- Mardi 13 février 2024
- Nucléaire du futur - Audition de MM. Nicolas Maès, directeur général d'Orano, Bernard Salha, directeur de la recherche et du développement d'Électricité de France et directeur technique groupe, et François Jacq, administrateur général du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives
- Évolutions du prix de l'électricité - Audition de M. Nicolas Goldberg, associé énergie et environnement chez Columbus Consulting, Mme Béatrice Sédillot, cheffe du service des données et études statistiques du ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires, M. Julien Teddé, directeur général d'Opéra Énergie et Mme Bérengère Mesqui, sous-directrice des statistiques de l'énergie au ministère de la transition écologique
- Mercredi 14 février 2024
Mardi 13 février 2024
- Présidence de M. Franck Montaugé, président -
La réunion est ouverte à 16 h 05.
Nucléaire du futur - Audition de MM. Nicolas Maès, directeur général d'Orano, Bernard Salha, directeur de la recherche et du développement d'Électricité de France et directeur technique groupe, et François Jacq, administrateur général du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives
M. Franck Montaugé, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de M. Nicolas Maès, directeur général d'Orano, de M. Bernard Salha, directeur de la recherche et du développement d'Électricité de France (EDF) et directeur technique groupe et de M. François Jacq, administrateur général du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA).
Messieurs, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, notamment de cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Nicolas Maès, M. Bernard Salha et M. François Jacq prêtent serment.
M. Franck Montaugé, président. - Avant de commencer, je voudrais indiquer à nos collègues que, lors d'une audition précédente, l'une des personnes entendues a refusé de répondre sur un point. Or le II de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 dispose que « tous les renseignements de nature à faciliter [la] mission [de la commission] doivent [lui] être fournis ». Les seules exceptions prévues par la loi sont les informations secrètes « concernant la défense nationale, les affaires étrangères, la sécurité intérieure ou extérieure de l'État », ainsi que les dossiers en cours devant la justice. Nous ne nous trouvions pas dans une de ces situations, la personne entendue était donc tenue de répondre ; si elle avait estimé que sa réponse était de nature à aller à l'encontre du secret des affaires, il lui était possible de demander à procéder à sa transmission en marge de l'audition publique, ou par écrit. Un tel refus l'expose à deux ans d'emprisonnement et 7 500 euros d'amende ; le tribunal saisi peut en outre prononcer l'interdiction, en tout ou partie, de l'exercice des droits civiques, pour une durée de deux ans à compter de l'issue de la peine.
Pour ces raisons, je vous informe que nous avons décidé de saisir officiellement le président d'EDF pour lui rappeler la loi et lui demander transmission de la réponse à notre question. Nous ne souhaitons pas être contraints à aller au-delà de cette démarche, mais nous utiliserons les voies de droit nécessaires autant de fois qu'il le faudra pour faire la lumière sur notre sujet.
Le Sénat a constitué, le 18 janvier dernier, une commission d'enquête sur la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050. Nous centrons nos travaux sur le présent et sur l'avenir du système électrique. Celui-ci est-il en capacité de faire face à la demande et d'offrir au particulier comme aux entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont ses perspectives de développement ?
L'objet de la table ronde d'aujourd'hui est le nucléaire de l'avenir, celui qui n'existe que dans les projets plus ou moins avancés, mais qui pourrait, un jour, changer la donne énergétique. De nombreuses technologies sont à l'étude, et se trouvent à des niveaux de développement différents. Les réacteurs de quatrième génération comprennent ainsi les réacteurs à neutrons rapides, à très haute température, ou à sels fondus. Les technologies à venir en matière de recyclage du combustible sont évidemment essentielles, comme le multirecyclage ou les perspectives de bouclage du cycle du combustible. Nous pourrons également aborder d'autres innovations, comme l'usage du thorium, les aimants supraconducteurs et la fusion. Si vous le souhaitez, nous pourrions également sortir du strict champ du nucléaire en évoquant, par exemple, l'énergie osmotique ou la bioluminescence.
Où en sont ces diverses technologies, du point de vue scientifique comme du point de vue pratique ? Peut-on imaginer des développements industriels et, si tel est le cas, à quelles échéances ? En particulier, ces technologies peuvent-elles nous aider à l'horizon 2030-2035, ou devons-nous plutôt nous projeter en 2050, voire au-delà ? Quelles structures de coûts peut-on imaginer les concernant ? Comment les rendre attractives et intéressantes d'un point de vue économique ?
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je vous remercie de votre présence et de l'attention que vous portez à notre commission d'enquête. Nous avons déjà mené plusieurs auditions à propos de la consommation d'électricité, et nous nous concentrons aujourd'hui sur la production. Nous avons déjà examiné la question du nucléaire historique dans notre pays et nous avons organisé une table ronde dédiée au nucléaire de troisième génération, pour en envisager les perspectives. Nous abordons désormais le nucléaire du futur, un sujet qui peut mêler troisième et quatrième générations. Nous ferons le point sur les autres sources d'électricité, mais le nucléaire représente une part substantielle, qui restera probablement significative dans l'avenir, de notre production électrique.
M. Nicolas Maès, directeur général d'Orano. - Je vous remercie de me donner l'opportunité de m'exprimer devant cette commission d'enquête. Le groupe Orano, fort de ses 17 000 collaborateurs, dont 14 000 en France, intervient sur l'ensemble du cycle du combustible nucléaire : extraction de l'uranium, conversion et enrichissement, conception et fabrication des emballages de transport, démantèlement des installations historiques, ingénierie et enfin retraitement des combustibles usés. Notre identité est donc appuyée sur les matières elles-mêmes. De ce point de vue, la distinction entre les générations trois et quatre du nucléaire n'est pas fondamentale, nous les percevons comme un continuum : elles mettent en oeuvre différents mélanges et taux d'enrichissement d'uranium et de plutonium, c'est-à-dire des matières que nous traitons.
Avant d'en venir au multirecyclage, aux réacteurs de quatrième génération et aux nouveaux types de combustibles, je souhaite insister sur l'importance de considérer les enjeux de la filière nucléaire de manière systémique, intégrant à la fois les réacteurs et les combustibles qui leur sont associés, car la production électronucléaire en réacteurs ne saurait être décorrélée de l'amont comme de l'aval du cycle du combustible. Cette remarque est vraie pour le nucléaire d'aujourd'hui, de demain ou du futur. Le président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) a d'ailleurs souligné cette interdépendance lors de son intervention devant votre commission la semaine dernière, affirmant que les décisions devaient englober l'ensemble du cycle.
Monsieur le rapporteur, vous aviez évoqué l'analyse des actions entreprises par la filière nucléaire depuis le discours de Belfort en 2022. Des décisions importantes ont été prises récemment concernant la production de réacteurs ; il est désormais impératif d'adapter la politique du cycle du combustible à cette revue des objectifs, dans la perspective de préparer l'avenir de la filière. Alors que l'année 2022 a été principalement axée sur les réacteurs, avec les annonces de Belfort, les deux conseils de politique nucléaire (CPN) de 2023 ont, quant à eux, mis l'accent sur le cycle du combustible, demandant à la filière d'étudier les installations futures nécessaires - une question qui sera également à l'ordre du jour du prochain CPN. Nous nous trouvons dans un moment charnière pour l'aval du cycle, et ce conseil devra d'ailleurs donner des impulsions structurantes à ce sujet. L'objectif est de consolider les fondations d'une filière industrielle d'excellence jusqu'à la fin de ce siècle. Le discours de Belfort a annoncé le lancement de six EPR (European Pressurized Reactors) et la construction de huit autres unités a été envisagée. Ces installations entreront en production entre 2030 et 2040 et fonctionneront jusqu'à 2100 au moins, générant des combustibles usés jusqu'à cette échéance. Notre Nation doit donc décider de la gestion future de ces combustibles usés, avec deux options principales : l'entreposage en attente d'une utilisation ultérieure ou le traitement et le recyclage, de manière à valoriser ce qui peut l'être et à fabriquer du combustible pour les réacteurs de troisième ou de quatrième génération. Orano privilégie cette deuxième voie, car l'entreposage à sec ne fait que différer la décision d'exploiter utilement ces combustibles.
Aujourd'hui, l'ensemble du système de traitement et de recyclage est conçu jusqu'en 2040 : la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) 2019-2028 confirme la stratégie française en la matière jusqu'à cette date ; dans les comptes d'Orano, les usines actuellement en fonction sont amorties jusqu'à 2040 ; il en va de même de nos liens avec EDF. Nous devons donc faire confirmer par le pays le choix d'une stratégie de traitement et de recyclage, définir le programme industriel adéquat en identifiant les usines capables de mener à bien cette tâche, et le mettre en oeuvre.
À cette fin, il sera sans doute nécessaire d'étendre la durée de vie des usines existantes, conformément à notre programme pérennité résilience, lequel correspond, à notre échelle, au grand carénage d'EDF, à la différence près que nous ne disposons que d'une seule usine pour chaque processus concerné, et que nous ne pouvons donc pas l'arrêter pendant un an. Il s'agira de prolonger la durée de vie de nos unités et de préparer le terrain pour les installations futures, plus flexibles. Notre stratégie doit être assurément durable, car le développement et la mise en oeuvre de telles installations se mesurent en décennies, et non en années ; un engagement à long terme est donc nécessaire. De notre point de vue, celui-ci gagnerait à être ancré dans la loi, seul véhicule susceptible de garantir de telles durées. Quel que soit le scénario retenu en matière de réacteurs, quelle que soit la part de start-up ou de nouveaux réacteurs dans ce qui sera déployé, le besoin en combustible nucléaire et en retraitement demeurera. Nous comprenons que le débat sur la taille du parc puisse être prolongé, mais le cycle du combustible est invariant et devrait faire dès maintenant l'objet d'une approche transpartisane. Il nous semble donc inutile de repousser des décisions inéluctables, au risque de conduire l'entreprise, et le pays, à l'échec. En outre, la conception de nouvelles usines ou la rénovation d'unités actuelles nous offrent l'occasion d'optimiser les processus de traitement et de les faire évoluer de manière à permettre à terme la mise en place du multirecyclage dans les réacteurs à eau pressurisée, ou l'utilisation de combustibles de quatrième génération. Selon les choix techniques que nous ferons pour ces nouvelles usines, nous ouvrirons ou fermerons des portes pour l'avenir. Pour autant, la nécessité d'une décision rapide quant à la prolongation de la durée de vie est un invariant.
L'objet de cette table ronde s'inscrit donc bien dans les thématiques de votre commission, traitant de la production d'électricité et de la fixation des prix, mais il concerne également la question cruciale des combustibles pour l'avenir.
La stratégie actuelle de retraitement-recyclage des combustibles nucléaires est indispensable pour le développement des réacteurs de quatrième génération qui sont alimentés par du plutonium ou un mélange de plutonium et d'uranium, c'est-à-dire des produits issus du retraitement-recyclage. Pour vous donner un ordre de grandeur, la filière du retraitement-recyclage des combustibles usés représente environ 1,2 milliard d'euros par an.
La Commission de régulation de l'énergie (CRE) estime que le poids de la partie « aval » du cycle est inférieur à 10 % du coût complet de l'électricité - coût du renouvellement des installations compris -, soit environ 7 euros du mégawattheure, ou encore 3 euros par mois pour un foyer français dont la consommation s'élève à 400 kilowattheures mensuels.
Quelque 10 % de l'électricité nucléaire française sont produits grâce à l'utilisation de produits de retraitement, et cette proportion pourrait être portée à 25 %. Actuellement, le plutonium est réutilisé, et l'uranium, qui l'a été par le passé, est en passe de l'être de nouveau puisque EDF a annoncé la semaine dernière avoir relancé l'utilisation de l'uranium de retraitement dans la centrale de Cruas-Meysse.
L'autre avantage du retraitement-recyclage est la réduction considérable de la quantité de déchets ultimes produits et la stabilisation de ces derniers en vue de leur stockage.
La deuxième étape - le retraitement-recyclage classique - est le multirecyclage par les filières à responsabilité élargie du producteur (REP) qui consiste à recycler les MOX (mélanges d'oxydes) qui ont été utilisés dans les centrales de manière à les utiliser de nouveau. Une telle réutilisation a été testée et elle est techniquement faisable. Si le débit des usines d'extraction ne permet pas, pour l'heure, de le faire à une échelle industrielle, ce sera possible dans les usines nouvelles.
La Nation doit-elle enfin s'engager dans un taux de multirecyclage en REP très fort ou très faible ? J'estime que cela relève presque d'un débat de religion. En tout état de cause, rien n'oblige à clore le débat dès aujourd'hui. Plusieurs scénarios peuvent en effet exister, en fonction notamment de la date d'arrivée sur le marché des réacteurs de quatrième génération capacitaires, qui rendront d'autant moins nécessaire le déploiement d'un parc de multirecyclage en REP. En revanche, dans le cas où la disponibilité de cette technologie serait décalée, le multirecyclage en REP permettrait d'avoir une certaine indépendance par rapport aux matières premières, sachant que les usines de retraitement des combustibles permettront ensuite de produire les quantités de plutonium nécessaires pour alimenter les réacteurs de quatrième génération.
Quoi qu'il en soit, nous avons intérêt à développer les savoir-faire, à poursuivre la recherche et développement (R&D) et à construire les installations qui permettront de traiter ces combustibles de manière à alimenter nos réacteurs, qu'ils soient à eau pressurisée ou de quatrième génération.
De même, le nombre de réacteurs qu'il conviendra de déployer est un choix d'exploitant qui dépendra de la date de disponibilité des réacteurs de quatrième génération.
Historiquement, l'effort national s'est porté sur des réacteurs de quatrième génération de grande capacité tels que les Phénix, les Superphénix ou Astrid. Chez Orano, nous voyons d'un oeil très positif que des start-up proposent des réacteurs de quatrième génération différents de ceux qui avaient été envisagés au départ et dont le développement peut être beaucoup plus bref. Nous avons la conviction qu'il ne faut pas choisir trop tôt un type de réacteur de quatrième génération. En tant qu'industriels, nous accompagnons, aux côtés de l'État pour les projets existants, l'émergence de démonstrateurs et de têtes de série.
Pour conclure, nous estimons qu'il y a trois prérequis pour que le développement du retraitement-recyclage à grande échelle et la fabrication des combustibles nécessaires puissent se faire dans des conditions raisonnables.
Le premier prérequis est la volonté de faire oeuvre commune, avec un cadre réglementaire adapté et des procédures d'instruction agiles, notamment en termes de sûreté nucléaire, qui demeure la priorité des exploitants, et grâce à des référentiels réglementaires proportionnés aux enjeux. Pour réussir, notre pays a besoin de retrouver une telle volonté de faire oeuvre commune. Le deuxième prérequis est le financement des actions de R&D dans lesquelles nous allons intervenir aux côtés de l'État. Enfin, le troisième et dernier prérequis est qu'un travail fondamental sur les compétences soit mené, notamment pour tirer les conséquences du programme Match. Les compétences ne pourront se développer dans la durée sans une vision dans la durée. Il faut donc que les décisions qui seront prises aient une certaine stabilité.
M. Bernard Salha, directeur de la recherche et du développement d'Électricité de France (EDF) et directeur technique groupe. - Je m'efforcerai pour ma part de vous présenter la stratégie globale qui est envisagée par EDF en matière de nucléaire du futur.
Cette stratégie, qui est bien sûr complémentaire du développement des énergies renouvelables, se fonde d'abord sur l'exploitation de nos réacteurs dans la durée en toute sûreté jusqu'à leur fin de vie technique et économique. Cet horizon est assez lointain puisqu'il peut s'établir à 60 ans, voire au-delà. Cela nécessite un effort de recherche de la part d'EDF comme du CEA, qui nous accompagne.
Elle se fonde ensuite sur la volonté d'aller au-delà des réacteurs existants et de construire de nouveaux réacteurs de troisième génération de technologie PWR (Pressurized Water Reactor) de manière à répondre aux besoins d'électrification liés à la transition énergétique. Ces réacteurs à eau légère peuvent être de tailles diverses - des EPR ou EPR2 aux petits réacteurs qu'on appelle SMR (Small Modular Reactor).
Cette stratégie se fonde enfin sur le souci de travailler sur le long terme, en particulier sur le cycle du combustible et la ressource en uranium naturel, de façon à rendre le dispositif soutenable dans la durée et à essayer de limiter autant que faire se peut, même si c'est technologiquement complexe, les déchets de haute activité à vie longue. Les réacteurs à neutrons rapides peuvent grandement contribuer à l'atteinte de cet objectif.
Notre politique de retraitement-recyclage du combustible nous permet de valoriser 96 % des matières qui sont issues du combustible passé une première fois en réacteur. Nous souhaitons poursuivre dans cette voie afin de préparer le « moxage » d'une partie du parc de réacteurs de 1 300 mégawatts et de pérenniser la filière d'uranium de retraitement.
À long terme, nous souhaitons renouveler les usines existantes de façon à assurer ce service sur une durée de temps long dans des parcs d'une capacité de 60 gigawatts pour le monorecyclage et de 40 gigawatts pour le multirecyclage, tout en conservant l'objectif de stabiliser les inventaires de combustibles usés et de préserver la ressource en uranium.
Notre cible est en effet la fermeture du cycle, c'est-à-dire la possibilité de se passer d'uranium naturel en utilisant exclusivement du combustible qui est déjà passé en réacteur. Dans cette attente, le multirecyclage en REP (MRREP) permet d'opérer un second tour de MOX dans nos réacteurs. Les résultats des études que nous avons menées sur ce sujet avec nos collègues du CEA, d'Orano et de Framatome sont assez prometteurs et permettent d'envisager de stabiliser les inventaires de combustibles usés et les inventaires de plutonium dans le cycle.
Le monorecyclage est déjà effectif dans les réacteurs de 900 mégawatts et de 1 300 mégawatts. Les premiers tests de moxage des réacteurs de 1 300 mégawatts sont effectués actuellement, et nous espérons que le deuxième tour en MOX, le MOX2, pourra être industrialisé autour entre 2030 et 2035. À l'horizon 2050, le multirecyclage des combustibles pourrait être effectué dans les parcs EPR2, avant d'envisager, sans doute d'ici à la fin du siècle, le multirecyclage en réacteurs rapides.
Ce n'est là qu'un scénario dont les dates ne sont qu'indicatives, mais il nous permet d'envisager la fermeture du cycle.
Notre effort de recherche est porté par le Groupement des industriels français de l'énergie nucléaire (Gifen) dont je préside la commission innovation. Sur les quatre sujets que vous évoquiez - l'exploitation de long terme, le cycle des combustibles, les nouveaux réacteurs et les réacteurs innovants - les compétences clés ont trait à la sûreté et à la sécurité, au nucléaire durable, à l'ingénierie, aux équipements, etc.
Notre effort de recherche, dont le montant se situe autour de 700 millions d'euros, est assez stable depuis 2017. Nos budgets d'exploitation et de recherche s'élèvent environ aux deux tiers des budgets américains, et notre budget de recherche est assez similaire au budget japonais, pour autant que nous disposions des ordres de grandeur pertinents, ce qui n'est jamais tout à fait évident.
La filière française nucléaire est extrêmement innovante. Les programmes de France 2030 ont porté non pas sur de nouveaux réacteurs, mais sur des briques technologiques qui peuvent être utilisables pour différents types de réacteurs. L'État a apporté un soutien de 100 millions d'euros aux 77 projets lauréats. Ces derniers ont emporté des investissements industriels d'environ 343 millions euros, soit un facteur 3,5 entre la mise de l'État et les investissements globaux réalisés. Cet effet de levier significatif montre la capacité d'innovation de notre filière.
Parmi les lauréats, 54 PME ont recueilli 62,2 millions d'investissements, mais les entreprises de taille intermédiaire (ETI) et les grands groupes sont également représentés, signe que notre tissu industriel est diversifié.
Les réacteurs modulaires avancés (AMR) sont développés par des start-up implantées en France, et plus largement en Europe, ainsi qu'aux États-Unis. Ces entreprises développent des réacteurs à neutrons rapides - par ordre de maturité technologique, à sodium, à plomb ou à sels fondus -, ainsi que des réacteurs à haute température - 500 degrés, soit des températures qui ne peuvent être atteintes qu'en brûlant du gaz tels que le thorium - dont l'intérêt est qu'ils pourront contribuer à la décarbonation de l'industrie.
Nous sommes très favorables à cette démarche, qui permet à de nouveaux acteurs de développer de nouvelles méthodes. S'agissant de start-up technologiques, et sachant que les investissements nécessaires sont de l'ordre du milliard d'euros, il est toutefois vraisemblable qu'un nombre limité d'entre elles ira au bout du développement de son produit. Il nous paraît important d'aider collectivement ces entreprises tout en réservant les investissements significatifs à celles qui disposent d'une visibilité factuelle et technique sur leur niveau d'avancement.
Notre industrie est une industrie de temps long. Entre l'idée d'un réacteur et sa réalisation, le délai est de l'ordre d'une vingtaine d'années. Cela nécessite une continuité politique et une cohérence globale, y compris dans le cadre réglementaire, ainsi qu'un cadre d'investissements qui permet aux différents acteurs de prendre des risques dans la durée.
Tout autant qu'EDF, les petites start-up ont besoin d'un ensemble d'entreprises performantes et modernisées, ainsi que de compétences nouvelles. La filière nucléaire emploie aujourd'hui 230 000 personnes, et les besoins seront de l'ordre de 300 000 personnes à l'horizon 2030. Les enjeux sont donc colossaux.
Nous pensons aussi qu'il est important de travailler en partenariat pour mener les projets les plus innovants. Je signale, à cet égard, que la Commission européenne a annoncé le 6 février dernier une alliance industrielle pour les SMR.
Plusieurs pays européens ayant déployé une démarche proche de celle de la France pour faire émerger ces nouveaux réacteurs, en retenant les mêmes technologies, nous avons tout intérêt à travailler ensemble pour mutualiser les coûts de développement, qui sont, je le répète, élevés.
M. François Jacq, administrateur général du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). - Je m'exprime au nom du CEA, qui est un organisme de recherche sur le nucléaire, mais pas seulement : nos travaux, alimentés par une composante très forte de recherche fondamentale, portent également sur les énergies décarbonées, les technologies de l'information, ou encore la santé.
Le CEA a également un rôle d'appui et de conseil auprès du Gouvernement. Il s'agit en quelque sorte de son bras armé dans sa réflexion pour le futur.
Avant de parler de nucléaire du futur, je note, comme l'a fait M. Salha, que le nucléaire actuel exige également un effort de recherche. En effet, la prolongation de la durée de vie du parc existant soulève des enjeux techniques et technologiques clés pour les quinze années à venir.
Pourquoi parler de nucléaire du futur ?
La première raison réside dans la question des ressources : allons-nous nous retrouver dans une situation de dépendance ou de pénurie d'uranium ? Cela implique, bien que le nucléaire actuel fonctionne, de développer un nouveau type de nucléaire.
La seconde raison tient au fait que la décarbonation de la société implique des besoins énergétiques autres que l'électricité, notamment en matière de chaleur. Pour répondre à ces nouveaux usages, de nouvelles formes de nucléaire pourraient se développer.
Voilà les deux raisons de développer un nouveau type d'énergie nucléaire - nous ne le faisons pas pour le plaisir.
Il convient de tenir compte des cycles de développement pour répondre à votre question de base : celle du coût de l'électricité. Le coût du nucléaire actuel étant raisonnable, si celui estimé pour le nucléaire de demain est supérieur, il faut une motivation forte pour le développer immédiatement. Le développement du nucléaire du futur doit être en phase avec l'économie.
Par ailleurs, on parle toujours de réacteurs, mais beaucoup trop rarement du cycle du combustible. Or les deux sont indissociables. Le cycle fait toujours figure de parent pauvre, et je ne vous parle pas de la question des déchets - lorsque j'étais à la tête de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), j'étais regardé de haut par la noblesse, si je puis dire.
Il convient de trouver une symbiose entre le réacteur et le cycle du combustible. Cela n'aurait aucun sens de développer des réacteurs nucléaires du futur sans développer le cycle pour les faire fonctionner. La technologie aura beau être mature, un réacteur ne pourra pas être exploité dans son plein potentiel sans un cycle adapté.
