Lundi 11 mars 2024
- Présidence de M. Roger Karoutchi, président -
La réunion est ouverte à 16 h 00.
Audition de M. Olivier Petitjean, co-fondateur et coordinateur de l'Observatoire des multinationales
M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.
Notre audition de ce jour s'inscrit dans le prolongement de l'audition de Didier Migot, le président de la HATVP, qui nous a permis d'évoquer les relations entre les entreprises privées et la sphère publique.
Nous entendons aujourd'hui M. Olivier Petitjean, co-fondateur et coordinateur de l'Observatoire des multinationales, un média en ligne qui se fixe pour objectif de « développer une information indépendante sur les grandes entreprises et plus généralement sur les pouvoirs économiques, ainsi que sur les relations entre pouvoirs économiques et le pouvoir politique ». Ce média, créé en 2013, était publié jusqu'en 2022 par l'association Alter-Médias. Il est depuis mi-2022 publié par l'association du même nom, « L'Observatoire des multinationales », qui promeut la « démocratie économique ».
Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes en tout, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Je rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45000 à 100000 euros d'amende.
Monsieur, je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Olivier Petitjean prête serment.
M. Roger Karoutchi, président. - Je vous invite également à nous préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.
M. Olivier Petitjean. - À titre personnel, non. L'Observatoire des multinationales a déjà fait des prestations pour des organisations non gouvernementales (ONG) qui travaillent sur TotalEnergies.
M. Roger Karoutchi, président. - Je vous laisse la parole pour une quinzaine de minutes.
M. Olivier Petitjean. - Je m'appelle Olivier Petitjean et je suis journaliste de profession. En 2013, j'ai participé à la création du média l'Observateur des Multinationales qui se donne pour mission d'alimenter un débat contradictoire démocratique sur les grandes entreprises alors que l'information ainsi que l'espace pour ce type de débat nous semblent manquer. Nous avons donc voulu créer cet observatoire dans un esprit qu'on qualifierait en anglais de « watchdog » ou de contre-pouvoir citoyen. Cela nous a amenés, depuis 2013, à travailler sur de nombreuses entreprises et pas seulement Total, même s'il s'agit d'un acteur difficile à éviter dans le paysage. Nous avons travaillé par le passé directement sur certains projets de Total et, comme vous le savez, depuis quelques années, il y a énormément de travaux d'ONG, de journalistes et autres sur ces projets, en particulier les plus controversés comme celui qui se situe en Ouganda.
Nous nous sommes donc également concentrés sur d'autres domaines que je vais vous exposer aujourd'hui. Il y a, d'une part, la question de l'influence de Total - en France, mais aussi au niveau européen et mondial - en matière de lobbying. D'autre part, dernièrement, nous avons été sollicités par l'ONG « 350 » qui mène une campagne pour le désinvestissement des énergies fossiles et qui nous a demandé de réfléchir à ce que les pouvoirs publics - notamment à partir de l'exemple de la France et de Total - pourraient faire pour contraindre les grandes entreprises pétrolières et gazières comme Total à sortir des énergies fossiles. Nous avons réfléchi à ce sujet et mis les choses sur la table pour lancer un débat.
Avant de décrire très brièvement nos conclusions sur ces deux sujets, je crois utile de faire deux observations liminaires pour mieux situer notre vision des choses. La première est de rappeler pourquoi les entreprises pétrolières et gazières ainsi que tous les acteurs des énergies fossiles sont vraiment le noeud du problème en matière climatique. On entend beaucoup les dirigeants de Total et d'autres entreprises affirmer que celles-ci ne font que répondre à une demande, qu'elles sont totalement innocentes et ne méritent pas d'être stigmatisées. Bien entendu, personne ne nie que la consommation d'énergie fossile - qui est la première cause du réchauffement climatique - touche tout le fonctionnement de la société et pas seulement les acteurs économiques ; cependant, les majors pétrolières et gazières sont quand même le noeud du problème, à deux niveaux. D'abord parce que - c'est vérifié - elles sont plus riches et plus influentes que toutes les autres entreprises, y compris celles du secteur automobile, et ce depuis des décennies. De plus, il est bien documenté qu'elles ont été en pointe depuis les années 1950 en matière d'influence et de lobbying sur les questions climatiques, notamment pour retarder autant que possible, pendant toute une période, toute action climatique de la part des pouvoirs publics. De mon point de vue, c'est encore un peu le cas et on l'a vu lors des dernières COP où les ONG ont publié des chiffres sur le nombre de représentants et de lobbyistes des énergies fossiles présents dans ces instances et constaté la participation massive de Total de Shell et d'autres : ce n'est pas un hasard, car ce secteur reste un acteur critique en termes d'influence.
En second lieu, quand les majors prétendent qu'elles se contentent de répondre à la demande, cela semble doublement hypocrite. Si elles continuent à ouvrir massivement les vannes et à activer de nouveaux gisements de pétrole et de gaz, cela envoie le message à tous les autres acteurs selon lequel il continuera à y avoir du pétrole et du gaz pas chers, ce qui va inciter les autres acteurs de la chaîne à continuer leurs activités. Pour donner un exemple très concret, vous savez que le plastique est aujourd'hui largement fabriqué à partir de dérivés du gaz. Si l'on continue à avoir du gaz bon marché, alors les personnes ainsi que les industriels comme Coca-Cola ou autres qui utilisent du plastique vont continuer à privilégier le matériau le moins cher, à savoir le plastique vierge, sans essayer de le recycler ou de rechercher d'autres solutions alternatives. On pourrait faire la même démonstration pour l'automobile. Total et ses pairs envoient donc un message très clair en disant qu'ils ne vont pas arrêter d'ouvrir et d'exploiter de nouveaux gisements de pétrole et de gaz. C'est d'autant plus vrai que toutes ces entreprises, y compris Total, sont-elles mêmes présentes sur toute la chaîne de valeur, dans le cadre d'une concentration verticale par laquelle elles contrôlent les maillons de la distribution de leurs produits en investissant dans les raffineries, la distribution d'essence, la pétrochimie, y compris la production plastique ; depuis quelques années en France, Total investit même dans la distribution de gaz et d'électricité aux particuliers. Ces entreprises maîtriseront donc toutes les composantes de la chaîne et il semble dès lors un peu hypocrite de dire qu'elles se contentent de répondre à la demande puisqu'elles contribuent à la créer.
Mon second point liminaire est de se demander si cela a du sens de se focaliser seulement sur Total alors qu'il faudrait viser l'ensemble du secteur pétrolier et gazier. On constate au niveau des COP, de l'Union européenne et même au niveau des politiques nationales que les majors pétrolières et gazières - TotalEnergies, Shell, ExxonMobil, Esso, BP et toutes les autres - agissent en fait avec une stratégie d'influence largement coordonnée. Ce phénomène existe depuis longtemps et il est bien documenté : c'est dans le cadre d'associations professionnelles comme l'American Petroleum Institute (API) que les stratégies d'influence sur le climat ont été coordonnées. Ainsi, mon propos se concentre sur Total, mais, pour les raisons que je viens d'indiquer, il est valable pour le secteur pétrolier et gazier dans son ensemble. Il faut donc prendre des mesures qui s'adressent à toutes ces entreprises. J'ajoute que les actionnaires de ces firmes sont aussi largement les mêmes avec des fonds d'investissement du type BlackRock et autres. Cela n'aurait donc pas de sens de prendre des mesures ciblant spécifiquement Total, mais il serait illusoire de penser que Total pourrait avoir une stratégie très différente de celle que poursuivent par ailleurs Shell, ExxonMobil, BP et d'autres. Bien entendu, il y a des nuances, mais, sur les questions climatiques, Total ne va pas dévier drastiquement de la stratégie convenue dans le cadre de ce qu'on peut appeler un oligopole pétrolier.
En même temps, le groupe Total présente la spécificité d'être basée en France et y exerce une partie de son travail d'influence en agitant le levier selon lequel, en tant qu'entreprise française, elle a besoin d'un soutien particulier : ce mécanisme s'exerce, à mon sens, spécifiquement sur certaines questions de diplomatie ou éventuellement militaires et se manifeste à travers la présence dans les COP, certains médias ayant signalé que des représentants de Total faisaient partie de la délégation française à la COP. C'est vraiment là où se joue ce lien étroit et très ambigu entre le Gouvernement français et Total.
Je vais à présent résumer brièvement les conclusions de nos travaux. S'agissant du lobbying - qui est un terme très vague et c'est pourquoi nous préférons parler d'« influence » -, nous constatons, notamment à la lumière de l'audition à laquelle vous avez convié M. Didier Migaud, que, depuis peu en France et un peu plus longtemps au niveau européen ou aux États-Unis, on dispose d'outils de transparence du lobbying qu'on appelle les registres de transparence des représentants d'intérêts. Je note que c'est une avancée : jusqu'à présent ces registres étaient très lacunaires, mais ils vont être améliorés, semble-t-il à partir de cette année, puisque de nouvelles règles sont en train d'être mises en place. Cependant, il subsiste des trous assez béants qui permettent à une partie de ce travail d'influence mené par les entreprises de se dérouler sans contre-pouvoir et à l'abri des regards du public. Pour nous, il est évidemment normal qu'une entreprise comme Total, comme n'importe quelle autre entreprise ou acteur de la société, se fasse entendre, exprime son opinion et rappelle certaines réalités. Le problème se situe à partir du moment où ces échanges se déroulent de manière non contradictoire ; c'est une énorme difficulté quand on parle de très grandes entreprises opérant dans des secteurs très stratégiques où l'on constate des phénomènes qu'on peut qualifier d'« entre soi » sans débat contradictoire ou public, ce qui permet à Total de donner l'impression que son intérêt est le même que celui de la France en général. Je mentionnerai ici deux difficultés : la première est que contrairement, par exemple, à certaines bonnes pratiques qui existent au niveau européen, il n'y a ni publicité ni transparence sur les rendez-vous ou les contacts entre les décideurs et les entreprises ou leurs lobbyistes. Je signale qu'au niveau de la Commission européenne, la publicité des rendez-vous permet de savoir en temps réel quelles voix entendent les décideurs, et plusieurs ONG revendiquent la généralisation de cette pratique : elle existe en France puisque certains élus le font de manière volontaire, mais il y a vraiment un progrès à faire les rendant plus systématiques et obligatoires.
À mon sens, une autre lacune en France, par rapport à d'autres pays de l'Union européenne, le Royaume-Uni ou même les États-Unis, concerne l'« accès aux documents administratifs » - il s'agit là d'une formule un peu désuète et je préfère parler de « droit à l'information ». Notre loi sur l'accès aux documents administratifs de 1978 commence à dater très sérieusement et il est donc nécessaire de s'aligner sur les meilleures pratiques au niveau européen ou ailleurs. Une telle démarche de progrès appelle des procédures plus contradictoires pour accéder à certaines informations, car, pour l'instant, il est trop facile pour des décideurs publics ou des entreprises de s'abriter derrière diverses formes de secret pour ne pas dévoiler certaines informations pourtant importantes.
L'autre élément qui est à notre sens insuffisamment régulé concerne la problématique des mobilités public-privé que nous appelons « portes tournantes » parce que l'on constate que les mouvements vont dans les deux sens et sont devenus beaucoup plus systématiques que ce qu'on connaissait en France depuis des décennies sous le terme de « pantouflage ». Sur le volet lobbying, en travaillant sur l'influence de Total, on constate donc des trous béants, notamment aux deux niveaux que je viens de mentionner. Ce ne sont pas les seuls, car il faudrait y ajouter les enjeux de transparence de financement de la recherche, des industries culturelles, des médias, etc.
Dernier point : nous avons récemment travaillé sur la question de savoir ce qu'un pays comme la France pourrait faire concrètement afin de contraindre une entreprise comme Total à sortir des énergies fossiles. Dans le rapport que nous avons publié en décembre dernier, nous expliquons pourquoi il faut envoyer des signaux et ne pas laisser ces entreprises faire ce qu'elles veulent. On dit tout le temps qu'il faut laisser faire le marché, mais si on ne lui donne pas de signaux clairs, il ne s'orientera pas dans la direction souhaitable. On manque pour l'instant de tels signaux, car on constate qu'on fait désormais face à un mur : les entreprises ont accompli tout ce qu'elles voulaient bien faire de leur plein gré, mais cela ne suffit pas à faire baisser les émissions et n'entraîne pas un arrêt de l'exploitation des énergies fossiles. Il faut donc passer à autre chose et nous avons étudié diverses options en nous appuyant sur l'histoire. Nous n'avons pas de solution miracle et avons souhaité lancer un débat qui nous semblait manquer, car les pouvoirs publics, à notre sens, se restreignent à un outillage très restreint alors qu'il faudrait rouvrir un peu l'imagination et la palette d'outils politiques dont disposent les gouvernements et les autres acteurs publics. Je citerai trois pistes que nous étudions de près. La première est évidemment celle de la régulation, mais nous expliquons dans le rapport les raisons pour lesquelles réguler sans s'attaquer à l'influence de certaines entreprises et sans avoir une vision suffisamment globale des problèmes ne suffira jamais. Il faut donc non seulement réguler - en introduisant des règles plus strictes sur les trajectoires de décarbonation - mais aussi changer la gouvernance d'entreprise, changer les incitations financières des actionnaires, des fonds d'investissement et des dirigeants, en ayant recours à toute une gamme de mesures pour que ce soit vraiment efficace. Bien entendu, il faut également réguler le lobbying pour éviter qu'une influence indue des acteurs privés sur leurs régulateurs restreigne le potentiel d'action de ces derniers.
Enfin, nous envisageons l'hypothèse de la nationalisation qui constitue historiquement - depuis deux siècles - la solution classique pour un pays faisant face à un acteur privé qu'il veut contraindre et orienter dans un certain sens. La nationalisation peut apparaître comme un réflexe, mais, en étudiant l'histoire, on constate qu'il y a beaucoup de raisons différentes d'y avoir recours. Cela peut permettre de sauver une entreprise en crise, comme on l'a vu en 2008, de réagir à une situation de monopole ou au cas dans lequel une entreprise est « too big to fail ». Une grande partie des nationalisations effectuées après la Deuxième Guerre mondiale ont également répondu à des objectifs de développement national. Enfin, une nationalisation peut, plus largement, viser à satisfaire des objectifs de politique publique, et le climat pourrait rentrer dans cette catégorie. J'ajoute que certaines nationalisations ont un caractère pour ainsi dire « idéologique » et renvoient à des enjeux de redistribution des richesses. Il s'agit cependant d'un cas particulier, car les nationalisations font souvent l'objet d'un accord transpartisan, alors qu'aujourd'hui cette mesure semble reléguée à la marge du débat public. Ceci dit, la nationalisation, en soi n'est pas une solution suffisante : c'est une première étape pour reprendre le contrôle d'une entreprise et notre étude réfléchit aux actions qui pourraient être engagées par la suite. Nous analysons notamment les activités qui ont vocation à rester dans le domaine public et celles qui peuvent éventuellement revenir dans le secteur privé, sachant qu'à notre avis il y a quand même aujourd'hui une grande confusion entre le public et le privé - cette problématique étant au coeur des travaux de votre commission.
