Mercredi 7 février 2024

- Présidence de M. Philippe Mouiller, président -

La réunion est ouverte à 9 h 05.

Projet de loi ratifiant l'ordonnance n° 2023-285 du 19 avril 2023 portant extension et adaptation à la Polynésie française, à la Nouvelle-Calédonie et aux îles Wallis et Futuna de diverses dispositions législatives relatives à la santé -Désignation d'un rapporteur

M. Philippe Mouiller, président. - Le projet de loi ratifiant l'ordonnance n° 2023-285 du 19 avril 2023, portant extension et adaptation à la Polynésie française, à la Nouvelle-Calédonie et aux îles Wallis et Futuna de diverses dispositions législatives relatives à la santé sera examiné en séance publique jeudi 14 mars.

La commission désigne Mme Marie-Do Aeschlimann rapporteure sur le projet de loi n° 140 (2023-2024) ratifiant l'ordonnance n° 2023-285 du 19 avril 2023 portant extension et adaptation à la Polynésie française, à la Nouvelle-Calédonie et aux îles Wallis et Futuna de diverses dispositions législatives relatives à la santé.

Proposition de loi visant à garantir un mode de calcul juste et équitable des pensions de retraite de base des travailleurs non salariés des professions agricoles - Désignation d'un rapporteur

M. Philippe Mouiller, président. - Le groupe Les Républicains a demandé l'inscription à l'ordre du jour des travaux de la semaine sénatoriale du 18 mars de la proposition de loi visant à garantir un mode de calcul juste et équitable des pensions de retraite de base des travailleurs non salariés des professions agricoles, dont je suis le premier signataire.

L'objet de ce texte est de préciser la loi de février 2023 visant à calculer la retraite de base des non-salariés agricoles, en retenant les vingt-cinq années d'assurance les plus avantageuses. Le texte de loi existant renvoyait à un rapport et à un décret, mais les conclusions de ce rapport ne sont pas satisfaisantes. C'est pourquoi ce texte vise à inscrire « en dur » des règles fidèles à la volonté du législateur de 2023.

Je vous propose que notre rapporteur de la branche vieillesse, Pascale Gruny, qui avait déjà travaillé sur ces scénarios dans le cadre d'un précédent rapport, en soit désigné rapporteur.

La commission désigne Mme Pascale Gruny rapporteur sur la proposition de loi n° 307 (2023-2024) visant à garantir un mode de calcul juste et équitable des pensions de retraite de base des travailleurs non salariés des professions agricoles présentée par Philippe Mouiller et plusieurs de ses collègues.

Mission flash sur l'accès à l'interruption volontaire de grossesse - Désignation des rapporteurs

M. Philippe Mouiller, président. - Alors qu'approche l'examen du projet de loi constitutionnelle relatif à la liberté de recourir à l'interruption volontaire de grossesse (IVG), il me semble utile que notre commission effectue une « mission flash », qui ferait un état des lieux de l'accès à l'IVG en France. Dans le cadre de ses travaux, cette mission pourrait avoir à examiner l'application de la clause de conscience des médecins en matière d'IVG. Il s'agit en tout cas d'objectiver le débat autant que possible.

J'espère que cette mission pourra avancer rapidement et que ses conclusions nous en seront communiquées avant fin mars. Je vous propose qu'Alain Milon et Brigitte Devésa en soient les rapporteurs.

De plus, à titre conservatoire, afin d'assurer que toutes les données utiles puissent être transmises rapidement aux rapporteurs, je propose également que notre commission demande au Sénat de lui conférer pour cette mission et pour une durée maximale de 6 mois les prérogatives attribuées aux commissions d'enquête, en application de l'article 5 ter de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

Mme Laurence Rossignol. - Je découvre à l'instant l'existence de cette mission flash. S'agit-il de déterminer si la clause de conscience des médecins empêche l'accès à l'IVG ?

M. Philippe Mouiller, président. - L'objectif est de dresser un état des lieux de la situation.

Mme Laurence Rossignol. - Nous savons que ce débat est sensible, en particulier au Sénat, et qu'un certain nombre d'entre nous sont plus engagés que d'autres dans la défense de l'accès à l'IVG et des avancées obtenues. Je suggère que l'un des deux rapporteurs soit issu des rangs de l'opposition.

