Mardi 27 février 2024
- Présidence de M. Dominique de Legge -
La réunion est ouverte à 15 h 00.
La coordination interministérielle relative aux menaces hybrides - Audition du capitaine de vaisseau Yann Briand, sous-directeur des affaires internationales du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN)
M. Dominique de Legge, président. - Nous ouvrons aujourd'hui les travaux de notre commission d'enquête sur les politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères par une audition du capitaine de vaisseau Yann Briand, sous-directeur des affaires internationales au secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN).
Je rappelle que cette audition se tient à huis clos.
Commandant, je vous remercie de vous être rendu disponible pour venir éclairer la commission d'enquête sur les missions du SGDSN en matière de coordination des travaux relatifs aux menaces hybrides. Vous nous direz ce que recouvrent les termes « menaces hybrides » et en quoi cela répond au travail d'information que nous entendons mener sur les influences étrangères et les politiques publiques à même de nous en prémunir.
Vous avez été informé que nous souhaitions que vos propos soient illustrés de cas concrets - l'actualité n'en manque pas - et d'exemples étrangers sur les dispositifs que d'autres pays européens et alliés mettent en oeuvre.
Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Yann Briand prête serment.
M. Dominique de Legge, président. - Nous avons accepté que cette audition se tienne à huis clos afin que vos propos soient aussi précis et libres que possible.
Capitaine de vaisseau Yann Briand, sous-directeur des affaires internationales au secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale. - Mon approche sera assez large afin de vous permettre, par la suite, de focaliser vos travaux sur les influences étrangères à proprement parler.
L'environnement géopolitique très dégradé que nous connaissons, se caractérise notamment par : l'utilisation de technologies de rupture par nos compétiteurs ; un niveau de violence élevé que nous observons depuis plusieurs dizaines d'années ; la prééminence de la dimension « dissuasion nucléaire » dans le rapport de force entre nations dotées ; le réchauffement climatique, qui devient un élément de l'équation géopolitique.
Les menaces hybrides sont une partie de cet environnement. Selon les acteurs concernés, elles peuvent prendre des formes différentes, par exemple celles de navires de milices maritimes chinoises ou de trafics de drogue.
Elles peuvent aussi se traduire par une relecture du droit international : par exemple, la « ligne des neuf traits » - démarcation délimitant une portion de la mer de Chine méridionale, sur laquelle la Chine affirme détenir une souveraineté territoriale.
Le SGDSN est un organisme interministériel placé sous l'autorité du Premier ministre, ce qui est pertinent pour lutter contre les menaces hybrides puisque l'impact de celles-ci ainsi que les réponses qu'il convient d'y apporter sont transversales. Nombre de ses missions sont liées à ces menaces. Il s'agit, notamment : du secrétariat du conseil de défense et de sécurité nationale ; de la protection contre les cyberattaques - assurée par l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) - ; de la protection du secret de la défense et de la sécurité nationale ; de la protection du débat démocratique contre les ingérences numériques étrangères - assurée par le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) - ; du suivi de la situation géopolitique, qui est principalement du ressort de ma sous-direction ; la protection de la sécurité économique, ce qui comprend notre patrimoine scientifique et technologique ; et de la sécurité des activités spatiales.
Une définition des menaces hybrides figure dans le document de référence interministériel sur les stratégies hybrides, qui a été publié en mars 2021 et que nous allons remettre à jour cette année : « Pour la France, une stratégie hybride s'entend comme le recours par un acteur étatique ou non à une combinaison intégrée et volontairement ambiguë de modes d'actions militaires et non militaires, directs et indirects, légaux ou illégaux, difficilement attribuables. Jouant avec les seuils estimés de riposte et de conflit armé, cette combinaison est conçue pour contraindre et affaiblir l'adversaire, voire créer chez lui un effet de sidération. » Il s'agit notamment de provoquer une fragmentation de la société.
Le modèle des menaces hybrides - influence malveillante
ingérence
menaces hybrides - évoque les « poupées russes ». Les menace hybrides, la plus large de ces « poupées », couvrent un spectre, de multiples actions, se situant sous le seuil du conflit armé. Elles peuvent se traduire, par exemple, par l'emploi de flottilles de pêche menaçant d'assécher les ressources halieutiques d'un Etat, ou par la destruction de câbles sous-marins. Celle, plus petite, qui constitue des ingérences comprend les cyberattaques, la manipulation d'informations et le lawfare, l'usage stratégique du droit. Il y a enfin la dernière poupée, les menaces qui relèvent de l'influence malveillante. Tandis que l'influence, de manière globale, liée par exemple à la culture, au soft power ou au déploiement d'une force navale fait partie du dialogue normal entre les États, l'influence malveillante est discrète, difficilement attribuable, et vise à affaiblir une société et son système politique.
Les vulnérabilités en jeu sont : la légitimité et le fonctionnement des institutions politiques et des valeurs qui les fondent ; la cohésion sociale ; la robustesse de l'économie et des marchés financiers ; la conduite des opérations extérieures et l'intégrité des dispositifs en outre-mer et à l'étranger.
J'en viens aux axes d'efforts interministériels.
Parmi les treize champs identifiés par le Centre d'excellence européen pour la lutte contre les menaces hybrides, établi à Helsinki et au financement duquel le SGDSN contribue, la France a retenu cinq domaines d'action prioritaires : cyberespace ; lutte contre la manipulation de l'information (LMI) ; lawfare ; domaine économique, énergétique et financier ; champ opérationnel. C'est en effet dans ces domaines que les marges de manoeuvre et de progression sont les plus importantes, et que s'exerce le plus fortement la pression de nos compétiteurs. Les autres champs sont les infrastructures critiques, le domaine spatial, etc.
Pour ce qui concerne le cyberespace, voici quelques exemples de l'état de la menace.
En mai 2020, l'Iran a attaqué le système de distribution d'eau israélien ; l'attaque a été déjouée et Israël a répondu en bloquant le port iranien de Bandar Abbas.
En mai 2023, via la campagne Volt Typhoon visant des intérêts américains, qui a été détectée à l'occasion de contrôles, la Chine a mis en place des logiciels pour s'infiltrer dans certaines installations, voire pour en prendre le contrôle. De telles menaces sont inquiétantes, car elles n'apparaissent que lors du déclenchement d'une crise.
Dans sa synthèse 2022-2023 de la menace ciblant les collectivités territoriales, l'Anssi a recensé en France 187 incidents émanant soit d'activistes politiques, soit de groupes affiliés à des États ou des organisations terroristes, ainsi que de rares actions de sabotage, moins que dans d'autres États européens ou aux États-Unis. Dans le contexte actuel, les collectivités peuvent être le maillon faible.
La réponse française aux cyberattaques relève des agences : l'Anssi, qui dépend du SGDSN ; le Commandement de la cyberdéfense (Comcyber) ; les services de renseignement. La doctrine en la matière est définie dans la revue stratégique de cyberdéfense et dans la stratégie nationale d'accélération pour la cybersécurité. L'organisation est assurée par le centre de coordination des crises cyber (C4), qui a un rôle, à la fois, descendant et ascendant vers les autorités politiques puisqu'il propose des options de réponses. Le corpus normatif est composé de directives européennes ; la directive NIS 2 (Network and Information Security) vise ainsi à établir une plus grande résilience en la matière.
Viginum définit l'ingérence numérique étrangère comme un phénomène inauthentique affectant le débat public numérique, qui combine : une atteinte potentielle aux intérêts fondamentaux de la Nation ; un contenu manifestement inexact ou trompeur ; une diffusion artificielle ou automatisée, massive et délibérée - fermes de trolls - ; l'implication directe ou indirecte d'un acteur étranger.
Je citerai trois exemples de campagnes suivies par Viginum : en mai 2023, Reliable Recent News, campagne qui utilisait des noms de domaines très proches de ceux de titres de presse ou d'organes étatiques (typosquatting), et qui servait des intérêts russes - Mme Catherine Colonna, l'ancienne ministre des affaires étrangères, avait alors dénoncé des acteurs d'origine russe, et non le gouvernement russe, ce qui est une nuance importante - ; en février 2024, Portal Kombat, avec la détection en Europe de 193 sites relayant des informations favorables aux intérêts russes, notamment dans le cadre de la guerre en Ukraine ; toujours en février 2024, l'affaire des étoiles de David, et son amplification artificielle par le site russe RRN.
Dans les 3 mois précédant une élection, il convient de souligner, que l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), par la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l'information, peut demander à bloquer certains contenus diffusés par des plateformes dans un délai de vingt-quatre heures. Il faut aussi citer le décret du 13 juillet 2021 portant création de Viginum, et celui du 7 décembre 2021 autorisant ce service à mettre en oeuvre, dans un cadre très précis, un traitement automatisé de données à caractère personnel dans le but d'identifier les ingérences numériques étrangères. Ces textes apportent des garanties en termes de démocratie et de transparence, de même que l'existence d'un comité d'éthique qui surveille les travaux de Viginum
Dans l'écosystème des acteurs de la lutte contre la manipulation de l'information figurent également l'ambassadeur pour le numérique, le service d'information du Gouvernement (SIG), le ministère de l'Europe et des affaires étrangères ainsi que le ministère des armées.
J'en viens au sujet du lawfare, qui est l'utilisation du droit et des normes par des États à des fins d'affirmation de puissance, de déstabilisation et d'appui de leurs objectifs stratégiques, dans le champ militaire et, désormais, économique. Il recouvre trois types de menaces.
Le premier est l'instrumentalisation par les États de leur propre droit, en particulier au travers du développement de normes extraterritoriales. On pense ici à l'extraterritorialité du dollar : il semble que le simple passage d'un mail par un serveur stationné aux États-Unis suffise pour que la justice américaine se saisisse d'un sujet. Mais les États-Unis ne sont pas les seuls ; les Chinois ont fait un copier-coller extrêmement agressif des lois américaines. Quand je suis auditionné de manière publique, je prends garde à ne pas mettre les États-Unis et la Chine sur le même plan. Il est en effet possible de discuter avec les États-Unis pour tenter de trouver des solutions juridiques. De plus, l'emploi du lawfare pour la Chine s'étend au-delà de ce champ économique.
Le deuxième type de menaces concerne les normes internationales. Je prends comme exemple la relecture du droit maritime international par la Chine. Des îlots, en mer de Chine méridionale, ont été artificiellement transformés en îles : ainsi Pékin demande la reconnaissance d'eaux territoriales.
Le troisième type de menaces est l'exploitation par nos compétiteurs de notre propre droit ; je ne parlerai pas de l'exploitation des faiblesses - le terme ne serait pas juste -, mais il s'agit d'une exploitation du fonctionnement des démocraties, notamment pour mener des procédures bâillons. L'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (Irsem) et le centre d'analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du Quai d'Orsay ont réalisé une étude sur les manipulations de l'information. Russia Today avait intenté un procès au directeur de l'Irsem, M. Jeangène Vilmer, procès que Russia Today a perdu en 2022. Ces procédures bâillons représentent un véritable risque pour nos démocraties. Des chercheurs et des journalistes pourraient être tentés de se réfréner dans leurs propos et leurs écrits, par crainte d'une procédure judiciaire, qui, même si elle a de bonnes chances de ne pas aboutir, reste extrêmement désagréable pour l'inculpé.
La réponse en matière de lawfare est constituée de plusieurs lois. La loi n° 68-678 du 26 juillet 1968 relative à la communication de documents et renseignements d'ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères, dite loi de blocage, est une loi ancienne, mais très utile ; elle interdit à une entreprise de donner à une puissance étrangère des données considérées par l'État comme stratégiques.
La loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite loi Sapin 2, est compatible avec les normes américaines ; cela permet d'expliquer à notre partenaire américain que si une affaire de corruption éclate, il est alors possible de négocier que son traitement soit assuré en France, sans avoir à tomber sous le coup de la justice américaine. Cela protège nos entreprises et leurs salariés.
En ce qui concerne les outils européens, je citerai le règlement anti-coercition économique, le règlement de blocage et le projet de Fara (Foreign Agents Registration Act) européen, qui oblige les lobbyistes à s'enregistrer, afin que leur action soit plus transparente. La France négocie pour que ce texte corresponde à ses attentes, car des points de blocage existent au sein des propositions de Bruxelles ; l'esprit du texte, en revanche, nous convient parfaitement. Enfin, une loi contre les procédures bâillons vient d'être votée par le Parlement européen. Le Conseil doit désormais valider cette directive.
Dans le champ économique, le sens de ces ingérences est d'affaiblir notre économie, de la fragiliser et de capter nos technologies. Je saisis l'opportunité de cette audition pour souligner, les Flashs Ingérence DGSI, qui paraissent tous les mois, et qui sont à ce titre, très intéressants. Un récent Flash s'intéressait ainsi au débauchage de cadres d'entreprise par la Chine. Ces Flash traitent de questions très sensibles, comme le prix des carburants, levier potentiel d'action pour des compétiteurs qui souhaiteraient fragiliser nos équilibres sociaux.
Face à l'organigramme qui présente l'organisation de notre réponse dans le champ économique, nos partenaires étrangers sont souvent très impressionnés par le vaste spectre de menaces couvert et la robustesse de notre organisation qui couvre l'ensemble de ces champs. Il importe néanmoins de rester humble face à la détermination de nos compétiteurs. Par comparaison avec nos partenaires notamment non UE, les corpus français et européen nous protègent dans de nombreux domaines : coercition, investissements directs étrangers, dumping, captation de données, cybersécurité, protection physique de nos laboratoires, lawfare.
Des agences comme Bpifrance et l'Anssi sont chargées de mettre en oeuvre les différentes directives. Le comité interministériel est présidé par le SGDSN, avec l'appui du service de l'information stratégique et de la sécurité économiques (Sisse), qui dépend du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. Ce comité traite de cas divers, comme celui-ci : que faire si la Chine a une attitude agressive pour acquérir des parts dans une entreprise sensible ? Qui pourra contrer cette offre ? Comment le faire ? Le sujet est-il sensible ? Peut-on accepter l'offre en question ? Voilà le genre de discussions qui se tiennent au sein de ce comité, appelé Colisé, comité de liaison interministériel en matière de sécurité économique.
Le ministère des armées intègre également les menaces hybrides dans la planification et la conduite des opérations. De nombreux travaux sont en cours. Le Mali nous a beaucoup appris sur les influences et les ingérences étrangères, notamment à cause de la politique de manipulation de l'information menée par Wagner. Quand, en avril 2022, le Président de la République a décidé le retrait des forces françaises du Mali Wagner a voulu faire porter la responsabilité d'un charnier à la France, sur le site de la base de Gossi, Nous avions eu assez de renseignements fiables pour faire décoller un drone et filmer de manière imparable ce qui se passait réellement. Ces preuves ont amené de nombreux journaux, comme Jeune Afrique, The Guardian et des titres français, à rétablir la vérité Nous avons gagné cette bataille, mais au sein d'une guerre tellement vaste qu'il serait très ambitieux de dire que nous pouvons lutter sur tous les fronts. C'est un vrai défi de répondre à une telle menace.
S'ajoute le biais cognitif. Je précise toutefois que l'existence, parmi certaines populations africaines, d'un sentiment anti-français ne se réduit pas à une manipulation de l'information par Wagner ; il peut exister des raisons plus profondes. Il faut donc traiter ces problèmes comme une menace hybride, mais également comme une véritable question politique.
En matière de gouvernance et de protection face aux stratégies hybrides, le centre d'excellence d'Helsinki a défini 13 champs, avec de nombreuses déclinaisons : propagande, ransomware, corruption, manoeuvres militaires à proximité de nos frontières, etc.
Le soutien de l'Union européenne est très important, que ce soit par l'intermédiaire de grands textes, comme la boussole stratégique, ou, de manière plus concrète, par des organes qui collectent du renseignement sur ces questions, comme l'Hybrid Fusion Cell, qui dépend de l'Intelligence Analysis Centre de l'Union européenne, ou encore par des directives, comme la directive sur la résilience des entités critiques, dite directive REC, et la directive concernant des mesures destinées à assurer un niveau élevé commun de cybersécurité dans l'ensemble de l'Union, dite directive NIS2. Ces directives s'appliquent en France et nous protègent.
L'Union européenne offre aussi des capacités de réaction, notamment grâce aux équipes de réaction rapide contre les menaces hybrides, qui sont en cours de développement. Il existe aussi des structures spécialisées, dont le centre d'excellence d'Helsinki.
L'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (Otan) s'intéresse aussi aux menaces hybrides. Sur ces questions, au sein de l'Otan, la France peut parfois se retrouver un peu isolée. La France est en effet attentive au fait que l'Otan ne duplique pas l'ensemble des actions de l'Union européenne, et n'interfère avec les prérogatives des États. L'Otan est en revanche pleinement légitime dans sa volonté de protéger le bon déroulement des actions militaires dans la zone euro-atlantique et des soutiens qui y sont directement associés. En revanche, La France considère que les questions de sécurité économique ne relèvent pas des prérogatives de l'Otan. Alors que le sommet de Washington, qui sera aussi un moment de politique américaine, sera une échéance importante, cette position française doit être rappelée.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Merci, commandant, pour cette présentation très riche et très dense.