M. Roger Karoutchi, président. - Merci à vous. J'entends bien vos propos et je ne vous cache pas qu'ils m'inquiètent un peu, car vous en arrivez à préconiser la nationalisation tout en ajoutant que, de toute façon, ce n'est pas une mesure suffisante. Je comprends le raisonnement qui consiste à dire que si les évolutions ne sont pas assez rapides ou pas assez efficaces, il faut que les pouvoirs publics interviennent. Cependant, on a un peu le sentiment qu'au-delà de la responsabilité de toutes les entreprises gazières ou pétrolières, vous pointez, en réalité, avant tout la responsabilité du Parlement puisque, par définition, nous légiférons, et si on veut décider de règles de transferts ou de contrôles supplémentaires, il faut des lois. Or il y en a eu un grand nombre depuis 15 ans sur l'énergie ou la transition écologique. C'est pourquoi je ne vois pas bien, à part votre idée de nationalisation, ce qu'on peut faire encore et encore. Nous sommes tous favorables à l'augmentation des moyens de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique qu'a d'ailleurs demandé à juste titre son président Didier Migaud. J'entends bien aussi le souhait de renforcer un certain nombre de contrôles, mais pardon de faire observer que tandis que nous cherchons des solutions pour améliorer la régulation, vous nous proposez de passer à un système économique totalement différent de celui que connaît notre pays. Certes, comme vous l'indiquez, il y a eu des nationalisations dans le passé, mais on a connu également une vague de privatisations. Je fais également observer que les nationalisations d'après-guerre sont de nature un peu différente, car certaines étaient guidées par un motif économique tandis que d'autres étaient plutôt de type politique, en particulier pour sanctionner ceux qui avaient collaboré. Compte tenu de ces éléments, il est difficile d'établir des comparaisons. Je souhaite, de façon peut-être un peu rudimentaire, vous demander quelle proposition forte vous pourriez formuler dans le cadre économique actuel - donc en dehors de la nationalisation.
M. Olivier Petitjean. - Je précise à nouveau que notre étude ne défend pas une solution en particulier, mais nous estimons qu'il est important de rouvrir la gamme des options politiques. Ensuite, la nationalisation en elle-même n'est pas une solution miracle. Nous formulons des propositions compatibles avec le maintien du cadre économique actuel, avec un statut de société anonyme pour Total et un fonctionnement dans une économie de marché. Nos propositions se ramènent à créer un ensemble de régulations efficaces. Comme vous l'indiquez, il y a sans doute trop de lois, mais j'observe - et peut-être le contesterez-vous - que ce phénomène s'explique en partie parce qu'il y a également trop d'influence et de négociations des régulations, ce qui amène à rentrer dans des détails techniques excessifs - on le voit très bien au niveau européen. J'envisage donc plutôt une législation de type loi-cadre qui puisse agir, à travers les différents paramètres que j'ai énumérés, sur la trajectoire de décarbonation des entreprises produisant et utilisant des énergies fossiles avec une vraie expertise publique pour vérifier la mise en oeuvre concrète des mesures prises. Il y a en effet encore beaucoup trop de « poudre aux yeux » dans ce domaine avec une méthodologie un peu contradictoire et il est nécessaire de recourir à des outils d'incitation ou de sanction pour accompagner et forcer les entreprises à suivre le chemin vertueux de la décarbonation. Telle est la solution qui reste dans le cadre du système économique actuel. Cependant, il ne faut pas se cacher que, comme l'indique notre étude, on continuerait, dans cette hypothèse, à se situer à l'intérieur d'un rapport de force qui est ce qu'il est, et il ne faut donc pas s'imaginer qu'un État, à lui seul, sera capable de réguler tout le secteur des énergies fossiles sans que la puissance de celui-ci parvienne à atténuer ou à freiner la mise en oeuvre de ces régulations. D'autre part, à mon sens, il faut quand même se dire que si on prend au sérieux le dérèglement climatique, des changements structurels dans la manière dont fonctionne l'économie sont à terme inévitables, même sans aller jusqu'à la nationalisation. La question que nous soulevons est de faire en sorte que ces changements interviennent de manière ordonnée en évitant les menaces d'écroulement dans le secteur financier parce que tel ou tel paramètre qui maintenait la trésorerie et le cours de bourse d'une entreprise pétrolière ou fossile pourrait tout d'un coup faire défaut et entraîner un krach, ce qui n'est pas un scénario totalement à exclure dans la zone de turbulences potentielles que nous connaissons. Le sens de nos propositions n'est pas de venir jouer les justiciers pour tout remettre en ordre, mais de mettre au point des politiques ordonnées, et je pense que la question du contrôle ou de la contrainte de la stratégie d'entreprises comme Total se posera inévitablement. Là où on rencontre vraiment une difficulté - je l'admets bien volontiers - c'est qu'il faut parler non seulement de Total, mais aussi de tout le secteur pétrolier et gazier. Or la France, à son niveau, n'a que des moyens limités et donc pour que la démarche que j'ai tracée soit crédible, il faut a minima qu'elle soit coordonnée au niveau européen, voire à une échelle plus large.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Merci pour votre exposé et, pour rappel, on vient juste de nationaliser à 100 % EDF. Cela ne date donc pas du siècle dernier et, dans notre pays, on a considéré qu'EDF était un acteur stratégique de notre souveraineté énergétique. J'ajoute que nous avons reçu la semaine dernière le président de la BPI qui nous a expliqué comment des prises de participation au capital d'entreprises peuvent influencer la stratégie de ces dernières.
Vous avez mentionné la question des « portes tournantes » : nous avons effectivement entendu le président Migaud à ce sujet et un certain nombre de personnes qui ont travaillé à la direction des affaires publiques de Total et qu'on retrouve ensuite dans l'administration, ou qui ont fait le chemin inverse. Pourriez-vous nous donner plus de précisions sur les pistes de régulation et d'encadrement de ces portes tournantes ? Cette mobilité entre le secteur public et privé relève-t-elle, au fond, d'une réglementation ou d'une régulation générale ou peut-on considérer qu'il faut traiter de manière spécifique certains secteurs ? Je pense ici à la santé ou - dans la perspective de la protection du climat - à l'énergie, et je rappelle que l'OMS, quand elle a commencé à réguler l'industrie du tabac, a totalement interdit l'accès à la négociation sur l'encadrement du tabac au lobby de ce secteur. Faut-il dupliquer cet exemple ?
En deuxième lieu, nous allons recevoir dans quelques instants M. Léonarduzzi qui est chargé, entre autres, de la stratégie d'influence de Total au sein du groupe Publicis et le président Migaud a souligné qu'il faudrait aller beaucoup plus loin dans l'encadrement du lobbying. Avez-vous des propositions à ce sujet ?
Enfin, vous avez mentionné les difficultés que doivent surmonter les mesures d'encadrement du secteur du pétrole et du gaz - Total n'étant pas concerné par le charbon - et c'est un sujet de discussion qui revient en permanence au sein de cette commission d'enquête. On a vu la mise en place, après la crise financière, d'une meilleure régulation des entreprises du secteur bancaire et financier ; on adopte aujourd'hui des régulations spécifiques sur les Gafam parce que l'on considère que le numérique a une dimension de bien public de démocratie, et d'information : quelles mesures spécifiques pourrait-on prendre à l'égard du secteur des énergies fossiles ?
M. Olivier Petitjean. - Nous travaillons beaucoup sur le sujet des « portes tournantes » et effectuons en ce moment un suivi systématique pour prendre la mesure de ce problème. Nous préférons le terme de « porte tournante » à celui, plus classique de « pantouflage », car ces deux notions renvoient à des réalités un peu différentes. Traditionnellement, le pantouflage correspond au cas de fonctionnaires ou de diplômés de grandes écoles qui allaient travailler dans le secteur privé au début ou à la fin de leur carrière pour améliorer leur revenu. Cela existe depuis très longtemps et cela perdure, comme en témoigne par exemple le cas de Jean-Claude Mallet qui a travaillé en fin de carrière chez Total. On constate cependant, non seulement en France, mais aussi un peu partout et notamment aux États-Unis ou au niveau européen, un nouveau phénomène d'allers-retours entre public et privé, ce qui a conduit à forger des termes comme « rétro-pantouflage » auxquels nous préférons celui de portes tournantes. On constate globalement deux caractéristiques très importantes. Tout d'abord, on dit souvent les portes tournantes sont le signe d'une ouverture à la société civile, mais nos statistiques montrent que dans au moins trois quarts voire quatre cinquième des cas de portes tournantes, il s'agit d'aller travailler dans le lobbying, de créer des sociétés de conseil ou de conseiller des organismes professionnels en charge du lobbying. Cette mobilité ne contribue donc que très peu à créer une entreprise ni à lancer un produit ou un service ; il s'agit le plus souvent d'activités de conseil et donc de changer de place autour de la table de négociation en s'asseyant tour à tour du côté du secteur public et du privé.
Notre deuxième constat, que nous allons bientôt chiffrer, est celui des passages entre public et privé qui se déroulent dans un même secteur. Par exemple, les gens qui travaillent dans des services financiers à Bercy ou à la Commission européenne vont migrer dans des banques ou à la Fédération bancaire française. Il en va de même dans le secteur des télécommunications avec des mobilités entre les autorités de régulation des télécoms ou du numérique et des entreprises comme Orange ou Google, et je pourrais citer des cas analogues dans l'agriculture. Il y a quelques années, on a travaillé sur le cas de Total et on a constaté des portes tournantes très concentrées sur des fonctionnaires, principalement du ministère des affaires étrangères, du ministère des armées et éventuellement des conseillers de l'Élysée. Ce n'est pas un hasard puisque cela correspond, pour Total, à un véritable enjeu d'influence au niveau national. Ces portes tournantes sont, à notre avis, problématiques, essentiellement car elles contribuent à entretenir des phénomènes d'entre-soi, d'insuffisance du respect du contradictoire et de prises de contact non publiques. Tout ceci contribue à restreindre un peu le champ des possibles et de l'imaginaire si bien que, schématiquement, les décideurs publics sont amenés à n'entendre qu'un seul son de cloche, ce qui est contestable du point de vue démocratique. D'autre part, évidemment, embaucher quelqu'un qui vient d'un ministère et connaît bien, dans un secteur donné, les dossiers, les bons interlocuteurs et les contacts téléphoniques directs des décideurs constitue un avantage critique, tandis que les autres acteurs du débat démocratique - associations, syndicats, petites entreprises et collectivités locales, etc. - n'ont pas les mêmes facilités d'accès.
L'encadrement actuel des portes tournantes a progressé très lentement et il reste insuffisant : par exemple, dans 90 % des cas, la Haute Autorité émet un avis favorable ou favorable avec réserves sur les mobilités qui lui sont soumises. De plus ces réserves sont souvent très limitées et très faciles à contourner. Par exemple, un ancien ministre ou un ancien député qui va travailler pour un cabinet de lobbying n'aura pas le droit de rencontrer un ex-collègue, mais la personne qui travaille dans le bureau d'en face ne sera pas soumise à cette restriction. Ce dispositif apparaît donc en réalité largement conçu pour sauver les apparences. On a vu récemment, avec le cas de Cédric O, que beaucoup d'ambiguïtés subsistent et il nous semble problématique qu'un ex-ministre puisse créer une société de conseil qui elle-même travaille pour une entreprise privée et, dans ce cadre, soit amené à faire du lobbying ou à partager des tribunes avec d'anciens ministres. Il faut donc renforcer ces conditions restrictives. L'enjeu n'est pas tellement d'interdire aux gens de se livrer à d'autres activités, mais de protéger l'intégrité de la décision publique.
Je réponds par l'affirmative à votre question sur la nécessité de renforcer la réglementation dans des secteurs spécifiques. Plus le domaine est sensible et critique et plus on y a besoin de règles fortes. Comme vous l'avez mentionné, tel a été le cas quand l'OMS a imposé des règles très strictes sur la présence des lobbyistes de l'industrie du tabac et il me paraît légitime de se poser la même question pour les lobbyistes des énergies fossiles. J'ai mentionné à quel point ces derniers étaient présents dans les COP à l'échelle internationale, mais il faut aussi renforcer les règles au niveau européen et national. Les mesures restrictives, à mon sens, doivent prévoir à la fois des durées potentiellement plus longues de déport ou d'interdiction de contact avec d'anciens collègues, des réserves plus strictes ainsi que des moyens accrus alloués à la Haute Autorité pour vérifier l'application des règles, tout en réduisant les moyens de contournement qu'on observe actuellement, comme la possibilité pour d'anciens ministres ou députés de créer une société de conseil ou d'autres structures. De plus, il me paraît légitime, dans certains cas limités, mais justifiés, d'interdire purement et simplement, en tout cas pour une certaine durée, les mobilités.
S'agissant de l'encadrement du lobbying, je prolonge mes propos précédents en mentionnant le registre de transparence du lobbying qui existe au niveau européen et britannique : ce dispositif très utile est en train d'être amélioré et nous suivons attentivement cette évolution. Il manque deux éléments complémentaires, à commencer par l'obligation de divulgation des rendez-vous et des contacts avec les représentants d'intérêts. Pour citer un autre « scandale » - entre guillemets -, l'affaire des Uber leaks a permis d'accéder à la trace des archives établissant des contacts entre décideurs, conseillers ministériels ou autres, et intérêts privés. Il est donc important, dans de tels cas, pour éviter ces effets d'entre-soi et de débat insuffisamment contradictoire, d'instituer des règles minimales. Je sais qu'elles sont contraignantes pour les décideurs, mais c'est le prix à payer pour un fonctionnement démocratique transparent et pour protéger l'intégrité de la décision publique. Un certain nombre de députés de la majorité actuelle s'étaient engagés à respecter de telles pratiques ; ils ne l'ont pas fait une fois élus mais cela témoigne que les mesures que nous préconisons ne sont pas inédites. Elles sont dans le débat depuis longtemps et leur caractère souhaitable est assez largement partagé par une bonne partie de l'échiquier politique. En réponse à votre interrogation sur les progrès concrets à accomplir, ce dispositif d'encadrement du lobbying me paraît donc utile et facilement atteignable.
D'autres points d'amélioration relèvent de la prévention des conflits d'intérêts. On constate que des entreprises comme Total, BNP, Paribas, LVMH et d'autres, disposent de beaucoup de ressources ; elles peuvent financer beaucoup de choses et ont ainsi des liens avec des institutions culturelles, des collectivités locales, des organisations de recherche et des think tanks. Or l'arsenal de prévention des conflits d'intérêts reste, à ce stade, très limité en France. Cela renvoie aux obligations de déclaration de lien d'intérêt auxquelles sont déjà soumis les élus, mais il faudrait renforcer le dispositif et l'étendre à d'autres acteurs comme ceux qui interviennent dans les médias et les scientifiques. S'agissant de ces derniers, un rapport de Greenpeace a démontré que Total finance beaucoup de chaires et de structures de recherche en France. Je ne sais pas quelle proportion cela représente dans leurs budgets et, dans la plupart des cas, je suis certain que ça n'influe pas sur la qualité du travail des scientifiques ou des institutions, mais avoir plus de transparence dans ce domaine serait une règle de bonne conduite.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Pouvez-vous préciser les régulations spécifiques que vous préconisez à l'égard de certains secteurs ?
