Mercredi 13 mars 2024
- Présidence de M. Cédric Perrin, président -
La réunion est ouverte à 10h00
Mission à l'occasion de la 78ème session de l'Assemblée générale des Nations-Unies - Présentation du rapport d'information
M. Cédric Perrin, président, président. - Mes chers collègues, nous vous présentons aujourd'hui les conclusions de notre mission dans le cadre de la 78ème Assemblée générale des Nations unies. Notre délégation était composée de nos collègues Pascal Allizard, Marie-Arlette Carlotti et Guillaume Gontard. Notre délégation s'est donc rendue au siège des Nations unies à New York du 27 au 30 novembre dernier.
Cette mission s'est déroulée dans un contexte international marqué par une intensification et une multiplication des crises. Poursuite de la guerre en Ukraine et ses multiples conséquences ; reprise par l'Azerbaïdjan du Haut-Karabagh ; attaque du Hamas le 7 octobre et riposte d'Israël à Gaza. Sans oublier les autres grands foyers de tension qui retiennent moins l'attention des médias occidentaux :
- Les tensions en mer de Chine méridionale ;
- La poursuite de la déstabilisation du Sahel et celle de la Corne de l'Afrique ;
- La situation dans la région des Grands Lacs...
Un des enjeux de notre mission était donc que les lourds dossiers d'actualité ne viennent pas masquer les évolutions de fond des relations internationales.
Sans anticiper sur les développements des collègues, il me semble que l'on retire d'une telle mission un sentiment ambivalent : d'un côté, on mesure concrètement le bouillonnement diplomatique de cette enceinte internationale, qui donne une réalité concrète à la notion de « communauté internationale » ; mais d'un autre côté, on est frappé par l'incapacité du système de gouvernance internationale à peser sur les grandes crises qui frappent le monde. Le point le plus évident est la situation de blocage née de l'agression de l'Ukraine par la Russie, membre permanent du Conseil de sécurité, et à ce titre doté d'un droit de véto.
On peut dire que les faiblesses de ce système de gouvernance mondiale ne sont pas nouvelles, mais que la multiplication et la gravité des crises actuelles n'ont fait que renforcer l'impression de faiblesse et d'inadéquation du système, dans son format actuel.
Cela donne une vigueur nouvelle aux appels à une réforme de ce cadre international, auquel paradoxalement les États restent, dans leur très grande majorité, attachés dans la mesure où ils continuent de tenter d'y jouer leur partition et d'y défendre leurs intérêts.
Pascal Allizard présentera les enjeux de cette réforme tant attendue et si difficile à faire avancer.
Marie-Arlette Carlotti reviendra sur la position spécifique des pays africains. En cohérence avec le programme de travail de notre commission pour cette année, nous avons en effet souhaité faire un focus sur les pays africains dans le cadre de cette mission.
Enfin, Guillaume Gontard reviendra sur deux aspects de l'action multilatérale : la promotion par la communauté internationale d'objectifs communs de développement durable ; et les opérations de maintien de la paix.
M. Pascal Allizard, rapporteur. - Dans le contexte général de contestation de la gouvernance mondiale actuelle, l'attention se focalise notamment sur la composition du Conseil de Sécurité.
Définie il y a plus de 70 ans, cette composition n'a connu que des évolutions mineures depuis. La plus significative a sans doute été le transfert du siège permanent de la Chine des autorités de Taïwan à celles de la République populaire de Chine, en 1971, et encore ne s'agissait-il pas réellement d'une réforme.
Hormis ce changement, l'autre évolution du Conseil a consisté en son élargissement en 1963, date à laquelle il est passé de 11 à 15 membres, sans changement pour ce qui concernait les membres permanents. Cette réforme de 1963 constitue toutefois un exemple intéressant de rôle respectif de l'Assemblée générale et du Conseil de Sécurité lui-même.
Lorsqu'il nous a reçu, le Secrétaire général des Nations unies, M. Antonio Guterres, nous a dit clairement que l'évolution du Conseil de Sécurité était le point central de la réforme de la gouvernance mondiale. C'est à la fois la question la plus symbolique, et celle qui apparaît la plus bloquée.
Rappelons brièvement la situation actuelle : le Conseil de Sécurité compte aujourd'hui 15 membres : 5 membres permanents, dotés d'un droit de véto sur l'adoption des résolutions (Etats-Unis, Chine, Russie, Royaume-Uni et bien sûr la France) ; et 10 membres non permanents élus pour deux ans, renouvelés chaque année par moitié.
Ce groupe de 10 membres non-permanents est élu au sein de quotas, à raison de :
- 5 membres pour l'Afrique et l'Asie (on voit déjà une difficulté : pourquoi mélanger l'Afrique et l'Asie ?). En réalité, cet ensemble se répartit entre 3 membres pour l'Afrique et 2 pour l'Asie ;
- 1 membre représentant l'Europe orientale ;
- 2 membres pour l'Amérique latine et les Caraïbes ;
- 2 membres pour l'Europe occidentale et les « autres Etats ».
Comme on le constate facilement, cette répartition est en grand décalage avec les réalités démographiques et politiques du monde actuel. En comptant la France et le Royaume-Uni, l'Europe (hors Russie) dispose d'un tiers des sièges du Conseil de Sécurité (les 3 membres européens non permanents étant actuellement Malte, la Slovénie et la Suisse). Cette proportion est à rapporter avec le poids démographique de notre continent, soit 600 millions d'habitants (hors Russie) et donc 7,5% de la population mondiale.
Un autre point qui a été clairement souligné par la plupart de nos interlocuteurs, et notamment par le Secrétaire général des Nations unies : la réforme du Conseil de Sécurité n'est qu'un aspect de la réforme de la gouvernance mondiale. Il y a deux autres volets importants.
Tout d'abord, la réforme du système financier international, c'est-à-dire les institutions nées des accords de Bretton Woods. Il s'agit principalement de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI). Guillaume Gontard y reviendra, dans le cadre de la présentation des objectifs de développement durable.
Dernier volet de la réforme de la gouvernance mondiale : les relations, au sein des Nations unies, entre le Conseil de sécurité et l'Assemblée générale. Deux facteurs se conjuguent pour conduire à une relative montée en puissance de l'Assemblée générale. D'une part, la perte de légitimité du Conseil de Sécurité liée à sa composition anachronique ; d'autre part, le blocage total du dispositif du fait des tensions, souvent vives, entre les puissances. On observe en particulier :
- La rivalité permanente entre la Chine et les Etats-Unis ;
- Le travail de sape et de blocage systématique du système par la Russie. Comme nous l'a indiqué un acteur important, « avec la Chine, la discussion est possible, et un certain nombre de dossiers peuvent avancer, en particulier ceux liés à l'environnement et aux objectifs du développement durable. La Russie, en revanche, est un acteur qui n'est que négatif, exerçant systématiquement un pouvoir de blocage et de nuisance, qui paralyse le système » ;
- Plus récemment, la crise du Proche-Orient a opposé les Etats-Unis au reste du Conseil de Sécurité, dont la France. Le soutien quasiment sans nuances des Etats-Unis à la destruction de Gaza, qui s'est un peu tempéré depuis notre mission en fin d'année dernière, isole les Etats-Unis. Il est évident que les divergences entre les pays occidentaux font le bonheur de la Russie.
Plus généralement, ce dossier est symbolique du fossé qui se creuse entre les pays occidentaux et le reste du monde. Comme nous l'ont dit plusieurs de nos interlocuteurs, il ne s'agit pas de soutenir l'attaque terroriste du Hamas, mais de pointer les contradictions des pays occidentaux. Nos pays sont perçus, en effet, comme dénonçant vigoureusement le viol du droit international par la Russie en Ukraine, mais totalement indifférents à la situation des populations du Yémen, d'Ethiopie, de RDC (Congo) ou des réfugiés vénézueliens...
Les divergences entre pays occidentaux sur l'attitude à avoir face à la destruction de Gaza symbolisent leur incapacité à peser sur les orientations des Nations unies et à en fixer l'agenda. De ce point de vue, la démarche de l'Afrique du Sud, qui a saisi la Cour internationale de Justice (CIJ) en accusant Israël de génocide, est emblématique de cette volonté de contestation de ce qui est perçu comme une sorte « d'ordre établi occidental ».
