Lundi 18 mars 2024
- Présidence de M. Jérôme Durain, président -
La réunion est ouverte à 14 h 30.
Audition de M. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale
M. Jérôme Durain, président. - Nous commençons nos travaux de ce jour avec l'audition de M. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale, que nous entendons pour la seconde fois.
Monsieur le directeur général, je suis tenu de vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Frédéric Veaux prête serment.
M. Jérôme Durain, président. - Alors que le narcotrafic est une fois de plus au coeur de l'actualité - Rennes, puis Dijon ont été touchées par des fusillades liées au trafic de stupéfiants ; de nombreux événements se déroulent également à Marseille -, je tiens avant tout à saluer l'engagement et le courage des forces de l'ordre mobilisées face au narcotrafic et à leur exprimer notre gratitude.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Je me joins bien sûr à M. le président : nous avons pu rencontrer des agents absolument remarquables, personnellement très impliqués dans leur action et animés d'un sens aigu de la recherche pour lutter contre le narcotrafic.
Je souhaite ouvrir cet échange en abordant la question du renseignement.
À ce titre, nous avons dressé deux constats. Premièrement, au sein des services de la police nationale, les informations ne circulent pas de manière fluide : souvent, les échanges procèdent d'initiatives personnelles, sans organisation très structurée. Deuxièmement, nous avons été frappés par la difficulté résultant des différences de nature entre le renseignement criminel, d'une part, et le renseignement administratif, de l'autre. À cet égard, la fluidité de l'information pourrait être, selon nous, nettement améliorée.
Quelle différence faites-vous entre le recueil de renseignements et l'obtention d'indices destinés à nourrir une enquête judiciaire ?
M. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale. - Permettez-moi de vous remercier des propos que vous avez adressés aux fonctionnaires de police qui luttent contre les trafics de stupéfiants. Je vous le disais lors de ma première audition, je connais l'exigence de cette mission pour l'avoir exercée moi-même. C'est une activité qui nécessite une présence considérable, une réactivité sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Pour d'autres types d'infractions, on peut anticiper un tant soit peu la manière dont on va travailler ; ce n'est pas le cas de la lutte contre le trafic de stupéfiants. Vous devez vous adapter sans cesse à l'activité des trafiquants et réagir immédiatement lorsque des informations sont portées à votre connaissance.
Le renseignement ne circule peut-être pas de manière aussi fluide que nous pourrions l'espérer, mais nous avons fait en sorte de l'organiser, de le structurer : à cette fin, nous avons créé les cellules de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross).
Ces instances ne sont bien sûr pas encore parfaites, mais nous travaillons à les améliorer. Aux niveaux départemental, régional, zonal ou national, elles permettent de procéder au partage de l'information, que ce soit pour enrichir une enquête conduite par tel ou tel service ou dans un souci de déconfliction. En effet, il faut éviter que plusieurs services ne ciblent en parallèle le même objectif, ne travaillent sur le même trafic : il s'agit, ce faisant, d'éviter les déperditions de moyens ou les risques de télescopage. Il ne faudrait pas qu'une enquête nuise à une autre. Aujourd'hui, les Cross doivent notamment empêcher les situations que vous avez pu évoquer.
Par ailleurs - je l'ai vécu à titre personnel -, étant donné l'exigence de discrétion entourant certaines enquêtes, le partage des informations doit parfois être extrêmement limité et encadré.
Quand j'étais chef de la division des stupéfiants et du proxénétisme à Marseille, nous devions faire face, entre autres, aux risques de corruption d'agents des divers services. Je sais que votre commission d'enquête a connaissance de ces risques. Il est évident que, pour certains dossiers extrêmement sensibles, le meilleur moyen d'assurer la discrétion des investigations conduites, c'est de n'en informer que celles et ceux qui ont à en connaître. Il n'est pas judicieux d'en faire un sujet d'échanges très larges, que ce soit au sein du service ou avec d'autres services. À la brigade des stups de Marseille, quand un groupe était sur une affaire sensible, on ne partageait pas l'information relative à ce dossier avec les autres groupes du service. L'exigence de discrétion était absolue.
Je ne pense pas que ce soit un handicap à la conduite de l'action contre les trafics de stupéfiants. En effet, on ne manque pas de renseignements en la matière. Ces derniers sont même extrêmement nombreux. La difficulté, pour les services, c'est plutôt de traiter l'ensemble des informations portées à leur connaissance et de les prioriser.
Vous m'interrogez sur la différence entre renseignement judiciaire et renseignement administratif. La difficulté que rencontrent les officiers de police judiciaire (OPJ) tient au fait qu'ils ont l'obligation, lorsqu'ils ont connaissance d'une information, de la transmettre immédiatement au procureur de la République. Dans la mission de police judiciaire, la notion de renseignement administratif reste finalement assez marginale par rapport à celle de renseignement judiciaire.
Nous sommes donc face à une question d'appréciation. Lorsqu'il dispose d'un renseignement, communiqué par exemple par un informateur, l'officier de police judiciaire peut décider d'en faire un renseignement judiciaire et de le porter à la connaissance du procureur de la République, pour qu'une enquête soit engagée ou pour enrichir une enquête en cours. L'exercice est particulièrement difficile, mais c'est un domaine que la police nationale ne doit pas négliger. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la direction nationale du renseignement territorial (DNRT) investit de plus en plus le terrain de la lutte contre les trafics de stupéfiants, que ce soit sous l'angle de l'analyse stratégique ou sous l'angle de la recherche du renseignement opérationnel. C'est également vrai de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) : le ministre de l'intérieur et des outre-mer lui a demandé de s'investir davantage sur tous les sujets touchant à la lutte contre les trafics de stupéfiants.
Face à la quantité d'informations judiciaires disponibles et de renseignements que l'on peut être appelé à recueillir sur un mode administratif, à quel moment et de quelle manière assure-t-on le recoupement de l'ensemble des données ?
La mémoire humaine a ses limites ; les fonctionnaires peuvent changer d'affectation. Une des grandes attentes des enquêteurs est donc de disposer d'une base de données relative à la criminalité organisée ou au trafic de stupéfiants, où l'on pourrait stocker toutes les informations recueillies dans les enquêtes judiciaires et les renseignements d'ordre administratif. Ainsi, on ferait en sorte que la mémoire ne s'efface pas et on serait en capacité d'effectuer des recoupements entre l'ensemble des affaires conduites ici ou là.
Les seules bases qui, aujourd'hui, permettent de faire des rapprochements entre les dossiers sont les bases d'analyse sérielle, par exemple pour la pédocriminalité. Ces bases permettent également de procéder à l'analyse judiciaire au sein d'un seul et même dossier judiciaire. En revanche, pour tout ce qui concerne les recoupements entre dossiers, entre affaires, entre ce qui est de l'ordre administratif ou judiciaire, nous ne disposons pas de la base juridique autorisant le rassemblement de ' ces informations.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Comment imaginez-vous concrètement ce dispositif ? S'agirait-il d'une banque de données ?
M. Frédéric Veaux. - Ce serait effectivement une banque de données, alimentée notamment par les informations recueillies au titre des dossiers clôturés. En effet, il serait sans doute dangereux d'utiliser les dossiers d'affaires en cours, car certains croisements pourraient alerter telle ou telle personne. Cela étant, il existe des dispositifs techniques permettant de cloisonner les accès à une même base. On peut se protéger de ces risques.
L'idée, c'est de réunir l'ensemble des éléments de téléphonie, l'ensemble des identifications faites au cours d'une enquête, les plaques d'immatriculation, les surnoms ou encore les lieux. Aujourd'hui, nous sommes face à un paradoxe : pour recourir à ce type de dispositif, nous devons nous tourner vers Europol, qui, au travers de la création de fichiers, peut nous fournir de tels supports de documentation. Tel a été le cas, par exemple, avec Sky ECC, ou encore avec EncroChat.
Ce que nous souhaitons, pour la lutte contre la criminalité organisée, c'est une base de données comparable à celle dont disposent les services de renseignement de premier cercle avec les fichiers de souveraineté, pour la lutte contre le terrorisme.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Pour éviter les dérives, sous quelle autorité cette base de données devrait-elle être placée ?
M. Frédéric Veaux. - C'est au législateur de concevoir un dispositif garantissant les droits et libertés individuels tout en évitant les abus ou les risques de fuites. On peut penser à une autorité administrative indépendante (AAI), ou encore à la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR).
M. Étienne Blanc, rapporteur. - J'en viens à l'organisation des opérations « place nette ». Du point de vue de l'opinion publique, ces actions sont très efficaces - elles permettent de « pacifier » certains quartiers -, mais on sait qu'elles n'ont pas d'incidence sur la consommation ; cette dernière change simplement de forme. On constate ainsi le développement des livraisons via « Uber shit » ou « Uber coke ». Quelle est votre opinion sur ce sujet ?
M. Frédéric Veaux. - J'ai eu l'occasion de vous livrer cette réflexion lors de ma première audition : nous n'avons pas pour ambition d'éradiquer le trafic de stupéfiants dans notre pays. Ce n'est malheureusement pas possible. En revanche, l'un des objectifs que nous nous sommes fixés, c'est zéro impunité pour les auteurs de ces trafics, où qu'ils se trouvent, quels que soient les territoires.
Pour lutter contre les trafics, nous disposons de différents modes d'action.
Des enquêtes judiciaires menées en profondeur conduisent en général, après quelques mois de travail, à l'interpellation des trafiquants. Ces derniers sont alors mis hors d'état de nuire pendant quelques années. Néanmoins - votre commission d'enquête l'a observé -, les trafics continuent parfois à s'exercer, y compris depuis les maisons d'arrêt. Le trafic persiste au même endroit, même si ses responsables ont été interpellés : en résulte, finalement, un impact assez négatif dans l'opinion, chez les élus et chez les habitants du quartier.
En parallèle, on conduit ponctuellement des opérations de harcèlement des points de deal, qu'elles soient structurées et coordonnées, avec des forces mobiles, ou occasionnelles - elles sont alors menées par les brigades anticriminalité ou par les policiers de sécurité publique présents sur le terrain, qui procèdent à des interpellations en fonction de l'information dont ils disposent ou de surveillances qu'ils effectuent.
Avec les opérations « place nette », l'objectif du ministre de l'intérieur et des outre-mer est vraiment que les uns et les autres puissent voir un avant et un après. On cite souvent la cité de La Paternelle, à Marseille, mais il existe bien d'autres exemples. Il y a quelques jours encore, un maire de province a écrit au ministre pour se féliciter de l'opération « place nette » menée dans sa ville.
Ces opérations doivent mobiliser non seulement des policiers, mais aussi des opérateurs de transports, des bailleurs sociaux, des collectivités territoriales et, évidemment, d'autres administrations de l'État, que ce soient les douanes, les finances publiques ou encore la direction départementale de l'emploi, du travail, des solidarités et de la protection des populations (DDETSPP) - tous les services qui peuvent contribuer à ramener la tranquillité - : il faut que l'on puisse constater cet avant et cet après.
Pendant la durée de l'opération, on doit assurer une présence massive sur la voie publique. Il faut que l'on fouille les caves et les parties communes. Il faut que l'on récupère les appartements occupés par des squatteurs. Il faut que l'on remette en état les parties communes dégradées parce que les peintures sont abîmées, parce que les boîtes aux lettres ou les portes d'entrée sont détruites. Il faut que l'on enlève les épaves ventouses qui se trouvent sur les parkings des cités où les opérations sont conduites. En parallèle, les comités opérationnels départementaux anti-fraude (Codaf) doivent intervenir dans les commerces dont on sait qu'ils ne respectent pas les règles d'hygiène ou les normes administratives de base.
Il s'agit bel et bien d'une action d'ensemble, qui, au-delà du temps des opérations, doit s'inscrire dans la durée. Les habitants doivent véritablement pouvoir constater que leur cadre de vie a changé et que, là où il s'exerçait, le trafic ne s'exerce plus.
M. Jérôme Durain, président. - Que ce soit à Marseille ou ailleurs, les opérations « place nette » ou les opérations de « pilonnage », menées précédemment par la préfète de police des Bouches-du-Rhône, ont effectivement un effet très positif : d'une certaine manière, elles symbolisent le retour de l'État. Mais, même si l'on a supprimé définitivement des points de deal, certaines zones de « non-droit », si je puis dire, persistent après le départ des forces de l'ordre. Les habitants insistent sur ce point. Quant aux policiers, ils ont le sentiment que, s'ils arrivent à mener des interpellations et à saisir des produits, les saisies d'espèces sont insuffisantes.
Je reprends les chiffres que vous nous avez indiqués lors de votre première audition : en 2022, plus de 16 000 opérations ont été conduites sur les points de deal, et elles ont entraîné 2 000 écrous. À l'évidence, on ne va pas loin dans la ramification des réseaux eux-mêmes. Ne sommes-nous pas face à un risque déceptif, d'autant que le trafic a tendance à s'adapter à l'intervention de la puissance publique ?
M. Frédéric Veaux. - Permettez-moi de rebondir sur cette expression de « risque déceptif ». Certaines des personnes auditionnées par votre commission d'enquête ont, à l'évidence, une vision un peu pessimiste ou négative de l'avenir. Nous ne sommes pas du tout dans cet état d'esprit.
Nous savons que la lutte est difficile. Nous savons que nous n'allons pas régler les problèmes du jour au lendemain. Mais nous en sommes convaincus, c'est la mise en oeuvre de tous les dispositifs existants à ce jour qui nous permettra de réaliser des avancées significatives, et il ne faut rien lâcher face aux trafiquants. Nous le devons à la population, qui est la première victime : il ne faut pas laisser un instant de tranquillité à ces trafiquants, où qu'ils se trouvent et quels qu'ils soient. C'est en ce sens que je parlais de zéro impunité.
Les opérations de harcèlement, quelle que soit leur forme, me semblent non seulement utiles, mais nécessaires. Elles peuvent aussi dissuader certains usagers de venir s'approvisionner sur des points de deal, dès lors qu'ils savent qu'ils pourront, à un moment où un autre, être confrontés à la police.
J'ai la faiblesse de penser que, en harcelant, en pilonnant, on fait perdre du chiffre d'affaires aux trafiquants ; qu'on leur rend la vie plus difficile. Peut-être se trouvent-ils contraints d'imaginer d'autres modes de fonctionnement que ceux qu'ils pratiquent et qui pourrissent au quotidien la vie des habitants. Je sais que vous en êtes convaincus vous-mêmes : c'est insupportable pour les habitants de voir des trafics pratiqués au vu et au su de tout le monde et d'imaginer que la puissance publique reste passive. Dans certaines circonstances, les enquêteurs qui travaillent sur un trafic ont besoin d'un peu de temps pour en matérialiser la réalité, pour identifier tous les protagonistes et remonter jusqu'au sommet du point de deal. Mais les habitants doivent être convaincus qu'un minimum de sécurité est assuré et qu'il n'y a pas d'impunité pour ces individus.
Il faut vraiment être sur le dos des trafiquants en permanence, leur compliquer la vie en occupant le terrain et en étant présent. Dans le même temps, il faut consacrer des moyens à des investigations plus approfondies, pour démanteler des trafics et saisir des quantités de produits stupéfiants, par des opérations de remontée ou d'entrée sur le territoire national.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - On vous entend bien ; mais l'enjeu, c'est de conjuguer les différentes initiatives. Les opérations « place nette » donnent satisfaction à la population, incontestablement, mais elles ne frappent pas les réseaux de trafic au coeur. Elles ne permettent d'interpeller que de petits vendeurs, ou ceux qui font le « chouf ». Comment mieux les articuler avec les opérations permettant, elles, de remonter plus haut ? Ces deux politiques ne sont pas exclusives l'une de l'autre, bien au contraire.
M. Frédéric Veaux. - Il faut aussi compliquer la vie de ces petits vendeurs, de ceux qui font le « chouf », comme vous le dites. Ils doivent faire l'objet d'une réponse pénale. Cette action doit s'inscrire dans les politiques pénales conduites par les parquets, à l'instar des initiatives menées contre les usagers.
En parallèle, de nombreuses enquêtes sont conduites pour trafic de stupéfiants. Le nombre de trafiquants arrêtés par les services de police a d'ailleurs augmenté en 2023 par rapport à 2022. L'un n'exclut pas l'autre. Je pense, au contraire, que ces deux actions sont extrêmement complémentaires.
