Mercredi 20 mars 2024

- Présidence de Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 14 h 00

Agriculture et pêche - Nouvelles techniques génomiques - Examen du rapport, de la proposition de résolution européenne et de l'avis politique de M. Jean-Michel Arnaud, Mme Karine Daniel et M. Daniel Gremillet

M. Jean-François Rapin, président. - Mes chers collègues, nous sommes appelés aujourd'hui à examiner un sujet important, celui de l'encadrement juridique à retenir pour les nouvelles techniques génomiques (NTG). Ces techniques trouvent diverses applications, et notamment dans le domaine de la sélection variétale de plantes cultivées. Elles succèdent aux organismes génétiquement modifiés (OGM), et à ce titre peuvent réveiller les mêmes inquiétudes ; mais elles se distinguent clairement des OGM par leur précision et leur capacité à cibler la modification génétique, ainsi que par le fait qu'elles introduisent uniquement du matériel génétique issu d'espèces pouvant naturellement être croisées. C'est parce qu'elles s'apparentent aux OGM mais en sont distinctes qu'il importe d'adapter aux NTG le cadre juridique applicable aux OGM depuis douze ans. Il s'agit d'une tâche délicate car les enjeux afférents au développement des NTG sont majeures, aussi bien pour l'avenir de l'agriculture et de la recherche en Europe, l'autonomie stratégique du continent, la transition climatique, ou encore en termes de brevetabilité du vivant. La Commission européenne a proposé un texte relatif aux NTG en juillet dernier et voudrait le finaliser avant la fin de son mandat : il est donc temps pour notre commission de se positionner sur le cadre réglementaire proposé et d'alerter sur ses enjeux essentiels.

Nos collègues Jean-Michel Arnaud, Karine Daniel et Daniel Gremillet y ont beaucoup travaillé. Ils ont mené de multiples auditions et sont prêts aujourd'hui à nous présenter le rapport qu'ils ont établi sur cette base et à nous proposer une résolution européenne et un avis politique. Je laisse la parole à nos trois rapporteurs.

M. Jean-Michel Arnaud. - Monsieur le Président, mes chers collègues, je vous remercie pour votre présence et souhaite souligner l'intérêt que mes corapporteurs et moi avons eu à travailler sur ce sujet d'apparence technique.

Après plusieurs mois d'auditions et de rencontres, nous concluons aujourd'hui nos travaux sur la proposition de législation européenne sur les nouvelles techniques génomiques, cette nouvelle génération de techniques de modification du génome, apparues depuis l'adoption de la directive sur les OGM. Plus précises, plus rapides, moins onéreuses et plus faciles à mettre en oeuvre que toutes les autres méthodes de modification génétique, les NTG permettent de cibler spécifiquement certains gènes et donc d'accélérer de manière significative les étapes de la sélection variétale. Les mutations provoquées par certaines NTG pourraient donc se produire naturellement à l'avenir du fait du phénomène de mutagenèse spontanée - mais souvent à l'horizon de plusieurs milliers, voire millions d'années.

Les NTG visées dans la proposition de législation se limitent, de surcroît, à l'insertion d'un matériel génétique provenant uniquement de la même espèce ou d'une espèce sexuellement compatible - contrairement à la transgenèse, qui repose sur l'insertion d'un gène d'origine étrangère. Or, en dépit de ces différences notables, les NTG sont encore couvertes par la directive sur les OGM de 2001, ce qui soulève trois types de difficultés.

Premièrement, certaines règles sont de fait difficiles à faire respecter pour les végétaux issus de NTG, en raison de la non détectabilité de la mutation génétique opérée par le biais de ces nouvelles techniques. Mes collègues vous feront part des conséquences induites en termes de traçabilité.

Deuxièmement, cette réglementation ne permet pas à l'Union de tirer parti des nouveaux développements en matière de biotechnologies pour atteindre ses objectifs stratégiques en termes de climat et d'autonomie. En effet, les techniques d'édition du génome constituent une innovation scientifique majeure, dont les applications en agriculture s'annoncent prometteuses : elles permettraient ainsi de conférer aux semences des caractéristiques « durables » - comme la résistance à certaines maladies, la tolérance aux stress environnementaux, une moindre dépendance aux pesticides ou encore une amélioration des rendements ou de la qualité nutritionnelle. Les NTG pourraient ainsi contribuer à adapter les cultures au changement climatique, et donc renforcer la résilience des chaînes alimentaires, réduire la dépendance aux importations et in fine renforcer l'autonomie stratégique de l'Union européenne. Nous estimons par conséquent qu'elles doivent faire partie du panel de solutions à disposition des agriculteurs et des obtenteurs pour relever les défis agroenvironnementaux auxquels nous sommes exposés.

Troisièmement, l'accès à ces techniques constitue un facteur indéniable de compétitivité dont on ne saurait priver notre agriculture. Alors que de nombreux États dans le monde se sont dotés de législations visant à faciliter le recours aux NTG, un statu quo règlementaire au sein de l'Union aggraverait inévitablement les distorsions de concurrence dont souffrent nos agriculteurs, en matière de production comme sur le plan des échanges commerciaux. Il s'agit également de préserver l'excellence de notre filière semencière française, en lui ouvrant l'accès à ces technologies de pointe ; je rappelle que la France est non seulement le premier pays producteur de semences de l'Union, mais également le premier exportateur mondial.

J'en viens maintenant à la proposition de règlement à proprement parler, qui opère une distinction entre deux catégories de végétaux : ceux qui pourraient apparaître naturellement ou être produits par sélection conventionnelle, dits « NTG de catégorie 1 » et tous les autres, dits « NTG de catégorie 2 ». Les premiers dérogeront entièrement à la législation sur les OGM, tandis que les seconds y resteront soumis. Sans entrer dans le détail, permettez-moi de vous présenter quelques éléments clés du nouveau cadre juridique proposé.

S'agissant des végétaux de catégorie 1, la Commission part du postulat que les risques posés sont comparables avec les végétaux conventionnels, et donc qu'il n'est pas nécessaire de recourir à une évaluation des risques et à une autorisation préalablement à leur dissémination. Pour obtenir le statut de catégorie 1, les végétaux doivent remplir un certain nombre de critères scientifiques. Nous avons auditionné durant nos travaux de nombreux scientifiques qui débattent de ces critères. Plusieurs experts nous ont indiqué que ces critères pourraient être retravaillés pour mieux tenir compte, notamment, de la diversité de la taille des génomes. Dès lors, il nous semblerait opportun d'insérer une clause de revoyure, permettant de vérifier la pertinence des critères d'équivalence quelques années après l'adoption du règlement.

S'agissant des végétaux de catégorie 2, la législation sur les OGM continuera à s'appliquer, modulo quelques adaptations relatives à l'évaluation des risques, à la conformité des méthodes de détection, au suivi et au renouvellement régulier de l'autorisation de mise sur le marché. Ces dispositions ont vocation à alléger le dossier initial à fournir pour les végétaux de catégorie 2 - ce dossier étant actuellement tellement lourd et coûteux qu'il exclut de facto l'ensemble des petites et moyennes entreprises et des laboratoires publics. Il ressort néanmoins de nos auditions qu'en dépit de ces ajustements, le cadre règlementaire ne sera vraisemblablement pas assez attractif pour développer des filières. La proposition de règlement prévoit également de supprimer la clause de non-participation - également appelée « opt out » - qui permet aux États membres d'interdire ou de restreindre la culture d'un OGM autorisé au niveau de l'Union. Nous sommes favorables à sa suppression pour les végétaux de catégorie 2 ; alors que nos agriculteurs pâtissent régulièrement de distorsions de concurrence intra-européennes, nous estimons qu'il importe de garantir un égal accès à l'innovation et une égalité de traitement entre tous les producteurs européens.

M. Daniel Gremillet. - Venons-en maintenant à un aspect délicat de la proposition de règlement, à savoir les dispositions relatives à l'étiquetage et la traçabilité des plantes NTG. Nous pouvons écarter d'emblée le cas des végétaux de catégorie 2 ; ces derniers resteront soumis aux exigences prévues par la législation sur les OGM, avec un étiquetage jusqu'au produit final, ce qui nous paraît tout à fait justifié et conforme aux attentes des consommateurs.

La situation est plus complexe pour les végétaux de catégorie 1 qui, je le rappelle, ne peuvent être différenciés des végétaux conventionnels ! Dans ce contexte, l'étiquetage doit-il être centré sur le produit final, ou bien mentionner la technique utilisée ? En d'autres termes, des produits identiques peuvent-ils faire l'objet d'un traitement distinct ?

Nous estimons que sur ce point, la proposition de règlement gagnerait à être plus étayée ; le texte initial de la Commission comporte deux mesures destinées à garantir la transparence : la mise en place d'une base de données accessible au public, et l'étiquetage obligatoire des semences, afin de garantir la traçabilité des variétés NTG ainsi que le libre choix des agriculteurs et des obtenteurs.

Ces dispositions sont jugées insuffisantes par les associations de consommateurs, qui plaident en faveur d'un étiquetage jusqu'au consommateur final. Nos travaux ont néanmoins mis en exergue les difficultés que susciterait la mise en place d'un tel étiquetage ! D'un point de vue pratique, les producteurs ont pointé le risque d'une véritable usine à gaz : en effet, les opérateurs étant dans l'incapacité de détecter les plantes dont le génome a été édité, une telle mesure supposerait le respect d'une stricte différenciation tout au long de la chaîne de production. L'amont comme l'aval de la filière se verraient alors imposer des obligations de traçabilité et de ségrégation complète entre les variétés conventionnelles et les variétés issues de NTG - avec pour corolaire des surcoûts élevés, susceptibles de se répercuter auprès des consommateurs par une hausse des prix. J'ajouterai que plusieurs experts interrogés nous ont mis en garde contre les distorsions de concurrence qui résulteraient d'un tel étiquetage, au détriment des producteurs européens, puisque les denrées importées ne seraient pas soumises à de telles exigences.

Vous l'aurez compris, il y a là un équilibre complexe à trouver, afin de respecter la liberté de choix du consommateur sans obérer le déploiement des NTG - car tel est le risque in fine, comme en témoigne l'exemple des OGM. Dans ce contexte, il nous semblerait judicieux que la Commission publie, d'ici 5 à 7 ans, une évaluation relative aux incidences positives et négatives d'un étiquetage plus aval, en tenant compte, le cas échéant, de l'évolution de la perception des consommateurs. Cette étude pourrait utilement nous éclairer sur l'opportunité, mais également le coût ou même la faisabilité d'une telle mesure. À plus court terme, nous estimons que si les produits ne sont pas différenciables, ils doivent être traités à l'identique. Néanmoins, afin de respecter la liberté de choix du consommateur, nous préconisons d'autoriser explicitement le recours à un étiquetage volontaire destiné à mettre en exergue le caractère « non-NTG » de certaines filières.

Enfin, il nous paraît indispensable de promouvoir l'adoption de mesures miroirs, afin de conserver un niveau d'exigence comparable, s'agissant de la traçabilité et de l'étiquetage, entre les plantes NTG importées et les plantes NTG cultivées dans l'Union.

J'en viens à présent à un deuxième sujet sensible : la place des NTG dans la filière biologique. Le règlement relatif à la filière biologique interdit l'utilisation d'OGM dans la production biologique ; par conséquent, les végétaux de catégorie 2 sont de facto interdits dans cette production, mais le sort réservé aux végétaux de catégorie 1, considérés comme semblables aux conventionnels, doit être clarifié.

Alors que dans sa proposition de législation, la Commission a fait le choix d'interdire l'utilisation des végétaux NTG dans la production biologique, nous estimons qu'une telle interdiction relève davantage du règlement sur la production biologique, et n'a pas nécessairement sa place dans le règlement sur les NTG. En effet, c'est aux acteurs de la filière biologique de se prononcer sur ce point, le cas échéant en faisant évoluer le cahier des charges du label bio. Les représentants des filières biologiques, que nous avons bien évidemment consultés sur ce point, nous ont cependant fait part de leur soutien à une interdiction des NTG dans l'agriculture biologique, et de leur souhait de voir figurer une telle mesure dans le règlement sur les NTG, ce dont nous prenons acte. Nous estimons néanmoins que cette interdiction ne doit pas obligatoirement revêtir un caractère définitif ; par conséquent, nous souhaitons que la Commission produise, d'ici quelques années, un rapport sur l'évolution de la perception des NTG par les consommateurs et les producteurs, accompagné le cas échéant d'une proposition législative destinée à lever l'interdiction d'utiliser ces techniques dans le secteur de la production biologique.

À plus court terme, et dans la mesure où les NTG seront interdites dans l'agriculture biologique, il faut définir des modalités permettant à cette filière de respecter son cahier des charges, d'une manière qui n'empêche pas les filières conventionnelles d'avoir recours aux NTG. À cet égard nous estimons, d'une part, que, grâce à l'étiquetage obligatoire des semences, la filière biologique sera en mesurer d'assurer une traçabilité stricte tout au long de la chaîne de production, et donc de ne pas utiliser de végétaux NTG.

Nous constatons, d'autre part, que l'équilibre global de la proposition de règlement ne permettra pas d'éviter la présence involontaire de végétaux NTG dans les cultures biologiques. Néanmoins, dès lors que les végétaux de catégorie 1 ont vocation à être traités comme des plantes conventionnelles, nous considérons qu'il n'y a pas lieu de prévoir de mesures de coexistence spécifiques avec la production biologique. Nous estimons par conséquent que la présence fortuite de végétaux de catégorie 1 dans la production biologique ne doit pas constituer une violation du règlement sur l'agriculture biologique.

Pour finir, j'aimerais préciser que nous avons au cours de nos travaux mené un nombre très important d'auditions et reçu de nombreuses contributions écrites qui nous ont permis d'élaborer le rapport que nous vous présentons aujourd'hui. Nous avons aussi bien pris en compte l'opinion des scientifiques, des producteurs, des organisations environnementales que des chambres de commerce, des organisations de distributeurs que des associations de consommateurs.

Mme Karine Daniel. - Nous souhaitions aborder, enfin, un élément central de la proposition de règlement, à savoir la question de la protection intellectuelle des végétaux NTG. En effet, deux régimes de protection intellectuelle des plantes coexistent actuellement : le certificat d'obtention végétale (COV) et le brevet. Le COV, qui prévaut en Europe pour les variétés conventionnelles, permet à l'agriculteur de réutiliser les semences de son exploitation pour réensemencer l'année suivante - c'est le « privilège du fermier » - et autorise les sélectionneurs à utiliser librement une variété protégée pour en sélectionner une autre - ce qu'on appelle « l'exemption du sélectionneur ». Lors de nos auditions, nous avons pu constater l'attachement des acteurs du monde agricole français à ce système de propriété intellectuelle, qui garantit le maintien d'une large diversité génétique, préserve l'accès d'un grand nombre d'acteurs aux innovations ainsi qu'aux ressources génétiques, et assure une rémunération efficace de l'innovation variétale.

Si les variétés végétales ne sont donc pas brevetables au sein de l'Union, les procédés techniques et les caractères peuvent être protégés par brevet. Or, cette protection par brevet risque d'entraver la libre utilisation des variétés par les agriculteurs et les obtenteurs. En pratique, l'obtenteur qui souhaiterait utiliser une variété tombant sous la dépendance d'un brevet pour en créer une autre serait face à une alternative : éliminer, par le biais de croisements, les gènes et caractéristiques brevetés, ou s'acquitter de redevances auprès du détenteur du brevet, afin d'obtenir une licence. Ainsi, le développement des NTG pourrait faire tomber de nombreuses variétés dans le champ des brevets, soulevant des enjeux inédits en termes de concentration du marché, d'accès aux ressources génétiques et de sécurité juridique.

S'agissant du risque de concentration du marché, il nous a été indiqué qu'un recours massif aux NTG pourrait se traduire par un « empilement de caractères », faisant définitivement tomber la variété créée dans le champ des brevets, sans qu'il soit possible d'éliminer les caractères brevetés. Les sélectionneurs seraient alors amenés à payer des redevances exorbitantes auprès des différents détenteurs de brevets - sur les techniques ou sur les traits. Concrètement, le développement des NTG pourrait donc à l'avenir créer des barrières à l'entrée pour les petites et moyennes entreprises, tout en renforçant le pouvoir de marché des grandes entreprises. Ce scénario n'est pas fantaisiste : c'est très précisément ce qui s'est passé aux États-Unis, où 71 % des brevets déposés sur des plantes entre 1976 et 2021 sont détenus par trois grands groupes. En l'état, la proposition de règlement fait donc non seulement peser une menace vitale sur la filière semencière française, mais soulève également des enjeux vertigineux, s'agissant de la possibilité pour l'Union de mettre en oeuvre ses propres politiques agricoles et alimentaires, sans dépendre d'intérêts étrangers aux objectifs européens.

Une concentration accrue du secteur tendrait également à favoriser la disparition de la biodiversité cultivée - il s'agit du deuxième risque que nous avons identifié. En effet, dans une situation oligopolistique, il y a fort à craindre que les grandes firmes ne concentrent leurs recherches sur un nombre limité de végétaux et de traits, dont la commercialisation serait jugée plus rentable - ce qui aboutirait à une standardisation des semences. Ce n'est pas tout : le mitage de l'ADN des variétés végétales par des brevets - certains parlent de « buissons de brevets » ou de « champs de mines » - rendrait inopérants l'exemption du sélectionneur et le privilège du fermier, conduisant donc à remettre en cause le libre accès aux ressources phytogénétiques et à restreindre l'innovation variétale. Dans ce contexte, nous estimons que le maintien du libre accès aux ressources phytogénétiques doit constituer une priorité absolue.

J'en viens à présent au troisième et dernier risque, qui est juridique et découle directement du manque d'accès à l'information sur les brevets. En effet, les agriculteurs et les sélectionneurs pourraient rapidement se trouver dans l'incapacité de se prémunir contre la présence involontaire de matériel breveté dans leurs variétés, en raison de deux facteurs : l'impossibilité de détecter les éléments brevetés par des analyses, et l'absence d'obligation déclarative quant à la présence de ces éléments. Ils pourraient donc être amenés à utiliser à leur insu des variétés contenant des éléments brevetés, se plaçant ainsi dans une situation de contrefaçon involontaire ! Cette incertitude juridique nécessiterait de mobiliser du temps et des moyens supplémentaires pour sécuriser la sélection variétale - et désavantagerait donc à nouveau les petites et moyennes entreprises.

Vous l'aurez compris, la propriété intellectuelle des plantes NTG soulève une multitude d'enjeux. Or, à ce stade, la Commission européenne s'est uniquement engagée à publier, d'ici 2026, une étude d'impact sur les répercussions qu'aurait le brevetage des végétaux, assortie le cas échéant d'une nouvelle proposition législative. Ce garde-fou n'en est pas vraiment un, puisque l'adoption d'une telle proposition supposerait plusieurs années de travail législatif, durant lesquelles des brevets abusifs pourraient être accordés et verrouiller progressivement l'accès au vivant.

Nous estimons donc que les règles de propriété intellectuelle doivent être examinées en même temps que la proposition de règlement et préconisons à cet effet d'insérer une clause interdisant la brevetabilité des végétaux NTG. Cette solution permettrait de soumettre ces plantes au régime de protection communautaire des obtentions végétales, donc de préserver la liberté d'exploitation, l'exemption de l'obtenteur et le droit à la reproduction autonome pour les variétés issues des NTG.

À moyen terme, il sera toujours envisageable d'ajuster les dispositions du règlement, afin de tenir compte des conséquences juridiques d'une telle interdiction. Cette solution, aussi imparfaite soit-elle, demeure à nos yeux nettement préférable à toute option visant à corriger, avec plusieurs années de retard - et si tant est que cela soit encore possible - les divers blocages qui ne manqueraient pas de résulter d'une multiplication des brevets sur les variétés végétales. Enfin, à plus long terme, nous appelons la Commission à réviser les règles européennes relatives à la propriété intellectuelle, afin de remettre le COV au coeur de la propriété intellectuelle des plantes. Je vous remercie.

M. Jean-François Rapin. - Je remercie nos trois co-rapporteurs. L'approche à privilégier sur cette question nouvelle n'avait rien d'évident. Je crois que vous avez su, chacun dans vos exposés, nous éclairer utilement.

M. Bernard Jomier. - Je vous remercie pour votre rapport. Ces nouvelles technologies sont issues d'une découverte fondamentale, CRISPR-Cas9, faite par une chercheuse française, Emmanuelle Charpentier, et qui lui a d'ailleurs valu le prix Nobel. Cette découverte incroyable a constitué une véritable révolution, y compris dans le domaine de la génétique humaine. Elle a permis de s'affranchir des obstacles temporels et d'équipements en matière de modification génomique.

S'agissant de génétique humaine, une analyse éthique est opérée. Au niveau national, l'agence de la biomédecine et le comité consultatif national d'éthique (CCNE) se sont prononcés sur le cadre juridique applicable à ces techniques. Au niveau international, un cadre existe également, en atteste l'ostracisation complète d'un chercheur chinois ayant utilisée la technique afin de rendre un enfant résistant au VIH. Sans interdire complètement CRISPR-Cas9, des barrières ont été posées.

Par la simplification qu'elle opère, cette technique permet une massification des transformations génomiques, et donc un changement d'échelle, puisque l'ensemble du monde végétal peut s'en trouver modifié. Il est nécessaire de procéder à des analyses à l'échelle nationale comme européenne sur les conséquences de ces transformations sur le vivant. Les solutions proposées dans le projet de règlement comme dans votre rapport ne sont que transitoires. L'interdiction de la brevetabilité durera-t-elle réellement dans le temps ? Est-il prévu, au niveau européen, des processus analogues à ce qui est pratiqué en médecine humaine ? Un comité d'éthique du vivant est-il en projet ? Je ne suis absolument pas opposé à cette technique, mais je tiens seulement à rappeler qu'elle peut se révéler problématique en termes de transformation du vivant.

J'ai écouté avec attention l'avis de la filière biologique sur les NTG. Cette position s'entend, mais elle ne s'inscrit pas dans une réflexion d'ensemble. Elle risque même d'être contre-productive, puisque l'agriculture biologique pourrait bénéficier d'une baisse d'intrants en utilisant de manière proportionnée les NTG. L'Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) ne peut décider seule sur ce sujet trop important. Comment l'Union européenne organise-t-elle donc sa réflexion sur le vivant ?

M. Ronan Le Gleut. - Sur la question de la propriété intellectuelle, vous favorisez dans votre rapport le certificat d'obtention végétale (COV) plutôt que le brevet. Or, le COV donne également un droit de monopole au détenteur, ce qui est similaire au principe des brevets. Pourquoi donc jugez-vous le COV préférable au brevet ?

Mme Karine Daniel. - Les questions et équilibres parfois difficiles à trouver entre les différentes parties prenantes s'inscrivent dans un moment de déficit de discussion sur les questions génétiques en agriculture. Cette situation, qui dure depuis plusieurs années, résulte notamment du traumatisme français sur les OGM. La profession agricole comme la recherche publique estiment que le principe du COV permet de préserver la diversité génétique en garantissant un libre accès aux ressources génétiques des plantes cultivées. Ce système permettrait de réaliser des arbitrages collectifs quant à l'utilité de développer des NTG pour leurs capacités en termes de résistance aux chocs hydriques ou aux parasites.

Concernant la brevetabilité, il existe une vraie rupture entre celle des produits et des semences elles-mêmes. Nous avons également entendu des start-ups qui se disent frustrées car obligées de travailler aux Etats-Unis au regard des régulations françaises. Au niveau européen, le Groupe européen d'éthique des sciences et des nouvelles technologies a rendu en 2021 un avis éthique sur l'édition génomique. Cet organe joue un rôle consultatif auprès de la Commission européenne. Néanmoins, les outils européens sont-ils adaptés pour faire face aux défis futurs ? La question se pose.

M. Jean-François Rapin. - Il est donc question de brevet sur les gènes, sur les semences, ou sur les plantes ?

Mme Karine Daniel. - Non, pour l'instant seuls les techniques et les caractères sont brevetables, l'enjeu étant que les plantes ne puissent faire l'objet d'un brevet.