Il est remarquable d'observer comme les pays occidentaux sont mis en difficulté dans l'affrontement des narratifs. La question, centrale, de la réforme du Conseil de Sécurité, est emblématique. Si l'on regarde les positions des 5 membres permanents, on observe que :
- La France est très clairement et officiellement en faveur d'une réforme importante du Conseil de Sécurité, permettant notamment d'y faire entrer le G4 (Allemagne, Brésil, Inde et Japon). La France porte en outre, avec le Mexique, une initiative d'encadrement du véto des membres permanents en cas d'atrocités de masse ;
- Le Royaume-Uni, même s'il est plus discret que la France, soutient également depuis longtemps le principe d'une réforme ;
- Les Etats-Unis ont pris position plus récemment, le président Biden se déclarant, lors de l'Assemblée générale de 2022, favorable à un élargissement du Conseil ;
- La Russie et la Chine, sous couvert d'un discours pointant la composition actuelle trop favorable aux pays occidentaux, sont en réalité tout à fait hostiles à toute réforme, qui relativiserait leur influence. Par ailleurs, dans le cas de la Chine, la perspective de l'entrée au Conseil de Sécurité de l'Inde et du Japon est à éviter à tout prix.
Et pourtant, les pays occidentaux peinent à faire valoir clairement cette situation où les intérêts des pays du Sud sont clairement combattus par les puissances (Chine et Russie) qui prétendent être leurs champions !
En conclusion, je voudrais apporter une réflexion sur une question qui vient naturellement, lorsque l'on évoque cette question de la gouvernance des institutions internationales : la France, pays de 67 millions d'habitants et dont l'économie ne cesse de reculer dans le classement des grandes économies, a-t-elle toujours sa place au Conseil de Sécurité ? Eh bien, en toute honnêteté, il me semble que oui. Pourquoi ?
- il y a bien sûr, notre statut d'Etat doté (de l'arme atomique), notre présence nationale sur tous les continents, grâce à nos outre-mers, l'importance de notre présence maritime, avec la deuxième zone économique exclusive (ZEE) au monde, l'importance de la francophonie, qui va aller grandissant du simple fait de l'évolution démographique des pays francophones d'Afrique. Je rappelle que la langue la plus parlée dans le monde en 2050 devrait être le français...
- mais, au-delà de ces éléments connus, le plus important est peut-être la contribution fondamentale que la France apporte à la gouvernance par sa culture et sa pratique diplomatique. La France, par une tradition jamais démentie, porte une voix singulière, favorable au multilatéralisme et à la diplomatie. Elle oeuvre à la paix, dans la mesure de ses moyens, mais avec une capacité de propositions qui en fait un acteur reconnu et respecté dans le système des Nations unies. C'est ainsi que la France a porté le Sommet pour un nouveau Pacte financier mondial (NPF), pour
La présence de nos compatriotes dans l'administration des Nations unies illustre ce rôle, puisque nous sommes la deuxième nationalité représentée, après les Etats-Unis. Sans surprise, la Chine accroit rapidement sa présence, et pourrait nous ravir prochainement cette deuxième place. Rappelons que trois Français ont le grade de Secrétaire général-adjoint, dont Jean-Pierre Lacroix, en charge des opérations de maintien de la paix (OMP), que nous avons rencontré.
Nous avons donc encore une voix dans le système des Nations unies. A nous de faire oeuvre utile avec ce levier important.
Notre mission nous a permis, grâce à un programme particulièrement dense et de haut niveau (le Secrétaire général des Nations Unies ; le Secrétaire général-adjoint en charge des opérations de maintien de la paix ; les représentants des Etats-Unis, du Royaume-Uni, de l'Inde, du Brésil, de l'Afrique du Sud, du Maroc, du Sénégal, du Tchad et de Roumanie), de prendre la température de ce microcosme de la diplomatie mondiale.
À l'issue de notre présentation, il revient à chacun d'entre vous de choisir de voir plutôt :
- les éléments positifs (le maintien d'une activité diplomatique très intense, malgré les blocages et les affrontements entre les grandes puissances ; l'intérêt pour les positions de la France, qui fait clairement figure d'acteur singulier par son indépendance et son action peut-être plus désintéressée que celle des grandes puissances ; les avancées modestes sur certains points des grands défis communs de l'humanité) ;
- ou les éléments négatifs : paralysie du système par le blocage systématique de la Russie, la rivalité entre les Etats-Unis et la Chine, et le fossé grandissant entre le Sud et l'Ouest ; la multiplication des conflits, et le recours décomplexé à la force comme élément du jeu des puissances.
Pour ma part, j'ai été frappé par le regard très critique porté par les pays du Sud sur les pays occidentaux, leur agenda et leur narratif. Sur la covid-19, sur l'Ukraine, sur le Proche-Orient, nous sommes accusés en permanence de double langage, ou d'un « deux poids, deux mesures ».
Les pays du Sud ne peuvent ni comprendre ni admettre pourquoi nous sommes si sensibles aux souffrances du peuple ukrainien et si peu à celles du peuple yéménite, ou éthiopien, ou congolais.
Sans doute que nos échanges avec ces pays progresseraient si, comme nous essayons de la faire dans cette commission, nous regardions avec plus d'attention et d'empathie ce qui se joue hors d'Europe.
Mme Marie-Arlette Carlotti, rapporteure. - Dans le cadre de la 78ème Assemblée générale des Nations unies, nous avons souhaité porter une attention particulière à la situation des pays d'Afrique.
En effet, la place des pays africains dans la gouvernance mondiale est symbolique des déséquilibres et des dysfonctionnements de l'ordre mondial actuel.
De plus, cela était cohérent avec la décision du Bureau de notre commission d'effectuer cette année un important travail sur l'Afrique.
Lorsque les Nations Unies sont mises en place en 1945, de nombreux pays africains étaient encore des colonies, de la France, du Royaume-Uni, du Portugal dans une moindre mesure.
Aujourd'hui, la place de l'Afrique dans les institutions internationales est en complet décalage avec le nouvel équilibre du monde.
À New York nous avons donc rencontré les représentations de quatre pays africains : l'Afrique du Sud, le Maroc, le Sénégal, et le Tchad. Ces entretiens ont mis en évidence la volonté des États africains d'essayer de peser de façon collective, à la fois par l'intermédiaire du G77, et surtout au travers de l'Union africaine, dont le rôle institutionnel croît, malgré des difficultés qu'elle rencontre (nous y reviendrons).
I- Le point clef, c'est la réforme du Conseil de Sécurité. Une revendication qui n'est pas nouvelle puisqu'elle a presque 20 ans. Dès 2005, l'Union africaine avait arrêté une position commune, dite « Consensus d'Ezulwini », concernant la réforme du Conseil de sécurité.
À travers le consensus d'Ezulwini, les États africains demandaient :
- 2 sièges permanents au Conseil de Sécurité (rappelons qu'il n'y en a aucun aujourd'hui)
- 5 sièges non permanents (et non plus seulement 3)
- La suppression du droit de véto des membres permanents
- Et en cas de non-suppression du droit de véto, l'octroi de ce droit de véto aux membres permanents africains.
En septembre 2022, Macky Sall, Président en exercice de l'Union africaine, a de nouveau rappelé cette revendication.
Naturellement, cette position soulève plusieurs difficultés. :
- Concernant la réforme du Conseil de Sécurité, le consensus d'Ezulwini ne fait pas consensus parmi les autres membres non africains, car il suppose l'octroi de 4 sièges supplémentaires, dont 2 permanents.
Les échanges que nous avons pu avoir avec nos interlocuteurs non-africains (et même parfois auprès d'interlocuteurs africains), conduisent à penser que cet objectif est hors d'atteinte. Si l'ajout d'un membre permanent africain pourrait être envisageable, certainement pas 2.
- L'autre difficulté serait de définir quels pays seraient désignés et comment ?
Une question difficile à résoudre même si le consensus prévoit que les deux pays seraient choisis par l'Union africaine. Cependant, plusieurs pays considèrent que ce statut de membre permanent devrait leur revenir : l'Afrique du Sud, bien sûr, seul pays africain du G20 ; mais aussi l'Égypte, le Nigéria, l'Algérie, le Kenya et le Sénégal.
- C'est pourquoi certains États africains ont évoqué l'idée de 2 sièges permanents « tournants » (ce qui semble un peu contradictoire avec l'idée de permanence).
En tout état de cause, les pays africains rappellent, fort justement, que ces difficultés ne peuvent servir de prétexte pour ne pas réformer le Conseil de Sécurité et que c'est aux pays africains eux même de régler cette question, après que leur demande aurait été satisfaite.
II-Seconde revendication des pays africains (sans surprise car portée déjà par le G77) : la réforme de la gouvernance mondiale ne peut pas se limiter à la dimension politique (le Conseil de Sécurité, et les rôles respectif du Conseil et de l'Assemblée générale), mais doit aussi porter sur les institutions économiques et financières, à commencer par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI).