Aujourd'hui, la police nationale a la chance de disposer de directeurs départementaux ou interdépartementaux ayant à la fois sous leur autorité la branche « police judiciaire », la branche « voie publique » et le renseignement territorial. Ils ont connaissance de l'ensemble des actions conduites et peuvent veiller à ce qu'aucune d'elles ne soit laissée de côté.
En parallèle, le procureur de la République et le préfet du département, pour la police administrative, se voient de manière extrêmement régulière et - je l'espère - font en sorte que les opérations de police administrative qui sont conduites ne portent pas préjudice aux opérations de police judiciaire plus approfondies. J'y insiste - vous avez d'ailleurs sans doute vu les chiffres -, le nombre de trafiquants interpellés a été plus élevé en 2023 qu'il ne l'avait été en 2022.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Selon vous, manque-t-il à la police nationale des moyens juridiques ou matériels pour remonter un peu plus haut dans la hiérarchie des réseaux ?
M. Frédéric Veaux. - Objectivement, on peut toujours faire mieux et je ne prétendrai pas que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles...
Toutefois, contrairement à ce qu'affirment certains, nous obtenons des résultats. On en mesure les effets en ce moment à Marseille. À ce titre, je reste très prudent, car, dans ce domaine comme en matière d'inflation, les chiffres peuvent évoluer très vite. Mais le nombre de règlements de comptes diminue pour l'heure par rapport à 2023. Nous portons des coups sérieux aux organisations criminelles qui, à Marseille, contrôlent le trafic de stupéfiants.
Si l'on devait réfléchir à une amélioration de nos dispositifs, sans doute faudrait-il travailler à la saisie des avoirs criminels. Dans ce domaine, nous ne sommes pas assez performants, ne serait-ce qu'au titre des outils dont nous disposons - il faut le reconnaître.
Avec la réforme de la police nationale, nous avons l'ambition que la saisie des avoirs criminels ne soit pas simplement à la main des services qui relevaient autrefois de la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ). Elle doit être à la main de tous les enquêteurs et doit devenir un réflexe.
Bien sûr, nous devons tenir compte des capacités électroniques et numériques dont disposent aujourd'hui les trafiquants. J'ai cité les exemples de Sky ECC et d'EncroChat : on le voit bien, nous devons développer davantage d'outils ou nous donner les capacités juridiques d'accéder à tel ou tel outil existant pour décrypter les échanges de ces organisations criminelles.
S'y ajoute un phénomène que vous avez évoqué à plusieurs reprises lors de vos travaux, à savoir la corruption dite de basse intensité - je n'apprécie d'ailleurs pas trop ces termes : la corruption reste la corruption, quelles que soient les sommes en jeu.
Les malfaiteurs cherchent, par divers moyens, à contrer l'action des forces de l'ordre. Ils cherchent notamment à savoir ce qui se passe dans les services de police. C'est un phénomène assez ancien, que j'ai connu à l'époque où je faisais une police plus opérationnelle que celle qui m'est confiée aujourd'hui. Les organisations criminelles veulent savoir si elles figurent parmi les objectifs de la police nationale, si elles sont surveillées et à quel moment, éventuellement, elles pourront être des cibles. On le voit notamment au travers de la consultation des fichiers : ce sujet s'impose à nous de manière assez significative.
Nous avons déjà mentionné la base de données « criminalité organisée ». Selon nous, nous disposons là d'une marge de progrès importante pour améliorer l'efficacité des services de police.
Je pense aussi à la problématique des drogues de synthèse, dont la production explose actuellement en Europe : telle ou telle évolution dans l'assemblage des molécules permet d'échapper à la qualification de produit stupéfiant.
Entre autres dispositifs auxquels nous portons attention, il y a évidemment le statut du repenti, qu'il serait peut-être souhaitable de faire évoluer en lui donnant un peu plus de solidité juridique et administrative. Celui ou celle qui est tenté de s'engager dans un programme aurait ainsi la certitude de bénéficier, in fine, d'un certain nombre de mesures associées à la contribution apportée à l'élucidation de certaines affaires criminelles.
La place de l'informateur est elle aussi source d'interrogations récurrentes chez les enquêteurs : doit-on tendre vers un statut de l'informateur ? Je sais que cette piste fait l'objet de discussions ; mais, de mon point de vue, la charte des informateurs apporte aujourd'hui des garanties suffisantes. Vous le savez, les enquêteurs judiciaires sont assez attentifs à ce que l'on ne complexifie pas outre mesure la procédure, qui est déjà extrêmement chargée.
L'informateur doit rester à sa juste place : ce n'est pas un collaborateur de justice. Il apporte, à un moment donné, une information qui va permettre d'orienter une enquête de manière significative ; mais il ne doit pas être placé au même niveau que tel ou tel autre intervenant, par exemple le repenti. L'informateur reste un malfaiteur. Je ne suis pas favorable à ce qu'on lui donne un statut.
En revanche, le statut du traitant mérite sans doute débat. Aujourd'hui, celui-ci peut considérer qu'il est placé dans une situation d'insécurité juridique. De notre côté, nous avons besoin d'avoir des informations. Pour que les policiers continuent de s'engager dans cette mission de recueil de sources et d'informations, il faut garantir au traitant une forme de protection juridique.
Au titre des méthodes employées pour pénétrer les organisations criminelles, j'ai oublié d'évoquer la question du dossier« coffre ».
Je me suis permis de consulter les comptes rendus de vos auditions, notamment avec les représentants du monde judiciaire, et j'ai noté les réticences que suscitait, de la part du barreau, le fait de masquer une partie de la procédure. Mais aujourd'hui la bataille - je n'emploierai pas de terme de guerre - est vraiment déséquilibrée.
Si l'on donne connaissance aux malfaiteurs des méthodes que l'on utilise pour les techniques spéciales d'enquête, ou de l'identité de celles et ceux grâce à qui elles sont mises en oeuvre, nous ne pourrons pas y avoir recours comme nous le souhaitons. Or ces méthodes me semblent nécessaires, face à des organisations criminelles extrêmement structurées.
Il est évident que, dans le débat judiciaire, le contradictoire doit pouvoir s'exercer sur le fond. Mais, aujourd'hui, face à ces organisations criminelles puissantes et transnationales, qui s'adaptent sans cesse en se servant de toutes les capacités technologiques disponibles, nous devons disposer de moyens préservant l'efficacité et la sécurité des opérations conduites à l'aide des techniques spéciales d'enquête.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Aujourd'hui, on le sait, l'action la plus efficace, c'est la confiscation : il faut frapper les trafiquants au portefeuille et mettre un terme aux enrichissements personnels que procurent les trafics. À cet égard, que pensez-vous du fonctionnement des groupes interministériels de recherche (GIR) ? Faut-il les réorienter vers leur mission initiale, à savoir la lutte contre l'économie souterraine ?
De même, nous avons été surpris d'entendre que la coopération menée à ce titre entre les services fiscaux et les services de police n'était pas particulièrement efficace. On nous a même dit que les services fiscaux étaient là pour assurer le recouvrement, non pour contribuer aux enquêtes criminelles. Quelle est votre opinion sur ce sujet ?
M. Frédéric Veaux. - Vous avez raison, à l'origine, la mission des GIR était la lutte contre l'économie souterraine. Ils n'étaient pas chargés de l'identification et de la saisie des savoirs criminels, mais devaient détecter, au travers de certaines pratiques commerciales ou associatives, d'éventuels recyclages d'argent sale, dans les quartiers notamment. D'ailleurs, ce sont souvent les élus locaux qui faisaient remonter ces informations.
Je suis convaincu, avec d'autres, que l'identification et la saisie des avoirs criminels ne sont pas l'affaire des GIR : c'est l'affaire de tous les enquêteurs de police judiciaire. Chacun doit avoir le réflexe et la capacité, à son niveau, sans avoir recours aux GIR, de procéder à des mesures de saisie d'avoirs criminels lors des enquêtes.
Évidemment, pour les dossiers les plus complexes, nous avons besoin de fonctionnaires spécialement formés. Je pense en particulier à tout ce qui touche aux cryptomonnaies - dans ce domaine, les saisies en sont encore à leurs balbutiements. Mais la saisie de l'avoir criminel doit être un réflexe quotidien du policier qui enquête.
La police judiciaire a commencé par créer la plateforme d'identification des avoirs criminels (Piac), qui relève de l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF). S'y sont ajoutées des antennes territoriales de la Piac, qui viennent en soutien des services d'investigation pour procéder aux saisies d'avoirs criminels. Faisons attention, les services ne doivent pas partir du principe que c'est l'affaire des GIR et non la leur. Ce serait une erreur, d'autant qu'il n'y a pas de GIR partout.
Vous évoquez le rôle des services fiscaux. Évidemment, tout le monde a ses contraintes d'effectifs. Quand nous sollicitons le détachement d'un agent d'une direction départementale des finances publiques (DDFiP) ou de la direction générale des finances publiques (DGFiP) dans un service de police, nous demandons de faire un sacrifice. Nos requêtes ne rencontrent pas toujours un écho très favorable, ce que je comprends parfaitement. Les services en question ont leurs propres contraintes internes. Toutefois, ce concours est extrêmement apprécié par les enquêteurs de police, notamment pour la phase d'identification. En effet, les finances publiques peuvent consulter un certain nombre de fichiers auxquels les policiers n'ont pas accès eux-mêmes. Ces collaborations sont tout à fait utiles, précieuses et remarquables.
Ainsi, M. le ministre de l'intérieur et des outre-mer a décidé de créer un GIR à Nîmes. Pour le moment, quatre policiers y sont affectés. Des gendarmes vont bientôt les rejoindre, et on a demandé, pour renforcer cette équipe, un agent des services fiscaux et un agent des douanes : l'action de ces personnels complète extrêmement bien celle des policiers et des gendarmes.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Ne faut-il pas renforcer la formation au sein de la police nationale sur les questions financières, voire recruter des policiers spécialisés titulaires, par exemple, d'un diplôme d'études supérieures comptables et financières (DESCF) ?
Il est difficile pour la police de traiter ces sujets, car ce n'est pas son métier. Les techniques utilisées par les narcotrafiquants, de plus en plus sophistiquées, appellent des formations spécifiques. Avez-vous une opinion à ce sujet ?
M. Frédéric Veaux. - Vous avez raison, il faut renforcer la formation, initiale ou continue. Nous avons eu l'occasion d'en parler avec M. le président dans un autre contexte. C'est l'un des objectifs de la réforme de la police nationale, qui prévoit une filiarisation de la police judiciaire. Le réflexe de l'identification et de la saisie des avoirs criminels doit être partagé par tous les enquêteurs de police, dans le groupe d'appui judiciaire d'un commissariat comme dans un service territorial. On ne doit pas toujours attendre les services spécialisés pour agir. Un effort de formation considérable est notamment à faire pour que les enquêteurs soient capables d'identifier au cours d'une perquisition qu'ils sont en présence de cryptomonnaies pouvant faire l'objet d'une saisie.
Pour ce qui est du recrutement, nous recrutons des personnels contractuels. Par ailleurs, nous identifions parfois des profils intéressants dans les écoles de police, au regard de leurs études ou des métiers qu'ils ont pu exercer auparavant, pour rejoindre des métiers spécialisés.
Le meilleur moyen est tout de même de recruter du personnel contractuel, la difficulté étant toutefois d'avoir un niveau de rémunération suffisamment attractif par rapport aux rémunérations proposées dans le secteur privé pour les mêmes compétences.
M. Jérôme Durain, président. - Depuis le début de notre commission d'enquête, la situation a évolué. La « marseillisation » de Dijon évoquée récemment dans la presse bourguignonne et les événements survenus à Rennes la semaine dernière n'appellent-ils pas un réel changement d'échelle ?
L'Office antistupéfiants (Ofast) a des compétences, mais est-ce suffisant ? Une coordination réelle existe-t-elle ? Les préfectures de police travaillent parfois sur certains réseaux sans que les informations soient suffisamment communiquées. On évoque la subsidiarité historique de la gendarmerie. Ne pourrions-nous pas former un système plus robuste et pyramidal, à la place des entités actuelles qui semblent ne pas communiquer suffisamment entre elles ?
M. Frédéric Veaux. - Je ne suis pas naïf, je ne vais pas vous dire que tout va bien dans le meilleur des mondes. Les difficultés que nous rencontrons sont la conséquence de comportements individuels. Nous avons essayé de structurer les choses du mieux que nous pouvions. Il n'existe pas de solution idéale. Nous avons challengé notre organisation avec d'autres organisations exerçant dans des pays équivalents, qui sont parfois différentes, mais qui correspondent à la sociologie et aux problèmes que rencontrent ces pays.
Faut-il, par exemple, sortir le stratégique de l'opérationnel ? Nous pensons qu'ils sont intimement liés et que nous ne pouvons pas avoir une réflexion intéressante, utile et forte autour du premier sans nous nourrir du second. Je n'en tire aucune gloire particulière, mais, si l'on regarde les chiffres du trafic de stupéfiants dans notre pays, on constate que les quatre cinquièmes de ces faits sont traités par la police nationale. Il me paraît plus intelligent que nous répartissions le travail entre nous en fonction de nos spécialités, de la connaissance et de la maîtrise que nous avons des dossiers, plutôt que d'essayer de faire tous un peu la même chose.
L'Ofast joue pleinement son rôle. Nous pouvons sans aucun doute l'améliorer. Comme vous l'avez rappelé, l'amélioration de notre coordination avec la préfecture de police de Paris est un sujet. Nous avons fait le choix de ne pas le traiter avant les jeux Olympiques et Paralympiques de Paris, mais je sais que le préfet de police est attaché à l'idée de mettre cette question sur la table dès la fin des Jeux.
Autour de ceux qui traitent majoritairement les faits de trafic et de délinquance liés aux stupéfiants, il faut que nous puissions agréger la coordination opérationnelle et la réflexion stratégique. L'Ofast, placé auprès du directeur national de la police judiciaire (DNPJ), lui-même rattaché au directeur général de la police nationale (DGPN), me paraît être le bon positionnement. Les faits de trafic sont importants, mais il faut aussi tenir compte de la délinquance induite par le trafic, qui relève principalement de l'action et du traitement de la police nationale. Je pense en particulier aux assassinats et aux tentatives d'assassinat commis sur fond de trafic de stupéfiants.
Si notre organisation est perfectible, le modèle, tel qu'il est installé aujourd'hui, a fait ses preuves.
M. Jérôme Durain, président. - Les réseaux criminels présentent une capacité d'adaptation impressionnante. Ils sont très agiles et ont beaucoup de moyens. Depuis votre dernière audition, des modifications ont-elles été introduites dans le cadre du plan national de lutte contre les stupéfiants, dit « plan stup' », en voie d'être rendu public ?
Vous avez parlé de corruption de basse intensité. Il s'agit d'une corruption qui touche le bas du spectre administratif, non le coeur de l'État. L'inspection générale de la police nationale (IGPN) est-elle dotée de moyens suffisants pour gérer les difficultés qui se présentent dans nos organisations ?
L'action conduite à Marseille a produit des effets. Mais on nous a dit sur le terrain que, si cette accalmie était liée aux résultats de l'action des forces de l'ordre, elle venait également du fait que les trafiquants s'étaient entretués. Ne se produit-il pas, en sus de l'action publique, un appauvrissement provisoire de la ressource humaine locale ?
M. Frédéric Veaux. - On ne peut jamais se réjouir de la mort de quiconque, mais j'aimerais pouvoir dire que le combat cesse faute de combattants. En réalité, les trafiquants ont la capacité de mobiliser. Des formes de vendettas s'exercent, se prolongent dans le temps, et connaissent des périodes de répit, jusqu'à ce qu'une opportunité se présente ou que l'un d'eux sorte de prison. Cela peut repartir malheureusement à tous les instants.