M. Olivier Petitjean. - J'ai déjà un peu mentionné les régulations spécifiques qui peuvent s'appliquer à des acteurs particulièrement sensibles. Cela a été fait pour le secteur après la crise financière de 2008 et j'ajoute que dans le cadre des réglementations européennes sur le numérique, on a créé la notion de « gardien des portes » (« gate keepers ») qui reprend l'idée selon laquelle les acteurs d'une importance systémique doivent être plus particulièrement surveillés. Instaurer ce type de statut spécial est une alternative à la prise de contrôle public directe et les règles supplémentaires ainsi créées se justifient par les risques générés par certains acteurs. Tel est le cas des entreprises pétrolières et gazières, et on ne peut pas non plus nier leur capacité à entraver les efforts de régulation existants grâce à leurs ressources et leurs moyens d'influence : leur imposer des règles plus strictes me paraît donc légitime.
M. Roger Karoutchi, président. - J'imagine que vous connaissez le statut que nous avons mis en place au Sénat pour encadrer l'activité des représentants d'intérêts ou lobbyistes. Vous paraît-il suffisant ou faudrait-il le rendre plus contraignant ?
M. Olivier Petitjean. - À mon sens, il pourrait être complété : par exemple, on pourrait demander aux entreprises de fournir une gamme plus large et plus détaillée d'informations - cela va être fait en partie conformément aux nouvelles règles applicables à leurs activités. Certaines associations plaident également, au-delà du lobbying stricto sensu, pour plus de transparence quand les entreprises financent avec leur budget des campagnes de communication ou de publicité. Ainsi, le statut que vous mentionnez a le mérite d'exister et il nous apparaît comme une brique sur laquelle on peut construire d'autres éléments.
Ensuite, sans vouloir offenser le Sénat, je constate que beaucoup de reportages journalistiques sur le lobbying se focalisent sur l'Assemblée nationale et le Sénat, mais on sait très bien que, dans un pays comme la France, ce n'est pas là où le pouvoir se déploie toujours le plus - même si tout dépend des sujets. Spontanément, je dirais que c'est plutôt du côté du pouvoir exécutif et des agences de régulation qu'on peut introduire des améliorations tangibles.
M. Roger Karoutchi, président. - Si vous suggérez qu'il faudrait renforcer les pouvoirs du Parlement, nous adhérons à vos propos...
M. Gilbert Favreau. - M. Petitjean, je note que vous êtes journaliste de profession, co-fondateur et coordinateur de l'Observatoire des multinationales dont on connaît par ailleurs l'origine des ressources. En qualité de coordinateur ou de fondateur de cet organisme, percevez-vous quelque argent que ce soit et, en particulier, avez-vous conclu avec celui-ci un contrat prévoyant de vous rémunérer ? Je rappelle que l'Observatoire, comme vous le savez, est très largement financé par des sociétés très proches de celles que vous venez de critiquer à l'instant, et notamment l'Open Society Foundation qui, de notoriété publique, est financée en très large partie par M. Soros, qui est un magnat bien connu du pétrole et d'autres activités.
M. Olivier Petitjean. - Pour répondre directement à votre question, je suis salarié de l'Observatoire des multinationales qui me verse une rémunération à ce titre. L'Observatoire est une association de 1901 et nous sommes financés en partie par les dons des lecteurs, des rémunérations au titre de prestations ponctuelles, comme des formations, et qui représentent une très faible part de notre activité ; s'y s'ajoute effectivement un socle de financements de fondations. Deux d'entre elles nous financent de manière continue : l'une est basée en France et l'autre est basée à moitié en France et à moitié en Suisse ; il s'agit de la Fondation « Un monde par tous » et de la Fondation Charles Léopold Mayer. En outre, effectivement, il nous est arrivé - directement dans le passé, mais pas directement en ce moment, dans le cadre d'un réseau européen d'observatoires des multinationales que nous avons créé - de percevoir de l'argent de la Fondation Open Society. Je vous invite à regarder nos comptes dont le détail est publié sur notre site : vous verrez que je ne suis pas payé très cher et donc que je ne suis pas « vendu » aux intérêts pétroliers. George Soros n'est pas un magnat du pétrole, mais plutôt et à l'époque où il a fait fortune - en tout cas dans les années 1980-1990 - un spéculateur financier. Ensuite il est passé à d'autres activités. C'est une contradiction pour nous - nous la gérons - et il n'est pas toujours satisfaisant de recevoir de l'argent de tels acteurs. Et en tout cas, quand nous avons touché directement cet argent, ce n'était pas du tout pour travailler sur le secteur pétrolier, mais - pour être totalement transparent - sur le secteur pharmaceutique, et ça n'était jamais - si c'est un peu le sous-entendu de votre question - pour cibler en particulier une entreprise française par rapport à d'autres ; c'était toujours pour travailler sur toutes les multinationales, quelles qu'elles soient, françaises, anglaises, chinoises, américaines, russes ou autres.
M. Gilbert Favreau. - Je me permets de dire que dans toutes les auditions que nous avons menées, on a l'impression qu'un certain nombre d'organismes qui s'acharnent sur la société TotalEnergies sont financés par des dons ou des fondations : je trouve que c'est un problème très important, ce qui explique mon interrogation à ce sujet.
M. Olivier Petitjean. - On entend beaucoup Total ou d'autres entreprises dire qu'elles seraient particulièrement ciblées par les ONG, les médias et les journalistes. Or il faut bien comprendre que la logique, en particulier des ONG, est de se focaliser sur des projets emblématiques qu'elles pensent pouvoir gagner. C'est tout de même de la responsabilité de Total si des campagnes récentes se sont multipliées, car ce groupe a lancé un projet en Ouganda qui présente plusieurs caractéristiques contestables : c'est d'abord un projet pétrolier, ce qui va à l'encontre de l'affirmation selon laquelle Total se concentre à présent sur le gaz qui est moins polluant que le pétrole ; de plus, ce projet est non pas offshore, mais se situe à l'intérieur des terres, dans une région où la biodiversité est très critique et ce projet menace les ressources en eau dans un pays où il n'y a jamais eu d'exploitation pétrolière. Ce projet est donc très problématique à de nombreux points de vue et risque de générer beaucoup d'émissions de gaz à effet de serre.
Pour ma part, je suis également très clair sur le fait que les ONG choisissent des cibles plus facilement atteignables et des actions comportant des chances de succès ; elles savent évidemment qu'il n'y en a aucune si elles attaquent la compagnie pétrolière chinoise qui est la partenaire de Total en Ouganda. Les ONG n'iront pas faire de campagnes contestataires en Chine et préféreront les mener en France avec plus de probabilité de succès. Le sentiment d'acharnement que vous mentionnez s'explique donc en partie par cette stratégie des ONG et par les activités relevant de la responsabilité de Total.
Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Sans revenir sur vos projets de nationalisation, ma demande de précision porte sur l'accès aux documents administratifs et le droit à l'information. Vous avez indiqué qu'il était, dans le droit en vigueur, trop facile de s'abriter derrière le secret : pourriez-vous être plus explicite sur ce qu'il faudrait changer ? Vous avez également évoqué, en chapeau de votre développement, l'existence de bonnes pratiques en termes d'influence, d'accès aux documents administratifs ou de gouvernance : pouvez-vous nous citer un pays ou deux qui font mieux que nous pour préserver l'intégrité de la décision publique dans tous les domaines, y compris bien entendu dans les plus sensibles ?
M. Olivier Petitjean. - Le « droit à l'information », selon le terme employé au niveau international, reste en France régi par la loi de 1978 sur l'accès aux documents administratifs, et celle-ci présente trois principales imperfections. Tout d'abord, elle date d'une époque ancienne et non numérisée, c'est-à-dire d'un autre univers ; de plus, sa conception du document administratif est très restrictive. En particulier, ce texte a créé non pas un droit à l'information, mais un droit d'accès à un document. La jurisprudence a heureusement évolué, mais jusqu'à très récemment, il suffisait que l'administration à laquelle on s'adressait déclare ne pas avoir une information sous forme de document pour ne pas la délivrer. Ensuite, les procédures telles qu'elles existent en France laissent à désirer. Pour rappel, tout citoyen peut faire une demande officielle à un organisme public ; si ce dernier refuse ou ne répond pas, on peut saisir la Commission d'accès aux documents administratifs (Cada) qui rend son avis ; ensuite la citoyenne ou le citoyen peut se retourner vers l'administration et éventuellement saisir le tribunal administratif, etc. C'est donc une procédure assez éloignée du droit commun, insuffisamment codifiée et pas assez contradictoire. D'autres pays ont institué un juge de l'information et une procédure qui se rapproche plus d'une procédure judiciaire normale. Cela s'entremêle à une question de fond qui est celle du secret. Disons que dans le cas de français, le secret est la règle par défaut et le droit à l'information est l'exception. Autrement dit, il y a tellement de cas de secret, comme le secret défense, qu'il est facile de choisir les invoquer, ou pas.
Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Dites-vous que dans la loi de 1978 sur l'accès aux documents administratifs, le principe, c'est le secret ?
M. Olivier Petitjean. - Je ne parle pas de ce qu'il y a dans la loi, mais de ce qu'on observe dans la pratique : la loi prévoit qu'on peut opposer un certain nombre de catégories de secrets et, dans la pratique, on voit que tel est le cas de manière quasi systématique. Tout en reconnaissant que certains secrets doivent bien entendu être protégés, nous estimons qu'il faudrait qu'un dispositif permette de vérifier s'ils sont invoqués de manière justifiée ou pas : tel est le problème. On nous oppose le secret défense, le secret de la vie privée, le secret diplomatique, le secret fiscal et, plus récemment on a introduit en plus le secret des affaires qui est venu corseter l'ensemble. Bizarrement, on observe que les organismes publics sont les premiers à opposer le secret des affaires dès qu'un acteur privé est concerné par nos demandes. Cela illustre cette tendance à l'invocation abusive du secret qu'il nous est difficile de faire reconnaître.
Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Quels sont les pays où cela vous semble mieux fonctionner ?
M. Olivier Petitjean. - Le Royaume-Uni, par exemple, applique une réelle procédure contradictoire et il y a un juge de l'information. Sauf erreur de ma part, une instance du Parlement peut évaluer si certains secrets en matière de défense ou de diplomatie sont invoqués de manière justifiée ou pas. La loi britannique permet également, même si l'autorité publique invoque à juste titre le secret défense, de passer outre en décidant que l'intérêt public prévaut. La jurisprudence permet ainsi, dans un cadre contrôlé et en veillant à ce que le secret en question ne soit pas levé avant que les choses ne soient tranchées, de dépasser ce type d'obstacle au droit à l'information. Or je précise à nouveau que les relations d'une entreprise comme Total avec l'État français se situent souvent dans la sphère diplomatique et sont reliées à un besoin de soutien pour tel ou tel projet, si bien que nos demandes d'information sont systématiquement rejetées au nom de ce secret diplomatique, ou autres.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Un commentaire à propos de la question qui est régulièrement posée sur les ressources du monde associatif dont j'ai moi-même fait partie. Je rappelle qu'en droit français la gouvernance et les financements d'une association doivent être totalement transparents : cette transparence est une exigence importante et elle s'applique parfois de manière moins évidente pour d'autres acteurs comme les entreprises.
J'ajoute que la défense de l'intérêt général ou d'une composante de celui-ci est souvent compliquée. Pour avoir été responsable de campagnes de Greenpeace en France, j'ai constaté que, bien souvent, quand on s'attaque au pétrole, on est financé par le nucléaire et vice versa ; quand on lance une action en France, on est financé par les Chinois et quand on la lance en Russie, on est financé par les Américains. À un moment donné, il faut simplement considérer la légitimité de l'action et l'intérêt général qui est poursuivi. Tout ceci crée des frictions dans la société, et surtout en France où l'État incarne la légitimité et l'intérêt général. Dans d'autres pays, il est plus facile de discuter de la nature de ce dernier contradictoirement. C'est d'ailleurs tout l'intérêt de nos auditions que de mettre en valeur et en scène toute une série de points de vue contradictoires.
Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Il est certain que notre pays a mis en place une bonne législation sur la transparence et la publication des comptes, mais en toute bonne foi, à l'occasion de plusieurs auditions organisées dans le cadre de cette commission d'enquête, j'ai, certes sans y passer un temps infini, tenté d'aller à la pêche aux informations sur les sources de financement de certaines associations ou entités militantes. J'ai constaté que, bien souvent, il n'y avait rien sur les sites internet concernés et que, quand il y avait quelque chose, c'était une palette de fondations avec un enchevêtrement qui donne le sentiment d'avoir affaire à des poupées russes qui s'emboîtent, si bien que c'est inintelligible. Certes, comme vous l'indiquez, la légitimité de la cause peut justifier un certain nombre de choses, mais il y a des limites...
M. Gilbert Favreau. - J'ajoute qu'effectivement, l'argent, où qu'il aille, reste de l'argent et qu'il faudrait quand même que vous pensiez à reconsidérer la question de vos sources de financements, en ayant à l'esprit l'hypothèse où, à un moment donné, un contributeur vous couperait, par exemple, les ressources que vous tirez de votre participation à une oeuvre dont je ne conteste pas la sincérité et l'honnêteté.
M. Olivier Petitjean. - J'estime que toutes les obligations de transparence que j'ai défendues doivent s'appliquer à tout le monde, y compris aux acteurs associatifs. Dans l'idéal, nous préférerions ne pas avoir besoin de faire appel ponctuellement à des fondations. Quand nous y sommes contraints, nous le faisons de manière transparente et dans des conditions qui nous semblent respecter notre indépendance, en tout cas sur le choix de nos sujets de travail.
M. Roger Karoutchi, président. - Je vous remercie très sincèrement, M. Petitjean, pour cette audition.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 16 h 55.
Audition de M. Clément Léonarduzzi, vice-président du groupe Publicis France
M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons nos travaux et entendons maintenant M. Clément Leonarduzzi, vice-président du groupe Publicis France. Vous avez été conseiller spécial du Président de la République d'août 2020 à avril 2022. Vous exerciez déjà auparavant des fonctions au sein du groupe Publicis. En tant que spécialiste des stratégies de communication et d'influence, vous pourrez nous donner votre avis sur la manière dont de grands groupes défendent leurs intérêts auprès des pouvoirs publics.
Votre audition est aussi motivée par le fait que Publicis entretient depuis longtemps des liens étroits avec le groupe TotalEnergies, sur lesquels vous pourrez nous éclairer.
Cette audition est diffusée sur le site Internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux et consultable à la demande. L'audition fera l'objet d'un compte rendu publié.