M. Daniel Gremillet. - J'ai encore en mémoire la signature de l'accord liant la médecine et la profession agricole en termes de recherche génomique. C'est pour moi un moment merveilleux pour la connaissance du génome humain, animal et végétal. La rapidité avec laquelle des solutions sont apportées quand nous associons nos moyens est formidable. La connaissance du génome permet un gain de temps et d'efficacité précieux sur les maladies humaines ou animales. Malheureusement, nous sommes rentrés par la mauvaise porte en ce qui concerne les plantes, à savoir par le dossier des OGM.

Les NTG 2 sont très proches des OGM. Les NTG 1 s'apparentent davantage à ce que j'appelle une agence matrimoniale du patrimoine génétique. Je partage l'avis de notre collègue Jomier sur l'agriculture biologique et suis persuadé que les NTG 1 permettront à l'avenir de réduire les traitements sur les produits biologiques.

Concernant le COV, j'estime qu'il constitue pour l'Europe, et plus particulièrement pour la France une chance extraordinaire. Ce n'est pas un hasard si la France a été depuis des années à la pointe du progrès génétique sur les végétaux. C'est une opinion que nous, corapporteurs, partageons : il faut conserver le COV. Grâce à lui, un paysan peut récolter et ressemer sa semence. Dans le cadre du brevet, cela ne serait pas le cas. La filière semencière française se compose d'un nombre important de petites entreprises ; derrière elles, se cache un patrimoine végétal fabuleux. En introduisant des brevets, quelques entreprises risquent de s'accaparer le marché et ainsi de provoquer une perte terrible du patrimoine génétique existant.

Nous favorisons donc le COV car il maintient le privilège du fermier. Nous défendons également l'obligation de l'étiquetage des semences. Ce faisant, un agriculteur pourrait établir une filière totalement sans NTG 1. La question ne se pose pas pour les NTG 2, similaires aux OGM. Le COV permet de conserver la richesse du patrimoine végétal et ne rentre pas dans la logique de financiarisation propre au brevet.

M. Jean-Michel Arnaud. - Permettez-moi d'aborder la question de la grande distribution et le point de vue des consommateurs, que nous avons pu auditionner. Nous avons débattu afin de trancher sur l'opportunité d'étiqueter les NTG jusqu'aux consommateurs ou bien de permettre la valorisation positive des produits qui n'utilisent pas les NTG 1. La vraie question est de savoir si les NTG bénéficieront d'un accueil favorable auprès des consommateurs. Nous avons constaté qu'il était nécessaire d'accompagner la grande distribution comme les consommateurs afin de sublimer l'effet psychologique des OGM, dont découle une peur profondément ancrée dans les esprits.

Nous avons formulé un avis équilibré, qui s'inscrit dans un paysage européen non-stabilisé ; il n'y a aucune garantie que le trilogue en cours soit conclusif d'ici le renouvellement du Parlement européen. En fonction des positionnements des acteurs sur les NTG, des tensions sociétales et politiques sont à même d'alimenter la surenchère populiste.

Je réitère l'urgence de ne pas laisser la possibilité d'» opt out » et de ne pas ouvrir des perspectives de concurrence déséquilibrée au sein de l'UE dans ce contexte de crise agricole.

M. Jean-François Rapin. - Je remarque que le slogan « NTG = OGM » existe déjà et connait un certain succès.

M. Daniel Gremillet. - J'aimerais réitérer que les végétaux issus NTG 1 sont indécelables, et équivalents aux végétaux obtenus à l'aide de méthodes de croisement naturel, d'où ma comparaison avec une agence matrimoniale. L'un des messages forts que je retiens de nos travaux est que, si l'Europe ne se positionne pas à l'échelle internationale, la diversité du patrimoine génétique accessible pour la création variétale sera menacée, de même que notre capacité à subvenir aux besoins alimentaires des Européens. Il est nécessaire d'éviter une fuite des cerveaux vers d'autres pays, disposant de législations favorables aux NTG depuis quelques années. Enfin, j'ai remarqué dans d'autres responsabilités que des filières non-NTG n'ont pas forcément d'attrait pour le consommateur : ce n'est ni un facteur de vente, ni un élément de prix. Encore une fois, l'Europe n'a pas voulu d'OGM mais les citoyens européens en consomment tous les jours sans le savoir.

Mme Karine Daniel. - La frontière entre NTG 1 et 2 n'est pas totalement hermétique, ni parfaitement lisible : c'est pourquoi nous souhaitons que les critères d'équivalence puissent régulièrement être évalués et, le cas échéant, affinés. Concernant la traçabilité, nous sommes à première vue tentés d'aller vers une transparence maximum en vertu des droits du consommateur. Néanmoins, la traçabilité a un coût financier et environnemental. La meilleure traçabilité qui existe aujourd'hui repose sur la technologie blockchain, que l'on peut appliquer aux produits agro-alimentaires. Prenons une escalope de poulet tracée en Blockchain : son coût environnemental est triplé, ne serait-ce que par le fait que l'escalope véhicule de l'information. Gardons cela en tête pour éviter toute surenchère en termes de traçabilité.

Enfin, les enjeux de désinvestissement de la recherche en développement génétique se retrouvent dans les NTG. Il n'y a pas d'antinomie entre la conservation de races ou la préservation de filières, et le développement des NTG. Les chercheurs de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement nous l'ont redit : il est nécessaire de renforcer le soutien public à la recherche dans ces domaines afin d'apporter un éclairage optimal pour les décideurs publics.

M. André Reichardt. -Vos propositions paraissent équilibrées, tant pour la filière biologique que pour l'étiquetage.

Je m'inquiète de la façon dont nous allons communiquer sur ce sujet particulièrement technique. Je me pose également des questions sur la manière dont seront étiquetés ces NTG et les éventuels risques de suspicions qui en découleraient. Un travail de vulgarisation scientifique à destination des consommateurs est primordial, car si ces NTG sont associées à des OGM, la confiance sera brisée pour longtemps.

M. Jean-François Rapin. - La vulgarisation commence par un élément simple, selon moi : « on mange déjà tous les jours des NTG ». Le dispositif mis en place a seulement vocation à accélérer le développement des NTG.

M. Daniel Gremillet. - Je vous rassure concernant l'étiquetage : les végétaux NTG 2 et les produits qui en sont issus seront étiquetés de la même manière que les OGM, tandis que les végétaux NTG 1 ne seront pas étiquetés de manière distincte, dans la mesure où ils sont considérés comme étant équivalents aux végétaux obtenus par des techniques conventionnelles.

M. Vincent Louault. - Il n'y a aucun transfert de gènes possible entre les végétaux NTG et le génome des individus qui en consommeraient. C'est ce qu'il faut rappeler aux consommateurs.

M. Bernard Jomier. - Pourquoi la confiance est-elle ébranlée ? En médecine humaine, lorsque des thérapies géniques sont mises en oeuvre, elles suscitent une large adhésion car tout le monde est convaincu de leurs vertus, d'une part, et de l'absence d'impact négatif sur l'ensemble de la collectivité, d'autre part. Ce sont des réflexions scientifiques d'intérêt général. La difficulté réside ici dans la perception des consommateurs des décisions européennes, qui seraient prises pour favoriser des intérêts particuliers et financiers. Pour restaurer la confiance, il faut que ces décisions soient prises à l'aune des réflexions relatives à l'éthique du vivant. Le débat sur les OGM a été faussé car le public a acquis la conviction qu'ils mettraient en cause la propre composition génétique de l'humain. Le citoyen n'a pas confiance parce qu'il présume qu'au niveau européen, ces décisions sont dictées par des intérêts économiques.

M. Jean-Michel Arnaud. - Il faut distinguer les NTG 1 et les NTG 2. Les premiers sont une accélération du fait naturel avec un objectif d'accroissement de la capacité de résilience des plantes aux stress hydriques ou autres menaces liées au dérèglement climatique. C'est une avancée visant donc à obtenir une production plus souveraine au niveau de l'UE. Voilà comment il faut communiquer à ce sujet. Nous avons débattu de l'étiquetage jusqu'au consommateur. Le point d'équilibre est de demander une analyse poussée après 5 ans, permettant de rassurer le consommateur, et d'instaurer un climat de confiance.

M. Jean-François Rapin. -En termes de communication, nous ferons probablement un communiqué de presse sur ce sujet. Je mets aux voix la proposition de résolution européenne et l'avis politique.

La commission adopte la proposition de résolution européenne disponible en ligne sur le site du Sénat, ainsi que l'avis politique qui en reprend les termes et qui sera adressé à la Commission européenne.

La réunion est close à 14 h 55

PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE

sur la proposition de législation européenne sur les nouvelles techniques génomiques

Le Sénat,

Vu l'article 88-4 de la Constitution,

Vu le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, en particulier ses articles 43, 114 et 168, paragraphe 4, point b,

Vu la directive 2001/18/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 mars 2001 relative à la dissémination volontaire d'organismes génétiquement modifiés dans l'environnement et abrogeant la directive 90/220/CEE du Conseil,

Vu le règlement (CE) n° 1829/2003 du Parlement européen et du Conseil du 22 septembre 2003 concernant les denrées alimentaires et les aliments pour animaux génétiquement modifiés,

Vu le règlement (CE) n° 1830/2003 du Parlement européen et du Conseil du 22 septembre 2003 concernant la traçabilité et l'étiquetage des organismes génétiquement modifiés et la traçabilité des produits destinés à l'alimentation humaine ou animale produits à partir d'organismes génétiquement modifiés, et modifiant la directive 2001/18/CE,

Vu le règlement (UE) 2018/848 du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2018 relatif à la production biologique et à l'étiquetage des produits biologiques, et abrogeant le règlement (CE) nº 834/2007 du Conseil,

Vu la décision (UE) 2019/1904 du Conseil du 8 novembre 2019 invitant la Commission à soumettre une étude, à la lumière de l'arrêt de la Cour de justice dans l'affaire C-528/16 concernant le statut des nouvelles techniques génomiques dans le droit de l'Union, et une proposition, le cas échéant pour tenir compte des résultats de l'étude,

Vu le document de travail des services de la Commission du 29 avril 2021, « Étude concernant le statut des nouvelles techniques génomiques dans le droit de l'Union et à la lumière de l'arrêt rendu par la Cour de justice dans l'affaire C-528/16 », SWD(2021) 92 final,

Vu la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil concernant une utilisation des produits phytopharmaceutiques compatible avec le développement durable et modifiant le règlement (UE) 2021/2115, COM(2022) 305 final,

Vu la proposition de règlement du Parlement et du Conseil concernant les végétaux obtenus au moyen de certaines nouvelles techniques génomiques et les denrées alimentaires et aliments pour animaux qui en sont dérivés, et modifiant le règlement (UE) 2017/625, COM(2023) 411 final,

Vu la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil concernant la production et la commercialisation des matériels de reproduction des végétaux dans l'Union, modifiant les règlements (UE) 2016/2031, 2017/625 et 2018/848 du Parlement européen et du Conseil et abrogeant les directives 66/401/CEE, 66/402/CEE, 68/193/CEE, 2002/53/CE, 2002/54/CE, 2002/55/CE, 2002/56/CE, 2002/57/CE, 2008/72/CE et 2008/90/CE du Conseil (règlement sur les matériels de reproduction des végétaux), COM(2023) 414 final,

Vu la communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions - « Le pacte vert pour l'Europe », COM (2019) 640 final,

Vu la communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions - « Une stratégie “De la ferme à la table” pour un système alimentaire équitable, sain et respectueux de l'environnement », COM (2020) 381 final,

Vu la communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions - « Stratégie de l'UE en faveur de la biodiversité à l'horizon 2030 : Ramener la nature dans nos vies », COM (2020) 380 final,

Vu la communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions - « Bâtir une Europe résiliente - la nouvelle stratégie de l'Union européenne pour l'adaptation au changement climatique », COM (2021) 82 final,

Vu la communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions - « Préserver la sécurité alimentaire et renforcer les systèmes alimentaires », COM (2022) 133 final,

Vu l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 25 juillet 2018, « Confédération paysanne e.a. contre Premier ministre et ministre de l'agriculture, de l'agroalimentaire et de la forêt »,

Vu la résolution du Parlement européen du 14 juin 2023 - Garantir la sécurité alimentaire et la résilience à long terme de l'agriculture dans l'Union, 2022/2183(INI),

Vu l'avis du Comité économique et social européen du 26 avril 2023,

Vu l'avis du Comité européen des régions du 5 février 2024, NAT-VII/038,

Vu la loi n° 2008-595 du 25 juin 2008 relative aux organismes génétiquement modifiés,

Vu la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages,

Vu le rapport d'information n° 507 (2016-2017) de M. Jean-Yves Le Déaut, député, et Mme Catherine Procaccia, sénateur, fait au nom de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, intitulé « Les enjeux économiques, environnementaux, sanitaires et éthiques des biotechnologies à la lumière des nouvelles pistes de recherche », déposé le 14 avril 2017,

Vu le rapport d'information n° 671 (2020-2021) de M. Loïc Prud'homme, député, et Mme Catherine Procaccia, sénateur, fait au nom de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, « Les nouvelles techniques de sélection végétale en 2021 : avantages, limites et acceptabilité », déposé le 3 juin 2021,

Vu l'avis du Comité consultatif commun d'éthique Inra-Cirad-Ifremer de mars 2018, « Avis sur les nouvelles techniques d'amélioration génétique des plantes »,

Vu l'avis de l'Académie d'agriculture de mars 2020, « Réécriture du génome, éthique et confiance »,

Vu l'avis de l'Académie des technologies de mars 2023, « Les nouvelles technologies génomiques appliquées aux plantes »,

Vu l'avis du Comité économique, social et environnemental de mai 2023, « Les attentes et les enjeux sociétaux liés aux nouvelles techniques génomiques »,

Vu l'avis de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail du 29 novembre 2023, relatif à l'analyse scientifique de l'annexe I de la proposition de règlement de la Commission européenne du 5 juillet 2023, relative aux nouvelles techniques génomiques - Examen des critères d'équivalence proposés pour définir les plantes NTG de catégorie 1, Saisine n° 2023-AUTO-0189,

Vu l'avis de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail du 22 janvier 2024, relatif aux méthodes d'évaluation des risques sanitaires et environnementaux et des enjeux socio-économiques associés aux plantes obtenues au moyen de certaines nouvelles techniques génomiques, Saisine n° 2021-SA-0019,

Sur le principe d'un règlement concernant les végétaux et aliments obtenus au moyen de certaines nouvelles techniques génomiques

Considérant la nécessité d'assurer l'avenir de l'agriculture européenne et de garantir la souveraineté alimentaire de l'Union ;

Considérant l'intérêt des outils d'amélioration des plantes pour accroître la résistance des variétés aux maladies ou aux organismes nuisibles, renforcer la résilience des cultures et par conséquent réduire les externalités négatives de l'agriculture en diminuant le recours aux intrants de synthèse ;

Considérant également la pertinence de la sélection et de l'innovation variétales pour renforcer la tolérance des plantes aux stress abiotiques, adapter les cultures au changement climatique et contribuer ainsi à la transition agroécologique des systèmes agricoles ;

Considérant le potentiel et l'intérêt des techniques d'édition du génome chez les végétaux par rapport aux autres outils d'amélioration des plantes actuellement utilisés, dans la mesure où, par rapport à la mutagenèse induite et aléatoire utilisée depuis plus d'un siècle, ces techniques permettent de cibler spécifiquement un ou plusieurs gènes identifiés pour leur intérêt agronomique et d'accélérer de manière significative les étapes de la sélection, en évitant plusieurs générations de rétrocroisement et en diminuant le nombre de modifications hors cible ;

Considérant au demeurant que les mutations provoquées par les ciseaux moléculaires pourraient se produire à l'avenir du fait du phénomène naturel de mutagenèse spontanée ;

Considérant enfin que, par rapport à la transgenèse, développée au cours des années 1980 et caractérisée par l'insertion aléatoire d'un nouveau gène provenant souvent d'une autre espèce, la cisgenèse opérée au moyen des techniques d'édition du génome repose sur l'insertion ciblée, dans le génome existant, de matériel génétique provenant uniquement de la même espèce ou d'une espèce sexuellement compatible ;

Considérant que l'amélioration des plantes grâce à l'édition du génome constitue l'un des leviers de la transition agroécologique des systèmes agricoles, à combiner avec d'autres innovations en agronomie et en robotique ;

Considérant par ailleurs que l'édition du génome nécessite de mieux identifier les bases génétiques des caractères d'intérêt agronomique visés et demeure donc étroitement dépendante des avancées de la connaissance scientifique ;

Considérant que l'accès à ces technologies constitue indéniablement un facteur de compétitivité, dans un contexte marqué par le dynamisme de la recherche mondiale sur les biotechnologies, et que par conséquent plusieurs États tiers ont déjà adopté des réglementations destinées à favoriser leur essor ;

Considérant ainsi qu'à l'avenir, l'Union européenne importera inévitablement, et possiblement à son insu, des végétaux obtenus à l'aide de nouvelles techniques génomiques, dans la mesure où ces derniers ne sont pas détectables et ne peuvent être différenciés des variétés conventionnelles ;

Considérant que le caractère abordable des coûts d'entrée et de fonctionnement de ces nouvelles techniques génomiques pourrait permettre à des entreprises de taille moyenne de s'y engager ;

Considérant ainsi que le maintien du cadre actuel serait susceptible d'entraîner une perte de compétitivité au détriment des agriculteurs français et européens et de perpétuer les distorsions de concurrence dont ils pâtissent, tant sur la production que sur les échanges commerciaux ;

Considérant enfin la méfiance suscitée par l'apparition de ces nouvelles techniques, l'opinion publique étant durablement marquée par les débats très polarisés relatifs à l'introduction des organismes génétiquement modifiés par transgenèse ;

Considérant que l'acceptabilité sociale des plantes issues de nouvelles techniques génomiques dépend de la plus-value manifeste qu'elles représentent aux yeux du consommateur, dès lors qu'elles comportent des caractères recherchés, liés à la transition écologique ou à la qualité nutritionnelle ;

Considérant enfin les obligations qui incombent aux autorités publiques en application du principe de précaution ;

Accueille favorablement l'initiative de la Commission visant à clarifier le statut règlementaire des nouvelles techniques génomiques ;

Insiste sur la nécessité d'encadrer la circulation des variétés issues de nouvelles techniques génomiques sur le territoire européen, eu égard à la probabilité que des États tiers commercialisent de telles variétés dans les années à venir ;

Soutient la démarche de la Commission, visant à ce que les sélectionneurs et les agriculteurs puissent accéder plus facilement à certaines techniques d'édition génomique et aux variétés qui en sont issues, afin d'en tirer les bénéfices attendus ;

Appelle, eu égard au désengagement actuel de la recherche publique dans le domaine de la création variétale, à intensifier le soutien public accordé à la recherche sur les variétés végétales ;

Appelle en outre à renforcer le soutien public aux travaux concernant la maîtrise des végétaux issues de nouvelles techniques génomiques, mais également l'évaluation des risques et des effets sur la santé et l'environnement ;

Regrette, à cet égard, que les travaux d'expertise scientifique utiles n'aient pas été rendus disponibles assez tôt pour éclairer la décision politique ;

Invite les pouvoirs publics à oeuvrer pour renforcer l'acceptabilité sociale des variétés issues de nouvelles techniques génomiques, en luttant contre la désinformation à ce sujet et en communiquant sur la valeur ajoutée que présentent de telles variétés pour le consommateur ;

Demande que, dans un contexte marqué par des sauts scientifiques et technologiques inédits et de fortes attentes sociétales, les modalités d'application du futur règlement soient révisées à intervalles réguliers, en fonction des avancées scientifiques, mais également des observations de terrain et des retours d'expérience formulés par les parties prenantes ;

Sur les critères d'équivalence entre les végétaux NTG et les végétaux conventionnels

Considérant que si le choix des critères d'équivalence se fonde sur des considérations scientifiques, il revêt également une dimension politique et constitue un élément central de la proposition de règlement ;

Considérant la nécessité de pouvoir faire évoluer ces critères, afin qu'ils reflètent aussi précisément que possible l'avancée des connaissances scientifiques et techniques ;

Considérant que le seuil de 20 mutations génétiques proposé pour classer un végétal issu de nouvelles techniques génomiques (NTG) en catégorie 1, s'il ne présente pas de caractère strictement scientifique, révèle l'approche prudente retenue par la Commission, puisqu'il se situe en deçà de la limite basse du nombre de modifications observées en sélection conventionnelle, compris entre 30 et 100 ;

Considérant que toute disparité d'évaluation dans l'examen des demandes de statut de catégorie 1 déposées dans les États membres serait source d'insécurité juridique et nuirait par conséquent au développement des végétaux issus de nouvelles techniques génomiques ;

Appelle à la prise en compte des recommandations de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail relatives à la clarification de certaines définitions énoncées dans la proposition de règlement, afin que les critères soient le plus univoques et précis possible ;

Préconise que les critères permettant de déterminer qu'un végétal NTG est équivalent à un végétal conventionnel prennent en compte la diversité de la taille des génomes ;

Souhaite que la cisgenèse non ciblée soit explicitement exclue des techniques acceptables dans les plantes de la catégorie 1 ;

Demande l'insertion d'une clause de revoyure, permettant de vérifier la pertinence des critères d'équivalence à l'aune de l'expérience accumulée au cours des cinq premières années suivant l'entrée en vigueur du règlement ;

Souhaite que l'actualisation des critères d'équivalence par la Commission européenne soit conditionnée à la publication d'une justification scientifique ;

Propose que l'Autorité européenne de sécurité des aliments soit chargée d'élaborer, en lien avec les agences scientifiques missionnées dans le cadre réglementaire, des lignes directrices précises sur la teneur des rapports de vérification, afin d'éviter les disparités d'évaluation d'un pays à l'autre ou entre le niveau national et le niveau européen ;

Sur le statut des végétaux NTG de catégorie 1

Considérant qu'aucun risque spécifique lié aux végétaux de catégorie 1 n'a jusqu'à présent été identifié, et que si l'avis de l'Anses constate l'absence de prise en compte des risques potentiels dans les critères d'équivalence, il ne signale pas que les risques associés aux végétaux NTG de catégorie 1 seraient supérieurs à ceux associés aux plantes issues de méthodes de sélection conventionnelles ;

Considérant que les variétés NTG de catégorie 1 demeureront soumis à la législation sectorielle applicable aux semences et autres matériels de reproduction des végétaux, et que, par conséquent, les risques liés à ces végétaux seront instruits dans le cadre de l'évaluation de la valeur agronomique, technologique et environnementale ;

Est favorable à ce que les végétaux obtenus à l'aide de nouvelles techniques génomiques qui auraient pu apparaître naturellement ou être produits par sélection conventionnelle soient traités comme des végétaux conventionnels et puissent par conséquent déroger à la législation de l'Union européenne sur les organismes génétiquement modifiés ;

Estime notamment que, dans la mesure où les végétaux NTG de catégorie 1 présentent des risques sont comparables à ceux associés aux végétaux conventionnels, il n'est pas nécessaire de recourir, préalablement à leur dissémination, à une évaluation et à une autorisation ;

Souhaite cependant que, dans les fermes expérimentales, les végétaux de catégorie 1 soient soumis de manière transitoire à un dispositif de biovigilance a posteriori, afin de pouvoir mesurer l'impact de la dissémination de ces variétés sur les systèmes agricoles ;

Sur les végétaux NTG de catégorie 2

Considérant que les différences entre la transgenèse et les techniques d'édition du génome justifient la mise en place d'une approche différenciée entre les organismes génétiquement modifiés issus de la première et les végétaux obtenus à l'aide des secondes ;

Considérant le manque de données sur les risques associés, à moyen et long terme, aux plantes issues de mutagenèse dirigée ;

Considérant néanmoins que le maintien d'une évaluation des risques conforme à celle existant pour les organismes génétiquement modifiés conduirait de facto à empêcher le déploiement des nouvelles techniques génomiques ;

Considérant que la clause de non-participation (« opt out ») valable pour la culture des organismes génétiquement modifiés a conduit à renationaliser des choix politiques relevant jusqu'alors de l'Union européenne, portant une atteinte indéniable au fonctionnement du marché intérieur et générant des distorsions de concurrence intra-européennes ;

Est favorable au maintien du principe d'une autorisation préalable à toute dissémination des végétaux ne remplissant pas les critères de la catégorie 1, parce qu'ils mobilisent des techniques plus complexes ou présentent des modifications plus nombreuses ;

Soutient la mise en place d'une évaluation des risques modulée au cas par cas, en fonction de critères objectifs ;