J'ai la faiblesse de penser que la situation présente est en très grande partie le résultat de l'action de la police judiciaire, au sens générique du terme, et au sens organique, à Marseille. Je connais les compétences et le travail remarquables de la brigade criminelle de Marseille. Le grand nombre de faits élucidés, d'individus interpellés et de chefs neutralisés recensés nous permet d'observer que nous sommes plutôt bien placés en ce moment. Je crains néanmoins que le calme ne soit précaire, mais nous ferons en sorte de continuer. Nous avons de nombreux dossiers en cours et des objectifs identifiés. La police judiciaire locale poursuivra sur le même rythme.
Pour ce qui est de la lutte contre la corruption, ce n'est pas le seul fait de l'IGPN. Celle-ci n'est saisie, dans sa configuration actuelle, que des faits les plus complexes ou les plus sensibles. Il y a aussi malheureusement beaucoup de manquements constatés qui sont traités par des cellules de déontologie directement rattachées au directeur interdépartemental de la police nationale (DIPN) ou au directeur départemental de la police nationale (DDPN). Certains faits très simples n'appellent pas une investigation très complexe. Nous sommes attentifs à la réponse disciplinaire apportée et au travail de prévention engagé, qui est absolument nécessaire au niveau des écoles de police. L'enjeu est de faire en sorte que des policiers ne se retrouvent pas, à partir de ce qu'ils pourraient considérer comme un petit écart, entraînés dans une forme de spirale et poussés à commettre des actes bien plus graves.
Il faut une réponse disciplinaire adaptée, qui ne se décide pas dans un délai trop long par rapport au moment où les faits sont constatés.
Concernant le « plan stup' », dont je pense qu'il ne tardera pas à sortir, le Premier ministre ayant prévu de l'annoncer, aucune modification significative n'a été introduite, à ma connaissance, par rapport à ce qui avait été envisagé.
M. Olivier Cadic. - Plusieurs agents nous ont fait part des problèmes qu'ils rencontrent sur le terrain. Que pensez-vous de l'organisation américaine de la Drug Enforcement Administration (DEA) ?
Vous disiez que la charte existante sur les sources était satisfaisante. Or lorsqu'une source enregistrée est interpellée pour un délit on me dit que l'on ne peut pas la sortir de prison ni lui obtenir une réduction de peine faute de statut légal. La source est donc perdue pour plusieurs années, en fonction de la peine, ou pour toujours, par peur. D'autres pays offrent un véritable statut aux sources. Une telle évolution serait-elle possible ?
M. Frédéric Veaux. - Interrogé en 2015 à ce propos par le journal Libération, j'avais indiqué : « recruter un informateur, c'est le début des ennuis. » C'est cette phrase qui avait été mise en exergue de cette interview. Il est effectivement très compliqué de recruter un informateur et de le garder. Ce sont des gens compliqués, des délinquants à qui nous ne pouvons rien promettre de manière affirmative, surtout pas 'de les dédouaner des infractions qu'ils seraient susceptibles de commettre dans la foulée.
Il faut agir en transparence totale avec le procureur de la République ou le juge d'instruction, pour voir, en soupesant la contribution de cet informateur à l'élucidation d'un certain nombre d'enquêtes, ce qu'il serait possible de lui accorder en retour. Mais cela ne peut se faire qu'au cas par cas.
Il existe plusieurs catégories d'informateurs. J'en ai eu quelques-uns dans ma vie professionnelle. Quand on se parle entre flics, on se dit que les meilleurs sont ceux que l'on recrute « au béguin », ceux qui vont le faire pour nous, parce qu'ils nous aiment bien. Dans un univers où tout le monde se ment et se déteste, un rapport peut se nouer, pour un délinquant, avec un policier. Parce qu'il l'aime bien et parce qu'il s'interroge aussi sur le sens de sa vie de délinquant, il peut alors décider de lui balancer quelques informations. D'autres espèrent obtenir une rétribution personnelle à un moment ou à un autre. D'autres enfin se servent de ces informations pour se débarrasser de la concurrence.
C'est pour cela qu'il est indispensable de ne jamais se retrouver seul face à un informateur. Il faut toujours quelqu'un qui supervise la relation. Il faut aussi être toujours à deux quand on le rencontre.
Cette réalité est très difficile à normer et à structurer. Mieux vaut ne pas complexifier les choses, au risque de décourager les informateurs de devenir informateurs et les policiers de les recruter. Le statut actuel est sans doute imparfait, mais la charte a le mérite d'exister et de fixer un certain nombre de règles auxquelles tout le monde doit se conformer. Si l'on s'y conforme, il ne doit pas se produire beaucoup de problèmes.
Il est très difficile par ailleurs de comparer le système fédéral américain avec le nôtre. L'organisation en matière de sécurité et de justice est très différente. On observe une multiplication d'agences en fonction des sujets à traiter. Ce n'est pas transposable chez nous.
On dit souvent que la DGSI est le Federal Bureau of Investigation (FBI) à la française. On pourrait dire que l'Ofast est le DEA à la française, avec une organisation et un fonctionnement différents.
M. Jérôme Durain, président. - On a parlé de taylorisme, voire de toyotisme à certains endroits pour qualifier l'organisation du trafic. Face à des flux permanents de petites quantités, les opérations policières ne parviennent pas à mettre la main sur des quantités suffisantes pour obtenir de fortes incriminations. Le public mineur impliqué bénéficie par ailleurs d'une forme de protection et est plus difficile à mettre en cause. La réponse pénale est donc altérée.
Cette organisation qui tourne beaucoup avec des mineurs ne permet pas non plus de saisir beaucoup de liquide. Où passe ce liquide ? Avez-vous des propositions sur ce sujet, qui nous paraît central ?
M. Frédéric Veaux. - Le taylorisme tel que vous le définissez est une manière de fonctionner assez ancienne. Les meilleurs trafiquants de produits stupéfiants sont ceux qui n'en voient ni n'en touchent jamais un gramme. Je suis allé témoigner il y a quelques années aux assises à Aix-en-Provence, dans un dossier très difficile. De très grands voyous marseillais et varois étaient jugés et se défendaient d'être des trafiquants de stupéfiants. D'ailleurs, dans leurs conversations, lorsqu'ils étaient en Amérique du Sud, ils parlaient de tout autre chose, de jeans, par exemple.
Cette évolution n'a fait que se renforcer. Il existe des producteurs, des logisticiens, des distributeurs, des organisateurs, des blanchisseurs. Plusieurs équipes de trafiquants différents s'associent parfois pour chacune de ces activités. Un logisticien propose ainsi à plusieurs équipes différentes d'assurer le transport de la marchandise entre l'Amérique du Sud et l'Europe ou entre le Maroc et la France. Cela rend effectivement les choses très difficiles.
L'un des petits avantages que nous avons cependant dans la lutte contre le trafic de stupéfiants est qu'il faut toujours un grand nombre de personnes pour l'organiser. Il y a toujours le risque qu'un membre du groupe parle. Il faut trouver celui qui sera capable de parler. De plus, les membres du groupe se déplacent, échangent par des moyens de communication et se retrouvent, à un moment ou à un autre, avec de l'argent sur les bras. Et tout cela laisse des traces. L'enquêteur devra mettre la main sur l'ensemble de ces traces et, en les associant, faire la démonstration de l'existence du trafic.
La question de savoir où passe le liquide est effectivement importante. Les collecteurs ramassent parfois l'argent pour plusieurs équipes différentes et s'occupent aussi de créer des compensations avec d'autres organisations criminelles intéressées par l'idée de disposer d'espèces en France et de faire des transferts à l'étranger sur des comptes bancaires. Cela se fait selon des systèmes de transaction un peu compliqués impliquant, par exemple, d'acheter de l'or en Inde, d'alimenter des comptes au Pakistan, en Chine ou à Dubaï, ou encore d'acheter des propriétés dans certains pays d'Afrique du Nord. Des communautés étrangères présentes sur notre territoire récupèrent ces sommes d'argent ou les font transiter par des pays voisins comme la Suisse, les Pays-Bas, ou le Royaume-Uni.
Toutefois, certains de ces délinquants ne sont pas d'une intelligence exceptionnelle et n'ont qu'une idée en tête : claquer bêtement leur argent en partant en vacances et en louant des villas de luxe pour y organiser des fêtes incroyables, jetant ainsi l'argent par les fenêtres. Nous n'avons pas affaire qu'à des types très structurés cherchant à réinvestir à l'étranger l'argent qu'ils ont récupéré.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Si vous aviez des priorités à afficher pour améliorer la lutte contre le narcotrafic, quelles seraient-elles ? Dans quelle hiérarchie pourriez-vous les placer ? Au-delà des moyens juridiques et matériels, compte tenu de l'importance que prend le narcotrafic en France, quelle est la priorité absolue pour la police nationale ?
M. Frédéric Veaux. - Nous devons faire un effort dans les mois à venir sur l'identification et la saisie des avoirs criminels. Il y a là une marge de progression importante. Je parle ici des actions que nous pourrions conduire à notre niveau, sans même bénéficier d'évolutions législatives, pour améliorer la mise en oeuvre des techniques spéciales d'enquête ou le statut du repenti, ou renforcer notre capacité d'accès aux systèmes de communications électroniques cryptés.
Un deuxième point ne dépend pas de nous, mais plutôt de vous : la capacité juridique de mettre en commun et de recouper l'ensemble des informations dont nous disposons.
Nous devons agir pour améliorer la saisie des avoirs criminels. Grâce à vous, nous pouvons avoir une base de données disponible aux niveaux judiciaire et administratif. Et enfin, nous devons améliorer les conditions d'accès aux systèmes de cryptage des communications.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Les services les mieux à même d'améliorer les saisies et de lutter contre le blanchiment d'argent sont ceux de Bercy, comme Tracfin ou la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) qui ont un véritable savoir-faire en la matière. Doter la police nationale d'un service de renseignement spécifique dédié ou confier des missions à la DGSI serait-il un moyen d'améliorer la lutte contre le narcotrafic, ou bien les renseignements que vous obtenez de la part de Tracfin ou de la DNRED sont-ils suffisants ? Quel est votre avis sur la circulation des informations depuis ces deux structures ?
M. Jérôme Durain, président. - L'existence de plusieurs structures - DNRED, Tracfin, Bercy, Beauvau - n'est-elle pas une difficulté dans notre organisation collective ?
M. Frédéric Veaux. - La difficulté serait de créer un nouveau service, qui créerait éventuellement les conditions de la concurrence. Vu la charge qui se présente, l'essentiel est de bien se répartir le travail. Chacun doit accomplir sa mission selon ses compétences et les moyens qui lui sont donnés. Il faut que le renseignement territorial (RT) investisse le sujet de la lutte contre le trafic de stupéfiants. Il connaît bien les quartiers dans lesquels s'exerce ce dernier. La DGSI doit également, avec les moyens particuliers dont elle dispose, investir ce terrain. C'est ce qu'a demandé le ministre de l'intérieur.
Au travers de l'animation de la communauté du renseignement et des services du premier cercle, sous le contrôle de la coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT), il faut améliorer les choses.
C'est leur métier, ils ont des moyens importants, ils ont été formés pour cela. Nous ne serons jamais capables de rivaliser avec Tracfin ou la DNRED sur ces sujets. Je préfère que l'on se concentre sur l'action consistant à identifier et saisir les avoirs criminels.
M. Jérôme Durain, président. - Merci beaucoup de votre participation.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion, suspendue à 15 h 35, est reprise à 15 h 45.
Audition de M. Christian Rodriguez, général d'armée, directeur général de la gendarmerie nationale
M. Jérôme Durain, président. - Merci, général, d'être présent pour cette deuxième audition de la gendarmerie nationale devant notre commission d'enquête consacrée au narcotrafic. Les déplacements que nous avons pu effectuer dans l'intervalle nous ont permis de mieux cerner l'ampleur du phénomène.
Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, le général Christian Rodriguez prête serment.
M. Jérôme Durain, président. - Je tiens à préciser que nous avons été fortement impressionnés par l'engagement remarquable des gendarmes que nous avons pu rencontrer et auditionner, et que nous tenons à leur témoigner notre gratitude et notre admiration pour le travail qu'ils accomplissent dans cette lutte difficile contre le narcotrafic.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Je me joins à ces remerciements. Nous avons en effet été frappés par l'implication des personnels, qui ne comptent pas leurs heures et n'hésitent pas à s'affranchir de leurs contraintes familiales afin de se consacrer à ce combat.
Ma première question porte sur le partage du renseignement entre les services : nous avons notamment constaté que les échanges d'informations entre les secteurs urbains et ruraux et entre les départements ne sont ni naturels ni fluides lorsqu'une opération est menée dans une ville tout en concernant d'autres territoires. Auriez-vous des suggestions en vue d'améliorer cet échange de renseignements ?
Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale. - Les cellules de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross) ont été créées afin de constituer cet espace d'échanges et de discussion entre les services au sujet des opérations en cours, et semblent être l'instrument approprié pour le partage d'informations entre policiers et gendarmes.
Des marges de progrès subsistent, à mon sens, en matière de croisement des renseignements de nature judiciaire et des renseignements de nature administrative. Par construction, les services chargés du trafic de stupéfiants sont des organes spécialisés qui peuvent assez aisément, si l'on n'y prend garde, s'éloigner des services de droit commun. Le véritable enjeu réside dans notre capacité à relier un réseau de trafiquants à, par exemple, l'apparition de commerces d'alimentation connus des services chargés de contrôles administratifs, mais sans être nécessairement suivis par les services spécialisés. Il conviendrait de remédier à cette trop faible porosité entre ces deux types de renseignements.
Dès lors que nous réussissons à faire travailler de concert cette « main droite » et cette « main gauche » de l'État, en intégrant les aspects liés au blanchiment et les sujets d'ordre patrimonial, nous gagnons en performance. C'est d'ailleurs tout le sens des opérations « place nette », même si cet aspect n'a pas été immédiatement visible. Nous profitons en effet à cette occasion d'un travail judiciaire - sur des dossiers en cours ou qui débutent - et de l'action d'organismes tels que les comités opérationnels départementaux anti-fraude (Codaf) : en croisant l'ensemble des éléments, nous parvenons ainsi parfois à identifier et à relier des individus qui apparaissent des deux côtés de la Toile, en nous posant des questions qui n'auraient pas émergé si nous avions travaillé de manière isolée.
De la même manière, les groupes interministériels de recherche (GIR) ont pu contribuer à cette mise en commun des efforts, mais le fonctionnement de certains d'entre eux a sans doute pâti d'un déficit de gouvernance au niveau national. Ce raisonnement transversal me semble être la principale amélioration, en associant l'ensemble des administrations concernées, sur le plan judiciaire comme sur le plan administratif.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Ces opérations « place nette » n'entraînent-elles pas mécaniquement un report des réseaux vers les livraisons ? Auriez-vous quelques suggestions pour surveiller ces reports au moment où de telles opérations sont menées ? Cette tâche est probablement plus aisée à réaliser lorsque l'électrochoc se produit a posteriori, quand d'autres habitudes plus difficiles à repérer ont été prises.
Général Christian Rodriguez. - Les transferts des modes d'action se sont déjà produits par le passé, les livraisons à domicile s'étant développées à la faveur du confinement. Cet effet de report existe bien, mais je rappelle que la finalité de ces opérations consiste à déstabiliser les points de deal et les réseaux. Dès lors qu'une forme d'économie souterraine émerge, adopter une double logique administrative et judiciaire nous permet de couper les racines - même naissantes - du trafic, de stabiliser une zone donnée et d'alourdir les curriculum vitae des individus qui essayent de mettre ces réseaux sur pied. Afin de pouvoir les juger, les magistrats doivent en effet être parfaitement informés des faits délictuels ou criminels commis : retourner sur les lieux d'une opération trois ou quatre mois après, en harcelant les individus en cause, permet de durcir les dossiers d'individus qui seront poursuivis à la hauteur de ce qu'ils méritent.
Pour vous donner un bilan des actions lancées depuis la fin septembre : nous en sommes à environ un millier d'interpellations, 200 incarcérations, 300 armes et 1,1 tonne de résine de cannabis saisies. Retourner sur place trois mois après s'il le faut permet de parvenir à un réel apaisement de la zone de l'opération, au bénéfice de la sécurité des citoyens.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Ces opérations « place nette » répondent incontestablement à un besoin d'ordre public exprimé par des citoyens dont le quotidien est affecté par les points de deal, ces derniers ne manquant d'ailleurs pas de remercier les forces de l'ordre pour leur action. Pour autant, ces opérations sont-elles réellement utiles en termes de déstructuration de réseaux plus profonds ? Permettent-elles de remonter vers le haut du spectre ?