M. Philippe Mouiller, président. - J'entends votre remarque, mais je ne suis pas capable de définir dès à présent les appartenances de tel ou tel, une troisième voie pouvant d'ailleurs exister. Je souligne que les auditions seront ouvertes à tous les membres de la commission. Je maintiens ma proposition initiale.

Mme Laurence Rossignol. - Je propose dans ce cas de désigner un troisième rapporteur, qui représenterait la minorité sénatoriale.

M. Philippe Mouiller, président. - Vous présupposez que le débat épouse les contours des partis politiques et recoupe une opposition entre majorité et minorité ; un autre point de vue consiste à considérer qu'il existe des positionnements individuels sur ce sujet. Je resterai pour ma part très prudent, car il me semble impossible d'identifier une majorité et une minorité.

Mme Laurence Rossignol. - Je prends acte de la manière dont vous présentez les choses et vais donc reformuler ma proposition plus simplement : il existe une majorité sénatoriale - indépendamment de la question de l'IVG - et je suggère que les groupes qui n'en font pas partie soient associés à cette mission par le biais d'un troisième rapporteur.

Mme Frédérique Puissat. - S'agissant de textes d'importance tels que celui-ci, j'imagine que vous avez déjà ouvert le débat au sein de vos groupes politiques. Le nôtre l'a en tout cas engagé, ce qui nous a permis d'avoir des éclairages divers et variés. Dès lors qu'une mission d'information est initiée par la commission, les rapporteurs appartiennent à des groupes différents, ce qui permet d'apporter une diversité des points de vue. Je ne doute pas qu'il en ira de même pour cette mission flash, sachant que nous pourrons adopter ou non le rapport des commissaires désignés.

M. Philippe Mouiller, président. - Je prends note de la remarque de Mme Rossignol et, sans clôturer le débat, vous propose de désigner les deux rapporteurs comme prévu initialement. J'apporterai ensuite une réponse à votre demande visant à désigner un troisième rapporteur.

Mme Émilienne Poumirol. - Ce sujet renvoie en effet aux intimes convictions de chacun. Cela étant, les groupes minoritaires sont rarement représentés par un rapporteur. Sur un sujet aussi important, la désignation d'un troisième rapporteur ne nuirait pas à la bonne conduite des débats : au contraire, des éclairages différents garantiraient la sérénité des débats.

M. Philippe Mouiller, président. - Je reste ouvert à votre proposition, mais je souligne que c'est la première fois que la spécificité du thème d'une mission est invoquée pour remettre en cause les règles de désignation des rapporteurs. Je fais en sorte de garantir les équilibres et de répartir les sujets entre les groupes, en tâchant, madame Poumirol, de répondre favorablement aux demandes particulières.

Chargé de l'organisation des missions au travers de ma fonction de président, je n'entends pas définir de nouvelles règles au motif qu'un sujet revêtirait un caractère particulièrement polémique ou qu'il opposerait une minorité et une majorité. Une fois encore, j'ai pris note de la demande de Mme Rossignol et ne la rejette pas d'emblée : j'aborderai le sujet avec les deux rapporteurs et je vous apporterai une réponse très rapidement.

Mme Cathy Apourceau-Poly. - Vous reviendrez donc vers nous à ce sujet.

M. Philippe Mouiller, président. - Tout à fait. Je vous propose donc de désigner les deux rapporteurs proposés.

La commission désigne M. Alain Milon et Mme Brigitte Devésa rapporteurs de la mission flash sur l'accès à l'IVG.

Proposition de loi visant à améliorer et garantir la santé et le bien-être des femmes au travail - Examen du rapport et du texte de la commission

M. Philippe Mouiller, président. - Notre ordre du jour appelle maintenant l'examen du rapport et du texte de la commission sur la proposition de loi visant à améliorer et garantir la santé et le bien-être des femmes au travail. Cette proposition de loi, déposée par notre collègue Hélène Conway-Mouret, dont je salue la présence parmi nous, sera examinée en séance publique jeudi 15 février, au sein de la niche du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain.

Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - La proposition de loi de notre collègue Hélène Conway-Mouret cherche à mettre en place les conditions d'une meilleure prise en compte de la santé des femmes au travail, et prévoit de créer un arrêt maladie plus adapté à la situation des femmes souffrant de dysménorrhées.

Cette proposition de loi s'inscrit en partie dans le sillage du rapport d'information fait au nom de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes sur la santé des femmes au travail, auquel j'ai eu la chance de participer avec ma collègue Marie-Pierre Richer. Nous ne sommes pas parvenues, cependant, à adopter une position unanime en faveur de la mise en place d'un « congé menstruel » en France, ou contre cette mesure, mais nous nous sommes accordées sur le constat suivant : les pathologies menstruelles constituent un enjeu d'égalité professionnelle encore insuffisamment investi dans le monde du travail.

Avant de procéder à l'examen de ce texte, je voudrais d'abord souligner un double problème de vocabulaire, concernant les termes de « dysménorrhée » et de « congé menstruel ».

Tout d'abord, le champ de la proposition de loi s'étend aux femmes victimes de dysménorrhées incapacitantes, un terme qui peut paraître inutilement compliqué, mais qui désigne en réalité simplement les douleurs menstruelles assez aiguës pour perturber les activités quotidiennes, et donc conduire à des absences dans le milieu scolaire ou professionnel. Ces dysménorrhées peuvent être qualifiées de « secondaires », lorsqu'elles sont liées à une pathologie - c'est le cas de l'endométriose, des fibromes utérins, du syndrome des ovaires polykystiques ou du syndrome prémenstruel - ou bien de « primaires » lorsqu'elles ne le sont pas.

Évidemment, les données sur ce sujet sont délicates à produire, mais le phénomène est loin d'être anecdotique. Les estimations qui font foi parmi le corps médical indiquent qu'une femme sur dix en âge de procréer souffrirait d'endométriose, auxquelles s'ajoutent les femmes touchées par les autres pathologies menstruelles et par des dysménorrhées primaires. Dans un sondage de l'Institut français d'opinion publique (Ifop) de mai 2021, 16 % des femmes interrogées rapportent souffrir de menstruations très douloureuses, au point de voir leur activité professionnelle ou scolaire impactée.

J'en viens maintenant au terme de « congé menstruel ». Celui-ci a le mérite d'avoir été repris dans l'espace public et d'être relativement bien identifié, mais c'est sans doute là sa seule vertu. En effet, il permet à tort le rapprochement avec les congés payés et donne l'image d'une période de confort et d'oisiveté à destination des femmes durant leur période de menstruation. Il n'en est rien, évidemment.

D'abord, mais faut-il le rappeler, parce qu'il ne vise pas l'ensemble des femmes, mais seulement celles dont les douleurs sont incapacitantes, le terme de « congé menstruel » n'est pas adapté. Je vous épargne le recueil de description des douleurs physiques, et je ne reviens pas non plus sur les errances thérapeutiques qui s'y rattachent le plus souvent, mais je vous assure qu'à choisir, aucune d'entre elles ne souhaiterait avoir besoin de cet arrêt.

Par ailleurs, j'y reviendrai, la proposition de loi ne vise pas à créer un congé menstruel accordé par l'employeur, mais bien un arrêt maladie spécifique, délivré par un professionnel médical à la suite d'un examen rigoureux, et donc sur des bases cliniques indiscutables. Ces précautions liminaires étant exposées, j'en viens au coeur de notre sujet.

Depuis quelques années, l'action des associations et des militantes a permis d'offrir une meilleure visibilité à l'endométriose dans l'espace public, et il faut s'en féliciter.

Cette visibilité peine en revanche à passer les portes du monde du travail. Si de réels progrès ont été faits concernant la prévention et la santé en travail dans les entreprises depuis l'accord national interprofessionnel (ANI) du 9 décembre 2020, les employeurs peinent encore à identifier les dysménorrhées subies par les femmes comme un enjeu d'égalité professionnelle.