Un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 14 et 15 du Code pénal, pouvant aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.
Monsieur, je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».
M. Clément Leonarduzzi, vice-président du groupe Publicis France - Je le jure.
M. Roger Karoutchi, président. - Détenez-vous des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou l'un de ses concurrents du secteur de l'énergie ?
M. Clément Leonarduzzi - J'ai un contrat de conseil en communication avec le groupe TotalEnergies. Je travaille pour un groupe, Publicis, qui assure des missions de conseil, de publicité et d'événementiel pour le groupe TotalEnergies.
M. Roger Karoutchi, président. - Merci. Je vous cède la parole pour un propos introductif.
M. Clément Leonarduzzi - Merci de me donner l'occasion de parler de mon métier. J'ai été surpris par cette convocation. J'ai cru comprendre l'objet en revoyant de précédentes auditions, notamment, lorsque monsieur le Rapporteur indiquait que j'étais « le responsable chez Publicis de la stratégie d'influence du groupe Total ». Vous m'accordez beaucoup d'importance.
J'ai l'honneur de travailler dans le secteur de la communication depuis février 2003. J'ai exercé au sein de plusieurs agences de communication et en tant que directeur de la communication d'une fédération professionnelle. J'ai créé plusieurs entreprises. J'ai rejoint le groupe Publicis en septembre 2017, avant de le retrouver en juin 2022, après avoir eu la chance, l'honneur et la fierté d'être conseiller communication puis conseiller spécial du Président de la République pendant onze mois. J'ai ainsi 21 ans de carrière : 19 ans dans le privé, deux dans le public.
Je souhaite partager trois constats qui éclaireront les rapports qu'entretient Publicis avec le groupe TotalEnergies et mon travail.
Premier constat : Publicis est un grand groupe français, coté en bourse, bientôt centenaire et qui, comme d'autres, fait flotter notre drapeau sur tous les continents. Publicis emploie plus de 5 000 salariés en France, sur des métiers très divers. C'est un groupe engagé en matière de RSE, d'inclusion, d'égalité des chances, de lutte contre les discriminations ou encore de promotion du handicap. Ce n'est pas une posture. J'en veux pour preuve deux exemples : la journée de formation et d'enseignement dédiée à la communication responsable que nous organisons ce vendredi et le rapport Leroy-Bousquet, du nom d'Agathe Bousquet, présidente de Publicis en France, publié suite à la mission lancée par l'Ademe en 2021 sur les engagements du secteur de la publicité en matière de contrat climat et d'engagement responsable.
Le deuxième constat est que Publicis travaille pour plus de 200 clients en France. Certaines prestations durent depuis des années. Elles sont, je l'espère, le signe d'un travail de qualité et d'une exigence permanente. Les métiers du conseil, de la communication, de la publicité, sont extrêmement encadrés et contrôlés et soumis à une forte concurrence. Nous ne pouvons pas faire n'importe quoi, n'importe comment et pour n'importe qui.
Nous travaillons avec TotalEnergies depuis 2013. Nous intervenons sur plusieurs métiers, en tête desquels, la publicité. Nous accompagnons également le groupe dans les métiers du sport et ses activations digitales dans le cadre de la Coupe du monde de rugby ou du Top 14. Enfin, nous travaillons pour TotalEnergies sur des sujets d'événementiel, en organisant notamment son assemblée générale. Nous perdons aussi des appels d'offres. Je le déplore, mais cela fait partie du jeu. Nous ne sommes donc pas en situation de monopole ou de partenariat exclusif. Publicis et plusieurs agences ont accompagné le groupe Total dans son changement de nom, de marque et d'identité visuelle en 2021 pour devenir TotalEnergies.
Troisième constat : je suppose être devant vous plus spécifiquement en tant que vice-président de Publicis en France et président de Publicis consultant et Publicis live. Dans mes fonctions, j'accompagne depuis plus de 20 ans divers chefs d'entreprise. En tant que président de Publicis consultant, j'ai signé un contrat de prestation de conseil en communication avec Monsieur Pouyanné en janvier 2023. La lettre de mission comprend « l'accompagnement stratégique en communication et en communication de crise en France » du président-directeur général.
Je ne connaissais pas Monsieur Pouyanné auparavant. Je n'ai jamais eu de rendez-vous avec lui ou un membre de ses équipes lors de mes deux années à l'Élysée. Depuis, je n'ai pas accompagné Monsieur Pouyanné ou un membre de ses équipes à l'Élysée, à Matignon ou dans un ministère. C'est par le groupe Publicis que j'ai rencontré Monsieur Pouyanné. Néanmoins, j'ai été amené à travailler sur des sujets liés à l'énergie au cours de mes fonctions à l'Élysée, l'action du Président de la République sur ces thématiques ayant fait l'objet de nombreuses séquences de communication dont j'avais la charge.
Mon passage de l'Élysée au groupe Publicis a été soumis à la HATVP, qui a rendu un avis favorable (avis 2022-67 du 16 mai 2022).
M. Roger Karoutchi, président. - Monsieur Jadot a proposé votre audition parce que vous avez été conseiller du Président de la République. Monsieur Migaud nous a rappelé les modalités de contrôle par la Haute Autorité des passages du public vers le privé, en regrettant de ne pas disposer de moyens de contrôle supplémentaires. Considérez-vous que ces passages soient suffisamment contrôlés ? Même si vous n'avez pas travaillé sur les sujets d'énergie à l'Élysée, cette expérience a-t-elle une influence aujourd'hui ? La séparation de vos activités vous paraît-elle suffisante ? Faudrait-il que la HATVP soit plus encadrante ?
M. Clément Leonarduzzi - C'est une immense question. Je vais rester à ma modeste place et évoquer ma situation personnelle.
La HATVP est-elle une bonne chose ? Oui. J'ai découvert cette procédure en rejoignant puis en quittant l'Élysée. Cela me semble être une bonne chose. La Haute Autorité et ses membres font un travail important. Il est légitime que son Président demande des moyens supplémentaires.
Il arrive aussi à la Haute Autorité de vérifier a posteriori que les engagements sont respectés. J'ai découvert dans la presse qu'elle avait réétudié et validé, en novembre 2023, que je me conformais strictement aux dispositions inscrites dans l'avis. Ce n'est pas le débat ici, mais j'ai trouvé étrange de ne pas en avoir été notifié personnellement.
J'espère que les compétences que j'exerce n'ont pas radicalement changé après mon passage à l'Élysée. J'ai retrouvé beaucoup d'entreprises pour qui je travaillais auparavant. Je n'ai pas la sensation d'être devenu un autre professionnel. Évidemment, une expérience à la présidence de la République apporte d'autres compétences. Vous regardez autrement votre métier. Dit autrement, je ne suis pas certain que Monsieur Pouyanné m'ait choisi parce que je suis passé par l'Élysée. Je ne l'espère pas. J'espère qu'il est venu me chercher parce que je travaille depuis plus de 20 ans pour des chefs d'entreprise. J'ose espérer que ma compétence a prévalu dans ce choix.
M. Roger Karoutchi, président. - Avec tout le respect que je vous dois, je pense que le Président de TotalEnergies a d'autres moyens pour accéder à l'Élysée.
M. Clément Leonarduzzi - Je ne l'aurais pas dit moi-même.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Nous avons plus que des doutes sur la trajectoire carbone du groupe TotalEnergies. En tant que législateur, notre rôle est de voir comment les activités de Total peuvent s'inscrire davantage dans le discours et dans notre politique étrangère, dont les droits humains sont l'un des fondements.
En tant que vice-président de Publicis, vous êtes en charge du dossier TotalEnergies. Comment votre groupe intervient-il lorsque le Président de la République se rend en Papouasie-Nouvelle-Guinée, accompagné de Monsieur Pouyanné ? Intervenez-vous directement ? Comment s'articulent l'organisation, la valorisation en termes de communication et de contenus discutés lors de cette visite ?
Selon l'avis de la Haute Autorité, certains de vos contacts sont bloqués pendant trois ans. Comment cela fonctionne-t-il ? Intervenez-vous directement ou au travers de vos équipes auprès de vos contacts dans les ministères pour valoriser les activités de TotalEnergies ?
Je suis les engagements de Publicis en matière de neutralité carbone, de déontologie, d'éthique. Lors de l'audition de madame Masson-Delmotte, nous avons entendu une critique lourde du GIEC et des Nations-Unies sur la manière dont les groupes de communication et de publicité sont un obstacle à l'action climatique. Les publicités de TotalEnergies ne présentent jamais un puits de pétrole ou un champ gazier, mais des éoliennes et des panneaux photovoltaïques. À travers sa communication - que vous construisez -, Total peut être considéré comme un acteur engagé dans la transition énergétique. Or, la part des énergies renouvelables est extrêmement minime dans son activité. Comment intégrez-vous la neutralité carbone et les critiques des climatologues qui estiment que votre travail conclut à abîmer ou minorer l'action climatique, car il envoie un message tronqué - que certains appellent du greenwashing ?
M. Clément Leonarduzzi - Les articles 10, 11 et 12 de l'avis de la HATVP indiquent : « Il ne ressort pas [...] que le projet de Monsieur Leonarduzzi serait, en soi, de nature à permettre un doute sur le respect par l'intéressé des principes déontologiques. [...] En revanche, Monsieur Leonarduzzi pourrait, dans le cadre de son activité au sein de Publicis, entreprendre des démarches auprès des pouvoirs publics. Dans ces conditions, il convient d'encadrer les futures relations professionnelles de l'intéressé afin de prévoir tout risque de mise en cause du fonctionnement normal de l'indépendance et de la neutralité de l'administration. A cet effet, Monsieur Leonarduzzi devra s'abstenir de toutes démarches, y compris de représentation d'intérêts, auprès des membres du cabinet du Président de la République qui étaient en fonction en même temps que lui et occupant encore des fonctions publiques [...] jusqu'à l'expiration d'un délai de trois ans ».
Voilà pour le cadre. En pratique, nous ne faisons aucune représentation d'intérêts pour le groupe TotalEnergies. Je n'interviens ni de près ni de loin dans le voyage que vous mentionnez - ni moi ni mes collaborateurs. Les activités que vous pointez sont de plus en plus encadrées pour faire face aux métiers dits de « lobbying ». La Haute Autorité oblige les groupes de communication, cabinets de conseil et agences d'intelligence économique à déclarer tous les ans les missions qu'ils exercent pour des groupes privés à destination des collectivités publiques puis elle contrôle et vérifie la justesse des déclarations. Nous ne réalisons pas de telles missions pour TotalEnergies.
Les contacts que j'ai pu avoir à l'Élysée ne font pas partie des missions qui me sont demandées par Monsieur Pouyanné et le groupe TotalEnergies. Le Président l'a dit : ce groupe n'a pas besoin de moi pour discuter avec tel ou tel élu.
Concrètement, qu'est-ce que travailler en communication avec un grand patron ? Vous rencontrez un grand patron qui, avec ses équipes, a élaboré une stratégie de communication et se fixe des objectifs de cible, de message, de contenus participant à la construction d'une image. Je réagis sur le wording d'un communiqué de presse ou sur une opportunité de rencontre avec un titre de presse. C'est un métier de conseil. Est-ce à dire que je suis l'idiot utile du village qui n'a aucune idée ? Je ne l'espère pas.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Vous jouez beaucoup sur l'humilité.
M. Clément Leonarduzzi - Ce n'est pas une posture. On prête beaucoup de pouvoirs aux spin doctors. Mon métier est assez simple : une entreprise a des salariés, des engagements, une stratégie, des cibles ; je dois l'accompagner du mieux possible en matière de communication, pour valoriser et promouvoir des engagements ou pour réagir dans une communication sensible ou face à une crise. Je ne suis pas amené à intervenir sur la partie des pouvoirs publics.
Le secteur est très encadré, soumis à des contraintes de plus en plus fortes. Vous connaissez les contraintes qui s'imposent à un film publicitaire ou à un affichage. Je ne signerai pas la phrase selon laquelle la publicité est un outil absolu de greenwashing. Il n'y a pas de puits de pétrole dans les publicités de TotalEnergies fournies par Publicis. Pour autant, Publicis ne réalise pas toutes les publicités du groupe ni de tous les énergéticiens. J'ignore si vous trouverez aux États-Unis des publicités avec des images de forages.
Soyons humbles : nous sommes des prestataires de service. Lorsque les relations sont anciennes, nous sommes un peu plus partenaires et un peu moins prestataires.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Je faisais le lien entre la stratégie de Publicis - qui communique beaucoup sur ses engagements sociaux, éthiques et environnementaux - et le travail que vous réalisez pour TotalEnergies. Comment intégrez-vous dans votre stratégie responsable votre travail pour un groupe qui intervient essentiellement dans le pétrole et le gaz ?
M. Roger Karoutchi, président. - Je ne vois pas bien où nous allons. Si les services internes de TotalEnergies souhaitent mettre en avant l'éolien ou le photovoltaïque, je ne vois pas bien en quoi Publicis peut dire : « Non, on veut montrer des puits de pétrole ». Si vous allez contre les choix de vos clients, ils ne sont plus vos clients. Il convient d'interpeller les services Communication de TotalEnergies sur ces questions.
Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Je vous rejoins, monsieur le Président. Nous sommes hors du champ de la commission d'enquête. Je n'aime pas ce côté inquisitorial et explicitement sous-entendu. Je comprends que l'image soit importante. Il y aurait des choses à dire dans un échange avec Total ou d'autres énergéticiens. En revanche, interroger un prestataire sur sa cohérence propre avec le fait de travail pour Total dépasse le cadre de cette commission d'enquête.
M. Roger Karoutchi, président. - S'il n'y a pas d'autres questions, je vous remercie.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h30.
Jeudi 14 mars 2024
- Présidence de M. Roger Karoutchi, président -
La réunion est ouverte à 16 h 30.
Audition de M. Rodolphe Saadé, président-directeur général de la Compagnie maritime d'affrètement - Compagnie générale maritime (CMA-CGM)
M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.
Nous entendons aujourd'hui M. Rodolphe Saadé, président-directeur général (P-DG) de la Compagnie maritime d'affrètement - Compagnie générale maritime (CMA-CGM), qui est accompagné par M. Farid Trad, vice-président des soutes et de la transition énergétique.
Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Je me permets de vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.
Monsieur Saadé, monsieur Trad, je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Rodolphe Saadé et M. Farid Trad prêtent serment.
M. Roger Karoutchi, président. - Avant de vous céder la parole, je vous invite également à nous préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.
M. Rodolphe Saadé, président-directeur général de la Compagnie maritime d'affrètement - Compagnie générale maritime (CMA-CGM). - TotalEnergies est un partenaire historique et régulier du groupe CMA-CGM. Nous ne détenons pas de participation dans le groupe. Nous faisons partie, avec TotalEnergies, d'une coalition de dix-neuf membres cherchant à trouver des moyens pour décarboner le secteur du transport maritime.