Général Christian Rodriguez. - Interrompre un trafic de stupéfiants qui constitue un trouble à l'ordre public produit un effet immédiat, mais ce type d'opérations doit se conjuguer avec un travail d'enquête de longue haleine sur les réseaux. Certes, la lenteur avec laquelle ces dossiers progressent nous expose à des critiques de la part de la population, qui peut avoir le sentiment que nous restons inactifs alors que des consommateurs de drogue meurent d'overdose et que les troubles perdurent ; nous devons néanmoins travailler dans la durée, en infiltrant par exemple les réseaux au moyen d'écoutes téléphoniques.
Les deux démarches ne s'opposent pas selon moi, la stratégie de harcèlement ayant des vertus si elle est déployée de manière continue et sur l'ensemble du territoire, y compris dans les petites et moyennes villes.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Ces opérations « place nette » ne compromettent donc pas, selon vous, les enquêtes plus longues permettant de remonter vers le haut du spectre.
Général Christian Rodriguez. - Non.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Au sujet des livraisons de type « Uber shit » ou par voie postale, l'un des modes d'action suggérés pour les agents consiste à accepter une livraison de manière à pouvoir identifier l'auteur, une démarche qui frôle la provocation à commettre une infraction. Ce type d'action peut-il être pertinent selon vous ?
Général Christian Rodriguez. - Ce mode opératoire n'est pas uniquement utilisé en matière de trafic de stupéfiants. Il permet d'identifier les membres du trafic, au même titre que les enquêtes menées sur le dark web, et représente un bon moyen de faire progresser des dossiers parfois difficiles à boucler.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous êtes donc plutôt favorable à ce dispositif.
Général Christian Rodriguez. - Tout à fait.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Disposez-vous des moyens et des outils suffisants pour lutter contre les filières économiques et financières du trafic ? L'identification des auteurs doit en effet se conjuguer au repérage des produits du trafic.
Général Christian Rodriguez. - Je ne suis pas certain que nous soyons allés aussi loin que sur les sujets de blanchiment, l'acquisition des compétences requises nécessitant un certain temps. En 2019, nous avons mis en place une formation dédiée à la délinquance financière, aux cryptomonnaies et à la blockchain, ce qui nous a permis de durcir considérablement notre réponse dans ce domaine.
Les difficultés que nous rencontrons tiennent aux limitations fixées en matière de croisement de fichiers, alors que relier des éléments disponibles dans différentes enquêtes nous aiderait grandement. Lesdites limitations sont édictées pour des raisons juridiques et de contrôle que je ne conteste pas, mais d'autres pays se montrent bien plus performants que nous, tout en étant vigilants à la protection des libertés individuelles : la Belgique et l'Italie ont ainsi bien avancé sur ces sujets.
Aujourd'hui, le principal défi d'une enquête réside dans le traitement des données, tâche pour laquelle nous avons besoin de l'intelligence artificielle (IA) et d'algorithmes, ce qui implique à la fois des compétences techniques et des référentiels juridiques adaptés au monde contemporain. Si de nécessaires contrôles doivent être maintenus, je pense que nous sommes en train de changer d'ère et que nous devons nous adapter.
De la même manière, il faudrait pouvoir aller plus vite sur les expérimentations d'outils et de dispositifs, là aussi en prévoyant des contrôles adaptés, mais en changeant de rythme et d'échelle. Les expériences de nos voisins pourraient à ce titre être une source d'inspiration.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Avez-vous recours à des cabinets extérieurs compte tenu de la complexité des montages financiers concernés ? Nous savons qu'une partie de l'argent du narcotrafic s'oriente vers des entreprises de travaux publics à des fins de blanchiment : enquêter sur ces aspects nécessite des compétences spécifiques.
Général Christian Rodriguez. - Pas à ma connaissance. En revanche, nous avons créé une task force Défi (délinquance financière) regroupant des réservistes spécialisés dans des domaines variés. Ces derniers présentent davantage de garanties que des prestataires extérieurs et nous sont fort utiles.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Les relations que vous entretenez avec Tracfin et les douanes vous satisfont-elles en termes de soutien apporté dans les affaires lourdes ?
Général Christian Rodriguez. - Ma réponse aurait sans doute été différente trois ans plus tôt, mais nous sollicitons désormais davantage Tracfin, qui offre une masse d'informations phénoménale. La formation que nous dispensons aux enquêteurs inclut d'ailleurs une présentation du rôle et de l'utilité de Tracfin.
Concernant les douanes, notre collaboration s'est renforcée, la concurrence entre services qui pouvait exister dix ans plus tôt n'étant plus de mise. J'ai pris l'habitude d'échanger régulièrement avec le patron des douanes pour faire le point sur l'ensemble des dossiers dans lesquels nous pourrions mieux travailler de concert. De surcroît, nous intervenons dans les mêmes territoires.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Qu'en est-il de vos rapports avec les services fiscaux ?
Général Christian Rodriguez. - Des connexions existent également, mais j'insiste sur la nécessité de moderniser le pilotage des GIR, qui risquent de perdre en attractivité si rien n'est entrepris en vue de mieux équilibrer la gouvernance entre les services. Faute de pouvoir participer aux décisions, certains d'entre eux risquent de ne pas mobiliser les effectifs nécessaires alors que les GIR présentent l'intérêt de regrouper les agents de différentes administrations et de faciliter les échanges sur les dossiers. Nous pouvons encore gagner en fluidité de ce côté-là.
Au niveau des départements, les synergies entre services donnent plutôt satisfaction.
Mme Valérie Boyer. - S'agissant des liens entre le narcotrafic et la prostitution, notamment des mineurs, travaillez-vous en liaison avec les foyers d'accueil ? Ces mineurs ont-ils un profil particulier ? Il nous a été indiqué que les clients fidèles du trafic de stupéfiants recevaient parfois une fille en « cadeau ». Ce phénomène est-il répandu dans toute la France ? Comment collaborez-vous avec les autres forces de l'ordre sur ce sujet ?
Général Christian Rodriguez. - Je ne dispose pas de remontées établissant un lien particulier entre prostitution et narcotrafic, ce qui ne signifie pas qu'il n'existe pas. L'Office mineurs (Ofmin) ou l'Office antistupéfiants (Ofast), dont le périmètre d'action est large, pourraient sans doute davantage vous éclairer sur ce point.
M. Jérôme Durain, président. - Le positionnement de l'Ofast comme chef de file soulève justement une série de questionnements au sujet de l'organisation globale de la réponse apportée par les pouvoirs publics au narcotrafic. Si l'Ofast porte une démarche interministérielle, certains services de renseignement très actifs dans cette lutte, dont Tracfin et la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), sont placés sous la tutelle du ministère de l'économie et des finances. Jugez-vous cette structuration efficace ?
Général Christian Rodriguez. - La question du rattachement optimal se pose dès lors qu'une nouvelle structure est créée. En l'espèce, l'Ofast a résolu la problématique des relations entre la police et la gendarmerie, le fait que l'Office dépende du directeur général de la police nationale ne posant aucune difficulté.
En revanche, rattacher l'Ofast à Bercy poserait d'autres problèmes. Polyvalents au regard de leurs missions, les gendarmes jouent un rôle de capteurs des indices et des renseignements au niveau des brigades territoriales : décider de confier le traitement des dossiers à Bercy risquerait d'entraîner une perte de lien avec ces capteurs, car le gendarme de terrain - déjà fort occupé - estimera probablement qu'il n'aura que peu d'intérêt à transmettre ces données, se sentant attendu par ses supérieurs pour d'autres missions. La solution actuelle est sans doute la moins mauvaise, l'Ofast étant un outil utile favorisant le partage d'informations.
M. Jérôme Durain, président. - La gendarmerie nationale est-elle suffisamment dotée en termes de renseignement ?
Général Christian Rodriguez. - En ajoutant les services spécialisés de renseignement à notre savoir-faire en matière de captation des informations sur le terrain, je pense que nous sommes correctement dotés. Les véritables efforts doivent porter sur les moyens de diffuser le renseignement au bon endroit et de le traiter.
Le service central de renseignement criminel (SCRC) joue à la fois un rôle d'appui aux enquêteurs et un rôle d'agrégateur des signaux faibles, et fonctionne de manière très efficace. Il est d'ailleurs mobilisé lorsque les interventions s'effectuent dans des zones difficiles, lorsque la concentration des efforts est nécessaire : tel a été le cas en Guyane dans des dossiers de criminalité organisée, ainsi qu'à Mayotte.
J'en profite pour revenir sur la question de notre capacité juridique à croiser un certain nombre de fichiers et à en tirer le maximum d'éléments dans la recherche des criminels. Lors du démantèlement du réseau de téléphonie chiffré EncroChat, un « implant » a été conçu par la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et la gendarmerie pour infiltrer 50 000 téléphones utilisés anonymement par le haut du spectre criminel, dans le monde entier.
Dans le cadre de cette opération, l'enjeu essentiel était celui du traitement en masse des données : il a fallu que des gendarmes codent un algorithme permettant de traiter l'ensemble des données et des messages contenus dans les téléphones, cette surveillance ayant donné des résultats exceptionnels, notamment en termes de saisies. Nous savons donc traiter la donnée, encore faut-il être en mesure de pouvoir la capter.
M. Jérôme Durain, président. - La création de bases de données centralisées soulève la question de la « corruption de basse intensité », qui se pose pour vos services également.
Général Christian Rodriguez. - Des policiers et des gendarmes consultent régulièrement des fichiers auxquels ils ne devraient pas avoir accès.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Quel est le nombre approximatif de ces consultations non autorisées ?
Général Christian Rodriguez. - Nous recensons trois à quatre cas par an sur les sujets relatifs à la criminalité organisée, mais le nombre de ces consultations est bien plus élevé - plusieurs dizaines - si l'on intègre l'interrogation de fiches de certaines personnalités. La problématique de la sécurisation des accès est effectivement posée, bien que chaque gendarme dispose d'une carte pour utiliser son poste de travail, celle-ci conditionnant les fichiers auxquels il a accès.
Il nous faut sécuriser les accès et assurer la traçabilité de tous les contrôles, les groupes criminels disposant à l'évidence des moyens de « graisser la patte » des agents. Le phénomène semble limité pour ce qui nous concerne, même si nous ne sommes pas nécessairement au courant de tout. Si nous souhaitons bâtir des bases de données riches, nous devrons en effet être extrêmement performants en matière de contrôle des accès.
M. Jérôme Durain, président. - Un phénomène de saturation de certaines zones a été évoqué, d'où une expansion du trafic vers des villes telles que Rennes ou Dijon, qui ont récemment connu des mitraillages tels que ceux qui sont survenus à Marseille. Comment appréciez-vous ce phénomène, qualitativement et quantitativement ?
Général Christian Rodriguez. - Les groupes criminels s'étendent, ne tenant guère compte de la répartition des zones entre la gendarmerie et la police. Cette expansion concerne les communes jouxtant les grands centres urbains et des zones relevant de la gendarmerie, les élus nous alertant à ce sujet.
L'autre grand intérêt des opérations « place nette » vise d'ailleurs à décourager cette extension du trafic, dès lors qu'une activité criminelle commence à se structurer. Cette nécessaire anticipation a conduit à la création des Cross, afin que nous empêchions collectivement l'apparition de bases arrière du narcotrafic.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - J'ai évoqué précédemment la possibilité, pour les agents, de se faire passer pour un client afin d'identifier les auteurs. Dans le même registre, il a été suggéré à plusieurs reprises de recourir davantage à l'infiltration à l'intérieur des réseaux. Ce dispositif est-il adapté à la gendarmerie, davantage présente dans les zones rurales, ou doit-elle être réservée à des secteurs urbains plus anonymes ?
Général Christian Rodriguez. - Oui, nous travaillons avec des sources. Il y a deux ans et demi, nous avons revu notre dispositif qui n'offrait pas suffisamment de garanties, un gendarme déviant pouvant nous abuser sans que l'on s'en rende compte. Avec les sources et l'observation-surveillance, nous disposons de deux outils qui, aujourd'hui, nous permettent d'obtenir des résultats ; c'est l'une de mes convictions en police judiciaire. Les sources sont nécessaires et nous travaillons beaucoup avec elles. En une année, pour 600 000 euros d'indemnisation des sources, nous avons saisi 13 millions d'euros d'avoirs criminels. Nous n'en avons pas beaucoup parlé, mais il convient d'insister sur les avoirs criminels.
Se pose ensuite le sujet des repentis. Jusqu'où peut-on aller dans les infractions commises par les repentis ? Cela mérite qu'on en discute. Je n'ai pas une vision très objective sur ce sujet ; je pense que nous devons aller plus loin et que nous avons intérêt à utiliser le plus possible ce dispositif.
Les sources dont nous parlons sont des truands. Il faut accepter l'idée que l'on traite avec des truands, et procéder avec eux de manière contrôlée. C'est tout le sens du dispositif mis en place il y a deux ans et demi, avec différents contrôles et des magistrats informés. Il s'agit d'un bon moyen d'avancer sur les dossiers. Les repentis nous permettent d'obtenir des informations que nous n'aurions pas autrement.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - J'en reviens aux opérations « place nette ». De telles opérations permettent d'appréhender un certain nombre de participants au trafic. Ne serait-il pas utile, pour ces opérations, de mener systématiquement des enquêtes patrimoniales et financières ? La gendarmerie a-t-elle aujourd'hui les moyens de les mener ?
Général Christian Rodriguez. - Il s'agit moins d'un problème d'organisation que de compétences, et donc de formation. Avec le dispositif Fintech, nous avons renforcé notre formation. Nous disposons notamment d'un centre de formation cyber à Lille, qui forme des gendarmes, des policiers et des magistrats, par exemple à la cryptomonnaie. Nous devons encore aller plus loin. Des problématiques comme celles du patrimoine ou du blanchiment appellent des compétences particulières.
Concernant la délinquance économique et financière, il existe trois niveaux de formation ; nous devons poursuivre en ce sens. Nous avons même un peu baissé le niveau de formation de manière à former davantage de personnes. Des personnes sont également formées à la saisie d'avoirs criminels et à tous les sujets liés au blanchiment. Aujourd'hui, si l'on ne met pas l'accent sur la formation, on risque de passer à côté de certains sujets.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Pouvez-vous nous en dire davantage sur les formations dispensées ? Sont-elles liées à l'aspect comptable ? Permettent-elles de mieux appréhender les procédés utilisés par les narcotrafiquants pour blanchir l'argent ? Je pense notamment aux ventes de fonds de commerce, sachant que celles-ci sont publiées dans des journaux d'annonces légales...
Général Christian Rodriguez. - Je vous propose de vous envoyer un document retraçant dans le détail les différentes formations. Dans les domaines où nous manquons de compétences, nos réservistes sont là pour nous aider à savoir quoi et où chercher. Nous ne créons pas des formations à partir de rien. L'École nationale de la magistrature (ENM) dispense des formations, et des gendarmes peuvent en bénéficier ; récemment, nous avons rencontré les représentants de la formation des greffiers à l'ENM afin que nos gendarmes puissent suivre les formations. De notre côté, nous prenons en charge la formation des magistrats sur des sujets comme celui de la cryptomonnaie.
Trop souvent, on a tendance à se dire que le sujet est trop compliqué et l'on ne va pas aussi loin qu'on devrait le faire. C'est en continuant à former les gens que l'on évitera de passer à côté de certains sujets.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Quand vous avez une suspicion, estimez-vous que l'apport des services fiscaux, par exemple, est aujourd'hui assez fluide et efficace ?
Général Christian Rodriguez. - Je n'ai reçu aucune information me laissant penser que ce ne serait pas le cas.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Aujourd'hui, on estime entre 3 et 6 milliards d'euros le chiffre d'affaires du narcotrafic en France. Il s'agit d'argent liquide et de petites coupures. De quoi manquons-nous pour mieux suivre ces flux d'argent liquide ? La gendarmerie a-t-elle des pistes sur ce sujet ?
Général Christian Rodriguez. - Il n'est pas simple de suivre l'argent liquide, dans la mesure où nous disposons tous de petites coupures. Notre attention s'est portée sur la manière dont on peut blanchir cet argent avec la cryptomonnaie et les blockchains.