En l'absence de disposition spécifique dans le droit français et de prise en charge par la sécurité sociale, seuls quelques employeurs ont mis en place un accompagnement et, parfois, une adaptation du régime de travail de leurs salariées souffrant de dysménorrhées.

Comme souvent, les collectivités territoriales ont été pionnières : la commune de Saint-Ouen, en Seine-Saint-Denis, a par exemple mis en oeuvre une autorisation spéciale d'absence de deux jours par mois sur présentation d'un justificatif médical, avant que la commune de Bagnolet et les métropoles de Lyon et Strasbourg ne l'imitent. Certaines entreprises ont également prévu des adaptations : si l'exemple très médiatique de Carrefour ne concerne qu'un champ restreint aux salariées ayant une reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH), d'autres entreprises, des grandes comme L'Oréal, ou des plus petites comme la coopérative La Collective, sont également expérimentatrices.

Face à cette forme de prise de conscience, les initiatives législatives se multiplient au Sénat comme à l'Assemblée nationale, dans l'ensemble du spectre politique, actant ainsi que le besoin d'agir est réel. Pour ce qui concerne plus spécifiquement le Sénat, la proposition de loi visant à lutter contre l'endométriose d'Alexandra Borchio Fontimp, qui a récemment été déposée, concerne le financement de l'innovation dans la prise en charge thérapeutique, le dépistage et la diffusion de la connaissance autour de cette maladie. Cette initiative est donc pleinement compatible avec la proposition de loi que nous examinons ce matin, qui concerne principalement l'adaptation du régime des arrêts de travail et de leur indemnisation aux douleurs menstruelles.

Les douleurs menstruelles revêtent en effet certaines spécificités : les dysménorrhées sont récurrentes, elles sont concentrées dans le temps, et elles sont, dans la grande majorité des cas, bénignes. Les grands principes de l'indemnisation des arrêts de travail de droit commun, à savoir la prescription médicale de chaque arrêt et l'application d'un délai de carence, ne s'accommodent qu'imparfaitement de ces particularités. La conséquence est un important non-recours, facteur d'un certain mal-être au travail.

Les statistiques le confirment : 40 % des femmes souffrant de dysménorrhées disent, par exemple, mal supporter les stations debout et assise les plus courantes sur leur poste. S'y ajoutent de la fatigue et des difficultés à se concentrer du fait de la douleur pour 48 % d'entre elles. Comment ignorer, dans ces conditions, les risques accrus d'accidents du travail que les douleurs menstruelles font peser sur les femmes ?

Il est aujourd'hui nécessaire de dépasser enfin la recette que se transmettent les femmes de génération en génération : « Prends tes médicaments et serre les dents ». Cette invisibilisation des douleurs menstruelles n'est plus tenable.

Six pays ont déjà pris à bras-le-corps l'enjeu de la santé menstruelle au travail, et adopté des « congés menstruels ». Dans quatre d'entre eux, le Japon, la Corée du Sud, l'Indonésie et la Zambie, il s'agit bien d'un jour de congé accordé et, le cas échéant, rémunéré par l'employeur. Dans les deux autres, Taïwan et l'Espagne, il s'agit plutôt d'un arrêt de travail menstruel, médicalement constaté et pris en charge par la solidarité nationale.

La proposition de loi que nous examinons ce matin a pour principal objet de faire de la France le septième pays de la liste et de créer un nouveau régime d'arrêt maladie spécifiquement dédié aux femmes souffrant de dysménorrhées, arrêt maladie à la charge de la sécurité sociale et non de l'employeur.

L'article 1er constitue le coeur du dispositif. Il prévoit que l'assurée souffrant de dysménorrhées puisse se voir prescrire par un médecin ou une sage-femme un arrêt de travail cadre, d'une durée d'un an. Cette prescription ouvrirait à l'assurée le droit de bénéficier au plus de deux jours d'arrêt de travail par mois chaque fois que la douleur le rend nécessaire, sans avoir à consulter à nouveau un professionnel médical.