En ce qui concerne le degré de maturité des différents types de réacteurs, que ce soit pour les petits - les SMR - ou les gros - les réacteurs de puissance -, la génération actuelle de nouveaux réacteurs repose sur des technologies somme toute classiques.
En effet, les réacteurs à haute température existent déjà. Le petit réacteur développé par EDF, Nuward, est un réacteur à eau pressurisée. La complexité réside dans sa taille et dans son optimisation, mais il n'y a pas de problème de faisabilité.
De la même manière, les projets de petits réacteurs pour produire uniquement de la chaleur, portés notamment par des start-up françaises et finlandaises, reposent sur des technologies éprouvées.
Pour ce qui est des réacteurs de quatrième génération, à neutrons rapides, ils utiliseront des fluides caloporteurs tels que le sodium, le plomb, ou éventuellement le gaz. La mise en route de ce cycle répondra à un problème de traitement de la matière, pour répondre soit à des usages très importants en matière de température, soit à une pénurie d'uranium.
En cas de pénurie de matière, nous serons obligés de construire de gros réacteurs à neutrons rapides - il n'y a aucun doute là-dessus.
Une troisième catégorie, souvent intégrée aux réacteurs de quatrième génération, recèle selon moi une complexité encore supérieure : les réacteurs à sels fondus. Ces derniers ont un côté élégant, dans le sens où le combustible est non plus solide, mais liquide, et ils ont un potentiel de retraitement intéressant. Toutefois, à ce jour, il n'en a existé qu'un seul, pendant dix-huit mois. Le degré de maturité est donc moindre.
Je vous épargne la fusion, qui est le cran d'après, mais nous sommes dans une phase de réouverture complète des options dans le monde nucléaire. Il existe une forme d'enthousiasme, qui se traduit par l'appel à manifestation d'intérêt « Réacteurs nucléaires innovants » dans le cadre de France 2030, copiloté par Bpifrance et le CEA pour le compte du secrétariat général pour l'investissement (SGPI). Des porteurs de concepts de toute nature se manifestent, en avançant une livraison à horizon 2030.
Si c'est le cas, tant mieux, mais, sans lire dans le marc de café, je prévois, compte tenu de la maturité des technologies, des délais un peu cadencés dans le temps, avec des pas de dix ou quinze ans.
J'insiste sur l'importance de réintégrer le paramètre économique dans le déploiement des réacteurs de nouvelle génération. En effet, il interviendra si nous en avons le besoin et dès lors qu'il sera soutenable.
À l'heure actuelle, les évaluations montrent que, pour construire des réacteurs de quatrième génération à neutrons rapides au sodium dans l'esprit de Superphénix, le coût d'investissement serait environ 50 % supérieur à celui d'un réacteur classique de troisième génération. Ce coût se répercuterait sur le prix de l'électricité. Dès lors, si nous disposons de réserves suffisantes d'uranium, pourquoi dépenser immédiatement de l'argent pour cela ?
En revanche, il est impératif, comme l'a dit Nicolas Maès, d'adopter une politique du cycle active afin de disposer de la flexibilité et de la capacité d'adaptation nécessaire dans le cas où surviendrait un malheur, par exemple un épuisement de la ressource pour des raisons géopolitiques.
Cela suppose - sans vouloir prêcher pour ma paroisse - un effort de recherche et développement extrêmement fort. Je ne dis pas cela pour lever des fonds pour le CEA, qui est un acteur reconnu à l'international dans la R&D. J'insiste simplement sur le fait que, pour pouvoir recourir à ces technologies le moment venu, il faut soigneusement s'y préparer. Cela ne se fait pas en un claquement de doigts : il faut des compétences et des installations énormes et complexes à exploiter, qui se bâtissent sur le temps long.
Ainsi, adopter une politique de recherche et développement représente un investissement pour l'avenir.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Si nous choisissons de réinvestir dans la filière nucléaire, après l'avoir laissée de côté pendant un certain temps, il faut le faire dans la durée. Nous ne pouvons pas nous permettre d'atermoiements.
Nous devons garantir une sécurité maximale et une politique du cycle, de l'approvisionnement au recyclage des déchets.
En ce qui concerne l'uranium, vous nous dites qu'il n'y a pas de problème de ressource d'ici à 150 ans. C'est peut-être un petit peu moins, surtout si le nucléaire se développe de nouveau à l'échelle mondiale.
À l'horizon 2050, envisagez-vous des difficultés d'approvisionnement ? Vos interventions semblent indiquer qu'il s'agit d'un non-sujet. Est-ce bien le cas ?
Par ailleurs, que prévoyez-vous en matière de traitement des déchets ? Nous disposons de deux équipements qui sont censés expirer en 2040. Est-ce compliqué de prolonger leur durée de vie ? De combien d'années pouvons-nous le faire ? Cela coûte-t-il cher ?
Prévoyez-vous, d'ici à 2050, de lancer la construction de nouveaux équipements ? Les initiatives relatives au recyclage des déchets que vous avez évoquées vont dans le bon sens. Nous cherchons tous le Graal : un faible besoin en approvisionnement et le moins de déchets possible.
Monsieur Salha, nous nous interrogeons sur les EPR de deuxième génération. Le Président de la République a d'abord annoncé la construction de six réacteurs de ce type, puis huit, puis douze ; d'autres parlent de trente nouveaux réacteurs... Cette technologie vous paraît-elle mature ?
Le coût de la centrale de Flamanville s'explique-t-il par le fait qu'il s'agit d'une tête de série et par le travail en commun avec l'Allemagne ? Les EPR2 simplifiés vous paraissent-ils plus faciles à industrialiser et à quel rythme ? Sommes-nous capables, comme dans les années 1980, de construire une centrale en six ans, contre quinze ans actuellement ?
Monsieur Jacq, est-il possible de relancer le projet Astrid ? Est-ce, à votre sens, souhaitable ?
M. Nicolas Maès. - Pour ce qui est de l'uranium, tous les rapports de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) indiquent qu'il n'y a pas de problème de ressources à l'échéance de la fin du siècle. En effet, cette substance est bien distribuée à la surface de la Terre. Contrairement au pétrole, 40 % des ressources se trouvent dans des pays de l'OCDE.
Certes, le Kazakhstan figure parmi les principaux producteurs, mais c'est également le cas, par exemple, de l'Australie et du Canada.
Par ailleurs, l'uranium étant présent dans la terre, il est prélevé au sein de mines. Or, dans le monde minier, la quantité disponible est souvent corrélée au prix. Si la ressource se raréfie, le prix monte ; mais, à l'inverse, si le prix monte, les ressources sont d'autant plus accessibles.
Par rapport au prix moyen de l'an dernier, si le prix de l'uranium doublait dans la durée, la répercussion sur le coût de l'électricité serait de 4 euros par mégawattheure - c'est bien moindre qu'un doublement du prix du gaz. De même, l'augmentation du prix des terres rares nécessaires aux énergies renouvelables se répercuterait également sur le prix de l'électricité.
Pour vous donner un ordre de grandeur, 1 % sur le taux d'actualisation que vous utilisez pour le financement d'un nouveau réacteur représente 10 euros par mégawattheure. Un an de retard dans la construction d'un nouveau réacteur qui devait en prendre sept augmente le coût de l'électricité de 8 euros ou 9 euros par mégawattheure.
Notre pays ne disposant pas de mines d'uranium, il nous est nécessaire de nous soucier de la sécurité d'approvisionnement. C'est l'une des missions d'Orano. Cela passe par une diversification de l'origine des ressources. Nous exploitons actuellement au Canada, au Niger, au Kazakhstan et nous développons des projets en Mongolie ou en Ouzbékistan.
Par ailleurs, en cas de coup dur, nous disposons d'une ressource sur notre sol : l'uranium de retraitement, les résidus de l'enrichissement et les combustibles usés, qui constituent des matières stratégiques.
En ce qui concerne le prolongement de la durée de vie des équipements, il existe un consensus fort sur le fait que l'usine Melox comme celle de La Hague peuvent fonctionner jusqu'en 2040, et même au-delà pour cette dernière. Cela représente un investissement d'environ 150 millions d'euros par an d'ici à 2040.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Pour les deux usines ?
M. Nicolas Maès. - Au total, oui. Pour un groupe industriel comme Orano, qui investira un milliard d'euros l'année prochaine, c'est tout à fait abordable. Cela mobilisera des ingénieurs et des compétences, mais c'est accessible.
Jusqu'à quand ces usines peuvent-elles être maintenues en activité ? Selon le consensus actuel, l'usine Melox peut fonctionner jusqu'à 2040, et sans doute même un peu après, mais il va falloir lancer la construction d'une nouvelle usine sans tarder.
En ce qui concerne La Hague, nous ne sommes pas capables de déterminer si elle peut être maintenue en activité jusqu'en 2045, 2050 ou 2055. Aussi, nous proposons, de concert avec EDF et le CEA, de lancer immédiatement des études à ce sujet, afin de faire un choix national en 2026 sur le scénario le plus raisonnable.
Une fois ce choix fait, nous lancerons tout de suite les études de détail, ce qui permettra également de calibrer l'effort de recherche et développement pour choisir les procédés que nous mettrons en oeuvre dans les nouvelles usines.
Est-ce faisable d'aller jusqu'à 2040 ? Oui. Cela coûte-t-il cher ? Non. Cela a un coût, mais il faut le faire. Faudra-t-il de nouvelles usines ensuite ? Oui. Ce sera l'occasion d'embarquer des modifications de procédés ou des dérivations pour produire, à l'échelle, des combustibles pour des réacteurs à neutrons rapides, quelle que soit leur taille.
M. Bernard Salha. - Je vais essayer de répondre aux questions relatives aux EPR et aux difficultés de Flamanville. De nombreuses analyses ont été produites à ce sujet.
Un des éléments fondamentaux de Flamanville est que nous avons construit un réacteur unique avec une filière industrielle qui n'y était pas préparée. Nous avions terminé et lancé les réacteurs N4 une quinzaine d'années auparavant, et nous avions devant nous la perspective d'un seul réacteur. Nous avons eu des difficultés liées à ce déficit d'expérience globale de la filière.
L'EPR est-il un produit mature ? Plusieurs constructions ont été réalisées. Comme vous le savez, il existe des réacteurs en Chine, à Taishan. On trouve aussi un réacteur en Finlande et EDF est en train de construire un réacteur à Hinkley Point. Nous sommes donc incontestablement en train d'accumuler une expérience technique et technologique tout à fait importante. C'est cette expérience technique et technologique qui nous permet d'être confiants sur le produit EPR.
Quant à la question de savoir si le design des EPR2 est mature, comme cela vous a été dit, nous sommes en train de faire une revue de maturité sur ce design pour essayer de l'optimiser et d'en tirer le meilleur profit, et de faire un retour d'expérience de ce que nous avons fait dans le passé.
La clé du succès pour ces futurs réacteurs, c'est un effet « série ». Ce sont des machines de grande ampleur. La construction d'un réacteur nucléaire est dix fois, voire cent fois, plus complexe que la fabrication d'un avion. Bénéficier de ce retour d'expérience sur un premier réacteur nous permettrait de l'utiliser sur d'autres. Nous avons donc besoin de réaliser plusieurs réacteurs : six, six plus huit, voire au-delà. Si nos prédécesseurs dans les années 1980 ont réussi cette performance que vous rappeliez, monsieur le rapporteur, c'est bien parce que le contrat-programme n° 1 (CP1) - terminologie que nous employons toujours pour baptiser nos réacteurs de 900 mégawatts - prévoyait le lancement simultané d'une dizaine de réacteurs. Cela donnait incontestablement à la filière industrielle une visibilité telle qu'elle pouvait à la fois faire les recrutements nécessaires et effectuer les investissements requis, en ressources humaines et matérielles. Si nous voulons réussir un tel programme, c'est bien cela qu'il faut que nous fassions.
Nos collègues chinois, avec lesquels EDF a beaucoup travaillé dans les années 1990 et 2000, ont réussi leur programme parce qu'il s'agissait d'un programme en série assorti d'une visibilité sur le long terme. C'est de cette visibilité que nous avons besoin pour réussir.
M. François Jacq. - Sans avoir l'air de jouer sur les mots, de mon point de vue, nous n'avons pas arrêté Astrid. Nous avons fait tous les travaux nécessaires pour concevoir un projet de réacteur que nous pouvions décider ou non de construire. Nous avons travaillé utilement pendant toute la période. Nous avons capitalisé sur un certain nombre de connaissances, de dispositifs technologiques, de concepts de réacteurs. Or, à un moment donné, en 2018-2019, nous avons décidé de ne pas construire ce réacteur. Comme je l'ai dit devant la commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France de l'Assemblée nationale, j'assume totalement cette décision et j'assume aussi de l'avoir recommandée au Gouvernement.
Je l'assume pour une raison évoquée à l'instant par Nicolas Maès. Si l'on doublait le prix de l'uranium - seule raison qui justifierait la construction d'un tel type de réacteur -, cela n'aboutirait qu'à un renchérissement de 4 euros du mégawattheure sur le prix. Ce n'est pas le bon moment pour le faire : c'est trop tôt.
La deuxième raison est la suivante : pour que cela ait un intérêt, il faut le cycle associé. En l'occurrence, le cycle manquait. Nous nous serions donc retrouvés en train de construire quelque chose qui préparait une filière industrielle, puisque l'on se préparait à construire un réacteur de 600 mégawatts - ultime étape avant des réacteurs de 1 200 ou 1 500 mégawatts - sans besoin économique et industriel en face et sans la maturité du cycle nécessaire.
Je pense donc que nous avons mieux dépensé l'argent du contribuable à ne pas réaliser ce prototype.
Est-il souhaitable de le redémarrer maintenant ? Pour les raisons que j'indiquais, je n'en vois pas plus de nécessité aujourd'hui que je n'en voyais en 2018-2019. En revanche, cela ne veut pas dire que nous avons arrêté les choses. Le programme de recherche et de compétences sur les réacteurs à neutrons rapides se poursuit pour acquérir des données, et travailler avec nos partenaires étrangers, aux États-Unis comme au Japon. L'appel à manifestation d'intérêt sur les start-up dont nous parlions précédemment nous permettra, sur des choses beaucoup plus petites, non pas de régler tout le problème, mais de garder la compétence, de continuer à progresser et d'acquérir un certain nombre de technologies. Plusieurs salariés du CEA ont d'ailleurs essaimé pour créer des start-up pour justement promouvoir cela.
Viendra ensuite une question complexe, celle de savoir, au regard du contexte géopolitique et de tout ce que Nicolas Maès a rappelé sur l'uranium, à quel moment, dans un cadre complètement cohérent entre le réacteur et le cycle, on décide de se doter de cette filière industrielle.
On est en plein milieu de la construction des EPR, dont on voit bien le volume de ressources et de compétences humaines et matérielles qu'elles requièrent. Alors que nous faisons cela, et que c'est une priorité, nous ajouter un autre programme de grande ampleur mobilisant aussi beaucoup de ressources ne m'aurait pas paru très accessible. Dans cette affaire, il n'y a pas, de mon point de vue, une question de principe, mais une question de phasage.
M. Franck Montaugé, président. - J'ai compris que le centre industriel de stockage géologique (Cigéo) du site de Bure permettait de répondre aux besoins du parc actuel, mais pas forcément aux besoins futurs. Est-ce le cas ? Un site d'entreposage comparable, ou adapté aux technologies le moment venu, devra-t-il être envisagé pour l'avenir ?
Monsieur Maès, vous avez évoqué la PPE. J'ai compris qu'il y avait urgence à prendre des décisions stratégiques concernant votre activité et que les choses tardaient. Nous le pensons aussi en tant que parlementaires et souhaiterions en débattre rapidement. Confirmez-vous qu'il est urgent de discuter de la PPE et de l'inscrire dans la loi, en tout cas concernant le domaine qui est le vôtre ?
M. François Jacq. - Je pense que je suis commis d'office sur la première question, mais je tiens à dire que je n'en suis pas chargé. Prenez cela pour une opinion personnelle qui ne vaut évidemment pas la position qui devrait être exprimée par le directeur général de l'Andra. Je commencerai par un point qui ne sera pas, je pense, contesté par mes collègues qui s'occupent de déchets. Il y aura toujours des déchets. La baguette magique qui supprime les déchets, cela n'existe pas. Vous faites du nucléaire de fission, il y a des réactions de fission qui produisent des produits de fission. Ces derniers ne sont pas justiciables d'un traitement en réacteur pour des raisons de physique que je vous épargne sur les sections efficaces. Ces produits de fission sont constitutifs de l'essentiel de ce qu'il y a dans les verres. Or ceux-là, vous les aurez toujours. En plus, ils font aussi de la chaleur. Il n'y a donc pas un nucléaire du futur susceptible de se passer d'un Cigéo. Cela n'existe pas.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Et avec la fusion ?
M. François Jacq. - Il y aura des déchets aussi, qui ne seront pas les mêmes. Pour faire une réaction de fusion, il faut mettre de la matière radioactive, du tritium - un isotope radioactif de l'hydrogène - dans le réacteur. Cela décroît très vite, car la durée de vie est de douze ans, néanmoins ce sera là. Il y aura aussi des déchets compte tenu de l'importance des réactions qui se font jour dans le réacteur, où la fusion du deutérium et du tritium produit des neutrons à quatorze MeV, lesquels frappent la paroi et rendent radioactives toute une série de choses, qui ne disparaîtront pas instantanément.
J'entends parfaitement la question, monsieur le président. Pour avoir longuement pratiqué les environs de Bure et discuté avec les populations locales, j'ai constaté que l'on avait parfois fait miroiter l'idée qu'en passant à la quatrième génération, il n'y aurait plus besoin de stockage. Ce n'est pas exact, sans parler des déchets technologiques issus du retraitement.
Cela ne répond toutefois qu'à la moitié de votre question. L'autre moitié avait trait au dimensionnement de Cigéo. Ce centre a été pris au premier ordre sur les déchets d'un parc, mais avec des marges qui ont été précisées, des inventaires de réserve, et quelque chose qui donnait une flexibilité et permettait de réfléchir. Dès lors que l'on ne mettrait dans Cigéo que des déchets de retraitement, c'est-à-dire des verres et des déchets technologiques, des questions se poseraient, principalement sur la thermique. Si on descend un déchet chaud dans un souterrain, cela pose un certain nombre de difficultés et le milieu géologique peut éventuellement être dégradé. Par rapport à cela, nous avons des flexibilités et des palliatifs.
Le nucléaire du futur n'empêche donc pas les déchets. Pour des raisons complètement logiques, parce qu'il fallait bien prendre un élément de référence, Cigéo a été dimensionné sur un parc. Cela ne signifie pas qu'il n'y a pas de flexibilité et que l'on ne peut pas rechercher des optimisations dans le temps - d'autant que nous nous inscrivons dans des durées longues, car Cigéo ouvrirait pour des décennies d'exploitation de ce stockage dès lors qu'il en aurait reçu l'autorisation.
M. Nicolas Maès. - La fermeture du cycle est associée à la ressource en uranium naturel. Elle permet de ne plus avoir besoin d'uranium naturel, donc d'assurer une soutenabilité très longue du nucléaire.
M. Victorin Lurel. - Pouvez-vous m'assurer que le chargement du combustible de Flamanville se fera le mois prochain ? J'ai cru comprendre par ailleurs qu'il y aurait un raccordement au réseau. Permettez-moi d'en douter, mais pourriez-vous le confirmer ?
Enfin, vous aviez 89 entreprises, pour une aide de moins de 100 millions d'euros. Je trouve cela peu. Quel rôle de coordination joue le groupe EDF, sachant qu'il disposait auparavant d'un vrai rôle de chef de file ? Si Orano décide de répondre à des appels d'offres, sur d'autres technologies, comme cela s'est déjà produit, la place d'EDF est-elle encore centrale dans la conduite de cette stratégie de relance du nucléaire ?
M. Bernard Salha. - Merci pour ces questions difficiles, auxquelles je vais essayer de répondre. Puis-je vous garantir que nous chargerons Flamanville le mois prochain ? Je suis le directeur de la recherche et développement d'EDF, non le directeur de l'ingénierie, mais notre planning prévoit effectivement de charger Flamanville ce printemps : le mois prochain, ou le mois suivant. C'est notre cible. Il est possible que des aléas se produisent, car il s'agit d'une machine complexe. Sachez en tout cas que toutes les équipes d'EDF et tous nos partenaires industriels font le maximum d'efforts pour atteindre ce jalon majeur.
Quel est notre rôle ? Sommes-nous leader ? Comme cela a été très bien dit par mes collègues, nous constituons une filière globale, cohérente et complémentaire. Il serait présomptueux de la part d'EDF de se dire leader. Nous avons un rôle commun à jouer avec les autres acteurs de la filière, pour le cycle, la recherche avancée, la construction des machines, etc. J'insiste aussi sur l'ensemble des acteurs de la filière nucléaire.
Notre rôle est de concevoir les réacteurs, de définir nos besoins sur les cycles, et de les exploiter dans la durée en toute sûreté. C'est ce que j'ai souhaité vous montrer dans ma présentation. Nous avons une vision d'ensemble, mais nous avons absolument besoin de la complémentarité avec nos autres collègues industriels pour réaliser nos objectifs.
M. Nicolas Maès. - Chez Orano, il n'y a aucune ambiguïté. Notre relation avec EDF est claire : EDF est un client, notre client le plus important, qui représente environ 50 % de notre chiffre d'affaires - mais nous avons d'autres clients ailleurs dans le monde. Nous travaillons dans l'esprit suivant : nous sommes un fournisseur d'EDF. Nous sommes également un opérateur de gros sites industriels nucléaires dans le pays. Le travail sur le développement des compétences et la réglementation nécessitera un partenariat.
J'en viens à la PPE. Si la présente réunion avait eu lieu il y a cinq ans, nous serions en train de lister les quatorze réacteurs moxés voués à fermer en France - fermeture qui aurait supprimé les débouchés pour le traitement-recyclage. Dans son état d'esprit, la PPE précédente organisait donc - à un horizon 2040, car quelques réacteurs continuaient à tourner - l'extinction de cette activité. C'est la réalité.
Or aujourd'hui nous parlons du futur. Passer en cinq ou six ans de l'organisation de la fin de ces activités à l'organisation de leur futur, ce n'est pas mal à l'échelle d'un pays ! Ce revirement assez rapide est plutôt encourageant.
Si nous admettons ensuite que, quels que soient le mix énergétique et la part du nucléaire dans ce mix, il y aura besoin du cycle, dans son amont et dans son aval, alors cela ne sert à rien de repousser des décisions inévitables. Puisqu'il va falloir les prendre, prenons-les ! Cela permet de les gérer ensuite dans le temps et de ne pas démarrer les projets en retard.
Faire voter par la représentation nationale la pérennisation de la stratégie de traitement-recyclage l'ancrerait dans la loi et lui offrirait une légitimité politique, à l'instar de la loi Bataille, qui a créé un consensus politique autour de la légitimité du projet de stockage géologique des déchets, Cigéo, dont vous parliez tout à l'heure. Il peut y avoir d'autres moyens, mais la préférence d'Orano va vers la loi, pour la légitimité politique qu'elle confère.
Faut-il décider très vite maintenant ? Cela ne sert à rien de repousser des décisions inéluctables. Pour mobiliser la chaîne de sous-traitance, il faut y aller maintenant, et se lancer dans des décisions pour l'aval du cycle.
M. Jean-Jacques Michau. - Monsieur Maès, dans votre propos liminaire, vous avez indiqué qu'il fallait faire oeuvre commune. Parlez-vous au sens technique, politique ou sociétal ?
M. Alexandre Ouizille. - La technologie au thorium développée par la Chine pour un réacteur mis en service dans le désert de Gobi en 2018 présente-t-elle un intérêt pour la France ? Suivez-vous cette technologie de près ?