Vous décrivez deux logiques : une logique d'agences et une logique interministérielle. Qui coordonne le tout ? Quel est le fonctionnement précis ? J'ai le sentiment que les services travaillent en silo, chacun selon son approche. Notre commission d'enquête s'intéresse aux politiques publiques face aux influences étrangères. Il s'agit de savoir identifier un risque, de comprendre s'il s'agit d'un élément isolé ou non - cela pose la question de la coordination - et de définir le déclenchement de la réponse.
Quelle différence faites-vous entre influence et ingérence, et pouvez clarifier la notion de menace hybride ? La menace hybride est à l'image des poupées russes, certes, mais quelle est la doctrine des pouvoirs publics et du SGDSN en la matière ?
En ce qui concerne les menaces, je vous avoue que je reste sur ma faim. Au Sahel, la France a longtemps appliqué sa stratégie des « 3D » : développement, diplomatie, défense. Chacun connaît la fin de l'histoire, que je ne vais pas commenter. Cependant se mêlent des réalités propres au pays et une guerre hybride. Il aurait été intéressant que vous nous expliquiez les mécanismes à l'oeuvre et les réponses apportées.
Nous aurions pu citer un autre exemple, celui de la Finlande. Dans ce pays, nous avons vu la Première ministre, rockstar de la politique, devenir paria et devoir démissionner.
Ensuite, les États qui nous menacent, et notamment la Russie, ont-ils des alliances objectives ou structurées ? Quelles sont nos propres alliances ? Quand sommes-nous capables d'opérer seuls ? Quelle serait notre marge d'action sans l'Union européenne ou sans l'Otan ? Pouvons-nous avoir une stratégie autonome ? Sans l'Union européenne ni l'Otan, notre niveau de protection serait-il plus faible ?
Je ne parlerai pas de l'outre-mer, même si le sujet mériterait d'être creusé.
Êtes-vous aujourd'hui en mesure de travailler sur la prospective ? Notre commission d'enquête n'a pas vocation à faire les grands titres des journaux, mais à proposer des éléments structurants. Toutefois, dès lors que nous cherchons des réponses pour aujourd'hui, cela signifie que nous sommes déjà en retard. À l'heure où beaucoup parlent de l'intelligence artificielle, notre question est la suivante : les pouvoirs publics ont-ils imaginé les menaces de demain ? Cela suppose de faire de la recherche et de proposer des mesures opérationnelles pour demain et après-demain. Pour résumer, quelle est votre approche prospective ?
M. Dominique de Legge, président. - Mon questionnement rejoint celui de M. le rapporteur. En matière d'agences, un problème se pose, qui dépasse le cadre de cette commission d'enquête, celui de l'« agencialisation » des services de l'état. L'organisation des services en agences est-elle une bonne réponse en matière d'autorité et de coordination des services ?
En matière de réponse dans le champ économique, vous avez dit que nos partenaires étrangers ont l'impression que notre organisation est extrêmement robuste. Cependant, vous vous êtes arrêté là. Cela laisse à penser que notre organisation n'est peut-être pas aussi robuste que l'organigramme que vous nous avez présenté est indigeste. Pourriez-vous développer ce point ?
Capitaine de vaisseau Yann Briand. - Le besoin de coordination est un élément clé. Les menaces, éminemment transversales, imposent, pour certaines, un temps de réaction extrêmement court. La manipulation d'informations demande notamment une réponse rapide. J'ai été impressionné par l'organisation en place à Singapour : l'objectif de répondre en deux heures, avec 200 mots et deux images, semble être tenu. Cet exemple intéressant nous montre qu'il est possible d'être encore plus efficace en allant plus vite.
Revenons à la réponse de l'État envers la manipulation de l'information. En plus du Viginum, le comité de lutte contre les manipulations de l'information (Colmi), qui réunit l'ensemble des acteurs interministériels, permet d'agréger les informations afin de proposer aux autorités politiques des options nécessaires ou pertinentes en fonction de l'importance de la crise. La même organisation est retenue pour la réponse face aux menaces cyber, avec le C4, ainsi que pour les menaces portant sur le champ économique, avec le Colisé. Même si cette organisation n'existe pas spécifiquement pour le lawfare, ces sujets peuvent être traités par le Colisé. Il y a donc une volonté de « désiloter », et il me semble que cette organisation fonctionne.
La question de la réactivité constitue peut-être un point à creuser dans le cadre de votre commission d'enquête.
Lors de ma présentation liminaire, j'aurais dû mentionner un acteur essentiel, puisque les services de renseignement jouent un rôle fondamental en ces matières. La coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT) assure un rôle de coordination des services de renseignement.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Mais ce rôle n'est pas opérationnel. La coordination dans l'opérationnalité est un grand absent.
Capitaine de vaisseau Yann Briand. - Ce point peut sans doute être amélioré, afin que des réponses encore plus rapides soient apportées.
Je ne dirais pas que nous fonctionnons encore en silo : les comités interministériels existent bien. Reste maintenant à gagner en rapidité lors de la prise de certaines décisions, si cela est nécessaire. Le Colisé peut prendre le temps d'étudier les dossiers relatifs à l'économie ou à des investissements directs étrangers, mais sur d'autres sujets, nous pouvons sûrement aller plus vite, comme l'illustre l'exemple singapourien.
Plusieurs définitions de l'influence et de l'ingérence sont possibles. Il me semble pertinent de distinguer une influence acceptable, relative au jeu normal entre les États, d'une influence malveillante - l'expression vient d'un document canadien -, qui constitue l'une des briques de l'ingérence, avec les cyberattaques, la manipulation de l'information et le lawfare.
Pour ce qui est des menaces, j'ai insisté sur la difficulté que pose le compétiteur russe, qui effectue ce type de manipulation d'information à une très grande échelle. La liste de nos compétiteurs comporte également la Turquie, qui a pu mener ce type d'opérations à l'issue de l'assassinat de Samuel Paty, ainsi que l'Azerbaïdjan et, dans une moindre mesure, la Chine, dont la posture est différente. Être présent face à l'ensemble des menaces de ces compétiteurs constitue un vrai défi.
S'ajoutent à cela des questions relatives à l'intelligence artificielle. Le président de Graphika, une entreprise travaillant pour le Pentagone, explique que le combat contre la détection d'informations produites de manière fausse est probablement perdu à terme, parce que même si nous utilisons des outils d'intelligence artificielle - vous en verrez chez Viginum -, il faudra toujours plus de temps pour démêler le vrai du faux dans les images et les enregistrements audio. Durant ce temps, l'information est diffusée parmi les citoyens. Or, plus le temps passe, plus il est difficile de contrer un narratif. Il faudra donc trouver d'autres méthodes pour répondre à ces menaces.
Vous vous interrogiez sur les capacités de la France à intervenir seule. De manière générale, la France est une nation dotée qui, quel que soit le gouvernement, tient fermement à conserver ses propres capacités d'analyse. À certains moments de l'histoire, par exemple lors de la deuxième guerre d'Irak, cela nous a permis de faire des choix différents des États-Unis. Nous aurons toujours un minimum de capacité autonome. Nous ne pouvons pas dépendre entièrement de nos alliés et de nos partenaires, sur ces questions.
Pour autant, le soutien apporté par l'Union européenne est extrêmement important et utile, notamment pour les questions relatives au domaine de la loi ou au domaine financier et économique. La masse critique de l'Union européenne apporte des capacités significatives pour protéger nos intérêts.
La prospective est l'un des axes d'effort du SGDSN, qui assure le pilotage du comité interministériel d'anticipation. Ce comité se réunit tous les six mois, dont une fois par an en présence des directeurs de cabinet des différents ministres. Il a été décidé de lancer une étude sur l'intelligence artificielle, pilotée par Viginum, qui pourra évoquer ces travaux avec vous. La question est fondamentale et nous pouvons sans doute faire plus. Le Gouvernement mène beaucoup de travaux au sujet de l'intelligence artificielle et nous pourrons sans doute en retirer des éléments pertinents. Il faut maintenant réfléchir à la bataille de demain dans ce domaine, c'est indéniable.
Monsieur le président, lors de ma présentation de la réponse de l'État dans le champ économique, comme dans les autres, il importe de faire preuve d'humilité. Face à l'organigramme que j'ai présenté, on peut avoir l'impression que nous disposons d'une organisation qui ressemble à Fort Knox, mais les défis qui sont devant nous sont colossaux. Pour le moment, la menace principale est russe. Mais si la Russie est une vague, la Chine est potentiellement un tsunami. Pour l'instant, la Chine ne s'est pas encore révélée comme un compétiteur extrêmement agressif. Sa manipulation de l'information cherche à promouvoir le modèle chinois. Imaginons toutefois une très grave crise dans l'Indopacifique, et un acteur chinois qui se décide à intervenir de manière bien plus déstabilisatrice pour notre société et notre système politique : avec les moyens dont la Chine dispose, cela risque d'être colossal. Il faut en effet faire maintenant de la prospective, pour réfléchir aux problèmes de demain, et non seulement à ceux du moment. Il serait imprudent de ma part de vous dire qu'en raison de l'organisation présentée, nous serions parfaitement étanches face à l'ensemble de ces menaces, au vu des enjeux et des intérêts associés à la protection de notre économie.
L'agencialisation constitue peut-être un risque dans certains États. Le secrétaire général du SGDSN s'est rendu en Suède, où les agences ont un pouvoir très fort par rapport aux ministères. Ce n'est pas le cas en France. Viginum compte 50 personnes. Administrativement, il s'agit d'un service du SGDSN, directement placé sous l'autorité du secrétaire général. De la même façon que l'Anssi est une direction du SGDSN. Au-dessus, des comités interministériels, rassemblant l'ensemble des administrations utiles, partagent l'information, élaborent des analyses conjointes, préparent les options de décision et en font des propositions aux autorités politiques. Ce fonctionnement me semble exemplaire.
Mme Nathalie Goulet. - Nous avons pour l'instant uniquement parlé d'États. Rien sur l'islam radical, rien sur l'influence des Frères musulmans ou du Qatar. Est-ce vous qui gérez ces questions ?
La loi de 1968 telle que vous l'avez présentée répond-elle aux questions posées par les clouds ? L'hébergement des données de santé dans des serveurs étrangers et celui des données de Bpifrance relatives aux prêts garantis par l'État au moment du covid par Microsoft ne constituent-ils pas une brèche massive ? Des questions relatives à l'extraterritorialité américaine sont-elles soulevées ?
Enfin, vous connaissez le travail mené par une commission d'enquête du Sénat relative à l'influence des cabinets de conseil. Le Sénat avait voté un texte nécessaire en matière de protection liée à l'influence des cabinets de conseil, qui a été scandaleusement raboté à l'Assemblée nationale. Quels retours pouvez-vous faire au Gouvernement à ce sujet ? Quelle est votre influence pour améliorer les dispositions et faire en sorte que notre travail en la matière soit retranscrit dans la loi ?
Capitaine de vaisseau Yann Briand. - Je me suis effectivement concentré sur les États, mais les groupes terroristes font bien évidemment partie de la menace hybride. À côté des groupes terroristes, il y a l'ensemble des proxies qui peuvent être alimentés par des États. C'est tout à fait vrai et cela entre dans le champ des services de renseignement.
Je ne maîtrise pas le sujet de la pertinence de la loi de 1968 sur les clouds. L'Anssi vous répondra mieux que moi.
Les cabinets de conseil me semblent un peu en marge des sujets abordés.
Mme Nathalie Goulet. - Ils figurent pourtant dans l'une des diapositives projetées.
Capitaine de vaisseau Yann Briand. - Je retirerai ce terme de ma présentation, s'il y figure.
Au sein du ministère de l'économie, des finances, de la souveraineté industrielle et numérique (Mefsin), le Sisse pourra répondre plus précisément à cette question. De manière connexe se pose la question de la conformité ou compliance. Des entreprises doivent répondre au droit américain, démontrer leur conformité avec certaines normes américaines, et voient arriver des cabinets auscultant leurs actions. Le Sisse est vigilant sur ces sujets, et apporte des réponses. Il faut plutôt consulter la direction générale des entreprises (DGE) et le Mefsin pour obtenir les réponses à vos questions, tout à fait pertinentes.
M. André Reichardt. - J'ai le sentiment que le rôle de l'État est limité à un rôle défensif : on répond aux manipulations de l'information en disant qu'elles sont fausses, on répond en réparant les dégâts causés par des attaques cyber, on ne fait que répondre. Votre fonction ne recouvre-t-elle pas également des mesures plus actives ? À l'encontre d'acteurs ayant fait de la désinformation à notre égard, des désinformations qui ne sont pas le rétablissement de la vérité sont-elles envisagées ? Le SGDSN est-il actif en ce domaine ?
Cela rejoint ce que Nathalie Goulet indiquait au sujet de la lutte contre les groupes terroristes. Si l'on se contente de limiter les dégâts en invoquant la loi de 1905 de séparation des Églises et de l'État, nous ne gagnerons pas grand-chose... Il me semble que nous faisons de l'angélisme, dans ce pays. Pouvez-vous me convaincre de l'inverse ?
M. Akli Mellouli. - Je ne sais pas si l'on fait ou non de l'angélisme, mais je souhaite juste apporter une clarification. Lorsque l'on parle de terrorisme ou de radicalité, on parle de toutes les religions, et non seulement de l'islam. Un travail global de veille et de suivi est-il réalisé à l'encontre de toutes les religions ? Je ne voudrais pas laisser penser que le seul radicalisme dans ce pays concerne l'islam : cela serait léger en matière de lutte contre les influences religieuses...
Mme Nathalie Goulet. - Nous parlons de tous les « -ismes ».
M. Éric Bocquet. - Dans le prolongement de que Mme Goulet évoque, il me semble que le ministère de la défense est équipé de logiciels Microsoft. Sans faire d'anti-américanisme primaire, cela représente-t-il un risque en soi ?
L'influence des Gafam est parfois plus importante que celle des États. Il y a 3 milliards d'utilisateurs de Facebook dans le monde. Jamais aucune entreprise n'a eu une telle puissance. Il est établi qu'elle a joué un rôle déterminant dans la décision des Britanniques de voter en faveur du Brexit, et que l'élection de Trump, à cause de publicités ciblées et de fausses informations, a partie à voir avec elle. N'y a-t-il pas là aussi un risque d'influence directe auprès de l'opinion française ?
Vous avez enfin cité le sentiment anti-français au Mali, que vous semblez attribuer à des manipulations du groupe Wagner. Mais ce sentiment existait avant l'intervention de Wagner, en raison de notre passé colonial. Il a sans doute été utilisé et amplifié, mais ne l'attribuons pas aux seules manipulations du groupe Wagner.
Capitaine de vaisseau Yann Briand. - Nous ne faisons pas d'angélisme. Les décisions sont prises en conseil de défense et de sécurité nationale, puis déclinées par les différents ministères. Elles ne sont pas nécessairement limitées au champ dans lequel nous avons été attaqués : des expulsions de diplomates ou de pseudo-diplomates peuvent être décidées, des sanctions économiques peuvent être prises, comme la coupure des canaux hertziens de Russia Today, même si, en l'espèce, cette décision a été prise par l'Union européenne au lendemain de la guerre en Ukraine.
Notre capacité à faire payer le prix à nos compétiteurs existe. C'est une analyse personnelle, mais on peut sans doute faire plus. Cela nécessite-t-il de changer les réglementations et les lois ? Je ne le sais pas. Le contexte change de manière dynamique, et nous apprenons. Il faut peut-être changer de braquet. De telles opérations se font déjà ponctuellement. Cela constitue sans doute un axe de travail intéressant pour votre commission.
Il n'y a bien évidemment pas de focalisation sur l'islam. Les administrations qui font ce travail, comme Viginum, sont agnostiques sur la menace. Elles partent de ce qu'elles voient. L'alt-right américaine et les réseaux russes font partie de nos axes d'étude habituels.
M. Akli Mellouli. - Il faut l'être, cette menace est très grave.
Capitaine de vaisseau Yann Briand. - En ce qui concerne l'utilisation de Microsoft, sans entrer dans des informations particulièrement classifiées, lorsque nous avons vraiment besoin d'être sûrs, nous vérifions en profondeur la sécurité de nos outils. L'Anssi pourra vous répondre sur le degré de garantie apporté.
En ce qui concerne les Gafam, vous avez tout à fait raison : leur rôle est au coeur de ces questions. Le dialogue entre les autorités et les plateformes ainsi que les lois permettant de contraindre ces dernières sont au coeur de ce que nous pouvons faire d'utile. Sans doute la dimension européenne représente-t-elle une aide, car c'est à cette échelle que l'on peut peser sur les plateformes. Ce sujet mérite d'être creusé, même si certains outils existent déjà. La loi permet déjà à l'Arcom de demander, trois mois avant les élections, le blocage de certains contenus sur les plateformes. Il doit être possible d'aller plus loin, et c'est sans doute à l'échelle européenne que la réponse se trouve.
