Mardi 27 février 2024
- Présidence de M. Cédric Perrin, président -
La réunion est ouverte à 17 h 00.
Proposition de loi relative au financement des entreprises de l'industrie de défense française - Examen du rapport pour avis
M. Cédric Perrin, président, rapporteur pour avis. - Mes chers collègues, notre commission s'est saisie pour avis de la proposition de loi relative au financement des entreprises de l'industrie de défense française, examinée au fond par la commission des finances, et qui sera discutée en séance publique le mardi 5 mars prochain.
Ce texte, déposé par notre collègue Pascal Allizard, a réuni des cosignatures provenant d'au moins cinq sensibilités politiques différentes, dont celles d'une quinzaine d'entre vous.
Dans le prolongement des rapports d'information de Pascal Allizard, de Michel Boutant, de Yannick Vaugrenard et d'autres collègues sur le financement dans l'industrie française de défense, notre commission avait en effet créé dans le cadre de la dernière loi de programmation militaire (LPM), sur l'initiative de Pascal Allizard et de Yannick Vaugrenard, un livret d'épargne spécifique visant à financer l'investissement dans la défense. Réécrit en commission mixte paritaire, le dispositif avait finalement pris la forme d'un fléchage d'une partie des encours du livret A et du livret de développement durable et solidaire (LDDS).
À l'époque, le Gouvernement paraissait hésiter : le ministre de la défense y semblait favorable, mais renvoyait la balle à son collègue de Bercy, qui avait dit dans la presse son attachement à la destination actuelle des produits d'épargne réglementée.
Sa position a été clarifiée à l'automne dernier puisque, revenu sous forme d'amendement de nos collègues députés au dernier projet de loi de finances, le dispositif a été retenu par le Gouvernement dans le texte sur lequel il a engagé sa responsabilité au titre de l'article 49 alinéa 3 de la Constitution.
Si nous en rediscutons aujourd'hui, ce n'est donc pas du fait d'un désaccord de principe entre les assemblées ou entre le Parlement et le Gouvernement, mais en raison d'une question de procédure : exerçant comme toujours avec zèle sa mission de contrôle du respect du domaine de la loi, le Conseil constitutionnel a hélas ! considéré que ce dispositif n'avait sa place ni en LPM ni en loi de finances.
Nous sommes donc invités à prévoir un texte législatif spécifique. Faut-il alors repartir du modèle dessiné en première intention par le Sénat, ou bien de celui qui a été retenu lors de la navette et repris en projet de loi de finances (PLF) ? Quelle est la meilleure solution, sur les plans technique et politique, aux problèmes de financement de notre industrie de défense ?
Telle est la question posée par ce texte à notre collègue Dominique de Legge, rapporteur de la commission des finances, saisie au fond en ce que nous touchons au code monétaire et financier. Je voudrais ici saluer son travail, mené avec rigueur et en toute transparence. Il m'a en effet largement associé à ses auditions, que je n'ai pas voulu doubler d'un programme parallèle, ainsi qu'à ses réflexions, au point que je vous soumettrai notre conclusion commune.
Le problème de financement de notre industrie de défense est au moins double.
Le déficit de fonds propres est le mieux documenté. En un mot, l'écosystème de financement est faible : il ne comprend que trois acteurs principaux, dont Bpifrance, coinvestisseur public qui gère notamment deux fonds spécialisés dans la défense. Les raisons en sont complexes : le secteur est mal connu des investisseurs ; la position très prudente de la Banque européenne d'investissement (BEI), dont la politique a un fort effet d'entraînement sur la communauté financière, renforce cette méfiance ; les investisseurs hésitent à entrer au capital d'entreprises dont il peut être, pour divers motifs, difficile de sortir.
Par ailleurs, nos entreprises rencontrent aussi des difficultés d'accès au crédit. Ce problème est bien sûr nié par le secteur bancaire, mais aussi par l'administration, à la direction générale du Trésor comme à la Banque de France, pour la raison simple qu'il est difficile à quantifier statistiquement. La « frilosité bancaire » à l'égard de la défense est pourtant bien reconnue depuis 2020 par la Direction générale de l'armement (DGA) et par les représentants des industriels, et elle a été confirmée par plusieurs rapports parlementaires depuis. Les référents « Défense » placés dans les réseaux bancaires ne parviennent pas à y remédier, car ils sont mal connus ou agissent de manière hétérogène. Notre commission a d'ailleurs souvent eu à le déplorer.
Encourager l'allocation de l'épargne vers le financement de notre base industrielle et technologique de défense (BITD) avait ainsi semblé à tous les auteurs de rapports récents une piste prometteuse, mais le produit d'épargne susceptible de lever tous les obstacles simultanément n'existant sans doute pas, il faut choisir.
On pourrait dire en schématisant que s'est présentée au fil des auditions l'alternative suivante : soit un produit s'apparentant à l'épargne réglementée, c'est-à-dire sûr, liquide, et connu pour cela des Français, qui y souscrivent massivement - c'est sans doute un moyen commode de financer les besoins de court terme des entreprises, bien que ceux-ci ne soient peut-être pas les plus criants ; soit un produit soutenant l'investissement en fonds propres par l'acquisition de titres, lequel répondrait à un problème mieux identifié, mais au moyen d'un placement moins liquide et plus risqué, destiné par conséquent à un public d'épargnants plus choisi.
Au-delà du fait que la solution du livret A ait déjà été validée deux fois par le Parlement à l'issue de la navette parlementaire, il m'a semblé, ainsi qu'à Dominique de Legge, qu'elle était la plus à même de s'attaquer au problème commun à toutes les difficultés de financement, en fonds propres ou par l'endettement, qui est celui de la conformité excessive aux critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG).
Aucune norme ESG ne mentionne en effet la défense, et c'est donc largement du fait d'un halo négatif entourant le secteur que le monde financier rechigne à y investir, ou que telle caisse locale ou régionale résiste devant une demande de prêt, voire d'ouverture de compte d'une jeune pousse, par crainte pour sa réputation. Faire de la BITD une priorité dans l'allocation de l'épargne préférée des Français, voilà qui serait un signal fort pour banaliser son financement par les acteurs de la finance.
Concernant le problème sérieux de l'apport en fonds propres, les pistes qui nous ont été fournies lors des auditions ne sont que marginalement législatives. Il faudrait surtout parvenir à mieux structurer l'écosystème de financement, à mieux faire connaître le secteur de la défense à la communauté des investisseurs, et à faire bouger les dispositifs européens, en particulier la doctrine de la BEI. Sa nouvelle présidente, l'Espagnole Nadia Calvino, a déjà dit son souhait d'aller dans cette direction.
Tel est le sens des amendements que M. de Legge a déposés. Le premier vise à réécrire légèrement le dispositif principal du texte, en précisant que la part des encours non centralisés du livret A et du LDDS allouée au financement des entreprises de la BITD devra faire l'objet d'un sous-objectif au sein de la cible relative au financement des petites et moyennes entreprises (PME), à un niveau déterminé par arrêté du ministre chargé de l'économie.
Un deuxième amendement tend à préciser les objectifs assignés à Bpifrance, dans l'espoir de contribuer plus fortement au financement de la BITD, en disposant qu'elle « apporte son soutien » à ces entreprises « en développant une offre de services et d'accompagnement à ces dernières, en renforçant leurs fonds propres et en contribuant à leur développement à l'international ». Le contexte nouveau impose en effet de renforcer la taille des deux fonds qu'elle gère déjà - Definvest et le Fonds Innovation Défense -, d'en développer de nouveaux, voire de mettre en place un fonds ouvert aux contributions des investisseurs non professionnels.
Le troisième et dernier amendement est relatif au rapport d'évaluation commandé au Gouvernement. La date de sa remise est avancée d'un an, et son contenu est précisé : il devra s'intéresser aux autres outils de financement mobilisables par la puissance publique, ainsi que les actions entreprises par le Gouvernement au niveau européen pour mieux tenir compte des problématiques du secteur de la défense dans les négociations et les réglementations autour des critères ESG.
Il me reste, afin de contrer par avance certaines critiques, à dire deux mots des risques soulevés lors de nos travaux.
L'argument de la menace pesant sur le financement du logement social est le plus simple à réfuter : ce risque est tout simplement inexistant puisque les encours visés sont ceux qui ne sont pas centralisés à cette fin à la Caisse des dépôts et consignations.
Le deuxième risque parfois invoqué est celui de décollecte, au motif que les épargnants pourraient être, en toute hypothèse, réticents à financer la production d'armes. Il n'existe à notre connaissance qu'un seul sondage, commandé par une publication spécialisée en ligne, pour étayer cette crainte. Non seulement c'est peu, mais il n'est pas sûr que les sondés se soient prononcés en connaissance de cause, en sachant, par exemple, que les autres destinations du livret A n'étaient pas menacées. Nous avions d'ailleurs eu des débats sur ce point en commission, dans le cadre de la LPM. Sans compter que l'objet du texte est précisément de banaliser l'idée même d'investir dans la défense, en remettant en cause la stigmatisation tacite qui affecte cet outil industriel pourtant indispensable à notre sécurité et à notre souveraineté.
Enfin, nous a été rapportée la crainte que ce dispositif n'encourage les demandes de nouveaux tuyaux affectant l'épargne à tel ou tel autre secteur d'activité. Je doute de la pertinence de cet argument au fond, et je pense que cette idée se trouve plus dans les couloirs de Bercy que dans notre commission.
En effet, affecter des ressources à une finalité plutôt qu'à une autre, autrement dit, faire des choix politiques, tel est le rôle du législateur. Et nous faisons par ce texte le choix de prioriser le financement de la défense.
Le dispositif ainsi proposé nous a semblé équilibré. J'ai vu que le groupe socialiste venait de déposer une proposition de loi reprenant le livret spécifique adopté en première intention par le Sénat. Nous poursuivrons le débat en séance avec le Gouvernement - le cabinet de Bruno Le Maire n'ayant pas été très disponible au stade de nos auditions - afin de trouver la meilleure solution possible pour le financement de nos petites et moyennes entreprises de défense, qui est un impératif absolu dans le contexte actuel. Je pense que ce point peut faire consensus entre nous.
Je vous propose en conséquence d'émettre un avis favorable sur la proposition de loi, en rappelant que la rédaction qui sera soumise au Sénat devrait être celle qui sera adoptée demain par la commission des finances, après adoption des amendements de notre collègue Dominique de Legge, dont je vous ai présenté le dispositif.
M. Dominique de Legge, rapporteur de la commission des finances. - Je souhaite simplement redire ici avec force que ce texte n'affecte en rien le financement du logement social puisqu'il s'agit de la partie non centralisée de la Caisse des dépôts et consignations. Je me suis longuement posé la question de savoir s'il fallait ou non mettre en place un livret dédié. Le livret dédié présente l'avantage d'avoir une destination claire, mais le problème est qu'il s'agit un investissement a minima sur cinq ans, avec une capacité de collecte peu importante. Si l'on se réfère au plan d'épargne avenir climat, qui ne connaît pas un grand succès, je crains que nous n'atteignions pas nos objectifs...
Sur un plan technique, je suggère de préciser qu'une part de l'enveloppe dédiée aux PME-PMI sera consacrée au financement des « entreprises de la base industrielle et technologique de défense », formulation qui me paraît plus précise que la simple référence à l'industrie de la défense. Quand Bpifrance a été créée en 2005, le contexte géopolitique n'était pas le même qu'aujourd'hui. Il convient donc de bien expliciter les missions qui sont les siennes.
Enfin, en ce qui concerne le rapport d'évaluation prévu à l'article 2, il me semble important, au moment où le commissaire européen Thierry Breton affirme qu'il convient de faire un effort en direction de l'industrie de défense, d'étudier les actions mises en oeuvre au niveau européen par le Gouvernement, s'agissant notamment de la gestion de la facilité d'investissement par la Banque européenne d'investissement et de la prise en compte des intérêts du secteur de la défense dans la définition des réglementations en matière environnementale, sociale et de gouvernance.
M. Pascal Allizard, auteur de la proposition de loi. - Depuis un peu plus de quatre ans, le financement de notre industrie de défense est un problème récurrent lors de nos auditions. C'est une problématique qui a aussi souvent été évoquée lors de l'examen des crédits du programme 144 « Environnement et prospective de la politique de défense » par Michel Boutant, Yannick Vaugrenard, et Gisèle Jourda, ou du programme 146 « Équipement des forces » par Cédric Perrin et Hélène Conway-Mouret.
Ces difficultés de financement ne sont pas liées à des bilans déséquilibrés ou à la mauvaise performance de ces entreprises. Le système financier s'est légitimement fixé des règles de compliance, mais certaines grandes banques, notamment françaises, vont encore plus loin en se fixant des règles de sur-compliance, avec un effet d'éviction bien réel sur les entreprises de la BITD.