Il s'agit là d'une dérogation au droit commun, justifiée par la récurrence et la cyclicité des douleurs menstruelles, ainsi que par leur caractère le plus souvent bénin. Cela allégerait les démarches médicales de l'assurée, qui n'aurait plus à consulter à chaque période de menstruation douloureuse, et libérerait du temps médical dans un contexte de tension sur l'offre de soins.

L'article 2 prévoit qu'aucun délai de carence ne s'applique aux arrêts de travail prescrits en cas de dysménorrhée, tant pour les salariées que pour les agentes publiques. Les arrêts de travail seraient donc indemnisés dès le premier jour. Il ne s'agit pas là d'une mesure pour encourager le recours à l'arrêt de travail, mais bien d'une mesure pour cesser de le décourager.

En effet, les douleurs liées aux règles peuvent être aiguës, mais elles sont le plus souvent concentrées sur une durée insuffisante pour ouvrir droit à indemnisation pour les salariées du privé, compte tenu du délai de carence.

Les femmes souffrant de dysménorrhées sont donc aujourd'hui contraintes à un choix entre deux issues insatisfaisantes : s'arrêter et perdre jusqu'à 10 % de leur salaire, parfois chaque mois ; ou souffrir au travail. Dans un contexte d'inflation, l'arrêt de travail devient un luxe que peu peuvent se permettre. La suppression du délai de carence est alors une condition nécessaire pour que l'arrêt de travail puisse servir son but originel : permettre à celles et ceux qui ne peuvent momentanément pas travailler de ne pas le faire.

La suppression d'un délai de carence n'a d'ailleurs rien d'incongru. Vous avez, mes chers collègues, adopté en 2023 la suppression du délai de carence pour les arrêts de travail consécutifs à une interruption spontanée de grossesse ou à une interruption médicale de grossesse, pour les mêmes raisons. Le délai de carence ne s'applique pas davantage pour les affections de longue durée (ALD) à compter du deuxième arrêt de travail, une dérogation justifiée par la récurrence et la chronicité de ces pathologies. Ces caractéristiques, les ALD les partagent avec de nombreuses pathologies menstruelles, à commencer par l'endométriose.

L'article 3 prévoit, quant à lui, que les arrêts de travail, dans le cadre du « congé menstruel », soient pris en charge à 100 % par la sécurité sociale, un traitement dérogatoire plus favorable que les arrêts de travail de droit commun, pris en charge à 50 %.

Malgré la spécificité des douleurs menstruelles, je vous proposerai de supprimer cet article dans un esprit d'équité. Il ne me semble en effet pas justifié d'instaurer des différences de traitement entre les différentes pathologies dans le niveau de prise en charge par la solidarité nationale.

Si les administrations centrales n'ont pas été en mesure de nous proposer un chiffrage, la direction générale de l'offre de soins (DGOS) avait estimé à une centaine de millions d'euros le coût annuel pour la sécurité sociale d'un dispositif similaire, mais centré sur l'endométriose.

Cet arrêt menstruel ne manquera pas, je le sais, de susciter des interrogations. J'aimerais revenir sur les principales observations qui m'ont été transmises lors des auditions.

J'écarte d'emblée le sempiternel argument du risque de discrimination, que même la direction générale du travail (DGT) ne revendique pas et qui n'a jamais servi qu'à prôner l'immobilisme pour les droits des femmes.

À ceux qui craignent que ce dispositif ne désorganise les entreprises, je veux répondre que le premier facteur de désorganisation n'est pas l'arrêt menstruel, mais la douleur menstruelle. Il me semble illusoire de croire que l'employée d'usine qui se tord de douleur à son poste, parce qu'elle n'a pas d'autre choix, puisse exercer un travail productif qui ne perturbe pas l'organisation du travail.

D'autres, comme la DGOS, craignent qu'un arrêt de travail cadre comme celui que prévoit de créer ce texte ne conduise les femmes à moins consulter pour leurs dysménorrhées. Je pense au contraire qu'en simplifiant la procédure et en garantissant une juste indemnisation, ce texte sera de nature à inciter les femmes qui souffrent aujourd'hui en silence et hors de tout parcours de soins, faute d'alternative, à consulter un médecin à ce sujet.