M. Farid Trad, vice-président des soutes et de la transition énergétique de la Compagnie maritime d'affrètement - Compagnie générale maritime (CMA-CGM). - Je suis aussi en relation avec le partenaire historique qu'est TotalEnergies dans le cadre de mes fonctions, pour l'achat de carburant, qu'il soit fossile ou renouvelable, ainsi que dans le cadre des partenariats industriels que nous pouvons avoir avec lui. Cela vaut également pour Engie ou d'autres grands énergéticiens, dans la mesure où nous devons acheter du carburant pour nos navires.
M. Roger Karoutchi, président. - Votre réponse sera ainsi mentionnée au compte rendu.
Monsieur le président, je vous cède la parole pour un propos introductif. Vous répondrez ensuite à mes questions, à celles du rapporteur et à celles de l'ensemble des membres de la commission d'enquête.
M. Rodolphe Saadé. - Je suis très honoré de m'exprimer devant la représentation nationale dans le cadre de cette commission d'enquête. Je tiens néanmoins à souligner que je ne pourrai m'exprimer qu'au nom du groupe CMA-CGM. Il m'est difficile de commenter les choix stratégiques d'une autre entreprise.
Mon intervention portera sur la stratégie de décarbonation du groupe CMA-CGM et la manière dont TotalEnergies, à l'instar d'autres énergéticiens, nous accompagne dans cette transition énergétique.
Permettez-moi, dans un premier temps, de vous présenter le groupe CMA-CGM. Nous sommes actuellement l'un des leaders mondiaux de solutions de transport et de logistique. Nous sommes un groupe familial français basé à Marseille et employons 16 500 collaborateurs dans notre pays. Notre coeur de métier est le transport maritime. Nous sommes le troisième opérateur de transport maritime mondial, avec une flotte d'environ 650 navires porte-conteneurs. Nous avons également développé une activité logistique et sommes devenus le numéro 5 mondial du secteur depuis le rachat de Bolloré Logistics, que nous avons finalisé il y a une quinzaine de jours.
En tant que leader mondial, nous avons un devoir d'exemplarité. Nous nous sommes donc fixé des objectifs ambitieux en matière de décarbonation, afin d'atteindre le Net Zero Carbone à l'horizon 2050 pour l'ensemble des activités du groupe. Nous avons été l'un des premiers du secteur à prendre un tel engagement, que nous avons renforcé en décembre dernier lors de la COP28 à Dubaï, en adoptant une trajectoire volontariste, à savoir diminuer de 30 % nos émissions de CO2 d'ici à 2030 et de 80 % d'ici à 2040, de manière à atteindre la neutralité carbone en 2050. Pour y parvenir, nous nous appuyons sur trois piliers.
Le premier pilier, c'est l'investissement.
Pour notre activité maritime, nous avons d'ores et déjà investi, depuis 2017, plus de 15 milliards de dollars dans la décarbonation de notre flotte. Ces investissements ont porté sur la modification de nos navires actuels et sur la commande de navires capables d'être propulsés à partir d'énergies décarbonées.
Pour notre activité logistique, nous travaillons sur deux axes principaux : l'électrification de notre flotte de véhicules - nous visons un objectif de 1 450 unités en 2025, contre 370 actuellement -, et l'équipement de nos entrepôts de panneaux solaires - nous couvrons une surface de 700 000 mètres carrés et souhaitons atteindre 2,1 millions de mètres carrés d'ici à 2025.
En parallèle, nous avons décidé de créer notre propre fonds d'investissement, Pulse, doté d'une enveloppe de 1,5 milliard d'euros. Ce fonds vise à accélérer la décarbonation de nos activités, ainsi que celles du secteur. Quelque 460 millions d'euros ont déjà été engagés dans des projets tels que HY24, qui a pour objectif de structurer la filière hydrogène française, Flexis, pour concevoir et produire des vans électriques en partenariat avec Renault et Volvo, ou encore Carbon, qui vise à installer des méga-usines photovoltaïques sur le port de Fos-sur-Mer.
Dans le cadre de ce fonds, nous avons également alloué 200 millions d'euros au soutien à la décarbonation de la filière maritime française. Nous considérons que, en tant que leader français, il est de notre responsabilité d'aider l'ensemble de la filière. Nous le ferons en partenariat avec Bpifrance. Le comité de pilotage sera prêt en avril. Dès lors, les premiers projets pourront être financés.
Le deuxième pilier repose sur notre stratégie de mix énergétique.
Nous ne croyons pas au recours à une seule énergie bas-carbone pour l'avenir. Nous sommes convaincus qu'il nous faudra utiliser un mix de différentes solutions. Nous avons été les premiers à choisir le gaz naturel liquéfié (GNL) comme énergie de transition pour limiter les émissions de polluants atmosphériques et réduire jusqu'à 20 % nos émissions de CO2.
À l'heure actuelle, nous disposons de 35 navires fonctionnant au GNL. Ce chiffre va presque doubler en 2024, puisque 20 nouvelles entrées en flotte interviendront. Ces navires pourront également fonctionner au biométhane et à l'e-méthane. Nous avons également commandé 24 navires propulsés au méthanol, dont les premiers seront livrés dès la fin de 2025. En 2028, ce sont 119 de nos navires qui pourront être propulsés à partir d'énergies décarbonées, soit 20 % de la flotte de CMA-CGM. Nous étudions en parallèle d'autres solutions de plus long terme - les piles à hydrogène, l'ammoniac, la captation et le stockage de carbone directement à bord du navire... -, même s'il faudra du temps pour que ces solutions soient applicables à un usage industriel.
Le troisième pilier est notre stratégie de collaborations et de partenariats.
Notre trajectoire de décarbonation est étroitement liée aux solutions énergétiques existantes. C'est pourquoi nous avons besoin d'énergéticiens comme TotalEnergies. Leur expertise technique et leur capacité à proposer des quantités suffisantes de carburants alternatifs à un prix compétitif sont déterminantes.
Pour vous donner un ordre de grandeur, nous avons acheté un peu plus de 500 000 tonnes de carburants alternatifs en 2023. En 2030, nous aurons besoin de près de 3 millions de tonnes de ces carburants pour tenir nos engagements. Aussi avons-nous conclu un partenariat avec TotalEnergies, qui illustre bien notre stratégie de mix énergétique. Depuis 2017, il prévoit la création d'une infrastructure de soutage de GNL pour nos navires en déployant une barge à Fos-sur-Mer, une autre à Rotterdam et, plus récemment, une autre à Singapour. Cela nous a permis de mettre en place une filière consacrée à cette énergie pour l'ensemble de notre secteur.
Notre partenariat avec TotalEnergies s'est ensuite logiquement étendu au biométhane. Nous avons conclu des accords similaires avec d'autres acteurs tels que Shell pour nous approvisionner en GNL, en biométhane et en e-méthane, ou encore Engie pour nous approvisionner en biométhane.
Enfin, TotalEnergies est, avec CMA-CGM, l'un des membres fondateurs de la coalition New Energies, qui réunit dix-neuf acteurs clés de la supply chain pour avancer sur des sujets de décarbonation du transport et de la logistique.
Les projets pilotes sur lesquels nous travaillons conjointement comportent des expérimentations sur un nouveau biocarburant produit à partir de déchets de bois pour le transport maritime, ou encore un prototype de capteur carbone embarqué à bord des navires.
Avant de conclure, permettez-moi, mesdames, messieurs les sénateurs, de vous faire part des principales difficultés que nous rencontrons et qui nécessitent le soutien des autorités publiques pour nous aider à accélérer la décarbonation de notre secteur.
Tout d'abord, nous pâtissons de l'absence de règles équitables pour tous. Dans la course à la décarbonation, il n'existe pas d'incitation à faire partie des pionniers. Par conséquent, CMA-CGM s'expose au risque de perdre un avantage compétitif vis-à-vis de ses concurrents qui ne font pas les mêmes efforts.
Ensuite, nous redoutons des problèmes de disponibilité des carburants décarbonés : nous anticipons une compétition entre les différents secteurs pour avoir accès à ces carburants verts en quantité suffisante.
Enfin, le prix de ces carburants peut poser problème, car ils entraînent un surcoût qui est entièrement supporté par les compagnies maritimes. Les États doivent s'engager à nos côtés. À cet égard, je souhaite vous faire part de trois besoins.
La France dispose d'un siège à l'Organisation maritime internationale (OMI), dont le rôle est d'oeuvrer à rendre équitables les règles du jeu à l'international. Cela suppose un cadre global incitatif applicable à tous les acteurs. Actuellement, l'Europe réglemente et taxe le carbone, ce qui n'est pas le cas ailleurs dans le monde.
Nous appelons à la création d'un mécanisme de bonus pour les énergies alternatives, applicable à l'échelle internationale, afin d'instaurer les conditions économiques nécessaires à l'accélération de leur utilisation. La filière maritime a besoin de cette visibilité pour continuer d'investir dans la transition énergétique. Comme je l'ai dit précédemment, le groupe CMA-CGM a investi depuis 2017 plus de 15 milliards de dollars dans une flotte de navires propulsés aux énergies vertes.
Nous devons également contribuer collectivement à faire émerger les filières dont nous avons besoin pour nous décarboner. Cela passe par des subventions à l'échelle nationale, mais aussi à l'échelle européenne. Quand je vois, par exemple, que le Fonds pour l'innovation européen a décidé de ne financer que deux projets en France, je me dis que l'Europe doit pouvoir faire mieux.
Nous avons lancé un projet avec Engie pour développer un centre de production d'e-méthane au Havre, que nos deux groupes financent en grande partie. Nous escomptions une aide du Fonds pour l'innovation européen ; malheureusement, notre demande a été rejetée.
Enfin, les ports français doivent devenir de véritables hubs énergétiques verts, afin que nous soyons en mesure d'importer des carburants décarbonés si nous n'en produisons pas suffisamment sur notre sol. Comme ils l'ont fait avec les énergies fossiles, les ports doivent jouer un rôle déterminant au service de la transition énergétique.
Pour conclure, le groupe CMA-CGM a été pionnier en décarbonant son activité. Il l'a fait en s'appuyant sur le savoir-faire d'autres partenaires, que ce soit TotalEnergies ou d'autres grands groupes internationaux. Nous sommes prêts à aller encore plus loin, et c'est ce que nous avons commencé de faire en décembre dernier, lors de la COP28 à Dubaï.
En étroite collaboration avec la diplomatie française, nous avons réussi à former une coalition réunissant cinq grands armateurs européens - CMA-CGM, le danois Maersk, l'italo-suisse MSC, l'allemand Hapag-Lloyd et le suédo-norvégien Wallenius Wilhelmsen - et trois pays - la France, le Danemark et la Corée du Sud - pour appeler notre secteur à prendre des engagements afin d'accélérer sa décarbonation. Cette démarche associant États et compagnies maritimes était inédite. Il s'agit à mon sens du bon chemin. Il nous appartient désormais de concrétiser cette belle annonce.
M. Roger Karoutchi, président. - Je suis sensible à votre intervention pragmatique et réaliste. Vous nous donnez des pistes tangibles en envisageant de nouveaux dispositifs.
Monsieur le président, vous avez évoqué le cadre de décision et de contrôle international. Comment faire, en somme, pour que les entreprises françaises qui veulent décarboner leur activité ne soient pas pénalisées par rapport aux entreprises chinoises ou russes, par exemple, qui ne seraient pas soumises aux mêmes règles ?
Vous avez évoqué notre siège permanent à l'OMI. Estimez-vous que nous pouvons réellement avancer à l'échelle mondiale pour établir un cadre commun à toutes les entreprises et éviter ainsi la distorsion de la concurrence ?
Par ailleurs, vous êtes en lien avec TotalEnergies, Engie et les autres grands énergéticiens. Avez-vous le sentiment que ceux-ci vont dans le même sens que vous ? Les sentez-vous réellement engagés dans une trajectoire de décarbonation ? Ont-ils besoin d'être sollicités pour que les choses bougent ?
M. Rodolphe Saadé. - Tout d'abord, je souligne le fait que les quatre plus grandes compagnies maritimes au monde sont actuellement européennes - dans l'ordre, l'italo-suisse MSC, le danois Maersk, CMA-CGM et l'allemand Hapag-Lloyd. Ces quatre compagnies pèsent 50 % du marché mondial. Il n'existe pas de grande compagnie maritime américaine ou anglaise. En revanche, il existe des opérateurs asiatiques : le numéro 5 mondial est chinois. L'Europe a donc un rôle majeur à jouer. L'initiative que nous avons prise lors de la COP28 montre que, si nous parvenons à travailler en bonne intelligence, nous sommes capables de faire beaucoup de choses.
En ce qui concerne TotalEnergies et Engie, je pense qu'ils sont en effet engagés pour trouver des solutions. La difficulté principale que nous rencontrons dans notre secteur, c'est que le carburant vert coûte cher. Il faut donc réfléchir aux moyens de trouver le carburant à la fois le plus vert possible et le moins coûteux possible. Au bout du compte, nous ne pouvons pas assumer seuls le coût de ces énergies vertes. Il doit être partagé avec nos clients. À cet égard, l'engagement de TotalEnergies, d'Engie voire d'autres grands groupes internationaux est réel.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Le secteur des transports, dans son ensemble, ne parvient pas à réduire ses émissions de gaz à effet de serre (GES), notamment parce qu'il utilise massivement du pétrole. À lui seul, le transport maritime représente 3 % des émissions, et celles-ci n'ont pas fini de croître.
Vous avez insisté sur l'évolution des carburants et des énergies que vous utilisez. Vous avez ainsi affirmé que 119 de vos navires fonctionneraient bientôt à partir d'énergies décarbonées. Le GNL, ce n'est ni une énergie renouvelable ni une énergie verte.
Valérie Masson-Delmotte, qui est sans doute la plus grande climatologue française, et Jean-Marc Jancovici, expert des énergies, ont dit devant notre commission d'enquête que l'on avait tendance à gravement sous-estimer l'impact climatique du GNL. Le rapport de l'Agence internationale de l'énergie (AIE), paru hier, indique que les émissions de méthane liées aux énergies fossiles ont explosé à l'échelle mondiale. Compte tenu de ces éléments, pouvez-vous nous éclairer sur la façon dont votre flotte prend en considération le potentiel polluant et très émetteur du GNL ?
Au demeurant, je salue votre initiative d'une alliance, lancée à Dubaï, entre les armateurs et les énergéticiens, ainsi que votre participation à la Mediterranean and African Markets Initiative (MAMi), qui vise justement à réduire les fuites et les émissions de méthane dans le secteur du transport maritime. Pouvez-vous clarifier les choses ?