Par ailleurs, une information vient de paraître dans la presse, selon laquelle EDF aurait transmis une partie de ses données nucléaires à Amazon pour que cette dernière travaille sur la maintenance prédictive des pièces détachées des centrales nucléaires. Confirmez-vous cette information ? Et qu'est-ce que la « maintenance prédictive » des centrales nucléaires ? N'y a-t-il pas là une contradiction avec l'exigence de souveraineté nationale sur la question nucléaire ?
M. Nicolas Maès. - Les décisions que nous devons prendre sur l'aval, le recyclage et la fabrication des combustibles de quatrième génération sont structurantes pour la Nation. Elles nous engageront pour longtemps. Normalement, ces décisions devraient être transpartisanes. Faire oeuvre commune, c'est faire les bons choix pour le pays, et nous organiser aussi bien du point de vue politique que de ceux de la formation, de nos relations avec les autorités de régulation ou des réglementations associées.
Dans l'histoire, le parc nucléaire a été lancé en France sous une présidence et des gouvernements de droite. Le décret lançant les grands chantiers de La Hague a été signé après l'élection de François Mitterrand, et ce site a été construit durant la présidence de ce dernier. Autour de la construction du parc nucléaire et de la filière combustible, il y avait alors une volonté nationale et transpartisane de faire oeuvre commune, même si évidemment, tout le monde n'était pas entièrement d'accord. La raison de cette volonté transpartisane, c'est le premier choc pétrolier, le deuxième choc venant confirmer les orientations retenues.
Aujourd'hui, il me semble que le réchauffement climatique et la nécessité de disposer d'une énergie fiable, disponible, compétitive et décarbonée constituent de bonnes raisons de relancer cette oeuvre commune. Je le répète : il y a six ans, la volonté commune était celle d'éteindre la filière. Mais aujourd'hui, nous faisons oeuvre commune pour construire la filière dans son ensemble. Il n'est pas besoin de construire six ou huit EPR ou de lancer de nouvelles usines si le monde politique, les industriels, la société et les autorités de contrôle ne partagent pas viscéralement cette volonté profonde.
Je ne peux pas vous répondre techniquement au sujet de la centrale au thorium en Chine, mais je peux évoquer l'intérêt pour cette technologie en France, où Orano est l'entreprise qui explore les matières nucléaires. Les géologues ont une idée de l'endroit où du thorium pourrait se trouver sur notre territoire, mais pas un seul programme d'exploration de la technologie n'existe. Le thorium présenterait, par rapport à l'uranium, l'intérêt de permettre une sécurisation des ressources, mais nous ne savons pas dans quelles quantités il est présent sur notre territoire. Le bon choix pour notre pays n'est pas de se disperser en cherchant du thorium ; c'est plutôt de consolider et de sécuriser les approches sur l'uranium, de développer les techniques permettant de ne plus dépendre de ce matériau et d'utiliser l'ensemble des matières stratégiques disponibles dans le pays.
M. Bernard Salha. - Utiliser le thorium impliquerait d'ouvrir une nouvelle filière industrielle, ce qui emporte des enjeux extrêmement lourds, alors que nous disposons déjà d'une filière autour de l'uranium. Nous devons fermer le cycle, utiliser l'uranium déjà extrait sans en rechercher d'autre dans des mines. Aux horizons que nous avons indiqués, l'enjeu est de développer l'utilisation de la totalité de la ressource énergétique contenue dans l'uranium naturel dont nous disposons.
Je n'ai pas vu l'information que vous mentionnez au sujet de la gestion prédictive des centrales nucléaires. Nous possédons de nombreuses données relatives au fonctionnement de nos centrales, que nous traitons avec une attention particulière. Nous disposons de centres de calcul ainsi que d'un cloud privé, et nous gérons et entreposons ces données dans des systèmes privés qui nous appartiennent.
M. Alexandre Ouizille. - À votre connaissance, il n'y a donc pas de relation contractuelle entre EDF et Amazon pour la maintenance prédictive des pièces détachées des centrales nucléaires, comme la presse s'en fait l'écho aujourd'hui ?
M. Bernard Salha. - Je n'ai pas connaissance de tels éléments. EDF dispose d'autres données, qui concernent notamment nos parcs éoliens et photovoltaïques, et nous utilisons également de grands fournisseurs de cloud présents sur le marché. Mais nous considérons que nos données nucléaires sont sensibles, et nous sommes extrêmement vigilants à les protéger, pour des raisons évidentes.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Comment procèdent les autres pays sur l'ensemble du cycle, notamment sur son aval ? Nous avons parfois le sentiment que la filière française, autrefois en pointe, reste assez solitaire. Y a-t-il des alliances internationales de réflexion sur le nucléaire du futur ? Des alliances européennes sont-elles par exemple prévues au-delà de celles créée récemment pour les SMR ?
M. Bernard Salha. - Concernant les petits réacteurs, nous travaillons depuis plusieurs mois à construire une alliance autour des SMR. En Europe, de nombreuses start-up proposent de nouvelles technologies de réacteurs innovants. La Commission européenne est particulièrement intéressée par ces dispositifs. En tant que président de la plateforme européenne de recherche sur le nucléaire, la Sustainable Nuclear Energy Technology Platform (SNETP), j'ai participé à des travaux qui visent à mettre en commun les conditions permettant le développement de ces réacteurs.
Plusieurs questions se posent : quelles compétences devons-nous créer globalement au niveau européen ? Quelles filières industrielles pouvons-nous utiliser ? Certaines sont parfois développées dans des pays européens qui ne disposent pas de centrales nucléaires en exploitation, notamment en Italie. Quels sont les enjeux de recherche ? Comment avoir une vision homogène des aspects relatifs à la sûreté ?
Très en amont, EDF a ainsi lancé une initiative innovante consistant à faire examiner le projet Nuward par cinq autorités de sûreté, en France, en République tchèque, en Finlande, en Hollande et en Suède, afin de disposer très tôt des requêtes de ces différents régulateurs. Notre ambition est de construire des réacteurs en série, identiques. À cet égard, bénéficier au moment de la conception des réacteurs d'une vision en amont des requêtes des différentes autorités de sûreté est un facteur structurant dans le but d'avoir des réacteurs si ce n'est totalement identiques, du moins le plus identiques possibles, dans ces différents pays. C'est un enjeu majeur du succès de ce projet. Je vous rappelle qu'aux États-Unis, il n'y a qu'une seule autorité de sûreté pour l'ensemble du territoire américain.
M. Franck Montaugé, président. - À votre connaissance, existe-t-il un projet important d'intérêt européen commun (Piiec) au sujet du nucléaire ou du nouveau nucléaire ?
M. Bernard Salha. - Notre enjeu est effectivement d'obtenir le statut de Piiec, qui permet à des États membres de soutenir le développement de notre projet. Le nucléaire est soutenu au niveau européen par le programme Euratom, dont les décisions sont soumises à la règle de l'unanimité de ses membres. Les ressources liées à la fission nucléaire sont relativement limitées, de l'ordre de 70 millions à 80 millions d'euros par an. Ces sommes sont extrêmement faibles par rapport aux dizaines de milliards du programme-cadre pour la recherche et l'innovation Horizon Europe. Un de nos enjeux majeurs est de renforcer la solidarité européenne autour du développement de nos projets.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Dans les programmes d'investissements d'avenir et France 2030, la place du nucléaire vous semble-t-elle suffisante ?
M. François Jacq. - Je souhaite apporter une précision : Euratom alloue dix fois plus d'argent à la fusion nucléaire qu'à la fission. On paye le projet de réacteur thermonucléaire expérimental international (Iter), pour dire les choses clairement. Des sommes considérables sont attribuées à la recherche et au développement de la fusion nucléaire, et l'on ne peut pas dire qu'Euratom ne distribue pas d'argent.
Globalement, un milliard d'euros sont alloués à la filière par l'intermédiaire de France 2030, 500 millions pour le projet Nuward, et 500 millions pour l'appel à manifestation d'intérêt et les start-up. S'ajoutent à cela, de mémoire, 100 millions d'euros du plan de relance à la suite du covid, alloués notamment à des projets concernant le cycle du combustible. Le nucléaire a donc été pris en compte par ces programmes d'investissements.
Par ailleurs, les moyens alloués par les conseils de politique nucléaire au CEA ont été revalorisés de manière importante : sur les questions nucléaires, nous disposons de 150 personnels supplémentaires en 2024, soit une croissance inédite depuis longtemps d'environ 8 % de nos effectifs.
M. Nicolas Maès. - Parmi les cinq pays possédant les plus grands parcs nucléaires, quatre pratiquent et développent des solutions de traitement et de recyclage du combustible : seuls les États-Unis se tiennent à l'écart de cette dynamique. Au Japon, l'usine de Rokkasho va bientôt démarrer, et une usine de production de MOX a été construite ; la Russie pratique ces solutions, la Chine les développe, la France les pratique. Les Anglais et les Belges avaient également travaillé autour de ces solutions. Les Allemands, les Espagnols et les Néerlandais ont fait traiter des combustibles dans nos usines.
D'assez nombreux pays travaillent sur ces sujets, et notamment les grands pays du nucléaire. Au départ, pour se lancer, il faut des moyens financiers et que la question prenne une dimension stratégique : on ne développe pas une usine de traitement et de recyclage pour un seul réacteur. Pourquoi ces grands pays poursuivent-ils cette dynamique ? Lorsque l'on ne dispose pas d'importantes ressources d'uranium sur son territoire, tout miser sur les ressources d'un autre pays est risqué. Le traitement et le recyclage permettent ainsi d'atteindre une autonomie.
Nous travaillons non seulement avec des start-up françaises, mais aussi avec des start-up néerlandaises, italiennes, européennes ou américaines. Ces start-up travaillaient au départ dans toutes les directions, mais très vite celles qui travaillent sur des réacteurs de quatrième génération à base de neutrons rapides ou de plutonium se sont rendu compte que très peu de pays pouvaient fournir ces matières premières : la Russie, la Chine peut-être un jour, le Royaume-Uni, sur la base d'inventaires historiques, et la France. Redévelopper cette filière, la poursuivre et la pérenniser replace la France au coeur du développement de toutes les start-up liées à la quatrième génération, et nous confère une belle position stratégique, technologique et économique.
M. François Jacq. - Aux États-Unis, des start-up travaillent sur la quatrième génération. Lorsque je demande avec mes homologues américains pourquoi travailler dans cette direction sans traiter le cycle du combustible, ils trouvent que je pose une bonne question.
M. Alexandre Ouizille. - Quelle est la place du projet Iter dans vos réflexions ? Cette technologie est-elle dépassée, comme le minitel ? Au contraire, sa réalisation est-elle encore lointaine ? Comment se passe la coopération internationale, qui rassemble une quarantaine de pays ?
M. François Jacq. - Le projet Iter est un projet international réunissant sept parties prenantes : l'Union européenne, les États-Unis, la Chine, la Russie, le Japon, la Corée, l'Inde. La France n'est donc pas nommément autour de la table, même si nous sommes le pays d'accueil du site à Cadarache. Dans la période actuelle, les discussions du conseil sont compliquées en raison du contexte géopolitique.
Comment se passe la coopération ? Clairement, chaque partie bénéficie des développements réalisés dans le cadre d'Iter. Iter est transparent : participer et coopérer à ce projet donne droit à un certain nombre de choses, qui permettent par exemple à nos collègues chinois de bâtir des machines en Chine. La construction du réacteur n'est pas terminée ; elle a connu quelques soucis. Nous sommes dans une phase de rebaselining, c'est-à-dire de révision pour voir comment optimiser le planning de réalisation.
Cette technologie n'est pas dépassée comme le minitel. La fusion nucléaire a toujours fasciné. Les difficultés technologiques et de faisabilité scientifique sont considérables : on en sait infiniment moins sur la maîtrise et le pilotage d'un plasma que sur le pilotage d'un réacteur de fission.
Un dernier élément : il est en train de se passer dans le domaine de la fusion ce que nous avons décrit dans celui de la fission. Des start-up émergent et avancent qu'elles pourraient trouver des raccourcis par rapport à Iter, en exploitant des briques technologiques innovantes. On parle souvent des aimants supraconducteurs dits à haute température - ils ne sont pas à si haute température que cela -, qui créent le champ magnétique nécessaire pour la machine de fusion. Évidemment, si l'on avait la possibilité de réaliser des champs beaucoup plus forts à l'aide d'aimants plus petits, consommant une usine cryogénique de plus faible puissance, l'objet pourrait devenir plus facile à réaliser.
Il y a un foisonnement dans le domaine de la fusion, et il faudra voir comment le paysage sera redessiné par les innovations des start-up et du projet Iter. Toutefois, si l'on veut que la fusion produise de l'électricité, il faut une machine complète, c'est-à-dire non seulement le tokamak, mais aussi l'usine à tritium. Construire une telle machine n'est pas à la portée de tout le monde. Il n'y a que dans le projet Iter que des personnes se sont préoccupées de l'entièreté du sujet.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - C'est plutôt à l'horizon de la fin du siècle ?
M. François Jacq. - De toute façon, auparavant, Iter était une machine de démonstration antérieure au cran suivant, qui, dans le jargon, s'appelle Démo ; c'était plutôt une machine de démonstration industrielle qui était la machine avant la machine industrielle.
Les pères de la fusion et de l'accord Iter cadençaient bien cela sur l'horizon du siècle. Mais, pour être absolument complet et honnête, je précise que des start-up disent qu'elles seront sur le réseau en 2035.
M. Franck Montaugé, président. - Dans l'étude RTE Futurs énergétiques 2050, il y a une projection des coûts complets à l'horizon 2060. Le chiffre global est par exemple de 59 milliards d'euros s'agissant du scénario de consommation dit de « sobriété » dans le cadre du scénario de production N03, avec 50 % de nucléaire et 50 % de renouvelables, dans cette hypothèse, pour le seul nucléaire, incluant le retraitement et le stockage des déchets, , le montant prévisionnel est de 23 milliards d'euros par an.
Pourriez-vous indiquer à la commission quelles sont les parts respectives des investissements et de la gestion complète du cycle du combustible ?
M. Nicolas Maès. - Je commencerai en rappelant quelques ordres de grandeur.
La France importe chaque année, pour les besoins de son parc, de l'ordre de 500 millions d'euros d'uranium par an, peut-être 600 millions d'euros par an. À titre de comparaison, elle importe pour 110 milliards d'euros d'hydrocarbures par an. Comme je l'ai indiqué, le traitement-recyclage, c'est environ 1,2 milliard d'euros par an. Sachant que la conversion et l'enrichissement doublent le coût de la matière initiale, il faut donc compter, d'un côté, 1,2 milliard d'euros pour avoir la matière qui ira dans l'assemblage combustible fait par Framatome ou Westinghouse, puis utilisé par EDF, et, de l'autre, 1,2 milliard d'euros pour recycler.
Ajoutons également quelques dizaines de millions d'euros de transport et d'assemblage, ainsi que les dépenses de démantèlement des installations historiques. Dans notre démarche de responsabilité, nous dépensons entre 150 millions et 200 millions d'euros par an pour démanteler les usines du passé. On peut donc dire qu'Orano, c'est entre 2 milliards d'euros et 2,5 milliards d'euros dans la production d'électricité en France chaque année. Notre chiffre d'affaires est un peu inférieur à 5 milliards d'euros, et EDF est notre client à 50 %. On peut estimer qu'il en sera de même dans le futur, à parc et à réacteur identiques, en tenant compte de l'inflation, ainsi que d'éventuelles évolutions des cours de l'uranium et de l'énergie nécessaire à l'enrichissement. Mais c'est un ordre de grandeur.
Il y a ensuite la question du renouvellement des infrastructures pour mener à bien ces projets. Par rapport à aujourd'hui, amener les usines actuelles jusqu'à 2040 et un peu au-delà, c'est 150 millions d'euros par an en plus. Construire une nouvelle usine de MOX - nous n'avons pas encore fait les études ; nous attendons d'avoir le signal -, c'est entre 5 milliards et 7 milliards d'euros, étalés entre aujourd'hui et 2040. Et construire une nouvelle usine de traitement-recyclage qui arriverait en production - nous n'avons pas encore fixé le scénario - en 2045 ou 2050, ce sera de l'ordre de 20 milliards à 30 milliards d'euros sur la période. Un tel coût, étalé sur la période et incorporé au coût de l'électricité, conduit à un prix de 7 euros du mégawattheure, selon les calculs de la CRE.
Sur les 59 milliards d'euros de coûts de production d'électricité en 2060, les contributions d'Orano sont de l'ordre de 3 milliards à 4 milliards d'euros. L'intégralité du coût du cycle du combustible dans le système nucléaire, de sa fabrication à son retraitement, représente environ 15 % du coût de l'électricité nucléaire.
M. Franck Montaugé, président. - Messieurs, je vous remercie de vos réponses.
- Présidence de M. Franck Montaugé, président -
Évolutions du prix de l'électricité - Audition de M. Nicolas Goldberg, associé énergie et environnement chez Columbus Consulting, Mme Béatrice Sédillot, cheffe du service des données et études statistiques du ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires, M. Julien Teddé, directeur général d'Opéra Énergie et Mme Bérengère Mesqui, sous-directrice des statistiques de l'énergie au ministère de la transition écologique
M. Franck Montaugé, président. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de M. Nicolas Goldberg, associé énergie et environnement chez Columbus Consulting, Mme Béatrice Sédillot, cheffe du service des données et études statistiques du ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires, M. Julien Teddé, directeur général d'Opéra Énergie et Mme Bérengère Mesqui, sous-directrice des statistiques de l'énergie au ministère de la transition écologique.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14, 434-15 du Code pénal, et notamment de 5 ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « Je le jure ».
M. Nicolas Goldberg, Mme Béatrice Sédillot, M. Julien Teddé et Mme Bérengère Mesqui prêtent successivement serment.
Le Sénat a constitué, le 18 janvier, une commission d'enquête sur « la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050 ». Nos travaux sont centrés sur le présent et sur l'avenir du système électrique. Est-il en capacité de faire face à la demande, d'offrir aux particuliers et aux entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont ses perspectives de développement ?
L'objet de la table ronde d'aujourd'hui est de s'intéresser aux évolutions des prix de l'électricité. Face à un sujet complexe, il nous a semblé important de pouvoir apprécier l'évolution du prix de l'électricité au-delà du court terme ainsi que sa composition.
Comment ont-ils évolué au cours des dernières années, sans nous limiter à la crise de 2022 ? Quel est leur niveau en France par comparaison avec nos voisins ? On dit beaucoup que nos prix étaient beaucoup plus bas et qu'ils se rapprochent de ceux de la moyenne européenne. Est-ce le cas ? Pourquoi ?
Quelles tendances voyez-vous se dégager ? Pouvez-vous en tirer des anticipations pour l'avenir ?
Comment offrir aux ménages et aux industriels des prix attractifs ? Sur ce point, que pensez-vous de l'accord dit post-ARENH ?
Ce sont quelques-uns des thèmes sur lesquels notre rapporteur va vous interroger. Nous proposons de dérouler cette audition en 4 temps :
- Vous présenterez successivement votre travail et vos réflexions en 10 minutes maximum ;
- Vos propos liminaires seront suivis d'un temps de questions-réponses, d'abord avec notre rapporteur, puis avec les autres membres de la commission ;
- Vous pourrez éventuellement revenir sur les propos des autres participants ;
- Nous terminerons par une dernière série de questions-réponses.
M. Vincent Delahaye, rapporteur de la commission d'enquête. - Je vous remercie pour votre présence. Notre commission s'intéresse aux perspectives de consommation, de production et d'évolution des prix de l'électricité. Nous travaillons sur les estimations de consommation d'électricité, les perspectives d'évolution de notre mix énergétique et de la production, les coûts de production, etc.
Notre idée est de rapprocher le prix de l'électricité de son coût de production alors qu'au cours des dernières années, nous avons l'impression que c'est le coût marginal qui l'a emporté. Le prix de l'électricité a flambé à cause du prix du gaz. Pouvons-nous trouver un système permettant d'éviter ces variations erratiques qui sont préjudiciables aux particuliers comme aux entreprises et à notre compétitivité économique ? Le marché de gros qui regroupe 300 acteurs est-il vraiment utile ? Les 300 acteurs sont-ils aussi actifs les uns que les autres ? Nous ne le pensons pas mais nous n'avons, pour l'instant, aucun élément pour le confirmer.
Avant la crise en Ukraine et l'augmentation considérable du prix de l'électricité en raison de celle du gaz, le prix de l'électricité augmentait plus rapidement que l'inflation depuis quelques années. Quelles étaient les raisons de cette hausse ?
M. Nicolas Goldberg, associé énergie et environnement chez Colombus Consulting. - Je vous remercie d'avoir créé cette commission qui devrait permettre de clarifier les sujets de prix et de régulation des marchés.
Je précise qu'il y a deux marchés de l'électricité, d'une part, le marché de gros sur lequel le prix de l'électricité varie quasiment en temps réel sur plusieurs pas de temps, en fonction de nombreux facteurs (prix du gaz, géopolitique, disponibilité des moyens de production, météorologie pour les produits de court terme), et, d'autre part, le marché de détail sur lequel des contrats sont vendus à des consommateurs par un fournisseur pour qu'ils disposent d'une électricité à un certain prix.
Le marché spot cale son prix à J-1 en fonction de la dernière centrale appelée. Il ne faut pas non plus confondre le marché de gros avec l'ouverture à la concurrence. Il existait un marché de gros avant 1996, avec les mêmes règles de fixation du prix spot, afin de fluidifier les échanges entre les pays européens. Les moyens de production sont appelés dans un certain ordre. Ce sont les moyens de production les moins chers qui sont d'abord appelés, la dernière centrale fixant le prix spot. Ce système a pour avantage d'inciter les producteurs à proposer les prix les plus bas. Ils ne sont, en effet, pas incités à fixer des prix élevés mais à être appelés. Ils fixent leur prix en ajoutant leur prix de fonctionnement, qui est de zéro pour les énergies renouvelables, un peu plus élevé pour le nucléaire et qui correspond au prix du combustible pour les centrales utilisant des énergies fossiles.
La France est interconnectée avec des pays qui ne sont pas couplés au marché européen mais qui le demandent, comme le Royaume-Uni et la Suisse. En effet, cette absence de couplage fait peser une certaine volatilité sur leurs prix nationaux et sur leur sécurité d'approvisionnement. Contrairement à ce que j'ai pu entendre, l'Espagne est bien couplée au marché européen, elle l'a toujours été, y compris pendant la crise.
J'observe deux périodes significatives dans ce marché. La première couvre les années 2016 à 2018 au cours desquelles les prix de marché se sont effondrés ; la seconde s'étend de 2021 à 2024, période durant laquelle les prix ont explosé.
Au cours de la première période, les prix se sont effondrés parce que le système électrique était surcapacitaire, avec le déploiement des énergies renouvelables et de nombreuses centrales fossiles encore en service, et parce que les prix du gaz et du pétrole ont atteint des planchers. C'est aussi le moment où les tarifs réglementés de vente ont été supprimés pour les professionnels et leur formule de calcul a été modifié pour les particuliers. Ils sont passés d'un prix indexé sur les coûts d'EDF à un prix indexé sur le marché. Il n'était pas normal que les consommateurs paient le prix du nucléaire d'EDF alors qu'il existait des opportunités sur le marché. On est tenté, en effet, de rapprocher le prix du coût de production quand les prix de marché sont élevés mais quand ces derniers sont bas, on préfère saisir les opportunités de marché.
Il me semble essentiel de mettre en place une régulation stable dans le temps, résiliente aux hausses comme aux baisses des prix de marché.
Nous sommes en train de revivre cette période de prix bas. Les prix de marché sont en ce moment très orientés à la baisse pour plusieurs raisons : la demande diminue, des moyens de production renouvelables continuent à être déployés, l'électrification ne décolle pas, ce qui est regrettable. Il faut mettre en place une planification pour accompagner cette électrification.