Appelle à l'instauration d'un suivi systématique post-autorisation des NTG de catégorie 2, avec la mise en place obligatoire d'un plan de surveillance des risques environnementaux, prenant en compte les impacts cumulés liés à la culture de différentes variétés de NTG ainsi que l'impact de la mise sur le marché de ces plantes sur les pratiques culturales ;

Estime que le maintien d'une clause de non-participation pour les végétaux de catégorie 2 conduirait à une situation similaire à celle qui prévaut pour les organismes génétiquement modifiés, à savoir que l'Union européenne n'en produit pas, mais en importe de manière significative ;

Souhaite en conséquence que les États membres ne puissent restreindre unilatéralement la mise sur le marché ou la dissémination volontaire des végétaux de catégorie 2 sur leur territoire, afin de garantir un égal accès à l'innovation et une homogénéité de traitement au sein de l'Union ; 

Sur les NTG et l'agriculture biologique

Considérant que le règlement (UE) 2018/848 relatif à la production biologique interdit l'utilisation d'organismes génétiquement modifiés et de produits issus de ces organismes, et que par conséquent, les végétaux de catégorie 2 demeurent de facto proscrits dans la production biologique ;

Considérant que la présente proposition de règlement prévoit de traiter les végétaux de catégorie 1 comme des variétés conventionnelles, dérogeant entièrement à la législation sur les organismes génétiquement modifiés, et qu'il importe donc de clarifier le statut de ces végétaux par rapport à la production biologique ;

Considérant qu'une telle clarification relèverait davantage du règlement sur la production biologique, le label bio étant défini par un cahier des charges susceptible d'évoluer ;

Considérant la nécessité de définir des modalités permettant à la filière biologique de s'abstenir d'utiliser des végétaux de catégorie 1, si tel est son cahier des charges, d'une manière qui n'empêche pas les filières conventionnelles d'en faire usage ;

Considérant enfin qu'il se pourrait que le recours aux techniques d'édition du génome constitue un outil pertinent pour les agriculteurs désireux d'opérer une conversion vers l'agriculture biologique, en permettant notamment une diminution de l'usage des produits phytosanitaires ;

Prend acte des craintes exprimées par les représentants des filières biologiques s'agissant de la perception des consommateurs à l'égard des produits biologiques et de leur souhait de voir figurer dans le règlement l'interdiction des plantes issues de nouvelles techniques génomiques dans la production biologique ;

Relève que grâce à l'étiquetage obligatoire des semences, la filière biologique sera en mesure d'assurer une traçabilité stricte tout au long de la chaîne de production, en s'appuyant sur une ségrégation entre les productions biologiques et les productions conventionnelles, et donc de ne pas utiliser de végétaux de catégorie 1 ;

Estime que, dès lors que les végétaux de catégorie 1 sont traités comme des variétés conventionnelles, il n'y a pas lieu de prévoir de mesures de coexistence spécifique avec la production biologique,

Estime par conséquent que la présence fortuite de végétaux de catégorie 1 dans la production biologique ne doit pas constituer une violation du règlement sur l'agriculture biologique ;

Demande à la Commission européenne de produire, cinq ans après l'entrée en vigueur du futur règlement, un rapport sur l'évolution de la perception des nouvelles techniques génomiques par les consommateurs et les producteurs, accompagné le cas échéant d'une proposition législative destinée à lever l'interdiction d'utiliser certaines nouvelles techniques génomiques dans le secteur de la production biologique ;

Sur la traçabilité et l'étiquetage des végétaux NTG

Considérant l'impératif de respecter le droit à l'information des consommateurs et de garantir leur liberté de choix au moyen d'une traçabilité permettant à ceux qui le souhaitent de s'abstenir de produits obtenus à partir de plantes éditées ;

Considérant que dans le cas des plantes obtenues au moyen de nouvelles techniques génomiques, et contrairement aux organismes génétiquement modifiés, la détection des mutations non communiquées par le producteur est particulièrement difficile sur le plan technique et que, selon les dernières études scientifiques, il est impossible d'identifier l'origine d'une mutation et donc de déterminer si elle est naturelle, issue de mutagenèse aléatoire ou de mutagenèse ciblée ;

Considérant qu'en raison de l'incapacité des opérateurs à détecter les plantes dont le génome a été édité, l'instauration d'un étiquetage obligatoire jusqu'au consommateur final pour les produits issus de végétaux de catégorie 1 supposerait le respect d'une stricte ségrégation tout au long de la chaîne de production ;

Considérant la charge de travail accrue, la logistique supplémentaire et in fine les surcoûts difficilement absorbables qu'engendrerait une telle mesure pour l'amont de la filière, mais également pour les opérateurs aval, et partant, le risque que ces surcoûts se répercutent auprès des consommateurs par le biais d'une hausse des prix, pour une utilité discutable voire douteuse ;

Considérant enfin que l'étiquetage obligatoire des produits issus de végétaux NTG ne s'appliquerait pas aux denrées importées, et que par conséquent, une telle mesure pourrait générer des distorsions de concurrence au détriment des producteurs européens, les consommateurs se tournant vers des produits importés à moindre coût dont ils ignoreraient le procédé d'obtention ;

Est favorable à un étiquetage obligatoire des semences, garantissant une transparence au début de la chaîne d'approvisionnement, préservant la liberté de choix de l'agriculteur tout en permettant aux chaînes d'approvisionnement qui le souhaitent de rester exemptes de plantes éditées ;

Souhaite que la Commission européenne publie, dans un délai de 5 ans à compter de l'entrée en vigueur du futur règlement, une évaluation relative aux incidences positives et négatives d'un étiquetage plus aval ;

Estime que les informations relatives au matériel de reproduction des végétaux doivent être facilement accessibles dans le catalogue officiel de l'UE et dans les listes nationales de variétés ;

Appelle à la mise en ligne du registre public des végétaux de catégorie 1, contenant les données spécifiques à chaque plante ainsi que ses caractéristiques ;

Demande que soit explicitement autorisé un étiquetage volontaire destiné à mettre en exergue le caractère « non-NTG » des produits commercialisés par certaines filières ;

Soutient pleinement le maintien d'un étiquetage obligatoire pour les végétaux de catégorie 2 et accueille favorablement la possibilité de compléter cet étiquetage par des informations sur le trait conféré par la modification génétique ;

Estime nécessaire, dans un souci de transparence, que tout pétitionnaire désireux de recourir à un étiquetage complémentaire soit tenu de mentionner l'intégralité des traits conférés par la modification ciblée de la plante ;

Réclame l'adoption de mesures miroirs en termes de traçabilité et d'étiquetage, afin de conserver un niveau d'exigence comparable entre les plantes NTG importées et les plantes NTG cultivées dans l'Union européenne ;

Sur la propriété intellectuelle de ces plantes

Considérant l'impératif de préserver la compétitivité et l'excellence de la filière semencière française, la France étant non seulement le premier pays producteur de semences de l'Union européenne mais également le premier exportateur mondial, dégageant sur ce segment un excédent commercial de l'ordre d'un milliard d'euros par an ;

Considérant que l'émergence du génie génétique a provoqué une irruption du brevet d'invention dans le monde des semences, permettant la brevetabilité des techniques de recombinaisons génétiques ainsi que celle des traits génétiques, et que cette évolution a été l'un des moteurs de la concentration de l'industrie des semences au cours des vingt dernières années ;

Considérant que l'Union européenne a jusqu'à présent été préservée de ce mouvement de concentration, grâce au cumul d'un moratoire de fait sur la culture des organismes génétiquement modifiés et d'une législation interdisant la brevetabilité des variétés végétales ;

Considérant que la multiplicité des entreprises semencières a ainsi contribué à la dynamique de la sélection végétale et au maintien d'un vaste patrimoine génétique en Europe ;

Considérant que le certificat d'obtention végétale, qui protège en Europe les variétés de plantes issues de procédés conventionnels, permet d'assurer une juste rémunération de l'innovation variétale et de préserver la diversité génétique en garantissant un libre accès aux ressources génétiques des plantes cultivées (« exception du sélectionneur ») et en autorisant l'agriculteur à reproduire ses semences (« privilège du fermier ») ;

Considérant, d'une part, que les brevets relatifs aux techniques d'édition génomiques sont actuellement détenus par une poignée d'entreprises semencières et, d'autre part, que la multiplication des caractères brevetés au sein d'une même variété imposerait aux sélectionneurs et aux agriculteurs souhaitant y recourir le paiement de redevances financières élevées auprès des détenteurs de brevets ;

Considérant que le cumul de l'impossibilité de détecter les éléments brevetés par des analyses et de l'absence d'obligation déclarative quant à la présence de ces éléments dans les variétés pourrait conduire un obtenteur à utiliser de tels éléments à son insu, le plaçant ainsi dans une situation de contrefaçon involontaire ;

Considérant que l'application du droit des brevets ouvrirait ainsi un véritable champ de mines dans les certificats d'obtention végétale, mettrait fin à l'exercice effectif de l'exemption du sélectionneur comme du privilège du fermier et favoriserait donc in fine la disparition de la biodiversité cultivée ;

Considérant par ailleurs que le caractère brevetable des techniques d'édition génomique, ainsi que des séquences qui en sont issues, pourrait à l'avenir créer des barrières à l'entrée pour les petites et moyennes entreprises semencières, restreindre l'accès des sélectionneurs aux technologies et aux ressources génétiques, et partant renforcer le pouvoir de marché des grandes entreprises semencières tout en générant une grande insécurité juridique ;

Considérant que la proposition de règlement fait ainsi peser une menace vitale sur la filière semencière française qui, à rebours de la tendance à la concentration au niveau mondial, compte plus d'une soixantaine d'entreprises de sélection, dont une majorité de petites et moyennes entreprises ;

Considérant que, si la Commission s'est engagée à remettre, avant la fin de l'année 2026, un rapport sur l'impact de sa proposition sur le droit des brevets afin d'ouvrir la voie à une éventuelle proposition législative, un tel texte nécessiterait plusieurs années de travail avant d'être adopté ;

Considérant enfin que toute modification du droit des brevets ne s'appliquerait qu'aux brevets accordés postérieurement à l'adoption d'une telle proposition, et que tout brevet accordé antérieurement resterait valable pendant une durée de vingt ans, quelle que soit cette modification ;

Estime que les règles de propriété intellectuelle constituent un point essentiel de la législation sur les nouvelles techniques génomiques et devraient par conséquent être examinées concomitamment à cette dernière ;

Souhaite que les plantes issues de nouvelles techniques génomiques soient soumises au régime de protection communautaire des obtentions végétales, afin de préserver la liberté d'exploitation, l'exemption de l'obtenteur et le droit à la reproduction autonome pour ces variétés ;

Demande en conséquence l'interdiction de la brevetabilité des végétaux issus de nouvelles techniques génomiques, de leurs semences dérivées et de leur matériel génétique et ce, dès l'entrée en vigueur du présent règlement afin d'éviter que, dans l'intervalle, des demandes de brevet ne puissent être présentées ou des brevets délivrés ;

Appelle la Commission européenne, à plus long terme, à réviser les règles européennes relatives à la propriété intellectuelle, afin de remettre le certificat d'obtention végétale au coeur du système de propriété intellectuelle des plantes, c'est-à-dire de généraliser l'exemption du sélectionneur et le privilège du fermier au niveau de l'Union, de limiter les brevets d'invention aux technologies et d'interdire la protection par brevet des caractères génétiques, que ces derniers soient considérés comme natifs ou non ;

Invite le Gouvernement à faire valoir cette position dans les négociations au Conseil.

Jeudi 21 mars 2024 

La réunion est ouverte à 9 heures.

- Sous la présidence de M. Jean-François Rapin -

Voisinage et élargissement - « Réforme et élargissement de l'Union européenne » - Audition de MM. Édouard Balladur, ancien Premier ministre, Joachim Bitterlich, ancien conseiller auprès du Chancelier Helmut Kohl et ambassadeur d'Allemagne, Philippe Étienne, ambassadeur de France, ancien représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne et ambassadeur de France en Allemagne et aux États-Unis, Alain Lamassoure, ancien ministre délégué aux affaires européennes et au budget et président de la commission des budgets du Parlement européen, et Mme Noëlle Lenoir, ancienne ministre chargée des affaires européennes »

M. Jean-François Rapin, président. - Monsieur le Premier Ministre, Madame la Ministre, Monsieur le Ministre, Monsieur l'Ambassadeur de France, Monsieur l'Ambassadeur d'Allemagne, Mesdames et Messieurs, mes chers collègues, c'est un grand honneur pour moi de vous accueillir au Sénat au nom de sa commission des affaires européennes. Nous vous remercions d'avoir accepté notre invitation à venir éclairer notre assemblée sur une question majeure pour nos concitoyens, pour notre pays et pour l'avenir du projet européen : l'élargissement de l'Union européenne, dont la perspective s'est ouverte avec le tournant géopolitique qu'a représenté il y a deux ans l'agression russe contre l'Ukraine.

Le processus avance rapidement : en juin 2022, l'Ukraine et la Moldavie se sont vu reconnaître le statut de pays candidat à l'entrée dans l'Union ; ce fut le tour de la Bosnie-Herzégovine en décembre 2022, puis de la Géorgie en décembre 2023. Le Conseil européen a aussi décidé, les 14 et 15 décembre 2023, d'ouvrir les négociations avec l'Ukraine et la Moldavie. Il se réunit aujourd'hui et demain et pourrait bien décider d'en faire autant avec la Bosnie-Herzégovine, devenue pays candidat en décembre 2022.

De fait, l'urgence politique voire symbolique du soutien à apporter aux pays du flanc Est de l'Union, attaqués ou menacés par la Russie, entraîne par ricochet une accélération du processus d'adhésion, entamé avec les pays des Balkans occidentaux depuis de longues années : les négociations d'adhésion ont ainsi été ouvertes avec la Macédoine du Nord en mars 2022 et avec l'Albanie en décembre 2022. Et il a été décidé, en novembre dernier, d'accélérer la convergence économique des Balkans occidentaux vers l'Union européenne avec un nouveau plan de croissance de 6 milliards d'euros. Même si la dynamique est très différente, n'oublions pas enfin de citer les négociations d'adhésion ouvertes depuis longtemps avec la Turquie, puis avec le Monténégro et la Serbie qui expérimentent depuis 2021 la nouvelle méthodologie d'élargissement, ainsi que la candidature potentielle du Kosovo et celle, à ce stade seulement déclarative, de l'Arménie.

J'ai tenu à faire ce point précis, même s'il donne un peu le tournis : il manifeste en effet l'attractivité de l'Union européenne, puisque onze pays souhaitent potentiellement la rejoindre, mais il témoigne aussi de l'emballement dans lequel l'Union est entrée depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine.

Sans conteste, l'Union européenne a fait le choix stratégique d'un nouvel élargissement, après les huit qu'elle a déjà connus depuis l'Europe des six pays fondateurs il y a soixante-cinq ans, et qui ont porté le nombre de ses membres à 28, puis 27 depuis le retrait du Royaume-Uni en 2020.

Alors que l'Europe se trouve à ce moment stratégique et que la campagne pour les élections européennes s'engage, sans accorder à cet enjeu l'importance qu'il mérite, j'ai souhaité vous réunir ce matin au palais du Luxembourg pour éclairer les sénateurs membres de la commission des affaires européennes sur les enjeux et défis associés aux perspectives d'adhésion à l'Union européenne de nouveaux États membres et sur les réformes nécessaires, afin que l'Union européenne puisse accueillir ces États sans s'affaiblir.

Car le Conseil européen réuni à Grenade en octobre dernier en est convenu : d'une part, l'élargissement constitue un investissement géostratégique dans la paix et la sécurité, il représente un moteur pour améliorer les conditions de vie des citoyens européens, et il permet de promouvoir les valeurs sur lesquelles l'Union est fondée ; d'autre part, et en parallèle, l'Union doit mettre en place en interne les réformes nécessaires. De fait, un élargissement d'une telle ampleur, de 27 à potentiellement plus de 35 États membres, soulève de multiples interrogations, et notamment : quel coût financier représenteraient l'accompagnement et le rattrapage en termes de richesse des nouveaux entrants ? Comment intégrer un poids lourd agricole comme l'Ukraine sans revoir en profondeur la politique agricole commune ? Est-il possible de décider à 35 ?

Comme le rappelait encore avant-hier le ministre chargé des affaires européennes, Jean-Noël Barrot, lors du débat dans l'hémicycle du Sénat en amont du Conseil européen, l'Union doit en effet se réformer triplement : sur le plan de ses politiques, de son budget et de ses institutions.

De fait, l'entrée d'un nouvel État membre dans l'Union européenne est soumise au respect des critères de Copenhague : des institutions stables garantissant la démocratie, l'État de droit, les droits de l'homme et le respect des minorités ; une économie de marché viable, capable d'affronter la concurrence intra-européenne et une reprise de l'acquis communautaire, ce qui implique de profonds efforts de réforme de la part des pays candidats ; mais l'élargissement doit aussi respecter un quatrième critère, trop souvent passé sous silence, la capacité d'absorption de l'Union européenne. L'Union européenne est-elle en mesure de passer de 27 à plus de 35 États membres ? Ce changement d'échelle entraîne-t-il pour le projet européen un changement de nature ? L'élargissement rime-t-il nécessairement avec le renforcement ?

Nous avons déjà entamé cette réflexion, en novembre dernier, avec l'audition d'Olivér Várhelyi, commissaire en charge de l'élargissement et de la politique de voisinage, qui a témoigné du volontarisme de la Commission européenne, encore confirmé par sa communication publiée hier à ce sujet. Nous avons aussi entendu les rapporteurs du groupe d'experts franco-allemand chargé par leur gouvernement respectif de réfléchir à l'élargissement et aux réformes de l'Union européenne. Je les cite : « L'Union européenne n'est pas encore prête à accueillir de nouveaux membres, ni sur le plan institutionnel, ni sur le plan politique ».

Nous avons ensuite invité les ambassadeurs à Paris du « trio » Ukraine, Moldavie, Géorgie puis nous avons reçu en janvier l'ensemble des ambassadeurs des Vingt-sept en poste à Paris, afin de recueillir leurs attentes et exigences à l'égard du processus d'élargissement.

Il en ressort que l'élargissement s'impose à tous comme une sorte d'impératif catégorique, quasiment moral, comme gage de notre reconnaissance à l'Ukraine qui verse son sang chaque jour pour la défense des valeurs européennes. Alors, comment y préparer l'Union européenne afin d'éviter qu'elle n'y succombe ? C'est tout l'enjeu de notre table ronde ce matin. Je précise qu'elle est captée en vidéo, retransmise en direct sur le site du Sénat et que nous accueillons dans la salle la nouvelle promotion d'auditeurs de l'Institut du Sénat, que je salue, ainsi qu'une classe du Magistère de Relations Internationales et Action à l'étranger (MRIAE) de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Ancienne ministre et députée européenne, Sylvie Goulard vient d'adresser une mise en garde brutale, dans son récent livre, intitulé L'Europe enfla si bien qu'elle creva. Elle y dénonce l'erreur qui consisterait à faire passer la diplomatie avant la démocratie. Le risque est en effet que l'élargissement de l'Union conduise à son éclatement, c'est-à-dire que les peuples ne suivent pas ce mouvement où ils ne se sentiraient pas embarqués. Nous assistons déjà au retour en force du sentiment national qui, poussé à l'extrême, peut miner l'édifice européen. C'est un véritable défi démocratique, et je vous propose d'y consacrer notre première séquence de la matinée.

Nous aborderons dans un second temps, le deuxième risque majeur qui s'attache à l'élargissement : celui d'un affaiblissement de l'Union européenne, résultant d'une forme de dilution du projet européen, à vouloir réunir des États membres si nombreux et si différents. On peut aussi se demander en effet si, en voulant exporter le modèle de stabilité européenne par l'élargissement, l'Union européenne ne sera pas en fait conduite à importer l'instabilité de pays en guerre ou abritant des conflits soi-disant « gelés ». Les leçons des précédents élargissements pourront être éclairantes à cet égard. Ces enjeux feront l'objet de notre seconde séquence.

Je me propose donc d'ouvrir à présent notre première séquence en donnant la parole à M. Edouard Balladur, Premier Ministre de 1993 à 1995. Monsieur le Premier Ministre, nous vous sommes extrêmement reconnaissants d'avoir accepté de venir jusqu'à nous pour partager la vision très claire que vous avez exposée, en juin dernier, dans un papier remarquable, publié par la Fondation pour l'innovation politique. Je dirais même qu'il fut l'élément déclencheur de cette table ronde. Vous y rappelez deux initiatives que vous avez prises comme Premier Ministre et qui sont encore inspirantes aujourd'hui : d'une part, inquiet que l'Union européenne perde sa cohérence et son dynamisme lors de son élargissement à l'Est, vous avez obtenu qu'un pacte de stabilité engage les États candidats issus de l'effondrement de l'Union soviétique à respecter leurs frontières et les droits des minorités les composant ; d'autre part, vous avez plaidé pour une Europe clairement organisée en cercles de compositions variables et de compétences différentes.

Dans ce papier, vous exposez toutes les conditions préalables, selon vous, à tout élargissement de l'Europe et concluez en ces termes : « une fuite en avant désordonnée vers l'élargissement ne ferait qu'accroître la paralysie de l'Union européenne et favoriser à terme son éclatement. Or, les tâches qui attendent l'Union sont capitales pour son avenir et pour le nôtre. » Aussi, nous sommes très heureux de pouvoir vous entendre ce matin sur la façon de prévenir l'éclatement de l'Union et de relever le défi démocratique de l'élargissement, entre souveraineté nationale et citoyenneté européenne.

M. Édouard Balladur, ancien Premier Ministre. - Mesdames et Messieurs, je suis très honoré que l'on me demande de m'exprimer sur le sujet qui est peut-être le plus important aujourd'hui, en matière de politique étrangère pour la France. Vous me permettrez de ne pas prendre trop de précautions en m'adressant à vous, d'une façon que vous trouverez peut-être parfois un peu sommaire ou un peu brutale, mais nous n'avons pas tellement de temps et je préfère la sincérité à toute autre attitude. Permettez-moi tout d'abord de vous rappeler mes convictions de base en la matière.

Tout d'abord, l'Europe est mal organisée. Tout le monde le sait, tout le monde le dit. À l'avenir, ou bien elle se réformera ou bien elle éclatera, qu'il y ait un élargissement ou non, d'ailleurs. Deuxième conviction qui est la mienne, il ne faut pas opposer l'Europe et la France. Les deux ont leur place et leur rôle. Ce n'est pas tout l'un ou tout l'autre. Je dis cela, parce qu'à chaque fois que l'on parle des droits que doivent conserver les États et les nations au sein de l'Europe, on a le sentiment que l'on veut porter atteinte à l'Europe. Ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Il faut apprendre à travailler ensemble. Pour la plupart des problèmes auxquels nous sommes confrontés, nous avons besoin d'une réponse nationale et d'une réponse européenne.

Troisième observation, je crois qu'on ne peut pas élargir l'Europe tout de suite. Cela poserait beaucoup trop de problèmes. Vous avez bien voulu rappeler, Monsieur le Président, que j'avais proposé il y a trente ans d'appliquer en Europe la théorie des cercles, c'est-à-dire que tout le monde ne fasse pas en même temps la même chose et au même moment. D'ailleurs, cela existe déjà. Il y a tout d'abord l'Europe pure, si je puis dire, de ceux qui sont présents dans tous les organismes européens, à toutes les étapes. Il y a ceux qui ne participent pas à la monnaie commune ou à Schengen. Et puis, il y a ceux qui sont candidats et qui, en tant que tels, ont des droits. Il y a aussi ceux qui ont envie d'être candidats. Il y a ceux qui sont associés, avec lesquels on signe des contrats. Bref, nous avons développé depuis plusieurs dizaines d'années une série de méthodes qui permettent de répondre à toutes les difficultés, sans esprit de système poussé trop loin.

