Mercredi 14 février 2024
- Présidence de M. Dominique de Legge, en remplacement du doyen d'âge, M. André Reichardt, et de Mme Évelyne Perrot. -
La réunion est ouverte à 14 h 00.
Réunion constitutive
M. Dominique de Legge, président. - En l'absence de notre collègue André Reichardt, doyen de cette commission d'enquête, et de notre collègue Évelyne Perrot, la qualité de président d'âge me revient.
J'ai donc l'honneur d'ouvrir la réunion constitutive de cette commission d'enquête sur les politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères visant notre vie démocratique, notre économie et les intérêts de la France sur le territoire national et à l'étranger afin de doter notre législation et nos pratiques de moyens d'entraves efficients pour contrecarrer les actions hostiles à notre souveraineté.
Cette commission d'enquête a été créée en application du droit de tirage des groupes politiques prévu par l'article 6 bis du règlement du Sénat.
Le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain en avait formulé la demande par la proposition de résolution n° 242 (2023-2024), présentée par notre collègue Rachid Temal et les membres de son groupe, dont la commission des lois a constaté la recevabilité le 24 janvier dernier. Les membres de cette commission d'enquête ont été nommés, sur proposition des groupes politiques, lors de la séance publique du 1er février dernier.
Nous devons à présent procéder à la désignation du président de la commission d'enquête. Mon groupe a proposé ma candidature.
La commission d'enquête procède à la désignation de son président, M. Dominique de Legge.
- Présidence de M. Dominique de Legge, président. -
M. Dominique de Legge, président. - Je vous remercie de votre confiance. Il me revient maintenant de vous rappeler les règles spécifiques qui s'appliquent au fonctionnement des commissions d'enquête avant de procéder à la nomination du rapporteur, puis des membres du bureau.
Tout d'abord, je rappelle que nous sommes tenus à un délai impératif de six mois pour rendre nos travaux. La prise d'effet de la création de la commission d'enquête étant fixée au jeudi 1er février, nos travaux devront être achevés avant le 1er août prochain.
Nous disposons de pouvoirs de contrôle renforcés, tels que celui d'auditionner toute personne dont nous souhaiterions recueillir le témoignage ou celui d'obtenir la communication de tout document que nous jugerions utile.
Les auditions sont en général publiques, sauf si nous en décidons autrement. En revanche, tous les travaux non publics de la commission d'enquête, autres que les auditions publiques et la composition du bureau de la commission, sont soumis à la règle du secret pour une durée maximale de trente ans. J'appelle donc chacun d'entre nous à la plus grande discrétion sur ceux de nos travaux qui ne seront pas rendus publics.
Le non-respect du secret est puni des peines prévues à l'article 226-13 du code pénal, soit un an d'emprisonnement et 15 000 euros d'amende. En outre, l'article 100 du règlement du Sénat prévoit que tout membre d'une commission d'enquête « qui ne respectera pas les dispositions du paragraphe IV de l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relatives aux travaux non publics d'une commission d'enquête pourra être exclu de la commission par décision du Sénat prise sans débat sur le rapport de la commission après avoir entendu l'intéressé » et que cette exclusion « entraînera pour le sénateur qui est l'objet d'une telle décision l'incapacité de faire partie, pour la durée de son mandat, de toute commission d'enquête ».
Je vous propose de procéder à la désignation du rapporteur. Le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, à l'origine de la commission d'enquête, a proposé la candidature de notre collègue Rachid Temal.
La commission d'enquête procède à la désignation de son rapporteur, M. Rachid Temal.
M. Dominique de Legge, président. - À présent, je vous propose de procéder à la désignation des vice-présidents.
Le bureau sera composé de douze membres, dont le président, le rapporteur et dix vice-présidents, selon le principe de proportionnalité. J'ai reçu de la part des groupes politiques les candidatures suivantes : pour le groupe Les Républicains, Mme Martine Berthet et M. André Reichardt ; pour le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, Mme Gisèle Jourda ; pour le groupe Union Centriste, Mmes Nathalie Goulet et Évelyne Perrot ; pour le groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants, Mme Nicole Duranton ; pour le groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen, M. Raphaël Daubet ; pour le groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste - Kanaky, M. Éric Bocquet ; pour le groupe Les Indépendants - République et Territoires, Mme Vanina Paoli-Gagin ; pour le groupe Écologiste - Solidarité et Territoires, M. Akli Mellouli.