Sur la période 2021-2024, le marché s'est envolé avec d'abord la hausse du prix du CO2 en avril 2021, qui a renforcé le prix de la centrale marginale. À partir de juillet 2021, c'est la reprise économique et le jeu géopolitique de la Russie qui ont pesé sur le marché. La Russie a commencé à jouer avec son gaz, en ne participant plus à certaines enchères de nominations, en n'assurant plus le remplissage des installations de stockage de gaz, ou en nous rappelant que si nous voulions plus de gaz, nous n'avions qu'à ouvrir le gazoduc Nord Stream 2. Nous n'avons compris ces éléments qu'a posteriori, auxquels s'est ajoutée la crise du parc nucléaire d'EDF, avec une perte de production de 100 TWh au pire moment. Le marché a atteint des sommets mi-2022 parce qu'il anticipait des défaillances dont le coût est catastrophique pour la collectivité. Pendant cette période, la France et l'Espagne sont les seuls pays qui ont augmenté la part du gaz dans la production de leur électricité à cause de l'indisponibilité du nucléaire.
Le coût du système électrique français s'est donc envolé. Il est totalement faux de prétendre qu'il n'a pas bougé, il varie chaque année en fonction de la production et des centrales marginales qui sont appelées. J'ai étudié les rapports de surveillance des marchés de gros de la Commission de régulation de l'énergie (CRE). Ils indiquent quelles sont les centrales qui ont été marginales et pendant combien de temps. Ces éléments changent chaque année.
C'est pendant ces périodes de prix élevés qu'on envisage d'indexer les tarifs de l'électricité sur les coûts de production plutôt que sur les prix de marché.
Plusieurs critiques peuvent être adressées au marché. Tout d'abord, il est myope puisqu'il ne voit qu'à 3 ans. C'est un bon mécanisme pour équilibrer le réseau mais pas pour encourager des investissements à long terme. Pour cela, il faudrait allonger la maturité du marché à 5 ou 7 ans et autoriser sur le marché de détail la signature de contrats sur une durée plus longue. Un contrat signé sur une période de 5 ans était, jusqu'à présent, considéré comme une entrave au bon fonctionnement du marché. La réforme du market design européen revient sur cette position.
Par ailleurs, le marché est incomplet. C'est, en effet, un marché en énergie et non en puissance. Il ne rémunère pas correctement les capacités pilotables pour le service de stabilité du réseau qu'elles fournissent. C'est la raison pour laquelle tous les pays européens commencent à compléter ce marché par des mécanismes de rémunération de la capacité (CRM) ou par des mécanismes de réserve stratégique permettant de conserver des centrales pilotables. Il est important de veiller à l'homogénéité de ces mécanismes.
C'est le fournisseur d'électricité qui permet de faire le lien entre le marché de gros et le client. C'est lui qui achète l'électricité pour fournir en permanence ses clients grâce à une stratégie d'approvisionnement diversifiée, permettant d'éviter que les clients soient facturés uniquement sur la base du marché spot mais aussi sur le prix moyen de l'électricité lissé sur une plus longue période. Sur le marché de détail, le consommateur paie un prix pondéré dont le coût de l'équilibre à court terme est une composante parmi d'autres. Elle devrait occuper le moins de place possible, le consommateur n'étant pas un trader de l'énergie. Pour réduire cette exposition au marché de gros spot, on peut ajouter une régulation permettant de disposer de plus de mécanismes de long terme comme des PPA ou des CfD, pour que ce soit les coûts de long terme qui soient facturés aux clients et non le coût d'équilibrage.
Pour protéger les consommateurs, au-delà de toute politique de réduction de la consommation, j'identifie deux leviers. Le premier est de mettre en place plus de dispositifs de contrats longs, pour une juste rémunération du producteur historique. Aujourd'hui, dans le prix de détail, il y a de l'ARENH et du marché. À partir de 2019, l'exposition des clients aux marchés de court terme a augmenté avec l'écrêtement de l'ARENH. C'est un mécanisme complexe qui, en cas d'insuffisance d'ARENH, conduit à compléter le tarif avec du marché de court terme. Les clients ont ainsi été de plus en plus exposés au marché haussier. C'est l'une des raisons pour lesquelles les prix de détail ont fortement augmenté, en dehors des crises ukrainienne et gazière et de la disponibilité du parc nucléaire français. L'ARENH est donc limité par son plafond -son prix n'a pas été revu depuis 10 ans - et par son asymétrie. Les fournisseurs n'ont, en effet, pas pu arbitrer gratuitement entre le marché et l'ARENH quand les prix sont passés en dessous du tarif de l'ARENH entre 2016 et 2018.
Le second levier est de mettre en place une surveillance des fournisseurs, de contrôler leurs obligations et de fixer un tarif réglementé servant de référence pour les consommateurs. Il existe une énorme asymétrie d'information entre les fournisseurs et leurs clients car le marché est compliqué, comme le montre la lecture d'une offre. Il faut donc des règles de surveillance et un tarif qui fasse référence. La France a supprimé le tarif réglementé pour le gaz mais doit conserver un tarif réglementé pour l'électricité. Il est également important de fixer des règles prudentielles pour les fournisseurs les obligeant à se couvrir pour éviter toute faillite quand les marchés sont haussiers.
Toutes ces mesures ont été proposées dans le projet de loi sur la souveraineté énergétique qui comprend un volet de protection des consommateurs et de renforcement des pouvoirs de la CRE.
Enfin, pour étudier l'évolution de la facture des consommateurs, il faut regarder toutes ses composantes, notamment les taxes. Je rappelle que la hausse que nous venons de subir est liée à celle des taxes, qui ne servent pas à financer les énergies renouvelables mais qui sont affectées au budget de l'État. Une taxe sert aussi à financer le réseau. Vous organisez demain une table ronde sur les réseaux électriques. Elle vous permettra de vous interroger sur la manière dont seront financés les investissements sur les réseaux, qui sont actuellement rémunérés par le Tarif d'utilisation du réseau public d'électricité (TURPE). Il est possible d'imaginer d'autres mécanismes de financement, comme procéder à la recapitalisation des entreprises de réseau, faire intervenir la Caisse des dépôts ou annuler les dividendes. En effet, les entreprises de réseau remontent des dividendes à leurs actionnaires, l'État et EDF. Si tous les investissements sur le système électrique pèsent sur le consommateur, on risque de pénaliser considérablement les politiques d'électrification en raison de l'envolée du prix de l'électricité.
Faut-il revenir à un monopole ? C'est juridiquement compliqué et politiquement impossible, comme l'a dit M. Jacques Percebois devant votre commission. J'ajoute que ce n'est pas forcément souhaitable. Il y a, en effet, dans un monopole centralisé peu de considération pour la production décentralisée dont nous aurons besoin en amont. EDF contrôle moins de 15 % des productions éoliennes terrestres en France et moins de 10 % des productions solaires.
À l'aval, il existe d'autres modèles que celui de l'ouverture à la concurrence, comme l'acheteur unique. Je précise que la concurrence à l'aval a permis une optimisation des coûts de structure du monopole et une progression de la qualité de service.
Cependant, tous ces leviers seront vains en l'absence de programmation énergétique sérieuse. Si nous ne programmons pas nos objectifs en termes d'évolutions de notre système énergétique, de maîtrise de la consommation, de décarbonation de l'économie et d'électrification, nous serons condamnés à payer des boucliers tarifaires et à éponger la casse sociale et industrielle. Nous avons besoin de cette programmation énergétique pour le climat mais aussi pour notre compétitivité économique et la préservation de notre tissu social.
Mme Béatrice Sédillot, cheffe du service des données et études statistiques (SDES) du ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires. - Mon service observe les différentes thématiques d'intérêt du ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires, l'énergie, le transport, le logement ou l'environnement.
Sur l'énergie, notre mission est de produire des statistiques sur l'offre et sur la demande d'énergie. Le suivi des prix s'effectue dans le cadre de deux missions principales, le suivi conjoncturel du secteur de l'énergie et la connaissance des prix payés par les utilisateurs finaux. Nous utilisons deux sources principales de données, le suivi des prix spot sur les marchés et, pour les clients finaux, une enquête semestrielle sur la transparence des prix. Je rappelle que nous ne menons pas de travaux de prospective ni d'analyse de marché.
Cette enquête semestrielle est conduite en application du règlement européen. Elle porte sur les prix du gaz et de l'électricité auprès de tous les fournisseurs d'électricité et couvre 95 % du marché. Elle nous permet d'observer le prix de l'électricité pour les secteurs résidentiel et non résidentiel par grandes tranches de consommation. Le questionnaire du deuxième semestre est plus complet que celui du premier. Nous demandons, en effet, une décomposition du prix moyen annuel en fourniture, transport, distribution et taxes.
Nous collectons les données sur la base des factures sur l'année civile, qui n'intègrent pas le chèque énergie ni le guichet d'aide. Enfin, cette enquête étant européenne, elle permet des comparaisons entre pays.
En 2022, sur le secteur résidentiel, le prix moyen TTC a augmenté de 7 % à 207 €/MWh, alors que le prix HT progressait de 24 %. Le bouclier tarifaire a permis de limiter la hausse subie par les ménages éligibles (63 % des ménages et 65 % des volumes vendus), avec le plafonnement à 4 % de la hausse des tarifs réglementés. En 2022, le prix spot s'est élevé en moyenne à 279 €/MWh.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - 2022 a été une année exceptionnelle après une stabilité voire une baisse des prix en 2019, 2020 et 2021. En revanche, sur le marché résidentiel, les évolutions ne sont pas les mêmes. Comment expliquez-vous cette différence ?
M. Julien Teddé, directeur général d'Opéra Énergie. - Le prix payé par le consommateur final comprend le prix des électrons, c'est-à-dire la fourniture, les taxes et le financement du réseau avec le Turpe.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Ce ne sont pas les taxes qui expliquent l'augmentation du prix payé par le consommateur entre 2019 et 2021.
Mme Béatrice Sédillot. - La page 6 de notre présentation détaille la composition du prix TTC de l'électricité entre 2019 et 2022. La fourniture a commencé à augmenter dès 2020.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je regrette que les prix spot ne figurent pas sur ce graphique. Il me semble essentiel d'homogénéiser les sources. Alors que le marché spot est resté stable pendant 3 ans, le prix de la fourniture a augmenté. Comment expliquez-vous ces écarts ?
M. Nicolas Goldberg. - Il s'explique par les marchés à terme. En effet, pour construire une offre, le fournisseur intègre de l'ARENH, les taxes et les prix sur le marché à terme qui n'évoluent pas forcément comme les prix spot. C'est ce qui explique la hausse de la facture sur la partie fourniture. Une grande part de cette hausse entre 2019 et 2021 s'explique par l'écrêtement de l'ARENH. Le plafond de l'ARENH ayant été atteint, les clients ont été de plus en plus exposés aux marchés à terme sur lesquels le choc d'offre a eu pour effet une augmentation des prix.
M. Franck Montaugé, président. - Quelle est la part de ce type de prix par rapport à la totalité du marché de l'énergie ? En effet, une partie des échanges se négocie en direct sur le marché spot entre producteurs et consommateurs.
M. Nicolas Goldberg. - Le rapport de surveillance du marché de gros de la CRE recense les positions moyennes des acteurs en fonction des types de produits et donc les parts du marché à terme, du marché mensuel et du marché spot dans leur portefeuille. Les produits calendaires représentent, en général, plus d'un quart de leurs positions.
M. Franck Montaugé, président. - Je ne comprends pas votre réponse. Que représente la part des particuliers dans le marché ?
Mme Bérengère Mesqui, sous-directrice des statistiques de l'énergie au ministère de la transition écologique. - Ce n'est pas le même marché. Seuls les fournisseurs d'énergie interviennent sur les marchés. Le graphique présente le prix proposé par les fournisseurs d'énergie à leurs clients résidentiels.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Nous avons besoin des données correspondant aux volumes livrés directement sans passer par les marchés. Quelle est la part d'électricité passant par les marchés de gros ? Nous savons également que l'ARENH représente 100 TWh.
M. Nicolas Goldberg. - L'ARENH n'est pas de 100 TWh mais de 280 TWh. Si les fournisseurs alternatifs reçoivent en effet 100 TWh, les réseaux prennent 25 TWh pour compenser une partie des pertes induites par effet Joule. Par ailleurs, les tarifs réglementés comprennent une part d'ARENH. Quand EDF construit une offre pour ses clients, elle ajoute une part ARENH à une part marché pour être compétitive par rapport aux autres fournisseurs qui bénéficient d'un certain volume d'ARENH. Au global, l'électricité vendue par EDF au prix de l'ARENH représente 280 TWh
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Pouvez-vous communiquer le détail de ce calcul ?
M. Nicolas Goldberg. - Il figure dans les rapports d'activité d'EDF.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Cette information, qui m'avait échappé, est intéressante. Je réitère ma question : quels sont les volumes d'électricité passant par les marchés et par les contrats directs ?
M. Nicolas Goldberg. - L'ARENH correspond à l'essentiel des volumes qui ne passent pas par les marchés. Il y a également les PPA, le contrat Exeltium et quelques contrats de long terme, mais ils sont marginaux par rapport à l'ARENH.
M. Julien Teddé. - La France consomme entre 450 et 500 TWh chaque année. 280 TWh sont vendus au prix de l'ARENH, la différence étant vendue à des prix de marché, ce qui ne signifie pas que tous les volumes passent par la bourse de l'électricité. Par exemple, quand EDF producteur vend de l'électricité à EDF fournisseur, les volumes ne s'échangent pas sur la bourse mais sont vendus à un signal de prix dépendant du prix de gros de l'électricité.
M. Victorin Lurel. - EDF utilise un prix de cession interne.
Julien Teddé. - Le jeu de la concurrence conduit EDF à fixer ses prix de vente par rapport à ses concurrents.
Mme Béatrice Sédillot. - L'enquête semestrielle porte sur les facturations finales. Nous ne sommes pas en capacité de décomposer les contrats de chaque ménage ou de chaque entreprise. En 2022, le coût moyen de la fourniture était de 101 €/MWh, nettement inférieur à celui des marchés grâce notamment au mécanisme de l'ARENH. Les taxes, hors TVA, ont baissé de 52 % pour atténuer la hausse du prix de l'énergie. C'est pourquoi la hausse globale a été limitée à 7 %.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - J'observe que le coût de la distribution augmente sensiblement et que celui de la fourniture a commencé à augmenter avant 2022. Comment expliquez-vous la hausse de la fourniture et de la distribution entre 2019 et 2021 ? Pouvez-vous remonter plus loin ?
Mme Béatrice Sédillot. - Nous disposons de données sur la décomposition des prix à partir de 2017. Sur le 1er semestre 2023, les prix ont continué à progresser mais la hausse diminue à mesure que les tranches de consommation augmentent.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - La consommation baisse mais les prix augmentent, ce qui n'est pas logique par rapport au marché.
Mme Bérengère Mesqui. - Ce n'est pas illogique car il y a une part fixe dans les prix, notamment l'abonnement. Quand la consommation baisse, le prix par MWh augmente.
M. Nicolas Goldberg. - Le réseau étant une infrastructure à coûts fixes, le coût unitaire augmente quand la consommation diminue.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - L'augmentation du coût de distribution nous interroge.
M. Nicolas Goldberg. - Les réseaux vieillissent et se développent, ce qui nécessite de nombreux investissements, notamment pour les adapter à la transition énergétique.
Mme Béatrice Sédillot. - Pour les clients non résidentiels, le prix de l'électricité est en France structurellement inférieur à la moyenne européenne. L'Allemagne est au-dessus de cette moyenne. Entre 2021 et 2022, la composante fourniture de ce prix a augmenté plus vite en Europe qu'en France. Ces écarts s'expliquent par la domination du nucléaire dans le bouquet électrique français et par des coûts d'acheminement inférieurs de 15 % à la moyenne européenne et aux coûts allemands. Enfin, la fiscalité est aussi plus faible en France que dans d'autres pays.
M. Fabien Genet. - Que s'est-il passé aux Pays Bas ?
Mme Bérengère Mesqui. - Ils ont subventionné l'électricité.
Mme Béatrice Sédillot. - En 2022, les entreprises ont payé en moyenne le MWh à 130 €, soit une hausse de 23 %. Cette progression s'explique par la hausse importante de la composante fourniture qui est passée de 62 à 97 €/MWh.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Si je comprends bien la hausse de 2022, je ne comprends pas pourquoi cette composante a augmenté au cours des années précédentes. Elle est passée de 51 à 62 €/MWh.
M. Nicolas Goldberg. - Cette hausse est liée à l'écrêtement de l'ARENH qui n'était plus suffisant pour couvrir toutes les demandes.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Avant 2019, quand le prix du marché était inférieur à celui de l'ARENH, il y a en avait suffisamment. Je ne comprends pas pourquoi le prix de la fourniture augmente alors que le marché spot est stable ou en légère baisse.
M. Julien Teddé. - Les contrats de fourniture sont assis sur les marchés à terme qui étaient en hausse à cette période.
Mme Béatrice Sédillot. - Pour les clients non résidentiels, les hausses ont été plus fortes en 2022 pour les gros consommateurs qui sont plus exposés au marché. Par ailleurs, ils disposent d'une forte capacité de négociation et paient l'électricité moins cher que les plus petits consommateurs.
Depuis le 1er semestre 2023, les petits consommateurs qui renouvellent leurs contrats sont confrontés à des hausses de prix importantes.
Comme pour les ménages, les prix payés par les entreprises étaient jusqu'à fin 2022 structurellement inférieurs (130 € MWh) à la moyenne européenne (200 €/MWh). Il y a des variations assez fortes entre les différents pays sur le coût de fourniture ou sur le poids des taxes dans le prix hors TVA. Depuis le début de 2023, cet avantage disparaît, les prix en France étant passés légèrement au-dessus de la moyenne de la zone euro (+5 %), sauf pour les gros et les très gros consommateurs.
M. Franck Montaugé, président. - Pourquoi présentez-vous les prix hors TVA ?
Mme Béatrice Sédillot. - Les entreprises ne paient pas la TVA, les chiffres pour les clients non résidentiels sont donc toujours présentés hors TVA. Pour les clients résidentiels, les taxes sont décomposées entre la TVA et les accises.
M. Franck Montaugé, président. - Les aides aux électro-intensifs, qui représentent des sommes très importantes, sont-elles intégrées dans ces prix ?
Mme Béatrice Sédillot. - Elles ne sont pas intégrées puisque l'étude est réalisée à partir des factures, les aides étant versées a posteriori.
M. Franck Montaugé, président. - Je vous remercie. Je donne la parole à M. Julien Teddé.
M. Julien Teddé. - Je vous remercie pour votre invitation. Le prix de l'électricité est un sujet complexe et j'espère que nos interventions sont de nature à vous éclairer.
J'ai co-fondé et je dirige depuis maintenant 10 ans Opéra Énergie, qui est une société de conseil en énergie pour les entreprises et les collectivités. Nous aidons nos clients à la fois à acheter leur énergie et nous leur proposons des solutions de services énergétiques. Nous sommes aussi un des membres fondateurs de l'Association Luciole qui regroupe une vingtaine de PME dans le secteur de l'énergie sur des métiers comme l'effacement, l'efficacité énergétique ou le développement de productions locales d'électricité.
Mon champ de compétences recouvre principalement la France. Ma connaissance des prix de gros de l'électricité provient principalement du prix de détail. Je pars du prix de détail pour connaître les prix de l'électricité.
Mon propos liminaire porte sur la formation des prix de gros de l'électricité. Je tiens à souligner l'existence d'une injonction contradictoire majeure sur ce prix de gros de l'électricité. Il doit à la fois être suffisamment bas pour préserver le budget des ménages et la compétitivité des entreprises mais, en même temps, il doit être suffisamment élevé pour permettre l'investissement dans le système électrique.
Afin de mieux comprendre l'évolution des prix de l'électricité aujourd'hui et d'estimer dans quel sens ils pourraient évoluer demain, je vais vous raconter l'histoire des prix de gros de l'électricité en France depuis 20 ans, qui se découpe en 4 phases. Je précise que je parle uniquement des prix à terme, c'est-à-dire des prix vus d'aujourd'hui dans 1, 2 ou 3 ans. Je ne parle pas des prix spot qui sont fixés chaque jour pour le lendemain. J'ai fait ce choix car la majorité des contrats de fourniture des consommateurs finaux sont assis sur les marchés à terme.
Entre 2000 et 2008, avec la création des premières bourses d'électricité, un prix très bas apparaît pour la première fois, de l'ordre de 20 à 25 €/MWh en France. Le système électrique est alors en surcapacité et il y a trop de centrales thermiques. Elles vont progressivement fermer, ce qui aura pour effet de faire grimper les prix de l'électricité. Cette progression va par la suite se poursuivre dans le sillage de l'explosion des prix du pétrole et du gaz. Le baril de pétrole a atteint 150 $. Certains craignaient l'atteinte du peak oil et un baril à 200 ou 250 $. En juillet 2008, le prix de gros de l'électricité a dépassé 90 €/MWh. Nous sommes alors entrés dans un nouveau monde, les observateurs anticipant des prix de l'électricité durablement élevés, au-delà de 100 €/MWh.
En 2008, avec la crise financière et économique, l'activité industrielle chute en Europe et en France, entraînant la chute de la consommation d'électricité. Les prix de gros se sont alors effondrés. Au cours de cette 2e phase, entre 2008 et 2016, le prix de l'électricité baisse de manière continue. Cette baisse s'explique par trois facteurs. Au-delà de la baisse de la consommation, la révolution du gaz de schiste aux États-Unis a permis à l'Europe de disposer de gros volumes de gaz et de charbon à bas coût et de produire massivement de l'électricité bon marché et très carbonée. Enfin, troisième et dernier facteur, des installations de production renouvelable subventionnées ont été ajoutées à un système électrique en surcapacité. En janvier 2016, le prix de gros de l'électricité a atteint 25 €/MWh. Beaucoup d'acteurs étaient convaincus que cette situation allait durer, la troisième révolution industrielle décrite par Jeremy Rifkin faisant entrer la planète dans un monde avec une électricité décarbonée, abondante et à bas coût.
En 2016, les prix commencent à remonter sous l'effet déjà des premières incertitudes sur la disponibilité de notre parc de production nucléaire. C'est le début de la troisième phase. Je rappelle qu'à la fin 2016, EDF avait déjà arrêté environ un tiers de son parc à la demande de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) pour des inspections. C'est aussi l'année où augmentent le prix du gaz et celui du CO2. Je sais que vous connaissez bien le lien entre le prix du gaz et celui de l'électricité. Le lien entre le prix de la tonne de CO2 et le prix de l'électricité est moins connu. Les producteurs d'électricité à base de gaz ou de charbon sont des industriels soumis aux mécanismes des quotas de CO2. Ils sont obligés de payer pour compenser leurs émissions de CO2 et le prix de la tonne de CO2 fait partie de leurs charges variables. Quand la tonne de CO2 augmente de 1 €, on estime que le prix du MWh augmente en France de 0,30 €. 30 % du prix de gros de l'électricité s'explique par le prix du CO2. Ce prix a continué à monter jusqu'en 2021 où il a dépassé le record historique de 2008, 90 €/MWh.
En 2022, nous sommes entrés dans l'inconnu. Les prix ont explosé et dépassé 1 000 €/MWh sur le marché à terme au mois d'août. Cette crise a d'abord été une crise du gaz et une crise mondiale. En 2021, le monde a redémarré après la crise sanitaire. La consommation de gaz est repartie à la hausse mais l'offre a eu du mal à suivre. En effet, les producteurs de gaz de schiste américains, très secoués par la pandémie de la Covid-19, n'arrivent pas à atteindre leurs niveaux de production de 2019. Les prix ont donc monté dans le monde entier. En 2022, la crise mondiale du gaz s'est transformée en crise européenne avec l'invasion de l'Ukraine et la fermeture de Nord Stream. Elle s'est renforcée avec la sous-production du parc nucléaire français, en 2022, d'environ 100 TWh. Pour produire 100 TWh d'électricité, les centrales thermiques ont besoin de 200 à 300 TWh de gaz. La capacité de transport de Nord Stream est d'environ 600 TWh par an. Par conséquent, la sous-production nucléaire de 2022 équivaut à une petite moitié de l'arrêt de Nord Stream. Le problème de production nucléaire a été un des facteurs majeurs de la crise énergétique à l'échelle européenne.