Enfin, il faut prendre garde qu'élargir l'Europe aujourd'hui risque de multiplier les conflits avec nos voisins. Soyons clair et éventuellement brutal, cela veut dire avec la Russie. Cela veut dire aussi qu'il ne faut pas ne rien faire pour ne pas déplaire aux Russes, mais qu'il faut prendre des précautions pour que les risques de conflits ne soient pas aggravés. À ce moment de mon exposé rapide, je voudrais vous dire ma déception de voir que l'on paraît ne retenir aucune leçon de l'Histoire. Nous avons été entraînés dans la Deuxième Guerre mondiale par le corridor de Dantzig. C'était peut-être un prétexte, mais ce fut tout de même l'une des causes. Lorsque l'Empire soviétique s'est effondré, on n'a rien trouvé de mieux que de créer un autre corridor, cette fois le couloir de Kaliningrad, qui est une sorte de résurrection un peu plus à l'Est du corridor de Dantzig et qui est, à mon avis, générateur de risques considérables pour l'Union européenne.

Ayant fait ces observations générales, je voudrais maintenant en venir à des points plus précis et les soumettre à votre attention. Première question, est-ce que l'Europe fonctionne bien ? J'ai dit non tout à l'heure et la cause fondamentale me paraît être l'inégalité de traitement entre les pays européens selon leur population, selon leur importance et selon leur production. Dans ce contexte, je considère que la réforme du traité de Lisbonne, notamment pour la répartition ou l'attribution des postes de commissaires européens, a été une profonde erreur. Jusque-là, les États les plus importants comptaient deux commissaires. Désormais, ils n'en ont plus qu'un. Je soumets à votre attention un calcul sommaire.

Les trois grands pays européens France, Allemagne et Italie totalisent plus de 200 millions d'habitants. Ils comptent trois commissaires. De leur côté, les trois pays baltes totalisent cinq millions d'habitants. Ils ont également trois commissaires. Il est question d'élargir l'Europe au Kosovo, à la Bosnie et à l'Albanie. Leurs huit millions d'habitants, joints aux cinq millions d'habitants des pays baltes, représenteraient treize millions d'habitants. Ils auraient six commissaires. Pendant ce temps, l'Allemagne, la France et l'Italie auraient trois commissaires. Qui n'y voit pas une profonde absurdité et une profonde injustice ? Il ne s'agit pas d'attribuer des pouvoirs prédominants aux États les plus importants, mais de se fonder sur des réalités. La puissance économique et démographique, c'est une réalité. Ce raisonnement se répercute à tous les étages de la construction européenne, qu'il s'agisse des droits de vote au Parlement ou des droits de vote dans les différents comités qui peuvent exister. Il y a là une réforme à mener.

Deuxième point, il y a quand même une grande confusion dans la répartition des compétences au sein de l'Europe, entre la présidence du Conseil européen et la présidence qui change tous les six mois. Des confusions et des interprétations variables selon les circonstances sont à noter. S'agissant du rôle de la Commission, je ne reprendrai pas - ce serait très banal - certaines constatations qui ont été faites récemment, notamment lors de la crise agricole qu'ont traversée beaucoup de pays européens. On peut dire que la Commission européenne a une tendance permanente à outrepasser ses pouvoirs. Je voudrais en prendre un ou deux exemples. Je ne suis pas persuadé qu'il lui revienne de décider si oui ou non les personnes âgées - je vous signale que je ne conduis plus depuis vingt ans - doivent être soumises à un examen pour être autorisées à conduire encore. Est-ce que c'est vraiment dans les compétences de la Commission européenne ? Est-ce qu'il appartient à la Commission européenne de recommander que l'on enseigne davantage l'histoire de l'Europe que l'histoire des nations qui la composent ? Je trouve cela extraordinairement maladroit, pour ne rien vous cacher. Enfin - j'ai longuement étudié ce point dans le document auquel, Monsieur le Président, vous avez bien voulu vous référer -, il y a une tentation constante des juges à outrepasser leurs pouvoirs et à interpréter comme ils l'entendent les traités, qu'il s'agisse de juges nationaux français, du Conseil d'État ou du Conseil constitutionnel, mais aussi des juges européens, notamment de la Cour européenne des droits de l'homme. Vous me permettrez de vous soumettre une réflexion. La Cour européenne des droits de l'homme est un organisme qui est l'émanation de la Convention européenne des droits de l'homme. Elle réunit 46 États dont certains États issus de l'ancienne Union soviétique, peu qualifiés, me semble-t-il, pour donner des leçons en matière de respect des droits de l'homme et des libertés publiques ou pour censurer les décisions que peuvent prendre des organismes européens.

Après avoir fait ces quelques réflexions, j'en ai été conduit à une conclusion. Il me paraîtrait extraordinairement aventureux d'élargir l'Europe avant d'avoir réglé ces problèmes. Mais comment les régler ? Il faut élaborer un Code européen clair et lisible par tous et se mettre d'abord d'accord à 27, pour savoir ce que l'on veut faire. En attendant d'avoir élaboré ce Code européen, il faudrait surseoir à tout élargissement, pour que l'on y voit clair et pour que chacun sache ce qu'il aura à faire et dans quelles circonstances. On m'a dit qu'il faudrait alors fixer une limite de temps, car cette attente ne pourrait pas durer éternellement. C'est tout à fait mon avis, mais si on élargit sans y voir clair, cela reviendrait à bâtir une crise de l'Europe future.

J'en viens à des questions qui sont peut-être encore plus compliquées. A qui faut-il élargir ? On trouve là l'éternelle interrogation sur ce qu'est l'Europe. Je me souviens qu'après avoir quitté Matignon, j'avais été invité par Mário Soares à Lisbonne, à un colloque sur les questions européennes. J'avais d'excellentes relations avec lui, qui était, comme vous vous en souvenez sans doute, un véritable Européen et un homme de gauche. Quelqu'un avait évoqué à ce moment-là l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne. Mário Soares avait répondu quelque chose d'assez cocasse, si je puis dire : « c'est tout à fait impossible, parce que l'Europe, c'est d'abord une association de pays chrétiens ». Ce n'est pas moi qui ai fait cette réponse, mais un socialiste militant. Vous me direz que c'était il y a trente ans et que, depuis, les esprits ont évolué. C'est certain, mais il est évident qu'il y a tout de même une explication à la longue attente à laquelle est soumise la Turquie avant d'entrer dans l'Union européenne, si tant est qu'elle y entre un jour, ce qui paraît, je dois le dire, de moins en moins vraisemblable. Mais venons-en à des choses plus simples. Est-ce que tous les États européens ont vocation à entrer dans l'Europe ? Faut-il que la Russie soit, si je puis dire, bordée d'États membres de l'Union européenne ? Je n'ai pas de position arrêtée là-dessus. C'est un sujet difficile. Faut-il ou non qu'il y ait une sorte de no man's land entre les frontières de la Russie et les frontières de l'Union européenne ou, au contraire, faut-il que les frontières de l'Union européenne aillent jusqu'aux frontières russes ? C'est un débat essentiel. Il faut en débattre, à mon avis, avec les pays intéressés, bien sûr, mais également avec la Russie. Il ne s'agit pas de conférer un veto à la Russie en la matière, cela va de soi, mais je ne vous cacherai pas que je suis extraordinairement inquiet de l'évolution de la situation actuelle. Nous avons un devoir, c'est d'aider l'Ukraine. En effet, si l'Ukraine devait s'effondrer, l'Europe en ressentirait les conséquences de façon grave, pour son avenir. Nous sommes en train de le faire et nous avons raison de le faire. Il faudra peut-être le faire davantage, en fournissant des armes, notamment, et en aidant l'Ukraine, mais il faut aussi que l'Ukraine s'aide elle-même. Il serait bon qu'elle fasse preuve de davantage d'ardeur pour lutter contre la corruption. Je ne suis pas du tout convaincu qu'on soit arrivé au terme des efforts indispensables en la matière.

J'en viens maintenant au sujet de la défense. Faut-il bâtir une Europe de la défense ? Je suis en train de réfléchir à une question très difficile, la diffusion et l'avenir du pouvoir nucléaire militaire. Aujourd'hui, la situation est la suivante : la France est le seul pays européen à avoir une force militaire en matière nucléaire. Faut-il développer ces forces ? Cela va se faire sans que nous le souhaitions, peut-être. Actuellement, cinq pays ont le droit d'avoir une force nucléaire, tandis que quatre l'ont et la conserveront. Et puis voilà que d'autres deviennent candidats, la Turquie, l'Iran, l'Arabie saoudite, sans doute un jour le Brésil ou l'Afrique du Sud. Alors que ces forces nucléaires vont se multiplier, est-ce le moment où la France devrait renoncer à ses capacités nucléaires ? La réponse est non. Il y aurait quand même une grande absurdité à ce que trois nouveaux pays aux frontières orientales de l'Europe développent un armement nucléaire au mépris du droit international, sachant qu'il est devenu relativement facile de construire une force nucléaire sur le plan technique et financier. Chacun sait le faire. Il suffit d'y être autorisé ou de ne pas en être empêché. Ce n'est donc vraiment pas le moment pour la France de renoncer à sa capacité.

Donner une force nucléaire à l'Europe est un raisonnement qui est souvent avancé, notamment par certains de mes anciens collaborateurs, en soulignant que l'Europe sera de toute façon moins puissante dans les années qui viennent sur le plan financier, ainsi que la France. Dans ces conditions, il vaudrait mieux la prévoir au niveau de l'Europe. Cela poserait beaucoup de questions. Qui dirigerait cette force nucléaire européenne ? Le Conseil européen ? Y aurait-il un tour ? Serait-ce tantôt tel pays, tantôt tel autre, selon qu'il exercerait telle présidence ou pas ?

Il est important de savoir comment fonctionne la force nucléaire. C'est un mécanisme extraordinairement complexe, qui nécessite des adaptations constantes et des relations permanentes entre les diverses autorités nationales. Je ne vois pas très bien comment cela pourrait être organisé au niveau européen. De même, il y aurait des enjeux de coordination. Comment se coordonnerait cette force européenne avec la force française ? Avec qui la France, titulaire de cette force nucléaire, devrait-elle parler ? Avec qui devrait-elle négocier ? Bref, nous ne sommes pas prêts à résoudre toutes ces questions. Nous faisons donc face à une lourde tâche. Je ne voudrais pas susciter de votre part un pessimisme trop grand, mais je crois qu'il faut que nous regardions sérieusement toutes ces difficultés.

J'en viens au dernier point. Faut-il ou non envoyer des soldats pour participer à la défense de l'Ukraine ? Ce débat a été à la mode. Je ne sais pas très bien qui a dit quoi et qui veut quoi. C'est un débat peu clair, à mes yeux en tout cas, et je vais vous dire ma conviction personnelle aujourd'hui. Elle peut évidemment évoluer. Je pense que nous ne devrions pas envisager d'envoyer des soldats français combattre en Russie. D'après la presse, qui constitue l'essentiel de mes sources d'information, il y aurait sur le territoire ukrainien non seulement des Français, mais aussi des Anglais, des Allemands et des Italiens qui aident les militaires ukrainiens à se former, à piloter tel type d'avion, à conduire tel type de chars, et ce seraient souvent des militaires. Les services secrets sont également présents sur place. Il se trouve donc déjà des éléments militaires venant de beaucoup de pays européens sur le territoire de l'Ukraine. Si d'aventure, les choses s'aggravant, des soldats russes devaient pénétrer plus avant sur le territoire de l'Ukraine, qu'auraient à faire ces soldats relevant de diverses nations ? Faudrait-il qu'ils laissent leurs partenaires ukrainiens se battre seuls et périr seuls à leur côté ? Nous serions alors engagés dans des conditions extraordinairement difficiles. Je n'ai pas de solution à ce genre de problème, cela va de soi. Nous parlons ici d'affaires très sérieuses et très dangereuses pour l'avenir. Rien ne serait pire que de les appréhender avec une grande légèreté.

Au bout du compte, il faut ramener les choses à l'essentiel : l'Union européenne doit-elle être une étape vers une fédération européenne qui serait souveraine, les nations devenant des sortes d'émanations régionales de cette nation européenne qui chercherait à naître ? Pour moi, ce n'est pas réaliste. Les nations demeurent des réalités durables, fondées sur l'Histoire et fondées sur le sentiment, en tout cas dans un avenir prévisible. Pour autant, je sais bien que rien n'est éternel, dans aucun sens. Certaines nations s'affaissent et disparaissent, de même que des fédérations explosent. Ne soyons pas trop présomptueux. Réfléchissons et travaillons encore.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci, Monsieur le Premier Ministre, pour ce propos très éclairé, riche de toute l'expérience que vous portez et de toutes les situations de crise que vous avez pu vivre. Merci aussi pour la façon dont vous abordez avec sérénité mais sérieux cette question internationale. Strasbourg est à 1 400 kilomètres de Lviv, en Ukraine. C'est vraiment tout proche. En France, je pense que nous avons perdu cette notion de proximité avec ce conflit, que l'on vit au travers du numérique ou de la télévision, et encore, de moins en moins.

J'échange souvent avec mes homologues des pays limitrophes à la guerre. Croyez-moi, ils sont très impressionnés. Vous avez parlé du couloir de Kaliningrad, qui préoccupe au plus haut point mes collègues lituaniens : ils sont transis de peur face à ce qui menace leur territoire. Nous devons effectivement aborder toutes ces questions avec le plus grand sérieux, comme vous le disiez. Merci beaucoup.

Nous allons à présent donner la parole à son Excellence, M. Philippe Etienne, Ambassadeur de France. Monsieur l'Ambassadeur, votre carrière de diplomate vous a mené dans diverses capitales européennes : Belgrade, Bonn, Bruxelles, Moscou et Bucarest, où vous étiez ambassadeur de 2002 à 2005, au moment où la Roumanie préparait son entrée dans l'Union européenne. À compter de 2009, vous devenez pour cinq ans le représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne, avant de devenir ambassadeur de France en Allemagne. Nommé ensuite conseiller diplomatique puis « sherpa » du Président Macron, vous achevez votre riche parcours comme ambassadeur de France aux États-Unis de 2019 à 2023. Ces fortes expériences accumulées vous donnent une légitimité évidente pour nous éclairer sur les enjeux de l'élargissement de l'Union européenne, à la fois impératif géopolitique et défi aux citoyens et aux Parlements. Nous vous écoutons, Monsieur l'Ambassadeur.

M. Philippe Etienne, Ambassadeur de France, ancien Représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne et Ambassadeur de France en Allemagne et aux États-Unis - Merci beaucoup, Monsieur le Président. Je suis également chargé d'une mission sur le 80ème anniversaire de la Libération de la France, des débarquements et de la victoire, ce qui expliquera mon absence à partir de dix heures, pour une réunion à l'Élysée. Je vous prie de m'en excuser. Cette mission me donne aussi une certaine perspective historique, parce qu'elle rappelle, à l'heure où la guerre de haute intensité revient en Europe, d'où vient le mouvement d'intégration européenne, que j'ai effectivement accompagné lors de trois passages à la Représentation permanente, pendant treize ans au total. J'ai vécu, bien sûr, ce que l'ancien collaborateur du Président du Conseil européen Herman Van Rompuy, qui s'appelle Luuk Van Middelaar, évoque dans son grand livre Le passage à l'Europe, histoire d'un commencement1(*). Comme l'a dit M. le Premier Ministre, cette combinaison entre les nations et une construction où l'on partage les souverainetés affronte à chaque élargissement un certain nombre de défis. Bien évidemment, les défis sont aujourd'hui plus grands qu'ils n'ont jamais été. Je ne veux pas dire que les élargissements précédents ont été aussi périlleux que ce que nous affrontons aujourd'hui, mais je crois qu'il est quand même important, comme l'a dit le Premier Ministre, de tirer des leçons du passé. Avant cela, je voudrais dire combien je suis sensible à notre rencontre au Sénat, une maison qui m'a toujours accueilli avec beaucoup de bienveillance quand j'étais ambassadeur et que j'ai accueillie moi-même dans mes postes successifs avec beaucoup de plaisir. C'est un très grand honneur pour moi d'être ici et c'est un très grand honneur de parler après vous, Monsieur le Premier Ministre. C'est aussi un grand plaisir de te retrouver, cher Joachim, car nous nous connaissons depuis quarante ans, quand j'étais jeune diplomate à Bonn. J'avais été accueilli avec beaucoup de bienveillance par Joachim, qui était à l'époque conseiller auprès du chancelier Helmut Kohl.

Il est important de rappeler les élargissements précédents, en 1973, en 1981, en 1986, en 1995, en 2004, en 2007 et en 2014. L'Union européenne a grandi en taille à travers toutes ces dates, mais avec chaque fois la même problématique d'élargissement et d'approfondissement. En tant que diplomate, vous me demandez, Monsieur le Président, de traiter la dimension géopolitique, que vous appelez un impératif géopolitique. Je vais donner mon point de vue de diplomate, ce qui ne signifie pas que je ne parlerai pas ensuite des défis qui se posent. J'essaierai aussi d'esquisser quelques solutions.

Bien sûr, des considérations de puissance économique ont émergé, notamment avec l'accueil de pays prospères, dont les anciens pays de l'AELE (l'Association européenne de libre-échange) comme le Danemark, par exemple. Il y eut aussi des impératifs particuliers à de nouvelles démocraties sortant de dictatures qui n'étaient pas liées au rideau de fer, la Grèce, l'Espagne ou le Portugal. Tous ces éléments sont des facteurs géopolitiques, parce que l'Union européenne est bâtie comme une union de démocraties. Il est extrêmement important de le rappeler aujourd'hui.

À chaque fois, nous nous sommes posé la question du couple « élargissement-approfondissement ». On se souvient du lancement du marché unique, puis de l'Union économique et monétaire, avec l'adhésion de l'Espagne et du Portugal, puis de la chute du mur de Berlin. Évidemment, il n'y a jamais eu un impératif géopolitique aussi fort que lors de la chute du mur de Berlin. Comme vous l'avez rappelé, Monsieur le Président, j'étais ambassadeur de France en Roumanie quand la Roumanie a signé son traité d'adhésion. Je me permets des rappels personnels, parce que cette période était évidemment très forte. Je ne sais pas si vous vous souvenez, mais il y avait alors la guerre en Irak, avec une brouille entre la France et l'Allemagne d'un côté et les États-Unis de l'autre. La Roumanie et d'autres pays d'Europe centrale étaient du côté américain, car les États-Unis avaient exercé une sorte de chantage sur ces pays, par rapport à l'adhésion à l'OTAN. Les Roumains faisaient remarquer que c'était leur libération, tandis que nous avions vécu la nôtre en 1945. Je pense que cela valait pour l'Union européenne comme pour l'OTAN. Comme vous le disiez, Monsieur le Président, en parlant des pays baltes - et c'est un enjeu de communication auprès de notre opinion publique -, il faut comprendre aussi pourquoi nos nations ne sont pas structurées mentalement de la même manière, à cause de leur géographie, mais encore davantage à cause de leur histoire. Sur ce point, je reprendrai l'exemple de la Roumanie. Non seulement la population au sens large, mais même nos milieux diplomatiques et politiques n'ont peut-être pas compris immédiatement la valeur stratégique de l'appartenance de la Roumanie ou de la Bulgarie à l'Union européenne, du fait de la mer Noire. Les Roumains nous ont rapidement indiqué à quel point la mer Noire était très importante pour l'Union européenne. On s'en aperçoit aujourd'hui. C'est d'ailleurs en Roumanie que la France envoie des troupes, certes dans le cadre de l'OTAN et non pas de l'Union européenne, mais encore une fois tout est lié, pour renforcer la sécurité du front Est de l'Alliance atlantique.

Je pense que cette notion d'impératif géopolitique existe. Ce n'est pas une notion dialectique. Pour autant, à l'heure actuelle, comme M. le Premier Ministre l'a brillamment exprimé dans son exposé, le couple de l'avenir de l'Union européenne et de nos nations en tant que telles et la question géopolitique de l'élargissement dans cette nouvelle phase se posent dans des termes tout à fait nouveaux et tout à fait spectaculaires.

Aujourd'hui, on trouve deux ensembles parmi les candidats. Je tiens à les distinguer, en commençant par la question des Balkans occidentaux. Monsieur le Premier Ministre, vous l'avez rappelé, y compris à travers le pacte de stabilité que vous aviez fait signer en 1995, il y avait déjà une guerre en Europe dans les années 90 : la guerre qui a suivi l'éclatement de l'ex-Yougoslavie. Mon premier poste était en Yougoslavie, à Belgrade. Les Balkans occidentaux ont reçu ce qu'on appelle la « perspective européenne », la possibilité de devenir membre, dès le Conseil européen de Thessalonique en 2003, après le lancement d'un processus de stabilisation et d'association en 1999, qui avait été inspiré par le pacte de stabilité que le Premier Ministre a mentionné et qu'il a lui-même fait adopter quelques années auparavant. C'est donc intervenu à l'issue de nombreuses années de guerre. Que s'est-il passé ensuite ? Prenons l'exemple de l'Albanie. L'Albanie a déposé sa demande d'adhésion en avril 2009 et n'a ouvert les négociations d'adhésion qu'en juillet 2022. Treize ans sont passés entre les deux dates. Entre-temps, qu'ont pensé les pays de cette région à qui l'on avait ouvert cette perspective d'adhésion et pour lesquels rien ne se passait ? Une multitude d'influences extérieures se sont développées, notamment de la Chine et de la Russie. C'est donc aussi un réveil que nous constatons aujourd'hui dans nos pays, par rapport à l'importance géopolitique de stabiliser cette région, y compris en l'ancrant davantage dans l'Union européenne. Jusqu'à présent, nous n'avons pas vraiment avancé. Néanmoins, comme vous l'avez dit, Monsieur le Président, le Conseil européen doit décider ces jours-ci de l'ouverture des négociations d'adhésion avec la Bosnie-Herzégovine. C'est forcément une décision géopolitique, quand on sait combien ce pays est compliqué. C'est le résultat des accords de Dayton, qui ont terminé la guerre dans l'ex-Yougoslavie, l'une des composantes de cette Bosnie-Herzégovine pouvant jouer un rôle particulièrement problématique, en étant notamment un élément contributif à l'influence de puissances extérieures que j'ai évoquées.

Désormais, du fait du nouveau contexte géopolitique et de l'invasion de l'Ukraine, nous arrivons à une nouvelle période de prise en compte de la candidature des Balkans occidentaux. C'est la raison pour laquelle nous parlons de 35 États membres, puisqu'il s'en trouve six dans cette catégorie. De leur côté, l'Ukraine et la Moldavie ont fait l'objet des conclusions historiques du 23 juin 2022, suivant la visite à Bucarest de quatre chefs d'État ou de gouvernement de pays de l'Union (France, Allemagne, Italie et Roumanie).

La Commission prépare désormais le cadre de négociation pour l'ouverture des négociations d'adhésion avec l'Ukraine. Vous l'avez rappelé également, c'est évidemment la conséquence de l'agression russe contre l'Ukraine. Alors que celle-ci se trouve en situation difficile sur le terrain et que des difficultés apparaissent aussi dans ses échanges économiques avec nos pays, notamment sur les produits agricoles, la promesse de cet arrimage à l'Union européenne, dans le contexte difficile que nous connaissons et que l'Ukraine connaît aussi, reste un élément extrêmement important. On se souvient des drapeaux de l'Union européenne que les Ukrainiens brandissaient. Contrairement aux Balkans occidentaux et dans des conditions historiques très différentes, avec l'invasion russe, l'Ukraine se trouve encore aujourd'hui devant une perspective d'adhésion à l'Union européenne qui lui est absolument essentielle. Comment faire ? Le défi démocratique aux citoyens et aux Parlements que vous évoquez est bien réel. Comment donner à nos populations, à nos concitoyens, l'idée que ce processus est maîtrisé et que ces adhésions sont maîtrisées pour l'Union européenne elle-même et son fonctionnement, comme vous l'avez dit, M. le Premier Ministre, alors que nous avons déjà un fonctionnement compliqué ? Comment montrer à nos concitoyens que ce n'est pas une fuite en avant, que nous avons des perspectives claires, et que nous maîtrisons les risques et les dangers de cette adhésion, par exemple en matière agricole ? Et puis il y a aussi un défi démocratique. Comment l'Union européenne peut-elle rester ce projet démocratique d'union entre démocraties, alors que nous constatons au sein des actuels membres un certain nombre de défis, et alors que nos parlements nationaux ont à débattre de cette problématique - vous le savez mieux que personne, ici au Sénat -, pour guider les décisions de nos gouvernements, puis les décisions qui seront prises à Bruxelles ?

