électricité renouvelable, 25 % sous forme de molécules bas-carbone, c'est-à-dire du biogaz, des biocarburants, de l'hydrogène, des carburants liquides synthétiques, et 25 % d'hydrocarbures, soit à peu près 1 million de barils par jour, principalement du gaz naturel liquéfié, ainsi qu'une fraction de production de pétrole pour la pétrochimie.
Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Vous avez cité des chiffres assez édifiants sur les écarts d'émissions qui existent entre vos nouveaux investissements pétroliers et la plupart des investissements de votre groupe, et plus encore avec le reste de la production mondiale. Pouvez-vous aller plus vite dans la réduction des émissions totales du groupe sur les productions existantes ? Comment accélérer le recours d'autres compagnies que TotalEnergies à des technologies moins émettrices ?
M. Nicolas Terraz. - Nous travaillons en permanence à réduire les émissions de la production existante. Notre objectif est de baisser notre intensité en scope 1 et 2 de 18 kilogrammes à 13 kilogrammes par baril en quatre ans. Et nous continuerons ensuite.
Sur tous nos actifs, toutes nos opérations, tous nos sites de production, nous avons une feuille de route de réduction de l'empreinte carbone. Je puis vous assurer que nos équipes sont très motivées pour y arriver. Cette feuille de route repose en grande partie sur l'amélioration de l'efficacité énergétique dans nos installations. Cela peut consister, par exemple sur une plateforme de production en mer, à arrêter une turbine à gaz lorsque nous constatons que cette plateforme peut parfaitement fonctionner avec trois turbines au lieu de quatre. Nous investissons également dans l'électrification ou la solarisation de certains sites. Nous travaillons enfin à l'élimination des émissions de méthane, qui peut se faire rapidement et sans grands investissements. Telles sont les technologies que nous utilisons.
Pour ce qui est d'accélérer ce type de démarche, j'estime que la meilleure méthode est le benchmark : lorsque l'AIE publie les intensités d'émissions des différents producteurs de pétrole et de gaz, ceux qui sont en dessous de la moyenne sont incités à faire des efforts. La transparence me paraît donc être la clé.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Je tiens à rappeler que le pétrole ne peut être « basses émissions » qu'à l'échelle de la production, mais qu'il reste massivement polluant dès lors qu'il est consommé.
Par ailleurs, le scénario Net Zero Emissions, que vous avez un peu disqualifié, a été défendu encore très récemment par le directeur exécutif de l'AIE.
Comment envisagez-vous les conditions de reprise du projet du Cabo Delgado, au Mozambique, dont les conditions de sécurité font l'objet d'un fort débat ?
Je reviens sur l'Ouganda. La répression a été telle que l'on s'est interrogé sur l'existence d'une police pétrolière, ce pays n'étant pas réputé pour sa démocratie, son État de droit ou la protection des droits humains. Que pouvez-vous en dire ?
M. Roger Karoutchi, président. - Il n'appartient pas à la commission d'enquête de juger de la situation des pays étrangers, monsieur le rapporteur. Je vous prie d'en rester au thème de la commission.
M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Vous n'avez pas cité les avoirs de TotalEnergies en Irak...
M. Nicolas Terraz. - J'ai en effet oublié de citer l'Irak, où notre compagnie est née il y a 100 ans et où nous menons un projet qui est emblématique de notre stratégie multiénergies.
Nous y collectons du gaz torché, nous le traitons et il sert ensuite à produire de l'électricité. Nous y avons repris le développement du champ pétrolier de Ratawi. Nous y installons 1 gigawatt de capacités solaires pour alimenter la région de Bassora. Enfin, nous y construisons une usine de traitement d'eau de mer qui permettra de substituer l'eau de surface qui est aujourd'hui utilisée pour la réinjection dans les champs pétroliers par de l'eau de mer, et partant, de contribuer à améliorer la situation de stress hydrique que connaît le sud de l'Irak. Ce projet est non seulement multiénergies, mais il comporte un volet d'accès local à l'énergie qui est une marque de fabrique de notre compagnie.
Je vous prie de m'excuser si j'ai semblé disqualifier le scénario Net Zero Emissions de l'AIE. J'entendais simplement souligner que nous ne sommes pas, aujourd'hui, sur la trajectoire de ce scénario en termes de demande et que l'écart est relativement important.
J'en viens au Mozambique. La sécurité de nos employés est une valeur pour notre compagnie et le premier point de notre code de conduite. Nous ne reprendrons le projet du Cabo Delgado que si la sécurité de l'ensemble des personnes peut être assurée. Cela fait bientôt trois ans que nous avons déclaré la force majeure sur ce projet. Celle-ci ne sera levée que si Mozambique LNG, au sein de laquelle TotalEnergies détient une participation de 26,5 %, aux côtés de compagnies indiennes qui détiennent 30 % du capital, de la compagnie japonaise Mitsui qui en détient 20 %, de la compagnie thaïlandaise PTTEP et de la compagnie nationale, décide que les conditions sont réunies, la condition essentielle pour la levée de la force majeure étant aujourd'hui que la sécurité soit assurée de manière durable au Cabo Delgado.
Nous nous attachons par ailleurs au respect des droits humains dans le cadre de nos activités. Nous l'avons indiqué aux autorités ougandaises, avec lesquelles nous entretenons un dialogue sur ce sujet. Nous leur avons écrit, notamment lorsque certaines personnes qui manifestaient contre le projet étaient détenues temporairement par les forces de sécurité publique. Dans le périmètre de nos activités - nous ne sommes pas un État -, nous veillons au respect des droits humains, y compris par la police dite pétrolière que vous évoquiez.
M. Roger Karoutchi, président. - Je vous remercie de l'ensemble des précisions que vous nous avez apportées ce matin, monsieur le directeur général.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 12 h 45.