Je partage le souhait de Dominique de Legge de préciser la part des encours fléchés en direction des PME-PMI, car les entreprises de taille intermédiaire (ETI) peuvent également être concernées. Les besoins en matière de financement sont réels. Nous avons tous en tête des exemples de pépites françaises passées sous pavillon étranger par manque de fonds propres. Or il ne s'agit parfois que des quelques dizaines de milliers d'euros pour des PME-PMI. L'aide apportée peut se faire en fonds propres, en concours de trésorerie - on en parle un peu moins - ou en financement à l'export. Régulièrement, des entreprises de la BITD ayant des marchés à l'export et disposant de tous les certificats nécessaires - DGA, Bercy, etc. - se voient refuser des financements par les banques.
Si le déni était assez général il y a quatre ans, nous avons peu à peu progressé depuis. La DGA a cherché des solutions, le ministère des armées a lui aussi fini par se rendre compte qu'il y avait un problème et que ce n'était pas une lubie sénatoriale. Curieusement, à Bercy, si la direction générale des entreprises a fini par reconnaître qu'il y avait bien un sujet, la direction générale du Trésor s'est montrée très réticente, une partie de l'élite financière semblant se demander pourquoi le Parlement se mêlait de cela.
Dans le cadre de l'accord que nous avons trouvé avec le ministère des armées et nos collègues de l'Assemblée nationale lors de l'examen de la LPM, nous avons renoncé au véhicule spécifique que nous proposions et nous avons consenti à un prélèvement de la seconde part de l'épargne populaire et du livret A. Le Conseil constitutionnel a censuré cette disposition pour des raisons formelles dans la LPM, ainsi que dans la loi de finances, dans laquelle nous l'avions réintroduite, le Conseil estimant qu'elle constituait un cavalier législatif. Un texte spécifique s'imposait donc.
Je remercie nos collègues, ainsi que Dominique de Legge.
M. Rachid Temal. - Si je souscris pleinement au constat, je m'interroge sur le véhicule. Notre groupe a déposé une proposition de loi afin d'en revenir à la position initiale du Sénat. Un livret d'épargne défense souveraineté aurait en effet une vertu pédagogique que n'a pas la présente proposition de loi. Par ailleurs, un débat subsiste quant au financement du logement social, même si celui-ci n'est pas exempt de toute ambiguïté - parmi les signataires de la tribune qui nous a été adressée, aux côtés des associations d'aide au logement, se trouvent en effet des associations opposées à la dissuasion nucléaire.
J'entends les inquiétudes exprimées par Dominique de Legge sur les capacités de collecte. Il est vrai que la création d'un livret dédié serait un pari. Il faut croire que les banques nationalisées n'étaient pas une si mauvaise chose... La logique actuelle, qui consiste à installer des agences partout tout en retirant des capacités étatiques, notamment bancaires, nous a conduits à cette situation.
Compte tenu des réticences exprimées par Bruno Le Maire à toucher au livret A, j'ai enfin quelques doutes sur l'aboutissement de cette proposition de loi.
Nous avons toutefois déposé plusieurs amendements. Nous aurons donc le débat dans l'hémicycle mais, à ce stade, mon groupe s'abstiendra.
Il importe en tout cas qu'un véhicule législatif prospère et qu'on ne nous renvoie pas à une négociation européenne, comme l'a proposé le Gouvernement, ou vers le médiateur bancaire. C'est une nécessité tant pour la recherche et développement que pour la production. Il n'est pas réaliste de vouloir à la fois une armée complète et des capacités pour venir en aide à l'Ukraine sans jamais y consacrer un euro.
M. Pascal Allizard. - Un prélèvement sur le livret A et le livret populaire présente l'avantage, que j'estime essentiel, de nous mettre à l'abri d'une censure au titre de l'article 40 de la Constitution.
M. Rachid Temal. - Nous avons rectifié notre amendement pour éviter cet écueil.
M. Ludovic Haye. - Cette proposition de loi répond à un besoin primordial de financement des entreprises de l'industrie de défense. On ne peut pas se satisfaire de la situation actuelle. Il nous faut donc trouver de nouveaux moyens de financement de la BITD française. Celle-ci doit être à la hauteur des enjeux européens, mais aussi de la réalité des menaces, notamment de la guerre de haute intensité qui se déroule en ce moment même.
La conférence de soutien à l'Ukraine organisée par Président de la République le montre : on ne peut appeler de nos voeux une réponse européenne de sécurité et de souveraineté sans aider les acteurs de notre indépendance stratégique que sont nos TPE et PME.
Plusieurs rapports de notre commission pointent les besoins de soutien des industries de défense. Le rapport d'information intitulé L'industrie de défense dans l'oeil du cyclone, en 2020, montrait notamment que le financement de la défense ne pouvait être assuré que par les grands groupes. Il convient aujourd'hui d'aider les TPE à grandir et à exporter au regard de la grande frilosité, voire des refus idéologiques que leur opposent les banques.
De plus, la BITD française est gage d'emplois à haute valeur ajoutée dans nos territoires.
En ce qui concerne les modalités de financement, je crois qu'il faut éviter le piège dogmatique d'une opposition stérile entre le financement du logement social et le financement de la sécurité des Français. Les dispositions ont déjà été adoptées dans le cadre de la LPM et lors du dernier PLF, le Conseil constitutionnel ayant remis en cause, non pas les dispositions elles-mêmes, mais leur véhicule législatif.
En conséquence, mon groupe votera cette proposition de loi.
Mme Michelle Gréaume. - Étant arrivée en retard, je ne prendrai pas part au vote.
M. François Bonneau. - Mon groupe votera cette proposition de loi.
M. Akli Mellouli. - Mon groupe votera contre.
M. Cédric Perrin, président, rapporteur pour avis. - Je remercie Pascal Allizard et Dominique de Legge pour leur travail. J'estime que nous pouvons tout à fait trouver un terrain d'entente. Nous partageons en effet l'objectif de passer un message politique aux banques concernant la nécessité absolue de financer l'industrie de la défense et de cesser de surinterpréter les règles européennes. De fait, le progrès social et le développement durable ne sont possibles que dans les pays dont la sécurité est assurée.
La commission émet un avis favorable à la proposition de loi.
La réunion est ouverte à 17h30 (à huis clos).
Audition de M. Nicolas Chamussy, président de Nexter
Ce compte rendu ne fera pas l'objet d'une publication.
Mercredi 28 février 2024
- Présidence de M. Cédric Perrin, président -
La réunion est ouverte à 09h30
Audition de Mme Esther Duflo (Nobel d'économie 2019), professeure au Collège de France et au Massachusetts Institute of Technology
M. Cédric Perrin, président. - Mes chers collègues, nous avons le plaisir de recevoir aujourd'hui Mme Esther Duflo.
Madame Duflo, vous êtes professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT) et au Collège de France, où vous assurez la chaire « Pauvreté et politiques publiques ». Vous avez reçu le prix Nobel d'économie en 2019. Votre apport consiste en particulier dans le fait d'avoir innové en matière d'économie « empirique » du développement et d'évaluation des projets de développement. Vous avez notamment fait partie d'un organisme chargé de conseiller l'administration du président Obama en la matière.
Nous vous sommes très reconnaissants d'avoir accepté de venir évoquer devant nous les questions de financement et d'évaluation des politiques d'aide au développement, qui sont du ressort de notre commission et qui nous intéressent tout particulièrement, comme en témoigne notre investissement lors de l'examen, il y a deux ans, de la loi du 4 août 2021 de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales.
Malgré des progrès importants réalisés au cours des trente dernières années, la réduction de la pauvreté dans le monde a fortement marqué le pas, affectée en particulier par la crise du covid, par la dette qui menace de nouveau les pays africains et par le changement climatique, sans oublier la situation géopolitique dégradée.
Dans ce contexte, vous pourrez nous expliquer comment votre approche novatrice de l'analyse économique et de l'évaluation des projets de développement peut permettre de relancer, avec davantage d'efficacité et de pragmatisme, la lutte contre la pauvreté. Nous aimerions ainsi savoir non seulement quelles sont, selon vous, les pratiques les plus efficaces en la matière, mais aussi avoir votre appréciation sur les politiques menées par la France et par nos principaux partenaires.
Je rappelle à ce propos que nous examinerons prochainement une proposition de loi relative à la création de la commission d'évaluation de l'aide publique au développement, dont la mise en place, prévue par la loi du 4 août 2021, a été beaucoup retardée. Votre intervention nous permettra de mieux cerner ce que l'on peut attendre d'une telle commission et elle permettra aux sénateurs qui en seront membres de formuler des suggestions pour lancer ses travaux sur les meilleures bases possibles.
Enfin, en juin dernier, s'est tenu le sommet de Paris pour un nouveau pacte financier mondial, réunissant de nombreux représentants d'États et de la société civile. Ayant participé à cet événement, vous pourrez nous dire quels en étaient les principaux enjeux, et surtout si, selon vous, les réponses apportées ont été à la hauteur des défis.
Je vous laisse la parole pour une vingtaine de minutes, puis nous engagerons la discussion. Cette audition est filmée et retransmise en direct sur le site du Sénat.
Mme Esther Duflo (Nobel d'économie 2019), professeure au Collège de France et au Massachusetts Institute of Technology. - Je suis accompagnée de Claire Bernard, directrice-adjointe du Fonds d'innovation pour le développement (FID) et de Cillian Nolan, directeur exécutif de J-PAL Europe.
Nous avons assisté, depuis les années 1990, à un recul rapide de la pauvreté extrême, qui se définit par un revenu de 2 dollars par jour et par personne, ajusté au pouvoir d'achat. En 2020, le covid a interrompu cette tendance et entraîné un nouvel accroissement de la pauvreté.
La pauvreté est une affaire, non pas seulement d'argent, mais aussi de qualité de vie. Les personnes en situation d'extrême pauvreté meurent plus jeunes, elles sont plus nombreuses à mourir en couches, à avoir un niveau d'éducation plus faible, etc. Fort heureusement, la réduction de la pauvreté extrême est allée de pair avec d'énormes progrès sur les questions de vie ou de mort. Depuis 1990, la mortalité néonatale a par exemple baissé de manière significative.
Un tel déclin de la mortalité ne s'observe pas seulement dans les pays qui ont connu une croissance économique rapide. Au Malawi, la volonté du gouvernement et le choix de politiques publiques efficaces ont permis de faire refluer sensiblement la mortalité infantile.
Le covid a mis un coup de frein à tous ces progrès. La pauvreté s'est en effet de nouveau accrue pendant cette période, en particulier en Afrique subsaharienne, où paradoxalement, la mortalité due au covid a été relativement faible, l'arrêt de la vie économique pendant plusieurs mois ayant fortement pesé sur ce continent.
Depuis lors, l'invasion de l'Ukraine par la Russie a provoqué une forte inflation, en particulier sur les produits alimentaires dont le prix pèse lourdement sur le budget des plus pauvres, entraînant une augmentation de la pauvreté réelle.
La remontée des taux d'intérêt a de plus conduit à un enchérissement du service de la dette, provoquant des crises d'endettement dans de nombreux États. Le Fonds monétaire international (FMI) estime que 50 pays sont déjà dans une telle situation ou sont en passe de l'être.
Enfin, la crise climatique qui se profile à un horizon proche pèsera plus lourdement sur les pays les plus pauvres.
Il importe de repenser l'aide extérieure, d'autant que l'architecture issue du système de Bretton Woods traverse une forte crise de légitimité. Les pays pauvres ne considérant pas la Banque mondiale comme un partenaire capable de les aider, ils se sont par exemple opposés à ce qu'elle soit chargée d'administrer le Fonds pertes et dommages.
Par ailleurs, on observe l'essor de pays à revenu moyen et de nouveaux acteurs qui trouvent un intérêt à intervenir mondialement, notamment les Bric (Brésil, Russie, Inde et Chine) et les États du Golfe qui, auparavant, intervenaient plutôt dans leur sphère d'influence. Dans ce monde multipolaire, la légitimité des pays de l'Ouest en tant qu'acteurs de la solidarité internationale est amoindrie. La Chine et la Russie sont par exemple très investies en Afrique.
Les pays pauvres eux-mêmes s'enrichissent et sont plus en mesure de prendre leur destin en main. Il en résulte un effritement du consensus de Washington. De fait, l'aide publique au développement représente une part de plus en plus faible des budgets des pays pauvres, à l'exception de quelques très petits pays extrêmement pauvres.
Dans ce nouveau contexte, il convient de repenser le rôle de la solidarité internationale. L'objectif n'étant pas de remplacer les gouvernements, et encore moins de leur dicter leurs orientations prioritaires, il faut trouver un rôle, non plus substitutif, mais additionnel. Celui-ci peut être de quatre ordres.