Pour terminer par quelques pistes, je pense que nous devons agir dans deux directions complémentaires. En premier lieu, nous restons guidés par les fameux critères de Copenhague que vous avez évoqués dans votre introduction, Monsieur le Président. Je n'y reviendrai pas. Ils constituent désormais l'article 49 du traité, qui doit être conservé et qu'il faut appliquer sérieusement. Comme vous l'avez dit, il ne faut pas se limiter aux trois critères appliqués aux États candidats, sur l'État de droit, l'économie de marché et la capacité à reprendre l'acquis communautaire. Il y en a un quatrième : la capacité de l'Union européenne à absorber ces nouveaux adhérents. Il convient toujours de rappeler que c'est aussi important, voire plus important que tout le reste. En effet, même pour les nouveaux membres, si l'Union européenne ne fonctionne pas ou éclate, comme le livre de Sylvie Goulard2(*) en indique le danger, ce n'est pas non plus vraiment dans l'intérêt des nouveaux adhérents. Il faut donc garder ces critères, en les prenant au sérieux et en les appliquant sérieusement.

Par ailleurs, je pense qu'il faut aussi réfléchir aux conditions pour qu'un nouvel élargissement, aussi important et aussi stratégique par ses conséquences, notamment vis-à-vis de la Russie, comme vous l'avez dit Monsieur le Premier Ministre, n'empêche pas au minimum l'Union européenne de fonctionner.

Le sujet, et je parle devant l'ancien ministre des Affaires européennes3(*) qui a eu non seulement une longue réflexion, mais aussi une expérience politique de cette question, est toujours celui du changement du traité. Il est évidemment très compliqué de changer le traité. La Commission européenne publie aujourd'hui même une communication sur ce sujet4(*), en rappelant qu'on peut généraliser la majorité qualifiée, notamment aux questions de fiscalité et de politique étrangère, sans changer le traité, car il existe dans le traité actuel ce que l'on appelle des clauses passerelles. Vous me direz que cela revient au même, car il faut l'unanimité des pays pour abandonner l'unanimité. Néanmoins, malgré tout, on n'a pas à passer par de nouveaux traités à ratifier partout. Est-ce que c'est possible politiquement ? Je ne sais pas. En tout cas, il faut essayer d'aller dans ce sens.

Je reviendrai ensuite à ce que vous disiez, Monsieur le Premier Ministre, et que vous avez toujours indiqué : il faut aussi considérer l'organisation générale de l'Europe. Tout le monde ne fait pas tout en même temps, sans pour autant donner l'impression d'une Union européenne qui compte plusieurs catégories de membres, ce qui ne fonctionnerait pas. Vous avez cité plusieurs exemples, Monsieur le Premier Ministre. Nous avons déjà un certain nombre d'exemples au sein de politiques fondamentales. J'ai participé en novembre 2023 à un conclave au Portugal sur l'avenir de l'Union européenne5(*). Le Premier Ministre portugais de l'époque, M. António Costa, nous disait qu'il faudrait construire une maison commune avec plusieurs objectifs. Il l'appelait en anglais « multi-purpose house ». Dans cette construction, l'essentiel est commun, notamment la démocratie, mais tous les membres ne peuvent pas tous faire la même chose. On peut s'appuyer sur des exemples comme la monnaie unique, bien sûr, ou Schengen, mais ce doit être une direction plus systématique.

Pour finir, deuxième orientation importante, il faut continuer à réformer le processus d'élargissement, la manière dont on accueille de nouveaux États membres. La première réforme a déjà été adoptée en mai 2021, à l'initiative de la France. Elle était liée aux Balkans occidentaux et à cette situation que j'ai rappelée, avec beaucoup de temps qui passe sans que les pays membres de l'Union ou les candidats voient des progrès. Nous avons donc adopté une nouvelle méthode un peu plus dynamique, avec une certaine idée que les choses ne vont pas forcément toujours de l'avant, qu'il peut y avoir des reculs et qu'il faut en prendre acte dans la réalité de la négociation. De plus, on donne désormais une claire priorité à la négociation des fameux chapitres 23 et 24, sur les 33 chapitres de négociation que compte un traité d'adhésion. Ces chapitres concernent l'État de droit et les affaires de sécurité, de liberté et de justice.

Peut-être qu'une autre réforme est utile. Comme le Premier Ministre l'a dit, maintenant que je suis retraité, les sources ouvertes sont pour moi aussi la principale source d'information. J'ai lu dans la presse l'idée suivante, plutôt liée à l'Ukraine et à la Moldavie : plutôt qu'un big bang où ces pays adhéreraient tout de suite, on pourrait imaginer certaines procédures, avec différentes politiques mises en oeuvre à différents moments avec les pays candidats, pour ne pas subir cette pression des deux côtés. C'est juridiquement compliqué, car l'adhésion doit intervenir à un certain moment, mais aussi parce que des stratégies de pré-adhésion sont déjà en place. Il s'agirait d'aller un peu plus loin, car on ne peut pas accepter qu'un candidat ou un pays tiers puisse faire du cherry picking, c'est-à-dire choisisse seulement ce qui l'intéresse, sans prendre le reste. Tout cela est compliqué, mais il semble néanmoins possible d'organiser un tel processus d'adhésion. Par ailleurs, je rappelle que depuis peu de temps, nous disposons d'une autre organisation des pays européens, au-delà de l'Union européenne, la Communauté politique européenne (CPE). Ce n'est pas une façon de dire à certains pays candidats qu'ils n'entreront pas dans l'Union européenne, mais elle permet tout de même de disposer d'une autre enceinte, au niveau de tous les pays européens concernés, y compris le Royaume-Uni et la Turquie, dont le Premier Ministre a parlé. Je crois que cette Communauté politique européenne est assez précieuse. Elle va tenir sa quatrième réunion dans les mois qui viennent, au Royaume-Uni. Elle augmente encore la palette des instruments à notre disposition, pour traiter cette vaste question et répondre à ces défis, que j'ai essayé de traiter rapidement, mais encore trop longuement.

M. Jean-François Rapin, président. -J'ai en tout cas trouvé un grand intérêt à vos propos, qui me semblent complémentaires des précédents. Je vous en remercie. Je propose à présent de céder la parole à M. Joachim Bitterlich. Merci beaucoup, Monsieur l'Ambassadeur, d'avoir accepté notre invitation à venir au Sénat aujourd'hui. Vous avez aussi exercé au début de votre carrière au sein de la Représentation permanente allemande auprès des Communautés européennes à Bruxelles, avant de devenir conseiller du chancelier Kohl de 1987 à 1998, puis ambassadeur d'Allemagne auprès de l'OTAN et ensuite en Espagne. Vous avez par la suite rejoint le monde des affaires, mais sans jamais cesser de publier abondamment sur des sujets clés de la politique européenne. Votre regard d'outre-Rhin est précieux pour nous ce matin et nous sommes curieux d'entendre votre analyse du défi que l'élargissement représente pour l'Union comme pour ses citoyens.

M. Joachim Bitterlich, ancien conseiller auprès du Chancelier Helmut Kohl et ancien Ambassadeur d'Allemagne. - Monsieur le Président, merci beaucoup pour votre invitation. J'avoue que j'ai été surpris de recevoir cette invitation à parler devant la commission des affaires européennes du Sénat, mais cette occasion m'a fait remarquer que cette même maison avait déjà entamé des réflexions, il y a quelques années, en particulier sur les Balkans. Vous aviez à l'époque organisé une audition sur la meilleure façon de considérer les six pays des Balkans, pour les arrimer puis, à long terme, les faire entrer dans l'Union européenne.

Monsieur le Président, je pense que le mot-clé a été donné. C'est un impératif stratégique. Je le dirai un peu autrement. Ce qui m'a préoccupé et me préoccupe jusqu'à présent, c'est la naïveté stratégique d'une large partie des acteurs européens, qui ne semblent pas comprendre le véritable enjeu qui se présente. Quand il est question du tandem classique européen (élargissement et approfondissement), je me rappelle avoir assisté dans ma vie professionnelle antérieure à quatre élargissements, quatre négociations et quatre blocages. Nous nous trouvons aujourd'hui, de nouveau, face à la même situation. Franchement, nous ne sommes pas mûrs pour ce nouvel élargissement, quand je considère les étapes vers la consolidation intérieure nécessaire de l'Union européenne. Nous ne sommes qu'au début d'un certain nombre de réflexions. J'y reviendrai brièvement. De l'autre côté, comment traiter ce que j'appelle les dix candidats ? Pardonnez-moi, je ne regarde pas seulement les six plus l'Ukraine et la Moldavie, je regarde les dix pays qui sont candidats. Comment passer de 27 à 37 et comment traiter ces pays le mieux possible ? À ce stade, j'appréhende ce nouvel élargissement comme les précédents, qui n'avaient pas été vraiment préparés et ont avancé avec beaucoup de difficultés, par des compromis et des échecs. Nous avons commencé par avancer, puis les réformes venaient ensuite, non pas en parallèle. Certains protagonistes préconisent plutôt de commencer par les réformes. Certes, mais cela risque de retarder encore les travaux de quelques années. Il convient donc d'essayer de trouver une voie maîtrisée et crédible, pour avancer de façon parallèle. Dès lors, comment organiser, de manière interne et externe, les années qui arrivent ?

Il faudrait d'abord nous orienter vers la consolidation et la préparation de l'Union européenne à l'élargissement, avec trois éléments en tête. Le premier est un véritable programme de consolidation, que j'ai tâché de décrire en décembre dernier dans un papier pour la Fondation Schuman, Les dix urgences franco-allemandes pour l'Europe6(*). J'aurais tout à fait pu l'intituler Les dix urgences franco-italiennes, Les dix urgences germano-italiennes ou Les dix urgences germano-franco-polonaises pour l'Europe.

Le point suivant porte sur les adaptations souhaitables, au-delà de ce qui est déjà prévu par le traité de Lisbonne et de ce qui n'est pas encore utilisé, avec des alternatives possibles pour rendre l'Union européenne gouvernable dans un élargissement. À ce titre, je pense que les rapports d'Enrico Letta et de Mario Draghi, qui doivent être présentés au Conseil européen avant l'été, traiteront également de ce sujet, ainsi que des outils à notre disposition. À cet égard, je juge nécessaire de préparer rapidement un mandat et d'y faire réfléchir un petit comité, un petit commando de choc qui pourrait être constitué de trois sages, pour vraiment préparer l'Europe. Il ne faut pas laisser ce sujet aux institutions classiques de l'Union européenne. Quand je vois travailler le duo à l'oeuvre à Bruxelles, je peux déjà anticiper le résultat. Je préférerais y aller de manière différente.

Évidemment, nous avons beaucoup de sujets à traiter. Il faudra y réfléchir de façon interne, de façon un peu différente, de ce que les rapports parus ces dernières années ont prévu, par exemple la généralisation de la majorité qualifiée. Le Premier Ministre a fait état du sujet de fond de la pondération des voix. Comment l'organiser dans une Europe à 35 ou 37, alors qu'elle est déjà problématique à 27 ? J'ai longuement réfléchi à la pratique du compromis de Luxembourg, qui s'est pratiqué au Conseil pendant vingt ans de façon bien plus fréquente qu'on ne le pense. Il n'en a pourtant jamais été question. Il fallait une présidence habile, à cet égard. Je me souviens de certaines décisions graves de l'Union européenne qui ont en réalité été prises à une majorité simple. Le reste s'est abstenu. Nous avons toujours trouvé des solutions.

Monsieur le Président, dans ce contexte, je réfléchis toujours à un chapitre inachevé, celui de la non-intégration des parlements nationaux au niveau européen. Je nourris depuis longtemps une réflexion sur la création d'un Sénat européen, comme deuxième chambre composée des parlementaires des Parlements nationaux qui, à terme, pourraient peut-être remplacer les procédures de ratification. C'est une réflexion. Par nature, l'Europe est un cercle variable. Schengen ou l'euro le prouvent, tout comme le sujet de la défense. À mon sens, une défense européenne ne peut exister qu'en suivant la vieille recette que nous avons appliquée dans le cas de Schengen ou de l'euro, avec ceux qui sont prêts et disposés à créer une défense européenne, que je dirais séparable mais pas séparée de l'OTAN. D'après moi, c'est faisable. Je travaille actuellement sur ce sujet.

N'oubliez pas non plus un autre sujet, qui me préoccupe beaucoup, la révision des relations entre Bruxelles et les États membres, par exemple en matière de politique étrangère. À mon sens, la politique étrangère commune a été un échec jusqu'à aujourd'hui. Il faut la revoir d'urgence. Chacun de ces sujets doit être traité l'un après l'autre et j'aimerais qu'un petit groupe de choc vienne donner une impulsion qui obligerait les chefs d'État ou de gouvernement à se pencher sur le sujet. Cela ne retirerait pas pour autant la nécessité de mener une réflexion sur le calendrier des actions à mener (« roadmap timetable ») et d'entrer dans le détail concret de l'élargissement qui se profile avec les questions qu'il soulève. Quid par exemple de la Turquie ? Il faut évoquer ce sujet. Aujourd'hui, les négociations sont bloquées. Depuis 2007, je soumets une alternative, qui consisterait à nous orienter vers une adhésion de la Turquie au marché intérieur européen, pour voir si nous pouvons familiariser la Turquie à nos méthodes de travail et à notre style. En tout cas, nous avons un intérêt européen vital à arrimer davantage la Turquie à l'Europe.

S'agissant des Balkans, la réalité de ces six pays nécessite un traitement différencié. À mon avis, trois sujets hautement critiques nécessitent des pas politiques supplémentaires : la Serbie pour une question d'adhésion politique au projet européen, la Bosnie-Herzégovine concernant l'existence de l'État, voire une éventuelle renégociation des accords de Dayton, et enfin le Kosovo, qui n'est pas reconnu par tous les États membres. Je pourrais revenir sur cette question lors du débat, si vous le voulez, car j'ai discuté longuement hier avec le Haut-Représentant des Nations Unies à Sarajevo sur cette question. Il est très préoccupé, à l'approche du 30e anniversaire des accords de Dayton, qui se profile. Il espère qu'on arrivera à discuter profondément entre nous, sur le sujet. S'agissant des trois autres pays des Balkans, je pense que le Monténégro pourrait adhérer rapidement et l'Albanie et la Macédoine du Nord pourraient l'accompagner, même si les négociations sont ouvertes depuis 2022. Ils pourraient former un avant-groupe. Je cherche une formule pratique permettant de concrétiser cette adhésion, sans l'alourdir de six processus de ratification.

En effet, la ratification est un risque, que nous avons connu en France ou aux Pays-Bas. Devoir mener 27 ratifications m'apparaît comme une affaire à haut risque. Je cherche donc une voie pratique pour faire adhérer les trois premiers pays, par un allègement des procédures qui restent lourdes, peut-être en les faisant adhérer à partir du paraphe, sous la signature du traité d'adhésion, de manière provisoire ou intérimaire, et en les faisant accompagner pendant trois ou quatre ans par des parrains ou des marraines. Cet État membre intégrerait alors son filleul dans sa représentation au sein de l'Union européenne et le filleul pourrait prendre la parole et défendre son point de vue et sa voix compterait. J'ai détaillé quelques idées dans un papier, en précisant quels pays pourraient ou devraient le faire, en avançant en parallèle par un mandat spécifique donné à un ministre des affaires étrangères et aux représentants de la Serbie, de la Bosnie et du Kosovo, afin de résoudre les problèmes politiques avant d'entamer des négociations d'adhésion définitive.

J'évoquerai ensuite l'Ukraine. Vous serez peut-être choqués de l'entendre, mais j'avais défendu encore deux semaines avant l'invasion russe l'idée d'une association avec l'Ukraine, sans perspective d'adhésion. Considérons en effet les défis d'une adhésion éventuelle de ce pays d'ici cinq à dix ans, notamment la nécessité d'une réforme de fond de la politique agricole commune. Comment la mener ? Comment moderniser ce pays dans un sens européen ? J'hésite pour ces raisons à m'orienter vers une adhésion directe ; je préférerais commencer par une association particulière, en réfléchissant à une adhésion à un stade ultérieur. La question du cadre à retenir est en effet loin d'être résolue.

Je propose d'arrêter mon propos ici. Les Européens font face à un impératif, mais ne soyons pas aveugles. Tâchons de faire ce qui est faisable, comme nous l'avons toujours fait, et soyons courageux à bien des égards.

M. Jean-François Rapin, président. - Je souhaite rebondir sur trois points, d'abord l'association possible de l'Ukraine avant son adhésion. Ce partenariat existe déjà : c'est le partenariat oriental, qui pourrait peut-être offrir l'agilité et la capacité d'adaptation recherchées, permettant une transition vers l'adhésion. Comme vous l'avez déclaré, ce sujet n'est pas encore mûr. Une réflexion doit donc être menée à son propos.

S'agissant de la majorité qualifiée, ce que le Premier Ministre et vous-même avez dit est très intéressant. La majorité qualifiée est certes entendable, mais à quel moment, à quel niveau, et surtout avec quelles capacités de représentativité des États membres ? Quand j'ai reçu les 27 ambassadeurs, nous leur avons donné un petit exercice à faire, assez inhabituel pour eux : exprimer en deux minutes la position de leur pays sur l'élargissement, un exercice auquel les parlementaires doivent fréquemment se plier ! Une idée simple et intéressante a été formulée à cette occasion : pour éviter une Commission pléthorique, une Commission tournante pourrait être envisagée. L'Allemagne pourrait même être disposée à laisser son siège pour une année ou deux...

M. Joachim Bitterlich. - Cette remarque me fait penser à un vieux débat, dont le Chancelier Kohl était l'arbitre, qui s'est ouvert entre le Président Chirac et moi-même. Nous échangions sur la présence de dix ou douze commissaires, avec une rotation. L'échec de ce débat a été acté quand le Chancelier Kohl a demandé à M. Chirac s'il était disposé à ce que la France renonce à son commissaire pour une certaine période. Il y était fermement opposé. Le débat s'est alors terminé.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci pour cet exemple, qui illustre bien la difficulté devant laquelle nous sommes.

Je souhaite également évoquer un troisième point très important à mes yeux, celui des relations des Parlements nationaux avec les institutions européennes, que vous avez mentionné. Jusqu'où les institutions européennes pourraient-elles accepter que les Parlements nationaux se mêlent de leurs affaires ? J'en ai eu l'expérience pendant la présidence française. J'avais proposé de lancer un groupe de travail, au sein de la COSAC alors présidée au nom de la France par mon homologue de l'Assemblée nationale et moi-même, afin de lancer la réflexion sur le sujet. J'ai piloté ce groupe de travail qui a réuni des parlementaires de tous les États membres. Nous avons rendu un rapport, proposant des pistes pour consolider l'influence des parlements nationaux dans le jeu décisionnel européen. Or le Parlement européen n'y a pas souscrit - la Commission qui semblant mieux comprendre l'importance grandissante de l'enjeu -, estimant qu'il ne fallait pas confondre la légitimité des parlementaires européens et celle des parlementaires nationaux. Je précise qu'il ne s'agissait pas de les confondre, mais de mieux associer les parlements nationaux dans le processus législatif européen et de mieux les écouter, au-delà de la veille sur le respect du principe de subsidiarité ou du contrôle de leur gouvernement respectif. Une volonté en la matière s'est manifestée chez de nombreux parlementaires de chambres d'États membres. Je regrette que ces travaux que j'ai pilotés de près semblent si compliqués à intégrer dans la machine européenne.

Je propose de donner la parole à la salle.

M. André Reichardt- Merci, Monsieur le Président. Je remercie les intervenants pour ces interventions de qualité, mais je leur reprocherais néanmoins de ne pas avoir parlé de l'éloignement que l'on constate entre les populations et le fonctionnement de l'Union européenne. Que proposeriez-vous pour réconcilier les Européens avec le fonctionnement de l'Union européenne ? Une piste me semble intéressante, concernant le mode de scrutin des élections européennes, qui se tiendront bientôt. On ne connaît personne sur les listes, ce qui entraîne un déficit de confiance dès l'origine.

M. Alain Lamassoure, ancien ministre délégué aux affaires européennes et au budget et ancien président de la commission des Budgets du Parlement européen - Cela ne tient qu'à nous !

M. André Reichardt. - C'est sans doute l'un des motifs de cet éloignement, mais il y en a beaucoup d'autres. J'aimerais vous entendre sur ce sujet, car il est certainement à l'origine du refus de la population, en particulier de celle que je connais le mieux, la population française, de voir arriver de nouveaux pays.

M. Joachim Bitterlich. - Monsieur le Sénateur, vous parlez d'une préoccupation profonde. Je la partage. Je suis quelque peu désespéré par la campagne ou pseudo-campagne électorale, que ce soit en France, en Allemagne ou ailleurs, qui se limite à des débats intérieurs. Au sein du Mouvement européen, je ne cesse de demander d'arrêter les débats technocratiques, qui n'ont pas de sens. En cette période d'élections, il faut trouver un narratif européen qui réconcilie les citoyens avec l'Europe. Il est parfaitement possible d'expliquer aux citoyens quels sont les aspects positifs, les aspects à régler et les chantiers éternels de l'Europe. J'ai évoqué ce sujet quand j'ai écrit Les dix urgences franco-allemandes pour l'Europe en décembre 2023. Il faut expliquer le marché intérieur, en nous concentrant en particulier sur la baisse de la bureaucratie qu'il a permise. De nombreux exemples des dernières semaines sont à citer, notamment sur le plan agricole, avec la réforme de la politique agricole commune, ou sur la politique de la recherche, qui tourne en rond. De même, la situation européenne en matière de télécommunications reste désespérante. Nos progrès dépendent entièrement des Chinois et des Américains. Que fait-on à cet égard ? De la même manière, prenez le sujet de l'immigration et de l'asile. En Allemagne, je suis celui qui a écrit tous les textes des années 90 pour lancer le sujet, mais nous sommes finalement allés d'un échec à l'autre, car les ministères de l'intérieur ne sont jamais sortis de leur cadre national et n'ont jamais essayé de comprendre la nécessité d'une coopération profonde à l'échelle européenne. Des progrès ont été faits, pas à pas, mais ils sont restés limités. Toutes les propositions nécessaires pour créer une politique d'immigration et d'asile et une coopération policière efficaces sont sur la table du Conseil depuis plus de six ans. Quelle a été la réaction ? Quel a été le débat ?

En matière de politique étrangère, Hubert Védrine et moi-même avons été critiqués quand nous avons lancé l'idée d'une politique étrangère commune, en fixant les premiers pas et certaines priorités, afin d'aller vers la prochaine étape, une fois ces priorités élaborées et travaillées. Nous avons proposé de bâtir une politique commune, mais celle-ci s'est en réalité limitée à une politique déclarative. Chaque jour, nous produisons une déclaration sur n'importe quel sujet, dans le monde entier, en pensant que le monde suivra l'Europe. Pourquoi n'est-on pas capable d'expliquer à la population ce que l'on veut avec l'Europe et ce que l'on est en train de faire, de manière positive ? Évidemment, le mode de scrutin est un point important, mais il relève d'abord de la responsabilité des partis politiques.

M. Olivier Henno. - Merci, Monsieur le Président, et merci à tous les orateurs, dont les interventions étaient de très haut niveau. J'ai une question sur l'élargissement, mais aussi sur l'Europe en général. De nombreux reproches lui sont régulièrement formulés, mais elle est toujours là au moment des grandes crises ou des grands changements (réconciliation allemande, chute du mur de Berlin, grande crise financière de 2008, Covid, etc.), comme si cette structure n'avançait ou ne fonctionnait qu'en période de grave crise, tel un bateau qui ne naviguerait bien que par gros temps ou dans la tempête. Au fond, la question de l'élargissement est complexe, car elle exige, par nature, des réflexions sur le long terme et sur ses conséquences. Dès lors, comment faire en sorte de conserver cette réalité, ce mode de fonctionnement et cette protection en cas de crise, tout en renforçant notre capacité de faire progresser nos institutions sur le moyen et le long termes ?