Il y a quelques années, nous avons travaillé sur les collecteurs ; il s'agissait de l'affaire Kouri, dans le sud de la France, avec d'importants préjudices. Des renseignements peuvent nous permettre d'identifier des collecteurs, et nous intervenons à ce moment du trafic où il y a déjà beaucoup d'argent. Seule la connaissance du terrain peut nous aider à avancer sur ces dossiers. En tirant sur des bouts de ficelle, on arrive à retrouver des gens qui s'avèrent être au coeur des réseaux de collecte.
Nous devons également accroître notre vigilance sur tout ce qui a trait au travail illégal. Par ce biais, on tombe sur des gens qui manipulent de l'argent, ou sont rémunérés. Cette forme de blanchiment est assez facile, et cela renvoie à l'intérêt d'avoir un regard à la fois administratif et judiciaire.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Le travail au noir, notamment dans les entreprises du bâtiment, représente l'un des moyens de blanchiment. Ce mécanisme de blanchiment est aujourd'hui avéré. Cela appelle des techniques particulières et des rapports réguliers avec l'inspection du travail, le greffe du tribunal de commerce et un certain nombre de services qui peuvent donner des informations utiles.
Général Christian Rodriguez. - Oui, absolument. On retrouve tous ces acteurs dans les Codaf. Nous disposons également d'un office central de lutte contre le travail illégal, qui est très investi sur ce sujet. Aujourd'hui, un certain nombre d'offices traitent de l'argent en circulation. Cela pose la question de la fluidité des échanges entre tous ces services. Sur de tels sujets, qui relèvent à la fois de l'administratif et du judiciaire, on n'en fait jamais trop.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Quand on voit les quantités de drogues saisies, les flux financiers gigantesques, le nombre de personnes impliquées dans les réseaux, on a parfois le sentiment d'être un peu débordé. Quelles seraient, selon vous, les priorités à mettre en exergue dans notre rapport ?
Général Christian Rodriguez. - J'ai évoqué la possibilité de mieux traiter les fichiers. Je pense également à la systématisation des enquêtes patrimoniales, au travail sur le blanchiment, la présomption de blanchiment ou la non-justification de ressources, c'est-à-dire tout ce qui concerne l'aspect financier - quand on prend en compte cet aspect, on rend les choses plus compliquées pour les criminels.
Si je devais définir une troisième priorité, ce serait la problématique des médicaments détournés de leur usage et utilisés pour se droguer. Il s'agit peut-être du sujet de demain, on en observe déjà les conséquences à l'étranger ; je pense à la situation liée au Fentanyl aux États-Unis. Le commandement pour l'environnement et la santé (Cesan) travaille sur tous ces sujets liés au trafic de médicaments, qui permettent également d'atteindre de vrais réseaux criminels. Nous avons déjà beaucoup investi ce champ et nous allons continuer à le faire.
Enfin, nous aimerions bien avancer sur le sujet de la captation des données à distance. Il est de plus en plus compliqué de capter les données dans les voitures ou sur les téléphones. La loi fixe des limites, et c'est bien normal. Mais, sur de tels sujets, il faudrait sans doute repenser ce que l'on peut faire, car il s'agit du seul moyen d'obtenir des informations précises sur ce que disent, font et échangent les criminels.
M. Olivier Cadic. - Mon premier sujet concerne la prévention. Enfant, je me souviens de mon premier contact avec un gendarme en salle de classe ; celui-ci nous avait informés sur la prévention routière. À Marseille, on nous a indiqué que la police avait créé un centre de loisirs afin de sensibiliser les jeunes, dès les classes de CM1 et de CM2, aux effets du trafic. Que prévoyez-vous dans ce domaine ?
Enfin, je souhaite évoquer la formidable efficacité de la police de la route au Brésil. Celle-ci a connecté l'intelligence artificielle au système de lecture automatique des plaques d'immatriculation. Cela leur permet de pointer les parcours suspects, et facilite les arrestations du crime organisé. Que pensez-vous de ce dispositif ?
Général Christian Rodriguez. - Concernant le premier point, nous disposons de près de 600 formateurs relais anti-drogue qui se déplacent dans les écoles afin d'informer sur les risques liés à la prise de produits stupéfiants. Nous avons également renforcé notre relation avec la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Il est vital d'en faire davantage encore sur ces sujets de prévention, car il est plus simple d'empêcher que de réparer.
Sur le sujet des lecteurs automatiques de plaques d'immatriculation (Lapi), cela fait dix ans que nous essayons d'avancer sur la mise en commun des Lapi par les douanes, la police et la gendarmerie, afin de pouvoir utiliser les données. Il y a six ou sept ans, on m'avait expliqué qu'il existait aux Pays-Bas un algorithme capable de lire les plaques des véhicules se déplaçant entre les Pays-Bas et l'Espagne, et permettant d'identifier ceux qui avaient des mouvements suspects. Je ne sais pas si le dispositif était expérimental ; en tout cas, c'est celui dont nous pourrions rêver. Toutefois, il pose un certain nombre de questions juridiques. À l'époque, quand nous avions commencé à y réfléchir, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) avait indiqué que la mise en place d'un tel dispositif était envisageable sous certaines conditions. Nous devons avancer sur le sujet des lectures de plaques et sur l'analyse des mouvements de véhicules, car cela nous aidera à mieux contrôler.
Mme Valérie Boyer. - Ma question porte sur la prévention et l'intervention dans les établissements scolaires. Ne serait-il pas judicieux de lancer un programme de santé publique, dans lequel les forces de l'ordre seraient susceptibles d'intervenir, pour chaque enfant à chaque âge de sa vie ? Ces informations pourraient également figurer sur le carnet de santé, l'un des rares documents que l'on garde toute sa vie. Je suis surprise par la difficulté de connaître et de recenser toutes les actions.
Par ailleurs, ces actions s'adressent à une petite partie de la population ; quand on connaît la prévalence de la consommation de stupéfiants, sans même parler du trafic, on ne peut que s'en étonner.
Général Christian Rodriguez. - Je ne veux pas m'élever au-dessus de ma condition, mais si un tel programme existait, nous serions tout à fait ouverts à l'idée d'y participer. Les gendarmes se déplacent dans les écoles, cela ne pose aucune difficulté. Je partage votre analyse sur le fait que la prévention doit d'abord nous guider.
M. Jérôme Durain, président. - Merci beaucoup, général, vos remarques et vos réflexions nourriront notre rapport qui sera publié en mai.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion, suspendue à 16 h 50, est reprise à 17 h 00
Audition de Mme Stéphanie Cherbonnier, cheffe de l'Office antistupéfiants (Ofast)
M. Jérôme Durain, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier. Nous entendons aujourd'hui pour la deuxième fois Mme Stéphanie Cherbonnier, cheffe de l'Office antistupéfiants (Ofast).
Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, et vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Stéphanie Cherbonnier prête serment.
M. Jérôme Durain, président. - Avant d'ouvrir cet échange, je souhaite exprimer, au nom de la commission d'enquête, notre impression très favorable vis-à-vis de celles et ceux que nous avons auditionnés et qui, au sein des forces de l'ordre et des forces de sécurité intérieure, luttent contre le narcotrafic. Nous voulons témoigner de notre admiration et de notre soutien à ces fonctionnaires et à leur engagement résolu dans cette lutte. Dans un commissariat de Marseille où nous nous trouvions la semaine dernière, on nous a dit « ce sont des guerriers » : c'est là un sentiment que nous partageons. Aussi présentons-nous nos félicitations et nos remerciements à toutes ces équipes, et notamment à la vôtre, Madame Cherbonnier.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Je me joins aux félicitations et aux encouragements formulés par le président. Dans une réponse écrite que vous nous avez adressée, Madame Cherbonnier, vous indiquiez que la distinction entre criminalité organisée et terrorisme est aujourd'hui ténue. Pourriez-vous préciser cette pensée ? Peut-on déduire de cette observation que le narcotrafic constitue désormais une menace contre les intérêts fondamentaux de la nation ? Dans ces conditions, peut-on imaginer de rapprocher le régime du narcotrafic de celui du terrorisme, afin de lutter contre le trafic de stupéfiants ?
Mme Stéphanie Cherbonnier - Je vous remercie de m'offrir l'occasion de m'exprimer à nouveau devant cette commission après mon audition du 27 novembre dernier. Vous vous êtes rendus à l'Ofast, où nous vous avons accueillis avec mes équipes, à qui je ne manquerai pas de transmettre vos félicitations.
J'établis en effet une comparaison entre la criminalité organisée et le terrorisme. La lutte contre la criminalité organisée s'effectue traditionnellement à travers des dossiers judiciaires et des enquêtes. Telle est l'approche qui prévalait jusqu'à présent. Or les phénomènes de criminalité organisée évoluent ces dernières années, avec un nombre croissant de morts. La situation actuelle en Équateur est particulièrement significative. Les membres des forces de l'ordre et des autorités judiciaires y sont menacés, voire assassinés par ces organisations criminelles. On parle d'ailleurs de narcoterrorisme, comme on en parlait quelques années plus tôt en Colombie. Si la situation est bien entendu différente en France et en Europe, observer ce qui se passe à l'étranger est toujours enrichissant. Nos voisins néerlandais ont connu des phénomènes particulièrement graves de menaces à l'encontre des autorités et à l'encontre de la famille royale. En Belgique, des menaces ont été proférées à l'endroit du Premier ministre. Par conséquent, le narcotrafic constitue bien un risque d'atteinte aux institutions, et un risque de déstabilisation de l'État. Ces phénomènes qui se produisent aux portes de la France nous questionnent sur notre approche de la criminalité organisée. Le nombre de morts généré par cette criminalité est d'ailleurs très élevé : outre les morts occasionnées par des règlements de compte entre trafiquants, nous voyons apparaître des victimes dites collatérales des trafics, atteintes par des balles perdues. Dès lors, il convient à mon sens de ne pas s'interdire de réfléchir autour de ce sujet dans les termes que j'ai proposés.
Le narcotrafic peut naturellement faire l'objet d'enquêtes judiciaires. Cependant, comme je l'avais indiqué lors de ma première audition, les services de la Direction nationale de la police judiciaire (DNPJ) sont également des services de renseignement du second cercle. À ce titre, ils sont en mesure de mettre en oeuvre ce que l'on appelle des techniques de renseignement et d'agir dans le cadre de la loi de 2015 sur le renseignement. C'est la raison pour laquelle un pôle renseignement a été créé au sein de l'Ofast, lorsque ce service est devenu opérationnel en 2020. L'objectif de l'Ofast consiste à prendre en compte ce volet renseignement de manière très claire et distincte de l'activité judiciaire. En effet, une activité judiciaire et une activité de renseignement ne sauraient être mélangées. Nos agents sont par conséquent tenus de connaître précisément dans quel cadre juridique ils sont appelés à intervenir. Développer l'approche du renseignement en matière de criminalité organisée revêt un intérêt particulièrement fort. L'article L. 811-3 du code de la sécurité intérieure permet ce développement, à travers la finalité 6, et nous donne un cadre légal d'intervention.
L'objectif de la création du pôle renseignement au sein de l'Ofast réside dans la possibilité d'échanger d'égal à égal avec d'autres services de renseignement. Il nous incombait de professionnaliser ce renseignement à tous les niveaux, du niveau territorial avec le réseau des Cellules du renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross), que vous avez pu voir à l'occasion de vos déplacements dans les territoires, au niveau international, puisque l'activité de renseignement ne s'arrête pas aux frontières de la France.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Comme vous l'avez indiqué, l'Ofast est compétent dans le domaine du renseignement et dans celui des enquêtes judiciaires. Dans la pratique, cette distinction est extrêmement difficile à opérer. Quelles sont, selon vous, les traductions concrètes de cette distinction ?
Mme Stéphanie Cherbonnier - En matière de lutte contre le trafic de stupéfiants et plus généralement de lutte contre la criminalité organisée, et à la différence de la lutte contre le terrorisme, la finalité du renseignement est systématiquement la judiciarisation. La distinction entre ces deux phases, le renseignement et l'enquête judiciaire, est cependant très claire. Les agents de l'Ofast opèrent soit dans le cadre du code de la sécurité intérieure, soit dans le cadre du code de procédure pénale à travers leurs enquêtes. Nous avons souhaité cloisonner ces deux activités afin d'éviter toute confusion entre ces deux cadres et entre les prérogatives des uns et celles des autres. Nos agents sont séparés et spécialisés dans l'une ou l'autre de ces thématiques.
Ce cloisonnement n'implique pas que les agents n'échangent pas entre eux. Mais la finalité reste bien la judiciarisation du renseignement, afin d'alimenter une enquête judiciaire sous l'autorité du parquet ou d'un juge d'instruction. C'est là tout l'enjeu d'une construction solide du renseignement, à partir d'une base légale parfaitement identifiée et d'une connaissance sans faille des domaines dans lesquels interviennent les enquêteurs.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - L'Ofast tient un rôle de chef de file en matière de lutte contre le narcotrafic. Cependant, nous avons constaté une certaine confusion des genres dans un certain nombre de territoires. Je pense en particulier au bureau de lutte contre le narcotrafic créé au sein du parquet de Marseille, et qui joue un rôle de coordination. Partagez-vous ce sentiment quant à la confusion des genres ? Avez-vous connaissance de la situation marseillaise ?
Mme Stéphanie Cherbonnier - Je connais en effet le bureau de liaison au niveau du parquet de Marseille. Je considère qu'il est extrêmement important que la coordination se produise à plusieurs niveaux. Bien entendu, l'Ofast est le chef de file de la lutte contre les trafics de stupéfiants et agit, comme je l'ai indiqué, sous l'autorité du parquet dans le cadre d'enquêtes judiciaires. Cela ne fait pas doublon avec les dispositifs de coordination mis en place par l'autorité judiciaire. D'ailleurs, cette coordination existe même au-delà du parquet de Marseille, avec la Juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée (Junalco), qui se trouve au-dessus des Juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) sur les dossiers d'une particulière complexité.
Ces instances ne se trouvent pas en situation de concurrence avec l'Ofast, et leurs rapports n'engendrent pas de cacophonie. Il importe avant tout que l'ensemble des acteurs, tant au sein des forces de sécurité entendues au sens large, y compris les douanes, qu'au niveau des autorités judiciaires, se parlent. En matière de criminalité organisée, nous avons face à nous une masse extrêmement importante d'informations et de données issues des enquêtes judiciaires ou pré-judiciaires. Chaque service apporte sa pierre à un édifice particulièrement étendu.
Cloisonner le volet judiciaire et le volet renseignement est fondamental. Cependant, dès la phase de renseignement, il est crucial d'informer l'autorité judiciaire quant à certains éléments qui donneront lieu à l'ouverture d'une enquête. Autrement dit, il est impossible de conserver de manière confidentielle des éléments qui, à terme, nourriront une enquête judiciaire. Dès lors, il est nécessaire de procéder en amont à des échanges avec l'autorité judiciaire, c'est-à-dire avec les Jirs dans les territoires et avec la Junalco pour la criminalité d'une particulière complexité.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Les opérations « place nette » se développent et font preuve d'une certaine efficacité en termes de sécurité publique. Les Français qui habitent près d'un point de deal le constatent. Qu'apporte ce type d'opérations aux enquêtes pénales ? On peut avoir l'impression que ces opérations « place nette » sont utiles pour éliminer un point de deal, mais n'aident pas sur le plan du suivi, ni ne permettent de remonter les filières. J'aimerais avoir votre opinion sur cette question.
Mme Stéphanie Cherbonnier - Le périmètre des opérations « place nette » intègre naturellement le trafic de stupéfiants, mais il le dépasse largement. Ce type d'opérations permet de faire évoluer une situation sur le terrain et d'agir concrètement dans les quartiers, ce qui me semble particulièrement important et très attendu par la population. En effet, la vie des habitants de certains quartiers est détériorée par l'occupation des halls d'immeubles et par des fixations sur les points de deal.