Le système de Bretton Woods est perçu aujourd'hui comme inadapté aux réalités actuelles, porteur d'une conception colonialiste du monde où les pays occidentaux se voyaient reconnaître un statut privilégié. Comme l'a résumé laconiquement l'un de nos interlocuteurs africains, « le système de Bretton Woods est dépassé ».
On peut donc parler d'une position africaine commune, qui s'étend même à d'autres membres du G77.
Mais nos différents entretiens nous ont aussi permis de mesurer les limites de ce consensus.
- La première tient aux fragilités de l'Union africaine, en tant qu'institution supranationale. L'Union africaine voit certes son rôle croître et être de plus en plus reconnue, mais pour fonctionner, elle dépend aujourd'hui à 75% des crédits des pays développés. Pour l'un de nos interlocuteurs africains, ce n'est que lorsque son budget sera financé par les États africains eux-mêmes que l'Union Africaine pourra véritablement peser.
En outre, sur les 25% du budget restant, 80% le sont par 5 pays seulement (Afrique du Sud, Algérie, Égypte, Maroc, Nigéria). Ces pays entendent donc peser davantage au sein de l'UA.
- Dans la revendication de rééquilibrage de la gouvernance mondiale, les pays africains souhaiteraient que l'UA soit associée en tant que telle au G20. Ils voudraient également qu'elle puisse se voir déléguer une partie des actions de l'ONU, selon un principe de subsidiarité. Naturellement, cet objectif se heurte aux limites de l'UA, notamment les limites financières déjà évoquées. L'un de nos interlocuteurs africains regrettait que l'UA ne parvienne pas à mettre en place ses propres opérations de maintien de la paix (OMP), faute de parvenir à les financer.
III-Enfin, je voudrais revenir sur un sujet qui est souvent évoqué par les commentateurs : le fait (notamment à l'occasion de la guerre d'Ukraine) qu'un fossé se creuse entre les pays occidentaux et les pays dits « du Sud » ou du « Sud global ».
Nous avons pu le mesurer lors de nos échanges. Comme nous l'a dit l'un de nos interlocuteurs, « l'écart entre l'Ouest et le Sud ne cesse de croître ».
Il y a deux raisons principales, me semble-t-il, à cet écart grandissant :
- Le fait que le système international actuel, aussi bien politique qu'économique, est incapable de se réformer alors qu'il représente le vieux monde d'il y a 80 ans ;
Et l'accusation systématique d'un « deux poids, deux mesures » (« du double standards » en anglais) des pays occidentaux.
- C'est à cette aune qu'il faut juger le positionnement de certains pays d'Afrique sur la guerre en Ukraine. Comme nous l'a dit un de nos interlocuteurs, il ne s'agit pas de nier l'agression russe ni de la minimiser, mais de ne pas voir les conséquences destructives que ce conflit a eu sur les populations africaines (notamment quant à l'approvisionnement en céréales). Les pays du sud observent avec ressentiment que les morts ukrainiens mobilisent beaucoup plus les pays occidentaux que les centaines de milliers de morts yéménites ou éthiopiens, ou que les millions de morts congolais. En quelques sortes, ces pays nous reprochent d'être sélectifs dans nos indignations, voire aveugles aux souffrances des populations des pays du Sud.
Même si je soutiens avec la plus grande fermeté qu'il faille aider l'Ukraine dans sa résistance contre l'agression Russe, il me semble qu'il nous sera difficile de faire progresser nos relations avec les pays africains tant que nous n'aurons pas entendu la force de cette critique qui nous est adressée.
En conclusion, il me semble que ce focus doit nous conduire à jeter un regard neuf sur ces pays. Les pays africains ne sont pas dupes de l'offre chinoise ou russe. Ils n'ont d'ailleurs aucun attrait particulier pour les Russes ou les Chinois. Mais une amélioration des relations avec les pays occidentaux, à commencer par la France, suppose d'avoir la volonté de dépasser les idées reçues et d'accepter la remise en cause de situations acquises devenues anachroniques, dont le Conseil de Sécurité est devenu le symbole.
M. Guillaume Gontard, rapporteur. - Mes Chers collègues, Un des points les plus inattendus de notre mission a été le caractère direct et franc de l'échange que nous avons eu avec le Secrétaire général des Nations unies. Celui-ci nous a ainsi indiqué que la paralysie partielle du système onusien par les oppositions entre les puissances, qui a déjà été évoquée, ne devait pas masquer les avancées sur certains dossiers de grande importance pour l'avenir, et notamment ceux des 17 objectifs de développement durable (ODD).
Rappelons le cadre dans lequel s'inscrivent les efforts des Nations unies sur ces sujets. En 2015, les Nations unies avaient adopté le programme de développement durable « Agenda 2030 ». Le Secrétaire général des Nations unies avait proposé en septembre 2021 une feuille de route pour son second mandat, baptisée « Notre programme commun », qui prévoyait trois sommets centrés sur le développement.
Le premier de ces sommets, dénommé « Sommet des objectifs de développement durable », s'est tenu en septembre 2023. Il devait permettre de faire un bilan à mi-parcours du programme de l'Agenda 2030.
Comme souvent avec les Nations unies, le bilan est ambivalent : certains dossiers ont progressé, mais un consensus s'est fait pour constater que les avancées étaient lentes, et en tout état de cause en retard sur l'agenda imaginé en 2015. Le Secrétaire général des Nations unies a ainsi estimé que seuls 15% des ODD étaient atteints à mi-parcours.
Pour expliquer ce résultat décevant, quatre causes ont été avancées :
- L'impact de la pandémie de covid 19 ;
- La guerre en Ukraine ;
- Les effets de plus en plus pesants du changement climatique ;
- La multiplication des conflits armés.
La principale conclusion de ce sommet des ODD a été l'appel du Secrétaire général et du groupe du G77 (pays du Sud) à une réforme de l'architecture financière internationale, c'est-à-dire le système hérité des accords de Bretton Woods. Ce système consiste essentiellement, comme cela a été rappelé par Pascal Allizard, dans le Groupe de la Banque mondiale et dans le Fonds monétaire international (FMI)
/Rappelons que le Groupe de la Banque mondiale a pour mission d'aider, par des prêts sur 15 ou 20 ans, les pays en développement à se développer sur le long terme et à réduire la pauvreté ; le FMI veille lui à la stabilité macroéconomique et financière. 189 pays sont adhérents du Groupe de la Banque mondiale.
Selon le Secrétaire général des Nations Unies, l'architecture financière internationale est « périmée, dysfonctionnelle et injuste » ! Comme il nous l'a rappelé, les pays du Sud dénoncent le poids prépondérant des pays occidentaux dans ces institutions, alors même que leur part dans l'économie mondiale n'a cessé de reculer depuis le milieu du XXème siècle. De son côté, la Chine revendique une responsabilité accrue dans ce dispositif. Comme pour la question du bon fonctionnement du Conseil de sécurité, le critère déterminant est ici celui de l'entente, ou de la mésentente, entre les puissances. Les Etats-Unis sont réticents, pour ne pas dire opposés, à toute montée en puissance de la Chine dans les institutions internationales. Cette montée en puissance est pourtant inéluctable, au vu du poids pris par ce pays dans le monde actuel. Le risque, pour les Etats-Unis, et pour les pays occidentaux en général, est qu'un refus de toute évolution de la situation actuelle finisse par conduire à l'apparition d'un système concurrent, dont la Chine serait le centre de gravité. De fait, le poids de son économie et l'importance de son épargne permettraient à la Chine de jouer un tel rôle.
La France, dans ce contexte, a rappelé qu'avec un montant total de 15 milliards d'euros, elle est devenue le 4ème bailleur mondial d'aide publique au développement (APD).
Cette question de la réforme de l'architecture financière internationale restera au centre des prochaines étapes, à commencer par la Pacte de l'Avenir, négocié en ce moment. Ce nouveau pacte sera un des principaux objets du deuxième Sommet prévu par le Secrétaire général, baptisé modestement « Sommet de l'avenir », qui se tiendra en septembre 2024. Il devrait aussi valider le Nouvel agenda pour la paix (NAP).
Enfin, en septembre 2025 devrait se tenir le dernier sommet de cette feuille de route, consacré au pilier social du développement durable, 30 ans après le sommet social mondial du Copenhague.
Tout ce programme ambitieux illustre la poursuite de grands chantiers multilatéraux, au-delà des blocages politiques les plus visibles.
Ces contradictions permanentes entre l'ambition des grands projets et la réalité des avancées est illustré par un second grand dossier : celui des opérations de maintien de la paix (OMP).
Dans un monde où les conflits armés progressent, on pourrait souhaiter que les Nations unies disposent d'outils puissants de maintien de la paix. La réalité du terrain est malheureusement difficile.