M. Joachim Bitterlich. - Je suis entièrement d'accord. Pour autant, pourquoi les chefs d'État ou de gouvernement n'ont-ils pas été en mesure, au vu de la crise agricole, de demander, même trois ou six mois avant les élections, à la Commission européenne ou à un petit comité de revoir la PAC ? Elle est de toute façon à revoir. J'ai en outre été choqué par la désinformation totale dans les médias à son sujet. Prenez l'exemple du Mercosur, sur lequel on n'a pas dit la vérité, pendant plusieurs semaines. Il a été question d'un danger imminent pour la production de viande bovine en Europe, mais la réalité est toute autre. C'est le moment de l'examen de l'accord CETA au Sénat aujourd'hui. J'essaie de le défendre comme le traité du futur pour les Européens. Les Verts allemands l'ont refusé, heureusement avant de s'incliner in fine, lentement. À mon sens, l'Union européenne, dont la France et l'Allemagne, profitera énormément de ce traité. Nous avons besoin de ces accords. Revenons à la politique agricole commune : c'est l'une des bases fondamentales de l'Union européenne, dès le départ. Ce fut à l'époque un compromis historique entre Français et Allemands, autour de l'équilibre : « commerce contre agriculture ». J'en ai négocié plusieurs parties à plusieurs occasions dans ma vie professionnelle. Aujourd'hui, au vu des défis auxquels les Européens et les paysans font face, il est temps de revoir cette politique.

Mme Noëlle Lenoir, ancienne ministre chargée des affaires européennes - Je vous félicite de cette initiative et de ce passionnant échange. Je souhaite formuler une réflexion relative à la société civile. L'Europe est un espace démocratique, mais les sociétés civiles ne suivent pas, surtout aujourd'hui. À cet égard, votre commission des affaires européennes a une grande responsabilité. Je regrette qu'elle n'ait pas le rang qu'elle détient dans les pays scandinaves. Ce serait un signal fort de la part de la France. D'ailleurs, ce n'est pas perdu. Lui donner une plus grande place valoriserait de surcroît la place de la France en Europe.

J'ai deux questions à poser, davantage pour la salle que pour M. Joachim Bitterlich, d'abord sur l'enseignement. Il est tout de même incroyable que l'enseignement scolaire ou universitaire soit aussi déficient en matière européenne ! Les juges sont complètement européanisés par rapport à l'époque de ma jeunesse, mais en revanche, on ne connaît rien des pays des Balkans. On connaît assez mal l'Allemagne. On connaît beaucoup mieux l'Italie, car on peut s'y rendre pour y passer des vacances, mais de façon générale, on connaît bien mieux les États-Unis. Je suggère donc que la commission des affaires européennes lance une enquête ou une réflexion sur l'enseignement de l'Europe, en se penchant sur les manuels scolaires. En France, les professeurs connaissent très mal le fonctionnement de l'Europe ou l'histoire des pays européens. Notre vision reste soit très franco-française, soit très globale, par exemple sur la faim dans le monde ou la fin du monde d'un point de vue environnemental. À cet égard, la France a fort à faire.

J'ai par ailleurs une suggestion sur le plan politique. Je précise que je n'étais pas au gouvernement lors de la campagne de 2005. J'avais néanmoins comme instruction explicite ou implicite de ne pas parler d'Europe, car parler d'Europe entraînerait un effet électoral contre-productif, ce qui soulève deux interrogations, d'abord sur le choix des parlementaires européens, dont certains sont excellents. Sur ce point, il faut saluer et rendre hommage à Alain Lamassoure, pour ce qu'il a fait pour l'Europe et pour la place de la France en Europe, mais il faudrait aussi que les partis politiques valorisent leurs parlementaires européens, avec une certaine stabilité, comme c'est le cas du côté des Allemands.

Je propose donc d'abord que les commissions des affaires européennes prennent le pouvoir en France au Parlement, puis que les partis politiques jouent le jeu, si l'on veut que la France garde son influence, qui diminue en Europe. J'appartiens à la génération de l'après-guerre. Nous sortions de la fin de la civilisation pour la retrouver et cette civilisation s'appelait l'Europe et la réconciliation franco-allemande. C'est cette valeur qu'il faut retrouver, la valeur de l'universalisme qui a été portée par l'Europe et qui représente l'Europe. Les partis politiques français devraient être bien plus impliqués, à l'image des partis allemands.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci pour l'ambition que vous défendez pour la commission des affaires européennes du Sénat !

J'accorde un grand intérêt à ce que vous dites. Je cite souvent l'exemple des pays scandinaves. Dans ces démocraties parlementaires, la commission des affaires européennes a une importance particulière. Au Conseil européen, leur chef de gouvernement ne prend position que sur avis de cette commission. Il peut arriver que son président soit réveillé la nuit à cet effet !

Pour ma part, j'ai en tête une proposition : au-delà de nos échanges avec le Ministre des Affaires européennes préalablement au Conseil européen ainsi qu'après sa réunion, les présidents des commissions des affaires européennes de chacune de deux chambres du Parlement français pourraient accompagner le Président de la République au Conseil européen. Ils ne seraient bien sûr pas présents dans la salle, puisque son accès est réservé aux chefs d'État ou de gouvernement, mais participeraient aux échanges, aux bilatérales, etc. Je pense que ce serait bénéfique. J'en ai parlé à la vice-présidente du Sénat missionnée actuellement pour proposer des pistes d'amélioration du travail parlementaire, et je pense que nous pourrions soumettre cette proposition à l'Élysée.

En outre, la remarque que vous formulez sur l'enseignement de l'histoire m'apparaît très pertinente. Elle s'applique aussi à la géographie, à mon avis. Comme le montrent les échanges de ce matin, le retour à la géographie et à l'antériorité historique apparaît comme un élément très important de la construction européenne future. Je doute néanmoins que la commission des affaires européennes soit en mesure de faire changer les manuels scolaires ! Je ne pense pas qu'elle en ait le pouvoir ni l'ambition, mais il y a sans doute un travail à mener dans ce domaine. J'en ferai état à mon homologue de la commission des affaires culturelles.

M. Joachim Bitterlich. - Il ne faut pas seulement viser l'enseignement scolaire, mais aussi l'enseignement universitaire. J'enseigne depuis dix ans dans une école de commerce très connue et je constate que mes étudiants y arrivent, en général, sans connaissances particulières de l'histoire ou de la géographie. En revanche, ils sont enchantés d'aborder ces sujets. Pourtant, l'enseignement de l'Europe n'existe guère, même au niveau universitaire, et seulement dans des cours de spécialisation. C'est dommage. Il n'est ensuite pas étonnant que ces jeunes, une fois lancés dans la vie active, aient souvent un manque de connaissances sur le reste de l'Europe, où ils sont pourtant amenés à travailler.

M. Alain Lamassoure, ancien ministre délégué aux affaires européennes et au budget et ancien président de la commission des Budgets du Parlement européen. - S'agissant de l'enseignement de l'histoire, j'ai justement été auditionné par la commission de la culture du Sénat, il y a quinze jours, car j'ai contribué à créer auprès du Conseil de l'Europe à Strasbourg un organisme dénommé l'Observatoire de l'enseignement de l'histoire en Europe. Je me suis demandé si l'une des causes de l'apparition des succès électoraux de mouvements extrémistes, xénophobes, racistes et parfois nationalistes dans certains pays, n'était pas la mauvaise qualité de l'enseignement de l'histoire à l'école. Nous avons donc créé cet Observatoire, dont je préside le Comité directeur, et nous avons publié notre premier rapport en décembre dernier. La situation est catastrophique. Sur les 48 pays composant la grande Europe, membres du Conseil de l'Europe7(*), plus de 30 pays sont revenus à une histoire nationaliste. Dans toute l'Europe du Nord, on n'enseigne plus du tout l'histoire à l'école : il n'existe plus de discipline obligatoire qui s'appelle l'histoire. Il existe une matière générale, nommée « sciences humaines », au sein de laquelle on étudie de grands sujets du passé. Chaque professeur choisit ses sujets, sans lien les uns avec les autres et sans chronologie. Dès lors, comment comprendre ce qui se passe aujourd'hui en Ukraine ou à Gaza, sans rien connaître de l'histoire du XXème siècle ?

En outre, dans la moitié des pays membres de l'Union européenne, on n'enseigne pas du tout l'histoire de la construction européenne dans le chapitre dédié à l'histoire contemporaine. On enseigne la fin de la guerre froide et le 11 septembre, mais pas la construction européenne ! Dès lors, les jeunes générations ne savent pas qui était Jean Monnet.

J'enseigne les finances européennes à Sciences Po Paris. Je commence toujours ma première session par une vérification des connaissances de base sur les institutions européennes, avant de démarrer cet enseignement spécialisé sur les questions budgétaires. Mes étudiants sont originaires de sept ou huit pays européens différents, cette année. Aucun ne connaissait Jean Monnet ! Les Allemands avaient entendu parler de Konrad Adenauer (pas les Français), mais pas du tout du rôle que le chancelier a joué dans la construction européenne. C'est absolument effrayant.

Une remarque a été formulée sur le manque de compréhension ou d'intérêt du citoyen français vis-à-vis de l'Europe. Cela provient du mode de scrutin choisi en France. En effet il revient à chaque pays de choisir son mode de scrutin. Je suis donc profondément scandalisé par le fait qu'aucun homme ou aucune femme politique et aucun grand juriste ne dénonce le fait que l'élection du 9 juin ne sera pas une élection démocratique. C'est un déni de démocratie. Les députés européens ne sont pas choisis par les citoyens français. Ils sont nommés par les chefs des partis politiques, le scrutin lui-même ne servant qu'à vérifier ce que prédisent les sondages...

Je précise avoir moi-même bénéficié de ce système, mais je me suis aussi soumis à d'autres modes de scrutin au niveau local ou à l'Assemblée nationale. En tout cas, ce système reste proprement scandaleux. On sait que le chef de parti, compte tenu des sondages, a dix sièges éligibles et peut donc désigner qui les occupe, comme les lords anglais sont désignés par le Premier Ministre britannique. Il serait pourtant très facile de changer de système, tout simplement en prenant les 18 régions comme circonscriptions électorales européennes et en invitant les partis politiques à présenter des listes dans ces régions. Comme dans les pays scandinaves, on pourrait aussi imaginer que les électeurs aient la possibilité de panacher entre les listes.

M. Jean-François Rapin, président. - On s'oriente pourtant dans une voie inverse, en envisageant la création de listes transnationales, un Spitzenkandidat étant désigné d'emblée. Si l'on persiste dans cette voie, on pourrait être amené à voter dans nos circonscriptions françaises pour un Italien ou un Allemand, sans les connaître...

M. Alain Lamassoure. - C'est totalement absurde. Comment voulez-vous que les pêcheurs ou les agriculteurs de nos régions se sentent représentés par un Lituanien ou un Roumain ?

Un sénateur a formulé une très bonne remarque à propos des crises. Il ne faut pas se tromper. Les citoyens français ne sont pas hostiles à l'Europe. La succession des crises et la manière dont elles ont été surmontées, certes dans des conditions compliquées, ont eu un effet pédagogique extrêmement important sur les Français, même dans l'électorat extrémiste. Face à diverses crises (la crise financière mondiale, l'exode syrien, la pandémie et ses conséquences sanitaires et économiques, la guerre en Ukraine, etc.), nous sommes tous impuissants si l'Union européenne n'est pas au premier rang.

La séance est suspendue de 10 heures 40 à 11 heures 05.

M. Jean-François Rapin, président. - Nous abordons à présent la seconde séquence de notre matinée, intitulée « Le nouvel élargissement, renforcement ou affaiblissement de l'Union européenne ? ».

L'union fait la force, dit-on, mais jusqu'à quel point ? En effet, une Union trop large pourrait devenir trop lâche et, finalement, au lieu d'augmenter la puissance, la diminuer. Nous accueillons à la tribune pour tenter d'avancer dans la compréhension de ce dilemme deux intervenants de choix, M. Alain Lamassoure et Mme Noëlle Lenoir, tous deux anciens ministres. Alain Lamassoure, vous avez été ministre délégué aux affaires européennes, puis au budget de 1993 à 1997. Vous êtes ensuite devenu député européen pendant vingt ans, dont cinq ans passés à la tête de la commission des budgets du Parlement de Strasbourg. Vous êtes donc un fin connaisseur des arcanes européens. C'est pourquoi nous souhaitons vous interroger sur l'intérêt que peut trouver l'Union à s'élargir pour se renforcer. En un mot : faut-il élargir l'Union, « quoi qu'il en coûte » ? Finalement, quel serait le coût de l'élargissement face au coût du non-élargissement ?

M. Alain Lamassoure, ancien ministre délégué aux affaires européennes et au budget et président de la commission des Budgets du Parlement européen. - Monsieur le Président, Madame la Ministre Noëlle Lenoir, cher Joachim, Mesdames, Messieurs les Sénateurs et Mesdames, Messieurs les étudiants en affaires internationales et européennes de la Sorbonne, nous sommes très heureux de cette possibilité d'échange devant vous.

Monsieur le Président, énoncée ainsi, la question du coût de l'élargissement face au coût du non-élargissement n'a pas de réponse, parce que l'enjeu politique de première grandeur domine complètement la dimension financière. En effet, le fond du problème, c'est l'Ukraine. J'évoquerai rapidement les autres pays candidats, mais sur ce sujet, comme sur beaucoup d'autres, Joachim est beaucoup plus compétent que moi.

D'un côté, l'Ukraine pourrait entrer dans l'Union européenne et bénéficier de ce fait des politiques de l'Union, notamment des fonds de cohésion. Le choix pourrait aussi se porter sur une Ukraine restée hors de l'Union, mais dont l'Union continuerait de payer l'essentiel de la reconstruction et qui bénéficierait de la plupart des autres politiques communautaires. Entre ces deux choix, l'ordre de grandeur financier n'est pas fondamentalement différent.

Dès lors, le coût dont il faut parler est le coût politique. Quelles sont les conséquences politiques ? Il y en a sans doute de favorables et beaucoup de défavorables pour chacune de ces hypothèses, car il faut prendre conscience du fait que nous avons changé d'époque ! Il y a encore deux ans, j'aurais pu reprendre à deux ou trois formules près les propos du Président Balladur, à ma manière, c'est-à-dire de façon moins éloquente et moins remarquable. J'aurais plaidé contre l'entrée de l'Ukraine dans l'Union européenne et j'aurais plaidé avec force contre l'élaboration d'un nouveau traité européen, exercice impossible et inutile.

Toutefois, nous avons changé de siècle le 24 février 2022 et même changé de monde. La table s'est renversée et le sablier aussi, car l'urgence devient maintenant extrême. Le coup d'accélérateur de l'histoire est considérable. Un sénateur disait tout à l'heure qu'à l'occasion de chacune des crises que nous avions connues, l'Europe avait su trouver une solution, certes dans la douleur. Or ces crises avaient un point commun, que ce soit la crise financière mondiale ou la pandémie. On faisait en sorte de revenir le plus vite possible à l'état antérieur. Cette fois-ci, on ne reviendra pas à l'état antérieur. Le 24 février 2022 a fait entrer l'Europe dans une guerre totale à l'Est du continent, et dans ce que j'appellerais une drôle de non-guerre sur le reste du continent. Nous en parlons ici, à Paris, dans le confort du Palais du Luxembourg, de manière assez détachée. Or il faut réaliser que chaque jour meurt un bon millier de soldats ou de civils, comme vous le disiez, Monsieur le Président, à quelques centaines de kilomètres de nous. Il faut comprendre qu'en décidant froidement d'envahir l'Ukraine, le Président russe a déchiré tous les traités sur lesquels reposent l'ordre international et la sécurité de l'Europe, avec une première conséquence aggravante : lors d'un vote de l'Assemblée générale de l'ONU, des dizaines de pays membres de l'ONU ont refusé de condamner cette violation majeure de la charte commune, où sont pourtant inscrites les valeurs universelles qui ont fondé leur indépendance mondialement reconnue. À partir de là, en Azerbaïdjan, mais aussi avec les Houthis au Yémen, avec le Hamas à Gaza, on a vu se propager l'incendie ou d'autres incendies s'allumer ou se rallumer.

Nous avons donc été brutalement sortis de l'état de béatitude dans lequel nous étions entrés grâce à la construction européenne, qui a permis ce miracle historique, sans précédent : la réconciliation entre nos peuples. Comme on ne menaçait plus personne à l'extérieur et que nous étions réconciliés entre nous, nous avions le sentiment d'être entrés dans la paix perpétuelle dont rêvaient nos philosophes du XVIIIème siècle. Nous étions devenus des agneaux. Nous nous réveillons dans un monde de loups où notre berger familier, américain, regarde ailleurs. Notre espérance de vie en tant qu'États indépendants, libres de leur destin, est celle d'un troupeau de moutons dans un parc de loups, d'où l'urgence.

Il y a deux options possibles vis-à-vis de l'élargissement, c'est-à-dire vis-à-vis de l'Ukraine. La première option est une unité de principe et un chacun pour soi de fait. C'est malheureusement l'option la plus vraisemblable. Dans cette perspective, l'Union continue d'aider l'Ukraine en argent et en matériel. Elle parvient même à compenser une partie des promesses américaines non tenues, mais elle trouve facilement des prétextes à faire traîner les négociations d'élargissement avec l'Ukraine (la corruption, l'inorganisation de l'administration, etc.). Même si on a promis, on diffère. Chaque État membre n'hésite pas à jouer, plus ou moins discrètement, sa partition propre, tant à l'égard de Moscou qu'à l'égard de Washington. Un cessez-le-feu à la coréenne intervient, c'est-à-dire à l'emplacement de la ligne de front, ce qui revient à constater une victoire militaire de Moscou, en disant le contraire. Ainsi, Moscou aura de son côté une partie du territoire ukrainien. Dans le même temps, la réussite de l'opération russe, avec un maniement habile de la menace nucléaire, achève de convaincre les pays tiers dont parlait le Premier Ministre ce matin, qui sont à la limite de ce qu'on appelle le seuil nucléaire, de se doter de l'arme. Il a donné la liste de ces pays. Je n'y reviendrai pas. Si cette option prévaut, la France et l'Allemagne - je me tourne évidemment vers Joachim, qui ne partage peut-être pas cette analyse - devront réinventer leur rôle dans la famille européenne.

La France est le mauvais élève de la zone euro depuis longtemps. On est sûr qu'elle le restera pendant trois ans encore jusqu'aux prochaines élections, puisqu'elle n'a pas de majorité à l'Assemblée nationale pour rééquilibrer le budget. La France reste incapable de penser l'utilisation de ses atouts diplomatiques et militaires uniques dans un cadre européen. C'est très curieux. Les huit présidents qui se sont succédé dans l'Histoire de la Vème République ont tous plaidé pour une autonomie européenne stratégique et une politique étrangère et de défense commune. Aucun n'a fait de propositions concrètes ou n'a pris d'initiatives pour donner l'exemple. Nous disposons pourtant d'un certain nombre d'atouts que n'ont pas les autres : un siège de membre permanent au Conseil de sécurité, la force nucléaire de dissuasion, la disponibilité de trois véritables armées (de terre, de mer et de l'air) et les moyens budgétaires organisés dans le cadre de lois de programmation militaire, tous les cinq ans. À aucun moment, aucun dirigeant français n'a envisagé que l'un de ces outils puisse être mis à la disposition ou contribuer à une politique européenne commune. Je citerai un seul exemple. Nos partenaires ont l'équivalent chez eux de lois de programmation sur plusieurs années, pour financer leur équipement militaire d'avenir. Personne en France n'a proposé ou n'a même pensé un seul instant que nous aurions intérêt, avant d'adopter notre loi, à savoir ce que faisaient les pays voisins. Dès lors, en lisant la loi de programmation adoptée à la quasi-unanimité par le Parlement français, on constatera qu'il est prévu davantage de moyens pour des opérations outre-mer que pour la défense du continent européen. Si la France veut conserver ou plutôt retrouver une capacité d'entraînement, il faut qu'elle s'en montre capable politiquement et qu'elle en exprime la volonté politique.

Quant à l'Allemagne, la guerre a complètement bouleversé ses relations avec la Russie. Elle a été contrainte de couper les ponts - et donc le gazoduc - avec la Russie. Elle a réorienté tout son approvisionnement énergétique, puis elle a découvert que la politique étrangère ne se limitait pas aux relations commerciales et économiques. Elle s'est rendu compte, tout comme nous, que la garantie de l'OTAN n'était pas éternelle et dépendait de ce qui se passait à Washington, qui devient imprévisible. De plus, l'Allemagne va se retrouver à la tête de la plus forte armée continentale, ce qui n'était pas arrivé depuis 1945, pendant que son industrie a pris du retard dans la transition numérique.

J'ai donc le sentiment, mais Joachim aura évidemment le dernier mot là-dessus, que c'est presque l'identité allemande qui est à reconstituer ou à mettre à jour. C'est la première option. On voit que cette option, qui est une option de facilité relative, posera des problèmes gigantesques à l'Union européenne et aux pays qui font partie des acteurs principaux sur la scène internationale.

La deuxième option est une unité de fait, ancrée dans l'entrée de l'Ukraine au sein de l'Union. Personnellement, c'est évidemment l'option que je préfère. Pourquoi ? Nous aidons l'Ukraine, mais les Ukrainiens sont seuls à mourir pour nos valeurs communes. Si nous ne sommes même pas capables de manifester notre reconnaissance en les accueillant dans la famille, c'est toute l'aventure européenne qui perd son sens. Nous avons accueilli les pays méditerranéens lorsqu'ils se sont débarrassés de leurs tyrans domestiques, puis les pays d'Europe centrale et orientale libérés du communisme. Nous devons évidemment ouvrir les bras aux héros de la lutte contre la folle nostalgie impériale russe. Mais il faut en mesurer le coût politique et l'importance des choix à faire. Nous devons être gouvernés par des hommes ou des femmes d'État et de courage. Y a-t-il un Churchill autour de la table ou bien comptons-nous autour de la table 27 Chamberlain ? Je cite à dessein des hommes d'État de nationalité extérieure à l'Union européenne...

Quelques décisions héroïques sont à prendre et à prendre vite. Premièrement, on ne peut faire patienter dans la salle d'attente des gens qui meurent. L'entrée de l'Ukraine devra être aussi rapide que possible, autour de 2036, 2037 ou 2038, c'est-à-dire demain. C'est donc le Parlement européen que nous allons élire le 9 juin - d'où l'importance de cette échéance -, qui sera en charge non pas de la décision, mais du débat, puis la Commission européenne qui en émanera aura des propositions à préparer. Naturellement, il faudra bousculer quelque peu ou interpréter différemment les critères traditionnels de Copenhague. Nous étions à Copenhague, Joachim Bitterlich et moi-même, lorsque nous avons adopté ces critères. Nous les connaissons bien, y compris le critère que nous avons ajouté, relatif à la capacité d'absorption. Il faudra néanmoins agir, face à la guerre.

Une deuxième décision forte s'imposera à nous. Il sera impossible de continuer de faire patienter les pays qui se trouvent dans la salle d'attente depuis vingt ans. Dès lors que l'on fait entrer l'Ukraine, on ne peut pas dire à ceux qui attendent depuis vingt ans de revenir plus tard. Il faut le justifier. Je reprends ici ce qu'a dit Joachim, ce qui doit nous conduire à ajouter un critère d'appartenance à l'Union : avoir réconcilié auparavant sa mémoire et ses relations avec les pays voisins. Grâce à la construction européenne, nous avons réalisé ce miracle de la réconciliation entre nos peuples. Nous n'allons donc pas faire entrer dans l'Union des peuples voisins qui y entreront avec leur haine. Ce n'est pas possible. C'est donc une condition qu'il faudra prévoir.

J'ajouterai, sans revenir sur ce qu'a dit Philippe Etienne sur la Bosnie-Herzégovine, que ce pays n'a jamais existé dans le passé et n'existe pas non plus aujourd'hui. C'est une espèce de colonie de la communauté internationale. Le système mis en place à Dayton, qui a eu le mérite d'arrêter la guerre, n'a pas enclenché de processus de réconciliation et a déresponsabilisé les élus locaux. Il va donc falloir repenser ce pays, peut-être en soumettant un référendum à sa population, pour savoir si ses habitants veulent former un, deux ou trois pays, ou s'ils veulent qu'une partie de celui-ci soit rattachée d'un côté ou de l'autre. C'est un problème gigantesque, que nous n'avons pas pu régler depuis vingt ans, sur lequel nous allons être obligés de faire des choix rapides.