Nous avons engagé depuis janvier 2021, sur l'ensemble du territoire, des opérations de démantèlement des points de deal préalablement cartographiés. Quatre mille points de deal avaient été recensés en janvier 2021. Aujourd'hui, on en dénombre un peu moins de trois mille. L'impact de ces opérations est donc sensible. Ces opérations ne sont pas toutes le résultat d'enquêtes de longue haleine, impliquant le démantèlement en profondeur d'organisations criminelles. Toutefois, elles présentent le mérite de faire émerger des faits et de sortir d'un territoire certains individus très implantés sur ces points de vente. Nous avons pour objectif de poursuivre ces actions, qui sont complémentaires d'actions portées dans le cadre des enquêtes judiciaires visant des trafiquants dits du haut du spectre, c'est-à-dire des têtes de réseau. Certaines opérations « place nette » alimentent des cadres d'enquêtes existants, ou les font naître, et produisent des résultats en termes d'efficacité opérationnelle.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Pour l'instant, on ne peut pas dire que ces opérations « place nette » apportent des renseignements de première main utiles aux enquêtes pénales. Leur objectif premier reste la tranquillité publique, l'ordre public. Mais peut-être est-il prématuré de tirer un bilan de ces opérations mises en place récemment.
Mme Stéphanie Cherbonnier - L'évaluation de ce type d'opérations ne relève pas de l'Ofast, puisque leur périmètre ne se limite pas à la lutte contre le trafic de stupéfiants. Cependant, il convient de relever qu'elles permettent de découvrir des stocks de produits stupéfiants, mais aussi des stocks d'armes, parfois des armes de guerre, qu'il est crucial de retirer de la circulation.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - L'Ofast déploie des malwares, avec le concours de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Ces malwares représentent le seul moyen de connaître le contenu de conversations cryptées entre trafiquants. Pensez-vous qu'ils puissent être davantage utilisés par l'Ofast comme par d'autres services ?
Mme Stéphanie Cherbonnier - Je n'entrerai pas dans les détails concernant l'injection de pièges, puisque ce dispositif est couvert par le secret de la défense nationale. Je suis toutefois en mesure de vous dire que ce dispositif extrêmement intéressant monte en puissance de façon progressive. Nous y avons recours dès que la situation le permet, mais il est soumis à l'observation d'un certain nombre de conditions opérationnelles, outre les conditions techniques. Il a vocation à évoluer dès lors que la technique, notamment d'injection, évoluera elle-même. En effet, l'injection suppose de disposer d'un accès à l'appareil que l'on souhaite piéger.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - L'augmentation, prévisible dans les années à venir, du recours à ces technologies, introduit la question de la confidentialité et du dossier « coffre ». Celui-ci représente-t-il selon vous une réponse satisfaisante au problème de la protection de la confidentialité ?
Mme Stéphanie Cherbonnier - J'avais évoqué cette question du dossier « coffre » lors de ma précédente audition devant votre commission, et je n'ai pas changé ma position sur ce sujet. Ce dossier répond à un double objectif et sa mise en place est déjà possible dans certains cas - elle est permise par la loi du 28 mars 2014 relative à la géolocalisation.
Le premier objectif de ce dispositif consiste à rééquilibrer la lutte, qui se déroule à mes yeux à armes inégales. En effet, nous sommes tenus de révéler dans la procédure toutes les techniques d'enquête que nous avons employées. Or cette disposition permet aux organisations criminelles de connaître nos techniques et de mettre en place des contre-mesures, par exemple de baliser les produits qu'elles trafiquent, de baliser leurs véhicules, de sonoriser et de placer de la vidéo, exactement de la même manière que des policiers qui enquêtent. Le second aspect relatif à cette question est celui de la protection de la vie humaine. En effet, des informations obtenues par un informateur qui sont révélées en procédure peuvent conduire à la mise en danger de la vie de cet informateur.
La loi permet, sous certaines conditions restrictives, de recourir au dossier « coffre », mais sans écarter de manière définitive certaines données. Il s'agit au contraire de les protéger en partie du débat contradictoire, de préserver ce que j'appellerais les secrets de fabrication des services de police, notamment la manière dont les pièges sont posés, ainsi que de préserver l'avenir des enquêtes, ce qui est extrêmement important. En matière d'infiltration, très peu de dispositifs de dossier « coffre » sont mis en oeuvre dans le domaine de la lutte contre les trafics de stupéfiants. Ne pas disposer tels dossiers pour la criminalité organisée explique en partie de l'absence de recours à ces techniques.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Le centre de commerce CIFA à Aubervilliers a été identifié comme un acteur majeur du blanchiment, en matière de narcotrafic comme dans d'autres domaines. Il est connecté à de puissants réseaux internationaux, notamment asiatiques. Comment expliquer le manque d'efficacité de la lutte contre le blanchiment d'argent sur ce site ?
Mme Stéphanie Cherbonnier - Je ne dispose pas d'éléments d'information pour répondre précisément à votre question sur le CIFA d'Aubervilliers. Il convient toutefois de noter que les réseaux de blanchiment de haut niveau sont traités par l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF). J'ajoute qu'une cellule financière a été créée au sein de l'Ofast, de manière à prendre en compte systématiquement le volet blanchiment dans les enquêtes judiciaires.
M. Jérôme Durain, président. - Permettez-moi de vous poser une question quelque peu taquine : êtes-vous vraiment une cheffe ? Autrement dit, jusqu'où s'étend votre chef de filât ? Cette question m'est venue lorsque je vous ai entendue répondre à la question de Monsieur le rapporteur sur les points de deal que ce sujet dépassait celui du trafic de stupéfiants. N'est-il pas souhaitable de repositionner l'Ofast dans une situation surplombante, et d'amplifier votre chef de filât afin d'améliorer la coordination d'outils extrêmement variés ? Nous constatons que de nombreuses administrations sont engagées dans la lutte contre le narcotrafic. Certaines dépendent du ministère de l'Économie, d'autres du ministère de l'Intérieur. Ne serait-il pas pertinent de « cheffer » davantage ?
Mme Stéphanie Cherbonnier - Je vais tenter de vous répondre en évoquant plusieurs aspects. J'aborderai en premier lieu ma situation personnelle. Ai-je l'impression d'être une vraie cheffe ? Je vous répondrai qu'être cheffe est tout sauf ce que l'on attend de moi. Mon travail relève bien davantage de la coordination. Si je me comportais en chef, je vous assure que la réaction serait épidermique. La lutte contre les trafics de stupéfiants est une activité éminemment concurrentielle. Chacun cherche une place sur la photo d'une saisie de produits stupéfiants. Cette attitude ne produit pas de résultats probants, d'autant que la concurrence intervient même à l'intérieur des équipes, ce qui, en termes d'efficacité opérationnelle, nuit à la limpidité et à la pertinence de l'action.
La comparaison internationale entre les différents services de lutte contre le narcotrafic montre qu'il n'existe pas de modèle idéal. On dit souvent de l'Ofast qu'il est une sorte de Drug Enforcement Administration (DEA) à la française. La DEA américaine est un partenaire de premier plan, avec lequel l'Ofast travaille régulièrement et dont il s'est inspiré lors de sa création. Mais la comparaison, selon moi, n'est pas pertinente puisque la DEA est un service rattaché au département de la justice américain, et placée sous la tutelle directe des procureurs, ce qui n'est pas du tout le cas de l'Ofast.
En Espagne, la lutte contre le narcotrafic est conduite par la garde civile et par une unité de police judiciaire, la Unidad de Droga y Crimen Organizado (Udyco), qui disposent chacune d'une propre direction d'appartenance. La coordination de leurs actions est assurée par une instance supérieure, le Centro de inteligencia contra el terrorismo y el crimen organizado (Citco), dirigée alternativement par un représentant de l'une ou l'autre de ces structures, et qui ne mène aucune mission opérationnelle. En Italie a été mise en place la Direzione Centrale per i Servizi Antidroga (DCSA), qui est elle aussi une instance de coordination des forces, et qui elle non plus n'est chargée d'aucune mission opérationnelle. Cependant, en matière de coopération internationale, nous sommes tenus par obligation de passer par elle afin d'obtenir des renseignements ou des exécutions de pièces.
Aux Pays-Bas, une tentative de créer une équipe d'intervention multidisciplinaire (MIT) a eu lieu à la même époque que la création de l'Ofast. Dirigée par une magistrate, cette structure n'est pas parvenue à fonctionner efficacement et demeure à mon sens un projet inabouti. En Belgique, où la structure des forces est différente de la France puisque la police et la gendarmerie ont fusionné, une commissaire nationale aux drogues a été nommée récemment, et vous l'auditionnerez demain. Elle joue également un rôle de coordination, mais ses fonctions ne recouvrent pas d'aspect opérationnel. Au Royaume-Uni, enfin, la lutte contre le narcotrafic est assurée par la National Crime Agency (NCA), qui possède une forte dimension de renseignement.
En France, par le passé, l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (OCRTIS) était un office central classique, avec une organisation très opérationnelle et un réseau territorial qui avait commencé à voir le jour. En parallèle existaient ce que je nommerais des préfets « drogues », rattachés directement au ministre de l'Intérieur. Par ailleurs, la Mission de lutte antidrogue (Milad) était quant à elle une instance dite stratégique, rattachée au Directeur général de la police nationale. L'émiettement des structures, ainsi que la séparation de l'opérationnel et du stratégique, complexifiait le dispositif de lutte contre le narcotrafic. Cette situation a conduit à mener une réflexion tenant compte des modèles étrangers et de l'expérience française, et portant sur la création d'une instance disposant du meilleur rattachement possible et d'une structuration autour de missions bien identifiées. De cette réflexion est né l'Ofast. Lorsque les arbitrages conduisant à sa création ont été rendus en 2019, le débat a porté sur sa structure, sa mission, et son niveau de rattachement. En effet, le caractère interministériel pose la question du positionnement de la structure.
La police nationale prend une part importante dans la lutte contre les trafics de stupéfiants en termes de volume. L'Ofast relève aussi d'un travail de police judiciaire parce qu'il appréhende le trafic de stupéfiants de manière globale, en le rattachant à la criminalité organisée. Traiter la criminalité organisée ailleurs qu'au sein de la police judiciaire serait dangereux, parce que seules l'enquête judiciaire et la coopération internationale sont en mesure de démanteler en profondeur des organisations criminelles dont l'activité n'est pas limitée au trafic de stupéfiants. Cette lutte ne peut se produire que dans un cadre judiciaire. La construction intègre une part de renseignement, mais, encore une fois, c'est le volet judiciaire qui permet un aboutissement de la lutte.
Cantonner la lutte contre le narcotrafic dans une structure hors-sol et déconnectée du reste de la lutte contre le crime organisé serait contre-productif. Ce serait la priver d'une masse importante de renseignements, et des moyens de comprendre les motivations des règlements de compte, les connexions entre les délinquants, ainsi que le fonctionnement des réseaux de blanchiment d'argent, que les dispositifs d'identification et de saisie des avoirs criminels liés à l'enquête judiciaire permettent d'appréhender. En outre, il convient de prendre en compte le sujet de la corruption. En résumé, la lutte contre la criminalité organisée est un tout, et c'est la raison pour laquelle, en 2019, le choix a été fait de laisser l'Ofast au sein de la police nationale et au sein de la police judiciaire.
Placer l'Ofast au sein de la police judiciaire ne signifie pas que l'approche fondée sur le renseignement doit être ignorée. Au sein de la Direction nationale de la police judiciaire (DNPJ), de nombreux services de renseignement du second cercle développent leurs capacités. Il convient de prendre en compte cette évolution des méthodes de travail, et nous les avons mises en oeuvre à l'Ofast.
Je vais prendre l'exemple du renseignement maritime. Lorsqu'un travail de renseignement maritime est mené, il ne débouche pas nécessairement sur l'ouverture d'un dossier judiciaire en France, eu égard à des questions de compétences territoriales. Lorsque plusieurs tonnes de cocaïne sont saisies dans le golfe de Guinée grâce à un partage de renseignements entre des agences étrangères et la France, le Centre opérationnel d'analyse du renseignement maritime pour les stupéfiants (Maoc-N), basé à Lisbonne, intervient comme instance de coordination de ce partage de renseignements, et les préfectures maritimes ainsi que le procureur de la République de Brest sont impliqués. Cela ne constitue pas un dossier judiciaire, mais cela oeuvre à l'interception d'un flux. Et ces tonnes de cocaïne interceptées dans le golfe de Guinée seront autant de produits stupéfiants qui ne viendront pas inonder les marchés européen et français.
Notre rôle consiste aussi à repenser nos modes d'action. Nous disposons d'outils judiciaires lisibles et bien éprouvés, qui fonctionnent. S'y ajoutent des outils de renseignement qui doivent nous permettre de prospérer. C'est la raison pour laquelle j'ai tracé un parallèle entre la lutte contre le narcotrafic et la lutte contre le terrorisme. En effet, le travail conduit en matière de lutte antiterroriste est en majorité un travail de renseignement, même si le volet judiciaire importe, bien sûr, lorsque se produit un attentat ou que des actes préparatoires sont identifiés. En matière de criminalité organisée également, et le parallèle s'arrête là entre les deux matières, il convient de ne pas se cantonner aux seuls dossiers judiciaires. Encore une fois, cela ne revient pas à écarter l'autorité judiciaire, mais cela signifie qu'il faut choisir ses moyens d'action. Parfois, ceux-ci consistent à réaliser de l'entrave à l'étranger et notamment de l'entrave de produits.
M. Jérôme Durain, président. - Le raisonnement et la démonstration que vous venez de présenter me semblent propres au ministère de l'Intérieur. Mais sur le sujet du narcotrafic, les douanes et la Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) montent en charge alors même qu'elles relèvent du ministère de l'Économie et des Finances. Par ailleurs, l'Ofast n'est pas saisi par les Jirs sur un certain nombre de sujets. Aussi, lorsque j'évoquais un chef de filât, je pensais qu'il pourrait être mis en place un cran au-dessus. Le Directeur général de la police nationale reconnaissait ici même qu'il existe des problèmes de coordination entre les services. Dès lors, un saut interministériel ne serait-il pas pertinent afin de donner à l'Ofast davantage de surplomb par rapport aux questions policières et aux questions douanières ?
Mme Stéphanie Cherbonnier - En évoquant le renseignement maritime, j'ai omis de citer la DNRED. La douane est naturellement un acteur central de la lutte contre les trafics de stupéfiants. Le périmètre de ses missions est d'ailleurs bien plus large que le narcotrafic. La coordination entre l'Ofast et les services douaniers est quotidienne, à travers les enquêtes et les actions de renseignement que nous conduisons, mais aussi à travers l'analyse stratégique des phénomènes auxquels nous sommes confrontés. En effet, les services douaniers fournissent des observations sur le territoire à travers le réseau des attachés douaniers. Nous faisons de même avec nos propres capteurs, notamment le réseau des attachés de sécurité intérieure, et l'intérêt d'une coordination réside dans cette coproduction d'analyse, ce que nous pratiquons de plus en plus régulièrement. Lorsqu'une information parvient à l'un des deux services, elle est transmise rapidement à l'autre. Nous nous retrouvons souvent dans les réunions des Jirs ou de la Junalco, notamment lorsqu'est annoncée l'arrivée d'un container contenant des produits stupéfiants, afin de déterminer la meilleure manière de traiter ce renseignement.
La coordination entre les services douaniers et l'Ofast s'est renforcée. À l'époque de l'OCRTIS, seul un officier de liaison assurait cette coordination en son sein. Nous avons changé d'ère, puisque dorénavant nous n'avons plus d'officiers de liaison, mais des personnels de la douane intégrés à l'Ofast. Le premier d'entre eux est le chef du pôle stratégie, qui bénéficie d'une très bonne connaissance du terrain et d'une expérience à la DNRED. Au niveau du pôle renseignement, des douaniers de la section des vecteurs sont connectés en permanence avec la DNRED.
Aujourd'hui, les mécanismes et les structures sont en place, mais il convient de rappeler que l'Ofast est une instance jeune. Et, pour revenir à la question du chef de filât, j'estime qu'avant d'être cheffe, il me revient de coordonner les agents, de les mobiliser autour d'un même objectif, et de les inciter à se parler à travers le réseau des Cross. En d'autres termes, il me revient de mettre tous les acteurs autour de la table au niveau local afin qu'ils échangent du renseignement.