La commission d'enquête procède à la désignation des autres membres de son bureau : Mme Martine Berthet, M. André Reichardt, Mmes Gisèle Jourda, Nathalie Goulet, Évelyne Perrot, Nicole Duranton, M. Raphaël Daubet, M. Éric Bocquet, Mme Vanina Paoli-Gagin et M. Akli Mellouli, vice-présidents.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je vous remercie de votre confiance, mes chers collègues. Je centrerai mon propos sur la genèse de cette commission d'enquête, sur les apports à attendre du Sénat et sur l'organisation à venir de nos travaux.
La demande de création de cette commission d'enquête découle d'un constat. Dans la compétition internationale, il y a de plus en plus, à côté de la guerre conventionnelle et des procédés plus « traditionnels », comme l'espionnage, la trahison ou la collecte de données, d'actions d'influences étrangères.
Je souhaite en évoquer quelques exemples.
Ce qui s'est passé au Sahel, au-delà de l'aspect militaire, est avant tout une défaite dans la guerre de l'information. Des acteurs agressifs ont su porter un nouveau narratif, et la France a été incapable d'y opposer une réponse globale.
Lors du référendum sur le Brexit, des stratégies d'influence ont pu jouer sur le résultat ou, du moins, amplifier certaines tendances.
En France, la question des punaises de lit est subitement apparue dans le débat public - on avait l'impression qu'il y en avait partout ! -, avant de disparaître tout aussi rapidement, tout cela à quelques mois des Jeux Olympiques...
Dans le contexte de la guerre entre Israël et le Hamas, des étoiles de David ont été peintes sur des bâtiments parisiens. Les personnes qui ont été arrêtées sont soupçonnées d'avoir mené ces actions en lien avec la Russie.
Comment ne pas évoquer également la guerre de désinformation totale sur l'Ukraine, avec le narratif de certains trolls ?
La question se pose également dans la perspective des élections européennes. Nous l'avons vu ces derniers jours, Viginum a effectué un travail intéressant qui a permis au ministre de l'Europe et des affaires étrangères de dénoncer un vaste réseau russe de désinformation.
Il y a aujourd'hui une prise de conscience sur l'importance des problématiques d'influence. D'ailleurs, dans le cadre de la préparation de la loi de programmation militaire, le sujet était érigé au rang de priorité par la Revue nationale stratégique 2022.
Nous nous appuierons sur les travaux qui ont déjà été effectués par le passé. Je salue d'ailleurs notre collègue Gisèle Jourda, vice-présidente de la délégation parlementaire au renseignement. À l'Assemblée nationale, il y a eu un travail sur l'influence russe. Au Sénat, il y a eu le rapport Gattolin sur les influences dans les milieux universitaires et le rapport Malhuret sur les influences chinoises via le réseau TikTok. Au Parlement européen, Raphaël Glucksmann s'est également investi sur de telles thématiques.
Simplement, jusqu'à présent, le travail en la matière a plutôt été fait en silo ; je n'en fais d'ailleurs pas reproche aux personnes concernées. Pour notre part, nous allons essayer d'avoir une approche plus globale.
Cela m'amène à aborder les apports attendus du Sénat.
Nous avons fait le choix d'inclure dans le périmètre de notre commission d'enquête les politiques publiques de lutte contre les influences étrangères. L'idée est d'analyser comment elles fonctionnent. Y a-t-il une stratégie globale face à ceux qui souhaitent influer sur notre vie démocratique, sur nos médias, sur notre économie et sur nos intérêts vitaux, y compris la dissuasion nucléaire ? La question est d'autant plus prégnante dans un contexte où l'utilisation de l'intelligence artificielle (IA) et des techniques du cyberespace se développe.
J'en viens aux axes de recherche de la commission d'enquête.
Premièrement, quelles sont les opérations d'influences étrangères hostiles à nos intérêts ? Nous nous appuierons sur des cas typiques et sur une cartographie des menaces.
Deuxièmement, quels sont les politiques publiques et les moyens mis en oeuvre pour identifier et entraver ces opérations d'influence ?
Troisièmement, et c'est peut-être la partie la plus importante, quelles menaces futures devons-nous anticiper ? Et comment nos services peuvent-ils s'y préparer, dans le contexte du développement de l'IA et des nouvelles technologies ?