J'ai peut-être manqué de clarté au sujet du sentiment anti-français, mais j'ai tenu à insister sur le fait qu'il ne faut pas se retrancher derrière le petit doigt de la guerre hybride pour masquer des difficultés qui peuvent exister avant des opérations de déstabilisation. Sur le théâtre national, les Russes amplifient également différents troubles sociaux.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Le Digital Services Act (DSA) et le Digital Markets Act (DMA) commencent enfin à être appliqués, et bientôt l'Artificial Intelligence Act et le Data Act, encore débattus, s'appliqueront également. Je m'étonne qu'au niveau de coordination où vous vous trouvez ces questions ne soient pas plus clairement connues. La donnée est l'actif stratégique majeur : internet est un nouveau terrain d'affrontement mondial. Des hackers attaquent nos structures vitales par leur intermédiaire. Les géants américains font tout pour occuper une position hégémonique sur le marché européen de la donnée, y compris dans nos ministères les plus sensibles : nous avons cité Microsoft au ministère de la défense, mais le ministère de l'intérieur essaie de se défaire de Palantir. Le cloud n'est pas un nuage éthéré : ce sont des câbles, des data centers, des briques logiciels qui constituent la chaîne de sécurisation de nos données. Comment se fait-il qu'au niveau interministériel où vous vous trouvez, avec le secrétariat général des affaires européennes (SGAE) et l'Anssi sous votre pilotage, il n'y ait pas de coordination supérieure à l'Anssi, irriguant toute la politique des ministères ? Chacun semble faire ce qu'il veut dans son coin. N'y a-t-il pas de réflexion sur ce sujet éminemment stratégique ? Un chief technical officer pilotait ces questions pour Obama. Évoquez-vous ces sujets ? N'avez-vous pas tout de même l'impression de travailler en silo ?
Mme Nicole Duranton. - Vous avez évoqué les élections européennes. Ces dernières années, de plus en plus de pays ont été victimes d'ingérence numérique étrangère en période électorale, et de tentatives d'influencer les votes ou de discréditer des résultats. Doit-on craindre de telles opérations lors des prochaines élections européennes ? Les dispositifs de protection mis en place par la France et l'Union européenne sont-ils suffisamment puissants pour lutter contre ces actions ?
Enfin, comment identifiez-vous factuellement et apportez-vous les preuves d'une tentative d'ingérence étrangère ?
Capitaine de vaisseau Yann Briand. - Les questions de cloud et de données sont essentielles. Pour autant, au sein de ma sous-direction, qui concentre ses études sur la menace hybride, de manière macroscopique, cette question n'apparaît pas suffisamment par rapport aux éléments que vous évoquez. Sans doute, au sein même du SGDSN, la sous-direction en charge de la protection du patrimoine scientifique et technologique dispose d'éléments de réponse, ainsi que l'Anssi. Le Mefsin peut également vous apporter des réponses.
Une opération spécifique sera montée par Viginum et par l'Anssi pour les élections européennes. Le lien avec l'Union européenne est très fort : Viginum a par exemple été engagé dans un exercice européen dédié. Nous étudierons après ces élections quelle aura été la qualité de la réponse. La prise en compte de la question est forte, sans aucun angélisme, au vu des informations circulant sur l'état de la menace russe. À plus forte raison, la France est une cible en 2024, car elle offre des raisons d'attaquer assez fortes. Nous accueillons les jeux Olympiques, qui représentent une grosse action pour l'Anssi, Viginum et le SGDSN ; il y a les élections européennes ; nous conduisons des opérations militaires. Ces éléments font que la France constitue une cible attrayante. En raison de nos prises de position envers l'Arménie, nous nous sommes découvert un nouveau compétiteur avec l'Azerbaïdjan. Nous sommes très loin de l'angélisme : les choses sont préparées pour que nous répondions au mieux face à ces menaces.
M. Rachid Temal, rapporteur. - La logique d'agence et de silo semble totale. Chacun paraît s'occuper d'un bout du problème, mais personne ne pilote globalement. Je suis plutôt inquiet, personnellement, car il ne semble pas y avoir de compréhension des enjeux globaux et de coordination de la réponse. Il y a eu des opérations d'ingérences lors du Brexit, de l'élection de Trump, ou également lors des élections législatives des Français de l'étranger. Comprenez bien que notre rôle de parlementaires est de comprendre ce qui est mis en place avant que les jeux Olympiques et les élections européennes n'aient lieu. Nous pensions que le SGDSN constituait la vigie globale, mais nous restons sur notre faim. Des choses se préparent en vue de ces échéances, mais il ne me semble pas qu'un plan précis soit établi.
Que sommes-nous capables de faire en matière d'influence positive ? Concrètement, quels sont nos outils de réponse, à l'instar de ce qui est fait à Singapour ? Peut-on avoir une idée des moyens humains et financiers que nous pouvons mobiliser face à la vague représentée par la Russie et au tsunami que représenterait la Chine ?
Lors de cet échange, vous avez commencé à suggérer plusieurs préconisations. Pourrez-vous nous transmettre par écrit une liste d'évolutions législatives, réglementaires ou technologiques que vous envisagez, afin de nourrir notre réflexion ?
Capitaine de vaisseau Yann Briand. - Je vais tenter de vous rassurer un peu plus : le secrétaire général du SGDSN est le président de l'ensemble des comités existant pour chacun des champs de menace. Par son rôle central, le SGDSN assure bien cette coordination. Ces comités ont pour fonction de partager les informations entre les différentes chaînes opérationnelles, qui doivent effectivement se rencontrer, et de proposer ensuite des décisions aux autorités politiques. C'est bien là que ce travail est réalisé.
En vue des jeux Olympiques et des élections européennes, le SGDSN joue bien évidemment un rôle central. Les menaces très nombreuses peuvent être traitées de manière différente, mais cela sort de mon champ de prérogatives. La division protection et sécurité de l'État du SGDSN est au coeur de la manoeuvre pour la préparation des jeux Olympiques. Le secrétaire général, que vous auditionnerez, pourra vous donner des précisions sur le rôle du SGDSN au sujet de la préparation de ces deux grands événements.
. Je pense que votre audition du secrétaire général du SGDSN pourra vous rassurer sur le rôle de coordination du SGDSN et de proposition de réponse aux autorités politiques.
M. Dominique de Legge, président. - Commandant, nous vous remercions de ces précisions. Nous recueillerons vos propositions écrites. En ce qui concerne la suite de nos travaux, nous nous retrouvons jeudi pour une table ronde, puis nous visiterons Viginum mardi prochain.
La réunion est close à 16 h 15.
Ce point de l'ordre du jour n'a pas fait l'objet d'une captation vidéo.
Jeudi 29 février 2024
- Présidence de M. Dominique de Legge -
La réunion est ouverte à 14 h 00.
La guerre informationnelle - Audition de MM. David Colon, enseignant-chercheur à Sciences Po Paris, Nicolas Tenzer, président du centre d'étude et de réflexion pour l'action politique (CERAP) et Frédéric Charillon, professeur en science politique et relations internationales
M. Dominique de Legge, président.- Nous poursuivons aujourd'hui les travaux de notre commission d'enquête avec une table ronde rassemblant le professeur Frédéric Charillon, MM. David Colon et Nicolas Tenzer. Je vous remercie tous les trois de vous être rendus disponibles pour cette table ronde. Vous êtes des habitués des auditions parlementaires, mais nous avons souhaité vous entendre sous une forme, sous un nom plus spécifique et peut-être différent de celui de vos précédentes interventions à l'Assemblée nationale ou au Sénat. Nous souhaitons qu'en tant que chercheurs, vous puissiez nous éclairer sur la définition des termes au coeur de cette commission d'enquête, en particulier celle de notion d'influence notamment lorsqu'elle est malveillante, mais aussi et surtout partager votre analyse sur l'efficacité de nos politiques publiques.
Monsieur Frédéric Charillon, vous êtes professeur des universités en sciences politiques à l'Université Paris Cité, spécialiste des relations internationales. Vous avez consacré votre thèse de doctorat aux États et acteurs non étatiques en France et en Grande-Bretagne dans la guerre du Golfe. Vous avez par ailleurs dirigé l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM) de 2009 à 2015 et le Centre d'études en sciences sociales de la défense (C2SD) de 2003 à 2009. Votre dernier ouvrage, Guerres d'influence, a été publié en 2022.
Monsieur David Colon, vous êtes professeur agrégé d'histoire à Sciences Po. Vos travaux portent sur la propagande et la manipulation de masse et, à ce titre, vous intervenez régulièrement dans les médias. Votre ouvrage Propagande. La manipulation de masse dans le monde contemporain a obtenu le prix Jacques Ellul et le prix Akropolis lors de sa publication en 2019 et votre dernier livre, La guerre de l'information : Les États à la conquête de nos cerveaux, est paru en 2023.
Monsieur Nicolas Tenzer, vous êtes spécialiste de philosophie politique, haut fonctionnaire et président du Centre d'Étude et de Réflexion pour l'Action politique (CERAP), think tank que vous avez fondé. Vous enseignez par ailleurs à Sciences Po. Votre dernier ouvrage, Notre guerre, est sorti en 2024 et traite du conflit ukrainien.
Avant de vous donner la parole, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos liens éventuels ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. David Colon, Nicolas Tenzer, et Frédéric Charillon, prêtent serment.
Je vous remercie. Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo diffusée sur le site internet et, le cas échéant, sur les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Je vous propose, ainsi que nous en sommes convenus à l'instant, que chacun d'entre vous puisse faire un exposé liminaire d'un quart d'heure. Puis notre rapporteur et les collègues membres de la commission pourront vous interroger afin de préciser tel ou tel point. Nous sommes convenus de démarrer par ordre alphabétique, n'ayant pas de préférence particulière. Monsieur Chatillon, je vous laisse la parole.
M. Frédéric Charillon, professeur en science politique et relations internationales. - Merci, monsieur le président, mesdames et messieurs les sénatrices et les sénateurs, merci à vous toutes et à tous de nous recevoir aujourd'hui et de nous entendre. Je vais être bref pour que nous puissions avoir le temps d'échanger. Vous avez, monsieur le président, indiqué un premier point qui nous paraît à tous très important, il s'agit de la définition des termes.
Je commencerai par cela parce que c'est peut-être ce point qui m'a amené à entreprendre des recherches pour la rédaction de l'ouvrage que j'ai publié il y a presque deux ans, sur les guerres d'influence. Le sujet m'avait déjà interpellé dans mes diverses fonctions, notamment à la direction de l'Institut de recherche stratégique de l'école militaire. C'était déjà une époque où on sentait monter une préoccupation pour ce concept d'influence. On assistait à une sorte de réveil, en quelques sortes, après une longue période où le mot était considéré comme « mal élevé », voire « paranoïaque ». On a alors observé brusquement un tournant, une sorte de prise de conscience par de là les cercles administratifs, ministériels de la défense et des affaires étrangères en ce qui me concerne. La préoccupation autour de l'influence s'est faite jour. On a même parfois constaté la création de directions administratives, de bureaux, de missions, ou des groupes de travail, en ce domaine.
Pour autant il m'était apparu que ce terme d'influence n'était pas défini. Quand on interrogeait des personnes, y compris des responsables en charge de développer un programme ou un groupe de travail sur l'influence, la définition du concept ne semblait pas être tout à fait mise au point. La question de l'influence n'était pas posée en tant que telle. Par ailleurs, cette prise de conscience n'était également pas suivie d'effets dans la pratique. Tandis que les autres pays y compris nos propres partenaires européens disposaient d'un discours bien rodé et d'éléments de langage qu'ils communiquaient, tel n'était pas mon cas lorsque je revenais par exemple, d'une mission à l'étranger. Peut-être devrions nous développer un discours et profiter du déplacement de certains cadres et des forums internationaux afin de communiquer certains messages. Pour vous le dire plus simplement, il y avait un fossé entre d'une part, la montée en puissance d'une préoccupation croissante pour le concept d'influence et d'autre part, l'absence de définition de ce terme et peut-être même celle de mise en oeuvre d'une politique, que ce soit à notre profit pour exercer une certaine influence ou pour tenter d'arrêter ou de contrecarrer d'éventuelles influences extérieures.
Nous savons aujourd'hui que de nombreux États consacrent des crédits importants pour définir des stratégies dites d'influence. C'est pratiquement devenu la règle du jeu international. Il y a quelques années, je crois que c'était vers 2019, un rapport parlementaire britannique qui abordait ce sujet et plus particulièrement l'intrusion russe dans les processus électoraux occidentaux, fournissait une liste d'interférences probables. Or, plutôt que de s'en scandaliser, en disant « c'est ignoble, il faut le dénoncer », ce rapport concluait que c'était la règle du jeu aujourd'hui. Il faut donc jouer ce jeu. Il faut être prêt. Il faut nous livrer à ce constat car c'est une lutte qui est en cours.
Cela nous conduit à la question de la définition. Le terme d'influence est convoqué dans de nombreuses situations. On parle d'influence pour des chaînes de télévision extérieures, pour des réseaux qui soutiennent tel ou tel pays ou pour des séries télévisées. On évoque parfois l'influence dans le cadre de programmes d'invitation de la part de grands pays extérieurs, y compris des pays amis ou partenaires destinés aux jeunes, appelés personnalités d'avenir ou young leaders. On fait aussi référence au terme d'influence lors des grandes rencontres internationales sur les questions stratégiques ou autres qui sont accompagnées des programmes d'invitation. C'est donc très varié. Tout le monde pressent ce que cela peut vouloir dire, mais il est plus difficile de la définir, ce qui est évidemment indispensable si nous souhaitons mettre en oeuvre une politique en la matière.
Nous savons également que nous avons peut-être déjà connu un certain nombre de défaites sur ce terrain de l'influence. C'est l'analyse qui est souvent avancée en ce qui concerne la France dans un certain nombre de pays du Sahel. C'est une analyse qui n'est probablement pas complète. La complexité de cette situation ne se résume pas à l'efficacité de la propagande russe ou autre. Il y a bien d'autres facteurs, mais on a cru comprendre effectivement qu'il y avait là un véritable sujet d'influence. Nous savons qu'en l'espèce elle est à l'oeuvre.
Pour autant, si nous devons mettre en place une politique publique de l'influence, parce qu'il s'agit bien de cela, il convient de définir ce qu'est l'influence. Il existe une définition très simple. L'influence consiste à faire adopter à des tiers, un comportement qu'ils n'auraient pas adopté, seuls. Elle peut cibler des leaders politiques, industriels ou économiques, des leaders d'opinion, des journalistes, ou l'opinion publique. Le politiste américain spécialiste des relations internationales que nous connaissons tous, Joseph Nye, l'inventeur en quelque sorte, et à tout le moins le héros du concept de soft power, avait formulé les stratégies pour y parvenir. Il existe trois types d'action pour faire changer quelqu'un de comportement. Il y a bien sûr l'usage de la force ou de la menace d'utiliser la force. Cela ne relève pas de l'influence. Il y a ensuite la rémunération ou la récompense, c'est-à-dire l'intéressement de nature financière ou autre. C'est une façon de dire si vous faites ce que j'attends de vous, alors vous trouverez une récompense dans cette action. Enfin, la troisième modalité réside dans le pouvoir de conviction et de séduction, qui consiste à amener quelqu'un à changer de comportement, sans apparaître comme exerçant la moindre pression sur cette personne. Des trois méthodes, l'influence ne relève que des deux dernières. Excluons le recours brutal à la force, ce n'est plus tout à fait ce qu'on appelle de l'influence, contrairement à l'incitation économique ou autre, d'une part, et le travail de persuasion, de conviction sur les esprits, qui sont effectivement des instruments de l'influence.
Au-delà de ces définitions, il ne faut pas oublier, me semble-t-il, que l'influence suppose des moyens. On ne peut prétendre avoir une stratégie d'influence, à moyens constants, formule que nous aimons particulièrement en Europe. L'influence a un coût. Les pays qui ont mis en place des stratégies d'influence ont choisi d'y consacrer des moyens financiers, et ont opté pour cette priorité plutôt que d'autres, au titre de leur action extérieure. Il faut bien garder à l'esprit que si on accepte cette définition de l'influence qui est de se donner les moyens de faire changer le comportement des acteurs tiers, alors cette politique a un coût, sauf à considérer que nous sommes, par notre seul discours, absolument géniaux et que la brillance de ce discours suffira à rallier à nous toutes les bonnes volontés du monde. Personnellement, j'en doute. Quand bien même, ce serait le cas, encore faudrait-il disposer de médias pour diffuser ce discours, ce qui requiert là encore des moyens.
Un dernier petit point sur la définition. L'influence n'est pas le contraire de la puissance. Je ne le pense pas. Plus on est puissant, plus on est influent, même si on n'utilise pas cette puissance, parce que la personne que l'on souhaite influencer, a bien identifié cette puissance et les moyens qui y sont associés et qui pourraient peut-être l'aider. Ce n'est pas un hasard si les États-Unis sont plus écoutés que d'autres dans certaines enceintes internationales. Il convient donc d'éviter le piège selon lequel il y aurait d'un côté la puissance qui serait le hard power et de l'autre l'influence, qui serait plus subtile et plus gentille. Plus on est puissant, plus on est écouté. Il y a donc un lien entre les deux.
Ce qui me paraît ensuite important de souligner est que si nous voulons mettre en oeuvre des stratégies d'influence, soit pour nous-mêmes aux fins d'être entendus, soit pour se préserver des ingérences extérieures, il faut alors se poser la question des savoir-faire. C'est un travail qu'il nous faut initier dans les différents ministères qui ont annoncé créer un bureau pour l'influence ou une direction de l'influence, que par ailleurs, je ne préconiserai pas de nommer ainsi. Je n'aimerais pas être la personne qui se promène dans le monde avec une carte de visite marquée « Responsable de l'influence ». Je ne suis pas certain que cela aiderait à créer du lien social de prime abord. C'est une erreur à ne pas faire.