Il est certain que les Cross fonctionnent plus ou moins bien d'un territoire à l'autre. Vous l'avez constaté lors de vos déplacements. Ce dispositif est réévalué quasiment une fois par an. En fin d'année dernière, nous avons interrogé le réseau des Cross sur les difficultés rencontrées, et nous réajusterons le dispositif en fonction des remontées du terrain. Certaines structures ne fonctionnent parce que le dispositif est défaillant. Ce n'est pas le cas, à mes yeux, des Cross. D'autres fonctionnent mal parce que l'humain n'y met pas toute l'énergie attendue. Les exemples des Cross qui fonctionnent très bien correspondent à des Cross faisant l'objet d'un fort investissement des chefs de service, et dans lesquels l'accent est mis sur le partage de renseignement et le décloisonnement.
La réussite des Cross implique aussi une dimension collective et la révision de nos méthodes de travail. J'estime que nous avons beaucoup progressé sur ce point. Je mesure le chemin parcouru et j'identifie des marges de progression. Comme vous l'a dit le Directeur général de la police nationale, nous savons ce qui mérite d'être amélioré. Les bilans des Cross sont très significatifs : nous savons où elles fonctionnent et où elles ne fonctionnent pas.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Que recouvre la convention signée par l'Ofast avec la DNRED ?
Mme Stéphanie Cherbonnier - Cette convention, qui n'est à ce stade qu'un projet, représente davantage qu'une liste d'obligations et d'interdits. Elle permettra de fixer le rôle des uns et des autres, et l'articulation du travail des différents acteurs.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - J'aimerais revenir sur le positionnement de l'Ofast. Placer l'Ofast au-dessus des directions des ministères de l'Intérieur d'une part et des Finances de l'autre ne constituerait-il pas un moyen d'améliorer la coordination des politiques menées dans chacun de ces ministères ? Je me pose également cette question à propos d'un rapprochement avec le pôle stratégie de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca). Il ne s'agirait pas de donner à l'Ofast une autorité sur la Mildeca, mais de mieux coordonner les actions en donnant à l'Ofast un positionnement plus clair.
Mme Stéphanie Cherbonnier - Un tel positionnement représente le risque d'une totale déconnexion de l'opérationnel. Nous avons produit en début d'année un état de la menace, ce qui représente un travail de partenariat extrêmement important, et la preuve que le chef de file parvient à mobiliser autour de lui un certain nombre d'acteurs. Déconnecter l'Ofast des structures opérationnelles ferait de lui une structure hors sol, privée des richesses de l'opérationnel et de la coopération entre les services. Seulement deux étages séparent le pôle stratégie du pôle opérationnel : ils sont très faciles à gravir pour se nourrir des connaissances de chacun sur l'émergence et l'évolution des phénomènes auxquels nous sommes confrontés.
Le positionnement actuel de l'Ofast lui permet de travailler très fréquemment et de manière très fluide avec la Mildeca sur des sujets à la fois distincts et complémentaires. La Mildeca étant perçue comme une structure chargée de la communication autour de la santé, nous lui avons soumis une proposition de travail commun autour de la déconstruction de l'image positive des trafics, et elle s'est montrée très réceptive à cette proposition. Nous sommes très fréquemment en lien avec Nicolas Prisse et ses équipes, et nous abordons un grand nombre de sujets ensemble, en particulier à travers notre pôle stratégie. De plus, un policier, un gendarme et un douanier en poste au sein de la Mildeca représentent pour nous des interlocuteurs privilégiés.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Nous avons reçu de la part de différents services de police des suggestions visant à faciliter les infiltrations de civils dans les réseaux. Que pensez-vous de cette méthode d'infiltration ? Quels en sont, selon vous, les bénéfices et les risques ?
Mme Stéphanie Cherbonnier - Quelques pays recourent en effet à l'infiltration de civils, notamment les États-Unis. Ce dispositif peut s'avérer dangereux. En France, on confond souvent l'infiltration de personnels de la police, de la gendarmerie ou de la douane dans des réseaux, et le traitement de sources. Or ces deux méthodes sont très différentes et doivent le rester. Avoir recours à un infiltré civil suppose une contractualisation, et je ne suis pas certaine que la France souhaite s'engager dans cette voie. D'ailleurs, je n'ai pas entendu les représentants du ministère de la Justice évoquer ce sujet au cours des auditions. Pour ma part, je considère que l'infiltration de civils est une source de danger. De manière générale, nous recourons très peu aux infiltrations pour des raisons de sécurité et de complexité de la procédure.
En revanche, j'attire votre attention sur la question des sources, qui n'est pas réglée. La loi est complètement muette sur le sujet des informateurs. Le code de procédure pénale n'en fait pas état et le seul texte qui l'évoque est un décret prévoyant la rémunération des sources. La charte de traitement des informations pour la police nationale a été refondue en 2019. À défaut de texte législatif, le traitement des sources est donc régi par un texte interne.
Les informateurs existent en creux dans les procédures pénales, et n'apparaissent jamais explicitement, sauf en cas de difficulté procédurale. Aujourd'hui, un peu plus de six mille sources sont enregistrées par la police nationale, et correspondent à peu près à autant de traitants policiers. Les policiers sont de plus en plus réticents à enregistrer et à les traiter des sources, parce qu'il s'agit d'une matière éminemment complexe, sensible et dangereuse, qui appelle une formation spécifique et un encadrement extrêmement strict.
Le traitement des sources est pourtant indispensable en matière de lutte contre les trafics de stupéfiants. Les informateurs ne sauraient être les seuls capteurs utilisés par les enquêteurs, mais il est impossible de travailler sans eux. J'estime qu'il serait utile de mener une nouvelle réflexion sur ce sujet, après celle qui a déjà eu lieu, mais qui n'a pas trouvé de traduction concrète ni dans la loi, ni dans le règlement, ni dans les doctrines en lien avec le ministère de la Justice. Progresser dans ce domaine me semble intéressant également pour éviter de glisser vers l'infiltration de civils, qui à mon sens n'est pas une bonne option.
M. Jérôme Durain, président. - Il existe une sorte de chape morale sur le sujet des sources. On préférerait que les informateurs soient de bons pères de famille. Or il s'agit de criminels ou de délinquants. N'y a-t-il pas des verrous à faire sauter dans l'approche de ce sujet ?
Mme Stéphanie Cherbonnier - En matière de stupéfiants, les sources sont généralement des délinquants, en effet. Ce sont des individus qui, à un moment de leur parcours, souhaitent non pas apporter leur concours à la justice, mais livrer des informations. Dès lors, il convient de se montrer particulièrement prudent dans la gestion de ces sources, puisqu'elles peuvent piéger ou manipuler leur agent traitant. C'est la raison pour laquelle une formation spécifique est essentielle, de même que la mise en place de dispositifs de contrôle interne. Le renforcement de la charte de traitement des informations pour la police nationale en 2019 va également dans le sens de cette prudence. Le poids moral dont vous parlez existe probablement. Lorsque l'informateur est lui-même l'un des organisateurs du trafic, de graves difficultés en termes de déontologie et de procédure adviennent.
Il me semble important de sécuriser le traitement des sources. Aujourd'hui, les policiers sont de moins en moins enclins à recruter des sources et à les traiter. Cette activité est extrêmement chronophage ; elle consiste à passer de nombreuses heures au téléphone ou en rendez-vous avec un informateur, qui va apporter toutes sortes d'informations ; elle suppose d'être disponible à toute heure du jour et de la nuit. Dès lors, il importe que le policier ou le gendarme traitant de sources sache bien où le mène cette activité. De même, il convient que les limites à ne pas franchir soient explicitement indiquées. En d'autres termes, j'estime qu'il est nécessaire de définir, davantage qu'un statut de la source, un statut du traitant, qui viserait à ne pas anéantir cette importante source d'informations.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Si vous deviez nous indiquer trois suggestions afin d'améliorer la lutte contre le narcotrafic, quelles seraient-elles ? Et dans quel ordre de priorité ?
Mme Stéphanie Cherbonnier - Je citerai en premier lieu la mise en place d'un fichier permettant de croiser des données de renseignement. J'ai entendu le Directeur général de la police nationale classer ce sujet en deuxième position dans sa liste de priorités. Pour ma part, j'en ferais la priorité numéro un. Il est absolument nécessaire d'établir une vision globale de la criminalité organisée afin de la combattre plus efficacement.
En deuxième lieu, il est nécessaire de protéger certains aspects de la procédure du contradictoire grâce au dossier « coffre » que nous avons évoqué. Ce terme est peut-être impropre, mais il me paraît le mieux adapté pour exprimer cette idée. La mise en place du « coffre » risque, il est vrai, d'ajouter de la complexité procédurale. Néanmoins, il peut être justifié sur certains types de procédures.
En troisième lieu, il est nécessaire d'apporter des réponses rapides au problème de la corruption. À tous les niveaux, tant privés que publics, la corruption est un outil majeur de la criminalité organisée.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Nous avons entendu des magistrats Marseille déclarer, je le cite, que la guerre contre la drogue était « perdue ». Que vous inspire ce propos ? Du point de vue de l'Ofast, nos points faibles risquent-ils de nous entraîner dans une situation absolument irrémédiable, ou peut-on encore terrasser ce mal qui affecte un grand nombre de pays d'Europe ?
Mme Stéphanie Cherbonnier - Je me refuse à la résignation. Si je considérais que la guerre contre la drogue était perdue, je ne me présenterais pas devant vous aujourd'hui. J'ai écouté l'audition du procureur de la République de Marseille et, sauf erreur de ma part, il évoquait le contexte pénitentiaire. Son propos n'était donc pas général.
Nous ne pouvons admettre que la guerre contre le narcotrafic est perdue. Nous repensons en permanence la forme du combat, nous adaptons continuellement nos méthodes, et nous y mettons beaucoup d'énergie. Vous avez vous-mêmes salué l'action des policiers et des gendarmes, et j'associerais à cet éloge les douaniers et les magistrats. Notre lutte doit se poursuivre au quotidien. Elle passe par la compréhension de la menace, ainsi que par la réflexion sur l'organisation de nos services quand les formes traditionnelles de lutte contre la criminalité organisée ne répondent plus aux besoins. L'évolution de nos structures et la création de l'Ofast en 2020 vont dans ce sens. Pour autant, nous ne nous satisfaisons pas de cette réorganisation. Nous remettons en question nos modes de fonctionnement de manière constante, par exemple à propos du recueil du renseignement ou de l'alimentation des bases de données. Il nous revient de réfléchir à la pertinence de nos outils de lutte contre la criminalité organisée.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - La réponse ne passe-t-elle pas par une lutte sans merci contre la consommation et une sensibilisation dès le plus jeune âge ? Nous avons su le faire sur certaines addictions telles que le tabac et l'alcool. Nous avons évoqué précédemment les opérations « place nette ». Nous savons bien que ces opérations entraînent un report de l'activité vers d'autres modes d'acheminement vers le consommateur. Quel est votre avis sur ce point ? Le prérequis d'une lutte efficace contre le narcotrafic n'est-il pas la lutte contre la consommation ? Tant qu'il y aura de la consommation, il y aura du trafic.
Mme Stéphanie Cherbonnier - Vous pointez du doigt le rôle de tous les acteurs de la lutte contre le narcotrafic. Réduire cette lutte à l'Ofast constituerait une erreur d'appréciation. D'autres acteurs y ont pleinement leur part, à l'image de la Mildeca qui conduit des actions de prévention et en faveur de l'appréhension de certains phénomènes. Je pense également à l'éducation et aux sports, puisque les activités sportives permettent de sensibiliser des jeunes publics, ainsi qu'à la déconstruction de l'image positive des trafics que j'évoquais précédemment. De nombreuses séries et une multitude de clips musicaux véhiculent en effet une image idéalisée du trafic de stupéfiants et de l'ascension par le crime.
L'approche par le consommateur est donc importante. Le consommateur dans son canapé porte une part de responsabilité dans une chaîne animée par des organisations criminelles qui se financent, qui tuent, qui depuis l'étranger exploitent des populations vulnérables pour le transport des substances dans des conditions extrêmement dangereuses. Penser à une mère de famille qui prend un avion avec ses deux enfants mineurs chargés de cocaïne in corpore devrait faire réfléchir.
L'Ofast n'a pas vocation, à lui seul, à régler l'ensemble du problème de la drogue. Il joue un rôle majeur et un rôle de chef de file pour le partage du renseignement, la conduite des enquêtes et la coopération internationale, en s'appuyant sur de nombreux acteurs jouant chacun leur partition dans leur domaine de compétence.
M. Jérôme Durain, président. - Nous vous remercions.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 00.
Mardi 19 mars 2024
- Présidence de M. Jérôme Durain, président -
La réunion est ouverte à 8 h 35.
Audition de Mme Ine Van Wymersch, commissaire nationale aux drogues de la Belgique (en visioconférence)
M. Jérôme Durain, président. - Nous auditionnons ce matin Mme Ine Van Wymersch, commissaire nationale aux drogues de la Belgique.
Notre commission d'enquête, qui a débuté ses travaux en novembre 2023 et les achèvera en mai prochain, s'est essentiellement intéressée à la situation française, mais nous savons que le trafic de drogue est un problème mondial, et notamment européen puisque le chiffre d'affaires du secteur atteint en Europe 30 milliards d'euros. Nous avons souhaité vous entendre, madame, afin de mieux comprendre la situation belge en matière de narcotrafic.
Mme Ine Van Wymersch, commissaire nationale aux drogues de la Belgique. -En Belgique, la criminalité organisée liée au narcotrafic concerne principalement deux grandes villes.
La première est Anvers. En 2023, 111 tonnes de cocaïne ont été saisies dans le port d'Anvers, auxquelles il faut ajouter 10 tonnes interceptées au port de Zeebruges. Plus de la moitié de cette cocaïne provient de l'Équateur, qui est un pays non pas producteur mais de transit. La drogue est en effet majoritairement produite en Colombie, au Pérou et en Bolivie. Ce trafic s'accompagne de violences telles que le lancement de projectiles explosifs sur les portes d'entrée de maisons. Sont arrêtés surtout de jeunes Hollandais, et notamment des mineurs, de plus en plus jeunes, entre autres dans les ports lorsqu'ils essaient de récupérer la cocaïne qui se trouve dans les containers. Pour lutter contre ce trafic, la Belgique collabore avec les Pays-Bas.
La deuxième ville concernée est Bruxelles, qui connaît des violences liées au trafic de stupéfiants - cannabis, cocaïne et crack, ce dernier produit étant surtout consommé par un public très paupérisé et précarisé. L'offre y augmente, et je suis pour ma part convaincue que c'est elle qui détermine la demande. La conséquence de cette augmentation est une intensification de la guerre de territoires. Par ailleurs, les organisations criminelles font de plus en plus appel pour faire le « sale boulot » à une main-d'oeuvre jetable - populations précaires, mineurs, jeunes sans perspective - et facilement remplaçable.
L'anonymat de la grande ville est un facteur facilitateur pour la criminalité organisée. L'Institut flamand pour la paix a indiqué dans un rapport que les trafiquants se fournissaient en armes à feu et en armes de guerre via le dark web. S'agissant du trafic proprement dit, des enquêtes ont montré qu'il y avait un lien entre Bruxelles et Marseille, mais on ne sait pas clairement en quoi il consiste.
La mission du commissariat national aux drogues de la Belgique n'est pas opérationnelle ; je ne m'occupe donc pas des enquêtes en cours. Créé sur l'initiative de quatre cabinets ministériels fédéraux - santé, justice, intérieur, finances -, le commissariat est chargé de coordonner la lutte contre la criminalité organisée liée à la drogue, sert de laboratoire d'idées pour développer de nouvelles approches, fait le lien entre les différents acteurs concernés et établit des relations avec les États voisins - France, Pays-Bas, Allemagne, etc. - ainsi qu'avec les pays d'où provient la drogue.
Le seul et unique but des organisations criminelles étant de faire de l'argent, il est important de prévoir des barrières au sein de la chaîne logistique. La Belgique est particulièrement ciblée parce que son hub logistique, conçu pour servir l'économie légale, est très performant et utilisé, de ce fait, par les organisations criminelles.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Quels sont les motifs précis ayant justifié la création de la fonction de commissaire nationale aux drogues que vous exercez aujourd'hui ? Comment l'exercez-vous au sein de cet État fédéral ?