L'idée n'est pas de faire une commission d'enquête « spectacle ». Nous voulons faire un travail de prospective sur le développement à venir des stratégies d'influence et analyser si la France est, ou non, outillée pour y faire face. Nous souhaitons que notre rapport comporte des préconisations sérieuses, avec une limite évidente : certains éléments ne peuvent pas être mis sur la place publique.
Le programme de travail de notre commission d'enquête est axé sur des auditions et, j'y réfléchis, des déplacements. Il se compose de trois grandes séquences. La première sera consacrée aux services de l'État et aux autorités administratives indépendantes appelés à agir contre les influences étrangères. La deuxième sera centrée sur la sphère des médias, de la recherche et de la prospective, afin d'identifier des modes opératoires. Et la troisième concernera plus spécifiquement les responsables politiques, avec, plutôt en fin de cycle, les auditions des ministres concernés.
Les auditions commenceront dès le mardi 27 février, avec la description par le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) du dispositif de coordination de la lutte contre les menaces hybrides et des exemples étrangers.
Le président Dominique de Legge a rappelé le calendrier de nos travaux. Pour ma part, je pense qu'il serait souhaitable d'être prêts avant le 9 juin, car la question des influences étrangères sera prégnante lors des élections européennes, qui précéderont elles-mêmes une autre échéance majeure : l'élection présidentielle américaine.
Nous voulons associer à nos travaux l'ensemble des sensibilités représentées au sein de la Haute Assemblée, afin que cette commission d'enquête puisse apporter sa pierre à une amélioration globale de la protection de notre pays et de ses intérêts vitaux.
M. Dominique de Legge, président. - Je souscris totalement aux propos de notre rapporteur.
Je précise que le président de la commission des lois et le président de la commission de la défense de l'Assemblée nationale ont déposé conjointement une proposition de loi visant à prévenir les ingérences étrangères en France. Elle nourrira notre réflexion sur le volet législatif de nos propositions.
Au regard de l'intitulé de notre commission d'enquête - je fais notamment référence aux derniers termes : « doter notre législation et nos pratiques de moyens d'entraves efficients pour contrecarrer les actions hostiles à notre souveraineté » -, je pense qu'il serait préférable de ne pas nous éparpiller en multipliant les propositions tous azimuts et de nous concentrer sur quelques propositions chocs.
M. Ronan Le Gleut. - Dans quelle mesure allons-nous nous pencher sur les ingérences étrangères contre nos intérêts économiques ? Je pense notamment à l'espionnage industriel, qui peut être opéré par des acteurs non pas étatiques, mais économiques. Il me semble que cela doit entrer dans le cadre de nos travaux.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Nous avons effectivement évoqué la dimension économique lors de nos échanges avec le président Dominique de Legge. Nous souhaitons d'ailleurs auditionner des représentants de Bercy.
La proposition de loi qui a été déposée à l'Assemblée nationale est, en quelque sorte, une matérialisation des travaux de la délégation parlementaire au renseignement. Pour notre part, nous souhaitons mener un travail d'anticipation et de prospective, afin de pouvoir proposer des mesures fortes. Par exemple, les petites équipes mobilisées par les affaires étrangères ou la défense pour essayer de répondre aux trolls paraissent sous-dimensionnées par rapport à ce que font les Chinois ou les Russes.
Nous envisageons d'aller en Finlande pour visiter un centre, dit « d'excellence », qui travaille sur ces problématiques de menaces hybrides à la fois pour l'Union européenne et pour l'OTAN.
Mme Gisèle Jourda. - En tant que vice-présidente de la délégation parlementaire au renseignement, je pense qu'un focus sur les agissements de services secrets étrangers dans notre pays s'impose. Dimanche dernier, France 5 a diffusé un documentaire intitulé France, nid d'espions, qui est particulièrement saisissant.
Mme Nicole Duranton. - Je m'associe aux propos de notre collègue pour vous inviter à regarder ce documentaire très instructif. Peut-être serait-il d'ailleurs intéressant d'auditionner notre ancien collègue André Gattolin, qui était interviewé dans ce cadre.
Mme Sylvie Robert. - J'ai bien compris que notre travail serait organisé en plusieurs phases : d'abord, dresser un état de lieux ; ensuite, analyser les leviers des ingérences étrangères. Or, parmi ces leviers, il y a - nous le savons bien - les médias.