De quoi parle-t-on en termes de savoir-faire ? Il y en a au moins trois ou quatre types, de nature très différente. Il y a tout d'abord, ce qu'on appelle souvent en France, le soft power, c'est-à-dire l'action culturelle en quelque sorte, et ce que les Britanniques ou d'autres peuvent appeler parfois le nation branding, qui consiste à associer à un pays donné, une image positive, notamment grâce au rayonnement de sa culture. Cela correspond à un type de savoir-faire, et de métier que l'on peut trouver, en France par exemple à la direction générale de la mondialisation ou dans les réflexions sur l'action culturelle extérieure.
Cette approche est tout à fait différente, pour prendre un autre exemple, de celle de placer des hauts fonctionnaires dans des organisations internationales, même si ces personnes sont ensuite supposées agir au nom de l'organisation internationale en question, et non en tant qu'agent ou représentant d'un pays. Néanmoins, nous savons tous que cela est important. J'illustrerai mon propos par la nomination de quatre personnalités chinoises à peu près au même moment à la tête de quatre agences importantes des Nations-Unies, alors que nous pensions obtenir une de ces nominations. Être capable de placer un certain nombre de personnes représente donc une autre facette de l'influence, qui ne relève pas du tout de l'action culturelle. Cela suppose d'effectuer un travail de veille sur les postes que l'on estime importants, de connaitre les dates de vacances et de candidature, de déterminer si nous avons éventuellement les bons candidats pour ce type de poste, puis ensuite de les préparer, et les aider à faire campagne pour obtenir ce poste.
Un autre savoir-faire tout à fait différent réside dans la lutte contre l'intrusion. Il me semble que lorsque, par exemple, le président de la République, le 7 novembre 2022, présentait la revue stratégique à Toulon, en évoquant l'importance des questions d'influence dans les réflexions stratégiques, peut-être avait-il très clairement à l'esprit, ou du moins un certain nombre de militaires avec lesquels je me suis entretenu, la lutte contre l'intrusion et contre les fake news, C'est encore un autre métier qui suppose de les détecter et de les combattre, etc. On pourrait certainement compléter la liste.
Enfin, j'en terminerai par-là, lorsque l'on aborde les aspects concrets et la mise en oeuvre d'une politique de l'influence ou de la contre-influence, efficaces, il faut comprendre que non seulement cette dernière convoque des savoir-faire différents, mais concerne également des terrains et des théâtres prioritaires très différents et dont certains ne sont pas forcément ceux que la fonction publique ou nos différents services maîtrisent le mieux parce qu'ils sont ceux, par exemple, des jeunes, tels que les influenceurs. Ces derniers représentent aujourd'hui le vecteur d'information le plus fréquemment cité par les étudiants. Quand on leur demande, qu'ils soient en première année ou en master, comment ils s'informent sur la politique internationale ou nationale, la réponse est « HugoDécrypte » qui par ailleurs fait un travail tout à fait remarquable. Sauf que derrière « HugoDécrypte », il peut y avoir « SophieDécrypte ». Peut-être avez-vous entendu parler de cette chaine Youtube, qui je crois a été fermée très récemment, une sorte de parodie qui avait du succès, mais qui était totalement en faveur de la Chine, en en présentant un tableau idyllique. Nous savons que ce type de vecteur constitue un théâtre d'affrontement aujourd'hui pour l'influence. On pourrait citer des chaînes de télévision comme AJ+. Une autre illustration est celle de ces observateurs électoraux dans le cadre de la dernière élection indonésienne, qui se désespéraient de voir que TikTok était en train de faire l'élection présidentielle, car un grand nombre d'électeurs se déterminaient en fonction de ce réseau. Les candidats eux-mêmes avaient complètement joué cette carte des réseaux, privant ainsi les électeurs de tout débat politique de fond.
Il convient également de mentionner le cas des diasporas, notamment étudiantes. Dans un certain nombre d'universités occidentales, des groupes d'étudiants suffisamment nombreux pour représenter un enjeu financier pour l'université elle-même, en raison des frais d'inscription, peuvent s'organiser, probablement pas tout seuls, pour notamment exiger qu'on change les termes du débat, qu'on évoque tel ou tel sujet, avec des mots différents, comme « province chinoise » plutôt que « pays », pour qualifier par exemple, Taïwan. Il est difficile pour l'université de mécontenter tout un groupe d'étudiants. Le terrain universitaire lui-même, chercheurs et étudiants, compris, constitue un terrain de lutte d'influence particulièrement important parce qu'il concerne souvent des étudiants qui sont déjà intéressés par une région ou par un pays, et sont plus facilement abordables.
Évidemment, il faudra également se pencher sur la question de l'intelligence artificielle puisqu'à l'instar des chaînes de télévision, chaque puissance aura ses propres vecteurs ou producteurs d'intelligence artificielle. Il y a déjà un chatGPT chinois, russe, etc. À mon grand désespoir et celui de mes collègues universitaires, la plupart des travaux demandés à des étudiants en master, pas les devoirs sur table, proviennent directement aujourd'hui de ChatGPT. Quand sera-t-il lorsque la concurrence sera beaucoup plus organisée ?
Ces métiers et terrains d'affrontements à venir et peut-être déjà présents, sont à prendre en considération lorsqu'on veut mettre en oeuvre une politique concrète de l'influence. Je vous remercie, monsieur le président.
M. David Colon, enseignant-chercheur à Sciences Po Paris. - Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs et les sénatrices, je voudrais d'abord vous remercier pour votre invitation et l'opportunité qui m'est donnée de m'exprimer sur un sujet qui me paraît particulièrement crucial. Je tiens à préciser que je suis membre des États-généraux de l'information et plus particulièrement du groupe 4, au sein duquel je travaille sur la lutte contre les ingérences étrangères. Je m'exprime donc ici à titre strictement personnel. Aucune des propositions que je vais émettre devant vous, n'engagent les États généraux de l'information.
Je partirai d'une déclaration de notre diplomatie française, le 15 février 2024 - je cite le Quai d'Orsay - « La récurrence des opérations menées ces derniers mois et leur lien direct avec les déclarations d'autorité russe, démontrent bien qu'il s'agit d'une stratégie coordonnée de guerre de l'information menée et assumée par Moscou ». Cette prise de conscience, cette déclaration publique, l'appel au sursaut de notre Président de la République, les alertes répétées de nos différents services, le rapport annuel de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI), les déclarations de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), les dénonciations émanant de VIGINUM et du Quai d'Orsay attestent, je crois, de la gravité de la situation, sans qu'il ne soit nécessaire d'insister sur ce point.
Je voudrais simplement souligner le contexte qui est celui d'une guerre de l'information qui, du point de vue du Kremlin, est une guerre totale dirigée par les démocraties, à commencer par celles qui soutiennent l'Ukraine contre l'agression dont ce pays fait l'objet de la part du Kremlin depuis 2014 et plus spécifiquement depuis février 2022. Il s'agit d'une guerre totale, en ce que le Kremlin s'appuie pour la mener sur tous les moyens à sa disposition, militaires, étatiques, non-étatiques, avec notamment le recours à de grandes entreprises privées souvent dirigées par des proches du Kremlin impliqués dans des opérations d'influence. Cela vient d'être dit par Frédéric Charillon, les moyens sont considérables. Leur l'ampleur est chaque jour mieux connue à mesure des révélations faites sur les efforts imposants fournis par Vladimir Poutine pour survivre politiquement. En effet, de son point de vue, cette guerre totale qui est menée contre nous, est une guerre pour sa survie politique.
Cette guerre est également totale parce qu'elle a pour théâtre notre sphère et environnement informationnel, dans toutes leurs dimensions, aussi bien celle infrastructurelle des câbles, que celle des matériels, des protocoles de communication, et des contenus. Elle est totale parce qu'elle nous affecte dans toutes les dimensions de notre vie publique. Elle peut conduire à des piratages d'à peu près tous nos débats et clivages, pour les accentuer, fragiliser nos divisions ou encourager le doute. Parmi les opérations du Kremlin récemment dénoncées par la France, celle dite des « Etoiles bleues de David » illustre mieux que tout autre, ce pouvoir d'influence qui, pardonnez-moi monsieur le professeur, est un pouvoir du faible au fort. En l'occurrence, s'agissant de la Russie, l'influence est un substitut à une puissance que le Kremlin n'a plus. Ce dernier investit d'autant plus dans les opérations d'influence qu'il n'est plus en mesure de peser sur les destinés militaires ou celles économiques du monde comme il a pu rêver de le faire, par le passé.
Face à cela, la France a réalisé des progrès considérables. J'évoque dans mon livre notre réaction tardive, mais en même temps je suis convaincu que nous n'avons pas réagi trop tard. Parmi les réactions mises en oeuvre, on peut citer bien évidemment la création du commandement de la cyberdéfense, la publication d'une doctrine de lutte informatique défensive, offensive et d'influence, la création de VIGINIUM dont l'efficacité est, je crois, chaque jour vérifiée. Il y a eu des efforts considérables de la part de notre diplomatie publique, mais également de celle de l'Élysée pour développer des outils de veille, de détection et de caractérisation, accompagnés des efforts quotidiens de nos services pour retracer ces opérations d'influence et le cas échéant, les attribuer à des acteurs étrangers. Nous n'avons donc pas à rougir de ce qui a été fait jusqu'ici. J'ajoute à ce portrait flatteur le fait que la France est engagée dans une politique multilatérale, qui s'est traduite par le Partenariat pour l'information et la démocratie de 2019, par la signature par notre pays de la déclaration mondiale pour l'intégrité de l'information en ligne ainsi que par notre engagement dans le chantier des États généraux de l'information avec l'intention de proposer, comme vous, des pistes concrètes.
Après ce portrait flatteur, quelles sont, selon moi, les points problématiques ou plutôt ceux nécessitant d'être améliorés ? Tout d'abord, tandis que le Kremlin mène une stratégie coordonnée de guerre de l'information, nous ne menons pas de stratégie coordonnée de lutte contre cette guerre de l'information. C'est aujourd'hui ce qui nous manque le plus, une stratégie nationale, une doctrine. Je ne sais pas à qui peut revenir le soin de l'élaborer et la mettre en oeuvre, si ce doit être le Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN), ou l'Élysée, notamment à travers la Coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT) qui pourrait voir élargir ses compétences, aux ingérences et influences étrangères. Quoi qu'il en soit, nous avons besoin de cette stratégie coordonnée, ne serait-ce que pour définir clairement les champs d'action des différents acteurs qui sont de plus en plus nombreux au sein de notre pays, pour mettre en oeuvre les trois volets qui sont fondamentaux dans la lutte contre les influences étrangères, la « protection », la « régulation » et la « résilience ».
Permettez-moi, car le temps m'est compté, d'insister sur le volet « résilience » qui est aujourd'hui celui qui nous fait, à mon sens, le plus défaut. Ces derniers temps, j'ai eu l'occasion d'échanger avec des experts de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et de contribuer avec beaucoup d'autres, à l'expertise du rapport Facts not Fakes qui sera publié ce lundi. Ce rapport, signé par les 38 pays membres de l'OCDE, porte précisément sur la lutte contre les ingérences informationnelles étrangères. Sans trahir de secret, il met en avant un certain nombre de pistes qui me semblent de nature à nous aider dans la définition d'une politique publique efficace de lutte contre les manipulations de l'information et contre les ingérences étrangères.
Le point crucial, c'est la transparence. Je n'ignore pas qu'une proposition de loi en ce sens, visant à prévenir les ingérences étrangères en France, a été déposée sur le Bureau de l'Assemblée nationale par MM. Sacha Houlié, Thomas Gassilloud, et Mme Constance Le Gripm. Elle s'inspire, et c'est une très bonne chose, du dispositif américain de 1938, le FARA, (Foreign Agents Registration Act), qui fait obligation à quiconque mène une action d'influence aux États-Unis pour le compte d'une entité ou d'un agent étranger, de déclarer son activité. Je n'ignore pas non plus que le champ de la proposition de loi est à ce stade encore assez réduit dans la mesure où, dans le prolongement des propos de Frédéric Charillon, il existe des pans absolument déterminants qui échappent aujourd'hui à cette obligation de transparence ainsi qu'à l'obligation d'enregistrement auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, tels que le financement des centres dédiés à la production de savoirs, les centres de recherche et les universités. Il serait utile de connaître les sources de financement extra-européens de ces universités, proposition qui avait été par ailleurs présentée dans un précédent rapport d'une commission d'enquête sénatoriale, présidée par Étienne Blanc avec pour rapporteur André Gattolin.
Il serait utile d'étendre l'obligation de transparence aux think tanks, en particulier lorsque leurs membres s'expriment sur les plateaux de télévision et dans les médias. Il nous faut en tout cas encourager, j'en suis convaincu, une démarche de transparence parce qu'elle est de nature à davantage conforter la confiance dans les institutions politiques publiques que ne le sont des mesures liberticides. En effet, nous avons souvent tendance, face aux ingérences étrangères, à adopter des mesures restrictives en matière de liberté publique, qu'il s'agisse de la liberté d'expression, de la liberté d'opinion ou de celle d'informer.
Nous avons aussi un devoir de transparence à l'égard des opérations d'influence menées sur certaines plateformes. Permettez-moi d'en mettre une, en particulier, en exergue, TikTok. Le Sénat a publié un excellent rapport de la commission d'enquête, présidée par Mickaël Vallet, avec comme rapporteur Claude Malhuret. Force est de constater que TikTok n'a pas répondu aux questions soulevées par cette commission d'enquête, qu'il s'agisse de celles relatives au capital et au statut de la maison mère, ByteDance, à la propriété intellectuelle et à la localisation des ingénieurs qui élaborent les algorithmes - on sait qu'ils sont chinois - à la nature des entités chinoises avec lesquelles TikTok est en relation permanente, à la nature des données des utilisateurs transférés en Chine continentale, aux capacités de TikTok à mettre fin au transfert de données dont on sait que cela conduit à un accès de ces données au Parti communiste chinois.
TikTok n'a pas non plus, dans les délais qui lui étaient indiqués, pris les principales mesures demandées, à savoir une clarification des statuts et de l'actionnariat. On ignore même le nom de la personnalité chinoise qui dirige effectivement TikTok France, ce qui est étonnant. Imaginez que nous ayons une chaîne de télévision avec 20 millions d'auditeurs dont on ignore le nom du dirigeant. Je pense que nous serions plusieurs à trouver cela étrange. Néanmoins, nous semblons le tolérer pour cet outil qui donne un accès direct au cerveau de 22 millions de Français, au parti communiste chinois. Il n'y a pas eu de mise en conformité avec les prescriptions du règlement européen sur les services numériques (DSA). Force est aussi de constater l'absence de mise en place, d'une part, de mesures effectives de lutte contre la désinformation, et d'autre part, d'interfaces de programmation, ouvertes et transparentes.
Tout ce que nous avons depuis la parution du rapport de la commission et celle de mon livre où je crois avoir alerté sur ce sujet TikTok, ce sont des rapports qui mettent en avant la dangerosité du réseau, non seulement pour la sécurité nationale, pour le processus électoral avec des risques avérés de manipulation des électeurs, mais également pour la santé, en particulier psychologique pour les jeunes enfants. Amnesty International a rendu public en novembre dernier, deux rapports absolument effrayants sur le risque d'inciter des enfants et des jeunes, à consulter du contenu dangereux, affectant la santé mentale, tels que des contenus valorisant le suicide. Nous sommes en présence d'une menace tout à fait inédite qui n'a pas à ce stade été considérée véritablement comme telle ou qui n'a pas obtenu de nos pouvoirs publics, la réponse appropriée. Quelle réponse ? Je ne sais pas, mais il doit y en avoir une. On ne peut pas attendre les résultats de l'enquête menée par la Commission européenne disponibles dans quatre ans et une éventuelle amende à TikTok, pour mesurer les effets dévastateurs d'une plateforme qui fait une place considérable à la propagande du Kremlin.
Outre la transparence, un autre point essentiel est l'adoption d'une approche transversale impliquant l'ensemble de la société, ce que les anglo-saxons appellent whole society approach. En tant qu'historien, j'observe une certaine tendance en France qui traverse notre l'histoire, celle de la prédilection pour le secret ainsi que pour une forte organisation en tuyaux d'orgues, Cela nuit fortement à notre capacité à favoriser la résilience de notre société face aux opérations de manipulation de l'information. Je donnerai juste un exemple pratique. Tous nos services en charge de ces questions recourent à des outils dits de social listening, c'est-à-dire des outils de collecte automatisée des données en open source, donc des données publiques sur les réseaux sociaux pour mesurer les tendances. Ces données remontent en tuyau d'orgue vers les différents responsables qu'il s'agisse du Secrétariat général de la défense nationale (SGDN), de l'Élysée, de l'armée, etc. sans jamais d'interopérabilité entre ces différents systèmes et de mise à disposition à nos concitoyens d'un outil leur permettant en temps réel de se rendre compte de la manipulation dont peut faire l'objet n'importe quel débat public en France. Le jour où j'ai personnellement, pris conscience, monsieur Tenzer de l'interférence du Kremlin dans nos débats publics, c'était en 2018, lors d'une manifestation des Gilets jaunes, l'acte 3, je crois. Alors que je regardais un outil comparable anglo-saxon, celui du German Marshall Fund, j'ai pu constater comment, sur Twitter, il y avait eu une manipulation manifestement inauthentique des tendances pour encourager les manifestants à des actes de violence.