Depuis janvier 2023, début de la quatrième phase, nous sommes sortis de cette crise. Les prix de l'électricité de gros ont commencé à baisser, tirés par une chute sans précédent de la consommation. En 2023, la France a consommé 7 % d'électricité en moins par rapport à la période pré-Covid et 20 % de gaz en moins. Le dogme consistant à penser que la consommation d'électricité ne répondait pas ou peu à ce que les économistes appellent le signal prix a été cassé. Aujourd'hui, certains experts pensent que la baisse des prix va se poursuivre. S'ils descendent trop bas, il risque de mettre en péril les investissements nécessaires à la transition énergétique.
En conclusion de ce propos liminaire, je tiens à vous rappeler les grands paramètres qu'il faut étudier pour anticiper les évolutions des prix de gros de l'électricité dans les années à venir. Le premier est évidemment la demande d'électricité. La transition énergétique et la santé économique française passent par une augmentation de la consommation d'électricité mais nous ne savons pas si elle va se concrétiser. Le deuxième est le prix du gaz et le prix du CO2. Le troisième concerne le développement des capacités renouvelables. Enfin, l'élément qui aura le plus gros impact sur les prix de l'électricité en France dans les années à venir est la disponibilité du parc nucléaire. En 2009, le parc nucléaire avait produit à 78 % de sa capacité théorique maximale. Les pouvoirs publics avaient fait de cette disponibilité un enjeu national et demandé à la direction d'EDF d'augmenter ce taux de 78 % à 85 % en 3 ans. En 2021, il était en dessous de 73 % et, à ma connaissance, personne ne s'est vraiment ému de cette baisse de performance.
Dans les années à venir, si nous voulons avoir accès à l'électricité bas-carbone et bon marché, une des clés est de refaire de la performance de notre parc nucléaire un enjeu national.
M. Franck Montaugé, président. - Je vous remercie pour cet exposé.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je partage votre point de vue sur la disponibilité du parc nucléaire et sur sa performance. En dehors des arrêts exceptionnels de 2022, nous sommes assez éloignés d'une performance optimale.
Dans votre conclusion, vous dites que le rythme des investissements dans les énergies renouvelables peut exercer une influence sur les prix de gros. Pouvez-vous développer votre argumentation ?
M. Julien Teddé. - La mise en production de capacités renouvelables apporte de l'offre au marché, ce qui a tendance à faire baisser les prix. Cependant, au-delà de cet effet, les énergies renouvelables déforment les prix spot. Le solaire produit plutôt l'été et en journée. L'offre ajoutée au marché a tendance à faire baisser les prix spot en journée, voire à les faire passer en territoire négatif comme on l'a observé à plusieurs reprises en 2023. Ces signaux, qui changent la structure des prix de gros, incitent les consommateurs disposant d'une certaine flexibilité et pouvant s'effacer à changer leurs comportements. Plus il y aura d'électricité produite par des capacités renouvelables sur le marché, plus les écarts de prix entre la journée et la nuit, la semaine et le week-end, les périodes avec ou sans vent, seront marqués et plus le prix spot sera volatil.
M. Franck Montaugé, président. - Comment les risques sont-ils couverts sur le marché à terme ? Y a-t-il une forme de spéculation pesant sur les prix ?
M. Nicolas Goldberg. - Il y a plusieurs acteurs économiques sur ce marché et les fournisseurs d'électricité peuvent adopter plusieurs stratégies de couverture des contrats passés avec leurs clients. Ils peuvent se couvrir en totalité, partiellement ou pas du tout. Dans ce dernier cas, ils achètent au fur et à mesure des livraisons l'électricité sur le marché. Si le marché baisse par rapport au prix vendu au client, le fournisseur est gagnant. En revanche, si le marché monte, il est perdant. Dans mon propos liminaire, j'ai indiqué qu'il était souhaitable d'imposer des règles prudentielles aux fournisseurs pour qu'ils couvrent leurs contrats, soit en achetant de l'électricité sur le marché à terme, soit en disposant de moyens de production. De telles règles permettraient d'éviter des faillites de fournisseurs en raison de la hausse des prix, comme celle d'Hydroption en 2021, qui a contraint ses clients à trouver un nouveau fournisseur en pleine explosion des prix.
Sur l'amont, les fournisseurs peuvent prendre une position anticipant la hausse du marché, c'est-à-dire s'engager à acheter à un moment donné une certaine quantité d'électricité à un prix défini. Soit ils disposent d'une contrepartie à l'aval, c'est-à-dire d'un client prêt à acheter cette électricité, soit ils la revendent à un autre moment, quand les prix ont monté, empochant ainsi la différence. Si le marché baisse, ils peuvent aussi décider de limiter leurs pertes en la revendant rapidement. Ce système, qu'on peut appeler spéculation, apporte cependant une certaine liquidité au marché.
Je pense que des règles prudentielles doivent contraindre les fournisseurs à couvrir les contrats vendus à leurs clients, au moins partiellement et ainsi limiter les risques de faillite. Aujourd'hui, il n'y a aucune règle. Hydroption avait signé de nombreux contrats et misé sur la baisse des marchés pour encaisser une marge indirecte, sans se couvrir, mais la plupart des fournisseurs ont une politique de couverture pour limiter leurs risques.
M. Franck Montaugé, président. - Pouvez-vous nous donner le nom de certains opérateurs de couverture des risques ? Je comprends qu'interviennent sur le marché des opérateurs complètement déconnectés des problématiques de l'énergie.
M. Nicolas Goldberg. - Il y a, en effet, des traders qui jouent sur le marché de l'électricité, comme sur toutes les commodités.
M. Franck Montaugé, président. - Je tenais à ce que nous évoquions cet aspect du sujet qui me semble important.
M. Julien Teddé. - Je connais bien le métier de fournisseur d'électricité que j'ai exercé pendant des années au sein du groupe Engie. Un fournisseur d'électricité ne fait pas de spéculation. Quand il signe un contrat avec un client final, généralement à prix fixe, par exemple sur une durée de 3 ans, il achète immédiatement sur les marchés à terme la même quantité d'électricité, au même prix, afin de ne pas porter de risque. Or, la consommation d'électricité du client doit être équilibrée au pas de la demi-heure. Le fournisseur doit donc prévoir la consommation d'électricité de son client pendant la durée du contrat demi-heure par demi-heure. Il se trompe évidemment toujours. Au fur et à mesure de la durée de vie du contrat, il est contraint de vérifier la manière dont le client consomme et d'ajuster sa couverture initiale par des achats et des reventes. Globalement, il peut espérer que ces opérations s'annulent et que le risque soit nul, mais c'est une gestion très complexe. Les rares fournisseurs qui ne se couvrent pas et attendent que les prix baissent disparaissent rapidement.
Je pense qu'imposer des règles prudentielles pour contraindre les fournisseurs à se couvrir est une bonne idée, même si, à ma connaissance, c'est un usage déjà bien répandu dans le métier car c'est une question de vie ou de mort.
M. Franck Montaugé, président. - Il y a donc un marché secondaire permettant de couvrir la consommation par demi-heure.
M. Julien Teddé. - Entre le marché à terme à 1, 2 ou 3 ans et le marché spot il y a, en effet, plusieurs produits intermédiaires permettant d'acheter de l'électricité pour la semaine prochaine, pour le mois ou le trimestre prochain. Les fournisseurs observent en continu la consommation de leurs clients pour ajuster leurs achats et leurs ventes sur le marché de gros et avoir toujours autant d'achats que de vente au même prix.
M. Franck Montaugé, président. - Est-ce que ce sont des opérateurs purement financiers qui sont sollicités ?
M. Julien Teddé. - Les fournisseurs disposent de salles de marché pour acheter de l'électricité sur le marché de gros et répondre à un besoin physique sur le marché de détail. En se couvrant, le fournisseur s'efforce de ne pas perdre et ne cherche pas à gagner de l'argent. Ses revenus proviennent de sa marge de commercialisateur.
M. Victorin Lurel. - Ce système suppose qu'il y a un garant en dernier ressort, un fournisseur ultime en cas de défaillance. Les faillites devraient donc être impossibles puisque les fournisseurs sont couverts.
M. Nicolas Goldberg. - Les gros fournisseurs comme Engie sont en effet couverts mais ceux qui ont fait faillite ne l'étaient pas. C'est la raison pour laquelle je propose la mise en place d'une réglementation prudentielle. Elle ne changera pas grand-chose pour les gros fournisseurs mais elle évitera aux petits de disparaître. Je précise que cette activité de couverture peut être externalisée auprès d'un responsable d'équilibre.
M. Julien Teddé. - J'ai exposé le fonctionnement théorique du marché dans lequel les fournisseurs cherchent systématiquement à couvrir leur portefeuille clients. Or, en 2022, les prix à terme étaient si hauts que les fournisseurs devaient déposer des sommes très élevées pour se couvrir. Certains petits fournisseurs n'en avaient pas les moyens.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - En 2022 et début 2023, les prix de gros français étaient nettement supérieurs aux prix allemands en raison des incertitudes sur la production nucléaire d'EDF. Qu'en est-il aujourd'hui ?
M. Julien Teddé. - Aujourd'hui, le prix de gros est légèrement plus bas en France qu'en Allemagne mais le spread, c'est-à-dire l'écart de prix entre les deux pays, reste limité car il existe une interconnexion physique entre la France et l'Allemagne. En 2022, les opérateurs de marché ont douté de la capacité d'EDF à produire autant d'électricité nucléaire qu'annoncé et ont anticipé des risques de rupture d'approvisionnement et de black-out. La suite a monté que ces anticipations étaient trop pessimistes par rapport à la réalité.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Pouvez-vous dire quelques mots sur « l'accord » trouvé entre le gouvernement et EDF car nous ne disposons que de très peu d'informations ? Quelle influence ce prix de 70 €/MWh peut-il avoir sur les particuliers comme sur les entreprises ? Que pensez-vous du mécanisme prévoyant que 50 % des revenus supplémentaires d'EDF reviennent à l'État au-dessus de 78 €/MWh et 90 % au-delà de 110 €/MWh ? Enfin, la France a obtenu de l'Europe la possibilité de mettre en place des contrats pour différence (CfD) mais j'ai l'impression que nous abandonnons cette possibilité avec cet « accord ».
M. Nicolas Goldberg. - Le prix de 70 €/MWh n'est pas l'effet d'une régulation. Il est basé sur une prévision d'évolution des prix de marché, des prix du CO2, du comportement des acteurs économiques, sur 15 ans, moyenné sur tous les segments de clients. Je ne m'engagerais donc pas sur ce prix ! Je trouve qu'il est très aventureux pour le gouvernement de s'être ainsi avancé sur ce prix.
Avec les CfD, la France a obtenu de pouvoir réguler le parc nucléaire historique en fixant un coût proche du coût de production. EDF peut donc vendre sa production sur le marché. Si l'entreprise la vend au-dessus du coût de production, la différence sera versée à l'État qui pourra la reverser aux consommateurs. Ce mécanisme offre donc une certaine stabilité. Cependant, il est difficile à mettre en oeuvre. En effet, avec un CfD, EDF bénéficie d'un plancher de revenus qui peut être considéré comme trop généreux par la Commission européenne et pour lequel elle risque de demander des contreparties. EDF n'y est pas favorable. En effet, quand le plafond de l'ARENH a été atteint en 2019, EDF avait proposé de réguler la totalité du parc en le faisant évoluer dans un couloir avec le mécanisme de CfD mais la Commission européenne a demandé à l'entreprise de scinder ses activités, ce qui a abouti au projet Hercule. Ce projet n'a jamais vu le jour car il était mal conçu et les salariés s'y sont vigoureusement opposés. Depuis, EDF a renoncé à demander un prix garanti.
À cette époque, l'État n'était pas le seul actionnaire d'EDF et le projet Hercule prévoyait de placer les activités régulées dans une entité et les activités dérégulées dans une autre mais RTE et Enedis n'étaient pas dans la même, alors que ce sont deux activités régulées !
J'étais plutôt favorable aux CfD dans le nucléaire, comme je l'ai dit dans une note écrite avec Terra Nova, mais aujourd'hui je commence à voir les difficultés d'un tel mécanisme, avec la Commission européenne mais aussi en termes de fixation du prix. Il est, en effet, très difficile de déterminer le prix du nucléaire. La Cour des comptes a publié des estimations en coûts courants, comme la CRE, EDF ou les associations de consommateurs. Ces dernières considèrent que les centrales nucléaires sont amorties et que le coût du MWh doit être inférieur à 60 €. Il est donc très compliqué de mettre un CfD sur un actif qui existe depuis 40 ans. Cette solution, qui me paraissait simple, n'est donc pas évidente à mettre en oeuvre.
L'accord « post-ARENH » conclu entre EDF et l'État consiste à vendre toute la production au prix du marché et à allonger les maturités des contrats à 5 ans. EDF s'engage à vendre une partie de son électricité nucléaire sur des contrats à 3, 4 ou 5 ans, en les rapprochant de son coût de production plus que du prix spot, ce qui protège les consommateurs. Cet allongement de la maturité est beaucoup plus structurant dans la formation des prix pour les consommateurs que la taxation à 50 % au-delà de 78 €/MWh et à 90 % au-delà de 110 €. Je suis sceptique sur cette dernière, notamment parce que les consommateurs restent exposés jusqu'à 110 €. Par ailleurs, historiquement, les prix à terme ne sont pas souvent montés au-dessus de 110 €. Enfin, en cas de crise géopolitique et de rupture d'approvisionnement gazier, les prix de court terme monteront beaucoup au cours des premières années et les clients qui signeront des contrats à ce moment-là au-dessus de 120 € n'auront pas droit à grand-chose puisqu'ils sont exposés à des prix de marché qui ne génèrent pas de bénéfices pour EDF et qui ne sont donc pas taxés, cette dernière ayant vendu sa production nucléaire sur des contrats longs. Je ne pense pas que cette taxation permettra de plafonner les prix.
M. Julien Teddé. - Nous avons réalisé des simulations sur l'impact de cette nouvelle régulation sur le prix payé par les consommateurs et sur la différence avec le mécanisme de l'ARENH. J'ai le sentiment, au risque de vous étonner, que les consommateurs regretteront l'ARENH. Au moment de sa mise en place, entre les 2/3 et les 3/4 de la consommation d'électricité des consommateurs étaient payés non pas au prix de gros mais au coût de production. Vous nous avez interrogés sur la manière de garantir que les consommateurs paient les coûts de production et non pas le prix de gros. Ce système existait, il existe encore jusqu'à fin 2025, c'est l'ARENH ! Aujourd'hui, l'ARENH est écrêté et seulement 50 % des consommations sont payées au coût de production.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Vous nous avez dit que 280 TWh sur 450 étaient payés au prix de l'ARENH.
M. Nicolas Goldberg. - Ces 280 TWh correspondent à un taux d'écrêtement plus bas. Aujourd'hui, ce sont 240 TWh qui sont payés au prix de l'ARENH. Avec le mécanisme d'écrêtement, il y a de moins en moins de nucléaire vendu au prix de l'ARENH, ce qui explique une partie de la hausse des prix depuis 2019.
M. Julien Teddé. - Je confirme qu'aujourd'hui à peu près la moitié des TWh consommés en France sont payés au prix de l'ARENH, l'autre moitié étant payée au prix de marché.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Il aurait fallu prolonger l'ARENH !
M. Julien Teddé. - C'est ma conviction, en supprimant l'écrêtement.
M. Franck Montaugé, président. - Tout dépend de quel côté de la table on se situe ! Pour les producteurs, se serait posée la question de leurs capacités d'investissement.
M. Julien Teddé. - On a historiquement reproché au mécanisme de l'ARENH de rendre, d'une part, l'électricité plus chère pour le consommateur et, d'autre part, d'enlever des capacités d'investissement à EDF. L'ARENH a plutôt protégé le consommateur, malgré ses nombreux défauts, comme son prix qui n'a pas changé depuis 2010. Je pense qu'une réforme était nécessaire pour les corriger mais l'ARENH permettait aux consommateurs de payer 42 € une partie des MWh qu'ils achetaient et donc de ne pas les payer au prix de gros.
Nous avons simulé la partie fourniture du prix de l'électricité payé par le consommateur avec le mécanisme ARENH et dans le monde post-ARENH. Quand les prix de l'électricité sont très chers, au-delà de 240 €/MWh, c'est le mécanisme post-ARENH qui est le plus intéressant. La captation des surprofits d'EDF au-delà de 110 €/MWh va davantage protéger le consommateur que ne le ferait l'ARENH. En revanche, en dessous de 240 €/MWh, le mécanisme ARENH est bien plus intéressant pour les consommateurs. Hier, les prix à terme de l'électricité étaient de 73 €/MWh pour l'année prochaine, 66 €/MWh pour l'année d'après et 65 €/MWh pour la suivante. Ils sont en dessous des seuils. Par conséquent, avec la nouvelle régulation, le consommateur paie le prix de marché sur 100 % de sa consommation. Avec l'ARENH, il en paie la moitié au prix de marché et l'autre moitié à 42 €/MWh.
La nouvelle régulation offre donc une protection uniquement en cas de nouvelle envolée des prix de gros de l'électricité et le consommateur est perdant face à la disparition de l'ARENH.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Quel serait le bon prix de l'ARENH ?
M. Julien Teddé. - En septembre 2023, la CRE a publié le coût complet du parc nucléaire actuel, y compris Flamanville, qui s'élève à un peu plus de 60 €/MWh.
M. Nicolas Goldberg. - Ce coût a été évalué, avec une garantie des revenus du nucléaire, par la mise en place d'un plancher. Par ailleurs, il ne prend pas en compte les investissements dans de nouvelles capacités.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je pense qu'il intègre une partie des amortissements du nouveau parc, le parc historique étant largement amorti.
M. Nicolas Goldberg. - Il intègre en effet des provisions pour le prolongement du parc. Enfin, l'évaluation de la CRE repose sur des hypothèses de rémunération du capital.
Je ne vais pas vous dire qu'il aurait fallu prolonger l'ARENH en raison de ses trois défauts principaux, le prix, l'écrêtement, et l'absence de plancher.
Dans son rapport de juillet 2022, la Cour des comptes écrivait que l'analyse de la période récente mettait en exergue les difficultés de couverture des coûts rencontrés entre 2016 et 2018 du fait de l'optionnalité de l'ARENH.
Un mécanisme corrigeant les défauts de l'ARENH correspond à un CfD. Il serait compliqué de définir un prix et les contreparties demandées à EDF car la couverture serait considérée comme un peu trop confortable.
Enfin, avec un prix à 60 €/MWh, je suis convaincu que le jour où les prix de marché descendent en dessous de ce prix, les différents acteurs considéreront que le nucléaire est trop cher, qu'il grève le pouvoir d'achat des ménages et la compétitivité des entreprises et qu'il faut revoir son prix. EDF a toujours constaté que les volontés de régulation fluctuaient en fonction du prix du marché.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - On ne peut pas dire que le pouvoir d'achat serait touché puisque le prix serait assez stable avec des CfD.
M. Nicolas Goldberg. - Le pouvoir d'achat est toujours comparé à celui des pays voisins. Dans cette configuration, avec un CfD, les Français paieraient leur électricité plus chère que les Espagnols, les Italiens ou les Allemands qui bénéficieraient d'un prix de marché moins élevé. C'est ce qui s'est passé entre 2016 et 2018 où le TRV n'a plus été calculé sur les coûts d'EDF mais indexé sur le marché. Avec un CfD, le jour où le marché passe en dessous du prix fixé, les consommateurs sont mis à contribution pour le parc nucléaire et le discours politique pourrait alors considérer que ce n'est pas normal.
Nous avons besoin d'une stabilité de la régulation. Le pari de la nouvelle régulation est de laisser le marché fonctionner, les consommateurs cherchant un prix stable étant incités à signer des contrats sur 5 ans, les autres restant exposés aux fluctuations du marché, pour le meilleur ou pour le pire. Il n'y a pas de bonne solution mais des choix à faire !
M. Franck Montaugé, président. - Vous dites que la réforme du market design proposée par la Commission européenne n'améliorera pas sensiblement les signaux envoyés par le marché en direction des fournisseurs et encore moins en direction des investisseurs.
M. Nicolas Goldberg. - La Commission européenne propose d'allonger la durée de vie des produits de marché, ce qui permet de signer des contrats plus longs, jusqu'à 5 ans et ainsi de donner plus de visibilité aux entreprises. Cependant, il faudra mettre en place des contrats encore plus longs, notamment des PPA.
M. Franck Montaugé, président. - Aussi bien dans les CfD que dans les PPA, les fournisseurs peuvent s'associer aux investisseurs pour financer l'appareil productif.
M. Nicolas Goldberg. - Certains acteurs le font déjà.
M. Julien Teddé. - C'est, en effet, possible, via le contrat Exceltium, pour les gros consommateurs mais quand une PME installe des panneaux solaires pour sa propre consommation, elle participe au financement de l'appareil productif. Les CfD, les PPA, le mécanisme ARENH et l'autoconsommation introduisent une notion de coût permettant de remplacer au moins partiellement la notion de prix de gros de l'électricité.
M. Franck Montaugé, président. - Quelle est votre position sur la contribution de l'État au financement du nouveau nucléaire et du grand carénage ? En effet, ces investissements importants nécessitent d'accéder à l'emprunt, ce qui aura un impact sur leur coût.
M. Nicolas Goldberg. - J'ai la conviction très forte, au regard des montants en jeu et de la période d'amortissement, que c'est le coût de financement des infrastructures qui est le plus structurant. Dans un rapport publié en 2021, RTE a présenté plusieurs hypothèses de coût du système électrique en fonction du coût des gaz verts ou de celui des EPR2, estimé au même niveau que Flamanville, etc. Les variations ne sont pas très importantes. En revanche, l'augmentation du coût de financement du parc engendre d'importantes variations du prix des investissements.
Je pense que l'État doit significativement financer le nouveau parc nucléaire. Par ailleurs, le National Audit Office britannique a un regard très critique sur le financement d'Hinkley Point. Il considère que les coûts explosent parce que tous les risques ont été déportés sur le développeur du projet. S'ils avaient été mieux partagés entre l'État britannique et l'opérateur, le coût du CfD aurait pu diminuer de 30 %. La même logique s'applique au nouveau nucléaire français. C'est la raison pour laquelle il est important que l'État participe à son financement.
La même logique s'applique également aux réseaux. C'est une activité très capitalistique. Il ne faut pas la faire payer aux seuls consommateurs mais mettre en place des financements publics via la Caisse des dépôts et consignations, l'État, l'annulation des dividendes, etc. Si tous les investissements sont déportés sur les opérateurs qui portent seuls les risques, le coût de la transition énergétique explose.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - L'État serait alors propriétaire des équipements et les mettrait en concession d'exploitation. Il emprunte aujourd'hui 250 milliards d'euros chaque année pour financer du fonctionnement. Je ne suis pas opposé à ce qu'il emprunte 300 ou 400 milliards d'euros sur 20 ans pour financer des investissements mais il doit être propriétaire des équipements.
M. Nicolas Goldberg. - Il est possible d'imaginer des subventions, des concessions, une joint-venture entre l'opérateur et l'État, etc. Plusieurs montages financiers peuvent être envisagés pour que l'État investisse directement dans certaines infrastructures.
M. Franck Montaugé, président. - Certains articles suggèrent de recourir à l'option d'une base d'actifs régulés (BAR), comme elle existe pour le réseau. Est-elle envisageable pour la production ?
M. Nicolas Goldberg. - C'est l'option retenue pour la construction des EPR à Sizewell au Royaume-Uni. Il est donc tout à fait possible d'imaginer qu'une partie du parc nucléaire soit construit et exploité sous forme de BAR mais cette option nécessitera de nombreuses négociations. Elle consiste en effet à faire financer par l'État une partie de l'actif de production d'un acteur qui est en concurrence. Il faudra donc examiner si elle n'engendre pas de distorsions de marché, décider ou non de séparer ces actifs des autres actifs de l'opérateur, etc. Par ailleurs, un financement d'État et un coût garanti constitueraient un double mécanisme de subvention qui serait assez mal vu par la Commission européenne.