Il faut tout d'abord rappeler le périmètre financier des OMP. Pour la période 2022-2023, les OMP ont bénéficié d'un budget de 6,4 milliards d'euros. Rappelons, à titre de comparaison, qu'une semaine de confinement total de la France lors de la première vague de la Covid-19 coûtait environ 7 milliards d'euros...
Le budget des OMP est donc modeste, à l'échelle du PIB mondial. Et pourtant, les Casques bleus sont la manifestation la plus immédiatement visible sur le terrain de l'action multilatérale de l'ONU.
La France est le 6ème contributeur de ce budget (289 M€ en 2022). Elle déploie 597 casques bleus, majoritairement au sein de la FINUL, au Liban). Notre pays continue de plaider pour le maintien à un niveau ambitieux de l'outil des OMP, même si de nombreux pays voudraient faire des économies, en crédits ou en militaires déployés.
Naturellement, les difficultés, voire les échecs de certaines OMP ne doivent pas être occultées. L'OMP en RDC va s'achever ; la MINUSMA a été chassée du Mali, à la suite de la France. La mission de la FINUL, précieuse, est chaque jour plus difficile dans le contexte de l'embrasement du Proche-Orient.
Notre entretien avec le Secrétaire général-adjoint en charge des opérations de maintien de la paix, le Français Jean-Pierre Lacroix, nous a permis de faire un point précis sur les défis posés aux OMP :
- Sans surprise, la division entre les puissances ;
- Plus structurel, l'évolution de la nature même des conflits, marqués par :
o la prolifération des groupes armés, qui sont plus intéressés par le chaos que par la recherche de la paix ;
o les effets du changement climatique ;
o l'essor de différents trafics (armes, matières premières, drogue, traite d'êtres humains) ;
o la transformation des théâtres d'opération par les nouvelles technologies et les innovations technologiques.
Quelles pourraient être les réponses à ces nombreux défis ? D'abord, des mandats plus réalistes. Ensuite, une approche plus intégrée, prenant mieux en compte l'ensemble des facteurs de conflit, et insérant les conflits dans leur contexte régional.
En conclusion sur ce point, je voudrais toutefois souligner un point important : si les OMP parviennent de moins en moins à maintenir la paix, et jamais à la rétablir car ce n'est pas leur mandat, elles ont toujours un effet de protection, même imparfaite, des populations civiles. Si les OMP n'apportent pas la solution aux conflits, elles ont permis de sauver des vies, ce qui peut être un objectif en soi, qui devrait être valorisé comme tel. Si le contexte global leur est très défavorable, les mérites de ces opérations, et des militaires qui exposent leurs vies pour les remplir, doivent être rappelés.
M. Alain Cazabonne. - Lorsque j'avais participé à la mission aux Nations unies, il y a trois ans, j'avais regretté que les rendez-vous soient parfois assez brefs, ce qui limitait la possibilité d'aller au fond des sujets. Avez-vous eu la même expérience ?
M. Cédric Perrin, président. - Non, car nous avions ciblé les rendez-vous qui nous paraissaient prioritaires, et leur avons consacré des plages horaires suffisantes. Il y a des pays que nous rencontrons trop peu souvent, et en général ils apprécient le fait que nous leur demandions un entretien, et nous consacrent donc le temps nécessaire. Toutes les représentations permanentes qui nous ont reçus nous ont très bien accueillis, et de la même façon le Secrétaire général des Nations unies nous a consacré plus de temps que ce que nous n'espérions, et nous avons vraiment eu avec lui un vrai échange, très franc, sur de nombreux sujets. Nos entretiens nous ont aussi permis d'aborder, avec certains de nos interlocuteurs, nos points de divergences : je pense par exemple aux entretiens avec les représentantes permanentes de l'Afrique du Sud, de l'Inde ou avec le représentant permanent du Brésil. Dans ces deux cas, les échanges étaient tout à fait cordiaux, mais nous évoquions aussi avec franchise nos différences d'analyse, voire nos divergences, par exemple sur la Russie, ce qui est très intéressant et utile.
M. Philippe Folliot. - vous avez indiqué que la France avait le deuxième domaine maritime au monde, il me semble qu'en réalité elle a le premier.
M. Cédric Perrin, président. - En conclusion, je souhaite redire le caractère très enrichissant de ce type de mission aux Nations unies.
Les recommandations sont adoptées.
La commission adopte, à l'unanimité, le rapport d'information et en autorise la publication.
Projet de loi relatif à l'accord économique et commercial global UE-Canada - Examen du rapport et du texte de la commission
M. Cédric Perrin, président. - Nous examinons le rapport de M. Pascal Allizard sur le projet de loi relatif à l'accord économique et commercial global entre l'Union européenne et le Canada. M. Pascal Allizard a été retardé à cause d'une grève. En attendant son arrivée, dans quelques instants, Mme Catherine Dumas va nous lire l'intervention qu'il avait préparée.
Mme Catherine Dumas, en remplacement de M. Pascal Allizard, rapporteur. - Tout vient à point à qui sait attendre ! Cela faisait près de cinq ans que le Sénat attendait l'inscription à son ordre du jour du comprehensive economic and trade agreement (CETA), en français Accord économique et commercial global (AECG).
Las de ne rien voir venir, nos collègues du groupe Communiste, Républicain, Citoyen, Écologiste - Kanaky ont forcé la main du Gouvernement et notre attente est désormais satisfaite. Cela dit, nous ne saurions nous réjouir de cette situation, car il nous est demandé, ni plus ni moins, de nous prononcer sur un projet de loi dont l'essentiel du contenu est mis en oeuvre depuis près de sept ans !
C'est là le péché originel de ce texte : une procédure de ratification bien peu démocratique. Bien sûr, l'application provisoire du Ceta était juridiquement possible, puisqu'elle était prévue par l'article 218 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) ; de plus, elle a été autorisée par le Conseil de l'Union européenne.
Les questions agricoles sont toutefois des sujets très sensibles au niveau national - chacun le sait. Dès lors, appliquer provisoirement cet accord ne revient-il pas à nous mettre dos au mur, nous les parlementaires ? D'aucuns pourraient considérer que nous n'oserions pas le dénoncer alors qu'il a déjà commencé à produire des effets.
De plus, serait-il démocratique de maintenir en vigueur un accord rejeté par le parlement d'un pays souverain, Chypre ? On me répondra que ce rejet n'a pas été notifié par le gouvernement chypriote. Cette réponse ne me satisfait pas et nous verrons, en cas de rejet de ce texte par le Parlement, si le Gouvernement respectera le choix de la représentation nationale.
Ce dernier porte aussi une grande responsabilité dans la fragilisation de l'assise démocratique de cet accord. En n'inscrivant pas ce projet de loi à l'ordre du jour de notre assemblée immédiatement après son adoption - de justesse - par l'Assemblée nationale, l'exécutif a préféré le statu quo à un risque de rejet, quitte à passer outre le Parlement.
Cependant, à quelque chose malheur est bon : cette situation nous permet de juger in concreto les effets de cet accord. Dès lors, quel bilan peut-on tirer après presque sept ans de mise en oeuvre du Ceta ?
D'abord, l'impact sur le commerce bilatéral semble positif, tant au niveau européen que français. Les échanges entre la France et le Canada ont ainsi progressé de 33 % entre 2017 et 2023, passant de 6 à 8 milliards d'euros.
Par ailleurs, certains secteurs ont vu leur excédent commercial progresser. C'est par exemple le cas des boissons, en particulier les vins et spiritueux, soumis avant 2017 à un taux moyen de droits de douane de 10 % contre un taux nul aujourd'hui ; l'excédent du secteur est ainsi passé de 475 à 591 millions d'euros. C'est aussi le cas des produits laitiers, dont l'excédent commercial a atteint 59 millions d'euros en 2019 contre 37 millions d'euros en 2017, du fait notamment de l'augmentation du contingent de fromages en franchise de droits, alors qu'ils étaient auparavant soumis à un droit de 227 % !
Mais derrière ces chiffres brandis par les défenseurs de l'accord, à quelle réalité faisons-nous face ?
L'augmentation des relations commerciales franco-canadiennes est certes élevée, mais elle n'est que le reflet de la croissance globale du commerce extérieur français, qui lui aussi a crû de plus d'un tiers.
Par ailleurs, les excédents enregistrés par certains secteurs ne doivent pas masquer un solde commercial déficitaire en 2023, de l'ordre de 23 millions d'euros.
Enfin, à plus long terme, une étude économique réalisée par le Centre d'études prospectives et d'informations internationales (Cepii) montre que les effets du Ceta sur la croissance française et européenne seront très modestes, avec une hausse de 0,02 % pour la France et de 0,01 % pour l'Union européenne.