M. Rodolphe Saadé. - Je suis d'accord avec vous : le GNL n'est probablement pas l'énergie d'aujourd'hui et de demain, même s'il permet de réduire nos émissions de CO2 de 20 %. En parallèle, il y a le sujet que vous indiquez du methane slip. Mais que devons-nous faire ? Attendre pendant quinze ou vingt ans que quelqu'un décide quelle sera l'énergie de demain ou prendre dès maintenant des initiatives, financées par nous-mêmes, pour assurer la transition le temps de trouver une énergie meilleure ? Sachez que nous avons commandé des navires fonctionnant au méthanol qui, dès 2025, nous permettront de réduire nos émissions de CO2 de manière beaucoup plus significative, si nous parvenons à trouver du méthanol en quantité suffisante. En attendant, le GNL est la seule solution dont disposent les transporteurs maritimes. Il y a certainement mieux. Mais faut-il attendre ? Un navire utilisant du GNL nous coûte beaucoup plus cher qu'un navire propulsé au fuel conventionnel. Certains de nos concurrents ont décidé d'attendre que quelqu'un décide à leur place d'utiliser une meilleure énergie, mais ce n'est pas le style de la CMA-CGM.
Je ne saurai trop insister : le GNL n'est pas une solution définitive, ne réglera pas la question, mais il permet tout de même de réduire nos émissions de CO2 de 15 à 20 % - c'est un bon début ! Ce que nous souhaitons, c'est développer, avec les autorités et les grands énergéticiens, une seule et unique énergie. Mais pour l'heure, nous tâtonnons. Voilà pourquoi nous nous replions sur le GNL, le méthane, le méthanol, l'ammoniac et l'hydrogène. Quant à l'Union européenne, elle ne propose aucune solution au-delà des taxations.
M. Jean-Claude Tissot. - Je vous remercie pour votre clarté, qui n'a pas changé depuis que la commission des affaires économiques vous avait entendu en 2022 sur la stratégie de développement de votre entreprise.
Ma question est assez simple : connaissez-vous l'origine du GNL consommé par vos navires ? En est-il tenu compte dans les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) et dans le cadre du devoir de vigilance ?
M. Farid Trad. - Le GNL est fourni à Rotterdam et à Fos-sur-mer par TotalEnergies, entre autres énergéticiens - il est surtout présent dans les terminaux de liquéfaction de Fos et de Gate. Il est difficile de tracer l'origine exacte de la molécule, car tout est mélangé dans les terminaux concernés.
Il existe des contrats extrêmement précis comportant des clauses de conformité au regard des réglementations internationales. Quant au régime de sanction, il est conçu avec la plus grande rigueur. Nous pouvons ainsi assurer que l'origine du GNL est conforme aux dispositifs européens et internationaux.
Vous nous interrogez sur le devoir de vigilance. Bien entendu, nous suivons de très près les grandes entreprises et nous nous posons des questions sur leur éligibilité.
Le phénomène de methane slip est très préoccupant. Aujourd'hui, l'analyse des cycles de vie est fondamentale. Elle consiste à mesurer le niveau d'émissions, depuis la production jusqu'à la combustion. Dans le cadre de cette analyse, nous tenons évidemment compte des émissions fugitives, afin de s'assurer que nous puissions les compenser dans notre effort de décarbonation.
Nous avons conscience des fuites de méthane. Aussi, nous y consacrons des ressources significatives en matière de recherche et développement (R&D), en lien avec nos motoristes, ce qui permettra au groupe CMA-CGM de respecter ses objectifs de décarbonation.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Distinguez-vous le GNL qui provient du gaz de schiste ?
M. Farid Trad. - Dans le cadre de l'analyse de nos émissions fugitives, nous tenons compte des standards internationaux sur lesquels nous devons nous appuyer, mais nous ne sommes pas énergéticiens. Il nous est donc difficile d'évaluer exactement l'origine du GNL.
La notion de substitution est fondamentale. Le GNL est aujourd'hui utilisé comme une énergie de transition : à terme, on y substituera du biométhane et du méthane de synthèse - dans un rapport d'un pour un puisqu'il s'agit de la même molécule -, dont la production sera beaucoup plus vertueuse que celle du gaz de schiste. L'exploitation du gaz de schiste est une réalité dans le monde, mais elle n'est pas le futur vers lequel nous tentons de diriger notre flotte, futur qui sera fait d'énergies alternatives et d'énergies vertes.
J'y insiste : avec les mêmes infrastructures portuaires, comme celles de Fos-sur-mer, et la même compétitivité, nous serons capables de remplacer le GNL fossile par du biométhane et plus tard du e-méthane. Notre flotte pourra ainsi être décarbonée de la meilleure manière possible.
M. Pierre Barros. - Les incitations à l'échelle internationale et les trois axes que vous avez décrits apporteront de la visibilité ; elle est essentielle pour les commerçants et les marchands.
Votre groupe doit inciter à développer de nouveaux carburants puisqu'il en consomme massivement. Si l'on se réfère à l'histoire de la marine marchande, le passage de la voile au moteur a modifié la forme et la taille des navires et a nécessité l'utilisation de nouvelles énergies. La force motrice a nécessairement transformé le type de transports préexistants.
Nous plaidons pour le recours à de nouveaux carburants - nous n'avons d'ailleurs pas le choix. Le changement d'énergie affectera-t-il le tonnage transporté ? De façon plus générale, quel est l'avenir de la marine marchande dans le cadre de la transition énergétique ? Les flux s'en trouveront-ils modifiés ? Va-t-on vers un rapprochement entre la production et le consommateur ? Bref, quels changements la fin du pétrole lourd entraînera-t-elle ?
M. Rodolphe Saadé. - La taille des navires a évolué avec la croissance mondiale. Plus la croissance s'est développée, plus la taille des bateaux a augmenté, notamment ceux qui, depuis l'Asie, naviguent vers l'Europe et les États-Unis. Tel est le modèle qui prospère depuis de nombreuses années. Toutefois, la mondialisation va évoluer, en particulier du fait du changement climatique.
Le secteur du transport maritime ne peut plus être indifférent aux énergies qu'il brûle pour assurer ses activités. C'est pourquoi des initiatives de transition et de transformation sur le long terme ont été prises, mais leur mise en oeuvre prendra du temps.
Les trafics régionaux, qu'ils soient intra-européens, intra-asiatiques ou intra-américains, vont continuer à se développer. À terme, nous serons sans doute moins dépendants de l'Asie pour certaines commodités.
Par ailleurs, nous avons participé à l'initiative de l'entreprise Neoline, qui a pour ambition de développer des navires propulsés à la voile entre les ports français et ceux de la côte Est des États-Unis. Il y a quelques années, j'aurais été très dubitatif, mais je comprends ce type d'initiative aujourd'hui. Pour autant, elle s'avère coûteuse. En outre, ces navires mettront bien plus de temps à relier New York depuis le Havre que les porte-conteneurs. Leur avantage, c'est qu'ils n'émettent aucun CO2.
Le client est-il prêt à attendre et à payer plus cher ? Ce n'est pas sûr : on revient toujours au même problème. Nous investissons massivement, mais nous ne pouvons pas être les seuls à le faire.
Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Comment parvenir à une meilleure répartition des coûts liés à l'expérimentation et à l'innovation ? En ce domaine, il serait facile de se mettre d'accord dans un cadre européen. Cela suppose-t-il de passer par des systèmes de taxation différenciée ou de revoir les conditions de financement ou de subvention ?
Par ailleurs, votre projet lancé avec Engie a été retoqué. Quelle est votre appréciation du niveau d'équipement des infrastructures portuaires françaises et européennes, du point de vue de la transition énergétique ?
M. Rodolphe Saadé. - Je ne sais pas vraiment pourquoi ce projet a été refusé. Nous le soumettrons de nouveau à la direction du fonds, dans l'espoir qu'elle change d'avis.
La difficulté, c'est que le projet est désormais arrêté. L'Europe doit nous aider : le cas échéant, nous n'irons pas demander à la Chine de financer un projet de décarbonation en France ; d'ailleurs, elle serait capable de nous donner un coup de main ! Ce n'est pas une question d'argent, mais de principe.
Les ports français et européens sont bien équipés pour la fourniture du GNL, ce qui n'est pas le cas pour d'autres énergies comme le nucléaire, l'hydrogène et l'ammoniac. Le groupe TotalEnergies, avec lequel nous avons conclu un partenariat pour la fourniture de GNL, met une barge à notre disposition à Fos-sur-mer et à Rotterdam. Depuis ces terminaux, nos navires peuvent s'approvisionner en GNL en quantité suffisante.
J'en viens à votre question sur une meilleure répartition des coûts. Il y a quelques années, les compagnies maritimes travaillaient seules. Elles en faisaient même un argument de vente : elles tenaient à proposer leur propre solution. Aujourd'hui, les investissements en matière de R&D sont tels que nous avons tout intérêt à agir à plusieurs.
L'initiative lancée lors de la COP28 à Dubaï avec d'autres armateurs ne sera pas mise en oeuvre dans l'immédiat, car les entreprises du secteur préfèrent encore travailler seules. Nous devons parvenir à briser la glace pour avancer. Une chose est sûre : réfléchir à quatre ou cinq sur la décarbonation de demain nous aiderait beaucoup à réduire le coût de production. Le problème, c'est qu'aucune autorité n'a clairement indiqué quelle était l'énergie qu'il convenait d'utiliser. Tant que personne ne le dit, nous allons continuer à tâtonner.
Mme Sophie Primas. - Je vous remercie, monsieur le président, pour l'accueil que vous aviez réservé à la délégation de la commission des affaires économiques lorsqu'elle s'était rendue à Los Angeles, il y a un an et demi, pour y visiter vos installations. Nous avions été impressionnés par la taille de ces dernières, mais aussi par votre volonté d'assurer la transition énergétique sur le port lui-même et sur vos véhicules, qui représentent une part non nulle des émissions de GES et des particules.
Aujourd'hui, vous possédez 650 navires. Combien coûtent-ils à l'unité ? Plus précisément, quel investissement l'acquisition d'un navire neuf fonctionnant au GNL, et bientôt au biométhane, représente-t-elle ?
Vos efforts en matière de décarbonation sont substantiels, mais en avez-vous mesuré l'impact sur vos propres émissions ? Quel est le résultat de vos premiers investissements, qui se chiffrent en milliards ?
Les efforts accomplis par TotalEnergies en matière de traçage sont-ils focalisés en France et en Europe, ou bien sont-ils déployés partout dans le monde ?
Vous l'avez rappelé, les quatre leaders du transport maritime sont européens et représentent environ 50 % du trafic. Les autres transporteurs ont-ils les moyens d'investir aussi fortement que ces grands groupes pour assurer la transition énergétique ?
M. Rodolphe Saadé. - Le coût d'un navire dépend de sa taille : un grand navire de 400 mètres de long, qui peut transporter 24 000 conteneurs entre la Chine et l'Europe, coûte 250 millions de dollars. Or, pour pouvoir opérer dans le domaine du transport maritime, il faut offrir une fréquence tous les sept jours. Tous les sept jours, vous avez un départ de Shanghai ou du Havre. Il faut donc au minimum treize navires ; et treize fois 250 millions d'euros, cela fait beaucoup d'argent.
La crise en mer Rouge, qui nous impose pour l'heure de passer par le cap de Bonne-Espérance, allonge de quinze jours le temps de transport. Cela coûte cher.
Les bateaux de plus petite taille coûtent évidemment moins cher.
M. Farid Trad. - En 2023, nos émissions de CO2 se sont établies à 29 millions de tonnes pour la partie maritime : c'est 1 million de tonnes de moins qu'en 2022. L'effort est donc assez conséquent. Pour 2024, sans prendre en compte l'effet de la crise en mer Rouge, qui est un impondérable, notre ambition est de réduire nos émissions de 700 000 à 900 000 tonnes. Aujourd'hui, de manière très concrète, que ce soit en valeur absolue ou par unité transportée, nous sommes sur une trajectoire de réduction de nos émissions.
M. Rodolphe Saadé. - Pour ce qui concerne les 50 % restants, les opérateurs sont asiatiques. Or - j'ai déjà eu l'occasion de l'indiquer - toutes les régions du monde n'imposent pas les mêmes réglementations. Il n'existe pas, comme on dit en anglais, de level playing field.
Ainsi, depuis janvier 2024, l'Europe prélève une taxe qui n'existe pas en Asie. Les opérateurs intra-asiatiques, qui occupent une grande place sur le marché, ne sont pas taxés de la même manière que nous. Sont-ils aussi conscients que nous des problématiques climatiques ? Certainement. Mais tant que cela ne leur coûtera pas, ils ne bougeront pas.
Nous avons des partenariats avec TotalEnergies dans des pays où cette entreprise est présente. Je pense par exemple au partenariat en vertu duquel TotalEnergies nous fournit du GNL à Fos-sur-Mer ou à Rotterdam : cela se passe très bien, nous n'avons pas de difficulté particulière. Nous avons simplement des discussions au sujet des prix - et vous imaginez que de telles discussions peuvent être amusantes...
M. Roger Karoutchi, président. - J'en reviens à la question de Mme Primas : les opérateurs, asiatiques ou autres, qui ne figurent pas parmi les quatre premiers ont-ils les moyens financiers et matériels de s'engager dans la transition énergétique ? Au-delà de la législation, ne faut-il pas une taille critique ?
M. Rodolphe Saadé. - Le cinquième opérateur est chinois. Or - cela vous surprendra peut-être - la Chine est très au fait des problématiques liées à l'environnement et à la réduction des émissions de CO2. Cosco - c'est le nom de cet armateur chinois - a investi dans une flotte de navires au méthanol et s'est déjà engagé à acheter du méthanol à des fournisseurs chinois. Un armateur taïwanais suivra ; quant aux autres opérateurs, ils sont beaucoup plus petits et n'ont donc pas les mêmes besoins que nous-mêmes en grands navires.
J'y insiste, Cosco est très attentif à ces problématiques et le gouvernement chinois investit massivement dans la décarbonation du secteur du transport maritime.
M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Je salue votre pragmatisme ; mais l'objectif d'une décarbonation quasi totale à l'horizon 2050 est-il réaliste, sachant que l'énergie décarbonée n'existe pas réellement pour le transport maritime et que cet effort aura un coût extrêmement élevé ?
M. Rodolphe Saadé. - Si je vous avais dit : « Je n'y arriverai pas en 2050. Ce n'est pas mon problème, c'est celui des autres », vous m'auriez posé la question différemment. Ce que nous disons aujourd'hui, c'est que nous devons faire de notre mieux. Pour ma part, je souhaiterais qu'une réglementation nous impose une énergie précise : nous n'aurions plus à tâtonner.
L'objectif fixé pour 2050 est extrêmement ambitieux. Est-ce que nous allons y arriver ? On verra en 2050. En tout cas, nous allons tout faire pour. Nous n'avons pas nécessairement les moyens, mais nous avons la volonté.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Incontestablement, vous avez de l'ambition en matière de décarbonation ; mais il y a tout de même un cadre européen qui s'impose à vous. Après plusieurs années de luttes, on a réussi à inclure le transport maritime dans le marché carbone. Aujourd'hui, les entreprises non européennes qui viennent dans les ports européens sont, elles aussi, soumises à ce marché. L'Europe n'avance peut-être pas si vite qu'on pourrait le souhaiter, mais elle avance quand même.