Le premier est l'assurance contre les risques, notamment climatiques ou sanitaires.
Le deuxième est la protection des biens publics mondiaux tels que la vaccination, la recherche ou les nouvelles technologies agricoles pour faire face au changement climatique.
Le troisième est l'innovation, qui est elle aussi une forme de bien public mondial, notamment si on l'envisage en termes de politique économique. L'aide publique est en la matière particulièrement pertinente, car contrairement aux gouvernements, elle n'est pas soumise aux impératifs électoraux qui poussent parfois les dirigeants à mettre en place une nouvelle politique publique très rapidement plutôt que de prendre le temps d'évaluer celles qui sont déjà en vigueur. Or les découvertes que l'on peut faire sont susceptibles d'être utiles à tous les pays. Si le Malawi, qui est un pays très pauvre, a réussi à améliorer très rapidement son taux de mortalité néonatale, c'est parce qu'il s'est appuyé sur un arsenal de mesures dont on savait qu'elles étaient efficaces parce qu'elles avaient déjà été évaluées dans d'autres pays. L'évaluation des politiques publiques va donc bien au-delà de la « redevabilité » de l'argent public pour nos citoyens.
Le quatrième rôle de la solidarité internationale est l'augmentation des flux de financement - dont j'estime qu'elle devrait être massive - en compensation des dommages dus au changement climatique.
En ce qui concerne l'assurance, pendant la crise du covid, les pays riches ont en moyenne dépensé l'équivalent de 27 % de leur PIB pour aider leurs citoyens, contre environ 2 % dans les pays pauvres. Si les États-Unis avaient donné 10 % des 4,6 trillions de dollars qu'ils ont dépensés, ils auraient pu aider toute l'Afrique subsaharienne à hauteur de 27 % du PIB moyen des pays concernés.
Pour ce qui est des biens publics mondiaux, si l'on prend l'exemple de la vaccination, l'organisme Covax, créé pour acheter des doses de vaccin et les envoyer dans les pays pauvres, n'a été en mesure de le faire qu'au bout d'un an faute de doses disponibles.
En matière d'innovation, les projets financés par l'aide internationale sont trop souvent peu innovants, ils ne s'appuient que sur de rares données collectées en amont et ils ne sont quasiment jamais évalués ensuite.
Les coûts du changement climatique devraient peser sur les pays les plus riches, qui sont aussi les plus émetteurs. Les 10 % des citoyens les plus riches sont responsables de 50 % des émissions, quand les 50 % les plus pauvres sont responsables de 10 % des émissions.
Les conséquences du réchauffement se ressentiront plus fortement dans les pays pauvres, car ce sont les pays où il fait déjà le plus chaud. De plus, leurs habitants n'ont pas les moyens de se protéger des fortes chaleurs, et ils sont nombreux à travailler à l'extérieur. Autrement dit, les mêmes augmentations de température auront des effets plus mortifères dans les pays pauvres que dans les pays riches. On estime que d'ici à 2100, la mortalité devrait augmenter à raison de 73 pour 100 000, soit plus que toutes les maladies infectieuses combinées, uniquement dans les pays pauvres.
Combien nos choix de consommation et d'émissions coûtent-ils ? Pour prendre certaines décisions, par exemple la construction d'un pont, on se réfère à la valeur statistique d'une vie humaine. Cette valeur, multipliée par l'augmentation de la mortalité due au réchauffement induit par les émissions de carbone, permet de calculer que le coût en termes de mortalité d'une tonne de carbone additionnel s'établit à 37 dollars. Les émissions de l'Europe et des États-Unis s'élevant à 14 milliards de tonnes de carbone, leur coût en termes de mortalité pour les pays les plus pauvres s'élève à 500 milliards de dollars.
Par comparaison, lorsque le Fonds pertes et dommages a été créé, les promesses de contribution se sont élevées à 700 millions d'euros de crédits, contre les 100 milliards d'euros promis.
Dans ce nouveau paysage, la France pourrait endosser un rôle de leader dans les discussions sur le financement du Fonds pertes et dommages, et plus généralement, sur le financement de la transition énergétique dans les pays pauvres.
Un effort a été mené lors du sommet de Paris. La loi du 4 août prévoit de faire passer l'aide publique au développement de 0,37 % à 0,55 % du PIB et d'investir prioritairement dans les biens publics mondiaux. Nous allons donc dans le bon sens.
La France pourrait aussi assumer un rôle de leader sur l'innovation et l'évaluation des politiques publiques. Elle s'est du reste déjà engagée dans cet effort avec la création du Fonds d'innovation pour le développement, qui joue un rôle unique même si sa portée peut paraître modeste. Ce fonds a été créé le 17 décembre 2020, et sa convention, qui vient d'être renouvelée, est alignée sur le rapport Berville d'août 2018 intitulé Modernisation de la politique partenariale de développement.
Le FID est un organisme indépendant placé sous l'autorité d'un conseil d'administration que je dirige. Il est financé par le ministère de l'économie et le ministère de l'Europe et des affaires étrangères (MEAE) et hébergé par l'Agence française de développement (AFD). Le concept initial repose sur l'idée que l'évaluation ne vise pas à stigmatiser ou à récompenser certains acteurs, mais que seul le savoir importe, car il est susceptible d'être utilisé par d'autres. Un appel à projets est ouvert en continu à tous les secteurs - santé, climat, agriculture, éducation, gouvernance, etc. -, à tous les pays à revenu faible ou intermédiaire et à tous les types de structures. Les financements sont proposés de manière progressive, en fonction de la maturité des projets, la mesure rigoureuse de l'impact des projets étant au coeur de la mission du FID et des financements qu'il alloue.
Si le FID n'a pas vocation à financer un hôpital, il peut financer une équipe proposant un traitement innovant. De manière générale, il vise à financer toute nouvelle solution - sociale, technologique, financière, etc. - introduisant une amélioration par rapport aux approches existantes en termes de coûts, de rapidité de mise en oeuvre ou de faisabilité, et capable de concerner un grand nombre de personnes vulnérables.
Depuis mars 2021, nous avons reçu plus de 2 700 candidatures, notre portefeuille comptant actuellement 66 projets financés, dont 88 % en Afrique. Des pays très peu représentés dans cet écosystème, en particulier les pays de l'Afrique francophone, comptent parmi les bénéficiaires, qui ont tous été rigoureusement sélectionnés par des experts mondiaux.
Le FID permet de financer des pays qui n'ont pas reçu de financement de la part de l'AFD. Près des deux tiers de projets sont portés des organisations locales, et un peu moins de la moitié sont engagés avec un partenaire gouvernemental.
Il importe aujourd'hui que notre pays englobe l'innovation, l'évaluation et la protection des biens publics mondiaux dans son approche du développement afin de créer un phénomène d'entraînement qui permettra aux autres pays de suivre cette voie. Au regard des responsabilités qu'emportent nos choix de consommation sur le réchauffement de la planète, j'estime que c'est une nécessité.
- Présidence de Mme Catherine Dumas , vice-présidente -
Mme Catherine Dumas, présidente. - Vous n'avez pas évoqué le rôle des ONG. Celui-ci est-il secondaire ?
Mme Esther Duflo. - Les ONG ont un rôle d'incubation très important, mais elles ne peuvent pas permettre le passage à l'échelle, qui suppose la transformation des politiques publiques. Les ONG sont réactives, elles sont capables d'intervenir très rapidement en cas de désastre et elles ont souvent des forces d'innovation qui font émerger de nouvelles pratiques. À J-PAL, nous évaluons les projets des ONG et soutenons les plus pertinents pour qu'ils soient repris dans le cadre de politiques publiques.
M. Jérôme Darras. - La Tanzanie est parvenue à lutter contre la pauvreté. Tout comme le Malawi, c'est pourtant un pays qui n'a que peu ou pas de croissance. Quelles sont les conditions locales à réunir pour réduire la pauvreté ?
Mme Esther Duflo. - La Tanzanie a en effet connu la plus forte diminution de la pauvreté en termes de points de pourcentage au cours des dix à quinze dernières années, alors même que sa croissance économique n'était pas très forte, ce qui montre que le rapport entre la baisse de la pauvreté et la croissance économique n'est pas de 1 pour 1 et qu'un budget donné peut être plus ou moins bien utilisé.
Le premier critère est politique : les pays qui sont en guerre, ou dont le gouvernement n'est pas réellement au service du bien public rencontrent naturellement plus de difficultés à réduire leur taux de pauvreté. Mais un État démocratique peut aussi faire des erreurs, parce que les politiques sont mal pensées ou que leur exécution est difficile. Les bonnes intentions ne suffisent pas.
Le Malawi et la Tanzanie se sont concentrés sur certains sujets et ils ont repris des politiques publiques dont l'efficacité était prouvée. J'estime que c'est la clé.
M. Philippe Folliot. - Existe-t-il une forme de coordination avec les autres politiques publiques que nous menons ? Le contexte politique des pays est-il pris en compte dans la sélection des projets ? Je crois savoir que vous intervenez au Niger. N'y a-t-il pas un avant et un après ? Par ailleurs, la francophonie fait-elle partie des éléments discriminants positifs dans le choix des projets, en particulier pour ceux qui ont trait à l'éducation ?
Mme Marie-Arlette Carlotti. - Comment faire respecter l'État de droit sans sanctionner les populations ?
Mme Esther Duflo. - Nous avons cessé de financer des projets au Niger depuis la décision de la France de se retirer de ce pays. En la matière, nous suivons rigoureusement la doctrine gouvernementale.
De manière générale, nous recherchons une coordination avec les priorités de notre pays. Sans appliquer de quotas, nous avons fait en sorte que les pays qui étaient auparavant prioritaires au titre de l'aide au développement française soient bien informés de l'existence du FID. De fait, les financements se concentrent dans ces pays, en particulier dans les pays francophones. Nous sommes du reste le premier fonds d'innovation auquel il est possible de candidater en français.
En revanche, la promotion de la francophonie n'est pas en soi un critère qui nous pousserait à favoriser un projet d'éducation plutôt qu'un autre, même si, de fait, un projet financé dans un pays où l'instruction se fait en français encourage la francophonie. Nous n'avons pas de grilles de pondération comprenant ce type de critères.
L'autonomie est importante pour les États. Ils ne veulent pas être guidés et ont la maîtrise de leurs budgets, dont l'aide publique au développement de la France n'est qu'une infime partie.
L'objectif est non seulement de bien dépenser l'argent public, mais surtout d'entraîner un effet de levier, pour que l'argent de ces pays soit dépensé le mieux possible, selon leurs propres priorités démocratiques. Il ne me viendrait jamais à l'idée de me substituer aux décideurs en leur disant, par exemple, qu'il est plus important d'investir dans l'éducation que dans la santé. Si un pays veut mettre l'accent sur la lutte contre la mortalité maternelle, qu'il le fasse, selon ses moyens, de la façon la plus efficace possible.
C'est à ce niveau que peuvent être déterminants le rôle des ONG en matière d'identification des projets, de mise en place de ces projets, de démonstration de leur efficacité, ainsi que celui d'institutions comme J-PAL ou le FID, qui les aident à collecter ces preuves et les rendre publiques.
M. Jean-Luc Ruelle. - Je souhaite profiter de la présence de Mme Duflo pour rendre hommage à Daniel Cohen, que nous appréciions énormément.
En Côte d'Ivoire, vous l'avez très bien montré, c'est l'État qui gère les fonds qui lui sont alloués par la France. Le contrat de désendettement et de développement, le C2D, est un très bon mécanisme.
Le boom démographique, caractéristique de l'exception africaine, va aboutir au doublement de la population du continent d'ici à 2050. Comment cette tendance est-elle intégrée dans les politiques de développement ? Pour rebondir sur ce que vous avez suggéré s'agissant des coûts du changement climatique, ne faudrait-il pas adresser ces sommes à la résolution de la crise démographique africaine ?
Le comité interministériel de la coopération internationale et du développement (Cicid) a décidé de ne plus se concentrer sur l'Afrique, alors que c'est là que sont les véritables problèmes. Cette décision me paraît suicidaire !
Mme Sylvie Goy-Chavent. - Tenez-vous compte de la corruption dans vos études, alors que ce mal ronge nombre de pays avec lesquels vous travaillez ? Quels contrôles sont réalisés sur les fonds distribués ?
Mme Esther Duflo. - Je ne puis répondre à la question relative à la décision du Cicid, car ce n'est pas mon rôle de dire comment la France devrait dépenser son argent ; ce genre de décisions vous incombe davantage qu'à moi !