Nous faisons face aujourd'hui à une « infodémie », à l'essor exponentiel de virus psychologiques, notamment amplifiés par les services de renseignement du Kremlin. Nous avons besoin de réagir à la hauteur et à l'échelle de ce phénomène, en encourageant l'immunisation de notre société par la dénonciation de ces campagnes, mais aussi par l'explication auprès du plus grand nombre, des techniques ainsi mises en oeuvre et des outils que nous pouvons utiliser nous-mêmes pour « empêcher un certain nombre de nos concitoyens de sombrer dans des bulles algorithmiques ou des chambres d'écho-conspirationnistes ». Merci pour votre attention.
M. Nicolas Tenzer, président du centre d'étude et de réflexion pour l'action politique (CERAP). - Merci monsieur le président, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, mesdames et messieurs. J'introduirai mon propos par une première remarque sur la manière dont j'ai approché le concept d'influence et en particulier celui de l'influence étrangère. D'abord, j'ai conçu l'influence de manière assez positive dans deux rapports au Premier ministre. Le premier, écrit en 2002, dans le cadre d'un groupe de travail présidé par l'amiral Jacques Lanxade, ancien chef d'état-major des armées notamment, portait sur l'organisation de notre politique étrangère et de sécurité et couvrait non seulement le Quai d'Orsay mais également nos services de renseignement. Nous y avions déjà pointé la nécessité, c'était il y a 22 ans, de mettre en place ce qu'on appelle une stratégie d'influence. Le second rapport en 2008, à l'attention du Premier ministre, du ministre des Affaires étrangères, du ministre de l'Économie et des Finances et du ministre chargé de la fonction publique, analysait également ces actions d'influence mais aussi de contre-influence menées à l'époque par un certain nombre de puissances étrangères, à la fois contre nos intérêts diplomatiques et économiques ainsi que contre ceux de nos entreprises.
Ma deuxième remarque introductive porte sur la construction du modèle que j'ai entreprise, à ce moment-là ainsi que par la suite. Lorsque l'on travaille sur les questions d'influence, il y a un élément que l'on doit ne jamais perdre de vue, pardon pour ce truisme : Que cherche à faire la puissance qui développe une stratégie d'influence ? Quels sont ses buts ? Étudiant en particulier depuis plus de 15 ans les opérations d'influence de la Russie, qui constituent ma préoccupation et mon champ d'expertise, même s'il m'arrive d'observer par-ci par-là, nombre d'éléments sur l'influence chinoise, azérie ou turque, j'ai pu constater l'existence d'une stratégie organisée correspondant à un petit modèle assez simple, construit autour de quatre grandes questions. La première question est pourquoi faire, et à partir du « pourquoi faire », quels sont les moyens utilisés ? Ces moyens, comme déjà évoqués, se déploient dans des champs extraordinairement divers. La deuxième question porte sur l'identité des cibles ? Ces cibles peuvent être multiples, telles que les dirigeants d'un pays directement ciblés, le chef d'État, le chef de gouvernement, un ministre, les institutions parlementaires, l'Assemblée nationale et le Sénat, des personnalités politiques, des personnalités médiatiques, des journalistes, mais également le grand public et au sein de ce qu'on appelle le grand public, le public général, des catégories particulières, socioprofessionnelles, groupes d'intérêt, etc.
Ce qui conduit à la troisième réflexion. Je pense, en effet, qu'il est très intéressant lorsqu'on analyse ces stratégies d'influence, d'identifier les différents acteurs utilisés à cette fin. Or, on peut constater que parmi eux, on retrouve à peu près les mêmes que les personnes ciblées, c'est-à-dire les chancelleries diplomatiques, les ministres, les gouvernements ainsi que des personnalités politiques, des journalistes, et des agents d'influence. Par-dessus tout, vous avez des personnes, pouvant se situer dans toutes ces catégories, que j'appellerai les « corrupteurs ». On ne peut pas aborder, soyons parfaitement directs, la question de l'influence de puissances hostiles sinon ennemies, comme la Russie ou la Chine, sans parler de corruption. C'est, selon l'expression anglaise, « l'éléphant dans la pièce, mais c'est un éléphant qui envahit la pièce à un certain moment ».
Enfin la quatrième réflexion sur les stratégies d'influence concerne les différentes temporalités, court terme, moyen terme et aussi long terme. Ainsi, la stratégie de la Russie comprend des actions d'opportunité de court terme, visant certains mouvements sociaux dans un pays. Cela peut être Occupy Wall Street ou Black Lives Matter aux États-Unis, le mouvement anti-migrants Pegida (Patriotische Europäer gegen die Islamisierung des Abendlandes) en Allemagne, les Gilets jaunes en France, les mouvements antivaccins un peu partout dans le monde, ceux d'opposition au Pass sanitaire pendant l'épidémie de la Covid-19 et aujourd'hui, les agriculteurs.
L'exemple des agriculteurs est très intéressant. Il s'agit, pour la Russie, d'appuyer manifestement tout mouvement de protestation, quel que soit par ailleurs notre avis sur la légitimité des colères. L'ensemble de ces mouvements ne sont pas nés en raison de l'influence développée par une puissance étrangère, mais leurs effets sont amplifiés. S'agissant des Gilets jaunes, cités par David Colon, il faut savoir que les reprises de leurs manifestations, notamment par Russia Today à l'époque, ont été beaucoup plus importantes que l'ensemble des émissions réalisées par l'ensemble des médias français, TF1, France 2, France 24, RFI, ou les chaînes qui diffusent des journaux.
On constate donc des effets d'amplification. Ainsi, on observe aujourd'hui non seulement une amplification de la colère des agriculteurs avec peut-être certains groupes un peu plus actifs que d'autres, un peu plus « travaillés » que d'autres, mais aussi un objectif assez direct d'instrumentalisation des protestations. J'insiste sur le fait qu'il ne s'agit pas du tout de dire que cette colère est illégitime ou incompréhensible. À titre d'exemple, les craintes sur l'adhésion future de l'Ukraine à l'Union européenne, oppositions auxquelles il faut répondre par une stratégie, sont instrumentalisées évidemment par le Kremlin pour essayer de créer un mouvement de refus de l'adhésion. C'est un exemple parmi d'autres.
Ma troisième remarque introductive porte sur les stratégies d'intimidation. J'observe cette influence depuis 15 ans. Elle est réelle de la part de la Russie, non seulement dans le cas ukrainien mais aussi dans celui syrien, qui a été un laboratoire assez extraordinaire. J'ai été personnellement ciblé, avec d'autres, par deux plaintes et quatre procédures devant les tribunaux français, que j'ai gagnées. La première avait été déposée par un blogueur pro russe favorable au régime de Bachar al-Assad en Syrie et la seconde par Russia Today, Ces dépôts de plaintes relèvent d'une stratégie bien connue d'intimidation, que l'on appelle les procédures Bâillon, ou SLAPP en anglais (Strategic Lawsuits Against Public Participation), qui font partie des stratégies de dissuasion. Or, il me semble qu'il y a eu pendant très longtemps, dans notre pays et comme dans d'autres, une sous-estimation, voire un déni, de l'ampleur de ces problèmes. Je suis donc très satisfait que le gouvernement aujourd'hui s'en saisisse de manière assez forte, même s'il existe des limites aux actions en ce domaine.
Ma dernière remarque introductive porte sur les agents d'influence en France, car vous en avez en France. Il est intéressant de comprendre comment un certain nombre de personnes deviennent de tels agents. Le premier mode est celui que David Colon a évoqué : la liberté de parole. Certaines personnes décident de soutenir par idéologie, croyance ou conviction, le régime russe ou chinois, au titre de leur liberté. Chacun a le droit d'avoir un jugement moral ou politique. Dans le second mode, très fréquent, l'agent a un intérêt, direct, comme la perception d'une rémunération, ou indirect car lié à une entreprise, en raison d'une relation d'affaires avec tel ou tel pays, sans parler évidemment du Kompromat, élément bien connu d'influence.
J'en viens à ma présentation dans laquelle j'évoquerai, premièrement, les cinq modes principaux d'influence, assez brièvement, afin de poser la réflexion plutôt que de la détailler à ce stade. Deuxièmement, je reviendrai sur un certain nombre de questions juridiques qui me paraissent importantes. Troisièmement, parce que nous sommes devant une commission qui va déposer un rapport et formuler sans doute des propositions, je tenterai de lancer un certain nombre de pistes très concrètes d'amélioration de nos dispositifs législatifs et de nos méthodes d'action.
Mon premier point porte donc sur les cinq modes principaux d'influence. Le premier mode concerne la reprise par un certain nombre de personnalités connues ou non, de récits bien connus et documentés par tous les spécialistes de la propagande du Kremlin. Cette reprise est donc réalisée par des personnalités connues, des journalistes, des personnalités politiques, ou de la sphère intellectuelle au sens large mais aussi des anonymes, et parfois des robots, des bots, selon l'expression anglaise, sur les réseaux sociaux comme X, parfois Facebook. Outre les récits de « propagande dure », d'une certaine manière, bien documentés et visibles, qui ne trompent que les esprits faibles, d'autres relèvent de ce que j'appellerai la « propagande douce ». Cette dernière, est par définition, la plus dangereuse parce qu'elle est la plus invasive. C'est celle qui peut pénétrer plus facilement l'esprit des dirigeants. Dans le dernier livre que vous avez eu l'amabilité de citer, monsieur le président, je les évoque de manière détaillée et précise. Ces récits sont par exemple : « La faute est partagée », « L'OTAN est une menace pour la Russie », « De toute manière, la guerre est perdue pour l'Ukraine », « Il va falloir négocier », « Il ne faut pas humilier la Russie », « On ne peut pas défaire une puissance nucléaire », ce qui est totalement faux historiquement comme en témoigne le cas des États-Unis au Vietnam ou l'URSS en Afghanistan, ou encore les déclarations attisées par Vladimir Poutine, sur la troisième guerre mondiale et la guerre nucléaire. L'ensemble de ces narrations relèvent de cette propagande douce, extrêmement bien documentée et à l'origine connue.
Quelle est la raison de la diffusion de ce genre de récit par ces personnes ? Est-ce par naïveté ? Ont-elles été involontairement influencées ou ces récits ont-ils été dictés ? Certaines personnes, j'en suis assuré, les reprenne par intérêt financier car elles ont reçu de l'argent pour le faire. Ce n'est pas le cas de tous, soyons parfaitement clairs, il ne s'agit pas d'entrer dans une sorte de complotisme généralisé, mais dans certains cas, c'est évident, quand vous avez un certain nombre de personnalités politiques qui déjà en 2014 plaidaient pour la levée des sanctions, parlaient des dommages irréversibles sur nos économies que ces sanctions contre la Russie en 2014 créaient, qui demandent la non-fourniture d'armes à l'Ukraine, enfin qui demandaient après 2022, en disant « oui mais il faut sauver des vies ukrainiennes », ce qui est un discours qui d'une certaine manière me paraît à titre personnel assez disons abject, tout ceci crée évidemment une forme de confusion.
Le deuxième mode d'influence consiste en l'influxion directe d'influence auprès de dirigeants. Je reviendrai sur la notion juridique de trafic d'influence, illustrée notamment par la capacité d'une personnalité publique connue de « souffler à l'oreille » du président, du premier ministre, du ministre de la défense, des armées, ou celui des affaires étrangères. Cette infraction est très difficile juridiquement à établir.
Le troisième type d'influence comprend l'action volontaire de déstabilisation d'un pays pour le compte de grandes puissances, notamment la Russie, avec un phénomène d'amplification des mouvements, comme ceux précédemment évoqués. Les mécontentements tendent à l'excès, quelles que soient les critiques politiques que chacun peut adresser à tel ou tel gouvernement. L'affirmation « Macron dictature » est très révélatrice. Chacun peut porter le jugement qu'il souhaite sur le président de la République et son action. Cependant, toute amplification de la situation, telle que l'affirmation que la France est entrée dans une forme de dictature sanitaire, lors de la crise de la Covid-19, crée un effet de relativisation de ce qu'est une véritable dictature, comme la dictature russe, chinoise, ou nord-coréenne. Cette affirmation est excessive. Ces présentations unilatérales des événements et de certaines critiques sont très bien documentées et relèvent d'une action tout à fait volontaire. On a pu l'observer pendant la campagne de 2017 avec les Macron Leaks.
Le quatrième mode opératoire est le soutien à des personnalités ou à des campagnes politiques par une puissance étrangère qui peut aller du financement, un soutien direct, ou une amplification de leur voix. Il existe un certain nombre de cas assez évidents de collusion de personnalités politiques connues avec des puissances étrangères, qui peut aller assez loin, et qui peut se traduire par exemple, par des votes de ces personnalités, lors des instances politiques, notamment l'Assemblée nationale ou au Parlement européen. Je pourrais le dire de manière extrêmement précise si vous le souhaitez.
Enfin, le cinquième mode d'influence passe par la création d'officines ou de médias en ligne qui promeuvent les récits favorables au Kremlin, ce qu'on appelle parfois les médias dits de « réinformation », qui se résume en général, à de l'information prorusse. Vous avez une presse complotiste comme France Soir. Vous avez des organismes aussi directement liés à la Russie, le journal Omerta. On ne comprend pas comment ce journal, quelle que soit la liberté d'expression, soit encore disponible. Vous avez par exemple des officines Géopragma dirigées par Mme Caroline Galactéros, ancienne conseillère politique affaires étrangères de M. Éric Zemmour pendant la campagne électorale. Vous avez le centre français de recherche sur le renseignement, officine prorusse bien connue, dirigée par un certain Eric Denécé. Vous avez également parfois un certain nombre d'organismes aussi, l'Observatoire Franco-Russe par exemple, qui est très lié à la chambre de commerce Franco-Russe. Je pourrais multiplier les exemples. Nous sommes ici protégés, je me permets de les mentionner parce que je pense qu'il faut en avoir une conscience très directe. Chacun d'entre nous, comme d'autres, ont une liste des organismes qui diffusent de manière totalement claire de la propagande liée au Kremlin.
S'agissant du deuxième point de ma présentation portant sur les aspects juridiques, la grande difficulté réside dans les complications auxquelles nous sommes confrontés. Il convient de faire attention au risque liberticide, évoqué par David Colon. Nous sommes performants dans le domaine du traçage, de la vigilance et du repérage. Ce n'est pas le cas en matière répressive. Soit la puissance publique n'utilise pas l'ensemble de ses moyens, soit elle ne va pas jusqu'au bout de l'action de répression.
Je développerai cet élément de nouveau en cinq points. Premièrement, la question de l'incrimination du trafic d'influence nous interroge sur les procédures en cours, en particulier celles dont des journaux, notamment Le Monde où Libération faisaient état, concernant M. Nicolas Sarkozy par exemple, qui avait reçu d'une société d'assurances, Réso-Garantia, apparemment une somme élevée à plus de 3 millions d'euros. Il y a eu une procédure lancée par le parquet financier pour trafic d'influence. C'est très difficile de démontrer que M. [Nicolas] Sarkozy ou n'importe quelle autre personne aurait parlé au président [Emmanuel] Macron pour lui dire un certain nombre de choses ». Quand vous avez des sommes aussi importantes, ou les 300 000 euros reçus pour une conférence devant un fonds souverain russe, vous vous posez un certain nombre de questions. D'autres personnalités politiques sont évidemment directement, à mon sens, suspectées. Mais comment le démontrer ? La question de la définition du trafic d'influence me paraît problématique.
Deuxièmement, se pose la question de l'incrimination d'intelligence avec l'ennemi. Nous ne sommes certes pas officiellement en guerre avec la Russie. En même temps, la Russie nous fait la guerre, soyons parfaitement clairs, et une guerre totale, radicale, définitive, qui vise effectivement à supprimer nos libertés, voire à nous atteindre directement. Comment faire pour que l'incrimination d'intelligence avec l'ennemi puisse s'appliquer dans des cas aussi graves qu'une complicité avec une puissance ennemie ? Nous devons nous poser la question clairement, sans nous cacher derrière la convenance.
Troisièmement, certains consultants travaillent manifestement pour ces puissances étrangères. C'est totalement légal. Vous avez tout à fait le droit, sauf si vous êtes parlementaire, national ou européen, élu même municipal, haut-fonctionnaire ou ministre, d'avoir une activité de consultant. Néanmoins, ne devrait-il pas être interdit de travailler pour une puissance étrangère lorsque dans votre carrière, vous avez exercé des fonctions publiques, électives ou comme haut-fonctionnaire, civil ou militaire. Je trouve qu'on est dans un cas de corruption, même si ce n'est pas une corruption légale puisqu'elle n'est pas incriminée, mais c'est en tout cas une corruption intellectuelle, est-ce que ça ne devrait pas être légalement interdit ?
Quatrièmement, les journalistes rencontrent de très grandes difficultés pour effectuer leurs investigations. Je citais mes propres affaires judiciaires. Certains journalistes, non liés à des grands médias, m'avaient confié qu'ils ne pouvaient pas poursuivre leur enquête en raison des risques qu'ils encouraient.
Cinquièmement, il existe un véritable sujet lié à la grande difficulté d'incriminer de la même manière quelqu'un qui travaille pour une puissance, qui de fait commet des crimes, par rapport à une autre personne qui travaillerait pour une entité, considérée comme terroriste. Pourquoi cette différence ? Pourquoi n'y aurait-il pas cette incrimination, à partir du moment où vous avez un État qui commet des actes terroristes, au même titre, voire même plus que des organisations terroristes comme Al Qaïda, Daesh ou le Hamas.