Nous sommes donc loin du scénario idyllique mis en avant dans la communication du Gouvernement et de la Commission européenne.
Au-delà de l'impact macroéconomique de l'accord, dont chacun jugera le bilan, le Ceta constitue fondamentalement une épée de Damoclès sur notre agriculture, et en particulier sur la filière bovine.
Une fois encore, les défenseurs de l'accord mettront en avant le fait que le Canada sous-utilise le contingent de viande bovine dont il dispose, du fait de normes européennes dissuasives pour les producteurs canadiens. À peine plus de 52 tonnes de viande bovine canadienne auraient ainsi été importées en France l'an passé, une goutte d'eau...
Mais ce simple constat mérite d'être mis en perspective.
D'abord, le faible contingent de viande importé depuis le Canada correspond à des morceaux nobles, d'aloyau et de ses substituts principalement. Or le déséquilibre produit par ce type d'importations sur le secteur est démultiplié.
Par ailleurs, cette situation ne sera pas immuable, et ce pour plusieurs raisons.
En premier lieu, la forte dépendance des exportations canadiennes de viande vis-à-vis des marchés américain et asiatique pourrait conduire les producteurs canadiens à s'intéresser au marché européen. L'argument selon lequel un tel scénario ne s'est pas produit presque sept ans après l'accord n'est pas recevable dans la mesure où chacun peut comprendre la frilosité des producteurs canadiens à consentir à des investissements importants, alors que le Ceta n'est pas définitivement adopté.
En second lieu, si les autorités européennes devaient céder aux demandes canadiennes en autorisant l'usage de l'acide peracétique pour le traitement des carcasses, comme cela a été le cas pour l'usage de l'acide lactique il y a une dizaine d'années, un obstacle important pour l'accès au marché européen serait levé.
Compte tenu des différences fondamentales entre les modèles d'élevage européen et canadien, nos éleveurs ne pourraient pas faire face à une montée de la concurrence canadienne.
Plus généralement, nous ne pouvons que regretter que la Commission européenne négocie des accords dépourvus de clauses miroirs, c'est-à-dire sans réciprocité des normes.
L'argument des défenseurs du Ceta selon lequel cet accord ne remet pas en cause les règles sanitaires et phytosanitaires européennes est spécieux. Certes, l'application du Ceta en tant que telle ne nous conduit pas ipso facto à revoir nos normes, mais les réglementations applicables aux importations depuis des pays tiers diffèrent de celles applicables aux productions européennes. Concrètement, l'utilisation de produits interdits au sein de l'Union européenne peut être tolérée pour les importations dès lors que les limites maximales de résidu ne sont pas dépassées. L'absence de mesures miroirs dans le Ceta se double en outre de demandes régulières de la partie canadienne pour une reconnaissance de certaines pratiques ou de certains usages de substances actuellement interdits au sein de l'Union européenne, ou pour un assouplissement des règles européennes. J'ai déjà évoqué la question de l'acide peracétique, mais cela est également le cas pour l'interdiction de certains néonicotinoïdes.
Le risque d'un nivellement par le bas des règles européennes ou, à tout le moins, d'un assouplissement de ces dernières en faveur des importations ne semble pas à exclure.
En tout état de cause, le respect de la réglementation européenne par les produits importés suppose l'existence de dispositifs de contrôle efficaces. Or, tant du côté européen que canadien, ceux-ci souffrent de lacunes.
Côté européen, le Ceta prévoit un abaissement du taux de contrôle physique sur les produits animaux de 20 % à 10 % des lots dans les postes d'inspection aux frontières.
Côté canadien, à l'occasion d'un audit mené en 2019, la Commission européenne a relevé des défaillances dans le système de contrôle et de traçabilité. Un second audit conduit en 2022 a mis en évidence la persistance des lacunes constatées trois ans plus tôt.
Au total, le Ceta, qu'on nous présente comme un accord de « nouvelle génération », apparaît en réalité aujourd'hui anachronique. Il ne tient pas compte des demandes qui se font jour en matière de bien-être animal ou encore de renforcement de notre souveraineté alimentaire.
Mes chers collègues, vous l'aurez compris : être rapporteur sur ce texte n'était pas chose aisée. Le contexte actuel de détresse de nos agriculteurs aurait pu me conduire à adopter une position de principe. J'ai voulu pour ma part mener un travail objectif afin de me prononcer en conscience et en responsabilité.
À l'issue de mes travaux, je ne peux que constater que les bénéfices liés à la mise en oeuvre du Ceta ne permettent pas de contrebalancer les risques que porte cet accord pour nos agriculteurs. C'est pourquoi je vous proposerai d'adopter un amendement visant à refuser la ratification du Ceta.
Il ne s'agit pas d'un retour au protectionnisme, comme j'ai pu l'entendre : ôtez la dimension agricole à cet accord de libre-échange et ma position eût été tout autre !
Je sais que, de l'autre côté de l'Atlantique, un rejet du Ceta pourra surprendre, voire peut-être décevoir. Dans le cadre de la préparation de mon rapport, j'ai rencontré l'ambassadeur du Canada en France. Comme lui, je suis profondément attaché à la relation franco-canadienne.
C'est pourquoi je veux redire avec force qu'un rejet du Ceta ne doit pas être interprété comme un rejet du Canada. Le Canada est et restera un pays allié et ami de la France avec qui nous partageons des liens historiques évidents, mais aussi, et cela est crucial, des valeurs communes.
Je sais aussi que la relation commerciale que nous entretenons avec le Canada revêt une importance croissante dans un contexte géopolitique de plus en plus instable. J'espère que le Canada, qui est aussi un pays agricole, comprendra que la France souhaite protéger ses agriculteurs et son modèle d'agriculture.
M. Laurent Duplomb, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. - Comme l'a souligné Pascal Allizard dans son rapport, nous constatons depuis sept ans que la valeur issue de cet accord n'est pas exceptionnelle, même s'il est bon pour certaines filières.
En revanche, reparler du Ceta en 2024 nous oblige à regarder la réalité en face. Trop souvent, notre image du Canada passe par le prisme du Québec, dont l'agriculture est proche de la nôtre. Mais les importations permises par le Ceta sont tout autres : les bovins qui nous seront envoyés sont principalement issus de l'Alberta. Ils sont élevés dans des exploitations sans aucune traçabilité sur les animaux à la naissance ni sur les produits et les antibiotiques utilisés. Ils sont engraissés dans des feedlots de plus de 30 000 bêtes.
L'agriculture canadienne utilise 41 substances phytosanitaires interdites en France et en Europe, comme l'atrazine ou des hormones et des médicaments activateurs de croissance.
Si cet accord est bon, pourquoi le Canada sollicite-t-il régulièrement le droit d'utiliser de l'acide peracétique, comme en octobre 2023 ? Cet accord renvoie à deux mondes totalement différents. D'un côté, le monde français et européen, avec la traçabilité des produits agricoles et la sécurité alimentaire pour les bovins, de la naissance à l'abattage. De l'autre, le système canadien : aucune sécurité alimentaire et l'utilisation de l'acide pour décontaminer les carcasses - c'est le « zéro contrainte » !
La réalité de l'agriculture canadienne est aux antipodes de la nôtre. La Commission européenne ne peut pas continuer à être un tigre avec les agriculteurs européens et un agneau avec les agriculteurs étrangers !
Les audits réalisés en 2019 et en 2022 ont révélé non pas des lacunes, mais des anomalies majeures au Canada. L'ancien chef du corps des inspecteurs de santé publique vétérinaire a dit très clairement en audition que si de telles anomalies avaient été détectées dans l'autre sens, on nous aurait immédiatement bloqué l'accès au marché canadien. Comment peut-on interdire certaines pratiques en Europe et ne pas soumettre nos importations aux mêmes règles ? Ce n'est pas tenable. Il est temps, comme le propose Pascal Allizard, de dire stop ! Les agriculteurs viennent de se mobiliser pour dénoncer un système qui « marche sur la tête ». Nul ne comprendrait que l'on continue dans cette voie.
M. Didier Marie. - Ce rapport va dans le bon sens.
Cet accord est le premier à ne pas être centré uniquement sur les barrières tarifaires ; il englobe bien d'autres éléments : les investissements, les normes environnementales, les services publics, la culture, etc.
Il souffre depuis l'origine d'un grand déficit démocratique. Les négociations ont été opaques. Nous ne pouvions consulter les documents que dans une salle fermée, sans téléphone portable, sans avoir le droit d'en parler, etc. L'accord n'a pas pu être ratifié, car le Président de la République n'a pas souhaité aller jusqu'au bout de la procédure au Parlement. D'ailleurs, si nous ne le votons pas, il sera toujours possible au Président de la République de ne pas notifier le rejet à la Commission européenne, comme cela a été le cas à Chypre, ce qui constituerait une marque supplémentaire de déni démocratique.