Même si les candidatures les plus pertinentes viennent des pays d'Afrique, le ciblage des ressources ne change pas grand-chose. En effet, ce que l'on apprend en Inde ou au Vietnam pourra être utilisé en Côte d'Ivoire. Par exemple, dans la politique éducative, le programme d'enseignement ciblé, aujourd'hui entré dans la politique officielle de la Côte d'Ivoire, soutenu par le C2D, a d'abord été testé en Inde par une ONG, avant d'être expérimenté au Ghana et en Côte d'Ivoire, où il a été généralisé. L'important est d'identifier les difficultés et les solutions innovantes.
La corruption est un problème en tant que tel. Le laboratoire J-PAL est doté d'un secteur « Gouvernance », qui examine les questions liées à l'amélioration de la vie démocratique et à la corruption. Nous étudions les moyens de réduire la corruption, en nous demandant quels sont les bons flux financiers et les niveaux de contrôle appropriés, de sorte que l'ensemble des fonds alloués à un projet soit correctement utilisé. C'est une façon de garantir l'efficacité des politiques publiques.
Le FID s'appuie sur l'expertise des services de l'AFD, qui ont des procédures de compliance et d'audit pour contrôler la corruption. L'AFD est très attentif à la façon dont l'argent public est utilisé.
Mme Valérie Boyer. - Comment étudiez-vous les effets catastrophiques de la crise démographique, liée, notamment, aux grossesses précoces dans des pays ne maîtrisant pas leur démographie ? Être enceinte extrêmement jeune exclut les femmes de l'école, ce qui empêche tout développement. Cette question fondamentale, que, de façon surprenante, on ne lie jamais au réchauffement climatique, est-elle prise en compte dans votre gestion des aides ?
Mme Claire Bernard, directrice-adjointe du Fonds d'innovation pour le développement. - Nous ne sommes pas prescripteurs de projets, mais nous en recevons qui ont pour objet les grossesses précoces ou, de manière plus générale, l'éducation à la sexualité des adolescents.
Par exemple, à Madagascar, une ONG malgache sensibilise les adolescents aux questions de sexualité et de grossesses précoces. Ce projet, qui a bénéficié du financement du FID, va sans doute être désormais financé par la Banque mondiale, car il a rencontré un certain succès. Voilà le type de projets que nous pouvons financer, si les candidatures soumises par les ONG, les agences gouvernementales ou les entreprises répondent à nos critères.
Mme Esther Duflo. - Des projets d'éducation peuvent avoir des effets importants sur les grossesses précoces, qui est un sujet très important, sur lequel j'ai d'ailleurs travaillé.
Par exemple, au Kenya, les filles quittaient l'école en 5e, car leurs parents ne pouvaient pas payer l'uniforme obligatoire. Nous avons financé un programme d'achat d'uniformes pour les filles et les garçons, ce qui a eu plus d'effet sur les grossesses précoces que l'éducation directe. Rester à l'école était suffisamment incitatif pour que les jeunes femmes fassent en sorte de ne pas tomber enceinte.
Au Ghana, nous avons financé les frais d'éducation secondaire pour tous les jeunes, filles et garçons. Cela a entraîné une élimination des grossesses précoces, une forte baisse de la natalité et une diminution de la mortalité infantile. Les enfants ayant bénéficié de ce projet sont désormais eux-mêmes parents, et l'on constate de meilleurs résultats aux tests cognitifs chez leurs enfants.
Cela dit, plusieurs pays africains entrent actuellement en transition démographique et connaîtront sans doute un plateau durant les vingt à trente prochaines années. Les sociétés étant très jeunes, la population va donc continuer à augmenter, mais le nombre d'enfants par femme a déjà commencé à décliner.
M. Ronan Le Gleut. - Les pays pauvres ne font pas confiance à la Banque mondiale, et aux institutions de Bretton Woods en général. Celles-ci tentent-elles de rétablir la situation en mettant en oeuvre l'approche que vous nous avez présentée ?
Mme Esther Duflo. - C'est une grande question à laquelle il serait trop long de répondre de manière exhaustive. Le FMI et la Banque mondiale savent qu'il leur faut regagner cette confiance, alors que tout l'ordre mondial a été dépolarisé après la fin de la guerre froide et qu'il ne s'agit plus de se placer sous l'influence de l'une ou l'autre des grandes puissances. Ces institutions font donc des efforts. Pour autant, le précédent président de la Banque mondiale refusait d'admettre le problème posé par le changement climatique, ce qui était pour le moins mal perçu dans les pays en voie de développement. Son successeur s'est toutefois emparé du sujet. Le FMI, quant à lui, était considéré comme une institution jouant un rôle de gendarme, mais il a ouvert son champ d'action vers la protection sociale en insistant sur son maintien dans les plans de financement. Durant la crise du covid, il s'est ainsi fait l'avocat des pays pauvres et a milité pour une circulation plus rapide des vaccins, en particulier grâce à son Deputy Managing Director, Mme Gita Gopinath.
Concernant l'approche que je vous ai présentée, la Banque mondiale a été pionnière en la matière, en particulier via un fonds dédié, créé alors que le Français François Bourguignon y était Chief Economist et qui oeuvre en ce sens, en encourageant les gouvernements à développer l'évaluation et en proposant des formations comme des financements à cet effet. La Banque mondiale est un organisme très diversifié, dans lequel on trouve le bon grain comme l'ivraie, mais sa compétence en la matière est très claire. Formons le voeu que son nouveau président lui permette de gagner en légitimité, en même temps que toutes les institutions internationales.
Mme Catherine Dumas, présidente. - Je vous remercie au nom de la commission de cette audition très riche. Nous avons compris les enjeux de l'innovation et de l'évaluation comme bien mondial à partager. Nous sommes vraiment dans le sujet : nous allons examiner prochainement la proposition de loi relative à la mise en place et au fonctionnement de la commission d'évaluation de l'aide publique au développement instituée par la loi n° 2021-1031 du 4 août 2021. Gageons que ce que vous nous avez appris nous permettra de mieux appréhender ce que doit être cette commission.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo sur le site internet du Sénat.
La réunion est close à 10 h 45
- Présidences de MM. Cédric Perrin, président et Jean-François Rapin, président de la commission des Affaires européennes -
La réunion est ouverte à 16 h 35.
Politique étrangère et de défense - Audition de M. Charles Fries, secrétaire général adjoint du Service européen pour l'action extérieure (SEAE)
M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères et de la défense. - Mes chers collègues, nous avons le plaisir de recevoir cet après-midi M. Charles Fries, secrétaire général adjoint du Service européen pour l'action extérieure (SEAE), chargé de la paix, de la sécurité et de la défense. Monsieur le secrétaire général, nous vous remercions de vous être déplacé jusqu'à nous, dans un contexte difficile sur le plan géopolitique.
Notre commission est d'abord préoccupée par la montée en puissance de nos capacités de production nécessaire pour soutenir l'Ukraine. La stratégie relative à l'industrie de défense européenne (EDIS), ainsi que le programme européen d'investissement dans le domaine de la défense (EDIP) devaient être présentés hier, le 27 février. Leur présentation a été ajournée mais sans doute pouvez-vous tout de même nous dévoiler le résultat des échanges avec les États membres, les industriels, les think tanks et les acteurs financiers, auxquels le SEAE a été associé.
Thierry Breton a appelé à la création d'un fonds de 100 milliards d'euros. Certes, c'est beaucoup ; par comparaison, le montant alloué au Fonds européen de la défense 2021-2027 est d'un milliard d'euros par an durant les sept années de la période de programmation. Comment le SEAE contribue-t-il à la réflexion sur cet outil et, en particulier, sur son financement ?
Nous peinons à voir les progrès que l'urgence de la situation actuelle aurait permis de faire à l'Union européenne sur les autres aspects de défense. En matière de « coopération structurée permanente », censée être le niveau politique de la défense européenne, la liste des projets s'est allongée, mais les résultats se font attendre.
Il n'est pas plus aisé d'évaluer le volet de gestion de crise de la PSDC. Certaines missions auparavant de premier plan, comme celle qui est menée au Sahel, semblent mal en point, pour les raisons que l'on imagine. Nous souhaiterions aussi savoir où en sont les missions en Libye ou en Irak. Quant à la mission de gestion du point frontière de Rafah reconduite en juin dernier, est-elle dépassée par les événements, pour le dire sobrement ?
Une capacité de déploiement rapide (CDR) a été mise au point à la fin de l'année dernière afin de vite réagir face aux crises. Même si le projet est intéressant, son effectif théorique de 5 000 hommes ne représente que deux groupements tactiques, qui n'ont jamais été déployés et ne seront opérationnels qu'en 2025... À l'heure où les crises se multiplient à un rythme sans précédent, l'Union peut-elle s'organiser pour rapidement faire face à l'urgence ?
Comment percevez-vous les moyens et l'action du SEAE, près de quinze ans après sa création ? Nous approchons d'une échéance électorale qui a déjà suscité quelques idées d'un saut fédéral au sujet des questions de politique étrangère. La Cour des comptes européenne vient précisément de rendre un rapport sur le SEAE, le 30 janvier dernier, relevant un manque d'effectifs, un problème dans leur répartition et des lacunes dans les moyens informatiques. Le financement alloué par l'Union européenne à son service diplomatique au sens large, comprenant environ 8 000 employés, dépasse pourtant 1 milliard d'euros.
J'espère enfin que nous pourrons, lors de nos échanges, déborder du champ de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) pour évoquer plus largement les grands dossiers de politique extérieure. Je songe à la situation au Moyen-Orient, sur laquelle nous peinons à voir quelles finalités diplomatiques et politiques poursuit l'Union européenne, dont l'action est essentiellement financière. Accessoirement, nous peinons à savoir qui conduit cette action, la présidente de la Commission européenne semblant parfois insoucieuse des compétences fixées par les traités. Je songe aussi à la situation en Arménie, sur laquelle le Sénat a eu l'occasion d'exprimer sa grande préoccupation.
Monsieur le secrétaire général, nous mesurons bien que la tâche assignée au SEAE est difficile. Nous vous remercions des éclairages que vous pourrez nous apporter.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Monsieur le secrétaire général, nous sommes très heureux de vous accueillir.
En vertu de l'article 42 du traité sur l'Union européenne, « la politique de sécurité et de défense commune fait partie intégrante de la politique étrangère et de sécurité commune » et l'Union peut recourir à des capacités opérationnelles « dans des missions en dehors de l'Union afin d'assurer le maintien de la paix, la prévention des conflits et le renforcement de la sécurité internationale ». Cet article précise également que « l'exécution de ces tâches repose sur les capacités fournies par les États membres ».
Cet article stipule en outre que « la politique de sécurité et de défense commune inclut la définition progressive d'une politique de défense commune de l'Union », et « conduira à une défense commune, dès lors que le Conseil européen, statuant à l'unanimité, en aura décidé ainsi ». Son septième alinéa prévoit une clause d'assistance mutuelle, au cas où un État membre serait l'objet d'une agression armée sur son territoire.
Monsieur le secrétaire général, dans une contribution au dernier rapport sur l'Europe de la Fondation Robert Schuman, vous souligniez les changements très importants qu'a connus la PSDC à la suite du déclenchement de la guerre d'agression russe en Ukraine et de la nouvelle donne géopolitique évoquée par le président Perrin.
Si un nouveau pacte en matière de PSDC civile a été adopté en mai 2023, c'est bien le volet militaire qui a connu les développements les plus importants, dans le prolongement de la déclaration de Versailles et de l'adoption de la boussole stratégique au printemps 2022. Pour la première fois, l'Union a décidé, d'une part, de recourir à la Facilité européenne pour la paix (FEP) afin de financer des livraisons d'armes et de munitions à un pays tiers et, d'autre part, de déployer une mission militaire de PSDC, non pas dans un pays tiers, comme le prévoit le traité, mais sur le territoire même des États membres. Des textes importants ont été adoptés : l'instrument visant à renforcer l'industrie européenne de la défense au moyen d'acquisitions conjointes, plus communément appelé EDIRPA, et l'action de soutien à la production de munitions, dite ASAP. Il s'agit toutefois de mesures uniquement temporaires destinées à faire face en urgence à la guerre en Ukraine.
Le SEAE a participé, aux côtés de la direction générale de l'industrie de la défense et de l'espace (DG DEFIS) de la Commission européenne et de l'Agence européenne de défense, à la préparation de la stratégie relative à l'industrie de défense européenne et du programme européen d'investissement dans le domaine de la défense, qui devaient être présentés hier. Cette stratégie et ce programme visent à renforcer sur le long terme la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE) et à prolonger l'effort engagé à une trop modeste échelle au travers du Fonds européen de la défense (FEDef). Je relève que l'Ukraine devrait notamment être associée à ce programme.
La présidente de la Commission européenne prône désormais la mise en place d'un commissaire européen à la défense dans le cadre du prochain mandat.