J'en viens à mon dernier point conclusif avec quatre remarques rapides. Premièrement, il y a une obligation d'exposer tout cela, de rendre transparent les situations et actions, cela rejoint la procédure FARA. Deuxièmement, il convient de mieux éviter les conflits d'intérêts, y compris lorsqu'un élu, un haut fonctionnaire a quitté ses fonctions. Troisièmement, la protection des lanceurs d'alerte doit être renforcée, en particulier leurs divulgations sont liées à une influence étrangère. C'est tout à fait essentiel. Quatrièmement, la question de la définition d'une action terroriste et d'une entité terroriste se pose notamment lorsqu'un État nous fait la guerre. Ne peut-il pas être légalement considéré comme tel ou assimilé à ce genre d'organisation ?
M. Dominique de Legge, président. -Merci, messieurs, de ces trois interventions riches qui doivent certainement inspirer notre rapporteur. À ce stade, je me limiterai à un seul commentaire. Si on avait un doute sur l'intérêt de cette commission, il est levé à cet instant.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Avec mes collègues, je souhaite vous remercier tous les trois pour la qualité et la densité de vos propos. L'objet de notre commission d'enquête, pourrait se résumer à « influence étrangère versus démocratie ». Notre choix est effectivement de regarder comment la démocratie peut se défendre, notamment parce que nous sommes parlementaires. Comment dote-t-on les services et les pouvoirs publics, d'outils et de possibilités en termes de prospective, issues de l'intelligence artificielle et d'autres mécanismes, pour les actions d'aujourd'hui, mais également de demain ou après-demain.
Mes observations et questions sont les suivantes. S'agissant de la définition des termes, je partage le constat de clarté et précision. Encore faut-il nous mettre d'accord. Nous avons fait le choix de parler d'influence. Or lors de vos interventions, vous passez parfois de l'influence à l'ingérence et l'ingérence à l'influence. Ma question est donc, ces termes sont-ils globalement des synonymes ? Existe-t-il de vraies différences ? Pour qu'il y ait pédagogie et transparence, encore faut-il une définition précise partagée par le plus grand nombre. Donc, différence ou non ? S'il faut choisir, quel terme retient-on ?
Deuxième observation, je partage totalement l'idée selon laquelle nous croyons en notre capacité à répondre et à combattre ces logiques d'influence parce que nous sommes une démocratie. Je vais utiliser le terme d'influence, mais peut-être me corrigerez-vous. La transparence sur les différents événements et actions est nécessaire pour que le plus grand nombre de personnes en aient une exacte compréhension. S'agissant des éléments de compréhension et de vulgarisation du grand public, avez-vous des pistes d'actions ?
Troisième question, êtes-vous d'accord sur la nécessité de coordonner l'ensemble du dispositif français ? Je fais référence notamment aux agences, aux différents ministères, en raison des nombreuses actions entreprises. Vous avez constaté que les opérations d'influence aujourd'hui sont bien identifiées, surtout individuellement. Mais comment prendre conscience qu'une opération d'influence fait partie d'un système et surtout comment y répondre rapidement. Que proposez-vous en termes de coordination, mais aussi de réactivité ?
Dans la question suivante, je m'éloigne volontairement de la question russe. Conseillez-vous l'exemple de l'Australie qui a adopté un certain nombre de décisions face à l'influence chinoise. Considérez-vous que leur système qui a évolué pour protéger leurs universités face à un narratif chinois - vous l'avez évoqué à mots couverts - peut-être intéressant à reproduire en France ?
Vous avez développé les modalités de l'influence russe. Je partage totalement le fait, qu'au-delà des guerres de Vladimir Poutine menées depuis plus de 20 ans car on oublie souvent que ce n'est pas la première, Vladimir Poutine conduit une guerre hybride, avec des chars et des bombes pour les Ukrainiens, et une guerre d'influence pour les Français... Vous avez également brièvement cité la Chine, l'Azerbaïdjan, et la Turquie. Est-ce parce que le sujet est moins d'actualité et que nous y sommes moins exposés, ou parce que l'on peut globalement considérer, avec les nuances nécessaires, l'ensemble de ces pays dans le cadre de la lutte contre les influences ?
Plus brièvement, pouvez-vous développer la question de la prospective ? Observez-vous des éléments qui pourraient nous inquiéter impactant le prochain scrutin européen du 9 juin et les Jeux Olympiques ? Pouvez-vous nous dire très clairement, s'il y a des partis siégeant aujourd'hui au Parlement français, qui participent d'une stratégie d'influence contre la France ?
Enfin, pouvez-vous développer la question des moyens financiers, de la France, de la Russie.... Mettre en oeuvre des politiques publiques est nécessaire, encore faut-il déterminer jusqu'où y mettre les moyens. La question se posera d'une action de la France, seule, ou en partenariat. Lesquels et à quelles conditions ?
M. Dominique de Legge, président. - Merci, monsieur le rapporteur. Vos propos ont attisé notre curiosité. Nous avons un grand nombre de questions auquel j'en ajouterai une. Vous avez parlé d'influence et d'ingérence. En soi, l'influence, ce n'est pas un péché mortel, si je peux m'exprimer ainsi. Peut-on avoir une véritable influence en toute transparence ?
M. Frédéric Charillon, professeur. - Merci monsieur rapporteur d'avoir dressé le plan de notre prochain ouvrage composé de huit chapitres reprenant vos huit questions. Influence et ingérence, c'est la même chose puisque l'influence suppose qu'on arrive à faire de l'ingérence. Cependant, cette relation s'est révélée problématique pour nous, en tant qu'Européens et démocrates, puisqu'elle nous a conduit pendant très longtemps à rejeter le concept d'influence, considérant que c'était de l'ingérence et qu'en conséquence, elle n'était pas de nature démocratique. Les Américains avaient réglé ce problème en qualifiant l'influence d'information, comme en témoignent certaines agences américaines ou radios telles que Voice of America, Radio Free Europe qui estimaient avoir un devoir d'informer le public, dans le cadre d'actions qui se révélaient être en fait des stratégies d'influence.
Il convient de nuancer ce constat s'agissant de ce que l'on appelle en sciences politiques le sharp power. Le sharp power est une puissance qui n'est ni soft, ni hard, ni smart, mais qui est aiguisée car elle remue le couteau dans la plaie, et constitue une influence négative. Ia distinction est importante. On a le droit de défendre son message. L'ingérence au sens de « sharp power » est différente car elle consiste à profiter du système politique ouvert des démocraties pour y développer des opérations de déstabilisation, sachant qu'il n'y aura pas de réciprocité puisque le régime qui exerce généralement ce sharp power contrôle absolument tout le champ informationnel.
Vous avez raison de faire la distinction. Dans l'ingérence, il y a une volonté de nuire, qui n'existe pas forcément dans l'influence. Cette dernière peut simplement consister à communiquer son message. Toutefois, il faut avoir conscience que lorsque des acteurs étrangers veulent avoir une influence sur des acteurs français, leur objectif est l'ingérence pour déstabiliser.
Je ne vais pas répondre à toutes les questions parce que certaines d'entre elles relèvent du champ d'expertise de mes collègues. Comment organiser la transparence ? Gardons à l'esprit que la priorité est de protéger les jeunes qui peuvent être qualifiés, en stratégie, de « cible molle », et à tout le moins de cible particulièrement vulnérable. Or cela est généralement difficile car si vous voulez tenter d'alerter des étudiants sur ce type de risques, ces derniers ont l'impression qu'on essaie par paranoïa, de les brider et de les manipuler. Ce constat relève peut-être d'un aspect générationnel, mais pas uniquement. À titre d'exemple, lorsque dans certaines universités, un groupe d'étudiants est heureux de vous annoncer avoir trouver comme sponsor, une ambassade étrangère à Paris, généralement pas la plus amicale, prête à financer un voyage de découverte dans le pays en question, il est très difficile de leur révéler qu'ils sont l'objet d'une manipulation, sans passer pour leur ennemi. Or, c'est un public qui s'informe principalement sur TikTok, les réseaux sociaux, et YouTube, etc. C'est pourquoi, l'exigence de transparence requiert la mise en oeuvre d'une politique de diffusion d'éléments d'explication et d'alerte auprès des jeunes, mettant l'accent sur l'existence des fake news et de l'ingérence, sans stigmatisation ou accusation de naïveté.
Comment coordonner la réactivité ? Des coordonnateurs existent mais pas spécifiquement en ce domaine. Faut-il créer une autorité spécifique, à l'instar du coordonnateur pour le renseignement ou est-il préférable de coordonner l'ensemble des autorités existantes ? Puisqu'on a vu fleurir dans un certain nombre de ministères, tels que celui des armées ou des affaires étrangères, des directions de l'influence ou en tout cas des bureaux ou des missions nouvelles sur les questions de l'influence, il me semble qu'un effort de coordination est pertinent, et peut conduire à la création d'un coordinateur, comme pour le renseignement, même si son statut ne serait pas le même.
S'agissant de l'exemple australien, il est très intéressant et doit être étudié. Par ailleurs un parangonnage des bonnes pratiques démocratiques devrait être réalisé. Un grand nombre de rapports d'une manière générale, y compris de l'Institut de Recherche Stratégique de l'École Militaire, ont beaucoup insisté, jusqu'à présent, sur les pratiques nocives de certains régimes autoritaires, comme la Chine. Il est temps désormais de réfléchir sur les bonnes pratiques démocratiques de lutte contre l'influence ou de la contre-influence. L'exemple australien en est une illustration. En réalité, il y en a d'autres. Des think tanks en Europe centrale et orientale ont été créés sur ces questions, notamment en Pologne, en Slovaquie et en République tchèque, surtout sur l'influence russe, mais pas uniquement. L'Australie, vous avez raison, a été confrontée au problème de l'ingérence. Lorsqu'un auteur a écrit un livre sur l'influence chinoise en Australie, les principales maisons d'édition australiennes l'ont refusé dans un premier temps, sous la pression chinoise. De la même manière, les presses universitaires de Cambridge avaient supprimé de leur catalogue plusieurs centaines d'articles et quelques livres à propos de la Chine, sous cette même pression. Ces problèmes ont été résolus. Il faut donc étudier ces bonnes pratiques qui ont été efficaces.
Faut-il considérer tous les pays de la même manière ? Il va être difficile d'expliquer que certaines pratiques d'influence sont plus acceptables que d'autres. Elles le sont évidemment parce qu'il y en a qui ont pour but de nous nuire plus que d'autres. C'est pourquoi, il est important de sensibiliser le public au fait qu'il faut être vigilant quant aux messages que l'on reçoit, ne pas les considérer comme vrais, sans se poser de questions, notamment celle de leur source. Or, les plus jeunes et les étudiants ne posent plus généralement la question de la source, même lorsqu'ils utilisent un média ou un titre de presse, y compris des titres tout à fait respectables. Le plus souvent, ils ne peuvent identifier la tendance politique du média, droite, gauche, centriste etc. Cela ne les intéresse plus. Il conviendrait de les sensibiliser à ces questions.
Ensuite, je répondrai affirmativement à la question sur d'éventuelles inquiétudes à avoir dans le cadre du prochain scrutin européen ou des Jeux olympiques ? Un ancien président russe a dit très ouvertement qu'il fallait absolument aider un certain nombre de partis amis de façon clandestine ou pas, a-t-il précisé. Ce qui soulève un point extrêmement intéressant puisque le terme de guerre hybride n'est presque plus hybride. On observe au moins une puissance, la Russie, mais ce n'est peut-être pas la seule, qui assume maintenant complètement de vouloir se livrer à des opérations de déstabilisation. Ce n'était pas le cas avant. Souvenons-nous l'époque où Vladimir Poutine disait ne pas connaitre l'existence du groupe Wagner et de Evgueni Prigojine, pour affirmer plus tard « après tout ce que j'ai fait pour eux », lorsque le groupe Wagner s'est retourné contre lui. Il assume donc désormais cette relation, de la même manière que l'ancien président, Dmitri Medvedev, assume complètement vouloir faire de la déstabilisation. Il serait donc bien naïf de notre part d'ignorer les risques pour les prochaines échéances électorales puisqu'un ancien président russe nous l'a annoncé.
Nous pourrions être confrontés à deux objectifs de déstabilisation dans le cadre des élections européennes et des Jeux olympiques, que l'on retrouve également, à certains égards pour les campagnes électorales américaines et pour les événements du Capitole. Le premier objectif est très clairement de favoriser certains partis politiques que telle ou telle puissance étrangère a identifiés comme favorables à ses intérêts. C'est variable en fonction des puissances étrangères.
Le second objectif de nature plus globale consiste à déstabiliser la démocratie comme un tout, en tant que tel, et de montrer le plus possible l'image d'un chaos, comme en témoignent les difficultés liées au comptage des bulletins de vote pour déterminer le vainqueur, ou à l'intronisation du président des États-Unis pendant l'assaut du Capitole. Plus l'élection et le processus démocratique apparaissent comme un vaste chaos anarchique, plus certaines puissances autoritaires s'en réjouissent. Ces dernières vont plus loin que favoriser un parti ami. Elles visent à décrédibiliser l'ensemble du processus démocratique et les démocraties en général. L'organisation des Jeux olympiques peut faire l'objet d'une telle déstabilisation, avec un risque d'actions qui tendraient à démontrer que les régimes démocratiques n'assurent pas la sécurité, contrairement à ces puissances qui garantissent l'ordre.
M. David Colon, enseignant-chercheur. - Tout d'abord, le benchmark que vous appelez de vos voeux paraît ce lundi [4 mars] à 14 heures. Il s'agit du rapport de l'OCDE avec un parangonnage de 38 pays. Il est important de disposer d'un tel outil. Il est absolument remarquable. Espérons en tout cas qu'il sera connu comme il doit l'être car j'ai rarement lu un aussi excellent rapport que celui qui va être publié.
En ce qui concerne la définition, celle-ci devrait être la plus large possible. Elle figure en partie dans la proposition de loi que j'évoquais, à savoir des acteurs influents sur la vie publique française pour le compte d'une puissance étrangère. Le FARA précise que cette puissance étrangère peut s'exprimer à travers le gouvernement, un parti politique, une entreprise, une organisation non gouvernementale, un think tank ou un simple individu étranger, dans le but d'influencer le débat public, la vie publique ou les politiques publiques. Cette définition est donc la plus exhaustive afin d'éviter qu'une action n'échappe à la qualification d'influence.
En ce qui concerne, l'exemple australien, il est certes pertinent. Cependant, la leçon tirée de l'exemple américain nous apprend que le plus important dans une disposition telle que le FARA, c'est moins la norme elle-même que la capacité des pouvoirs publics à en assurer la mise en oeuvre. Le général de Gaulle a pris en 1944 une ordonnance obligeant à rendre public l'identité des propriétaires de journaux. Si l'on en croit Julia Cagé, cette obligation n'est toujours pas pleinement respectée. Ce qui est intéressant dans le cas du FARA, c'est la capacité du département de la justice à poursuivre des individus qui mènent des activités pour le compte d'un État étranger. Cette capacité de poursuite en justice et de mobilisation le cas échéant, des services de renseignement pour remonter les filières, identifier le donneur d'ordre et potentiellement les traduire devant la justice, est absolument fondamentale. Je rappellerai qu'en 2018, le FBI a poursuivi 13 personnes qui agissaient pour le compte de la Russie, dans le cadre des interférences électorales.
Je voudrais insister sur le volet sensibilisation en mettant en lumière les excellents exemples étrangers, notamment l'Agence suédoise de défense psychologique qui a précisément pour objet de produire des contenus, de former des personnes dans le domaine public et privé, à ces manipulations psychologiques de l'information dont ils peuvent être chaque jour les victimes. Une des pistes les plus prometteuses en la matière est le pre-bunking, composé d'outils correspondant à des sortes de vaccins informationnels ou de petites doses de désinformation auxquels seront exposés les individus en grand nombre. Il s'agit de techniques de désinformation des personnes pour que celles-ci puissent être immunisées lors d'une exposition à des narratifs désinformateurs.
Vous nous avez interrogés sur les modalités de la réponse, cette dernière ne peut être que globale à un phénomène global et transnational. Ainsi, la coopération internationale initiée par l'OCDE, est encouragée en parallèle par les Etats-Unis, le Canada et le Royaume-Uni, qui ont récemment publié une déclaration conjointe et un cadre conjoint d'action. Ce dernier devrait être une priorité parce que les régimes autoritaires ont constitué une forme d'alliance, si l'on considère l'interopérabilité de leurs espaces d'information et de désinformation. J'évoque ici l'espace chinois qui véhicule les narratifs russes, l'espace russe qui véhicule les narratifs chinois et iranien, l'espace iranien qui véhicule les deux autres et ainsi de suite, sans parler de leur proxies, leurs États alliés, la Syrie de Bachar el-Assad, la Corée du Nord, etc.
La menace est globale, et doit être traitée à l'échelle globale. La réponse doit mobiliser la société civile française. Le rapport à paraitre lundi montre que, dans les pays où la résilience a été la plus efficace, ce sont moins les institutions qui se sont mobilisées que les citoyens qui ont fait pression sur les institutions pour qu'elles se mobilisent. Ce fut le cas en Finlande, aux Pays-Bas récemment bien qu'ils n'aient pas de frontières avec la Russie. L'une de mes préoccupations personnelles est de parvenir à échanger avec les rédacteurs en chef de l'Agence France-Presse (AFP) afin qu'ils accompagnent, par exemple, la déclaration anxiogène de Vladimir Poutine, menaçant d'une riposte nucléaire, des réserves d'usage ainsi que des éléments nécessaires permettant aux clients de l'AFP, de comprendre que cette déclaration relève d'une opération de guerre psychologique de la part du Kremlin visant à développer une anxiété dans nos sociétés et à nous priver de la volonté d'agir.