M. Franck Montaugé, président. - Je retiens qu'il y a quatre façons de financer le nouveau nucléaire : l'apport de fonds souverains, la BAR, les CfD et les PPA.
M. Nicolas Goldberg. - Il existe des contrats plus longs, comme les contrats d'allocation de production nucléaire (CAPN) destinés aux acteurs électro-intensifs. Ces contrats prévoient la vente d'électricité nucléaire pendant 10, 20 ou 30 ans en contrepartie du paiement d'une avance en tête et d'un partage des risques en cas de production inférieure aux prévisions du parc nucléaire. Dans ce cas, les prix augmentent et l'industriel doit se couvrir pour les volumes qui ne seraient pas livrés. En revanche, si le parc produit plus, l'industriel en bénéficie via une baisse du coût. Ce type de contrat n'est adapté qu'aux très gros consommateurs, en mesure de payer en avance en tête et de prendre des risques industriels. Il y a actuellement des discussions sur le périmètre des entreprises pouvant avoir accès à ces contrats. EDF considère que seuls les électro-intensifs peuvent y avoir accès, pour une partie seulement de leurs approvisionnements afin d'éviter que le contrat soit requalifié en contrat de fourniture.
M. Franck Montaugé, président. - Je vous remercie pour vos contributions.
La réunion est close à 19 h 45.
Mercredi 14 février 2024
- Présidence de M. Franck Montaugé, président -
La réunion est ouverte à 16 h 30.
Réseaux et acheminement électriques - Audition de M. Nicolas Deloge, directeur de la régulation des réseaux d'électricité et de gaz naturel à la Commission de Régulation de l'Énergie (CRE), Mmes Marianne Laigneau, présidente du directoire d'Enedis et Chloé Latour, directrice chargée de la stratégie industrielle chez Réseau de transport d'électricité (RTE)
M. Franck Montaugé, président. - Au nom de la commission d'enquête, je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation.
Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête en accueillant M. Nicolas Deloge, directeur de la régulation des réseaux d'électricité et de gaz naturel à la Commission de Régulation de l'Énergie (CRE), Mme Marianne Laigneau, présidente du directoire d'Enedis, et Mme Chloé Latour, directrice chargée de la stratégie industrielle chez Réseau de transport d'électricité (RTE).
Je me dois de vous faire prêter serment en vertu des règles qui régissent les commissions d'enquête parlementaires. Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal, et notamment de cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».
M. Nicolas Deloge, directeur de la régulation des réseaux d'électricité et de gaz naturel à la CRE. - Je le jure.
Mme Marianne Laigneau, présidente du directoire d'Enedis. - Je le jure.
Mme Chloé Latour, directrice chargée de la stratégie industrielle chez RTE. - Je le jure.
M. Franck Montaugé, président. - Le Sénat a constitué, le 18 janvier dernier, une commission d'enquête sur « la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050 ». Nos travaux sont centrés sur le présent et l'avenir du système électrique.
Est-il en capacité de faire face à la demande, d'offrir au particulier et à nos entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont ses perspectives de développement ?
L'objet de la table ronde d'aujourd'hui est de s'intéresser aux réseaux et à l'acheminement électriques. Ce sont en effet des sujets cruciaux que l'on oublie souvent lorsque l'on parle d'électricité. Or l'acheminement a un coût technique, esthétique, que l'on ne peut absolument pas négliger.
La France est certes bien maillée, mais aujourd'hui le contexte évolue, avec la montée des énergies renouvelables qui suppose des réseaux plus diffus et des besoins en termes d'interconnexions. Il nous a semblé important de pouvoir apprécier l'impact de l'évolution en cours et à venir des réseaux et de l'acheminement électriques sur notre système électrique et le niveau de prix de l'électricité.
Combien l'aménagement de ces réseaux va-t-il coûter d'ici 2050, à mix inchangé ? Combien va-t-il coûter en tenant compte de la montée des énergies renouvelables ? Quels sont les coûts complets des différentes sources d'électricité en tenant compte des coûts d'acheminement ? Quelles conséquences prévisibles cela va-t-il avoir sur la facture d'électricité des ménages et des entreprises ? Avez-vous des recommandations à formuler en termes de choix à faire ou à éviter ?
Voilà quelques thèmes sur lesquels notre rapporteur va vous interroger. Nous vous proposons de dérouler cette audition en quatre temps. Nous vous laissons présenter successivement votre travail et vos réflexions en dix minutes. Cette présentation sera suivie d'un temps de questions-réponses de notre rapporteur et de mes collègues ici présents. Vous pourrez revenir sur les propos des autres participants et nous pourrons terminer par une dernière série de questions-réponses.
Je passe la parole à M. le rapporteur.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Merci, M. le Président. Mesdames, Messieurs, merci de votre présence. Ce sujet de l'électricité est parfois un peu nébuleux. Nous nous intéressons aux perspectives de production, de consommation et d'évolution des prix. Dans ce triptyque figurent les réseaux, sur lesquels nous avons entendu des chiffres assez conséquents d'investissements nécessaires, de l'ordre de 100 milliards d'euros pour RTE, 90 milliards d'euros pour Enedis. Vous nous confirmerez ces chiffres. Nous souhaitons savoir à quoi ils se rapportent, sachant que le ministre nous a annoncé lors d'un récent débat que 25 000 kilomètres de réseau devraient être réalisés. Il nous faut appréhender le coût, l'acceptation, l'impact sur le paysage. Un périphérique de lignes à haute tension autour de Paris a également été évoqué. Nous devons également l'intégrer. Nous souhaiterions par ailleurs apprécier la part que représenterait, dans ces investissements, le renforcement de la production nucléaire et des énergies renouvelables, ainsi que le renforcement des lignes actuelles. Nous espérons que cette audition nous éclairera du mieux possible.
Mme Marianne Laigneau, présidente du directoire d'Enedis. - Merci, M. le Président. Vous avez souhaité centrer vos travaux sur le présent et l'avenir du système électrique. J'essaierai de contribuer à ces réflexions du point de vue du réseau de distribution d'électricité qui est géré par Enedis, mais qui appartient aux collectivités locales et qui dessert 95 % du territoire continental. Vous avez parlé du contexte d'évolution de ces réseaux. Il n'est pas exagéré de parler de révolution. Les réseaux de distribution d'électricité vivent effectivement une vraie révolution, et cette révolution accompagne une transformation profonde du système électrique français qui s'appuie sur plusieurs piliers.
Le réseau de distribution d'électricité représente 1,4 million de kilomètres de lignes, soit 35 fois le tour de la Terre. Il constitue le plus grand réseau de distribution européen, représentant 15 % de l'ensemble des réseaux européens. Ce réseau a une valeur collective majeure dans un contexte où les dimensions territoriales sont absolument déterminantes et il s'appuie sur la péréquation tarifaire qui en est une clef de voûte essentielle, car elle en manifeste la solidarité à l'heure où nous parlons d'une transition énergétique et écologique qui doit être juste et inclusive.
Nous développons et exploitons ce réseau dans le cadre d'un dialogue permanent, une vision nationale et des enjeux locaux, puisque nous sommes à la fois une entreprise et un service public, une entreprise nationale avec 40 000 salariés, mais aussi une entreprise complètement locale. Les contrats de concession qui nous lient désormais jusqu'en 2050 avec les collectivités locales en sont une illustration. L'un des atouts de cette organisation est précisément de pouvoir optimiser et séquencer des investissements dans un environnement très complexe, évolutif et de plus en plus incertain, pour répondre à des enjeux multiples. Pour ce faire, il nous faut un cadre régulateur stable dans le temps, permettant de répondre à ces défis tout en étant soutenable pour le consommateur.
Notre premier grand défi concerne le développement. Vous avez entendu des acteurs de la production centralisée. Aujourd'hui, 90 % des énergies renouvelables produites en France sont raccordées au réseau de distribution géré par Enedis. Plus de 60 % d'entre elles sont situées dans des communes de moins de 2 000 habitants et soulèvent des enjeux d'aménagement du territoire. Ce système de production qui s'appuie toujours sur des unités de production centralisées est aussi de plus en plus décentralisé. À l'heure actuelle, 840 000 producteurs d'énergies renouvelables sont connectés au réseau de production opéré par Enedis, dont près de la moitié sont des auto-consommateurs, particuliers ou professionnels. Ils étaient quelques milliers seulement voilà cinq ans. Ce réseau est également de plus en plus digital et doit gérer des flux qui vont dans les deux sens. Auparavant, il vous apportait de l'électricité jusqu'à votre domicile. Désormais, il vous apporte de l'électricité, mais il reçoit aussi des productions en provenance de multiples acteurs.
Vous avez évoqué le chiffre que nous avons rendu public en 2022 de 96 milliards d'euros d'investissements nécessaires. Ce chiffre représente une trajectoire projetée en 2040. Il repose sur des hypothèses qui peuvent varier dans un contexte d'inflation et d'activité économique qui peut lui aussi varier. Le premier objectif de notre programme d'investissement consiste à accélérer et réussir la transition énergétique. Le raccordement devient notre mission principale. Nous devons raccorder des énergies renouvelables nouvelles, essentiellement de l'éolien et de plus en plus de photovoltaïque. En tant que service public, nous répondons aux demandes de clients dans un cadre national qui est celui de la PPE actuelle et des travaux dans le cadre de la PPE future.
Pour cadrer nos hypothèses, nous prenons le scénario de référence de RTE, c'est-à-dire une cible de 110 GW d'énergies renouvelables raccordées en 2040 au réseau exploité par Enedis. Nous voyons une très forte accélération du développement de l'énergie solaire, avec des installations de petite taille et de taille moyenne, liées en particulier à l'émergence de l'agriphotovoltaïsme. En 2023, battant notre record précédent, nous avons raccordé 4,2 GW d'énergies renouvelables. En 2019, avant la crise Covid, nous avions raccordé 2 GW. En nombre d'installations raccordées, nous avons plus que doublé nos volumes, passant de 30 000 en 2019 à 200 000 en 2023. Dans les quatre à cinq ans à venir, selon le rythme de développement, nous estimons que vont s'ajouter entre 1 et 2 millions de nouveaux sites de production d'énergies renouvelables raccordés au réseau de distribution.
Nous devons aussi nous atteler au défi, un peu plus décalé dans le temps, du raccordement de la mobilité électrique. Aujourd'hui, 1,6 million de véhicules électriques et hybrides sont en circulation en France. Selon les prévisions de l'ADEME et d'Enedis, nous devrions passer à 8 millions en 2030 et 17 millions en 2035. Il faut donc raccorder des ouvrages de recharge de ces véhicules sur la voie publique, les autoroutes, les parkings des grandes surfaces, les ombrières, etc. Il existe aujourd'hui 1,7 million de points de charge ouverts sur la voie publique. La recharge des véhicules électriques s'effectuant à 90 % à domicile, il faudra raccorder les maisons individuelles, mais aussi les parkings des immeubles collectifs, un exercice plus complexe impliquant l'assemblée générale des copropriétaires, pour permettre un véritable accès à la mobilité électrique.
Ce scénario de référence est fondé sur les prévisions de croissance de la population, de composition de foyers et de consommation d'électricité de l'Insee.
Notre deuxième grand défi vise à assurer à tous les Français une électricité de qualité. Nous acheminons l'électricité de tous les fournisseurs, et ce, dans un contexte climatique de plus en plus éprouvant pour le réseau. Avec l'aide d'instituts spécialisés, nous modélisons les aléas climatiques à un horizon 2030-2040, voire au-delà, en nous appuyant en particulier sur les rapports du GIEC. Nous devons nous préparer à plus de tempêtes. En 2023, nous avons enregistré 16 tempêtes, un record absolu, dont certaines se sont révélées particulièrement dévastatrices, que ce soit Ciaran ou Domingo en novembre dernier. Nous devons aussi faire face à des augmentations de température très fortes l'été, à un risque inondation de plus en plus fort, comme nous l'avons constaté encore récemment dans le NordPas-de-Calais, ainsi qu'à une augmentation du risque incendie. Les investissements servent à rendre le réseau plus résistant, plus résilient à ces aléas climatiques de plus en plus forts et de plus en plus fréquents.
Les missions qui sont les nôtres consistent à garantir dans la durée aux Français qu'ils auront un temps de coupure moyen acceptable et contrôlé. Nous devons également garantir aux Français des départements les plus ruraux que les investissements seront réalisés pour continuer à proposer une électricité de qualité, ce qui passe par le remplacement des câbles les plus vulnérables aux aléas climatiques. D'ici 2040, nous devrons construire 9 tours de Terre pour permettre le développement des usages de l'électricité et pour enfouir et renouveler le réseau dont nous avons la gestion. Ces investissements doivent s'opérer dans un contexte qui nécessite que ces réseaux soient de plus en plus intelligents, avec le recours à l'intelligence artificielle pour dépanner plus rapidement. L'enjeu de la cybersécurité suppose aussi des investissements. Au-delà des investissements financiers, nous devons investir dans l'humain, en recrutant de nouveaux salariés et en assurant une gestion des compétences robuste dans la durée.
Toutes ces missions de service public se traduisent par des investissements de 96 milliards d'euros (en euros constants 2021) d'ici 2040, soit 5 milliards d'euros environ chaque année. Nous dépassons légèrement 4 milliards d'euros aujourd'hui. Il ne s'agit pas de rattraper une situation chronique de sous-investissement. Ces investissements ont augmenté de façon constante depuis une quinzaine d'années pour faire face à ces enjeux. Sur ces 96 milliards d'euros, nous devrions consacrer 10 milliards d'euros au raccordement des énergies renouvelables, 7,5 milliards d'euros à la mobilité électrique, 23 milliards d'euros au raccordement des consommateurs. Cette trajectoire est assise sur des hypothèses qui peuvent varier. La voiture électrique peut ne pas se développer au rythme anticipé. De même, des phénomènes économiques peuvent freiner ce développement.
S'agissant des conséquences de cette trajectoire d'investissement sur le tarif d'acheminement de l'électricité, nous considérions jusqu'à récemment que le tarif réglementé de vente comprenait trois tiers : un tiers de taxes, un tiers pour rémunérer la production/fourniture et un tiers pour les réseaux. Les récentes évolutions ont fait passer la part du TURPE, le terme consacré pour désigner la rémunération des réseaux de distribution à l'intérieur du tarif intégré, d'un tiers à 25 %. Le cycle du TURPE 6 s'achèvera à la fin de l'année prochaine et nous allons entrer en discussion avec la CRE sur ce tarif qui représente plus de 90 % du chiffre d'affaires d'Enedis, qui s'établit chaque année autour de 14 milliards d'euros. Ce tarif permet à la fois de couvrir les coûts engagés par les gestionnaires de réseau et de rémunérer les investissements réalisés dans ce système. Je pourrai vous donner plus de détail si vous le souhaitez lors des questions-réponses. Ce nouveau tarif devra donner les moyens aux réseaux de remplir leurs missions correctement, dans un cadre de solidarité et de répondre à des objectifs fixés par la représentation nationale, tout en répondant aussi aux défis du changement climatique.
Mme Chloé Latour, directrice chargée de la stratégie industrielle chez RTE. - M. le Président, M. le rapporteur, Mesdames et Messieurs les sénatrices et sénateurs, diriger la préparation de notre prochain schéma décennal de développement du réseau, le SDDR, constitue ma principale mission en tant que directrice stratégie et régulation de RTE.
Le réseau d'aujourd'hui représente le point de départ de ce travail, une infrastructure présente sur tout le territoire métropolitain continental, soit plus de 100 000 kilomètres de lignes, plus de 2 800 postes électriques, et plusieurs niveaux de tension allant du 400 au 63 kilovolts. Cette infrastructure physique va de pair avec les salles de dispatching qui orientent les flux d'électricité à chaque instant sur tout le territoire. Cette infrastructure est essentielle pour la sécurité du pays. RTE représente donc un opérateur d'importance vitale et une partie de nos investissements s'inscrit dans le cadre de la loi de programmation militaire. Ce réseau n'est pas un élément isolé, il assure le trait d'union entre les différents éléments qui composent le système. Pour réfléchir sur le réseau, il faut mener une réflexion de nature économique d'ensemble sur le système électrique et une réflexion sur l'aménagement du territoire.
Le réseau n'est jamais seul. C'est ainsi qu'il a été pensé et construit lors des deux phases de planification du réseau au cours du vingtième siècle. Après la Seconde Guerre mondiale, les réseaux sont largement décimés. L'enjeu consiste donc à accompagner la reconstruction et l'industrialisation du pays et en profiter pour créer un réseau public de transport d'électricité. Au cours des années soixante-dix et quatre-vingt, le Plan Messmer entraîne la construction des grands axes 400 kilovolts, en lien avec le développement du parc électronucléaire. Depuis cette période, de grands projets de réseau se sont développés, comme le projet Cotentin-Maine pour accompagner l'évolution du parc de production nucléaire, le projet Baixas-Santa Llogaia pour développer le réseau interconnecté avec l'Espagne ou le projet Haute Durance pour renforcer et renouveler le réseau des Alpes. Néanmoins, si nous regardons une carte du réseau de transport d'électricité français, nous pouvons constater que sa structure construite depuis 1945 n'a évolué qu'à la marge. Elle a assuré l'intendance, s'est adaptée. Elle n'a jamais été bloquante, mais elle ressemble toujours à celle qui a été planifiée à l'époque.
Aujourd'hui, ce réseau a près de quatre-vingts ans. Nous entrons donc forcément dans une période de renouvellement important de ce patrimoine, comme le concluait notre précédent schéma décennal, publié en 2019. La perspective de réseau réside dans la neutralité carbone. Nous avons étudié celle-ci dans les « Futurs énergétiques 2050 ». Tous les scénarios prévoient une baisse de la consommation totale d'énergie, une réduction de la dépendance de la France aux énergies fossiles, une augmentation de la part de l'électricité dans le mix énergétique français et des investissements dans le système électrique, la production, les réseaux et les flexibilités.
Pour le réseau, les conclusions de cette étude conduite en partenariat avec Enedis pour le transport et la distribution d'électricité sont très claires. Les investissements dans les réseaux augmentent. Pour le seul transport d'électricité, ils seront de l'ordre de 100 milliards d'euros d'ici 2040, dans la fourchette des variantes dites de réindustrialisation des Futurs énergétiques 2050. Tous les scénarios nécessitent de mener une action sur la structure du réseau, c'est-à-dire les axes 400 kilovolts. Cette structure n'est plus adaptée à la neutralité carbone, y compris dans les scénarios qui comportent une part importante de nucléaire. Tous les scénarios nécessitent de poursuivre le renouvellement des réseaux. Les investissements dans le réseau dépendent des choix opérés pour les autres filières, mais le réseau vient toujours avec les autres éléments.
Toutes ces conclusions ont été confirmées par d'autres acteurs. L'Agence internationale de l'Énergie (AIE) que vous avez auditionnée a publié en 2023 une étude centrée sur les réseaux. Au-delà des ordres de grandeur financiers, cette étude insiste notamment sur le risque de retard dans le développement des réseaux pour cette transition. Le SDDR constitue l'approfondissement du chapitre réseau des Futurs énergétiques 2050. Il doit donner lieu à une vraie proposition de planification de la part de RTE. Cette planification est prévue par la loi, dans le Code de l'énergie, mais aussi dans le Code de l'enveloppe. Elle couvrira la période 2025-2040 et s'appuie, comme les Futurs énergétiques 2050, sur un important travail de modélisation qui vise à identifier les endroits de blocage sur le réseau actuel ou les prochaines infrastructures qui vont entrer en service, afin de définir les principales zones géographiques dans lesquelles il faudra investir d'ici 2040.
Nous réalisons beaucoup de variantes, car les possibilités à simuler sont extrêmement nombreuses. Nous avons pour objectif d'identifier s'il existe un socle commun de besoins. Nous connaissons déjà une partie de ce socle. Sur l'industrie, des infrastructures de réseau 400 kilovolts sont déjà planifiées dans les zones de Dunkerque, Fos-sur-Mer, Le Havre. Leur tracé précis est en cours de concertation. Elles doivent être mises en service entre 2028 et 2030. Nous sommes engagés dans une véritable course contre la montre pour ce premier réseau 400 kilovolts que nous redéveloppons pour être au rendez-vous de la réindustrialisation du pays. Sur le parc nucléaire, le Président a identifié les premiers sites pour les EPR. Nous avons des stratégies pour Penly et Gravelines. Elles sont en cours de concertation. Au-delà du dernier kilomètre de raccordement, l'impact sur la structure du réseau est systématiquement mutualisable avec d'autres besoins. Sur l'éolien en mer, les stratégies existent pour tous les parcs identifiés par l'État et sont en cours de mise en oeuvre. Les premiers raccordements sont terminés, dans le respect des coûts et des délais.
Tous ces éléments ont conduit RTE à présenter cette année au régulateur un programme d'investissements qui passe de 1,7 milliard d'euros en 2023 à 2 milliards d'euros en 2024 et 3,7 milliards d'euros en 2027. Tous nos investissements sont approuvés par le régulateur. Pour le SDDR, nous devons proposer la stratégie pour le coup d'après. Au-delà des montants financiers, cette stratégie devra répondre à trois priorités. La première de ces priorités réside dans l'industrialisation du raccordement. Les demandes sont très nombreuses, en forte croissance, souvent directement sur le réseau 400 kilovolts. La deuxième priorité concerne la structure du réseau dans son ensemble pour accueillir nucléaire, renouvelables et réindustrialisation. Enfin la troisième priorité a trait à l'adaptation du réseau au changement climatique et aux risques naturels (canicule, incendie, inondations, tempêtes). L'État a défini une trajectoire de référence pour l'adaptation au changement climatique. RTE prépare un plan d'adaptation. Nous avons déjà effectué le travail pour les tempêtes et nous devons désormais le poursuivre. D'autres investissements viendront en plus de ces priorités, mais ils seront d'ordre deux dans la trajectoire globale.
Réussir cette planification implique d'intégrer cinq impératifs pour RTE. La temporalité constitue le premier impératif. Le réseau est l'incarnation de l'infrastructure du temps long. Il est plus long à construire que toutes les autres infrastructures électriques, à l'exception du nouveau nucléaire. Si nous attendons de disposer de toutes les informations pour planifier une infrastructure de réseau, nous sommes sûrs d'être en retard. L'Allemagne est la meilleure illustration. Aujourd'hui, les gestionnaires de réseau allemands éprouvent de grandes difficultés pour adapter la structure de leur réseau du nord au sud, avec un impact très significatif sur les coûts d'exploitation du système électrique allemand, de l'ordre de 4 milliards d'euros par an qui viennent s'ajouter au financement des nouvelles infrastructures.
La mutualisation représente le deuxième impératif. Un réseau mal planifié est un réseau plus cher, avec une empreinte territoriale plus forte et plus de ressources consommées. Dans les zones de décarbonation par exemple, si nous étions partis des demandes individuelles de chaque industriel, nous n'aurions pas construit d'infrastructures mutualisées. À Dunkerque en particulier, sans la vision d'ensemble comprenant industrie, renouvellement et EPR, nous aurions dupliqué des infrastructures alors que nous n'en réalisons qu'une seule qui répond à tous les besoins du territoire. Réussir cette mutualisation impose en revanche de revoir et simplifier notre cadre de raccordement et de régulation.
Notre troisième impératif réside dans le réalisme industriel. Un programme de développement du réseau est surtout un programme d'équipement. Comme dans les années quatre-vingt, il faut une approche en filière industrielle. Pour le nucléaire, tout le monde le sait. Pour les ENR, aussi. C'est également le cas pour le réseau. Nous avons lancé ce travail avec notre base industrielle que nous interrogeons sur sa capacité à répondre à nos besoins d'investissement.