L'excellent roman Le Mage du Kremlin apporte la démonstration que le projet politique de Vladimir Poutine est fondé sur la nécessité de diffuser de fausses informations pour modifier le monde. C'est glaçant.
Il y a des stratégies d'influence extrêmement puissantes. Nous le voyons dans notre pays aujourd'hui, non seulement avec les médias traditionnels, mais aussi avec les réseaux sociaux. S'agira-t-il d'un terrain d'investigation pour notre commission d'enquête ? Si oui, je nous souhaite beaucoup de courage.
M. Dominique de Legge, président. - De mon point de vue, nous ne pouvons pas ne pas aborder cette thématique. Même si nous ne devons pas nous focaliser seulement là-dessus, il me paraît inimaginable de ne pas avoir un éclairage sur le sujet, quitte à dire que nous l'avons identifié et que nous le traiterons à part.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je partage totalement ce qui vient d'être dit. Et puisque nous sommes dans les conseils en matière culturelle, je vous suggère de regarder la série britannique The undeclared war qui décrit les influences étrangères lors d'élections nationales.
Je souscris à la recommandation de Mme Gisèle Jourda. Nous avons d'ailleurs l'intention d'utiliser les matériaux qui existent déjà, sur le sujet qu'elle a évoqué comme sur les autres, dans le cadre de nos travaux.
Notre ancien collègue André Gattolin m'a effectivement fait part de sa disponibilité pour venir témoigner devant notre commission d'enquête.
Une stratégie d'influence, c'est quand un État veut nous affaiblir, en sapant notre image, par exemple sur les Jeux Olympiques, ou en abîmant nos outils de défense, y compris parfois auprès de pays amis ; souvenez-vous de l'affaire des sous-marins australiens. La question est de savoir comment nous nous protégeons.
Sur l'influence des médias et des réseaux sociaux, nous avons aussi prévu d'auditionner des représentants de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom).
Comme l'a souligné le président Dominique de Legge, il ne sera peut-être pas possible d'aller au bout de tous les sujets. L'idée est déjà de poser un premier cadre global.
M. Teva Rohfritsch. - Je suis un élu ultramarin. Nos outre-mer constituent des points de vulnérabilité, notamment dans le Pacifique, où s'exercent des stratégies d'influence, par exemple de la part de la Chine, souvent pour des questions localisées. J'ai été rapporteur de la mission d'information sur les fonds marins, qui a mis en évidence un certain nombre d'éléments de nature à susciter des interrogations.
M. Dominique de Legge, président. - Tout à fait. Dans le cadre de la loi de programmation militaire, nous avons beaucoup insisté sur l'importance du volet outre-mer, pour la raison qui vient d'être indiquée.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je suis également d'accord avec ce qui vient d'être souligné. Nous avons d'ailleurs prévu d'avoir des échanges avec la délégation sénatoriale aux outre-mer.
Sur les stratégies d'influence, j'ai en tête le cas du nickel, qui devait garantir la prospérité de la Nouvelle-Calédonie : aujourd'hui, le prix est fixé à Pékin. Je pourrais également évoquer l'Australie, qui a développé des techniques pour essayer de réduire l'influence chinoise.
Nous sommes toujours contraints par la logique de l'entonnoir. Pour que le rapport de notre commission d'enquête fasse date, nous devrons pointer un certain nombre d'éléments, quitte à ne pas pouvoir tout traiter et à laisser d'autres structures parlementaires - c'est la richesse du Sénat - prendre la suite de nos travaux.
Mme Nicole Duranton. - Je suis actuellement auditrice à l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), où j'ai pu échanger à ce sujet, et il serait peut-être intéressant d'avoir un éclairage de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE).
M. Rachid Temal, rapporteur. - La DGSE fait de toute manière partie des services que nous avons prévu d'auditionner.
Mme Gisèle Jourda. - Je souhaiterais que nous traitions également du rôle d'autres États. Il est vrai que l'on pense spontanément à la Chine, à la Russie et à l'Iran, mais certains États plus petits auxquels on songe moins sont tout aussi déterminés et parviennent à être performants.
M. Dominique de Legge, président. - Je vous remercie, les uns et les autres. Souhaitons que notre travail soit efficace.
La réunion est close à 14 h 40.