Au regard de votre expérience opérationnelle, je souhaiterais donc que vous nous présentiez le bilan que vous tirez des développements de la PSDC enregistrés depuis le début de la guerre en Ukraine, et notamment de la mise en oeuvre de la Facilité européenne pour la paix. Je souhaiterais également que vous nous expliquiez comment le SEAE s'est articulé avec la Commission européenne dans l'élaboration de la stratégie industrielle.
J'aimerais enfin que vous nous fassiez part de votre vision des débats en cours sur le rôle de l'Union européenne en matière de défense, y compris sur le plan institutionnel. Comment s'organisent les relations entre le SEAE et la DG DEFIS ? Qu'apporterait la désignation d'un commissaire à la défense et quelle incidence pourrait-elle avoir pour le SEAE ?
M. Charles Fries, secrétaire général adjoint du service européen pour l'action extérieure (SEAE). - Messieurs les présidents, vous avez mis sur la table de très nombreux sujets, et je ne sais pas si je pourrai tous les traiter. Je concentrerai mon propos sur l'impact de la guerre en Ukraine sur l'Europe de la défense, avant d'étudier, dans un deuxième temps, les principaux défis que l'Europe de la défense doit relever en 2024.
Premier point : la guerre en Ukraine a représenté un véritable tournant pour l'Europe de la défense, un Zeitenwende. La réaction européenne, forte, rapide et dans un esprit d'unité, a constitué une bonne surprise pour les Européens et une mauvaise surprise pour Vladimir Poutine. L'Europe ne progresse dans son intégration que lorsqu'elle a le couteau sous la gorge, qu'elle se trouve au bord d'un précipice et qu'elle doit faire preuve d'audace. La crise de la Covid l'avait illustré, la guerre en Ukraine l'a montré à nouveau : adoption de treize paquets de sanctions d'une très grande portée, réduction drastique de notre dépendance énergétique dans des délais records, accueil de millions de réfugiés, soutien massif à l'Ukraine - à hauteur de 88 milliards d'euros si l'on additionne les efforts bilatéraux et l'aide de l'Union européenne, soit un montant supérieur à celui de l'aide américaine -, lancement du processus d'adhésion avec un pays en guerre... Au-delà de cette énumération, le plus frappant selon moi, ce sont les tabous que nous avons brisés dans le domaine militaire. Pour la première fois, l'Union finance la livraison d'armes à un pays en guerre grâce à la Facilité européenne pour la paix. Ce puissant instrument de solidarité politique et financière a fonctionné : si les États membres ont livré autant d'armes à l'Ukraine, c'est parce qu'ils savaient qu'ils seraient en partie remboursés. Nous avons même dû à plusieurs reprises l'abonder.
Nous avons également lancé en 2022, dans des délais très rapides, la plus grosse mission de l'histoire de l'Union européenne : nous avons déjà formé 40 000 soldats ukrainiens, avec l'objectif d'en former 60 000 d'ici à l'été prochain. La France participe à cette mission, mais les deux pays les plus en pointe sont la Pologne et l'Allemagne.
L'Union européenne s'est lancée dans des chantiers qui semblaient inimaginables avant le 24 février 2022. Nous utilisons le budget communautaire non seulement pour financer, via le Fonds européen de la défense, des projets de recherche et de développement dans le domaine militaire, mais également pour encourager les États membres à acheter ensemble, au travers d'EDIRPA. Nous finançons directement l'industrie de la défense et les entreprises qui produisent des munitions et des missiles à l'aide de l'instrument ASAP.
Cela constitue un pas en avant très important. La guerre en Ukraine a été un puissant accélérateur dans la montée en gamme de l'Union européenne comme acteur de sécurité. Entre le début de ma prise de fonction en 2020 et aujourd'hui, j'ai vu changer le regard porté sur nous par nos partenaires de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (Otan) et les États-Unis. Ce que l'Europe a concrètement réalisé est salué, apprécié, soutenu. L'Union européenne réalise en effet ce que l'Otan ne peut pas faire : nous finançons la livraison des armes, nous entraînons des soldats et nous adoptons des sanctions.
Cette réaction vis-à-vis de la situation en Ukraine doit être inscrite dans un contexte plus large. L'Union européenne veut devenir un acteur de sécurité plus efficace et plus crédible. Si l'on veut peser, si l'on veut être un acteur géopolitique davantage respecté et si l'on veut pouvoir « parler le langage de la puissance », comme le disait Josep Borrell lors de sa prise de fonction comme Haut Représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, nous devons nous en donner les moyens.
En adoptant la boussole stratégique en mars 2022, les Européens se sont dotés pour la première fois d'un livre blanc sur la défense européenne. Il ne s'agit pas simplement d'un document de doctrine partageant une analyse des menaces. C'est aussi un document concret, préconisant quatre-vingts actions suivant des échéances précises, qui constitue la feuille de route des Européens en matière de sécurité et de défense jusqu'à l'horizon 2030. Monsieur le président Perrin, vous avez mentionné un exemple précis, avec la mise en place à partir de l'année prochaine d'une capacité de déploiement rapide de 5 000 hommes. Son objectif sera par exemple de réaliser des opérations d'évacuation de citoyens européens, sur le modèle de ce qui s'est récemment passé au Soudan ou en Afghanistan, ou de venir en aide à un pays menacé de déstabilisation.
Sous le mandat de Josep Borrell, nous avons lancé sept missions et opérations de PSDC. Durant le mandat précédent, une seule avait été menée. Les circonstances ont changé : l'environnement géostratégique de l'Union européenne est devenu beaucoup plus dangereux, ce qui nous oblige à réagir et à aider nos partenaires qui nous appellent au secours. Nous avons lancé la semaine dernière une mission en mer Rouge pour assurer la liberté de navigation face aux attaques houthistes. Nous avons également lancé deux missions civiles de PSDC en Moldavie, afin d'aider ce pays contre les fortes menaces hybrides venant de Russie. En Arménie, des forces européennes sont pour la première fois en mission dans un pays prétendument sous influence russe : des policiers européens sont postés à la frontière avec l'Azerbaïdjan. Cette mission a accru le profil et la visibilité de l'Europe dans cette région. Enfin, même si nous avons connu des déboires au Sahel, nous venons de lancer une mission civilo-militaire afin d'aider les quatre pays du golfe de Guinée à affronter leurs menaces sécuritaires.
Nous menons également une action plus résolue au sujet de la résilience, afin d'aider l'Union à faire face aux menaces hybrides, aux attaques cyber et aux manipulations de l'information. Quelques jours après le début de l'invasion de l'Ukraine, l'Union européenne avait suspendu la diffusion en Europe de Spoutnik et Russia Today. L'Union européenne doit pouvoir sécuriser son libre accès aux nouveaux espaces stratégiques, c'est-à-dire au cyber, au maritime, à l'aérien et au spatial.
Il faut toutefois rester lucide : cette guerre a montré nos faiblesses et nos lacunes. Monsieur le président Perrin, vous avez indiqué que la guerre en Ukraine a illustré à quel point nous avons souffert de sous-investissements en matière de défense au cours de la période qui a suivi la guerre froide. Les investissements réalisés suivaient des logiques trop nationales, et trop d'achats ont été réalisés en dehors de l'Union européenne. Nous le dirons dans la communication sur la stratégie industrielle de défense européenne que nous adopterons la semaine prochaine : entre février 2022 et juin 2023, près de 80 % des acquisitions des États membres ont été réalisées en dehors de l'Union européenne. Le diagnostic est sévère : les États membres achètent trop seuls et à l'étranger. D'où la fragmentation du marché de la défense en Europe : il y a dix-sept types de chars en Europe, contre un seul aux États-Unis.
Si l'on veut peser davantage dans un monde devenu carnivore, nous avons besoin d'investir davantage dans nos capacités de défense. Nous devons muscler notre industrie pour en faire un instrument de souveraineté européenne. Le SEAE et le Haut représentant Josep Borrell tiennent un discours convergent avec les positions françaises, mais le débat n'est pas simple, car les vingt-sept États membres ne partagent pas tous le même point de vue. Dès que l'on parle de renforcement de l'industrie de défense, de souveraineté européenne ou d'autonomie stratégique, des inquiétudes sont soulevées, de peur d'affaiblir le lien transatlantique ou de créer des tensions avec les Américains. Certains États membres préfèrent immédiatement acheter sur étagère plutôt que de jouer la carte des coopérations européennes. C'est pourtant uniquement sur cette dernière que nous pouvons compter sur le long terme, mais, dans l'immédiat, elle est jugée trop longue ou complexe. Nous devons y travailler.
À l'évidence, nous n'avons pas basculé, au niveau européen, dans l'économie de guerre souvent mentionnée par le Président de la République. En témoigne la mise en oeuvre du plan munitions pour l'Ukraine, dont le SEAE s'est occupé, sous la responsabilité de Josep Borrell et en lien avec le commissaire Breton. Lorsque nous avons lancé ce plan en mars 2023, il était sans précédent : l'idée était que la FEP consacre un milliard d'euros afin d'encourager les États membres à vider leurs stocks de munitions. Nous demandions aussi aux États membres d'acheter ensemble des munitions de 155 millimètres et des missiles en proposant un incitatif d'un milliard d'euros supplémentaire. Enfin, avec le programme ASAP doté de 500 millions d'euros, notre objectif était de soutenir l'industrie de la défense pour produire des munitions et des missiles. Malheureusement, l'objectif de fournir à l'Ukraine un million de munitions avant le mois de mars ne sera pas atteint - nous n'en aurons livré que la moitié -, mais il le sera largement d'ici à la fin de l'année. L'industrie n'était peut-être pas prête à produire autant et aussi rapidement, mais le financement et la passation des commandes ont également constitué un problème. Le commissaire Breton a récemment insisté sur ce point. Même si nous produisons un million de munitions de 155 millimètres par an - et nous en produirons 1,4 million d'ici à la fin de l'année, et 2 millions en 2025, soit plus que ce que les États-Unis produisent -, il reste qu'il n'y a pas assez de commandes. Josep Borrell a demandé aux ministres de la défense et des affaires étrangères des vingt-sept d'utiliser les cadres mis en place par l'Union. L'Union européenne est un chef d'orchestre. Les instrumentistes sont les États membres, qui doivent jouer ensemble en utilisant l'inspiration et les financements fournis par les institutions européennes.
Le sujet des munitions restera au coeur des débats des prochaines semaines à Bruxelles. Il a d'ailleurs été évoqué avant-hier soir lors de la réunion sur l'Ukraine organisée à Paris par le Président de la République.
J'en viens à la deuxième partie de mon propos : quels sont les principaux défis pour l'Europe de la défense cette année ? Le premier défi, le plus urgent, est bien sûr de poursuivre le soutien militaire européen à l'Ukraine. Nous espérons finaliser en mars prochain les discussions sur la création d'un fonds d'assistance à l'Ukraine, financé par la Facilité européenne pour la paix. Le 1er février dernier, le Conseil européen s'est accordé sur une enveloppe de 50 milliards d'euros entre 2024 et 2027 pour le volet civil du soutien à l'Ukraine, mais un volet militaire manque encore. Nous voulons pour cela réabonder la Facilité européenne pour la paix et nous espérons aboutir dans les deux ou trois semaines à venir. Le SEAE a émis la proposition que l'argent européen finance des projets sur lesquels les Européens travaillent ensemble. Deux projets sont privilégiés : la formation, avec le financement de la mission d'assistance militaire de l'Union européenne en soutien à l'Ukraine (EUMAM Ukraine), qui a déjà formé 40 000 hommes, et l'aide à l'acquisition conjointe d'armes auprès de l'industrie de la défense européenne.
Les négociations durent depuis des mois et sont ardues. Nous avons connu beaucoup de difficultés avec la Hongrie, qui ne voulait plus soutenir militairement l'Ukraine, et avec l'Allemagne, qui ne voulait plus payer pour la FEP, estimant qu'elle finançait déjà suffisamment de soutien militaire à titre bilatéral. Un autre sujet sensible est celui de la part réservée à l'industrie de défense européenne. Deux camps s'opposent. Certains disent que la FEP est un instrument pour aider l'Ukraine et non un instrument de politique industrielle, et qu'il faut acheter munitions et équipements, quel que soit leur lieu de production ; c'est la position de l'Italie, des Pays-Bas, des pays nordiques ou encore des pays d'Europe centrale et orientale. Un autre groupe, dont la France est membre, estime que l'argent européen doit être utilisé pour bénéficier aux entreprises de défense européennes. J'espère que nous parviendrons à un compromis. Si l'on parvient à un accord sur ce fonds d'assistance en mars, l'Union européenne et l'Ukraine pourront finaliser leur accord sur les engagements de sécurité.