En ce qui concerne les perspectives, en toute honnêteté, et compte tenu de mes travaux d'historien sur plus d'un siècle de manipulations de masse, nous sommes en présence de la menace la plus grave que notre pays ait eu à connaître, sur tous les plans. Je fais référence à la menace de cyber-attaques, dans la perspective des élections européennes comme dans celle des Jeux Olympiques ainsi qu'à celle de submersion de notre environnement informationnel par des contenus émanant de régimes étrangers visant à influencer jusqu'au vote de nos concitoyens. Ce qui a été récemment dénoncé par VIGINUM doit nous alerter, c'est-à-dire l'automatisation de la création et de la diffusion de contenus et en aval celle du ciblage des contenus. On sait aujourd'hui que le micro ciblage reposant sur l'analyse prédictive de la personnalité produit des effets considérables sur les électeurs. Or, il n'existe pas à ce jour de mesures efficaces pour nous en prémunir. Par conséquent, il convient de sensibiliser le plus possible la population aux ingérences et manipulations étrangères dont elle pourrait faire l'objet à courte échéance.
M. Nicolas Tenzer, président du CERAP. - Premièrement, en réponse à la question des termes, influence et ingérence, l'influence n'est pas à bannir. Bien au contraire, il faudrait plutôt la développer, qu'il s'agisse de l'influence sur nos principes ou sur nos valeurs. Après avoir été l'acteur actif de l'abolition de la peine de mort, Robert Badinter s'est déplacé dans des capitales afin de plaider pour l'abolition universelle de la peine de mort. Ce genre d'influence, encore une fois, doit être valorisée, comme la vente de nos trains ou de nos avions à l'étranger.
L'ingérence est plus exactement une influence d'une puissance hostile à l'intérieur de notre pays pour nous déstabiliser et promouvoir les intérêts de cette puissance. Elle constitue donc une dimension de l'influence spécifique car elle est active et hostile.
Deuxièmement, s'agissant de la question de la coordination, elle est nécessaire notamment pour traquer des personnes, je dis bien traquer, qui relayent de manière manifeste et systématique depuis longtemps, avec de forts soupçons de lien avec une puissance étrangère, des contenus favorables à cette puissance. La coordination peut alors concerner, non seulement nos services de renseignement extérieurs et intérieurs, mais également Tracfin (Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins), la douane, la police nationale, le coordinateur du renseignement, la direction générale des finances publiques ainsi que les personnalités qui permettent d'identifier aussi ces personnes et de repérer des contenus récurrents. Un certain nombre de personnes, un ancien ministre, une société de consultants, déclarent régulièrement plus d'un million d'euros et diffusent des contenus prorusses et parfois pro Chinois. J'ai proposé cet exemple de coordination de manière interne depuis plus de sept ans, sans succès. Il y a eu un certain nombre d'obstacles internes à ce que certaines enquêtes, à ce stade puissent être diligentées.
Troisièmement, concernant votre question sur les partis qui favorisent les intérêts d'autres puissances, on peut dire que le Rassemblement national d'un côté, de manière un peu différente de la France Insoumise, évidemment sont des partis qui, au Parlement européen, puisqu'on parle des élections européennes, poussent évidemment les intérêts russes, en demandant de lever les sanctions, de négocier, et en ne votant jamais aucun texte au Parlement européen sur les ingérences étrangères, sur la condamnation de la Russie pour le génocide, par exemple la déportation des enfants. Si ces situations représentent un risque direct, on observe également la reprise de narratifs par des personnalités, pas nécessairement politiques ou par des candidats d'autres partis dits plus classiques, de gauche ou de droite.
Quatrièmement, s'agissant des autres pays actifs en matière d'ingérence, ils sont nombreux. Le critère, encore une fois, est l'hostilité. Elle peut soit être directe lorsqu'elle vise à nous nuire ou à nuire à des intérêts amis ou alliés, soit relever de la complicité avec d'autres de ces puissances étrangères. Je fais référence à la complicité avec la Russie dans tel ou tel pays, à l'Iran, à l'attaque contre certains pays alliés, à l'Azerbaïdjan en Arménie... Cette hostilité peut encore prendre la forme du soutien à des groupes radicaux sur notre territoire.
Cinquièmement, en ce qui concerne la question de la transparence, et en particulier le financement des think tanks, évoqué par David Colon, je plaide personnellement pour indiquer tout lien avec un think tank d'un pays étranger, lors d'une participation à une émission de télévision, ou lors de publication d'articles etc. Je le dis d'autant plus volontiers que je suis membre non rémunéré, comme senior fellow, d'un think tank américain, Center for European Policy Analysis (CEPA). En outre, je suis également totalement favorable à ce que les think tanks français révèlent la source précise de l'ensemble de leurs financements, quel que soit le pays, démocratiques ou non, hostiles ou non. Le principe de transparence doit être général.
Dernier point, rapidement, en réponse à votre interrogation sur les moyens, il est possible de les associer avec d'autres pays de l'Union Européenne. À cet égard, certains projets ont déjà été mis en oeuvre avec très peu de moyens, comme le Service européen pour l'action extérieure (SEAE). Il convient toutefois d'être plus ambitieux. Des médias comme Deutsche Welle ou la BBC, sont beaucoup plus actifs que nos propres médias dans la lutte pour contrer la désinformation.
Mme Nathalie Goulet. - Merci infiniment pour ces interventions qui suscitent évidemment de nombreuses questions. « Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde » selon Albert Camus. Vous avez donc bien nommé les choses. J'ai plusieurs questions. La première porte sur le rôle des cabinets conseils, notamment ceux américains qui parfois influencent nos politiques. La deuxième question concerne le rôle des diasporas car certaines d'entre elles peuvent peser sur les décisions.
Quelle est votre opinion sur l'interdiction faite aux parlementaires d'avoir une double nationalité, disposition en vigueur dans certains pays. En effet, on peut ne pas savoir pour certains d'entre eux, s'ils défendent la France ou un État étranger quand ils s'expriment.
En matière de transparence, pensez-vous qu'il faille complètement revoir le registre des déclarations des lobbies ? Et si oui, dans quelles conditions ? Je pense notamment à certains organismes qui invitent des parlementaires en voyage de façon régulière et qui ne figurent pas sur la liste de ces lobbies, ELNET pour ne pas le nommer, alors ce groupe existe en France et en Belgique.
Enfin, étant très investie dans la lutte contre le terrorisme et la diffusion de l'islam radical en France, qui pose de nombreux problèmes, je souhaite recueillir votre analyse sur l'acceptation de financements extrêmement importants du Qatar, annoncée hier ? N'y voyez-vous pas une contradiction si des garanties ne sont pas accordées ?
M. Akli Mellouli. - Le rapporteur ayant déjà abordé la question de l'influence sur les processus démocratiques, et ayant lu les travaux du professeur Colon et d'autres, je m'interroge sur la situation suivante : comment les campagnes étrangères de désinformation ont-elles influencé les processus démocratiques récents tels que les élections et les référendums ? Quels enseignements en avez-vous tiré pour les élections futures, et éventuellement pour les Jeux Olympiques ?
Quel rôle la coopération internationale - je ne parle pas des diasporas - peut-elle jouer dans la lutte contre la guerre de l'information ? Comment les alliances existantes comme l'OTAN ou l'Union européenne peuvent-elles être renforcées ou adaptées pour répondre efficacement à ces menaces ?
Je m'interroge également sur les mesures de défense et de résilience. Quelles stratégies et mesures de défense recommandez-vous pour les démocraties afin de se prémunir contre les campagnes de désinformation et de manipulation informationnelle, tout en préservant la liberté d'expression ? S'agissant du rôle des plateformes numériques, quelles responsabilités les plateformes de médias sociaux et les entreprises technologiques devraient-elles assumer dans la lutte contre la désinformation ? Comment peuvent-elles équilibrer la lutte contre la désinformation sans tomber dans la censure ? Et enfin, quelle importance accordez-vous à l'éducation et à la sensibilisation du public comme moyen de défense contre la désinformation ? Quelles initiatives ou programmes considérez-vous comme les plus efficaces ?
Mme Sylvie Robert. - Merci messieurs pour vos analyses à la fois pertinentes mais aussi assez effrayantes. Mes questions peuvent recouper celles de mes collègues mais par des approches un peu différentes. Selon vous, la montée de l'illibéralisme que nous observons dans nos démocraties depuis environ une quinzaine d'années, est-elle la conséquence directe des opérations de Sharp Power, que vous évoquiez monsieur Charillon, menées notamment par les États autoritaires, en particulier sur les réseaux sociaux, ou résulte-t-elle finalement d'une imbrication plus complexe de facteurs internes mais aussi de réactions externes ?
Ma deuxième question rejoint les propos de David Colon, que je partage, notamment sur la nécessité d'adopter une véritable stratégie nationale en matière de défense informationnelle. Quelles mesures prendre, quels leviers actionner ? Mes collègues ont évoqué l'éducation et la culture. Ce sont des éléments absolument essentiels. Quelle place accordez-vous à ces politiques publiques ? On constate que les réseaux sociaux jouent un rôle évident dans la diffusion massive de ces fausses informations. Estimez-vous donc suffisante la nouvelle régulation des plateformes qui vient d'entrer en vigueur au niveau européen ?
Enfin, je m'interroge beaucoup sur la frontière entre influence, désinformation et propagande. J'apprends ici qu'il existe une propagande douce. J'en remercie Nicolas Tenzer. Ma question va peut-être renverser un peu le logiciel, mais le président de la République a fait part de sa volonté d'assumer, je crois que c'est son mot, une stratégie d'influence et de rayonnement de la France, notamment en utilisant la force de projection de notre audiovisuel public international, notre soft power. On ne peut qu'y souscrire. Cependant, est-ce finalement suffisant ? Comment notre stratégie d'influence, nos récits, nos discours peuvent-ils être audibles aujourd'hui dans l'espace francophone, en particulier lorsque les régimes ne nous sont pas favorables ? Enfin comment éviter que notre propre stratégie d'influence ne soit perçue à l'étranger comme une campagne de désinformation ?
Mme Catherine Morin-Desailly. - Professeur Colon, vous avez évoqué TikTok, la Chine et la Russie. En revanche, vous avez peu mentionné les plateformes américaines, les GAFAM, les Big Tech, dont le modèle toxique et pervers avec le microciblage, a été très bien démontré par une de vos collègues, Shoshana Zuboff, dans le fameux livre, L'âge du capitalisme de surveillance. Je vous pose la question car ces plateformes jouent un rôle non négligeable dans la guerre hybride que nous connaissons aujourd'hui. Vous n'avez pas non plus cité l'affaire Cambridge Analytica en 2016 qui révèle que les Russes ont manipulé l'élection américaine avec la complicité de Facebook pour faire élire Donald Trump. Or nous sommes à quelques mois de l'élection présidentielle américaine. Nous sommes deux Normands ici. Les États-Unis sont nos alliés historiques. Toutefois, ne confondons pas le gouvernement américain et ces Big tech qui sont des entreprises réalisant du profit. Frances Haugen, lanceuse d'alertes, nous l'a déclaré lors de son audition au Sénat, le profit se place avant la sécurité pour ces plateformes.
Force est donc de constater que celles-ci jouent un rôle essentiel. Elles introduisent volontairement des failles pour permettre à des influences étrangères de pénétrer les réseaux, ce qui m'apparait être très préoccupant. En réponse à mes deux collègues, la législation européenne, le DSA, ne va pas assez loin puisqu'il ne confère pas une transparence, en tout cas une redevabilité totale. Les algorithmes dans ces boîtes noires ne sont pas accessibles. Nous avons rédigé des rapports. Nous avons demandé, sans succès, l'instauration d'une sorte de Sécurité par la conception (safety by design) avant le lancement de toute plateforme et que nous puissions observer l'effet des algorithmes.
Ne croyez-vous pas que la solution pourrait passer par une régulation beaucoup plus stricte des plateformes qui sont essentielles, par une redevabilité totale, même si on nous oppose les modèles d'affaires ainsi que par la création d'un véritable statut. Ces propositions sont issues des conclusions de notre commission d'enquête TikTok et de notre rapport DSA avec Claude Malhuret.
En outre, il conviendrait également de mener une politique industrielle du cloud. Tout passe par la donnée. Or en l'absence d'une maîtrise et autonomie stratégique a minima, on sera toujours très vulnérable. Qu'en pensez-vous ?
M. Raphaël Daubet. - Vous avez affirmé que la Russie nous mène une guerre totale. Comment cela se présente-t-il dans un tel régime autoritaire ? Sa manifestation est-elle visible avec notamment la mobilisation du dispositif de désinformation via des financements, et celles de moyens humains ? Quels en sont les éléments tangibles ?
S'agissant de la vulnérabilité des jeunes et du besoin de sensibilisation évoqué précédemment, ne faudrait-il pas tenter d'insuffler à notre jeunesse, le réflexe de la vérification de la source, et plus généralement la culture du doute dans le cadre d'un enseignement ou d'un apprentissage dès le secondaire ?
M. André Reichardt. - Merci messieurs pour ces pistes de travail particulièrement riches, que vous nous avez données. Je souhaiterais revenir sur deux d'entre elles par deux questions. La première s'adresse à Nicolas Tenzer. Vous avez largement insisté, vous étiez le seul, sur la corruption. Pourriez-vous développer votre propos ? Que faut-il faire pour essayer d'améliorer le système actuel ? S'agit-il du dispositif législatif qui ne serait pas à la hauteur ? Y a-t-il des démarches différentes éventuellement à entreprendre par rapport à ce qui se fait à l'heure actuelle ? Ma collègue, Nathalie Goulet, évoquait les parlementaires mais d'autres personnes peuvent être corrompues pour jouer un rôle d'influence.
Ma deuxième question s'adresse aux trois experts. Cette stratégie de défense internationale européenne globale que vous avez abordée semble une piste importante de travail, en lien avec ce que vient de dire ma collègue, Catherine Morin-Desailly. Je souhaiterais illustrer cette préoccupation par une information qui nous a été communiquée très récemment concernant la Transnistrie. Cette petite partie de la Moldavie fait soudain appel à l'aide de la Russie. Vous avez bien compris la gravité de la situation. On sait comment vont répondre les Russes. Cela ne vient pas par hasard. Il y a manifestement une stratégie d'influence très forte. Je me suis déjà déplacé à deux reprises en Moldavie. Je dois y retourner, si je le peux.
Que fait-on à l'heure actuelle ? Que va-t-on faire ? On peut facilement imaginer comment la situation va évoluer. Je suis persuadé que le nombre de 1 500 militaires localisés actuellement en Transnistrie va passer demain à 3 000, puis 5 000 ou 10 000. Cela fait partie de la stratégie d'encerclement et de l'attaque de l'Ukraine aussi par l'Ouest. C'est prévisible. Que fait-on ? Que verriez-vous comme réponse immédiate ? On se contente actuellement de répondre par une stratégie de défense à des stratégies d'influence venant des autres, en l'espèce, la Russie. Ne peut-on pas envisager une stratégie un peu plus active, à ne pas confondre avec l'envoi de troupes au sol mais qui ne se résumerait pas seulement à prendre acte, observer et se défendre ?
M. Dominique de Legge, président. - Merci. Nathalie Goulet souhaitait verser au débat le décret d'annulation de 28 millions d'euros pour la politique d'influence qui est menée par le ministère de l'Europe et des affaires étrangères.
M. Nicolas Tenzer, président du CERAP. - En réponse à madame Nathalie Goulet, les différentes activités des cabinets de conseil peuvent soulever de réels problèmes. Les missions de lobbying ne sont pas illégales. Nous utilisons aussi des cabinets de lobbying pour nos propres intérêts. Toutefois, le métier de mise en relation « est parfois un tout petit peu plus compromettant, un peu plus difficile ». Ces cabinets mènent également des actions de communication active qui sont à la limite du lobbying. En conséquence, la transparence sur les financements de ces cabinets est nécessaire, ce qui ne signifie pas qu'il faille exposer au grand public la liste de l'ensemble des clients du cabinet, personne ne l'accepterait. En revanche, une investigation fiscale appropriée pour déterminer si ces cabinets agissent dans l'intérêt d'une puissance étrangère hostile présenterait un intérêt certain, y compris dans le cas de personnes qui se livrent seules à des activités de conseil, comme certaines auxquelles j'ai pu faire allusion précédemment, sans les citer toutes. Encore une fois, ce qui importe c'est l'hostilité du comportement de la puissance et non toute puissance étrangère.
S'agissant des influences passées, la question est très bien documentée, me semble-t-il. Elles ont été observées en 2017, en France. Je ne reviendrai pas sur l'épisode des Macron Leaks qui a fait l'objet d'un excellent rapport de mon collègue et ami, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, qui expose très directement un certain nombre d'éléments. Je ferai également référence à l'élection de Donald Trump en 2016. Quelques États, dont trois en particulier, dit « Etats bascules » (Swing States) ont été plus fortement influencés que d'autres. Cela va se renouveler bien sûr pour les élections de novembre. Nous avons pu observer l'influence russe pour inciter au Brexit. Je pourrais donner bien d'autres exemples, tels que l'influence exercée dans le cadre des élections slovaques récentes. L'influence russe en Moldavie a été évoquée précédemment. Elle est évidemment bien connue.