Mme Ine Van Wymersch. - La création du commissariat national aux drogues de la Belgique a été proposée par la ministre de l'intérieur à la suite du décès d'une fillette de 11 ans victime de l'attaque de son domicile par des narcotrafiquants. Cette idée a été très vite acceptée par le ministre de la justice.
La décision a été prise de nommer à ce poste de commissaire national un magistrat - je suis en effet magistrate de profession - pour garantir l'indépendance à l'égard du monde politique de cette agence sui generis, créée par une loi entrée en vigueur en avril 2023. Cet organe étant très récent, il faut recruter du personnel et faire valider le processus par l'inspection des finances.
Le commissariat a pour mission de coordonner les acteurs compétents en matière de lutte contre la criminalité organisée - autorités locales, régionales et fédérales, douanes, services de l'inspection des finances, secteur privé, monde portuaire, etc. -, une liste bien plus étendue que la chaîne judiciaire, laquelle fonctionne bien : le procureur du Roi définit la politique criminelle ; les missions de la police fédérale et de la police locale sont déterminées par circulaires.
J'utiliserai une métaphore : la chaîne judiciaire attaque l'iceberg que constitue le narcotrafic, quand l'objectif du commissariat national aux drogues est de coordonner tous les acteurs susceptibles de faire évoluer la température de l'eau pour faire fondre cet iceberg. Nous rédigeons aussi, à destination du monde politique, des rapports portant sur les difficultés de terrain ou sur les bonnes pratiques. Nous avons déterminé nos priorités à la suite des entretiens que nous avons menés avec les partenaires concernés, au cours desquels je leur ai posé à chaque fois la même question : en quoi le commissariat peut-il représenter un atout et rendre votre travail quotidien plus efficace ?
Notre priorité n'est donc pas de mener une lutte globale contre la criminalité liée à la drogue, mais plutôt de voir comment le commissariat national peut apporter une plus-value dans le cadre de cette lutte.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Êtes-vous une sorte de Drug Enforcement Administration (DEA) à la mode belge ?
Mme Ine Van Wymersch. - Il y a une différence : notre mission est non pas opérationnelle, puisque nous ne menons pas d'enquête, mais de coordination et de stratégie. Par exemple, nous avons impliqué la chaîne judiciaire dans l'élaboration de la stratégie de lutte contre l'augmentation des violences liées au trafic de drogue.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Quels sont les points forts et les points faibles de la procédure pénale belge dans la lutte contre le narcotrafic ?
Mme Ine Van Wymersch. - Un procureur fédéral ou un procureur d'arrondissement seraient mieux placés que moi pour répondre à cette question.
La difficulté - je le dis en tant que magistrate -, c'est que les organisations criminelles ne sont liées par aucune règle, aucune norme, tandis que le pouvoir judiciaire, les enquêteurs, doivent tenir compte de plusieurs lois visant à protéger la vie privée. Par ailleurs, et c'est un grand défi, notre code pénal doit être adapté aux évolutions technologiques utilisées par les organisations criminelles ; nous en faisons le constat au niveau européen et mondial. Le ministre de la justice a ainsi proposé une réforme de la loi pénale et de la procédure pénale. L'un des points faibles de notre droit est qu'un juge d'instruction a de grandes difficultés à obtenir le contenu des conversations cryptées. Il faut pouvoir accéder non seulement au dark web, mais aussi aux contenus cryptés ; des lois-cadres relatives aux méthodes particulières de recherche permettent de le faire ; pour autant, ce n'est pas évident. Pour ce qui est du dossier du service de messagerie cryptée Sky ECC, les tribunaux belges ont accepté les pièces à conviction issues du décodage de messages cryptés, ce qui n'était pas gagné d'avance.
Les règles concernant la protection de la vie privée sont très sévères en Belgique, un pays qui n'autorise pas les techniques de reconnaissance faciale dans les aéroports. Je me suis aperçue la semaine dernière qu'en Autriche les policiers pouvaient s'en servir et recueillir des empreintes digitales sur place. Il convient aussi d'investir dans des outils permettant de détecter des transactions en cryptomonnaies. On sait, par ailleurs, que les criminels se paient sous forme de biens immobiliers ; lorsqu'un appartement en Espagne change de propriétaire, il peut s'agit d'une transaction criminelle qui n'est pas facile à identifier comme telle.
Enfin, des effectifs sont nécessaires pour mener des recherches. Il faudrait un investissement important en faveur des services de police judiciaire. En effet, si l'on ne peut pas avoir accès à toutes les conversations, il faut effectuer des filatures, avoir des indicateurs, voire infiltrer les milieux criminels.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - On a évoqué devant notre commission d'enquête la possibilité d'ouvrir, sous le contrôle d'un magistrat, un dossier « coffre » contenant des informations qui ne seraient communicables ni aux prévenus ni à leurs défenseurs. Cette procédure évite que les méthodes et les technologies utilisées pour obtenir des preuves ne soient identifiées. En avez-vous connaissance en Belgique ?
Mme Ine Van Wymersch. - En Belgique, nous connaissons cette procédure sous la dénomination « rapport confidentiel » : certaines pièces ne sont communiquées qu'entre magistrats et les méthodes particulières de recherche utilisées ne sont décrites que dans ce dossier. Cela permet, par exemple, de ne pas dévoiler l'identité des indicateurs ou des policiers sous couverture.
Mme Marie-Arlette Carlotti. - Un protocole d'accord a été signé entre les ports européens sur le sujet. Qu'en attendez-vous ? Plus largement, comment améliorer la coordination entre nos deux pays et, par extension, au sein de l'Union européenne ?
Mme Ine Van Wymersch. - Vous faites référence à l'European Ports Alliance. Cette coopération, qui n'en est qu'à ses débuts, permettra d'échanger des informations entre secteurs public et privé, dans les limites du cadre légal, et d'instaurer une culture de sécurité partagée ; les ports européens pourront partager leurs modus operandi, les bonnes pratiques et leurs expériences. Cette initiative a inspiré des pays d'Amérique latine, qui souhaitent construire une Latin American Ports Alliance ; nous aurons ainsi des interlocuteurs dans cette partie du monde et nous pourrons instaurer des normes qui soient partout les mêmes.
Les responsables du port d'Anvers, qui respectent les règles strictes du SPS code (Special Purpose Ships), définies par les États-Unis après les attaques du 11 Septembre, ne veulent pas qu'il devienne le port le plus sévère d'Europe, de peur de perdre des clients. Le secteur privé portuaire réfléchit donc à élargir ces règles à tous les ports de l'Union. La question sera tranchée au niveau européen. Par ailleurs, au-delà de l'Europe, le respect par les ports de normes de base garantit d'avoir des interlocuteurs fiables pouvant résister à la corruption. Ce sont les points forts de cet accord portuaire. Enfin, une fois la confiance instaurée, il faudra passer au niveau supranational des accords relatifs aux innovations numériques, et notamment à l'intelligence artificielle.
Pour résumer, les règles du jeu doivent être les mêmes dans tous les ports, notamment pour éviter les distorsions de concurrence.
S'agissant des relations entre la France et la Belgique, il existe des accords au niveau opérationnel et de nombreux contacts entre nos services de police judiciaire. Je sais aussi que les responsables du port du Havre ont rendu visite à ceux du port d'Anvers. Je n'ai pas entendu dire qu'il y avait des difficultés en la matière.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - La Belgique a envisagé de mettre en place l'injonction pour richesse inexpliquée (Unexplained Wealth Order), procédure visant à enjoindre à une personne d'expliquer l'origine de son patrimoine. Est-elle intégrée dans le droit belge ?
Mme Ine Van Wymersch. - Vous faites référence au procédé du renversement de la charge de la preuve. La nouvelle loi communale confère aux bourgmestres des pouvoirs en la matière ; ils peuvent ainsi confisquer une Jaguar, par exemple, et demander à son propriétaire de présenter les pièces justificatives de l'origine du bien. Tous les bourgmestres ne font pas une interprétation aussi large de cette loi communale. Nous attendons la jurisprudence des tribunaux à cet égard. J'ajoute que le renversement de la charge de la preuve existe aussi aux États-Unis et en Grande-Bretagne.
En vue des élections de juin prochain, nous souhaitons proposer d'intégrer ce procédé dans notre droit, tout en assurant le respect des droits de la défense, et d'adopter une approche plus large visant à utiliser les biens mal acquis des criminels pour lutter contre la criminalité organisée et financer des initiatives de santé publique.
Le gouvernement belge n'a pas créé de fonds drogue, mais il en a accepté la logique en consacrant à ce problème 10 millions d'euros - une attribution que devrait valider le prochain conseil des ministres -, dont le commissariat national aux drogues assure la répartition entre des projets concrets destinés à lutter contre le narcotrafic. Il s'agit d'un premier pas vers la création d'un fonds drogue global, inspiré par les systèmes existant en Espagne, en Italie au travers des lois anti-mafia, et aux États-Unis. Dans ces pays, les biens confisqués aux criminels bénéficient non pas seulement aux services de police et de justice, mais aussi à des actions de santé publique et de prévention.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous avez soutenu un projet visant à conférer des compétences et des pouvoirs nouveaux aux communes pour qu'elles puissent surveiller le commerce illicite qui s'exerce sur leur territoire. Il serait ainsi possible de confisquer un fonds de commerce ou d'interdire une activité commerciale lorsque les investissements qui ont permis de les financer proviennent d'agissements illégaux. Ces procédures ont-elles été mises en place, et si oui, sont-elles efficaces ?
Mme Ine Van Wymersch. - La loi sur l'approche administrative communale, qui confère ces nouveaux pouvoirs, a été votée récemment et les arrêtés royaux d'exécution n'ont pas encore été pris. Nous soutenons cette loi car elle permet - je reprends la métaphore employée au début de mon propos - aux autorités locales d'influer sur la température de l'eau qui entoure l'iceberg du narcotrafic. Le problème étant complexe, il faut des solutions multiples, parmi lesquelles figure l'approche administrative communale. L'objectif est d'empêcher les organisations criminelles d'installer leur business.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Quelle est votre stratégie pour lutter contre la corruption, laquelle gangrène en France un grand nombre de services d'État ?
Mme Ine Van Wymersch. - À la suite de l'affaire Sky ECC, nous faisons le même constat en Belgique. Aucun secteur et aucune autorité, quel que soit son niveau de pouvoir, ne sauraient être complètement épargnés par une tentative de corruption. Pour autant, notre pays n'est pas encore un narco-État, c'est-à-dire un État dans lequel le monde criminel est établi au sein des institutions démocratiques. Il convient cependant d'être vigilant et de mener des actions de sensibilisation à destination des autorités, des responsables économiques mais aussi du monde associatif, des syndicats, des grandes écoles, des écoles d'enseignement professionnel, etc. Il faut que les agissements suspects puissent être dénoncés de façon anonyme ; cela fonctionne assez bien dans le port d'Anvers.
Nous participons à des projets européens sur la résilience et l'intégrité. Les seules procédures disciplinaires ne permettront pas de dissuader les comportements criminels : il faut mettre en place une culture de la vigilance. Par ailleurs, les médias doivent veiller à ne pas répéter sans cesse que tous les services des douanes sont corrompus, par exemple, car cela encourage la corruption... Jusqu'à présent, nos actions se sont focalisées sur les individus ; il convient désormais de créer des organisations résilientes et intègres.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Comment les services de renseignement sont-ils organisés en Belgique ? Quelle est l'articulation entre le renseignement, procédure administrative, et les procédures judiciaires visant à sanctionner les participants au narcotrafic ?
Mme Ine Van Wymersch. - Ce point ne relève pas de mon domaine d'expertise. La sûreté d'État procède actuellement à une réforme du renseignement dans le sens d'un approfondissement et d'un élargissement. Les compétences de l'organe de coordination pour l'analyse de la menace (Ocam) font actuellement l'objet de discussions. En effet, le narcotrafic n'est pas une activité isolée, il peut être lié au trafic d'armes ou au terrorisme...
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Les parquets et les services d'enquête souhaitent l'instauration de techniques particulières d'investigation, lesquelles se heurtent parfois à la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE). Il en va ainsi de l'interception et du décryptage des communications téléphoniques, qui posent un problème en termes de libertés publiques. Partagez-vous ce constat et avez-vous engagé des démarches pour lever ces obstacles ?
Mme Ine Van Wymersch. - Nous faisons le même constat. La Belgique présidant actuellement le Conseil, nous souhaitons que des règles soient prévues au niveau européen pour permettre aux pouvoirs judiciaires des États démocratiques d'être réellement efficaces. Plusieurs éléments doivent être pris en compte : s'il convient de préserver la vie privée des personnes de bonne foi, il ne faut pas protéger de façon absurde celle des criminels. Nous devons aussi discuter avec les opérateurs de télécommunications afin de savoir quels outils ils comptent lancer sur le marché, qu'il soit européen ou mondial.
Une réglementation européenne adaptée aux réalités d'aujourd'hui est indispensable. Dans cet objectif, le commissariat national aux drogues informe le gouvernement belge des problèmes concrets rencontrés sur le terrain par les parquets fédéraux, les parquets d'arrondissement et la police judiciaire, afin qu'il puisse formuler des propositions au niveau européen.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Le gouvernement belge a-t-il pris la mesure du risque que fait peser le narcotrafic sur les institutions démocratiques du pays ? Consacre-t-il des moyens suffisants à la lutte contre cette forme de criminalité ?
Mme Ine Van Wymersch. - L'urgence est là : tous les partis sont conscients qu'il faut lutter contre les organisations criminelles et que le narcotrafic est, avec le terrorisme, notre problème prioritaire.
Il n'y a jamais suffisamment de moyens, mais après une période de sous-investissement dont ont souffert les services de police et de justice, le gouvernement actuel a commencé à rattraper le retard. S'agissant du narcotrafic, personne n'est aveugle ou sourd ; simplement, pour régler le problème, on se tourne seulement vers la justice et la police, alors qu'il s'agit d'une question sociétale complexe. Il faut travailler sur l'éducation pour éviter que des jeunes sans perspective ne soient recrutés par les organisations criminelles, sur l'amélioration des conditions de vie, sur les soins prodigués aux personnes précaires. Tous les services de l'État doivent être impliqués dans cette lutte, au travers d'un investissement intégral et intégré. En arrêtant les criminels, le monde judiciaire s'attaque à l'iceberg. Il faut aussi s'intéresser à la température de l'eau !
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Le narcotrafic s'appuie sur des consommateurs, qu'il faut approvisionner, et sans lesquels cette vaste entreprise n'existerait pas. Quelles réflexions sont menées en Belgique sur l'interdiction, la prohibition et les sanctions à l'égard des consommateurs ? Le pays est-il plutôt permissif ou partisan de l'interdiction ?
Mme Ine Van Wymersch. - Je suis convaincue que l'offre détermine la demande. Dans un tout autre domaine, c'est Apple qui a fait naître en nous le besoin d'avoir un smartphone... Il ne faut donc pas surestimer le rôle des consommateurs. Les trafiquants trouveront toujours un marché pour leurs produits et en proposeront à chaque fois de nouveaux. Il est ainsi possible que le Fentanyl s'impose sur le marché européen. D'ailleurs, les consommateurs de drogues synthétiques ne savent plus ce qu'ils consomment. Quoi qu'il en soit, il faut leur faire prendre conscience des conséquences de leur comportement sur l'activité des organisations criminelles et sur l'environnement.
« Le » consommateur n'existe pas. Il y a des consommateurs de luxe et d'autres très précaires, mais dans un cas comme dans l'autre la condamnation à une amende ne sert à rien. En Belgique, la consommation de drogues illicites, qui sont interdites, n'est pas toujours poursuivie ; ce sont les procureurs du Roi qui décident de l'opportunité des poursuites. La politique criminelle peut changer selon le lieu de consommation : on appliquera la tolérance zéro aux environs d'une école, mais on préférera informer lors d'un festival.
Le débat sur la dépénalisation ou la légalisation n'est pas d'actualité, mais je suis convaincue que le prochain gouvernement devra l'ouvrir.
M. Jérôme Durain, président. - Madame, nous vous remercions.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 9 h 35.