Le Président de la République a reçu le Président Zelensky il y a quelques semaines pour signer un accord entre la France et l'Ukraine. L'Allemagne, le Danemark, les Pays-Bas ont signé des accords similaires, mais l'Union européenne doit faire de même à son échelon. Nous espérons, dès que nous aurons bouclé le volet financier, être en mesure de signer cet accord dont je suis l'un des négociateurs.
Le deuxième défi que nous devons relever consiste à soutenir plus résolument notre industrie de défense. Ce sera l'objet de la stratégie européenne pour l'industrie de défense qui sera présentée le 5 mars prochain par Thierry Breton et Josep Borrell. Le message est simple : nous devons produire plus, plus vite et ensemble en Europe. Les chaînes d'approvisionnement doivent être développées et rendues plus sûres, afin d'assurer notre defense readiness, notre préparation à la défense. Il faut muscler notre base industrielle et technologique de défense européenne, la BITDE.
Cette stratégie sera accompagnée d'un programme, EDIP, afin de pérenniser les programmes EDIRPA et ASAP, qui étaient en quelque sorte des programmes pilotes. Le budget n'est pas encore totalement consolidé. Nous avons parlé de 1,5 milliard d'euros, mais, ainsi que vous l'avez signalé, Monsieur le président, cette somme ne sera pas à la hauteur des enjeux. L'Ukraine sera déjà quasiment traitée comme un État membre, puisqu'elle pourra participer à des projets d'acquisition conjointe d'armements, ce qui sera une originalité de cette stratégie. Nous permettrons également au budget communautaire de soutenir l'industrie de défense ukrainienne : un des moyens d'aider l'Ukraine à avoir des armes, c'est de l'aider à en produire chez elle et les Ukrainiens le souhaitent.
En renforçant l'industrie de la défense en Europe, nous pourrons aider dans la durée l'Ukraine à résister à l'invasion russe. Le nerf de la guerre, c'est l'argent, le financement. Il y a plusieurs pistes, dont la piste budgétaire, mais dans le cadre actuel des perspectives financières, les sommes sont limitées. Nous verrons si le commissaire Breton parvient à rehausser le montant de 1,5 milliard d'euros.
D'autres pistes se trouvent dans le débat public. La première, qui figurera dans la stratégie adoptée la semaine prochaine, serait que la Banque européenne d'investissement (BEI) lève ses restrictions et puisse financer des entreprises de l'industrie de défense. La deuxième, c'est l'effet d'entraînement que la levée de cette restriction pourrait produire auprès du secteur bancaire en favorisant ainsi le financement des entreprises du secteur de l'armement. On ne peut pas parler de développement durable sans sécurité. Il faut convaincre les agences de notation et ceux qui travaillent sur les critères économiques, sociaux et de gouvernance (ESG) que la défense ne peut pas être traitée sur le même pied que l'industrie du tabac, par exemple. Une troisième piste est celle des eurobonds, les euro-obligations. Le commissaire Breton a proposé un chiffre de 100 milliards d'euros, repris par le Président de la République, par le Président Charles Michel, par la Premier ministre estonienne. Dernière piste, évoquée ce matin par la Présidente von der Leyen, l'utilisation des revenus des avoirs gelés de la Russie pour acheter des équipements et des munitions pour aider l'Ukraine.
Ces pistes sont sur la table. Elles seront discutées lors du prochain Conseil européen, à la fin de mars prochain. J'espère que des décisions rapides pourront être prises. Il s'agira de l'une des priorités du prochain collège, qui sera mis en place au second semestre de cette année.
Troisième défi : l'Europe doit participer au renforcement du pilier européen de l'Otan. Nous avons tous en tête la réélection possible de Donald Trump aux États-Unis en novembre prochain. Nous ne pouvons que nous inquiéter de la remise en cause possible de la portée de l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord. Nous devons nous préparer à un tel scénario, sans pour autant changer de cap. S'il est nécessaire d'investir davantage dans notre défense et de respecter le fameux objectif de porter nos dépenses de défense au minimum à 2 % du produit intérieur brut (PIB), ce n'est pas pour faire plaisir à M. Trump, qui nous le réclame avec cynisme et brutalité, mais c'est parce que c'est tout simplement notre intérêt, parce que nous vivons dans un monde de plus en plus dangereux.
Quel que soit le prochain Président des États-Unis, la priorité de la diplomatie américaine demeurera l'Indopacifique et la menace chinoise, comme c'est le cas depuis l'administration Obama. En cas de conflit indopacifique, les États-Unis n'auront pas la capacité de s'engager de manière intensive sur deux théâtres parallèles. Nous sommes obligés de prendre une plus grande part du fardeau : c'est indispensable afin d'équilibrer l'Alliance atlantique. Le pilier européen de l'OTAN doit être plus fort. Avec l'adhésion de la Suède, vingt-trois des trente-deux alliés seront des membres de l'Union européenne. L'Europe n'a pas le choix, elle doit développer sa responsabilité stratégique et compter sur ses propres forces. Il y aura de plus en plus de crises dans lesquelles ni l'OTAN ni les États-Unis ne voudront intervenir. Nous devons donc avoir des moyens capacitaires de projection, si cela est nécessaire. L'Europe de la défense ne remplace pas l'OTAN. L'OTAN, c'est la défense collective du territoire euro-atlantique. Nous sommes là pour effectuer de la gestion de crises, de manière complémentaire, et aider nos États membres à coopérer davantage dans le domaine de la défense. Tout ce qui renforce l'Europe renforce, à mon avis, l'Alliance atlantique.
Pour conclure, l'Europe a longtemps été vue avant tout comme un grand marché et une puissance normative, mais cette perception est en train de changer, car sa dimension géopolitique monte en puissance. Je suis toutefois lucide : énormément de défis restent à relever, notamment celui de la guerre informationnelle et de la bataille des narratifs. Elle peut être tout aussi redoutable qu'une guerre classique sur le terrain. Un autre défi que je n'ai pas eu le temps de mentionner est celui de notre relation avec le Sud global. Nous devons convaincre ces grands pays émergents que la guerre en Ukraine n'est pas une guerre de l'Ouest contre le reste du monde.
Je ne sous-estime pas les difficultés qu'il y a à construire l'Europe de la défense ni les différences de perceptions stratégiques entre les États membres. Autant nous sommes unis sur l'Ukraine, autant nous sommes divisés au sujet de la crise de Gaza ou au sujet du Sahel. Construire cette culture stratégique commune est très difficile. Nous nous y employons, même si cela ressemble parfois à un chemin de croix. L'unanimité figurant dans le traité constitue une contrainte. Lorsqu'un État bloque, cela nous ralentit considérablement. Il faut peut-être être créatif à ce sujet. Les contraintes sont également budgétaires ou relatives aux rivalités industrielles entre les Européens, qui bloquent parfois certains chantiers.
Je travaille sur les questions européennes depuis bientôt trente-cinq ans. L'Europe de la défense, comme toutes les autres politiques de l'Union, se construit pas à pas, compromis après compromis. La guerre en Ukraine a finalement joué un rôle d'accélérateur, très utile si l'on peut dire. L'Europe de la défense ne fonctionnera dans la durée que si nous travaillons en bonne intelligence et en complémentarité avec l'OTAN. Il faut à la fois pousser et convaincre nos partenaires que ce que les Français tentent de faire est bien complémentaire des actions de l'OTAN.
Les prochaines élections européennes auront lieu en juin. Le renforcement de l'Europe de la défense est souhaité par nos opinions, on le voit dans les sondages. C'est un leitmotiv de la politique de la France depuis des décennies : il faut une Europe puissance, une Europe qui protège. La France pousse les négociations à Bruxelles, mais son volontarisme n'est pas toujours partagé. Je me réjouis que ce sujet de l'Europe de la défense anime la prochaine campagne électorale, et, je l'espère, le programme de la future Commission européenne.
M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères et de la défense. - Je voudrais vous poser une question qui fait suite à une question d'actualité que je viens de poser au Gouvernement cet après-midi. Considérez-vous que, compte tenu de l'obligation qu'ont eue les pays européens de lever leur ambiguïté stratégique concernant une intervention au sol en Ukraine, à la suite de la conférence de Paris du début de semaine, nous avons mis un coup d'arrêt à l'Europe de la défense ? En obligeant nos alliés à se découvrir, le Président de la République a-t-il tué dans l'oeuf l'Europe de la défense à moyen terme ?
M. Charles Fries. - L'objectif de la réunion qui s'est tenue avant-hier était de faire plus, plus vite et différemment en faveur de l'Ukraine. Le Président de la République a mis sur la table plusieurs options et émis des idées nouvelles. Je pense qu'il y a réussi, compte tenu des réactions très fortes suscitées par ses déclarations. Je ne pense pas que cela puisse avoir un impact sur l'Europe de la défense ou sur l'OTAN, mais cela aura des conséquences sur les interactions à l'intérieur de la coalition mise en place pour aider l'Ukraine. L'Union européenne et l'OTAN n'étaient pas invitées à cette réunion. L'impact portera sur la stratégie pour soutenir davantage l'Ukraine et la perception que Vladimir Poutine en aura, davantage que sur l'agenda et les dossiers que je vous ai présentés. Il n'y aura pas d'impact sur la finalisation des discussions pour une nouvelle enveloppe pour la FEP, pour la poursuite de l'opération EUMAM Ukraine ou pour l'EDIS. En revanche, nous verrons quelles seront les conséquences de ces propos sur la stratégie militaire. Des pistes évoquées seront probablement mises en oeuvre, de manière discrète, pour soulager l'Ukraine. Chaque État en décidera souverainement.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Tout cela se construit pas à pas, mais également à marche forcée en raison des événements extérieurs. Avec le président Perrin, nous sommes amenés à organiser de plus en plus souvent des réunions communes entre nos deux commissions car ces sujets à l'interface entre l'Europe et la défense prennent une place croissante.
Monsieur le secrétaire général, vous avez été discret au sujet de la gouvernance. Mme von der Leyen a parlé de la création d'un poste de commissaire européen à la défense. Serait-ce une bonne chose dans la construction pas à pas d'une Europe de la défense ? Cela ne risque-t-il pas d'envoyer un mauvais signal à l'OTAN ?
M. Charles Fries. - La gouvernance institutionnelle est un sujet qui sera inévitablement traité par la prochaine présidence de la Commission européenne. La présidente von der Leyen a émis l'idée d'un commissaire européen à la défense. Josep Borrell a réagi : un commissaire à la défense ne pourrait être qu'un commissaire à l'industrie de la défense, car la défense n'est pas une compétence de la Commission, mais exclusivement des États membres. Il n'y a pas d'armée européenne. Le rôle du Haut représentant est donc de coordonner les efforts en matière de défense et de sécurité des États membres. Il ne saurait y avoir un commissaire à la défense en tant que tel.
Il me semble néanmoins que rehausser le profil des sujets de défense au sein du collège constitue une bonne idée, en raison de la montée en puissance des sujets relatifs à la sécurité et à la défense. Tous les mois, le conseil des ministres des affaires étrangères aborde ces sujets, qu'il s'agisse d'adopter une mesure de la FEP, de lancer une mission ou de parler du plan munitions. Ces sujets imprègnent l'actualité des ministères de la défense et des affaires étrangères. Les compétences d'un tel commissaire pourraient être élargies au domaine spatial, à la protection civile, à la sécurité et au contre-terrorisme. Ce commissariat pourrait soit être rattaché à un vice-président, à l'instar de la position de Thierry Breton, soit être placé sous la responsabilité du Haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité.
M. Dominique de Legge. - Je salue le discours volontariste du secrétaire général, mais je reste sur ma faim du point de vue pratique.
Vous avez indiqué que la plus grande difficulté était la question du financement. Aujourd'hui, les règles de la BEI ne permettent pas le financement de la production munitions et d'équipements de défense. Quels sont les moyens réels pour amener la BEI à revoir sa position ?
Ma deuxième question concerne le système de combat aérien du futur (Scaf) et la coopération franco-germano-espagnole. Nous entendons le discours sur la nécessité de coopérer mais lorsqu'il s'agit de projets structurants, cette coopération patine. Au-delà du discours politique, des enjeux économiques font qu'on ne travaille pas véritablement ensemble. Il y a aussi une différence d'appréciation quant au transport de l'arme nucléaire, eu égard à la nécessité pour nous de disposer d'un aéronef susceptible de se poser sur un porte-avions.
Troisième question : vous avez indiqué que, pour soutenir l'Ukraine, les États membres ont tendance à acheter sur étagère à l'étranger. Comment inciter concrètement les pays européens à faire appel à du matériel européen ?