L'accord traduit un abandon de souveraineté. Un forum de coopération en matière de réglementation doit ainsi être créé, pour éliminer les obstacles au commerce et à l'investissement et faire prévaloir le droit commercial sur tous les autres droits. Il permettra au Canada de contester l'imposition de normes européennes, dès lors que celles-ci seront susceptibles d'entraver le commerce. Le Canada a d'ailleurs attaqué l'Union européenne devant l'OMC pour contester l'interdiction de 46 pesticides.
La création d'un tribunal arbitral est très dangereuse. Les multinationales auront la possibilité d'attaquer les décisions qu'elles jugent préjudiciables à leurs intérêts et de demander des dommages et intérêts. Ces affaires pourraient très bien relever des juridictions ordinaires.
Cet accord marque aussi un abandon de nos ambitions écologiques ; il est contraire à l'accord de Paris, qui prévoit que les gouvernements doivent limiter l'extraction et le commerce des énergies fossiles. Or 40 % des échanges avec le Canada concernent des produits issus des énergies fossiles, notamment du pétrole et du béton produits à partir de sables bitumineux.
Cet accord marque aussi un abandon sur les questions agricoles, ce qui peut avoir des conséquences néfastes sur la santé. L'Union européenne importe ainsi, par exemple, la moitié de ses lentilles du Canada. Or elles sont produites avec de la métribuzine, une substance qui est interdite en Europe. Les normes relatives au glyphosate sont aussi très différentes.
Le texte ne comporte aucune clause miroir ni aucune mention du principe de précaution.
Ceux qui sont favorables à l'accord veulent montrer que les échanges commerciaux se sont accrus, mais ils raisonnent en valeur. Or, à cause de l'inflation, il faut raisonner en volume : les exportations du Canada n'ont augmenté que de 7 % et les nôtres de 1 % seulement...
Les effets de cet accord sont minimes sur le plan commercial, et dangereux en matière d'écologie et de souveraineté ; nous voterons donc contre cet accord.
Arrivée de M. Pascal Allizard, rapporteur
M. Jean-Pierre Grand. - Élu d'une région viticole, je sais que cet accord est essentiel pour la viticulture.
Les chiffres du Trésor parlent d'eux-mêmes : depuis 2017, les exportations de vins et de spiritueux ont augmenté de 24 %, celles de fromages de 57 %, celles de cosmétiques de 46 %, tandis que les importations de viande canadienne sont très faibles. Notre balance commerciale est excédentaire avec le Canada.
La viticulture française est au bord du drame - je n'exagère pas ! Les vignerons sont acculés. Il est question aujourd'hui du Ceta, mais les importations de vins espagnols ne sont soumises à aucun contrôle. C'est inacceptable. Des sommes colossales sont en jeu. Il y va de la survie de notre viticulture.
Je voterai ce texte important pour la viticulture et voterai contre tout amendement. Il faut se pencher sur toutes les distorsions de concurrence qui pénalisent notre économie. La viticulture traverse une crise historique et le secteur peut s'enflammer : ne frottons pas l'allumette !
Mme Michelle Gréaume. - Le CETA, qui a été approuvé en 2017 par le Parlement européen, devait être ratifié par les parlements nationaux ou par référendum. Après un examen du texte à l'Assemblée nationale, le Président de la République ne l'avait pas soumis au Sénat, ce qui constitue une atteinte à l'article 53 de notre Constitution.
Notre groupe s'oppose au Ceta et à la démarche de la Commission européenne, qui a choisi d'appliquer cet accord à titre provisoire, sans attendre le résultat des procédures de ratification. Nous voterons donc l'amendement de suppression de l'article 1er. L'article 2 mérite aussi un débat, car de nombreux secteurs sont concernés.
Il faut prendre en compte le changement climatique et défendre notre souveraineté alimentaire. Cet accord est très important ; ses conséquences doivent être détaillées et précisées.
M. Alain Houpert. - Je soutiens la position de notre rapporteur.
On oppose la qualité et la quantité. Certains veulent augmenter la quantité des échanges, mais ils se moquent complètement de la qualité.
Élu de Bourgogne, région qui produit les meilleurs vins du monde, je sais qu'une augmentation de 24 % des exportations vers le Canada ne changera pas fondamentalement la donne pour le secteur. Le problème est ailleurs. Je rappelle aussi qu'une seule marque - la marque Edmond Fallot - produit de la moutarde de Dijon avec des graines cultivées en France. Tout le reste vient du Canada, sans que l'on sache comment elle est fabriquée.
En tant que médecin, je préfère que l'on se préoccupe de la qualité plutôt que de la quantité. À titre personnel, je voterai donc contre le texte.
M. Olivier Cadic. - Mon avis sera différent !
Je suis vraiment stupéfait par le rapport qui nous a été présenté. Notre rapporteur ne prend nullement en compte les effets positifs du CETA.
L'agriculture française sera gagnante de cet accord. M. Grand a rappelé les chiffres pour la viticulture. Ne balayons pas tout cela d'un revers de la main. Ceux qui refusent cet accord devront, un jour ou l'autre, répondre de leur vote devant le secteur agroalimentaire. Certains propos me semblent excessifs, voire outranciers...
L'agriculture ne représente que 20 % de l'accord. L'essentiel est donc ailleurs : les ventes de produits industriels, chimiques, cosmétiques, etc. Grâce à la suppression des droits de douane, nos exportations de produits chimiques et cosmétiques vers le Canada ont augmenté de 46 %, celles de produits textiles de 142 %, celles de produits sidérurgiques de 106 %. Le Ceta offre un meilleur accès aux marchés publics à nos entreprises et elles ont su en tirer parti. Elles réalisent ainsi des gains exceptionnels ; or notre rapporteur n'en dit mot !
Le Ceta facilite aussi l'accès à des minerais stratégiques nécessaires pour la transition énergétique et numérique ; si le traité n'est pas ratifié, on sera obligé de se tourner vers la Russie et la Chine. Comment peut-on proposer cela ?
Ceux qui s'opposent au Ceta s'opposent en fait à l'Union européenne. Ils reprennent tous les arguments du trumpisme, cette approche protectionniste qui consiste à prendre prétexte de petits détails pour refuser l'accès au marché. Que fait-on d'autre en prenant pour prétexte les néonicotinoïdes ? Qui se bat pour les conserver dans notre agriculture ? Un jour, on met leur usage en avant pour refuser le Ceta, mais le lendemain, on plaide pour leur maintien en Europe, afin que l'agriculture ne souffre pas de leur disparition ! C'étaient les mêmes arguments qu'utilisaient les Brexiters. Or, en quittant l'Union européenne, le Royaume-Uni est sorti mécaniquement du Ceta. Les Britanniques espéraient conclure de nouveaux accords de libre-échange. Or, les Canadiens refusent de conclure avec les Britanniques un accord du même type que le CETA, car ils constatent que, à cause du Ceta, ils n'arrivent pas à vendre leur viande dans l'Union européenne !
Les Canadiens ne comprennent pas pourquoi la viande qui est consommable en Amérique du Nord ne le serait pas en Europe. Ils trouvent que le Ceta est très déséquilibré et à leur désavantage. Ne pas le ratifier serait un recul pour l'Union européenne, mais aussi pour la France ! Il faut regarder l'accord dans sa globalité et éviter d'en rester à des points de détail.
Mme Nicole Duranton. - En 2019, l'Assemblée nationale a voté pour la ratification du traité, après des débats houleux. Nous manquions encore de recul sur ses effets à l'époque. Nous disposons désormais de davantage de données.
Le Ceta a permis de supprimer 90 % des droits de douane. De nombreux secteurs en profitent, comme la filière viticole. Le Canada est notre 8e client mondial pour les vins et le 7e pour les spiritueux. Les barrières non tarifaires sont également en baisse. Cela témoigne d'un excellent climat d'affaires entre la France et le Canada, qui bénéficie à nos entreprises : celles-ci peuvent répondre plus facilement aux marchés publics canadiens.
Nos exportations vers le Canada ont augmenté de 33 % depuis 2017. En outre, les produits agricoles et agroalimentaires représentent 21 % du total des exportations françaises vers le Canada. L'excédent commercial de ces secteurs a été multiplié par trois atteignant 578 millions d'euros en 2023. Par ailleurs, le Ceta a permis de protéger 42 indications géographiques protégées françaises qui nous sont chères : fromages, foie gras, etc.