La réflexion sur le financement représente notre quatrième impératif. Les fondamentaux économiques de RTE sont bons. Nous sommes bien notés. Nous arrivons à financer nos investissements. Notre modèle économique est basé sur un financement à bas coût, amorti sur le temps long (environ 40 ans). Nous sommes adossés à l'État et les financeurs considèrent que notre cadre de régulation est stable. Néanmoins, le TURPE ne finance pas tous les investissements de RTE contrairement à ce qui a pu vous être dit par ailleurs. Les producteurs et les consommateurs portent une part de ces investissements, ce qui renforce le besoin de réfléchir de manière globale plutôt qu'au périmètre du TURPE et du réseau. La part du réseau de transport dans les tarifs réglementés de vente est inférieure à 10 %, plutôt de l'ordre de 7 à 8 %, et cette part a augmenté moins vite que la part énergie. Cette évolution est liée au fait que la structure du réseau n'a été adaptée que de manière marginale. Au-delà des enjeux de financement, l'enjeu principal réside dans l'approvisionnement, la chaîne de valeur et la base industrielle, en France et en Europe.
Enfin, notre dernier impératif vient de la concertation. Un réseau planifié en chambre est une erreur vis-à-vis des pouvoirs publics, de la représentation nationale et des citoyens. Nous ouvrirons donc fin février une consultation publique sur le Schéma décennal de développement du réseau dans le but de consolider et documenter nos hypothèses, comme dans tous nos rapports. La concertation ne portera pas sur des projets, mais sur le dimensionnement du réseau. Ce document constituera un plan programme qui sera soumis à la CRE, l'État, la Commission nationale du débat public et l'autorité environnementale. Pour toutes ces raisons, nous pensons que ce document va nous permettre de débattre de manière complète de la stratégie que nous voulons mettre en oeuvre pour le réseau public de transport d'électricité et d'offrir à RTE les moyens de la décliner.
M. Nicolas Deloge, directeur de la régulation des réseaux d'électricité et de gaz naturel à la CRE. - La Commission de régulation de l'énergie (CRE) est une autorité administrative indépendante employant environ 160 personnes. Elle est chargée de la régulation des réseaux d'électricité et de gaz, du bon fonctionnement des marchés de gros et de détail de l'électricité et du gaz et de la mise en oeuvre des appels d'offres pour le compte de l'État sur les énergies renouvelables, tout ceci au bénéfice du consommateur final. Je tenais à vous remercier de nous auditionner. La CRE est toujours disponible pour venir éclairer les enjeux de l'électricité et du gaz.
Les réseaux constituent des monopoles. Dès lors, il faut fixer leurs tarifs qui sont directement payés par le consommateur final. Le rôle premier de la CRE sur les réseaux consiste donc à fixer un tarif pour ces réseaux. Ce rôle se décline en trois aspects. Sur la fixation des tarifs, la loi précise que le tarif doit couvrir les coûts d'un « opérateur efficace ». Le cadre tarifaire vise en effet à la performance des opérateurs en assurant une efficacité du point de vue économique, avec des enveloppes de charges d'exploitation et des régulations incitatives sur les coûts unitaires des investissements et une qualité de service et d'alimentation. Le tarif suit 70 indicateurs sur les réseaux, dont 23 sont associés à une incitation financière. Il est donc essentiel pour la régulation que d'inciter à la performance. Le tarif recouvre aussi les signaux envoyés au consommateur, via par exemple le tarif heures pleines/heures creuses pour les consommateurs résidentiels, qui permet de caler les chauffe-eaux au bon moment pour le réseau.
Nous entrons aujourd'hui dans la préparation d'un nouveau TURPE, le TURPE 7, pour les années 2025 à 2028. Les débats commencent à peine. Ce tarif devra faire face à un certain nombre d'enjeux liés à la hausse des investissements, mais aussi la hausse prévue des consommations. Je ne suis pas en mesure à ce stade de vous dire si ce tarif augmentera ou non, même si l'accélération des investissements joue plutôt à la hausse.
La régulation des réseaux porte aussi un principe de non-discrimination. La CRE doit s'assurer que tout le monde accède au réseau dans les mêmes conditions. Globalement, les opérateurs réalisent un travail satisfaisant sur ce sujet. Aujourd'hui, en France, tout le monde accède au réseau dans les mêmes conditions. Les rapports que nous remettons chaque année le démontrent.
La CRE est également chargée de l'approbation des investissements. La CRE exerce des missions différentes pour le transport et la distribution, même si les façons de travailler restent assez semblables. Vis-à-vis de RTE, nous jouons un rôle très fort d'approbation des programmes d'investissement qui se décline en trois temps. Nous rendons des avis sur les schémas de développement décennaux pour approuver les stratégies d'investissement de RTE sur le long terme concernant les lignes électriques, leur déploiement, leur technologie, leurs modalités de déploiement. Chaque année, nous approuvons aussi les budgets de RTE. Ce travail ne se résume pas à une signature en bas d'une feuille, il se déroule toute l'année. Nous examinons les projets un par un avec RTE et les études coûts-bénéfices pour identifier l'investissement qui fait le plus de sens économiquement, qui répond au plus grand nombre de demandes, qui coûte le moins cher et qui présente les caractéristiques d'acceptabilité adéquates. Évidemment, les études sont particulièrement poussées sur les plus grands projets (interconnexions, raccordements en mer, lignes 400 000 volts, etc.). Pour ces projets très coûteux, nous fixons même des budgets cibles, assortis d'un malus si RTE ne les respecte pas et d'un bonus s'il les respecte.
Pour Enedis, l'approche est différente. Nous n'approuvons pas les investissements individuellement. Nous nous concentrons plutôt sur les politiques générales d'investissement et nous pouvons parfois entrer dans un détail plus précis sur de grands programmes, comme le programme Linky sur lequel nous avions réalisé une étude coûts-bénéfices complète et un retour d'expérience. L'approbation des investissements relève des autorités organisatrices de la distribution d'électricité (AODE). Néanmoins, nous fixons un certain nombre d'incitations à la performance.
La CRE intervient dans de nombreux aspects des raccordements. Le sujet du raccordement présente trois grands objectifs : accélération, mutualisation et anticipation. Nous avons tous un rôle à jour dans l'accélération du raccordement. RTE et Enedis doivent être plus rapides dans leurs travaux et réaliser des ouvrages optimisés, en recourant aux réseaux intelligents pour gagner en optimisation. Nous devons quant à nous réduire les autorisations. La loi APER a fait beaucoup pour réduire un certain nombre de délais en termes d'autorisations administratives et environnementales. Cependant, sur un gros projet de RTE, les deux tiers du projet sont consacrés aux autorisations, les travaux ne durant qu'un tiers du temps. Pour accélérer, il faut également prendre en compte les contraintes du réseau dès le dimensionnement du projet au lieu de se poser la question à la fin, notamment pour les plus grands projets. Nous invitons donc les pouvoirs publics et les gestionnaires de réseau à agir en ce sens.
La mutualisation constitue le grand chantier du moment. Les Schémas régionaux de raccordement au réseau des énergies renouvelables (S3REnR) ont mis en place la mutualisation pour les renouvelables. En onze ans, nous avons développé 30 GW d'énergies renouvelables avec ce système, contre 15 GW au cours des onze années précédentes. En 2023, nous avons atteint 4,5 GW. Ce système de mutualisation fonctionne. Nous réunissons tous les porteurs de projet ENR pour construire un réseau commun à tous, optimisé en termes de coûts et de délais, dont ils paieront une partie ou « quote-part ». Cette démarche nécessite aussi que les producteurs acceptent de jouer le jeu de la mutualisation et déclarent leur projet en communiquant autant de données que possible à RTE et Enedis pour bâtir leurs plans.
Depuis deux ans, la mutualisation concerne aussi la réindustrialisation et la décarbonation. La demande s'élève à 20 GW pour 15 GW installés aujourd'hui. Cette forte demande se manifeste dans des zones assez circonscrites : Fos-sur-Mer, Dunkerque, la vallée de la chimie, etc. Ces zones nécessiteront des investissements importants. La CRE soutient donc l'approche mutualisée développée par RTE.
Enfin, le raccordement soulève un enjeu d'anticipation. Le réseau devient limitant dans de très nombreux projets, grands ou petits. Les gestionnaires de réseau doivent anticiper, passer des marchés de matériel à l'avance, sans être certains que le projet sera finalement réalisé. La CRE doit les accompagner dans cette prise de risque nécessaire. Dans cette démarche, notre rôle est multiple. Nous approuvons notamment les conventions de raccordement et nous calculons les quotes-parts.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Merci pour ces exposés liminaires. J'ai besoin de quelques éclaircissements sur les chiffres. J'ai compris que le réseau de transport représentait 100 000 kilomètres et que le réseau de distribution représentait 35 fois le tour de la Terre. Lorsque le ministre évoquait 15 000 à 25 000 kilomètres supplémentaires, j'imagine qu'il faisait référence au transport.
Mme Chloé Latour. - Tout à fait.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - J'ai entendu qu'Enedis devrait investir 96 milliards d'euros d'ici 2040. Le chiffre augmente-t-il dans les mêmes proportions jusqu'en 2050 ? Ce montant représente quand même 6 milliards d'euros d'investissements par an. Les financerez-vous uniquement grâce au TURPE 7, dont on ignore à ce stade s'il augmentera ou non ? D'après RTE, la consommation devrait augmenter entre 2025 et 2028 après avoir baissé au cours des dix dernières années. Je ne vois pas d'éléments qui pourraient réduire les montants bruts de transport et de distribution. J'aimerais savoir comment Enedis entend financer l'augmentation de ses investissements. Ces investissements sont-ils linéaires jusqu'en 2040 ?
Dans le rapport Futurs énergétiques 2050 de RTE, qui date de 2021, en page 528, nous observons une augmentation des investissements prévisionnels dans les réseaux, pour le scénario le plus nucléarisé (N03), de 95 milliards d'euros entre 2020 et 2060. Quelle est l'articulation entre ce chiffre et ceux que vous avez annoncés ? Pour le scénario comprenant beaucoup d'énergies renouvelables, le montant atteint 160 milliards d'euros. Madame Laigneau a communiqué quelques éléments sur la répartition pour 40 milliards d'euros. J'aurais aimé la décomposition complète de vos investissements (remplacement, énergies renouvelables, etc.).
Si nous renforçons uniquement la politique nucléaire sur les 18 sites existants, combien devons-nous investir dans le transport et la distribution ? J'ai l'impression que nous renforçons aussi le transport pour le transit avec l'Espagne et le Royaume-Uni. Faisons-nous payer les autres pays lorsqu'ils utilisent nos réseaux ? Avons-nous prévu de le faire ? Quelle proportion des investissements est dédiée à ce volet ?
Enfin, il existerait une déperdition assez importante sur les réseaux, de l'ordre de 25 % ou 20 TWh. Les investissements que vous prévoyez de réaliser peuvent-ils limiter ces pertes ? Avez-vous défini des objectifs en la matière ?
M. Franck Montaugé, président. - Selon la part de nucléaire ou d'énergies renouvelables non pilotables dans le mix énergétique, la partie flexibilité liée au réseau très haute tension ou moyenne tension est de plus ou moins importante, avec un impact sur les coûts et les chiffres que vous nous avez annoncés. Dans quelles hypothèses de composition du mix de production nationale travaillez-vous ?
M. Nicolas Deloge. - Sur le tarif des réseaux, différents éléments appuient l'idée que le prochain tarif devrait être en hausse, compte tenu de l'inflation et de la hausse des coûts de financement. Avec la chaleur des dernières années et la sobriété due à la crise, les recettes d'Enedis sont moindres qu'attendu alors que les investissements sont plus importants. Le chiffre d'affaires d'Enedis ou de RTE est attendu globalement en hausse. Les discussions vont démarrer. Les dossiers tarifaires n'ont pas encore été rendus par les opérateurs. Face à cette hausse se pose la question de la consommation. Le tarif devrait probablement augmenter. La proportion de cette augmentation dépendra de l'hypothèse retenue en termes de consommation. Pour l'instant, l'évolution de la consommation reste la grande inconnue. La CRE et les gestionnaires s'attacheront à bâtir la meilleure hypothèse possible. Certains scénarios de RTE évoquent une augmentation importante due à la réindustrialisation qui permettra d'absorber une partie de ces coûts.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Effectuez-vous un suivi quotidien de la consommation ?
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Savez-vous ce que nous avons consommé depuis le 1er janvier ? Quelle est l'évolution de la consommation par rapport à 2023 ?
M. Nicolas Deloge. - Je ne dispose pas de tous les chiffres. En revanche, je peux vous dire que le mois de décembre qui a été très chaud a induit de très faibles consommations historiques, venant grever les recettes attendues d'Enedis.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Nous savons que la consommation 2023 a baissé par rapport à 2022.
M. Nicolas Deloge. - Nous avons effectivement vu l'effet de sobriété liée à la crise. Je ne dispose pas du chiffre 2024. La consommation dépend beaucoup de la météo.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - À quel rythme recevez-vous ces chiffres ? Vous avez indiqué que vous suiviez la consommation électrique au jour le jour, mais vous n'avez pas les données à fin janvier.
M. Nicolas Deloge. - Si j'avais l'application de RTE sous les yeux, je pourrais faire une somme avec un fichier Excel et vous donner le volume de la consommation depuis le début de l'année. Nous réalisons bien un suivi quotidien.
Mme Marianne Laigneau. - Cette trajectoire d'investissement a été projetée en 2019 jusqu'en 2035. Nous avons réalisé une actualisation en 2021 pour couvrir les années 2022-2040. Nous passerions d'une moyenne de 4 milliards d'euros à 5 ou 5,5 milliards d'euros. Certains éléments progressent de manière linéaire, en particulier le raccordement des énergies renouvelables. Sur ce sujet, nous nous basons sur le scénario de la PPE actuelle et sur les travaux récents du ministère de l'Énergie dans le cadre des scénarios 2050. Nous regardons les fourchettes haute, moyenne et basse et nous les adaptons tout en tenant compte du discours de Belfort. Prévoir de raccorder 5 GW d'énergies renouvelables au périmètre d'Enedis dans les années à venir est considéré comme cohérent avec l'ensemble de ces scénarios. Pour le véhicule électrique, en revanche, nous anticipons un pic de raccordement en 2030, avec l'interdiction de la vente des véhicules thermiques neufs. Une fois que les parkings sont raccordés, l'investissement redescend.
Nous pouvons envoyer à la commission la composition des investissements. J'ai évoqué la transition écologique pour les nouveaux raccordements, du côté de la production et des usages. J'ai mentionné le véhicule électrique, mais j'aurais pu mentionner aussi les pompes à chaleur qui se développent fortement ou l'industrie. 50 % de l'industrie française est raccordée au réseau de distribution. Nous parlons beaucoup des grandes zones de décarbonation. Nous travaillons avec RTE dans l'anticipation. Dunkerque constitue de ce point de vue une grande réussite. Cependant, il ne faut pas oublier la petite industrie qui est également connectée au réseau décentralisé. Outre la transition écologique, une part importante des investissements est consacrée à la résilience, le renforcement et l'enfouissement. Nous avions ainsi consacré 100 millions d'euros à enfouir tout le littoral de la Bretagne voilà quelques années, en anticipation. Ces investissements sont réalisés en concertation avec les propriétaires des réseaux en recherchant le meilleur coût technico-économique. Nous ne pouvons pas non plus surinvestir, car le client final va payer. C'est bien dans l'anticipation que réside l'utilité sociale de notre mission.
Les investissements seront couverts par les recettes issues du tarif. Les facteurs que nous évoquons jouent plutôt à la hausse. Nous devons nous assurer que cette évolution soit soutenable dans la durée, grâce au lissage des investissements, mais aussi à la performance. Les opérateurs gestionnaires de réseau doivent être performants. Sur le programme Linky par exemple, l'investissement était attendu à 4,7 milliards d'euros. Nous l'avons délivré à 4 milliards d'euros, dans le calendrier prévu et la performance qu'il a dégagée a permis de l'auto-financer. Nous avons réduit nos interventions sur le terrain de 80 %, puisque les opérations sont effectuées désormais à distance (relevé des index, déménagements, augmentation de puissance, etc.). Dans la trajectoire, de nombreux moyens informatiques sont donc nécessaires.
Enfin, nous observons, sur le réseau Enedis, 25 TWh de pertes que nous couvrons partiellement par l'ARENH. Aujourd'hui, Enedis et dans une moindre mesure RTE bénéficient de l'ARENH et il est important que nous soyons pris en considération dans le système futur. Nous essayons aussi, par des matériaux plus résilients, de nouvelles technologies, de piloter et limiter ces pertes techniques ou non techniques.
Quant à la consommation, elle est plutôt, pour des raisons de sobriété voulue ou subie et d'une météo clémente, en baisse depuis le début de l'année.
Mme Chloé Latour. - Sur le prochain schéma décennal, nous travaillons sur deux types de scénarios, le scénario du projet de Stratégie française énergie climat publié en novembre dernier et les trois scénarios de notre dernier bilan prévisionnel publié en 2023. Sur ces trois scénarios (atteinte des objectifs publics, léger retard dans l'atteinte des objectifs ou cadre macroéconomique défavorable de mondialisation contrariée), nous réalisons des variantes de localisation des différentes filières de production et des différents enjeux sur la consommation. Nous publierons le prochain schéma décennal sur la base de ces scénarios et nous lancerons une concertation sur les propositions de localisation, que ce soit sur la consommation en termes d'industrie, de mobilité et de sobriété ou sur la production, avec les énergies renouvelables terrestres et marines, et le nucléaire.
Les choix réalisés par le chef de l'État nous positionnent plutôt dans les scénarios de réindustrialisation des Futurs énergétiques 2050. Le graphique que vous évoquez fait référence aux scénarios de référence. Pour apprécier les impacts sur les réseaux de transport, il faut s'intéresser à la page 512 du rapport, avec la figure qui projette les coûts dans les cas de réindustrialisation, notamment sur la période 2035-2050. Les équilibres entre les différents scénarios ne changent pas fondamentalement. En revanche, les réseaux à construire sont quand même plus nombreux pour absorber plus de production et plus de consommation.
M. Franck Montaugé, président. - Vous vous placez là dans l'hypothèse de 50 % de nucléaire.
Mme Chloé Latour. - Nous avons présenté les coûts réseau pour les six scénarios. Certaines comprennent plus de nucléaires, d'autres plus d'énergies renouvelables. Plus la proportion de nucléaire est importante, plus les coûts baissent pour le réseau.
M. Franck Montaugé, président. - Et moins la proportion de réseau à construire est importante. Nous nous plaçons là dans une hypothèse de minimisation des coûts d'investissements réseau qui amène à travailler sur le scénario N03 plus que tout autre.
Mme Chloé Latour. - Aujourd'hui, la trajectoire publique à l'horizon 2040 se rapproche d'un scénario N2 plutôt qu'un scénario N03. Les choix de politique publique réalisés, notamment le discours de Belfort ou le projet de Stratégie française énergie climat, dans la catégorie des scénarios N, nous rapprochent plutôt du scénario N2, avec un peu plus d'offshore, puisque le Pacte éolien en mer prévoit 18 GW d'éolien en mer raccordé en 2035 et 45 GW à l'horizon 2050. Cette production ne figurait pas dans ces scénarios. Pour les Futurs énergétiques 2050, il faut se référer aux scénarios de variantes de réindustrialisation profonde.
M. Franck Montaugé, président. - Le scénario N2 prévoit 36 % de production nucléaire.
Mme Chloé Latour. - Tout à fait. Depuis, différentes décisions ont été prises qui conduisent à accélérer la trajectoire. La réindustrialisation arrive plus vite. Nous le voyons dans les investissements dans les grandes zones industrialo-portuaires. Le bilan prévisionnel 2023 publié en septembre dernier tend à ramener vers la période 2025-2035 une partie des investissements qui étaient prévus dans les Futurs énergétiques 2050 dans la période 2035-2050. C'est le cas pour la production d'électricité et la consommation d'électricité, ainsi que pour les réseaux. Nous le voyons très concrètement dans notre trajectoire d'investissement avec les projets qui démarrent pour la décarbonation. Aujourd'hui, nous travaillons les scénarios du bilan prévisionnel 2023, accélérés par rapport aux scénarios des Futurs énergétiques 2050. Une partie des investissements prévus dans les Futurs énergétiques 2050 et figurant dans ces graphiques ne se matérialisera pas entre 2035 et 2050, mais entre 2030 et 2040, dans des scénarios d'atteinte des objectifs publics. Ces scénarios comprennent la décarbonation, des EPR à Penly, Gravelines, et à Bugey en 2042, ainsi que 18 GW d'offshore en 2035.
M. Franck Montaugé, président. - Vous parlez tous d'anticipation. Comment pouvez-vous développer le réseau en anticipation sans vous projeter au-delà de 2040 ?
Mme Chloé Latour. - Sur le nucléaire et l'offshore, nous tirons notre scénario au-delà de 2040. Nous allons regarder l'impact sur le système électrique de la planification des paires d'EPR après les paires de Bugey. Nous savons déjà que des EPR seront construits à Penly, Gravelines et Bugey. Nous ignorons en revanche où se situeront les EPR suivants. Nous nous trouvons donc dans un univers plus incertain et nous devons tester plus de variantes de localisation.
M. Franck Montaugé, président. - Le fait d'attendre peut-il accentuer les coûts ?
Mme Chloé Latour. - Plus nous avons d'informations sur les différents paramètres, mieux nous pouvons dimensionner le réseau. À défaut, il faut accepter la décision en avenir incertain pour ne pas être en retard.
M. Daniel Gremillet. - Pouvez-vous nous communiquer la part des investissements dans les réseaux enterrés et aériens ? Nous savons que les investissements de transport comprennent la réindustrialisation et le développement des productions énergétiques nucléaires et renouvelables. Nous savons aussi que cette part renouvelable peut fluctuer en fonction des conditions météorologiques. Depuis le début de l'année, nous avons connu une semaine particulièrement calme, où le transport provenant du renouvelable a été très limité, faute de vent et d'ensoleillement. Avez-vous une idée de la part des investissements dans le renouvelable intermittent par rapport au pilotable ? Lorsque vous investissez, un approvisionnement régulier permet de diminuer les coûts de transport. Toute fluctuation modifie complètement le coût de transport.
M. François Bonneau. - Madame Latour, je me perds dans vos explications. J'ai repris une déclaration de RTE indiquant que « le besoin d'investissement est évalué entre 25 et 35 milliards d'euros par an à l'horizon 2030-2035 », soit un triplement par rapport aux dix dernières années. Je n'ai pas entendu ce point dans vos propos. Or il est important pour le coût à venir de l'électricité pour nos concitoyens.
S'agissant d'Enedis, nous nous trouvons face à une injonction contradictoire. Vous devez investir beaucoup dans le renouvelable, mais vous avez donc moins de marges de manoeuvre pour l'enfouissement. Dans mon département, il reste encore beaucoup trop de poteaux près de zones boisées, ce qui ne manque pas de poser des problèmes lors de tempêtes. En Bretagne, des familles sont restées très longtemps sans électricité.
Enfin, une étude indique qu'avec le réchauffement climatique, il n'est pas exclu que nous assistions à un ralentissement du Gulf Stream, entraînant, dans un avenir assez difficile à déterminer, un climat plus américain, avec des hivers plus froids et des étés plus chauds. En avez-vous tenu compte dans vos scénarios d'anticipation ?
Mme Marianne Laigneau. - Aujourd'hui, toutes les nouvelles lignes que nous créons sont à 98 % enterrées. Pour le développement du réseau, nous privilégions très massivement l'enfouissement des lignes. Néanmoins, il subsiste une part importante de réseau aérien. La question m'a été posée par le Président de la République lors d'un déplacement en Bretagne le lendemain de la grande tempête Ciaran. Pour enfouir l'ensemble du réseau de distribution, le coût est estimé entre 120 et 150 milliards d'euros. Il est beaucoup plus économiquement viable de rénover, renforcer la résilience, retirer les fils nus. Ces derniers restent nombreux en Bretagne. Nous avons pu le constater lors de la tempête, malgré les investissements conséquents mis en oeuvre dans cette région.