Mme Valérie Boyer. - On parle beaucoup de l'OTAN en raison des annonces particulièrement anxiogènes venant des États-Unis, même si cela peut représenter pour nous l'opportunité de bâtir une autonomie. Mais la France ne donne que 3 milliards d'euros à l'Ukraine, soit autant que ce qu'elle consacre à l'aide médicale de l'État (AME) et aux mineurs non accompagnés (MNA)...
Comment élaborer une unité stratégique avec un pays comme la Turquie, qui fait partie de l'OTAN, mais qui occupe un pays de l'Union européenne et menace la Grèce ainsi que Chypre presque quotidiennement ? Je suis inquiète et perplexe. Vous avez évoqué l'Arménie, envers laquelle l'Azerbaïdjan, bras armé de la Turquie, est quotidiennement agressif. La Turquie et l'Azerbaïdjan comptent ensemble 100 millions d'habitants. Comment envisager une défense saine et coordonnée à l'intérieur de l'OTAN et s'assurer que la Turquie ne soit pas déstabilisatrice ?
Mme Marta de Cidrac. - Monsieur le secrétaire général, vous avez terminé votre propos en indiquant que l'opinion publique française est d'accord pour investir dans la défense européenne. Au regard de la manière dont notre opinion publique, tous bords politiques confondus, a réagi aux déclarations du Président de la République, je m'inscris en continuité de la question posée aujourd'hui au Gouvernement par le Président Perrin. Il faut faire attention à ne pas confondre le fait de se munir d'une défense européenne et celui de s'engager dans un acte de guerre. Faites-vous une distinction entre ces deux éléments ?
Le Président Zelensky est actuellement en tournée en Albanie. Il rencontre les dirigeants des pays des Balkans, y compris Aleksandar Vuèiæ. Nous connaissons pourtant la position de la Serbie à l'égard des sanctions russes. Quel est votre sentiment par rapport à cette géopolitique présente sur le continent européen, mais extérieure à l'Union européenne ?
La minorité russe en Transnistrie demande aujourd'hui la protection de la Russie. La guerre en Ukraine n'est-elle pas en train de provoquer d'autres risques de conflictualité, ce qui aura des conséquences sur notre opinion publique, notre diplomatie et notre effort de guerre ?
M. Charles Fries. - La BEI peut financer aujourd'hui des biens à double usage, mais elle ne peut pas financer des biens à usage strictement militaire. Les États membres, par l'intermédiaire des ministères des finances qui participent au conseil d'administration de la BEI, peuvent infléchir cette situation. Le Président de la République et le ministre Le Maire ont émis des propositions claires, le conseil d'administration de la BEI pouvant faire évoluer son mandat à la majorité simple. La nouvelle présidente de la BEI, Mme Calviño, a été nommée sur le fondement de propositions fortes à ce sujet. La communication relative à la stratégie industrielle de défense européenne que nous publierons la semaine prochaine contient l'objectif de régler cette question cette année, peut-être en juin prochain, lors d'une prochaine échéance à la BEI. Nous espérons que nous aurons alors convaincu suffisamment d'États membres pour que la BEI infléchisse sa position, ce qui pourrait avoir un effet d'entraînement sur le secteur bancaire privé.
Les projets capacitaires du Scaf et du char de combat sont effectivement compliqués. Des rapports éminents du Sénat ont été publiés à ce sujet. Vous citez un sujet de discussion sensible et j'espère que l'avion de combat pourra avancer. En effet, il n'y a pas de coopération sans un couple franco-allemand solide mais il existe aussi des coopérations européennes qui fonctionnent. L'avion multirôle de transport et de ravitaillement (MRTT) a été fait à plusieurs. La coopération structurée permanente permet des développements de projets capacitaires, notamment le projet Eurodrone. La coopération européenne est souvent complexe car il faut tenir compte des rivalités industrielles. J'espère que nous pourrons trouver les bons accords pour les dépasser.
Comment faire pour moins acheter sur étagère à l'étranger ? Nous avons essayé d'y inciter en lançant le plan munitions en mars 2023 : la FEP a mis un milliard d'euros sur la table pour rembourser les États membres concluant des contrats pour acheter des munitions de 155 millimètres et les livrer à l'Ukraine, à condition que ces munitions soient produites par l'industrie de défense européenne. Nous avons repris ce critère pour la proposition du fonds d'assistance à l'Ukraine, sur laquelle j'espère un accord au début de mars prochain. L'argent européen irait à des projets européens dans l'objectif de poursuivre la formation et de lancer des projets d'acquisition conjointes.
Le SEAE propose de faire des projets d'acquisition conjointes de munitions, de missiles et de drones, éventuellement d'autres équipements capacitaires, en utilisant le plus possible les industries de défense européenne, ainsi que norvégienne car la Norvège est déjà de facto intégrée au marché intérieur. Je ne le cache pas, ce sujet n'est pas encore résolu. Nous en discutions ce matin lors de la réunion du Comité des représentants permanents (Coreper), nous en discuterons à nouveau la semaine prochaine. Des pays souhaitent une plus grande souplesse pour acheter plus facilement à l'étranger. Nous pouvons acheter des munitions immédiatement disponibles, quel que soit leur lieu de production, pour les donner à l'Ukraine. Mais si on lance des acquisitions en passant des commandes, il faut jouer la carte de la préférence européenne. Si l'on veut briser la chaîne de notre dépendance à l'égard de grands fournisseurs étrangers, il faut donner sa chance à l'industrie européenne. Ses capacités de production ont augmenté de 40 % en un an et sont maintenant suffisantes : nous produirons 2 millions de munitions de 155 millimètres l'année prochaine. Il ne faudrait plus passer commande en dehors de l'Europe car nous avons dix-sept entreprises dans douze États membres qui produisent des munitions de 155 millimètres. Utilisons-les, elles attendent des commandes ! Le patron de Rheinmetall nous disait récemment ne pas recevoir assez de commandes. Cela met Josep Borrell hors de lui : l'Agence européenne de défense propose 60 contrats-cadres, elle peut encore passer pour 1,5 milliard d'euros de commandes de munitions mais les États membres ne passent pas de commandes. Nous retrouvons le problème du financement. L'Europe a offert un cadre réglementaire et incité à l'achat, mais ce sont les États qui décident.
Madame Boyer, vous avez évoqué les annonces de Donald Trump en estimant qu'elles constituent peut-être une bonne chose pour nous.
Mme Valérie Boyer. - Pas tout à fait...
M. Charles Fries. - Il faut prendre en compte le fait que lors de son éventuel second mandat, Donald Trump sera mieux préparé, probablement plus agressif et plus polarisant que lors de son premier mandat.
Selon un scénario positif, les Européens n'auront plus le choix et devront prendre leur destin en main : nous devons assumer notre responsabilité stratégique et investir ensemble. Mais selon un scénario dangereux, que nous ne pouvons pas exclure, nous courons le risque de la bilatéralisation. Donald Trump fera tout pour diviser les Européens, en essayant de conclure des accords bilatéraux pour diviser et convaincre ceux qui seront tétanisés à l'idée de perdre la garantie de l'article 5 du traité de de l'Atlantique Nord et en tentant de faire du transactionnel, comme il l'a fait pendant son premier mandat. Il faudra protéger la cohésion et l'unité des Européens pour éviter de tomber dans ce piège du transactionnel et de la bilatéralisation. Il peut y avoir un sursaut mais également de grosses divisions, surtout en cas de menaces commerciales de la part de Donald Trump.
J'ai été ambassadeur de France en Turquie pendant presque cinq ans, avant de prendre mes fonctions au SEAE. J'ai fait vivre la relation franco-turque, qui n'était pas toujours facile. C'est très souvent la Turquie qui bloque la coopération entre l'OTAN et l'Union européenne car elle ne reconnaît pas Chypre. Mais comme elle n'est pas membre de l'Union européenne, elle ne nous empêche pas de développer notre propre agenda de défense. En revanche, lorsque je me rends à l'OTAN, je rencontre un ambassadeur se plaignant du fait que la Turquie n'est pas assez associée à notre agenda européen.
Le conflit entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan ne nous a pas empêchés de mettre en place une mission civile en Arménie, qui compte plus de 200 personnes. Nous avons renforcé ses effectifs et elle fait du bon travail : sa présence a eu un effet dissuasif. Certes, les hostilités pourraient reprendre, notamment à l'initiative de Bakou. Nous avons effectué 1 700 patrouilles en un an et sécurisons la situation sur le terrain. J'espère que nous ne sommes pas dans un nouvel engrenage. Nous soutenons toutes les initiatives, notamment celle du Président Charles Michel, pour aboutir à un accord de paix entre ces deux pays.
Je prends note de la réaction du Sénat cet après-midi à la suite des propos du Président de la République. Cela ne modifie pas notre agenda. Il y a un conflit en Ukraine, et nous devons soutenir l'Ukraine aussi longtemps que nécessaire - Josep Borrell disait, « whatever it takes ». C'est presque « quoi qu'il en coûte » : le coût d'une défaite ukrainienne serait pour nous bien supérieur à celui que nous payons pour la soutenir. Nous sommes plus que jamais aux côtés de l'Ukraine. Les différentes options stratégiques et militaires ont été débattues lundi soir à l'Élysée et engagent les États, non l'Union européenne en tant que telle. Tout en respectant les opinions des uns et des autres, je m'en tiendrai à mon devoir de réserve. Cela ne change pas notre trajectoire : par tous les moyens, nous sommes résolus à soutenir l'Ukraine.
Dans les Balkans, nous sommes engagés au travers de la politique de sécurité et de défense commune. Nous avons une mission en Bosnie et une au Kosovo, qui réalisent un très bon travail. Mais il existe dans les Balkans occidentaux des interférences très fortes venant de Chine, de Turquie et de Russie. Il est important d'arrimer ces pays à l'Europe et de relancer les négociations d'adhésion. Ce qui s'est passé en Ukraine, en Géorgie et en Moldavie a alerté les Balkans. Nous devons relancer cette dynamique. Il n'y a pas d'autre choix pour l'Europe que d'aider ces pays à se rapprocher de nous. Nous les aidons massivement financièrement et leur demandons de s'aligner sur notre politique étrangère. Nous savons qu'il y a un contournement des sanctions, notamment en Serbie. J'ai lu aussi les déclarations appelant à une protection de la minorité russe en Transnistrie. Nous aidons beaucoup la Moldavie et avons lancé une mission sans précédent. Pour la première fois, nous avons lancé une mission pour traiter les menaces hybrides, en un temps record. Nous aidons le pays à se doter de capacity building, c'est-à-dire de mécanismes pour détecter, analyser et attribuer les attaques cyber et hybrides en provenance de Russie. Mais je souscris à vos propos, ces déclarations sont inquiétantes.
M. François Bonneau. - Concernant la pérennisation des budgets alloués à l'Ukraine, vous avez évoqué la somme de 88 milliards d'euros. Mais il semble que pour financer tous les dispositifs - financement des salaires, équipements militaires... -, les choses ne sont pas, à ce stade, consolidées. Pouvez-vous nous en dire plus ?
M. Michaël Weber. - Il y a eu trois moments en Ukraine : la prise de conscience du risque, avec une mobilisation internationale à l'Ouest pour soutenir l'Ukraine ; l'offensive ukrainienne, qui a échoué ; et aujourd'hui, une forme d'inquiétude. On a le sentiment qu'on veut renforcer le soutien à l'Ukraine mais que nous avons perdu du temps sur les armes et les moyens. Tout le monde n'a pas été au rendez-vous, en actes, de la parole donnée. Vous avez évoqué la réaction de Josep Borrell sur l'engagement attendu des États membres pour l'armement. Actuellement, il y a une crainte sur les munitions, avec un déséquilibre complet. Vous parlez de semaines, voire de mois pour fournir des munitions. Certes, cela ne relève pas totalement de votre compétence, mais de la stratégie. C'est une inquiétude : à force de tergiversations, l'effort serait in fine plus lourd pour l'Europe. La France n'est pas totalement au rendez-vous des annonces de munitions. Quel éclaircissement pouvez-vous apporter ?
M. Philippe Folliot. - Merci de votre présentation. Certains sujets nous interpellent. Je ne reviendrai pas sur les déclarations du Président de la République ni sur celles de Donald Trump. L'article 42 du traité sur l'Union européenne (TUE) retrouvera une certaine vigueur par rapport à l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord. Selon moi, l'élection de Donald Trump est loin d'être acquise mais c'est une possibilité à ne pas écarter. Nous devons anticiper l'arrivée hypothétique du « pire ».
Avant la crise ukrainienne, l'Union européenne a aidé massivement certains pays d'Europe de l'Est, qui ont eu comme premier réflexe d'acheter sur étagère du matériel américain. Nous avons tous en mémoire de multiples exemples, parfois au détriment de matériel européen ; je pense aux hélicoptères que la Pologne devait acheter aux Européens.