Le véritable sujet dans une démocratie comme la France, est la nature de la lutte contre cette influence. La réponse consiste à l'exposer et à la sanctionner lorsqu'il y a influence directe. Ce qui me permet de répondre à d'autres questions dont celle du sénateur Daubet qui évoquait notre vulnérabilité et la guerre totale. À partir du moment où nous sommes en guerre totale, nous ne pouvons pas échapper au fait d'avoir des réponses également fortes dans le respect de nos principes démocratiques. Cela renvoie très clairement à tout ce que j'évoquais précédemment en matière d'investigations et de transparence.
S'agissant du renforcement de nos lois et de nos dispositifs, j'en n'en mentionnerai que trois. Le premier vise à étendre la notion de trafic d'influence, y compris à des actions auprès des médias et pas uniquement auprès des personnalités politiques. Cela couvrirait non seulement les agissements de M. X, qui connaissant le président de la République, va échanger avec lui des éléments favorables à la position de Vladimir Poutine, mais également lorsqu'il intervient dans les médias pour défendre l'intérêt d'une puissance étrangère. La notion de trafic d'influence doit être étendue. Je pourrai formuler plus de propositions, si vous le souhaitez, par écrit, parce que le sujet est complexe.
Le deuxième dispositif pouvant être renforcé est la notion d'intelligence avec l'ennemi. Nous pouvons faire beaucoup plus.
Troisièmement, la prévention des conflits d'intérêts pourrait être renforcée par l'interdiction stricte pour une personne ayant exercé des fonctions publiques, électives, de membre de gouvernement, président, premier ministre ou fonctionnaire civil ou militaire, de recevoir des financements d'une puissance étrangère hostile, une fois retraité ou ayant quitté ses fonctions. La question se pose alors de définir la notion de puissance étrangère hostile. C'est complexe. Un certain nombre de critères assez clairs existent toutefois. Je ne pense pas que cela puisse concerner une autre nation de l'Union européenne. Encore que le cas puisse se poser un jour, pour la Hongrie, par exemple, ou même la Slovaquie. Cette interdiction s'impose quand on pense à cet exemple d'un ancien agent des services de renseignement français, qui, du temps où Russia Today existait, avait son émission ainsi financée. Je pourrais donner une liste quasi exhaustive de personnalités politiques qui ont des contrats avec des puissances hostiles toujours, aujourd'hui, notamment la Russie. Cela pose un problème de corruption qui n'est pas nommée. Prenons l'exemple d'un universitaire qui défend régulièrement les intérêts de la Russie, de la Chine, ou parfois d'un État du Golfe, et qui reçoit des rémunérations pour ce faire, ou d'un think tank, ce qui n'est pas illégal si c'est déclaré. Cela ne devrait-il pas être par interdit la loi et sanctionné, puisque vous posez la question du renforcement de la loi. Peu importe le passé d'une certaine manière, mais tentons de mettre en place pour le futur, un système totalement cohérent.
M. Dominique de Legge, président. - Je voudrais verser au débat, et c'est le privilège du Président, une autre question. Quelle est la définition d'une nation hostile ? Autrement dit, existe-t-il une liste des nations hostiles, comme il y avait une liste de compagnies aériennes considérées comme dangereuses ? Peut-on afficher publiquement ces États hostiles ?
M. David Colon, enseignant-chercheur. - En ce qui concerne le caractère concret de la menace, il est clair que dans toutes les opérations qui ont été menées récemment, on a identifié comment le Kremlin a eu recours à des intermédiaires privés tels que le commanditaire de l'opération des étoiles bleues de David, qui a été recruté par le Service fédéral de sécurité de la fédération de Russie (FSB). Ce recrutement a été rendu possible parce que cette personne avait un service à rendre au FSB en raison de ses problèmes avec la justice russe. Par définition, quiconque exerce des fonctions à la tête d'une entreprise en Russie peut du jour au lendemain avoir un service à rendre. C'est la marque d'un régime autoritaire. La propriété privée est subordonnée aux intérêts stratégiques de l'État. C'est valable pour l'Iran, la Russie, et la Chine. Il faut l'avoir à l'esprit.
En outre, grâce à une note de la DGSI, et au think tank britannique RUSI (Royal United Services Institute), il apparait que le renseignement russe est en cours de réorganisation. Il été particulièrement impacté quand on a renvoyé des diplomates, dont de nombreux officiers de renseignement sous couverture. Les filières et intendance se réorganisent dans le but de faire passer en France des agents qui vont mener des opérations de déstabilisation, y compris potentiellement, nous disent les informations disponibles, des actions violentes. Il existe plusieurs objets d'alerte et d'inquiétude, telles que la militarisation de la filière Tchétchène Kadyrov, celle de la filière pan-africaine de certains pays du Sahel. C'est un point de menace absolument épouvantable.
En ce qui concerne le numérique américain, rappelons que Vladimir Poutine pratique le judo qui consiste à utiliser la force de l'adversaire pour la retourner contre lui. C'est ce qu'il a fait, comme l'ont fait d'autres régimes autoritaires, avec les médias sociaux occidentaux et américains qui, par recherche du profit, mettent leurs services publicitaires au service de qui veut bien les acheter. Le modèle économique de ces plateformes est en soi un modèle qui favorise la désinformation, qui favorise le conspirationnisme, qui favorise les ingérences étrangères. Les effets en sont mesurables désormais. Il ne s'agit pas simplement d'effets positifs en mobilisant des électorats pour tel ou tel, mais également d'effets négatifs en dissuadant certains d'aller voter et en encourageant plus largement la défiance à l'égard des processus électoraux et à l'égard de la démocratie elle-même.
Le rythme de la régulation n'est pas celui des campagnes de manipulation. Une campagne de manipulation aujourd'hui sur les réseaux sociaux peut atteindre des centaines de millions de personnes en quelques heures tandis que c'est en quelques années que la sanction financière de la Commission européenne tombera. Par conséquent, il est urgent de rendre les plateformes responsables, je plaide en ce sens dans mon livre. J'ai deux filles de 5 et 8 ans. Elles seront demain sur les réseaux sociaux, je le crains. Si jamais l'un de ces réseaux sociaux poussait l'une ou l'autre à la dépression ou au suicide, j'aimerais que la personne en charge de ces réseaux rende des comptes devant la justice et ne se contente pas de verser une part de son chiffre d'affaires. Je crois qu'il faut être très clair. Il y a un risque sanitaire qui est absolument immédiat et d'une gravité inouïe. Il faut le traiter comme tel. Je plaide, bien évidemment - je le fais publiquement devant vous - pour un réseau social de services publics européens vertueux by design. Je connais toutes les difficultés sur ce chemin, mais c'est une nécessité absolue si l'on veut garantir une pleine et entière intégrité de l'espace informationnel.
En ce qui concerne la réponse à ces opérations d'ingérence et d'influence, notre stratégie doit consister d'abord à les rendre visibles, Elle doit viser également à dénoncer les opérations en cours, mais j'émettrai une nuance par rapport aux propos de Nicolas Tenzer. Je ne suis pas favorable à l'idée de dresser une liste ni d'États hostiles, ni d'agents de l'étranger qu'il faut stigmatiser. Je crois au contraire qu'il faut avoir une approche globale et mettre en évidence toutes les influences, y compris les investissements faits par les Etats-Unis dans notre vie publique, notamment parce que ça permettra de démystifier certaines idées préconçues et de mettre en évidence le fait que les États autoritaires, à commencer par la Chine, par la Russie, par le Qatar et d'autres, investissent des sommes absolument considérables dans l'influence, des sommes autrement plus importantes à ma connaissance que les sommes versées par les Etats-Unis aujourd'hui.
En matière d'audiovisuel public, il ne s'agit pas bien évidemment de transformer nos médias de services publics en médias d'État. Ce serait une erreur dramatique que de le faire. En revanche, il nous faut les rendre plus visibles, d'abord en investissant dans ces médias publics. La Chine, aujourd'hui, est en train d'anéantir l'influence de la France et de nombreux autres pays, dans le monde, tout simplement en offrant gratuitement, les services des agences de presse et les productions de China Global Television Network (CGTN). Par conséquent, si nous n'investissons pas, si nous ne réagissons pas à cette menace, nous risquons de voir la voix de la France étouffée, purement et simplement, et ne plus exister, en particulier dans les États trop petits privés des moyens nécessaires pour développer leurs propres offres médiatiques.
Enfin, s'agissant de l'éducation aux médias, celle-ci est aujourd'hui peu financée, peu généralisée et très peu évaluée. Une évaluation concrète de ce qui fonctionne ou non est nécessaire. Cela nécessite de l'investissement public. Je suis désolé, ce sont des mots qui fâchent. On a tout intérêt à s'inspirer de ce qui a été réalisé dans d'autres pays et qui a produit des résultats concrets. Vous verrez dans le rapport de l'OCDE qui paraitra lundi que parmi les États qui ont la plus forte confiance de leurs citoyens envers leurs élus et leurs médias, se trouve en tête la Finlande. Cette dernière a notamment mis en place un dispositif d'éducation aux médias qui repose sur l'éducation obligatoire de tous les enfants finlandais aux manipulations de l'information dont ils peuvent faire l'objet. Si bien que lorsque vous interrogez un Finlandais sur le fait qu'il ne soit pas déstabilisé par les opérations de subversion de la Russie, en dépit du partage d'une frontière d'un millier de kilomètres avec le pays, il répond les ignorer parce qu'il y a été préparé depuis toujours. Un journaliste finlandais, reporter sans frontières, me confiait « Vous autres, Français, n'avaient pas compris une chose, c'est que la guerre en réalité, qui nous est menée par la Russie, ne s'est jamais terminée. Ils ont toujours été en guerre contre nous, il n'y a que vous qui ne l'avez pas encore compris ».
M. Frédéric Charillon, professeur. - Vous nous avez interrogés sur le rôle des diasporas. Le sujet doit être étudié mais il est complexe car on ne peut a priori soupçonner toute diaspora. Qui peut dire si un État est véritablement capable de mobiliser une diaspora et avec quelle ampleur ? Néanmoins, ne soyons pas naïfs. C'est un terrain d'attention qui doit s'imposer à nous de façon particulière, en observant les diasporas organisées. On a évoqué notamment des étudiants. Certaines universités françaises ont pour étudiants 85% d'étrangers venant essentiellement de deux pays, l'Inde et la Chine. Nous savons que, dans ce cas-là, la question se pose du lien entre ces groupes et l'ambassade. Il ne faut pas, bien entendu, stigmatiser ou soupçonner les diasporas en général en tant que diaspora. Cependant, il convient regarder si des groupes sont organisés et ont des liens avec une ambassade en particulier.
Vous avez posé une question sur l'influence des groupes et entités, en faisant référence à ELNET. On a évoqué le Qatar. Je répète, l'approche doit être systématique, notamment en matière de transparence et de déclaration des actions. S'agissant des parlementaires, il faut évidemment aborder la question des groupes d'amitié, ce qui donne lieu à des débats. Toutefois, le principe de la transparence est le même pour tout le monde. Ainsi, il existe une assez grande transparence aux États-Unis instaurant à cette fin un ensemble de mécanismes au Congrès. Il est possible de savoir quel membre du Congrès a reçu un avantage financier, son montant, son origine et sa justification. Le dispositif en France pourrait donc être amélioré dans cet esprit. Cela doit concerner tous les États et non une liste d'États en particulier.
Nous avons répondu à vos questions sur les risques pesant sur les élections. En ce qui concerne les plateformes numériques et leur responsabilisation, l'enjeu réside dans le fait qu'elles ne veulent pas se reconnaître comme « éditeurs », mais uniquement comme « hébergeurs » car un éditeur est responsable de ses contenus. Cet angle d'attaque doit être examiné de manière approfondie.
S'agissant de l'illibéralisme, c'est une question importante qui se jouent sur les termes. Le mot n'a certes pas été créé par Moscou. Il se fonde sur les aspirations populaires et les mécontentements et sur différentes obédiences idéologiques. Il est néanmoins important d'identifier la portée du concept. L'illibéralisme sonne bien, il fait chic. Il permet de ne pas utiliser les termes d'autoritarisme ou de dictature. Il fait partie d'une guerre des mots et de l'information. De la même manière, les Chinois utilisent le terme de « connectivité » pour remplacer celui de démocratie. Dans tous les grands rendez-vous internationaux, des chercheurs chinois vous expliquent que la démocratie - prononcée « democrazy », - est obsolète et caduque, tandis que ce qui importe, c'est la connectivité. Il convient d'être très vigilant quant à ces concepts qui sont lancés pour être précisément efficaces. La connectivité et l'illibéralisme sont des faux-nez pour de notions beaucoup plus effrayantes. L'électorat n'a pas été créé de toute pièce par Moscou. Le concept chic d'illibéralisme a été largement promu, par des puissances extérieures, pas uniquement par Moscou, par Donald Trump également, avec ses conseillers lorsqu'il venait aider certains partis politiques en Europe.
Quant au sujet de l'enseignement, David Colon a fait référence à l'exemple Finlandais. La difficulté à laquelle on est confronté pour créer un enseignement associé à une sorte de responsabilisation des jeunes face à la désinformation, est le manque de crédibilité de la parole publique. Dès qu'une parole est officielle, un certain public se méfie, considérant que c'est déjà suspect et que c'est beaucoup plus amusant de s'en référer à un youtubeur. Plus ce dernier est impertinent et a du succès, plus il va être crédible tandis que la parole publique a beaucoup de mal à trouver sa crédibilité. Il nous faut trouver une réponse à ce problème.
Votre question sur le cas Moldave et autres est, en fait, celle de l'existence d'une capacité offensive de déstabilisation qui serait compatible avec l'ADN démocratique. Il existe également une marge de manoeuvre, la réciprocité, plus simple à mettre en oeuvre. Lorsqu'un pays considère des organismes européens ou américains comme agents de l'étranger, et les affichent avec un tampon dessus marqué « agents de l'étranger », la réciprocité devrait s'imposer. C'est un premier point. Quant à la question de la capacité offensive de déstabilisation de l'adversaire, elle n'est pas tout à fait compatible avec notre ADN démocratique, mais nous savons tous qu'elle est nécessaire.
Concernant l'efficience de notre stratégie d'influence, on ne compte plus les rapports parlementaires qui préconisent de rationaliser l'audiovisuel public extérieur. On n'est pas parvenu à créer un CNN ou BBC à la française. La rationalisation des instruments culturels français extérieurs est nécessaire.
Je conclurai en insistant sur la nécessité de surveiller nos faiblesses en France. J'en identifie trois ou quatre. Il ne faudra pas s'étonner si des puissances étrangères s'en emparent alors que nous avions des atouts et des instruments extraordinairement précieux. Premièrement, si quelques bons think tanks existent en France, ils sont peu nombreux et sont beaucoup moins bien dotés que d'autres. Or, nous voyons fleurir aujourd'hui des think tanks financés par des puissances étrangères, notamment du Golfe non comme acteur monolithique, car ces think tanks sont concurrents entre eux. Je crains donc que face aux quelques think tanks français qui demeureront, se créent une myriade de 10, 20 autres think tanks, beaucoup plus puissamment armés et financés, et qui seront, de toute évidence, des émanations de puissances pas forcément russes, mais chinoises probablement, golfiques évidemment, américaines aussi et beaucoup d'autres. Il faut être vigilant sur ce point.
Deuxièmement, je pense évidemment au financement des universités qui sont beaucoup trop vulnérables au financement extérieur. Le St. Antony's College d'Oxford a accepté un financement conséquent du Qatar, notamment pour un centre de recherche sur le Moyen-Orient. Nos universités dépendent souvent des droits d'inscription des étudiants chinois ou autres. Attention à cela parce qu'il se crée des États dans l'État, ou plus exactement des universités dans l'université, qui deviennent problématiques en raison du financement.
Troisièmement, une attention particulière doit être portée aux instituts français de recherche à l'étranger. On en dénombre 27 dans le monde, dans des pays tout à fait cruciaux et importants, qu'on laisse totalement dépérir, faute de financement, pour cause d'économies. Nous disposions d'un instrument d'influence, absolument extraordinaire. Je pense au Centre d'études et de documentation économiques, juridiques et sociales (CEDEJ) du Caire, à l'Institut français du Proche-Orient (IFPO) et l'Institut de recherche sur l'Asie du Sud-Est contemporaine (IRASEC), à Bangkok. Ces instruments se sont étiolés et ont dépéri ces 10, 20 dernières années. Certains sont passés d'une centaine de salariés ou stagiaires à 3 ou 4 personnes. Cet extraordinaire instrument d'influence risque d'être un jour repris en main par des financements étrangers. En conséquence, on a un certain nombre d'atouts que l'on délaisse parce que l'on refuse de les assumer comme instruments d'influence et qui risquent de devenir des instruments d'influence des autres, en France.
M. Dominique de Legge, président. - Messieurs, il me reste de vous remercier au nom des collègues pour ces deux heures de débats passionnants, riches, mais aussi graves qui justifient que nous examinions ces sujets.
La réunion est close à 16h10