J'entends votre argument relatif aux énergies. Mais parmi les États membres, les plus grands consommateurs d'énergie, dont la France, sont souvent les premiers à exclure les orientations technologiques des recommandations ou des règles de la Commission européenne. Ce que revendiquent les grands secteurs économiques comme les États membres, c'est la neutralité technologique. Ils disent en résumé : « Fixez des objectifs de réduction de CO2, mais ne nous imposez pas une technologie particulière. » À cet égard, vous exprimez un point de vue quelque peu singulier.
Enfin, vous avez racheté une partie des infrastructures du groupe Bolloré : comment vous situez-vous dans les différents ports, notamment en Afrique ? Un port tanzanien va exporter les hydrocarbures produits par TotalEnergies en Ouganda et en Tanzanie. Il a été racheté par MSC. Est-ce par choix que vous ne vous êtes pas porté candidat ?
M. Rodolphe Saadé. - Je reconnais que l'Europe, grâce à la taxe au tonnage, permet aux armateurs européens d'investir massivement dans la décarbonation du secteur du transport maritime. Nous mettons en oeuvre un certain nombre d'actions en ce sens. Ce que nous souhaiterions, c'est avoir un peu plus de clarté s'agissant des énergies qu'il convient de choisir pour continuer à avancer. Aujourd'hui, nous avons différentes possibilités ; quelles qu'elles soient, les initiatives coûtent beaucoup d'argent, et in fine il est possible qu'elles ne soient pas retenues.
Idéalement, il faudrait sélectionner une ou deux énergies : dans le cadre des partenariats que nous avons noués avec d'autres compagnies, nous pourrions dès lors construire des bateaux sur cette base. En attendant qu'une décision soit prise par les autorités, nous préférons continuer à avancer avec des navires propulsés au méthanol ou au GNL, qui permettront aussi, dans quelques années, d'utiliser du méthane ou du e-méthane.
Vous m'interrogez également au sujet de l'Afrique. Nous avons acheté Bolloré Logistics. Nous achetons des infrastructures logistiques, des entrepôts, du transit, mais pas d'infrastructures en Afrique.
Il se peut que l'on envisage à un moment donné d'investir dans un terminal à porte-conteneurs en Tanzanie, pays qui est en développement. De même, nous regarderons au Kenya. Nous avons déjà investi au Nigeria et au Cameroun, mais les différents terminaux de Bolloré ont été rachetés par MSC, pas par nous.
M. Roger Karoutchi, président. - Merci, monsieur le président, d'avoir bien voulu répondre à nos questions.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de M. Louis Gallois, co-président de La Fabrique de l'industrie
M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France. Nous entendons aujourd'hui M. Louis Gallois, co-président de La Fabrique de l'industrie.
Avant de vous laisser la parole, Monsieur Gallois, pour un propos introductif, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux et consultable à la demande. Cette audition fera également l'objet d'un compte rendu public. Un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal, pouvant aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende. Monsieur Gallois, je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Louis Gallois prête serment.
M. Roger Karoutchi, président. - Je vous invite également à nous préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou chez l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participation à des cénacles financés par des énergéticiens.
M. Louis Gallois. - J'ai été président du conseil de surveillance du groupe PSA lorsqu'il a conclu un accord avec Total pour la construction d'une usine de batteries à Douvrin. Par ailleurs, je suis propriétaire d'un compte d'assurance-vie en unité de comptes, que je ne gère pas mais dans lequel peuvent éventuellement se trouver des actions de TotalEnergies.
M. Roger Karoutchi, président. - Merci. Je vous cède la parole pour un propos introductif.
M. Louis Gallois. - Je ne me considère pas particulièrement compétent pour parler de TotalEnergies, en dehors du fait que cette entreprise est connue et joue un rôle majeur. En revanche, je suis à votre disposition pour répondre à vos questions sur l'énergie de manière générale, et sur la politique énergétique.
M. Roger Karoutchi, président. - Que pouvez-vous nous dire sur le thème de la décarbonation de l'industrie française ? Avez-vous le sentiment qu'elle est en bonne voie ? Est-elle suffisamment appuyée ? Connaît-elle des difficultés ?
M. Louis Gallois. - L'industrie française est confrontée à trois défis. Le premier est celui de l'augmentation du prix de l'énergie. Je rappelle que l'électricité est aujourd'hui près de deux fois plus chère pour les entreprises qu'en 2019, et que le prix du gaz en Europe est à peu près trois fois supérieur à ce qu'il est aux États-Unis. C'est un premier choc, qui concerne au premier chef les entreprises fortement consommatrices d'énergie. Le deuxième défi est celui de la décarbonation. Le troisième choc est celui de l'agressivité chinoise dans un certain nombre de domaines. Ce que nous avons constaté dans le domaine du photovoltaïque, nous allons probablement le subir dans celui des éoliennes et, de manière massive, dans celui des batteries et des voitures électriques qui vont fortement impacter l'industrie européenne. Je parle d'industrie européenne parce qu'il convient, sur ces sujets, de ne pas se focaliser uniquement sur la France. Il s'agit d'une affaire européenne.
La décarbonation est un objectif que tous les industriels ont à l'esprit. D'une étude menée par La Fabrique de l'industrie sur trente-huit grands groupes, il ressort que tous sont engagés dans des programmes de décarbonation. Ils sont engagés dans une phase de la sobriété, c'est-à-dire de réduction des consommations d'énergie en termes d'éclairage, de chauffage, etc. Ils font également évoluer leur appareil de production, dès lors que ces modifications n'y entraînent pas de transformations profondes. En revanche, ils se montrent bien davantage prudents lorsqu'il s'agit de changer complètement leurs équipements ou leurs procédés industriels. En effet, une telle démarche représente des coûts beaucoup plus élevés, et les investissements nécessaires se font au détriment des investissements d'innovation et de productivité auxquels ils sont par ailleurs tenus de procéder. Ils commencent à aborder de manière offensive le Scope 3, c'est-à-dire la décarbonation de leurs intrants, des produits qu'ils doivent acquérir afin de mener leur activité de production. Ils ont introduit cette donnée dans leurs négociations avec leurs fournisseurs, et incitent ou aident éventuellement ceux-ci. Toutefois, sauf exception, ils n'ont pas encore mis en place de dispositifs contraignants, ou conditionnant leurs achats.
Amener ces industriels à passer à des investissements massifs en termes de décarbonation, c'est-à-dire les amener à changer de procédés de fabrication et d'équipements, ne sera possible - je le dis très franchement - qu'à la condition de mettre en place des aides publiques. À Dunkerque, par exemple, l'État prend en charge la moitié du coût du passage à la réduction directe de l'oxyde de fer, qui se substitue à la réduction de l'oxyde de fer par le coke. Ce passage n'est pas encore résolu car il va falloir voir comment fournir l'hydrogène. Cet investissement représente environ 1,8 milliard d'euros. L'État a produit ici un effort considérable, en prenant à sa charge la moitié de ce montant.
Il convient de relever une différence d'approche entre les États-Unis et l'Europe. L'Europe met en place des réglementations. Elle fixe des objectifs contraignants, auxquels d'ailleurs la France n'échappe pas avec la stratégie nationale bas-carbone (SNBC) visant une baisse de 55 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) d'ici 2030, ce qui représente un objectif extrêmement ambitieux. Elle applique un prix du CO2 qui fluctue, mais qui, sans être actuellement très élevé, devient significatif. Elle assouplit sa doctrine en matière de dette publique, laissant aux États le soin de financer ses aides publiques - et, sans surprise, 50 % des aides publiques sont demandées par l'Allemagne quand la France en demande 27 %, ce qui n'est pas absurde eu égard à la taille des appareils industriels respectifs de ces pays. On voit donc apparaître des disparités considérables au sein de l'Europe.
Les États-Unis quant à eux ne réglementent pas. En revanche, ils aident massivement la décarbonation de leur industrie, à travers le plan Inflation Reduction Act (IRA) de 400 milliards de dollars, auquel s'ajoute un certain nombre d'autres plans, ainsi qu'une partie des 1 200 milliards de dollars du plan d'infrastructures. Au total, l'enveloppe à destination de l'industrie américaine représentant un montant de l'ordre de 1 000 milliards de dollars. Le niveau de soutien à la décarbonation est actuellement beaucoup plus élevé aux États-Unis que dans l'Union européenne, où des disparités considérables apparaissent donc entre les pays membres.
Je pense que l'Europe devrait réfléchir à l'attitude qui fut la sienne au cours de la crise du Covid-19. En d'autres termes, je pense qu'elle devrait mobiliser sa capacité d'emprunt, comme elle a su le faire à l'époque, afin d'élaborer cette fois une sorte d'IRA à l'européenne. On m'objectera que la capacité d'emprunt de l'Europe est celle des pays qui la composent. Cela est juste. Néanmoins, si l'Europe ne dispose pas du privilège monétaire des Américains, qui peuvent s'endetter de manière pratiquement illimitée, sa capacité d'emprunt propre reste considérable. Sa notation est très favorable, par conséquent elle peut emprunter à des taux moins élevés qu'un certain nombre de pays, dont la France. Je pense qu'il convient de mobiliser cette capacité d'emprunt afin de mettre en place une sorte d'IRA européen.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Nous constatons en effet, les fortes insuffisances européennes. Par construction, l'Europe n'a pas de politique industrielle commune, ce qui représente une faute originelle. Vous avez raison de souligner, Monsieur Gallois, que l'Europe est un géant normatif, ce qui correspond à l'essence aussi de la construction européenne. Mais si aujourd'hui nous sommes, de loin, les meilleurs sur les ambitions climatiques, la bataille économique climatique, en termes de stratégie et de mise en oeuvre, se joue ailleurs.
Nous travaillons sur les outils de politique publique en mesure de permettre d'accélérer la transition énergétique, et notamment celle de TotalEnergies. Vous avez mentionné le fait que l'Europe, face au dumping chinois, a abandonné son industrie photovoltaïque. Il convient toutefois de nuancer en rappelant qu'elle l'a abandonnée parce qu'elle a choisi d'autres industries. Il s'agissait d'un arbitrage industriel. Nous avons choisi les machines-outils allemandes plutôt que nos propres industries photovoltaïques. À partir de votre analyse des politiques industrielles et de votre expérience de grand patron, comment peut-on inciter un groupe comme TotalEnergies à investir beaucoup plus massivement dans les énergies renouvelables, y compris en Europe ? Or, de la puissance de l'industrie européenne des énergies renouvelables dépend notre capacité à l'aider et à la défendre contre une concurrence déloyale.
Vous avez également évoqué le Scope 3, les émissions indirectes et les intrants. Dans le cas de TotalEnergies, le problème est selon moi lié aux productions industrielles davantage qu'aux intrants. Le Scope 3 participe, au fond, à une économie maintenue dans un état de dépendance aux énergies. Quels outils de politique publique permettraient, selon vous, d'accompagner davantage TotalEnergies dans sa transition énergétique ?
Enfin, vous travaillez sur la question de notre souveraineté énergétique. À ce titre, que pensez-vous du fait que TotalEnergies continue à investir sur des champs pétroliers et gaziers dans des pays dont nous dépendrons, et qui sont parfois très instables politiquement, voire opposés aux valeurs que nous défendons ?
M. Louis Gallois. - Je suis réservé à l'idée de m'exprimer sur TotalEnergies, n'ayant aucune compétence particulière pour le faire. Je ne suis pas parlementaire et, contrairement à vous, je ne peux m'exprimer sur tous les sujets. Je me contenterai donc d'aborder les sujets que je connais.
J'ai écouté l'audition de Monsieur Jean-Marc Jancovici par votre commission d'enquête. Dans son classement des entreprises énergétiques, il a situé TotalEnergies dans une catégorie moyenne, sachant qu'il y a, selon ses critères, très peu de bons élèves. Cela reste un jugement, mais selon lui, TotalEnergies est plutôt en avance par rapport à d'autres entreprises. À ma connaissance, TotalEnergies est le numéro 1 français en matière d'énergies renouvelables. Je pense que nous disposons ici d'un outil considérable. Est-il assez rapide en termes de transition ? Pourrait-il aller plus vite ? Je n'ai pas la compétence pour le dire. En revanche, je pense que TotalEnergies constitue un outil majeur de la transition énergétique.
S'il existe une offre de pétrole, c'est qu'il existe une demande. Cette demande, à ce jour, demeure massive. La voiture électrique ne représente qu'une partie limitée du parc automobile en Europe, aux États-Unis et en Chine. Ailleurs, cette part est proche de zéro. Une grande partie de l'énergie consommée pour l'industrie, pour le chauffage des logements, etc., reste du pétrole ou du gaz. Dès lors, TotalEnergies doit-il se priver de ces marchés ? Je n'ai, à ce sujet, qu'une opinion de citoyen.
La souveraineté énergétique est une affaire très complexe. Nous payons vingt ans de politique énergétique erratique en France ainsi que l'erreur fondamentale de l'Allemagne de s'appuyer sur l'énergie russe. Notre pays est encore relativement indépendant sur le plan énergétique et sur le plan de la production d'électricité. Cependant, nous ne sommes pas en mesure de suivre la courbe de croissance de la consommation d'électricité dans notre pays. Pour y parvenir, nous devrons réaliser des investissements considérables.
Par ailleurs, il est crucial pour l'Europe que l'Allemagne sorte de sa dépendance au gaz. Or j'ai récemment entendu que l'Allemagne a pour projet la construction de dix centrales à gaz, afin de remplacer progressivement le charbon.
TotalEnergies peut-il jouer un rôle dans ce domaine ? C'est à eux de répondre à cette question. Comme je le disais, TotalEnergies représente selon moi un outil majeur. Nous avons la chance de disposer en France de l'une des cinq plus grandes entreprises au monde dans le domaine des énergies primaires, c'est-à-dire les énergies renouvelables, le pétrole et le gaz. Cette situation représente un atout qu'il convient de manier avec prudence. Je lisais ce matin dans Les Echos un article sur les éventuelles menaces de fermeture de raffineries en France. Si elles se concrétisaient, ces fermetures pourraient générer de sérieuses turbulences.
S'agissant de la souveraineté énergétique, notre erreur funeste, au cours des vingt dernières années, est d'avoir pensé que la consommation d'électricité allait diminuer. Or cette consommation devrait connaître au contraire une croissance extrêmement forte dans les années à venir, à la faveur de l'électrification générale des usages - la mobilité, le chauffage, l'industrie etc. Réseau de transport d'électricité (RTE) prévoit dans l'un de ses scénarios une consommation de 754 térawattheures (TWh) en 2050. En 2023, cette consommation s'établissait à 445 TWh. La perspective est donc proche d'un doublement en vingt-cinq ans, et je me souviens que Monsieur Jean-Bernard Lévy, l'ancien président d'EDF, évoquait l'hypothèse d'une consommation de 800 à 900 TWh.