Nous ne pouvons que souscrire à l'objectif que l'argent européen aille à l'industrie européenne. Vous avez fait référence aux obus de 155 millimètres. J'ai été sur la ligne de front ukrainienne et j'ai vu le canon Caesar en action. Savez-vous que les obus de 155 ne sont pas tous les mêmes ? Les militaires ukrainiens m'ont indiqué que les munitions françaises représentaient un tiers des obus tirés par ces canons. Ils sont donc allés chercher ailleurs pour le reste. Ils ont réalisé des tests sur sept types d'obus de 155 pour trouver celui qui correspondait le mieux et n'entraînait pas une usure trop rapide du canon... Acheter des munitions, ce n'est pas comme acheter des brouettes ou des pelles, toutes semblables ! Aux Ukrainiens de dire de quelles munitions - y compris extra européennes - ils ont besoin urgemment.
Pour les aides en recherche duale, l'Union européenne a été frileuse. Peut-il y avoir des utilisations militaires d'un programme civil de recherche ? Les États-Unis savent très bien faire cela. L'Union européenne ne doit pas être toujours aussi naïve sur ces sujets.
M. Akli Mellouli. - Vos réponses sur l'Ukraine ne lèvent pas nos inquiétudes.
La conditionnalité du programme européen de financement de l'aide publique au développement (APD) exige d'allouer une partie des financements à la gestion et à la gouvernance de la migration et des déplacements forcés. De telles mesures n'ont jamais prouvé leur efficacité et réduisent l'APD à un marchandage politique, alors que les financements devraient permettre de lutter contre la pauvreté et les inégalités mondiales et de répondre aux crises climatiques et humanitaires. La France avait refusé de conditionner son APD à un tel objectif, comme l'a rappelé la secrétaire d'État Chrysoula Zacharopoulou. Pourquoi alors cette conditionnalité européenne, qui n'a jamais démontré d'efficacité ni recueilli l'unanimité au sein de l'Union ?
M. Ronan Le Gleut. - Vous avez rappelé la nécessité d'un pilier européen de l'OTAN, notamment en cas réélection de Donald Trump qui affaiblit considérablement, par ses propos, la portée de l'article 5 du Traité de l'Atlantique Nord. Dans le cadre de l'OTAN, il existe le partage nucléaire. Cinq pays disposent, sur leur sol, de la bombe B 61 : l'Italie, l'Allemagne, les Pays-Bas, la Belgique, la Turquie. Le Président de la République française a ouvert le débat d'un potentiel partage nucléaire français. Dans le cadre de l'OTAN, depuis le Brexit, la France est le seul pays de l'Union européenne disposant de la dissuasion nucléaire. Or le Président polonais Andrzej Duda s'est montré ouvert à l'idée de la partager. Quelles sont les positions de nos partenaires européens membres de l'OTAN sur ce potentiel partage nucléaire français ?
Mme Michelle Gréaume. - Quelle est votre position sur la demande conjointe de l'Irlande et de l'Espagne, soutenue par 78 députés européens, de réexaminer en urgence l'accord d'association entre Israël et l'Union européenne ?
Malgré les débats et la suspension des financements des plus gros donateurs de l'UNRWA (Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient), l'Union européenne va-t-elle augmenter sa contribution ?
M. Charles Fries - Monsieur Bonneau, j'ai cité le chiffre de 88 milliards d'euros, somme consolidée de toute notre aide : aide financière, aide aux réfugiés, aide économique, humanitaire et militaire. Il faut y rajouter 50 milliards d'euros, décidés le 1er février dernier, qui seront versés dans les quatre prochaines années et dont la première de tranche de 4,5 milliards d'euros sera versée en mars. Les 50 milliards d'euros sont consolidés, ont été validés, y compris par le Parlement européen, et seront déboursés.
Le volet civil a été acté. Je souhaite que le volet militaire le soit aussi. J'ai bon espoir que d'ici deux à trois semaines, nous obtenions un accord sur ce fameux fonds d'assistance à l'Ukraine pour poursuivre dans la durée le soutien européen à l'Ukraine et poursuivre la mission d'entraînement et la livraison d'équipements militaires, en encourageant financièrement les acquisitions conjointes auprès de l'industrie de la défense européenne. Il n'y a pas de choses cachées. Le volet civil est clair. Le processus d'adhésion est piloté par la Commission européenne et suit son cours. J'espère que le volet militaire sera conclu prochainement.
Monsieur Weber, nous n'avons pas été au rendez-vous sur les munitions, effectivement, mais regardez d'où nous partions. Notre plan était très audacieux, pour mobiliser tous ces contrats, mobiliser l'Agence européenne de défense qui n'avait jamais fait cela à une telle échelle... C'est assez nouveau. Nous aurons atteint le chiffre de 525 000 munitions données à l'Ukraine. Il y a aussi des munitions vendues à l'Ukraine. Certains estiment qu'en additionnant dons et vente, on a déjà atteint un million de munitions. J'ai dit qu'on ne pouvait, rétroactivement, réécrire l'histoire. L'accord sur les munitions de mars 2023 concernait des donations. Après 520 000 munitions données d'ici à mars, nous aurons fourni plus de 1,1 million de munitions d'ici à la fin de 2024.
Durant sa conférence lundi soir, le Président de la République n'a pas dit autre chose. Les Tchèques ont monté une initiative ad hoc pour fournir 800 000 obus : 500 000 de 155 millimètres et 300 000 de 122 millimètres, en achetant aussi hors de l'Union européenne car l'industrie européenne est sous tension. Ils ont approché les Danois, les Néerlandais et les Canadiens, notamment, pour récolter des munitions qui pourront être livrées rapidement.
En matière de commandes, le plan munitions, le fonds d'assistance à l'Ukraine et l'initiative de Josep Borrell vont faciliter au maximum les acquisitions auprès de l'industrie européenne. Il faut concilier des objectifs politiques de « booster » l'industrie de défense européenne, mais aussi être pragmatique et aider l'Ukraine à résister, quelle que soit l'origine des munitions.
Je ne suis pas le porte-parole du Gouvernement français. Il y a eu une très forte augmentation des cadences : au début de la guerre, c'étaient deux canons Caesar par mois. Désormais, c'est six par mois. De même, le ministre Lecornu évoquait 2 000 munitions par mois, nous sommes passés à 3 000 et il a annoncé le chiffre de 4 000 à 5 000 par mois. Ce n'est jamais assez mais notre appareil productif est sous tension.
Le manque de composants, notamment de poudre, est un des grands obstacles à la fourniture de munitions. Comme pour les masques qui nous ont manqué lors de la crise de la Covid, les grands fournisseurs de poudre sont notamment chinois. Comme par hasard, avec la guerre ukrainienne, les exportations de poudre depuis la Chine vers l'Union européenne ont considérablement diminué. C'est pour cela que la France a relancé une industrie de production de poudre à Bergerac. C'est un processus long. Je vois la montée en puissance de l'industrie française des munitions et c'est une bonne chose.
Vous avez raison, monsieur Folliot : il existe l'article 42, alinéa 7, du traité sur l'Union européenne et non seulement l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord. L'article 42, alinéa 7, a été utilisé une fois, à la demande de la France, après les attentats du Bataclan. Je ne pense pas que les États-Unis pourront se retirer de l'OTAN. Le Congrès américain a adopté une loi en ce sens. Mais par ses paroles, Donald Trump peut vider de son sens l'article 5. Malgré l'article 42§7, ne sous-estimons pas l'impact dévastateur des paroles de Donald Trump s'il est réélu Président des États-Unis : l'article 5 pourrait être appliqué au cas par cas selon le pays visé. Les Européens ont leur propre clause d'assistance mutuelle. Nous en avons beaucoup débattu au sein de l'Union européenne, et notamment lors de la présidence française du Conseil, avec différents scénarios de recours à cet article.
Certes, l'Europe centrale a bénéficié de nombreux financements européens tout en achetant à l'étranger. La Pologne a beaucoup acheté aux États-Unis et en Corée du Sud. Ce sont des choix souverains. Le nouveau gouvernement polonais a heureusement un discours beaucoup plus pro-européen et intégrationniste : grâce à l'engagement du Premier ministre Tusk, la Pologne a accepté de mettre à disposition un groupement tactique, ou battle group, fin 2024-début 2025, en attendant de créer la Capacité de déploiement rapide.
Vous citiez votre expérience de terrain à Kiev. L'Ukraine a relevé un défi redoutable : nous, Européens, avons exporté notre propre fragmentation du marché de l'armement. M. Oleksiy Reznikov, ancien ministre de la défense ukrainien, avait déclaré que l'Ukraine était devenue un « zoo militaire », tant ils doivent gérer différents types de canons, d'obus, avec des spécifications différentes.
Autre exemple aberrant : la brigade néerlando-allemande dispose des mêmes types de canons mais les munitions sont légèrement différentes. Une munition néerlandaise ne peut aller dans le canon allemand, alors que c'est une brigade intégrée. Nous touchons au coeur des enjeux de standardisation et d'interopérabilité. Nous avons exporté cette fragmentation, dans l'urgence, en Ukraine. Vous vous rendez compte de la complexité logistique pour l'Ukraine de gérer la maintenance et la réparation avec des équipements aussi différents !
Je n'ai pas la réponse sur l'APD, n'étant pas en charge de ces sujets. Je vous confirme que la position française n'a jamais été en faveur de l'aide liée. Je suis autant surpris que vous, mais je ne dispose pas de plus d'éléments.
En 2020, le Président de la République avait déclaré que la dissuasion nucléaire visait à protéger les intérêts vitaux de la France en indiquant que ceux-ci ont une dimension européenne. Il estimait que la France était prête à engager un dialogue stratégique. Or ce dialogue n'a pas eu lieu. Je ne suis pas là pour distribuer bons et mauvais points. Cette proposition française n'a pas été suivie d'effet concret à l'époque. Le Président polonais s'est montré ouvert et M. Manfred Weber, au Parlement européen, a déclaré qu'il fallait saisir la balle au bond et répondre à la France. Mais d'autres parlementaires allemands ne veulent pas entendre parler d'un « partage nucléaire » français. Je suis très direct : la question du nucléaire n'est jamais débattue à vingt-sept, car elle doit d'abord être discutée en petit comité par les États les plus importants. C'est tabou.
Je ne pense pas que l'on s'engage vers une révision de l'accord entre l'Union européenne et Israël, même si je ne suis pas directement ce dossier. L'Europe reste un très grand financeur de l'UNRWA et Josep Borrell est très engagé en ce sens, malgré le soupçon qui pèse sur une douzaine de personnes qui y travaillent et qui auraient participé aux attentats du 7 octobre. En effet, selon lui, si l'on ne finance pas l'UNRWA, celle-ci s'effondrera, ce qui amplifiera la crise humanitaire non seulement à Gaza, mais aussi en Cisjordanie, au Liban ou encore en Jordanie. Nous débattrons de l'espacement des versements. Les Européens doivent verser une somme qui sera échelonnée en fonction des résultats des audits, l'un effectué par l'ancienne ministre Catherine Colonna, l'autre par l'Union européenne. Nous sommes les premiers financeurs de l'Autorité palestinienne. Les pays arabes nous critiquent en raison d'un double standard - nous ferions d'après eux beaucoup pour l'Ukraine et peu pour Gaza -, mais nous avons toujours fait énormément pour les Palestiniens ! Certes, peut-être pas assez, mais on ne peut pas faire ce procès à l'Europe. Les pays arabes financent très peu l'Autorité palestinienne.
L'unité des Vingt-Sept a été difficile et tiraillée, notamment durant les premières semaines, y compris entre les différents leaders des institutions européennes. La position s'est consolidée : j'en veux pour preuve la dernière déclaration publiée la semaine dernière condamnant toute possible attaque d'Israël sur Rafah. Mais c'est une déclaration des « Vingt-Six », sans la Hongrie. Nous brisons quelques tabous : nous en avons assez d'être bloqués par la Hongrie sur la prise de sanctions contre les colons israéliens en Cisjordanie ou encore sur un texte condamnant à l'avance une possible extension du conflit. Il ne faut pas amplifier les divisions des Européens sur Gaza. Il y en a eu au début, contrairement à l'Ukraine sur laquelle nous étions et restons très unis, mais Gaza est le sujet le plus épidermique en matière de politique étrangère de l'Union européenne car il touche à des histoires différentes au sein de l'Union. Toutefois, petit à petit, en dépit du blocage hongrois, nous avons réussi à forger un consensus et nous voulons aller de l'avant, sur le fondement de principes essentiels.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Merci pour toutes ces explications précises. Nous espérons régulièrement vous entendre.
La réunion est close à 18 heures.