Je vois une troisième considération à faire valoir. Avec l'Ukraine, l'Union européenne va admettre un grand pays. Avant la guerre, l'Ukraine comptait environ 40 millions d'habitants, c'est-à-dire environ la taille de la Pologne. Ce pays est engagé, malgré lui, dans un conflit grave avec la Russie. Tant que ce conflit ne sera pas gelé, on ne pourra pas faire entrer l'Ukraine dans l'UE. Quoi qu'il en soit, ces deux pays en guerre aujourd'hui sont partis pour au moins un demi-siècle d'une situation très conflictuelle. Dès lors, nous, la famille européenne qui aura accepté l'Ukraine, serons en situation non pas de co-belligérance, mais de co-conflictualité avec la Russie pour cinquante ou cent ans. On ne peut pas faire autrement. De ce fait, l'Union européenne prend automatiquement une dimension diplomatique et stratégique de défense militaire, que nous Français appelons de nos voeux depuis très longtemps, mais qu'elle n'a eue, jusqu'à ces derniers temps avec le Traité de Lisbonne que de manière tout à fait résiduelle, et qu'elle a - comme l'a dit Joachim - plutôt mal utilisée, mais qui va désormais revêtir une importance considérable.

Dans ce contexte, le nombre et la gravité des questions à traiter sont considérables pour doter l'Europe des moyens d'une politique étrangère et de défense commune, s'ajoutant aux politiques nationales, se coordonnant avec l'OTAN, etc. D'abord, il faudra, en quelque sorte, mettre la charrue avant les boeufs. En effet, parler d'Europe de la défense tant qu'il n'y a pas d'Europe de la politique étrangère, cela ne sert à rien. C'est repartir dans la logique de Communauté européenne de défense (CED), instituée par le fameux traité mort-né du 30 août 1954, qui ne pouvait pas fonctionner quand bien même on l'aurait ratifié, parce qu'il prévoyait une communauté de défense sans communauté de politique étrangère. La politique étrangère doit venir d'abord ! Or les décisions de politique étrangère ne se prennent pas à l'unanimité : c'est clair quand on est trop nombreux ! Mais elles ne se prennent pas non plus à la majorité. On ne fait pas voter l'Assemblée ou le Sénat avant de prendre une décision de politique étrangère. Il faut donc concevoir un système de décision, peut-être mettre en place un organe comparable à ce qu'est le directoire de la Banque centrale européenne ou le Conseil de sécurité de l'ONU. C'est à réfléchir, à imaginer et à négocier. En matière de défense, il y a un accord pratiquement général dans les pays de l'Union, sauf l'Irlande et l'Autriche, pour dépenser davantage, compte tenu de la menace russe. Mais si l'on veut travailler ensemble, il faut d'abord s'entendre sur l'ennemi - l'ennemi nous a déclaré la guerre, en un sens, c'est donc assez facile -, mais s'entendre aussi sur la planification, sur la nature des forces dont on a besoin, sur la répartition de ces forces et du matériel entre nous, ainsi que sur le commandement de temps de paix et le commandement de temps de guerre et, naturellement, sur la commande des matériels et leur interopérabilité, le tout en précisant le rôle de l'OTAN à chacune de ces phases et en négociant avec les membres non-européens de l'OTAN, les États-Unis, mais aussi le Canada - on vote ici même sur le CETA8(*) aujourd'hui - et le Royaume-Uni.

Quatrième difficulté, cette nouvelle dimension n'enlève rien aux priorités actuelles de l'Union, comme la compétitivité de son économie et notamment l'efficacité de sa recherche, l'industrie spatiale et la double transition numérique et écologique. Avec ou sans l'Ukraine, dans la première ou dans la deuxième option, l'heure de vérité est venue pour le budget européen. Jusqu'à présent, un aspect est passé presque inaperçu, aussi bien des europhiles que des europhobes, sur la contradiction invraisemblable entre le pouvoir législatif normatif de l'Union européenne et le caractère dérisoire de ses moyens financiers. Nous prétendons conduire des politiques mondiales avec l'argent de pourboires ou d'aumônes, puisque le budget européen a été plafonné à 1 % du produit intérieur brut, alors que nos budgets nationaux dépassent, dans le cas de la France, 50 % du produit intérieur brut. L'heure de vérité est venue. Pour faire face aux conséquences de la pandémie, il a fallu décider un emprunt européen. Ainsi, un emprunt important de près de 800 milliards d'euros a été lancé. La question va se poser de savoir si on poursuit dans ce mode de financement ou si on en trouve d'autres. En tout cas, nous ne pourrons pas continuer à fonctionner avec un budget européen misérable et financé, pour l'essentiel, par des contributions des budgets nationaux.

Enfin, dernier défi, l'entrée d'une demi-douzaine, voire d'une dizaine de pays nouveaux, à brève échéance, exigera un nouveau traité. Cette fois-ci, on ne peut plus y échapper. Hélas, comme à chaque fois, on élargira avant de remettre de l'ordre dans la maison et avant d'approfondir. En tout cas, il faudra un nouveau traité, de la même manière que le Big Bang de l'année 2004 qui a vu entrer les pays d'Europe centrale a enfanté le Traité de Lisbonne. Il faudra alors prévoir un préalable. Tel qu'on l'énonce, cela paraît totalement impossible mais pourtant, sans ce préalable, il n'y aura pas de nouveau traité. :il faudra accepter que ce nouveau traité entre en vigueur dans les pays qui l'auront ratifié, une fois que sera atteint la ratification dans x % (70 %, 75 % ou 80 %) des États représentant y % de la population de ces pays. Sinon, sur les 27, 30 ou 33 pays, il y aura de toute façon toujours un pays qui dira non. En effet, sur le CETA qui s'applique depuis sept ans, on court même le risque que le Sénat français dise non9(*). Il faudra donc accepter d'engager une négociation de ce type, revenant au fond à l'image des cercles concentriques qu'évoquait le Premier Ministre. Parmi les sujets à traiter, il y aura la question du nombre de commissaires. C'est un sujet qui passionne beaucoup en France. Pour moi, cela n'a rigoureusement aucune importance, mais il est clairement idiot qu'il n'y ait qu'un seul commissaire par pays. Ce n'est pas le nombre des commissaires qui est gênant. Nous avons tous des gouvernements de quarante ministres. On ne comprend pas pourquoi une commission de quarante membres serait plus inefficace qu'un gouvernement de quarante membres ! Cette question semble assez facile à régler. En revanche, la question des droits de vote et de la répartition au sein du Parlement européen sera beaucoup plus difficile. Au sein du Parlement européen, depuis l'origine, les petits pays peu peuplés sont sur-représentés et les grands pays sous-représentés. En Allemagne, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe s'en est rendu compte et a allumé un signal orange. Quand on voudra modifier les traités, il est clair que l'on sera obligé de toucher à ce sujet, qui est tout à fait explosif.

En attendant, une fois dressée la liste de tous ces choix à faire et de toutes ces difficultés, et on a bien du mal à imaginer qu'en quelques années, nous soyons capables de les régler toutes : il faudra utiliser le traité de Lisbonne qui, malgré tous ses défauts, s'est révélé une boîte à outils assez riche. Ainsi, sa souplesse d'interprétation a permis de dépasser le Covid et la crise économique et pourra peut-être permettre aussi de résister à la Russie.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci beaucoup, Monsieur le Ministre. Nous allons à présent écouter Noëlle Lenoir. Madame la Ministre, vous avez débuté votre carrière comme haut fonctionnaire, dix ans d'abord au Sénat - vous êtes donc un peu chez vous ici -, puis à la commission nationale de l'informatique et des libertés. Vous êtes la première femme nommée au Conseil constitutionnel en 1992. Vous présidez parallèlement le Comité international de bioéthique et rejoignez le groupe européen d'éthique des sciences et des technologies nouvelles, qui conseille la Commission européenne pour légiférer en ces matières. Après ce premier contact avec la sphère européenne, vous devenez en 2002 ministre chargée des affaires européennes et le resterez deux ans, ce qui vous a amenée à créer un think tank, le Cercle des Européens, que vous présidez toujours, même si vous exercez dorénavant comme avocate. Votre action gouvernementale vous a conduite à participer à de nombreuses négociations avec les pays d'Europe centrale et orientale en voie d'accession à l'Union européenne, ainsi qu'au suivi du traité constitutionnel. À ce titre, nous vous proposons de nous présenter votre vision des craintes, espoirs et risques que représenterait un nouvel élargissement, au regard de l'élargissement advenu il y a vingt ans. À vous la parole.

Mme Noëlle Lenoir, ancienne ministre chargée des affaires européennes. - Monsieur le Président, Monsieur le Ministre, Madame la Sénatrice, cher Joachim, chers amis, tous les jeunes qui sont à l'écoute ont la chance de bénéficier de ces points de vue très divers. Je pense que votre génération a en héritage un bien précieux qui s'appelle l'Europe. C'est vous qui aurez à prendre des décisions politiques sur ce dont nous parlons aujourd'hui, par vos votes ou peut-être par vos participations plus étroites à la sphère politique nationale, européenne ou internationale. C'est donc à vous de jouer pour l'avenir, puisqu'en ce qui me concerne, comme je l'ai dit tout à l'heure, sans révéler mon état civil qui est couvert par le RGPD10(*), je suis une enfant de la guerre ou plutôt de l'après-guerre. Vous, vous êtes des enfants ou des jeunes de la guerre présente et de l'évolution de cette guerre, ce qui est extrêmement important et qui doit vous faire penser encore plus au rôle que vous avez à jouer au sein de l'Europe et pas seulement en tant que Français ou résidents de France.

Le sujet posé porte sur les craintes qui s'expriment. Sont-elles justifiées ? Est-ce que cet élargissement ou plutôt la relance du processus d'élargissement est une bonne chose ou pas ? Enfin, quelles sont les propositions que l'on peut faire ?

Je m'exprime en mon nom tout à fait personnel, mais la solution est de toute façon dictée par l'Histoire. Entre le non-élargissement et l'élargissement, c'est l'élargissement qui est le destin de l'Europe. De toute façon, si la France s'y opposait, ce qui, je crois comprendre, n'est pas le cas, cela n'aurait aucun effet, d'abord parce que nous avons décidé au Conseil européen de Thessalonique, en 2003, il y a vingt ans - j'y étais -, que les pays des Balkans occidentaux seraient reconnus candidats et accéderaient à l'Europe et que c'était un processus irréversible. Il y a donc une parole donnée.

Enfin, la relance de l'Europe, c'est évidemment la réaction ayant consisté, en quatre mois, sous présidence française, à reconnaître d'abord la candidature de l'Ukraine et de la Moldavie, puis, un an plus tard, celle de la Géorgie. C'est l'une des réponses face à cette guerre européenne, comme vient de le souligner Alain Lamassoure, puisqu'en dehors de l'aspect humanitaire et en dehors de l'aspect moral, ou plutôt immoral, de la guerre lancée par Vladimir Poutine, on ne peut pas imaginer la partition de l'Ukraine ni la défaite de l'Ukraine.

Pour reprendre ce qui a été dit tout à l'heure, on se trouve face à une guerre qui ressemble un peu à la guerre de 14-18. Même les guerres du Moyen-Orient impliquent des hôpitaux, des hélicoptères et un soutien aux populations civiles. Dans la présente, se déroulent des bombardements contre les populations civiles, sans aucune installation hospitalière digne de ce nom. Il se trouve certes quelques hôpitaux de campagne, créés d'ailleurs par la France et je suppose aussi par l'Allemagne, mais en réalité, ce que l'on sait de cette guerre est absolument épouvantable. Les jeunes soldats qui partent à la guerre sont opérés comme l'étaient ceux de 1914, avec des amputations quotidiennes. Nous, Européens, ne pouvons accepter, y compris à l'égard de notre rôle international, la défaite de l'Ukraine, du double point de vue de l'Ukraine et de l'Europe.

Cela étant dit, de quel élargissement s'agit-il ? Quelles sont les craintes justifiées ? Comment le conduire au mieux, à la fois de nos valeurs et de nos intérêts ? Je dirais d'abord qu'il y a deux élargissements, qui posent des sujets différents, à commencer par celui des Balkans occidentaux, qui comptent 20 millions d'habitants. Je ne suis pas sûre que dans cette salle, tous, à commencer par moi, connaissent par coeur les noms des six pays concernés ni peut-être ceux de leurs capitales !

L'autre élargissement concerne l'Ukraine, la Moldavie et la Géorgie, soit des pays qui sont en guerre, ou occupés par des forces étrangères, c'est-à-dire la Russie. Pour ce qui est de la Géorgie, cela se passe en Ossétie du Sud et en Abkhazie, dont les soldats russes ne se sont jamais retirés, contrairement aux promesses, aux traités et aux accords internationaux signés par V. Poutine, du temps de Nicolas Sarkozy. Pour ce qui est de la Moldavie, le conflit dit gelé de la Transnistrie a repris, avec des russophones qui penchent plutôt du côté de V. Poutine, représentant un grave risque de déstabilisation de ce petit pays.

Vous avez donc d'un côté des pays en guerre ou quasiment en guerre, occupés par des forces étrangères et, de l'autre côté, les six pays des Balkans occidentaux et la Turquie. S'agissant de ces six pays, je suis assez critique de la démarche européenne, qui a été extrêmement chaotique. On a d'abord accueilli la Slovénie en 2004, qui s'était dégagée prématurément de la guerre de Yougoslavie. La France a ensuite beaucoup poussé, ce à quoi j'étais très favorable, pour accueillir la Roumanie, qui ne faisait pas partie de l'ex-Yougoslavie, et la Bulgarie, ce qui a été une très bonne chose, même si ces pays, il faut l'avouer, n'étaient pas totalement prêts.

Nous Français ne l'étions peut-être pas non plus, au moment de l'accession, quand on regarde nos comptes. Nous avons ensuite accueilli la Croatie ce qui, à mon avis, a été quelque peu hypocrite. Pourquoi ? Parce que la Croatie avait rendu service au tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie, qui avait essentiellement été formé pour juger Miloeviæ. Ils ont livré un général, M. Gotovina, qui a été condamné par le tribunal à 24 ans de prison, puis les Américains ont sifflé la fin de la récréation, comme ils l'ont fait d'ailleurs après la dernière guerre mondiale. Un an plus tard, M. Gotovina a été acquitté, mais la Croatie était déjà entrée en Europe.

On a laissé la Serbie de côté. Je précise que je ne défends pas la Serbie d'aujourd'hui. J'ai assisté en 2003 à l'enterrement du Premier Ministre très europhile, qui a été assassiné. Certes, la Serbie est devenue un État ultranationaliste qui s'est fait totalement exclure du processus pour cette raison, mais le nationalisme est présent dans tous nos États, y compris démocratiques. On a ainsi transformé la Serbie en farouche partisan de V. Poutine. De la même manière que pour la Hongrie, d'où je reviens d'ailleurs, on ne peut pas ostraciser et donner des leçons à tous les pays, si l'on pense que ces pays sont européens. Il faut faire autrement. Pour l'instant, l'adhésion de la Serbie reste assez hypothétique, au moins pour le court terme.

J'en arrive à l'indépendance du Kosovo. Je ne serai pas seulement critique, parce que j'ai une vision très positive de l'élargissement, mais le Kosovo indépendant pose problème. M. George Bush nous a demandé de reconnaître l'indépendance du Kosovo, pour éviter soi-disant une guerre des Balkans. On a donc créé, sans justification, un État quasi-islamique, qui n'a aucun moyen de s'autogouverner et dont l'indépendance n'a pas été reconnue par cinq États membres de l'Union européenne. Je sais que Wilson a fait pire après la guerre de 1914, mais cela n'avait alors aucun sens, et cela n'a toujours aucun sens ; maintenant, le problème est entre les mains de l'Europe, qui est très divisée à cet égard.

On a parlé de la Bosnie-Herzégovine, qui a pendant très longtemps appartenu à l'empire austro-hongrois. C'est un pays où l'islamisme radical est assez présent et qui est composé d'un patchwork de populations, comme tous les autres pays de la région. De son côté, l'Albanie, qui est sortie du communisme, régime très autoritaire, est aussi un patchwork de populations, mais a quand même franchi des pas extrêmement importants.

Pour conclure, je considère que nous ne pouvons plus faire attendre les pays des Balkans occidentaux. En dehors du Kosovo et de la Serbie qui, pour des raisons différentes, ne sont sans doute pas prêts - ou en tout cas pas acceptables s'agissant du Kosovo, parce qu'on ne voit pas comment les cinq États membres qui ne reconnaissent pas cet État pourraient l'accueillir au sein de l'Europe -, cela suffit : ces pays ont attendu vingt ans. Il faut à présent relancer le processus et les accueillir, même s'ils ne sont pas totalement prêts, puisqu'aucun pays n'est totalement prêt. Soyons clairs : on n'est jamais sûr qu'un pays démocratique, même un pays fondateur, ne revienne jamais en arrière vers un régime autoritaire, voire davantage.

Je souhaite qu'il y ait beaucoup de relations entre les universités de ces pays et nous. Nous disposons de l'Office franco-allemand pour la jeunesse, qui est remarquable, qui a été un grand espoir et qui a très bien fonctionné. Il a peu à peu été mis en sommeil et il serait très pertinent de ranimer cet office, en élargissant son champ de vision géographique, pour que les jeunes se rencontrent. Il s'agirait de constituer une sorte d'Erasmus entre l'Office franco-allemand pour la jeunesse et les pays accédants.

Je mets de côté la Turquie. Quand j'étais au Gouvernement, le Président Chirac poussait beaucoup à l'accession de la Turquie. Je m'y oppose, pour des raisons purement inavouables et que je dirai quand même. Je pense que ce pays est très fortement influencé par les Frères musulmans. Nous ne sommes pas prêts à accueillir le régime de M. Erdogan, qui est très autoritaire et certes pas théocratique, mais qui a tout de même renoncé complètement à la laïcité qui figurait dans sa constitution. De plus, nous voyons à l'OTAN, dont la Turquie est membre depuis 1949, qu'elle est extrêmement ambivalente, puisqu'elle vient d'acheter des armes à la Russie tout en restant membre de l'OTAN. Je crois que la Turquie, qui ne souhaite d'ailleurs plus rejoindre l'Europe, a totalement instrumentalisé l'Europe pour solder la laïcité et prendre le pouvoir. Dès lors, je pense qu'il faut oublier pour l'instant l'entrée de la Turquie dans l'UE. Telle est mon opinion. En revanche, je suis favorable à l'entrée de l'Ukraine, aux conditions qui ont été exposées, avec le préalable d'aider l'Ukraine. L'Allemagne est aujourd'hui le deuxième ou le troisième fournisseur d'armes en Ukraine. La Suisse devrait lever ses réserves et la France constituer des stocks, puisqu'elle dispose d'une industrie de la défense extrêmement forte. Ce serait une bonne chose pour notre commerce international et pour la sécurité européenne, donc la sécurité française.

J'en viens brièvement aux craintes actuelles à l'égard d'un autre élargissement, qui sont surmontables. J'évoquerai ensuite les enseignements globaux à tirer, pour la France, de l'élargissement qui vient d'être relancé l'an dernier.

Les principales craintes sont connues : l'agriculture et l'Ukraine. Ces sujets sont gérables. D'ailleurs, avec ou sans élargissement, des mesures sont prises au moment où la France vit une crise agricole très profonde. Il y a aussi la question des différences culturelles et religieuses. Nous sommes un État laïque, tandis que d'autres ne le sont pas. Or il faudra vivre une Europe avec une coexistence des religions. C'est pour cette raison que je suis très favorable à la laïcité. Je suis d'ailleurs une repentie en ce qui concerne le refus d'introduire dans la charte des droits fondamentaux les racines judéo-chrétiennes. Je suis aussi une repentie pour l'intégration de la charte dans les traités. J'étais enthousiaste au départ et je ne le suis plus du tout. Je pense que cela a aussi à voir avec l'élargissement et je vous dirai pourquoi.

Sur le plan institutionnel, l'Europe ne fonctionne certes pas parfaitement, mais elle ne fonctionne pas non plus trop mal. Sur ce point, j'exprimerais une petite nuance d'opinion par rapport à mon ami Alain Lamassoure, ce qui est normal dans une démocratie. Je pense qu'il faut oublier l'idée d'un traité. La France ne le ratifierait pas. Les référendums n'y sont pas obligatoires pour ratifier les traités européens, contrairement à l'Irlande, par exemple. En France, les référendums ne marchent pas. Nous avons initié la Communauté européenne de défense, avant de voter contre. De même, nous avons initié avec l'Allemagne le traité constitutionnel européen, avant de voter contre. Nous avons trahi notre parole.

Je souhaite ajouter deux autres éléments. Premièrement, je pense que le mécanisme d'adhésion, consistant à aider les pays à construire un État, fonctionne très bien. C'est une formation extraordinaire pour les administrations concernées. Je ne me fais aucun souci sur la capacité, même de la Bosnie-Herzégovine, de s'adapter à ce nouveau cadre étatique, même si elle ne sera pas tout à fait prête. Elle continuera néanmoins sa préparation et son acculturation au sein de l'Europe.

Je salue l'arrivée de M. le Président du Sénat, qui nous fait le très grand honneur d'être parmi nous. J'en viens pour conclure aux changements. J'estime tout d'abord que la France doit se réapproprier le sujet européen. La classe politique française, dans le contexte de l'euroscepticisme, doit se réapproprier l'Europe qu'elle a construite, qu'elle a voulue. Sans la France, l'Europe n'existerait pas ! Or notre système politique est totalement antinomique. L'Europe est fédérale, nous ne le sommes pas. L'Europe est fondée sur un système quasi parlementaire. Nous en avons un, sans qu'il se compare toutefois aux systèmes des autres États européens. L'Europe, fonctionner sur le compromis, parfois un peu bancal, tandis que la France pratique le conflit permanent. L'Europe, c'est le libéralisme économique. On ne l'a toujours pas digéré, car nous sommes plus étatistes que véritablement libéraux. Enfin, l'Europe ne connaît pas la laïcité mais connaît, au contraire, le concept de minorité ethnique ou religieuse, qui est totalement étranger à notre culture.

Enfin, c'est en comprenant les pays qui vont devenir nos voisins ou qui le sont déjà, c'est en allant vers eux, en mettant de côté une certaine arrogance que nos gouvernants peuvent parfois manifester, en développant la diplomatie parlementaire qui est une façon de nouer des liens entre sociétés civiles en dehors de tout imperium français, que la France a une carte formidable à jouer. Elle a construit l'Europe et doit refuser un certain déclin de son influence au niveau de l'Europe, car celle-ci ne se fera pas sans elle. Il faut donc gagner cette guerre, afin que la France retrouve en Europe une place de leader et que le pilote franco-allemand, j'y crois encore, accompagne ce futur élargissement. Enfin, tout cela ne doit pas se faire au détriment de notre identité nationale. Nous sommes ici au coeur de notre identité nationale, que nous ne perdrons jamais.

M. Jean-François Rapin, président. - Je salue à mon tour Gérard Larcher, le Président du Sénat. Je propose à présent de passer la parole à Marta de Cidrac.

Mme Marta de Cidrac- Merci, Monsieur le Président et merci à nos intervenants. C'était passionnant. J'ai écouté avec beaucoup d'intérêt toutes les interventions de ce matin. Il manque toutefois une dimension : je souhaite vous interroger sur le volet démographique de l'élargissement. Mme Lenoir l'a rappelé, de nouveaux Européens viendraient nous rejoindre. En considérant les Balkans, cela représente environ 18 millions d'habitants, et au total 65 millions d'habitants en y ajoutant l'Ukraine et la Moldavie. Avec le Brexit, 67 millions d'Européens nous ont quittés. Il s'agit d'une masse démographique quasi équivalente mais elle représenterait 10 % de la puissance économique britannique du Royaume-Uni, lorsqu'il a quitté l'Union européenne.

Au-delà de cette question, il faut rappeler que nous sortons d'un moment qui n'est pas tout à fait neutre, celui de la réélection de Vladimir Poutine. En effet, on parle beaucoup de la Russie, mais c'est surtout V. Poutine qui nous fait peur, lui qui a entraîné la Russie dans la voie inacceptable et innommable de la guerre contre l'Ukraine. Il faut que nous soyons parfaitement solidaires là-dessus. Étudions la liste des États qui l'ont félicité, ceux qui se sont abstenus et ceux qui l'ont critiqué. En tenant compte de la part démographique de ces pays sur notre planète, il apparaît que les États qui le critiquent ne représentent qu'environ 16 % de la population mondiale. Cela m'interroge. Mais ces 16 % de la population mondiale représentent 60 % du PIB mondial. J'aurais souhaité vous entendre également là-dessus, ainsi que sur le dépeuplement en cours dans les Balkans : ces dernières années ont vu beaucoup de départs des pays des Balkans vers d'autres pays, notamment de personnes jeunes, mais ces personnes revenaient ensuite, or dorénavant, ces jeunes s'implantent ailleurs mais ne reviennent plus, ce qui interroge beaucoup. Quelle est votre analyse à ce sujet ?