Se pose aussi la question de notre approvisionnement en matériaux critiques : quinze des trente matériaux importants pour notre transition écologique sont extraits au Canada. Le Ceta nous permet d'en importer.
Certes, des inquiétudes subsistent concernant l'agriculture française. Mais grâce aux mesures miroirs en vigueur, l'importation de boeuf traité aux antibiotiques aux États-Unis et au Canada est interdite en Europe. Nous avons simplement importé 74 tonnes équivalent-carcasse depuis le Canada en 2021. Quant aux importations de viande porcine et de volailles, elles sont quasiment nulles.
Sur les plans sanitaire et phytosanitaire, les produits canadiens importés dans l'Union européenne répondent à nos exigences sanitaires et de protection du consommateur.
Le Ceta constitue donc un bon accord pour nos entreprises et pour l'économie française. Les résultats le prouvent. Je voterai cet accord, tout comme le fera Jean-Baptiste Lemoyne. Ludovic Haye s'abstiendra.
M. Guillaume Gontard. - Je remercie les rapporteurs pour leur travail et le groupe communiste qui a pris l'initiative d'inscrire l'examen de ce texte à son ordre du jour réservé.
La ratification du Ceta soulève une question démocratique. Il est déjà appliqué à plus de 90 % depuis 2017, sans que le Parlement, du moins pas le Sénat, ait donné son accord. Que se passera-t-il d'ailleurs si la France ne le ratifie pas ?
Son bilan économique est très contestable. Selon l'institut Veblen, le nombre d'emplois européens liés aux exportations vers le Canada n'a quasiment pas évolué et aucun effet n'a été constaté sur les PME exportatrices. En matière d'importations, le bilan est très négatif. Les importations d'engrais ont doublé et celles de pétrole issu de schistes bitumineux ont augmenté de 50 %. Je rappelle que ce type d'hydrocarbure est trois à quatre fois plus polluant que le pétrole conventionnel et que son extraction consomme énormément d'eau et de produits chimiques.
Les agriculteurs dénoncent une concurrence déloyale. Comme cela est indiqué dans le rapport Schubert d'évaluation du Ceta de 2017, rien n'est prévu sur l'utilisation de soja OGM, de farines animales, d'antibiotiques, etc. Le texte est aussi muet sur le bien-être animal. On risque d'importer encore une fois d'énormes quantités de viande qui ne respectent aucune des normes en vigueur en Europe.
Une ratification du Ceta entraînerait l'application de son dernier volet, peut-être le plus dangereux, qui permet à des multinationales s'estimant lésées par une loi d'attaquer un État devant un tribunal d'arbitrage privé. Ce traité est donc contraire à notre souveraineté, à nos exigences démocratiques, à nos objectifs de décarbonation et au Pacte Vert.
Nous nous opposerons à cet accord et soutiendrons la position de notre rapporteur.
Mme Valérie Boyer. - Lorsque j'étais députée, je m'étais prononcée sur ces accords. Dans les Bouches-du-Rhône, les agriculteurs sont désemparés. Ils ont un sentiment de colère et d'abandon : on leur interdit certaines pratiques, alors que nous importons des productions réalisées dans des conditions éthiques, sociales ou écologiques contraires à nos principes. Je ne voterai donc pas cet accord, non par opposition au libre-échange ou à l'Europe, mais par refus du double langage, car celui-ci détruit la politique. Je soutiens la position de nos rapporteurs. Nous devons avoir un langage de vérité à l'égard des agriculteurs et des Français. Les Canadiens sont nos amis, mais importer et consommer certains produits serait tromper les consommateurs et les Français.
M. Jean-Baptiste Lemoyne. - Nous devons nous prononcer sur un accord mixte. Le volet commercial est déjà en vigueur : la compétence en matière de commerce relève de l'Union européenne et le Parlement européen s'est déjà prononcé en février 2017. Les États membres doivent se prononcer sur le volet relatif aux investissements, qui relève de leur compétence.
Nous disposons aujourd'hui d'un certain recul pour évaluer les effets de cet accord : l'excédent commercial agricole a été multiplié par trois depuis 2017, passant de 200 à 600 millions d'euros.
Les craintes concernant l'importation massive de viande ne se sont pas réalisées : on importe 52 tonnes de viande bovine depuis le Canada, c'est peu ! Les exploitations canadiennes ne sont pas équipées pour fournir le marché de l'Union européenne. En revanche, nos filières viticole, lait et fromages ont des bilans excellents.
L'accord a aussi été amélioré grâce à un plan d'actions en 2017 : un véto climatique a ainsi été instauré, ce qui protège les États de tout recours devant un tribunal arbitral relatif à leurs politiques environnementales.
Pour ce qui est de la démocratie, il convient de souligner qu'aucun accord commercial n'a fait l'objet d'une telle discussion au Parlement. Il faut rendre hommage à Marielle de Sarnez : les études d'impact, réalisées par des experts indépendants, sont très détaillées. C'est très différent de la manière avec laquelle le Sénat a examiné l'accord commercial entre l'Union européenne et la Corée du Sud, qui a été adopté en forme simplifiée ! Il faut donc reconnaître l'effort fait depuis 2017 pour éclairer les parlementaires.
Les discussions de cet accord ont commencé en 2009 sous le mandat de Nicolas Sarkozy. Il a été signé en 2016, sous le quinquennat de François Hollande. La majorité actuelle l'a encore amélioré. Il ne faut donc pas avoir peur de voter ce texte. Les résultats sont là et les craintes s'avèrent infondées. N'ayons pas peur de ceux qui craignent de dire à leur électorat que cet accord est bon. Le groupe RDPI votera cet accord.
M. Rachid Temal. - Je regrette que le Gouvernement n'ait pas souhaité que le Sénat se prononce de façon classique. Résultat, nous examinons ce texte dans le cadre d'un espace réservé d'un groupe ! Ce n'est pas à la hauteur de l'enjeu. Quelles seront les suites si le Sénat devait voter contre cet accord ?
M. Roger Karoutchi. - Aucune !
M. Rachid Temal. - On ne peut pas voter pour rien !
M. Cédric Perrin, président. - La question du rôle du Parlement est en effet un point important de ce dossier.
M. Claude Malhuret. - Qui veut noyer son chien l'accuse d'avoir la rage. Notre rapporteur a commencé son propos en disant que le traité avait un péché originel - on voit aussitôt dans quelle direction on s'engage ! -, celui d'être en application depuis sept ans. Mais c'est plutôt un avantage : on peut s'appuyer sur des faits, et non sur de simples conjectures.
Les chiffres ont été rappelés. Ils sont extrêmement positifs, et encore plus pour l'Union européenne que pour le Canada. Nous n'importons que 52 tonnes de viande de boeuf, et presque rien en ce qui concerne la viande de porc et les volailles. Tous les autres chiffres sont extrêmement positifs.
L'agriculture ne concerne en outre qu'une petite partie de l'accord. Or un tel accord est essentiel pour notre fourniture de métaux stratégiques : il nous éviterait d'avoir à nous fournir auprès de la Russie ou de la Chine. Cet accord est largement bénéfique, non seulement pour les régions viticoles, mais aussi pour les régions productrices de lait, de fromage, etc.
Je comprends donc mal comment la majorité peut nous proposer de le rejeter. Comme les faits ne vont pas dans son sens, elle invoque les risques ! Le rapporteur estime que « les bénéfices liés à la mise en oeuvre du Ceta ne permettent pas de contrebalancer les risques ». Mais ces derniers ne se sont pas réalisés depuis sept ans, et ils ne peuvent pas se matérialiser, car il y a des contrôles sanitaires...
M. Laurent Duplomb, rapporteur pour avis. - Ils sont insuffisants !
M. Claude Malhuret. - Nul ne peut démontrer que ces risques existent. Je ne comprends pas comment on peut comparer des bénéfices et des risques : il faut comparer les bénéfices et les désavantages !
Le Canada est un pays ami et allié. S'il n'a pas les mêmes normes que nous, ses pratiques restent très proches des nôtres. Si le Ceta n'est pas ratifié, aucun accord ne sera ratifié demain, et il faudra s'attendre, quoi qu'en dise le rapporteur, à un retour du protectionnisme, à un rapetissement de l'Occident, à une renonciation à tout ce qui a fait sa richesse. Cette période est inquiétante.
Rachid Temal a raison de s'inquiéter de ce qui arrivera si nous rejetons cet accord. L'examen de ce texte lors d'une niche parlementaire n'est pas la bonne manière de procéder, car le débat est contraint. Peut-être serait-il possible de demander un renvoi en commission ? En tout cas, nous serions bien avisés de nous interroger sur la manière dont nous examinons le texte.