La question devra également être posée dans le cadre de la reconstruction. 1,2 million de clients étaient coupés, un chiffre que nous n'avions pas observé en un seul événement climatique depuis les tempêtes de 1999 qui avaient touché l'ensemble de la France alors que celles-ci n'ont affecté que la Bretagne et la Normandie. 90 % d'entre eux ont été réalimentés en 3 jours grâce à une mobilisation exceptionnelle des techniciens d'Enedis et des prestataires. Il a fallu traiter les clients par petites poches, dans un habitat extrêmement dispersé. Le réseau a été détruit par des vents jamais enregistrés par Météo France jusqu'à présent. Il faudra se poser la question du dessin optimum de cette reconstruction qui prendra sans doute deux ans, comme nous l'avons fait lors de l'épisode de neige collante en Drôme-Ardèche ou dans la vallée de la Roya où nous avons reconstruit complètement le réseau qui avait été détruit alors qu'il était enfoui. Nous cherchons un équilibre. Cependant, le réseau est quand même majoritairement enfoui, en particulier dans les zones boisées.
Nous ne sacrifions pas les investissements dans la résilience ou dans les énergies renouvelables. Nous essayons de réaliser l'un et l'autre avec des programmes d'investissement pour la résilience et les aléas climatiques qui se déroulent sur une dizaine d'années. Nous essayons de programmer cette vision de long terme. Nous ne pouvons cependant pas couvrir toutes les situations d'aléas climatiques. En cas de dégâts, nous répondons donc par la mobilisation opérationnelle qui est fondée sur la péréquation.
Mme Chloé Latour. - Nous ne projetons pas d'investir entre 25 et 35 milliards d'euros par an. Je pense que vous faites référence à notre dernier schéma décennal qui projetait une cible d'investissement de l'ordre de 33 milliards d'euros sur la période couverte par le schéma de l'époque. En 2023, RTE a investi 1,7 milliard d'euros et nous prévoyons de monter jusqu'à 3,7 milliards d'euros en 2027, ce qui constitue déjà une très forte croissance de nos investissements.
Dans le cadre de notre prochain schéma décennal que nous publierons en juin après une consultation en février, nous projetons 100 milliards d'euros d'investissements d'ici 2040, répartis sur toute la période, de manière non linéaire et avec des investissements qui évoluent en fonction de l'évolution du parc éolien et du parc offshore. Nous pouvons rediscuter de la source que vous citez, mais je pense que nous n'avons jamais envisagé 25 à 35 milliards d'euros par an et que nous ne l'avons pas publié en ces termes.
S'agissant des analyses globales, je vous renvoie notamment au chapitre 11 des Futurs énergétiques 2050 qui étudient l'analyse économique d'ensemble des six scénarios envisageant différents mix de production avec plus ou moins de production pilotable et d'énergies renouvelables et un bouquet de flexibilité différent. Vous pouvez voir les coûts complets de ces scénarios, avec des variantes en fonction de l'évolution des coûts des différentes filières et des coûts de financement. Dans des systèmes où nous avons besoin de plus d'énergies renouvelables, il faut aussi investir dans plus de flexibilité.
M. Fabien Genet. - Je voudrais remercier nos trois intervenants. Leurs propos me semblent assez clairs sur un sujet qui ne l'est pas vraiment. J'ai présidé un syndicat d'énergie pendant six ans. J'ai donc peut-être une tolérance un peu plus grande à ces concepts. À travers vos témoignages, nous avons le sentiment que vous consacrez toute votre énergie à essayer de prévoir le pilotage d'un système alors que les hypothèses à prendre en compte sont si nombreuses que la définition des scénarios est un peu complexe. Finalement, vous vous appuyez sur quelques discours présidentiels qui peuvent changer d'une année sur l'autre, ainsi que sur quelques hypothèses. Quelle implication pour la représentation nationale et l'écosystème des collectivités dans cette démarche ? Nous pouvons regretter l'absence de grand débat national pour fixer la stratégie nationale qui vous aurait permis d'en tirer les conclusions pour les domaines opérationnels qui sont les vôtres. Au regard des coûts de transport, nous pouvons d'ailleurs nous demander si le développement des énergies renouvelables est bien raisonnable.
Je voudrais vous interroger sur les paramètres pris en compte. Vous évoquez beaucoup les risques climatiques. Le risque géopolitique et l'éventualité d'un conflit sur le sol européen et dans notre pays sont-ils pris en considération dans vos scénarios ? Lors de précédentes tables rondes, nous avons beaucoup évoqué le marché européen. Aujourd'hui, nous n'avons parlé que du marché franco-français. Quelle est la prise en compte de l'environnement européen ? Ne pourrions-nous pas imaginer des capacités de production installées en France permettant d'exporter dans les pays voisins ?
On évoque souvent la révolution du véhicule électrique avec sa capacité à stocker de l'énergie une partie de la journée à domicile ou sur le lieu de travail. Devez-vous en tenir compte ou le volume est-il trop négligeable ? Le réchauffement peut-il induire le développement de la climatisation, conduisant à un nouveau pic de consommation électrique l'été ? Enfin, existe-t-il un scénario dans lequel nous pourrions être en retard ? Vous évoquez une accélération des mutations et citez des dates pour la mise en service des EPR. Or jusqu'à présent, le délai de livraison des premiers EPR n'a pas été une science exacte. Pourrions-nous faire face à un risque de black-out dans les années à venir ?
Mme Denise Saint-Pé. - Je vous remercie pour vos prestations. Je m'interroge sur les quotes-parts demandées pour les raccordements. La CRE a-t-elle une philosophie particulière en la matière ? Vous êtes le gendarme du réseau de transport et du réseau de distribution. Distinguez-vous les grands et les petits producteurs, les producteurs d'Ile-de-France ou des Pyrénées Atlantiques ? Quelle est votre position sur la quote-part que vous n'intégrez pas dans le TURPE, mais que vous laissez à la charge du producteur ? Autrefois, les collectivités territoriales pouvaient aider le producteur. Aujourd'hui, tout est centralisé et cette intervention n'est plus possible.
M. Daniel Salmon. - Merci pour vos présentations. Avoir une parfaite lisibilité dans un monde très changeant représente un exercice difficile. Nous devons nous situer dans des faisceaux plutôt que dans des lignes. Je le comprends parfaitement.
Je reviens sur le financement des réseaux. Qui porte le coût de raccordement ? Vous indiquiez tout à l'heure que la baisse de consommation impacterait vos recettes. Paradoxalement, la sobriété réduit vos recettes pour développer le réseau. Comment voyez-vous cette évolution ? Avec l'autoconsommation, la facture de l'usager est moins importante. Paie-t-il un forfait pour son raccordement ? Pouvez-vous nous préciser la part de coût liée au fonctionnement du réseau ? Enfin, quel est le facteur limitant dans le développement du réseau ? Disposez-vous de la main-d'oeuvre nécessaire pour développer le réseau à la vitesse dont nous avons besoin ?
Mme Marianne Laigneau. - Ce dernier sujet est extrêmement important pour nous. Nous avons beaucoup parlé des moyens financiers. Le défi que nous avons à relever ensemble est un défi financier et industriel. Il faut une filière avec des usines de production de câbles et de postes de distribution sur le sol français ou en Europe. Les sources d'approvisionnement sont aussi extrêmement importantes pour nous, avec des facteurs inflationnistes sur le prix du cuivre ou de l'aluminium. Outre le prix, nous devons assurer la sécurité de nos approvisionnements. Lorsque les voies internationales de navigation sont bloquées, les matières premières pour les câbles réalisés pour les sous-traitants, reposant sur des marchés à 5 ou 8 ans, le sont aussi.
La géopolitique ne figure pas forcément dans les scénarios de développement, puisque nous nous basons sur les scénarios publics. En revanche, nous en prenons compte dans notre politique industrielle. En tant que grande entreprise, nous devons trouver des sources d'approvisionnement stables dans le temps.
Il s'agit donc d'un défi technique, financier, industriel et humain. Nous avons lancé une initiative avec RTE et l'ensemble de la filière qui regroupe 1 600 entreprises, soit 100 000 emplois en France, « les écoles des réseaux électriques pour la transition écologique » afin de rendre nos métiers attractifs et attirer de jeunes techniciens et techniciennes en Bac pro, spécialité électricité. Chaque année, il sort 8 000 jeunes diplômés Bac pro, spécialité électricité, soit l'équivalent des besoins de notre filière, sans compter les besoins du nucléaire, de l'automobile et de l'aéronautique. Nous avons un vrai défi sur le volume de recrutement et l'attractivité de nos métiers dont la représentation dans les mentalités n'a pas forcément beaucoup changé alors que ces métiers ont énormément changé. Enedis est d'ailleurs devenu une entreprise à mission.
L'autoconsommation se développe de façon très importante sur le plan individuel et collectif. Aujourd'hui, 300 opérations d'autoconsommation collective fonctionnent en France et 400 sont en projet. Ce développement est permis par le compteur Linky qui évite d'installer deux compteurs, l'un pour la production et l'autre pour la consommation. Tous ces projets ne nécessitent pas des travaux importants de renforcement du réseau. Lorsque vous posez un panneau photovoltaïque sur votre toit, Enedis assure la mise en service sans réaliser d'importants travaux. En revanche, les énergies renouvelables se développent beaucoup dans les installations agricoles, dans des endroits où le réseau n'a pas été développé fortement pour des raisons d'optimum économique. Il faut donc renforcer les réseaux pour créer des postes sources. Nous devons en créer environ 200 à l'horizon 2040.
Une batterie représente l'équivalent de 3 ballons d'eau chaude en capacité de stockage de l'électricité. Les conditions dans lesquelles ces batteries vont être chargées, lorsque 8 millions de véhicules électriques seront en service en 2030 ou 17 millions en 2035, sont fondamentales. Nous travaillons avec la CRE pour que les signaux tarifaires permettent d'optimiser cette recharge afin qu'elle soit réalisée la nuit ou dans les heures où la consommation n'est pas importante sur d'autres usages afin de ne pas avoir à réaliser des investissements supplémentaires pour passer des pics de consommation si tout le monde chargeait son véhicule électrique au même moment dans la journée.
Mme Chloé Latour. - Le principal enjeu pour réussir cette transformation concerne le programme d'équipement. Nous devons réussir à mobiliser la base industrielle capable de réaliser ces équipements tant en matériaux qu'en ressources d'ingénierie, d'études et de montage. Cette base de référence existe en France et en Europe. Elle a effectué les investissements dans le système électrique au cours du vingtième siècle et a continué à le faire au cours du vingt et unième. Il faut maintenir que nous arrivions à lui donner de la stabilité et de la confiance dans nos perspectives d'investissement. Cet enjeu est aussi une réalité. Aujourd'hui, dans nos propositions de devis pour les raccordements, le délai du raccordement au réseau dépend du délai de commande pour certains matériaux, notamment les transformateurs de puissance. Les délais entre les commandes et la fabrication se sont allongés, la demande étant plus importante que l'offre. Nous avons commencé ce travail sur la base industrielle. Nous devons le mener dans le cadre de notre schéma décennal.
Nos scénarios présentent bien les coûts d'investissement et les coûts de fonctionnement. Le réseau doit être présent avant le moyen de production ou le consommateur. À défaut, le moyen de production est incapable de tourner. Si le réseau ne s'est pas adapté, nous n'allons pas arrêter le fonctionnement global du système électrique. Nous allons baisser des moyens de production à un endroit, en augmenter d'autres via les mécanismes de pilotage global du système électrique, ce qui va induire des coûts de fonctionnement. Les 4 milliards d'euros par an du système électrique allemand que j'évoquais correspondaient à ces coûts de fonctionnement. Si nous n'investissons pas dans le réseau, mais que l'appareil de production et de l'appareil de consommation se transforment, nous devrons supporter des coûts d'exploitation du réseau très prononcés, le temps que les infrastructures arrivent. L'Allemagne constitue un bon exemple de ce qu'il advient si nous ne lançons pas les investissements dans le réseau de transport d'électricité suffisamment tôt.
S'agissant du risque géopolitique, nous avons mené ce travail dans le cadre de notre dernier bilan prévisionnel, sans aller jusqu'à la guerre sur le sol français. Nous avons établi trois scénarios d'équilibre offre demande, dont un scénario macroéconomique qui réfléchit à un monde plus adverse, marqué par des contraintes d'approvisionnement, l'augmentation du coût du capital, l'augmentation des prix des combustibles pour appréhender l'impact sur les stratégies d'évolution du système électrique. Nous travaillerons aussi ce scénario pour notre stratégie réseau. Ce travail permet aussi de montrer l'intérêt de relocaliser les filières de production en France et en Europe pour les différents composants du système électrique, que ce soit pour les réseaux, les batteries et les autres matériaux.
Dans toutes nos modélisations, qu'il s'agisse des modélisations d'équilibre offre/demande ou des modélisations du réseau, nous modélisons le système interconnecté avec la France et ses voisins, ainsi que les changements de politique énergétique prévus chez nos voisins et les grands axes simplifiés du réseau de ceux-ci pour voir comment le système électrique dans son ensemble fonctionne. Nous nous basons pour ce faire sur des échanges de données dans le cadre de l'Association européenne des réseaux de transport d'électricité créée par le règlement relatif au marché intérieur, qui permet de disposer de ce type d'information. Aujourd'hui, nous intégrons dans notre modélisation les projets existants qui sont d'ores et déjà décidés. Cinq projets d'interconnexion sont en cours de développement. En revanche, nous avons fait le choix, dans le prochain schéma décennal comme dans le dernier bilan prévisionnel, de ne pas faire évoluer le portefeuille d'interconnexions. Nous ne simulons pas des projets qui n'existent pas. Ce paramètre est le seul à ne pas avoir beaucoup évolué depuis notre dernier schéma décennal. Nous n'avons aucun nouveau projet d'interconnexion.
M. Nicolas Deloge. - Quand un poste est mutualisé, c'est-à-dire qu'il sert à tous les producteurs d'électricité d'une zone, son coût est moindre que si nous avions réalisé une série de postes individualisés. La quote-part vise à refléter ce coût pour le producteur. S'agissant du niveau de prise en charge, le système présente une certaine complexité. Tout dépend du type de raccordement et du statut, producteur ou consommateur. Pour le raccordement d'un consommateur classique, le tarif prend en charge 40 %. Pour une borne de recharge ouverte au public, le tarif prend en charge 75 % du coût. Pour la production, tout dépend de la puissance. Les grosses installations paieront presque tous les coûts de raccordement quand les petites ne paieront quasiment rien. Il est très important d'envoyer un signal de coût économique pour que les opérateurs fassent les bons choix pour le réseau. En matière de réseau, une baisse des coûts implique une baisse des délais.
Tous les scénarios prévoient une hausse des consommations, même si la vitesse de remontée de ces consommations peut être questionnée. Je reviens sur la consommation : elle était de 52 TWh en janvier 2021 et 2022 contre 47 TWh en janvier 2023 et 2024. Nous avons effectivement constaté une baisse, mais tous les scénarios envisagent une hausse.
Sur le volet financier, les charges de capital représentent à peu près autant que les charges d'exploitation dans les tarifs des réseaux de RTE et Enedis.
Mme Chloé Latour. - Sur les quotes-parts, le système fonctionne bien, notamment pour le raccordement des énergies renouvelables. Cependant, nous voyons la complexité du cadre de raccordement. Nous serons confrontés à un enjeu de simplification de ce cadre si nous voulons accélérer sur tous les déterminants, quels qu'ils soient. Aujourd'hui, ce cadre est très peu lisible. Vos questions le montrent aussi. Sa simplification représentera un enjeu collectif.
M. Franck Montaugé, président. - Le cadre que constituent les S3REnR est assez ancien. La loi que nous avons votée récemment prévoit la mise en place de zones d'accélération sur le territoire. La manière dont cette loi se déploie territorialement complexifie-t-elle ou facilite-t-elle votre problématique ?
Mme Marianne Laigneau. - Enedis travaille étroitement avec RTE sur ces sujets. Pour nous, cette démarche constitue une bonne nouvelle. Nous voyons bien dans nos échanges à quel point la planification, l'anticipation, la vision de long terme sont importantes. Le réseau sera toujours plus long à construire qu'un projet d'ENR à se développer. Il nous faut vraiment planifier et anticiper. Avoir des zones d'accélération où l'un des critères de l'accélération réside dans la disponibilité du réseau est extrêmement important pour être capable d'orienter le porteur de projet vers la zone où il reste de la capacité et où il pourra être raccordé très rapidement, à des coûts moindres plutôt que dans des zones où très peu de consommateurs sont installés et où de nombreux projets ont déjà été développés.
Douze comités régionaux de l'énergie se sont mis en place. Enedis et RTE y sont présents pour fournir les données. Nous effectuons un énorme travail de mise à disposition d'applications digitales et de données exposées qui donnent aux collectivités locales la bonne visualisation des endroits où il reste de la place sur le réseau, avec une estimation des coûts et des délais associés. Les systèmes d'information font d'ailleurs partie de nos investissements. Il est de notre devoir de mettre à disposition des informations techniques complètes auprès des décideurs locaux afin de les aider à mieux prioriser, mieux anticiper et donc réduire les coûts pour le système électrique et la collectivité. Il est un peu trop tôt pour vous répondre sur le fonctionnement de ce dispositif, puisque ces comités régionaux ne se sont réunis qu'à une ou deux reprises pour l'instant, mais il est important de mieux planifier à toutes les échelles (nationale, régionale, départementale, locale), en lien avec les gestionnaires de réseau.
M. Franck Montaugé, président. - Selon vous, ce dispositif permettra-t-il d'optimiser le réseau à construire ?
M. Nicolas Deloge. - La loi APER prévoit une révision plus régulière, ce qui permettra de réduire le retard dans la prise en compte. Elle prévoit surtout une incitation des producteurs à déclarer la localisation de leur projet, ce qui permettra d'économiser du réseau de façon quasi certaine. Demander au porteur de projet tôt dans le processus la localisation envisagée permettra d'éviter de construire des ouvrages dont on ignore s'ils seront bien dimensionnés et de faire en sorte que le réseau ne soit pas en retard pour l'arrivée des projets.
Mme Marianne Laigneau. - Du point de vue d'Enedis, le système des S3REnR a fait ses preuves pour faire décoller les énergies renouvelables. Néanmoins, il prend trop de temps et n'anticipe pas suffisamment. De fait, beaucoup de S3REnR sont déjà saturés au moment où ils sont signés, compte tenu du temps d'élaboration. Le décret de la loi APER sur lequel l'administration travaille doit permettre de redonner une vision plus lointaine et anticipatrice à ce dispositif.
M. Franck Montaugé, président. - Ce dispositif aura-t-il un impact sur le SDDR que vous préparez ?
Mme Chloé Latour. - Oui. Nous partons des S3REnR et des ouvrages déjà identifiés dans ces derniers. Ils ne nous permettent cependant pas d'aller jusqu'à la vision 2040. Nous devons donc réaliser des projections au-delà de ces planifications. Nous apprécions le fait que ce dispositif nous permettra d'identifier les ouvrages prioritaires. Dans le cahier des charges des prochains S3REnR, nous pourrons travailler en lien avec Enedis, la CRE et les producteurs pour bien dimensionner ces ouvrages prioritaires afin qu'ils offrent la bonne capacité. Nous y sommes donc très favorables.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Vous avez parlé de simplification du cadre de raccordement. Avez-vous des éléments à nous apporter, hors commission, sur ce que vous souhaiteriez en la matière ? De nouvelles lignes aériennes de 400 000 volts sont prévues. Anticipez-vous des problèmes d'acceptabilité pour ces lignes ? En termes de coût, quel est le rapport entre lignes aériennes/lignes enfouies ?
Mme Marianne Laigneau. - Nous vous fournirons ces éléments. Nous avons réalisé un travail commun avec RTE pour formuler les propositions de simplification d'ordre législatif ou réglementaire.
Mme Chloé Latour. - Nous ferons de même. Sur le réseau, nous recevons de très nombreuses demandes de raccordement pour des datacenters, notamment en Ile-de-France et vers Marseille. Ces datacenters se raccordent directement sur le 400 kilovolts, avec de vrais impacts sur la structure du réseau. Quel cadre de régulation leur appliquons-nous ? Ce sujet semble mineur, mais il ne l'est pas et nous aimerions travailler dessus.
Sur les lignes à très haute tension, des projets existent et font l'objet de concertations, notamment dans la zone d'Orléans ou entre Amiens et Petit-Caux pour permettre l'arrivée de l'EPR de Penly et la production éolienne offshore. Ces projets sont bien identifiés. Nous avons également réalisé des projections en termes de kilométrages, issues de Futurs énergétiques 2050. Nous y travaillerons à horizon 2040. En revanche, nous n'avons pas de vrais projets. Pour l'instant, nous arrivons à identifier les zones du réseau en fragilité. Nous devons vérifier s'il est possible d'utiliser les infrastructures existantes ou s'il faut de nouvelles infrastructures. Le régulateur nous invite à étudier des alternatives au réseau (batteries, hydrogène, etc.). Nous projetons des cas où des infrastructures seraient nécessaires. Via ces kilométrages, nous voulons essayer de mobiliser notre écosystème de fournisseurs pour voir dans quelle mesure ils peuvent répondre. Ces kilométrages comprennent aussi le renouvellement du réseau existant.
Nous n'avons pas une carte de tous les projets précis à réaliser d'ici 2040. Nous connaissons les besoins en termes de renouvellement patrimonial. Nous commençons à identifier les zones fragiles. Désormais, nous devons regarder si nous pouvons conduire certaines opérations en même temps, adaptant le réseau tout en le renouvelant. Ce travail est en cours. Nous allons interroger notre base industrielle sur la capacité à répondre, sur les bonnes stratégies de développement du réseau de transport, ce qui nous permettra ensuite de planifier chaque infrastructure au cas par cas. Nous en débattrons avec la CRE et la Commission nationale du débat public. Le SDDR étant un plan programme, il sera soumis à concertation préalable ou à débat public avant d'être regardé par l'autorité environnementale.
Il n'est pas possible d'enfouir le 400 kilovolts en courant alternatif. Pour enfouir des lignes à très haute tension, il faut passer par des liaisons en courant continu, qui est au moins six fois plus cher. Aujourd'hui, cette technologie est utilisée pour les raccordements offshore partout dans le monde. La chaîne de valeur est très saturée. Les fournisseurs sont très peu nombreux. Les délais de production sont donc très longs. Les créneaux sont actuellement réservés pour 2032-2035. Si nous voulons réaliser des ouvrages rapidement, nous ne pourrons pas nous appuyer sur cette technologie.
M. Franck Montaugé, président. - Anticipez-vous le positionnement sur le réseau des électrolyseurs qui sont annoncés comme des moyens de flexibilité importants à moyen et long terme ?
Mme Chloé Latour. - Oui. Pour nous projeter, nous nous basons notamment sur les demandes de raccordement que nous recevons. Nous recevons de nombreuses demandes, souvent à proximité des zones de décarbonation de l'industrie. Dans notre consultation publique de fin février, nous expliquerons les projets, les localisations, les volumes concernés et les enjeux autour de la flexibilité de ces électrolyseurs et nous examinerons ensuite l'impact sur le réseau. De manière générale, nous localisons tout dans le SDDR.
M. Nicolas Deloge. - Sur ces électrolyseurs, nous savons aussi que tous les projets ne se réaliseront probablement pas, ce qui joue beaucoup dans le dimensionnement final du réseau.
M. Franck Montaugé, président. - Certains électrolyseurs sont installés pour le fonctionnement du réseau lui-même, indépendamment des problématiques de décarbonation de sites industriels.
Mme Chloé Latour. - Dans les infrastructures proposées pour la mutualisation, à Fos-sur-Mer, nous avons proposé deux types de contrats de raccordement. L'un permettait de bénéficier de coûts de raccordement plus faibles avec des services de flexibilité. Nous pensions que ce contrat serait plébiscité par les électrolyseurs. Or ces derniers se sont positionnés sur le raccordement au réseau sans solution flexible pour pouvoir fonctionner, quelle que soit la disponibilité du réseau.
M. Franck Montaugé, président. - Merci beaucoup pour cet échange.
La réunion est close à 18 h 40.