Afin de faire face à cette croissance, nous disposons d'un parc nucléaire dont nous savons que, d'ici 2035, la capacité ne croîtra quasiment pas. En revanche, nous pouvons gagner quelques pourcentages de production sur les centrales. Nous avons des énergies renouvelables, dont la croissance n'est pas infinie. En effet, la production d'électricité solaire se heurte à des limites en termes d'occupation des sols et de rendement. Quant à l'éolien off shore, qui représente la source d'énergie la plus tangible, son développement risque d'être ralenti, d'abord par l'étroitesse du plateau continental français, qui ne facilite pas l'implantation d'éoliennes ancrées au sol, ensuite par l'incertitude sur notre capacité à disposer des matériaux critiques nécessaires à l'implantation d'éoliennes offshore à un rythme très élevé. Nous disposons également de la biomasse, qui est une ressource elle aussi limitée par le fait qu'elle se trouve en concurrence avec d'autres usages. Enfin, si le potentiel de l'hydraulique peut être légèrement augmenté, la France est déjà largement équipée et il est difficile d'envisager qu'elle puisse aller au-delà de sa production actuelle.
Au regard de cet état des lieux, nous pouvons affirmer que la situation de la décennie 2030-2040 sera difficile, puisque nous serons probablement confrontés à une insuffisance de production d'électricité. Et lorsqu'une production d'électricité s'avère insuffisante, on se tourne vers le gaz. La France sera-t-elle en mesure d'éviter de recourir au gaz ? Je n'en suis pas certain. Et je formule cette hypothèse sans enthousiasme, parce que je pense que le gaz naturel liquéfié (GNL) pose un véritable problème sur le plan environnemental, étant quasiment plus néfaste que le pétrole en raison des fuites.
Il convient par conséquent de réfléchir à partir de cette perspective peu réjouissante. Si nous pourrons compter sur les importations de nos voisins pour l'approvisionnement électrique de la France, ces importations seront marginales et ne sauraient compenser l'écart entre la production et la consommation. Je ne veux pas jouer les prophètes de malheur, mais il me semble nécessaire d'envisager très sérieusement l'hypothèse - qui n'est pas assurée - d'une insuffisance de la production d'électricité entre 2030 et 2040. La difficulté sera de traverser cette décennie, puisque, à partir de 2040, la situation devrait s'améliorer. En effet, d'une part les énergies renouvelables représenteront une part plus importante dans la production d'électricité, et d'autre part le parc nucléaire commencera à produire davantage d'électricité, dès lors que le programme actuellement prévu aura été mis en oeuvre.
M. Jean-Claude Tissot. - J'aimerais revenir sur l'enjeu de la sobriété énergétique, qui devrait être au coeur de nos préoccupations et au coeur de toutes nos politiques publiques. Comme cela a été remarqué, les évolutions technologiques permettent de produire différemment, mais pas toujours en diminuant l'usage des ressources et la consommation d'énergie. TotalEnergies met lui-même en avant le concept de sobriété sur son site Internet, pourvoit des conseils à ses clients, et offre un bonus pour récompenser la réduction de la consommation d'électricité et de gaz. Pensez-vous que les efforts des énergéticiens sont à la hauteur de l'enjeu ? De quelle manière les pouvoirs publics pourraient-ils accompagner davantage cette nécessaire sobriété ?
TotalEnergies traite cette question de la sobriété de manière malheureusement très variable, puisque le groupe continue à investir dans des projets d'infrastructures de grande ampleur dans le monde entier, dont certains sont considérés comme des bombes carbone. Par quels moyens, au-delà de l'endettement public que vous avez mentionné, pourrait-on inciter les grandes entreprises du gaz et du pétrole à porter l'enjeu de sobriété énergétique dans le monde, et à le traduire dans leur modèle économique ?
M. Louis Gallois. - Vous m'interrogez encore une fois sur TotalEnergies. Comme je l'ai déjà indiqué, je ne souhaite pas m'exprimer sur ce groupe en particulier. Mais, de manière générale, je suis admiratif des entreprises qui conseillent à leurs clients d'acheter le moins possible leurs produits... Je reconnais humblement ne jamais avoir pratiqué cela dans ma carrière : c'est très bien qu'il le fasse ! La sobriété est une affaire collective. Trouver le moyen de réduire globalement la consommation d'énergie est l'affaire d'un pays, d'un continent. Il ne revient pas aux producteurs d'énergie de trouver une solution à ce problème, qui concerne la puissance publique, l'État, les collectivités locales et les citoyens. En disant cela, je n'exonère pas les producteurs d'énergie. Je pense simplement qu'il ne faut pas attendre d'eux la solution au problème de la sobriété énergétique.
Cela a ses limites. Nous savons que les mesures de sobriété énergétique entraînent des turbulences politiques, et nous avons tous en mémoire que le mouvement des gilets jaunes est né à la suite de mesures de sobriété. Or, au-delà des campagnes de communication dans les médias, dont l'impact est très modéré, il arrive un moment où il devient nécessaire de prendre des mesures. Est-on en capacité de les prendre ? Je ne suis pas défavorable à des mesures de sobriété, mais à condition qu'elles soient équitables et que leur poids ne repose pas toujours sur les mêmes épaules. Il s'agit d'un enjeu majeur. Je ne vous fais là qu'une réponse de citoyen.
M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - J'aimerais aborder la question du GNL, qui est parfois en partie liée à celle de l'exploitation du gaz de schiste. Le 5 novembre 2012, dans le rapport que vous aviez remis au Premier ministre Monsieur Jean-Marc Ayrault, vous plaidiez, au regard des connaissances de l'époque, en faveur de la poursuite de la recherche sur les techniques d'exploitation des gaz de schiste. Vous disiez même que cela représentait un intérêt par rapport aux États-Unis, qui se réindustrialisaient grâce au gaz de schiste et pouvaient en faire baisser le prix. TotalEnergies s'est fortement engagé ces derniers temps dans le GNL. Le président-directeur général de CMA-CGM, Monsieur Rodolphe Saadé, que nous avons auditionné avant vous, nous expliquait les investissements qu'il réalise aujourd'hui pour faire passer sa flotte maritime du pétrole au GNL.
Or, à la lumière des différentes auditions menées dans le cadre de notre commission d'enquête, y compris la vôtre, puisque vous nous avez donné votre sentiment sur le sujet, il semble que le GNL pose beaucoup de problèmes environnementaux et que le gain qu'il représente en matière d'émissions de GES soit très limité par rapport au pétrole. Cela montre bien les difficultés soulevées lorsqu'on s'engage et même lorsque l'on promeut des sources d'énergie sans détenir l'ensemble des éléments techniques d'information. Confirmez-vous que le GNL, selon vous, ne représente absolument pas une solution ? J'aimerais également vous entendre, de manière plus générale, sur les difficultés rencontrées dans la recherche d'une énergie « idéale », et parfaitement décarbonée.
M. Louis Gallois. - Je ne suis pas un technicien, et je n'ai pas vérifié moi-même si le GNL était meilleur ou pire que le pétrole. Mais je lis que certains spécialistes s'interrogent sur cette question. Je lis également que des fuites sont constatées pour le gaz de schiste, sur les puits, au moment de la liquéfaction et au moment de la regazéification. Il existe une question, à laquelle je n'ai pas la réponse. Je suppose toutefois que le GNL est préférable au mazout lourd des bateaux, et qu'à ce titre il présente un intérêt. Je ne veux donc pas condamner le GNL.
Dans le rapport que j'ai rédigé en 2012, je demandais la poursuite de la recherche sur les techniques d'extraction du gaz, parce que certaines sont nettement plus polluantes que d'autres. À l'époque, on espérait mettre au point des techniques peu polluantes. Je dois constater que cet espoir est relativement déçu, et que ces techniques n'ont pas été véritablement mises en oeuvre, peut-être pour des raisons de coût ou d'impasse technique. Je l'ignore. Cependant, je continue à penser que, sur le plan de la souveraineté, et non sur le plan de l'environnement, l'exploitation du gaz européen est préférable à l'importation du gaz américain si on a le choix entre les deux.
J'insiste encore une fois sur la décennie 2030-2040. Serons-nous en mesure d'échapper à la construction de deux à quatre nouvelles centrales à gaz ? Je ne peux le prédire. D'ailleurs, ces constructions seraient peut-être une bonne solution sur le plan économique. En effet, une centrale à gaz présente l'avantage d'être construite rapidement et à moindre coût, à la différence d'une centrale nucléaire qui représente un investissement très lourd, mais qui est peu onéreuse en termes d'exploitation.
Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - La Fabrique de l'industrie a-t-elle précisément étudié les aides accordées par les États-Unis à leur industrie pour sa décarbonation ?
M. Louis Gallois. - Nous n'avons pas étudié ces mesures d'aides dans le détail. Mais nous avons observé la masse qu'elles représentent. Une usine de batterie est subventionnée à 40 % aux États-Unis, et à 20 % en Europe. Par l'exemple, l'usine d'Automotive Cells Company (ACC), qui est une coentreprise entre Stellantis, TotalEnergies et Mercedes, a fait l'objet d'un effort massif de subvention, sous cette forme très intéressante qu'est le crédit d'impôt. Mais obtenir une subvention européenne nécessite dix-huit mois d'attente, dès lors que cette subvention est autorisée par la Commission européenne. On constate tout de même actuellement une évolution sensible. Aux États-Unis, il faut seulement six mois pour mettre en place ce crédit d'impôt. Or, en ce domaine, la vitesse représente un critère décisif pour les industriels.
La rapidité avec laquelle les Américains mettent en place des aides est un avantage sous-estimé, mais important, s'ajoutant à d'autres avantages très visibles, à savoir le montant de ces aides, bien supérieur à celui des aides européennes, et le prix de l'énergie, qui est trois fois moins élevé. Cet appel d'air vers les États-Unis est un sujet de préoccupation, au moment où des fabricants de batteries songent à déplacer leur usine de l'Europe vers le sol américain, et que l'industrie chimique allemande ne cesse de clamer dans les journaux qu'elle cherche à investir aux États-Unis. Cela constitue un vrai sujet de préoccupation.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Vous mentionnez le crédit d'impôt, mais vous n'avez pas évoqué l'idée d'un Buy European Act, qui consisterait à clarifier la notion de préférence communautaire dans nos marchés publics et sur des secteurs stratégiques. Cela représente un outil extrêmement puissant aux États-Unis, tant à l'échelle fédérale qu'à l'échelle des états fédérés.
Je voulais revenir par ailleurs sur Scope 3 et les émissions indirectes. Dans les réflexions menées par votre think tank, intégrez-vous des outils de politique publique permettant, par des contrôles sur l'évaluation extra-financière par exemple, d'accélérer la prise en compte des émissions indirectes du Scope 3 ?
M. Louis Gallois. - Votre première remarque m'entraîne sur un chemin que je suivrais allègrement. Nous avons à nous poser un certain nombre de questions vis-à-vis de la Chine. D'ailleurs, la Commission européenne commence à s'en poser puisqu'elle a diligenté, sur la base d'éléments substantiels selon ses dires, une enquête sur les véhicules électriques chinois, afin de vérifier qu'ils n'ont pas fait l'objet d'aides illégales. Je note également que le ministre de l'économie, Monsieur Bruno Le Maire, a proposé de supprimer le bonus pour les voitures électriques dont le contenu carbone serait trop élevé.
Mme Sophie Primas. - Il ne s'agissait pas d'une initiative de Monsieur Le Maire, mais d'une proposition du Sénat d'il y a dix-huit mois.
M. Louis Gallois. - L'industrie européenne des éoliennes est soumise à une menace considérable. Un acteur de ce marché, que je ne citerai pas, me confiait qu'on lui proposait des éoliennes de très bonne qualité 30 à 35 % moins chères que les éoliennes européennes. Nous risquons de reproduire avec les éoliennes ce que nous avons fait avec le photovoltaïque.
Dès lors, il convient de se demander s'il n'est pas préférable d'agir comme les Américains, qui se sont clairement engagés dans une politique protectionniste. Ne faudrait-il pas, durant une période déterminée, limiter les importations afin de permettre à nos industries d'acquérir la maturité nécessaire ? J'ai récemment publié avec le coprésident de La Fabrique de l'industrie, Monsieur Pierre-André De Chalendar, une tribune défendant cette idée. Nous avons employé à dessein le terme neutre de « limitation » des importations de certains produits. J'ignore comment l'Europe fera face au déferlement des voitures électriques chinoises. Les droits de douane sont de 15 % pour les véhicules européens exportés en Chine, et de 10 % dans l'autre sens. Un ajustement est souhaitable, cependant il ne suffira pas.
Je voudrais, si vous me le permettez, vous dire un mot sur le nucléaire, même si TotalEnergies n'est pas impliqué dans le nucléaire, ce qu'à certains égards je regrette. Nous ne pourrons pas atteindre une forme de souveraineté énergétique si nous ne disposons pas d'une énergie pilotable, indépendante et décarbonée à intégrer à notre mix de production d'électricité. Je pense que seul le nucléaire apporte ces garanties. Il est certes dépendant de l'extérieur pour l'uranium, qui représente moins de 5 % du prix de revient du kilowattheure (kWh). Cela est donc relativement marginal du point de vue des coûts. Mais l'uranium est à peu près équitablement réparti sur la planète, sans qu'un pays puisse se prévaloir d'une position dominante. Cela n'est pas le cas pour les aimants permanents des éoliennes, qui sont faits de terres rares à 90 % chinoises. Il existe des terres rares en Europe, mais sommes-nous disposés à ouvrir des mines de terres rares sur le sol européen, sachant qu'elles sont extrêmement polluantes ?
Dès lors, je considère que les tergiversations que nous avons connues en France durant vingt ans à propos du programme nucléaire, expliquent les difficultés rencontrées par l'industrie nucléaire française. Cette industrie était pourtant l'une des meilleures du monde, sinon la meilleure, avec celles des Russes et des Américains. Toutefois, nous disposons des technologies, de la totalité du cycle du combustible et de la perspective d'une quatrième génération de réacteurs, c'est-à-dire les réacteurs à neutrons rapides. Cela représente un atout considérable et je souhaite le souligner devant cette commission.
Nous devons maintenir un mix de production d'électricité composé de 70 % de nucléaire et de 30 % d'énergies renouvelables. Cela représente un immense effort pour la filière nucléaire, mais aussi pour les énergies renouvelables parce que, au cas où la consommation d'électricité venait quasiment à doubler, la biomasse et l'hydraulique seraient très loin de suffire. Il sera nécessaire d'au minimum doubler la production éolienne et photovoltaïque. Je ne dis donc pas qu'il faille réduire la production d'électricité à partir d'énergies renouvelables. Notre trajectoire actuelle nous mène vers un mix de production d'électricité composé de 50 % de nucléaire et de 50 % d'énergies renouvelables. Un tel équilibre est synonyme d'instabilité.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Le Sénat devra s'emparer de ce sujet. La loi nous oblige à en débattre depuis deux ans.
M. Louis Gallois. - À ce titre, je regrette également que nous ne disposions pas d'une programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE), puisque la PPE actuelle est obsolète.
M. Roger Karoutchi, président. - La commission d'enquête vous remercie, monsieur Gallois.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 12 h 20.