M. Mickaël Vallet. - Un renvoi en commission est-il possible ?
M. Cédric Perrin, président. - La motion de renvoi en commission est l'une des motions de procédure pouvant être déposées en vue de l'examen en séance publique.
M. Pascal Allizard, rapporteur. - Je vous prie d'excuser mon retard dû à la grève d'un transporteur aérien. Je répondrai d'abord sur la forme. L'Assemblée nationale a voté en juillet 2019 pour la ratification de l'accord par un peu plus de cinquante voix de majorité. Tous les groupes étaient partagés, y compris le groupe majoritaire. Voilà cinq ans que je travaille sur ce sujet, mais le texte n'a jamais été inscrit à l'ordre du jour du Sénat. Le Gouvernement craignait un débat difficile au Sénat et il avait raison ; il redoutait surtout que le texte ne puisse être adopté par l'Assemblée nationale en cas de deuxième lecture. Le groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste - Kanaky (CRCE-K) a pris l'initiative d'inscrire ce texte à son ordre du jour réservé.
Le traité a des effets positifs sur certains secteurs d'activité. Il a beaucoup été question de pourcentages, mais, pour les apprécier correctement, il faut étudier l'évolution des volumes. Certes, les échanges franco-canadiens ont augmenté de 33 %, mais, dans le même temps, le commerce extérieur français a progressé de 35 % ! L'environnement économique est donc favorable et d'autres pays obtiennent les mêmes résultats, sans avoir conclu de Ceta !
J'ai beaucoup échangé avec les représentants de la filière viticole : certes les flux sont positifs, mais les viticulteurs expriment néanmoins une certaine inquiétude quant à leur compétitivité et au risque d'apparition d'une concurrence par les coûts de la part des producteurs canadiens, en raison de mesures de soutien des Provinces.
J'en viens aux indications géographiques protégées. La perspective d'une élection de Trump à la présidence des États-Unis a été citée. N'oublions pas que ce dernier avait imposé la renégociation de l'accord avec accord de libre-échange nord-américain (Aléna) lorsqu'il était président. Voilà qui explique en partie l'état d'esprit canadien aujourd'hui à l'égard de l'Europe. Les Canadiens ont accepté la prise en compte des IGP dans le Ceta, mais seulement 10 % des IGP européennes sont reconnues dans l'accord : cela signifie que 90 % d'entre elles ne bénéficieront d'aucune protection.
En ce qui concerne la dimension environnementale, les injonctions sont contradictoires : nous poussons nos agriculteurs à faire une agriculture d'excellence, en leur interdisant d'employer certaines molécules, mais, dans le même temps, on leur impose d'entrer en concurrence avec des agriculteurs qui n'ont pas du tout les mêmes contraintes. Par exemple, pour permettre la mise en oeuvre du Ceta, la limite maximale de résidus de glyphosate autorisée pour la lentille en Europe a été multipliée par 100, alors même que les seuils en vigueur au Canada sont bien inférieurs... Les Canadiens sont donc prêts à nous livrer des lentilles qui contiennent un taux de produits phytosanitaires interdit chez eux ! C'est une des raisons pour lesquelles je vous propose de ne pas adopter cet accord. Il s'agit bien d'injonctions contradictoires pour notre agriculture, et je pourrais citer d'autres exemples.
Je ne reviendrai pas sur la question de l'arbitrage entre la qualité et la quantité. Tout a été dit. C'est une dimension à prendre en compte également.
Les éleveurs canadiens n'utilisent pas leurs quotas d'exportation de viande. Leur système de production est très différent du nôtre. Pour exporter en Europe, il faudrait qu'ils investissent pour transformer leurs exploitations. Tant que la réglementation n'est pas stabilisée, ils n'ont pas intérêt à le faire, mais cela changera dès que le Ceta aura été ratifié et qu'ils bénéficieront d'une plus grande sécurité juridique, notamment grâce à l'instauration de tribunaux arbitraux.
Actuellement, leurs principaux débouchés sont les États-Unis d'Amérique et la Chine. L'Europe constituerait pour eux un marché de repli si ces marchés se fermaient : si Trump est élu, soyez sûrs que les exportations de viande du Canada vers l'Europe augmenteront ! Et les quotas ne seront pas utilisés pour vendre des tonnes équivalent-carcasse : les exportations seront constituées de morceaux nobles, qui ont la valeur la plus élevée. Le risque d'une « guerre de l'aloyau », pour reprendre l'expression des producteurs, est donc réel ! Notre marché sera déstabilisé. Il faut donc craindre l'apparition d'une forme de concurrence déloyale.
Certains d'entre vous ont dit que le vote de notre commission serait plus un message adressé à l'Union européenne qu'à destination du Canada. C'est vrai. Je suis pourtant un Européen convaincu. En négociant de tels accords, Bruxelles abîme l'image de l'Europe. Je ne suis pas protectionniste par principe. Je suis élu d'un territoire de viticulture et d'élevage. J'ai été sollicité à la fois par des partisans et des opposants de l'accord.
Je vous propose donc de ratifier l'accord de partenariat stratégique, afin de réaffirmer que le Canada est un pays ami, et de rejeter l'accord économique et commercial, car ce dernier ne nous convient pas. Bruxelles doit revoir sa copie.
EXAMEN DES ARTICLES
M. Pascal Allizard, rapporteur. - L'article 1er autorise la ratification du Ceta. Mon amendement COM-1 vise à le supprimer. L'amendement COM-2 de M. Duplomb, au nom de la commission des affaires économiques, est identique.
L'article 2 concerne l'accord de partenariat stratégique entre l'Union européenne et les États membres, d'une part, et le Canada, d'autre part. Je vous propose de l'adopter. Nous n'enverrons ainsi pas de message négatif au Canada. Simplement, le Ceta contient des éléments qui ne nous conviennent pas.
Nous examinons ce texte dans le cadre d'une niche parlementaire. Le débat sur l'article 1er reviendra dans l'hémicycle. Certains proposeront de le rétablir. D'autres déposeront sans doute une motion de renvoi de l'ensemble du texte. Je vous propose de supprimer l'article 1er et d'adopter le texte ainsi modifié.
M. Rachid Temal. - Je ne comprends pas très bien. On dit que l'accord n'est pas satisfaisant, mais on ne va pas jusqu'au bout... Soit on adopte le texte, soit on le rejette. On ne peut pas distinguer les deux articles. Nous ne voterons pas l'amendement du rapporteur. Le Gouvernement a engagé la procédure accélérée. Que se passera-t-il si le texte est voté ? Une CMP sera-t-elle convoquée ?
M. Cédric Perrin, président. - Tout dépendra du Gouvernement : même si la procédure accélérée a été engagée, celui-ci reste libre convoquer une CMP ou de demander à l'Assemblée nationale d'examiner le texte en deuxième lecture. Mais il peut aussi ne rien faire...
M. Pascal Allizard, rapporteur. - Nous ne sommes pas les seuls à nous interroger sur le Ceta. Dix pays ne l'ont toujours pas ratifié. La Cour suprême irlandaise a considéré que la Constitution irlandaise ne permettait pas au Parlement de ratifier l'accord en l'état.
À Chypre, le Parlement a rejeté le texte, mais le gouvernement n'a pas notifié ce vote à Bruxelles, car il souhaite une nouvelle lecture, mais il craint un nouveau vote négatif. D'autres pays ne se sont pas prononcés pour les mêmes raisons. Il y a une forte résistance des Parlements régionaux en Belgique. Les arguments que nous avons évoqués sont donc mis en avant par d'autres pays. Nous avons le droit de dire que nous ne sommes pas prêts à tout accepter, ce qui ne signifie pas que nous sommes hostiles au libre-échange par principe.
M. Didier Marie. - Je rappelle que 46 assemblées sont appelées à ratifier cet accord : on est encore loin du compte. En France, la position finale relève du Gouvernement, qui choisira ou non de notifier à la Commission le résultat du vote.
Le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain (SER) est opposé à l'accord économique et commercial, mais aussi à la mise en oeuvre de forums réglementaires et de tribunaux arbitraux. Nous voterons contre les deux articles.
Les amendements identiques COM-1 et COM-2 sont adoptés.
L'article 1er est supprimé.
Article 2
L'article 2 est adopté sans modification.
M. Jean-Baptiste Lemoyne. - Compte tenu de la suppression de l'article 1er, le texte est désormais déséquilibré, car les deux articles forment un tout. Je ne peux donc pas voter pour un texte amputé de l'essentiel.
Le projet de loi n'est pas adopté.
Conformément au premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion en séance portera en conséquence sur le texte du projet de loi adopté par l'Assemblée nationale en première lecture.
La réunion est close à 12 h 15.