Mme Noëlle Lenoir. - Votre question est très intéressante. Je reconnais qu'une masse de 500 millions d'habitants apparaît certes limitée par rapport à la Chine ou l'Inde, mais elle reste tout de même une force démographique. C'est notamment le cas en comparaison avec les Américains, qui sont moins nombreux, et avec les Russes dont la capacité de nuisance est sans rapport avec le déclin démographique. Je vais à présent évoquer un sujet politiquement incorrect, mais le Sénat reste un lieu d'expression. Je pense que la désagrégation de l'Europe reposera davantage sur l'absence de maîtrise des flux migratoires, plus que sur une démographie insuffisante. L'Europe reste un ensemble démocratique, qui fonctionne selon des règles communes. Ces règles communes doivent transcender les différences nationales, religieuses et ethniques. L'élargissement peut être une aubaine ou se révéler au contraire défavorable, puisqu'il agrandira nos frontières avec la Russie, du fait de l'intégration de l'Ukraine. En tout cas, l'Europe ne peut pas être le continent où l'on vient s'installer pour chercher le bonheur, sans s'y intégrer. Pour moi, c'est un mirage d'estimer qu'on a besoin d'énormément d'apports extérieurs pour maintenir notre force dans le monde. À mon sens, la force, c'est d'abord l'armée et la capacité de la mobiliser, ainsi que le niveau technologique et une certaine forme d'indépendance technologique. Plus que la démographie, c'est là-dessus que reposera notre force.

M. Alain Lamassoure. - La question de la sénatrice est une excellente question. Je formulerai un double commentaire. En premier lieu, les valeurs que nous pratiquons et que nous avons inscrites dans la Charte européenne des droits fondamentaux sont les valeurs universelles. Elles figurent à la Charte de l'ONU. Les 193 États qui existent aujourd'hui sur la planète ont tous signé et ratifié cette Charte. Des pays tels que la Chine, la Russie ou la Turquie disent parfois ce que sont les valeurs occidentales, et non les leurs, mais ils ne proposent pas d'autre modèle. En dehors de la Turquie, personne ne rêve d'être Turc. En dehors de la Russie, personne ne rêve d'être Russe, alors que, pendant la Guerre froide, une forte proportion de Français rêvait d'être soumise à un régime aussi favorable que celui de l'Union soviétique. Soyons fiers de nos valeurs universelles ! Ce sont les seules qui peuvent être acceptées, pas forcément par les gouvernements de pays tyranniques, mais par les 8 milliards de personnes sur la planète.

J'en arrive à la démographie - et je m'adresse ici plus particulièrement aux jeunes, car ce sera votre grand défi. Sur le long terme, la Russie n'est pas du tout le principal problème. Démographiquement, ce pays est en voie de disparition, comme d'ailleurs la Chine un peu plus tard. Sur le long terme, c'est-à-dire sur la deuxième moitié du XXIème siècle, la croissance démographique sera en Inde et en Afrique. Quand mon père est né, un être humain sur cinq était Européen. De façon relative, l'Europe était extraordinairement peuplée. Un être humain sur vingt était Africain. Selon les moeurs de l'époque, l'Europe a colonisé l'Afrique, en trouvant cela tout à fait normal. Quand mon fils aîné aura l'âge que j'ai aujourd'hui - il a vingt-cinq ans de moins que moi -, un être humain sur cinq sera Africain et un être humain sur vingt sera Européen. Dès lors, pour éviter le risque qu'a évoqué Noëlle Lenoir à juste titre, la responsabilité de votre génération sera de faire preuve d'autant d'imagination et d'autant de courage politique qu'en ont eu les Pères fondateurs pour réconcilier les pays européens au sein de l'Union européenne. La grande tâche de votre génération sera de concevoir avec les Africains un mode de coopération, une charte de vie en commun, un système politique dans lequel nous pourrons apporter la sagesse du Vieux Continent, notre art de défendre des valeurs universelles, notre système juridique, notre art de réconcilier des peuples qui étaient irréconciliables, tandis qu'ils apporteront leur jeunesse, leur créativité ou leur inventivité, en limitant, bien entendu, les inconvénients que ces relations comporteront.

M. Joachim Bitterlich. - Je formulerai deux remarques et poserai une question. Quand on examine de manière plus profonde les valeurs universelles, on constate que nous avons en réalité différentes valeurs et différentes compréhensions de ces valeurs en Europe. Noëlle Lenoir a mentionné la laïcité. Elle a évoqué les Frères musulmans en Turquie. Or nous connaissons un phénomène du même genre en France. Je trouve que cet aspect reste sous-estimé. Je me demande toujours quel est le bon régime pour nous tous. Est-ce le régime allemand des concordats ou le régime français de la laïcité ? Cela mérite débat, mais je pense que nos idées à cet égard ne sont pas exportables. « Les autres ne pensent pas comme nous », selon le titre qu'a donné Maurice Gourdault-Montagne à ses mémoires. Cela mérite réflexion.

L'autre question est celle du budget. Cher Alain, tu as mentionné l'emprunt de 800 milliards d'euros. J'ai constaté une grande réticence de ceux que l'on appelle les « frugaux » à son égard. Je n'envisage pas qu'un gouvernement allemand, qu'il soit de droite ou de gauche, ait le courage de retenter cet exercice face à la Cour constitutionnelle de Karlsruhe. Pour ma part, je suis touché par un double aspect. Chaque année, et 2023 en est un exemple très clair, environ 300 milliards à 400 milliards d'euros partent de notre épargne européenne en direction des Etats-Unis. Comment attirer ces capitaux pour qu'ils soient placés en Europe ? J'y vois une marque de la nécessité absolue d'accomplir ce que j'appelle le marché intérieur financier des capitaux. D'ailleurs, certains amis américains ne comprennent pas du tout pourquoi nous n'en avons pas créé un jusqu'à présent en Europe, comme ils l'ont fait avec la FED et les systèmes liés. C'est une piste à conserver à l'esprit, mais j'ai l'idée d'une voie plus simple encore : la Banque Européenne d'Investissement, qui d'ailleurs n'aime pas se mêler du financement de la défense mais qui devrait rapidement changer sa position à ce sujet, a investi en 2023 environ 90 milliards d'euros dans les États européens. 10 % de cet argent et 10 % des investissements de nos grandes banques étatiques en France, en Allemagne, en Italie ou en Espagne permettraient d'obtenir rapidement les 100 milliards que Thierry Breton demande pour des financements additifs européens. Réfléchissez aussi, s'il vous plaît, à d'autres ressources budgétaires que celles auxquelles on pense normalement.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci pour ces réflexions. Avant d'entendre le Président Larcher, je propose qu'un ou deux étudiants posent une question.

Un auditeur - Monsieur le Ministre, Madame la Ministre, merci pour vos interventions. Je tâcherai de lier ce que Mme la Ministre a pu dire en première session avec ce que M. le Ministre a dit tout à l'heure, pour en faire ressortir une seule question. Madame la Ministre, vous aviez, lors de la première session de ce matin, évoqué l'éloignement des citoyens européens et des institutions de l'Union européenne. La résurgence et le maintien des histoires nationales ont également été mentionnés, ainsi que la montée du populisme et des nationalismes. Par la suite, Monsieur le Ministre, vous avez fait part de votre point de vue en faveur d'un élargissement à l'Ukraine, et ce, dans un délai plus court que prévu pour les autres pays. N'y a-t-il pas un risque majeur à considérer une intégration accélérée de l'Ukraine qui, en ce moment, mobilise le nationalisme pour faire face à l'invasion russe et à l'agression russe ? N'est-ce pas précipité pour la consolidation de l'Union européenne, de faire place à ces nationalismes ? N'est-ce pas introduire un risque en germe dans l'Union européenne ?

Mme Noëlle Lenoir. - Vous avez raison de rappeler que « le nationalisme, c'est la guerre ». Je crois que c'est François Mitterrand qui a dit cela. C'est vrai que l'Europe s'est construite sur le rejet des nationalismes, qui avaient conduit à des guerres européennes fratricides, jusqu'à la dernière guerre mondiale. Cela dit, il faut comprendre le nationalisme dans des pays qui se débarrassent de certains régimes comme le communisme. L'éclatement de la Yougoslavie a été le retour du nationalisme, parce qu'il n'y avait pas d'alternative. Quand vous vivez sous un régime extrêmement autoritaire, où la société civile n'a absolument plus d'espace de liberté et de mouvement, on chercher une autre façon de cimenter la société. Il faut comprendre que c'est une période de transition pour ces États. Finalement, l'Ukraine est sauvée par son nationalisme. Sans lui, comment enverrait-elle ses enfants dans des conditions aussi périlleuses, avec une dissymétrie aussi forte avec les forces russes, pour lesquelles la vie ne compte pas ? Il ne faut pas oublier que Staline a mené une guerre épouvantable, la Seconde Guerre mondiale, qui a causé près de 30 millions de morts du côté russe. V. Poutine est prêt à faire la même chose. Il est prêt à envoyer à la mort une bonne partie de ses jeunes, sans absolument aucun état d'âme. Il ne faut pas craindre ce passage nationaliste dans ces pays. Il faut néanmoins éviter en effet que cela ait un retentissement chez nous. La lutte contre l'euroscepticisme, qui doit être une cause commune de tous les États européens, doit passer par les jeunes et par la connaissance que nous avons des uns et des autres. Les Hongrois sont très nationalistes. Nous-mêmes le sommes quelque peu : une certaine forme du gaullisme consiste aussi à retrouver son identité nationale. L'ultra-nationalisme en tant que besoin de faire des conquêtes à l'extérieur, d'imposer ses vues et d'avoir une politique d'expansion coloniale n'est pas du bon nationalisme, mais il faut quand même laisser place, y compris en Europe, à une forme de défense de son identité nationale. Être Texan ou être New Yorkais, ce n'est pas du tout la même chose. C'est cela aussi, l'Europe, et il faut l'accepter. À mon avis, c'est même une richesse et une protection pour le citoyen que d'avoir une forte identité nationale et d'avoir le sentiment qu'il ne va pas la perdre, même au sein de l'Europe.

M. Alain Lamassoure. - Je dirai la même chose, à ma manière. Je ne sais plus quel homme politique avait déclaré : « le patriotisme, c'est l'amour des siens, le nationalisme, c'est la haine des autres ». Or nous sommes tous des patriotes. En outre, s'il y a un peuple à qui on ne peut pas faire le reproche d'être nationaliste, c'est l'Ukraine. Ce n'est pas l'Ukraine qui a attaqué la Russie. C'est la Russie qui a attaqué l'Ukraine. En outre, pourquoi est-ce que la Russie a attaqué l'Ukraine ? Parce que les relations entre ces peuples, les relations historiques, culturelles et en partie religieuses sont telles, que si un système démocratique à l'européenne s'installait durablement à Kiev, le risque de contagion serait considérable. La contagion est vécue comme un risque par les dirigeants du Kremlin. Pour eux, c'est inacceptable. C'est pour cette raison que V. Poutine a eu recours à la force. Si nous ne sommes pas capables d'aider les Ukrainiens et de les accueillir dans la famille européenne, cela veut dire que nous ne sommes pas capables de défendre nos valeurs et de nous battre pour elles. Le défi de l'entrée de l'Ukraine dans l'UE ne tient pas du tout au nationalisme ukrainien. La question est de savoir si nous considérons qu'il faut mettre un coup d'arrêt aux prétentions hégémoniques du pouvoir russe ou laisser faire, parce que ce sont des peuples vivant à l'Est, loin de nous et que cela nous serait égal ! Ce n'est pas possible. Je reprends ce que je disais tout à l'heure sur les agneaux et les loups. Nous sommes convaincus que nous vivons dans un monde d'agneaux, et qu'une espèce de fou s'agitait tout à coup, à Moscou. Ce n'est pas du tout cela. Mme la Sénatrice disait qu'il y a un problème V. Poutine en Russie. Ce n'est pas simplement V. Poutine. Qui le remplacera ? Je ne sais pas, mais le système demeurera. Je vous invite à relire le long télégramme - c'est sous ce nom qu'il est resté dans l'Histoire - que le diplomate américain George Kennan a envoyé aux États-Unis pour décrire en 1946 le système soviétique sous Staline. Il est disponible sur Google et compte 30 pages. Écrit en anglais, il est très facile à lire. Changez simplement deux mots, URSS et Staline, que vous remplacez par Russie et V. Poutine, le système est exactement le même. Bien entendu, nous souhaitons tous que la Russie, le plus tôt possible, reprenne sa marche vers la démocratie, qu'elle avait entreprise quelque peu dans les années 90. En attendant, c'est la lutte du totalitarisme militariste hégémonique contre les valeurs occidentales. Nous avons la chance de ne pas être obligés, pour le moment, d'aller nous faire tuer sur ce front-là où d'autres se font tuer pour nous. Oui, c'est une chance, en quelque sorte.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci beaucoup, Monsieur le Ministre et Madame la Ministre. Je vous propose maintenant que le Président Larcher, que je remercie d'être venu conclure cette table ronde de très haut niveau, prenne la parole.

M. Gérard Larcher, président du Sénat. - Madame la Ministre, chère Noëlle Lenoir, Monsieur le Ministre, cher Alain Lamassoure, Monsieur l'Ambassadeur, je vous ai entendu sur le budget et les transferts d'investissement et de capitaux avec beaucoup d'intérêt.

Monsieur le Président de la commission des affaires européennes, mes chers collègues, et vous tous, notamment étudiants, qui êtes ici présents, le Sénat n'a pas attendu l'approche des élections européennes pour se saisir d'un certain nombre d'enjeux parmi les plus sensibles. Je reviendrai sur la question de l'élargissement, indissociable de celle de la réforme. C'est, me semble-t-il, l'un des défis majeurs. La commission des affaires européennes du Sénat joue à cet égard tout son rôle, et je l'en remercie.

Vos débats ont fait suite à une série d'auditions organisées depuis le début de cette session parlementaire. Ils ont permis de poursuivre et d'approfondir méthodiquement ce travail de réflexion qui interroge le temps long de notre action publique, en ouvrant une sorte de réflexion prospective.

Nous vivons, assurément, une accélération de l'Histoire. L'agression russe contre l'Ukraine a marqué un basculement géopolitique majeur, même s'il se fait sur des constantes de la Russie et, précédemment, de l'Union soviétique. À la guerre froide et aux conflits dits « gelés » a succédé une attaque sans précédent contre les intérêts et les valeurs fondatrices de l'Union européenne. Je partage ce constat. C'est que j'ai exprimé, et vous étiez présent, cher Jean-François Rapin, devant la Rada ukrainienne réunie en assemblée plénière.

Le Conseil européen des 14 et 15 décembre derniers a acté l'ouverture des négociations d'adhésion avec l'Ukraine et la Moldavie, et octroyé à la Géorgie le statut de candidat. Sans présager de l'avenir, on peut constater que les défis concernant l'Ukraine, la Moldavie, et de façon quelque peu différente la Géorgie, ainsi que les problématiques qui y sont associées, sont considérables. Je vais y revenir. Le combat pour les valeurs, que l'on vient d'évoquer, est naturellement essentiel.

Le Conseil européen de décembre a parallèlement réaffirmé les perspectives d'adhésion des Balkans occidentaux, qui peuvent désormais être accélérées - nous constatons cependant combien ces procédures demeurent semées d'embûches et à quel point la question de leur synchronisation, au-delà des efforts restant à accomplir, est sensible.

Quelles que soient les différences d'approches qui ont pu être exprimées, l'élargissement apparaît incontestablement comme un investissement géostratégique dans la paix, dans la sécurité, dans la stabilité. Mais l'élargissement ne pourra porter ses fruits sans une réforme pressante, profonde, exigeante du fonctionnement de l'Union européenne, avec ou sans révision des traités. Ne présumons pas de nos forces dans les révisions des traités, Alain Lamassoure et moi-même en avons quelques souvenirs... Cette réforme déterminera à la fois les ambitions de l'UE et les moyens qu'elle se donne pour les atteindre.

L'Union européenne attend des pays candidats, de toute évidence, des réformes afin que puissent se concrétiser leurs perspectives d'adhésion : il s'agit pour ces pays de se mettre à niveau sur l'acquis communautaire, de consolider l'État de droit selon les valeurs universelles qui viennent d'être évoquées et d'ajuster leur régulation économique selon les critères dits de Copenhague.

Mais cette dynamique ne peut s'envisager sans un mouvement, concomitant et transversal, de réforme des politiques et des institutions de l'Union européenne. Nous ne pourrons faire l'économie d'une telle réforme, pour passer de 27 à plus de 30 voire 35 Émembres demain. C'est cette réforme qui déterminera le quatrième critère de Copenhague, trop souvent passé sous silence : la capacité d'absorption de l'Union européenne, comme vous l'avez dit cher Jean-François Rapin ; c'est un peu comme la capacité d'absorption des intercommunalités quand elles grandissent, et je n'évoque pas seulement le Pays Basque, cher Alain Lamassoure, mais c'est une réalité. La notion de capacité d'absorption me semble extrêmement importante. Le Sénat doit pouvoir apporter sa force de réflexion, de prospective et d'expérience à ce propos. Il faut d'ailleurs multiplier, à ce sujet notamment, les échanges avec les autres parlements nationaux - nous l'évoquions hier avec Jean-François Rapin. C'est la seule manière de procéder, parce que je crois aux identités, je crois aux peuples qui ne sont pas le contraire de ce que nous devons construire tous ensemble. Ce sont les peuples d'Europe et les parlements qui, le jour venu, ratifieront et décideront d'élargir ou non l'Union européenne, et jusqu'où.

Quel que soit le contexte géopolitique, ce sont nos peuples, nos parlements, qui devront faire le choix d'intégrer ces pays qui relevaient jusqu'à il y a peu de temps de la politique de voisinage. Ce n'est pas la même chose de relever de la politique de voisinage ou du statut de candidat, puis de celui de membre plein de l'Union. Cette politique de voisinage fait de certains de ces pays des marches et autant d'espaces de transition entre l'Union européenne et ses puissants voisins. Ce choix doit être éclairé.

L'Europe, consciente de ses vulnérabilités et de ses dépendances, peut, une fois élargie, devenir plus grande, plus autonome et plus souveraine. À condition de réviser son fonctionnement institutionnel et ses politiques. Elle a déjà démontré sa capacité à évoluer, non seulement dans sa vision géopolitique mais aussi quant au contenu de ses politiques, comme le montre la toute récente proposition de révision de la politique agricole commune, par exemple : en effet, sous l'effet de la crise et de l'agression russe contre l'Ukraine, on a bouleversé un certain nombre de nos concepts majeurs. Je ne ferai qu'évoquer aussi, Monsieur l'Ambassadeur, le concept énergétique, mais c'est une réalité que la France et l'Allemagne doivent aborder de manière très claire.

L'Union européenne est donc à l'heure de choix décisifs. C'est même le sens de la construction européenne qui me paraît en jeu.

Comme l'a écrit Édouard Balladur, qui a ouvert votre matinée, après le précédent élargissement, il faut « penser l'Europe autrement », en conservant l'inspiration fondatrice de Robert Schuman, celle des « solidarités concrètes » et graduelles, deux mots qui trouvent pleinement leur sens, qui engagent chacun de nos peuples les uns envers les autres.

La progressivité de l'adhésion, par l'octroi successif du bénéfice des politiques européennes, est de mon point de vue une piste trop peu explorée.

Je vous invite également à méditer la contribution sans faux-semblants du même Edouard Balladur sur l'Europe et notre souveraineté, appelant à une réorganisation en profondeur de l'Europe.

L'axe franco-allemand, face à ces enjeux, demeure central. Il est malmené depuis trop longtemps. Malgré les vicissitudes, nous travaillons à le conforter, à travers nos contacts réguliers avec le Bundesrat, mais aussi au sein du triangle de Weimar avec les Polonais et les Allemands. Nous le dynamisons au plan parlementaire.

J'ai entendu l'appel de Noëlle Lenoir tout à l'heure. Il faut que la France s'engage plus pour l'Europe.

Voilà ce que je pouvais vous proposer comme réflexions, en arrivant en fin de matinée, un peu comme les carabiniers... J'ai néanmoins pu entendre quelques-uns des échanges. Face aux peurs, aux craintes et aux espérances, la question démographique sera effectivement une question majeure. Je le pense pour les temps qui viennent. J'ai bien entendu les chiffres que donnait Alain Lamassoure. Je me rendrai en Afrique la semaine prochaine, avec laquelle nous avons trop perdu de contacts et de relations, les uns et les autres. Nous ne les vivons parfois qu'au travers de difficultés. La question migratoire est majeure pour l'Europe. Il faut transformer ce sujet de préoccupation et de doute en quelque chose de différent. C'est ce que proposait Alain Lamassoure. Encore faut-il que nous ayons ces contacts et ces échanges.

Jean Monnet, qui repose à proximité de Rambouillet, dans mon département, disait : « Faire l'Europe, c'est faire la paix ». Je crois que cela reste vraiment l'un des enjeux d'aujourd'hui. Merci d'avoir contribué aux réflexions du Sénat et à l'échange avec une génération nouvelle qui aura à relever ce défi. Nous sommes les héritiers directs des Pères fondateurs, avec de vrais débats qui nous ont parfois divisés sur quelques traités. Au fond, après ce que nous avons construit, je crois qu'il y a une nouvelle étape à bâtir dans les temps qui viennent, qui vous appartient en premier lieu. Merci à tous !

M. Jean-François Rapin, président. - Je vous propose de conclure cette matinée riche, mais finalement trop courte pour évoquer tous les enjeux de l'élargissement. Nous y reviendrons donc. Comme le Président Larcher l'a souligné, nous avons en effet engagé un travail de longue haleine sur l'élargissement. Comme je l'ai dit en préambule, je trouve que ce sujet n'est pas assez au coeur de nos réflexions et débats. Il n'est même pas au coeur de la campagne électorale européenne actuelle. C'est notre responsabilité d'être plus vigilants, notamment sur les modes de scrutin ou sur la façon de mieux intégrer nos populations et nos citoyens à cette réelle vie européenne, sans parler - j'insiste - de fédéralisme. Cela pourrait être l'un des enjeux et l'un des combats politiques de demain, sur la vision que l'on peut porter de l'Europe. Je crois que l'Europe, constituée de plusieurs nations, est vraiment le modèle dont on peut rêver. En tout cas, c'est ce pour quoi elle a été construite.

J'espère que ces échanges ont intéressé les étudiants. Les sénateurs étaient moins présents, du fait du débat et du vote concomitants en séance, mais il était difficile de revenir sur la date fixée pour notre rencontre, du fait du panel de personnalités de haut niveau constitué pour cette table ronde. Merci à tous. Merci encore, Monsieur le Président, d'être venu conclure cette matinée, ce qui marque l'importance que le Sénat accorde à la dimension européenne de ses travaux.

La réunion est close à 12 heures 25.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.


* 1 Paris, Gallimard, 2012

* 2 L'Europe enfla si bien qu'elle creva, De 27 à 36 États ? Paris, Tallandier, 2024

* 3 M. Alain Lamassoure, cf. infra, p.

* 4 Commission européenne, Communication sur les réformes et le réexamen des politiques préalables à l'élargissement, COM(2024)146 final

* 5 Cf. EuropaNova - Conclave

* 6 Schuman Papers n°731

* 7 47 depuis que la Russie en a été exclue le 16 mars 2022

* 8 Le Comprehensive Economic and Trade Agreement (CETA) ou Accord économique et commercial global (AECG est un accord commercial bilatéral de libre-échange entre l'Union européenne et ses États membres d'une part et le Canada d'autre part.

* 9 Le 21 mars 2024, en séance publique, le Sénat a supprimé (par 211 voix contre 44) l'article 1er du projet de loi qui entendait autoriser la ratification de l'AECG/CETA, et a adopté l'article 2 qui autorise la ratification de l'accord de partenariat stratégique (APS).

* 10 Règlement général sur la protection des données