J'aimerais, enfin, avancer deux arguments à mes collègues qui pensent que la solution réside dans la catégorisation comme ALD de certaines pathologies menstruelles.

Premièrement, en supprimant le délai de carence, la proposition de loi que nous examinons rapproche le régime applicable aux dysménorrhées de celui qui est applicable aux ALD. Cette proposition de loi va donc dans le sens que vous encouragez.

Deuxièmement, seulement 10 000 femmes sont parvenues à faire reconnaître leur endométriose comme ALD, un chiffre à comparer aux 2,5 millions de femmes concernées par cette maladie. Nous ne pouvons plus continuer d'agir au compte-gouttes, il faut désormais une approche plus globale.

Enfin, l'article 4 prévoit que l'accord collectif applicable, ou à défaut la charte de l'employeur, précise les modalités d'accès des salariées souffrant de dysménorrhée invalidante à une organisation en télétravail. Il précise également que l'employeur s'assure de « l'égalité d'accès au télétravail entre les femmes et les hommes ». En effet, même si toutes les salariées ne peuvent y prétendre, le télétravail peut constituer un aménagement de poste particulièrement adéquat pour les femmes souffrant de dysménorrhées.

Cette proposition de loi est prometteuse et nécessite certainement un débat nourri pour préciser certains de ses éléments. Les auditions conduites ont d'ores et déjà permis d'identifier le risque qui existerait à porter à 100 % l'indemnisation des arrêts maladie des femmes souffrant de dysménorrhées, ce qui nous a conduits à la suppression de l'article 3. Plus largement, des évolutions sont imaginables concernant les modalités de la prise en charge par la sécurité sociale de ces arrêts, que ce soit au niveau du périmètre, ou de la nature de l'arrêt délivré.

Pour conclure, ce texte répond à une conviction profonde : quand le système d'indemnisation de l'assurance maladie ne répond pas à la situation particulière d'un salarié, c'est parfois une injustice, souvent une tragédie individuelle, mais cela n'appelle pas forcément de réponse du législateur. En revanche, quand un système exclut plus d'un salarié sur vingt, il me semble que la légitimité du législateur à agir est grande. C'est pourquoi je demande à la commission de bien vouloir adopter ce texte.

Pour finir, il me revient de vous proposer un périmètre pour l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution. Je considère que ce périmètre comprend des dispositions relatives au régime des arrêts de travail s'appliquant aux personnes souffrant de dysménorrhées et aux aménagements des conditions et du temps de travail pour les personnes souffrant de dysménorrhées.

En revanche, ne me semblent pas présenter de lien - même indirect - avec le texte déposé, et seraient donc considérés comme irrecevables, des amendements relatifs à la prise en charge thérapeutique des personnes souffrant de dysménorrhées, aux compétences générales des professionnels de santé, aux conditions générales d'indemnisation des arrêts de travail ou aux règles générales d'organisation du travail.

Il en est ainsi décidé.

Mme Hélène Conway-Mouret, auteure de la proposition de loi. - Merci de m'accueillir pour présenter cette proposition de loi. Ce texte repose sur des observations de terrain et vise à répondre aux attentes de millions de femmes, qui espèrent voir reconnaître le fait que les dysménorrhées peuvent être incapacitantes et avoir des répercussions négatives sur la qualité de leur travail, comme sur la qualité de leurs relations professionnelles pendant la journée ou les deux jours concernés, situation qu'elles doivent jusqu'à présent gérer seules en invisibilisant leurs souffrances. Leurs collègues peuvent cependant observer que la qualité de leur travail n'est pas optimale pendant ces périodes.

Ces femmes souhaitent travailler dans un environnement professionnel serein et pouvoir bénéficier d'un peu de repos le jour où le besoin s'en fait ressentir. Précisons qu'il ne s'agit pas de proposer un jour de congé supplémentaire par mois aux femmes - comme l'a justement souligné la rapporteure, le terme de « congé » est inadapté -, mais de créer un nouveau type d'arrêt maladie, octroyé sur la base d'une consultation médicale. Les auditions nous ont permis de constater que les femmes ne consultent que rarement pour ce motif dans la mesure où elles ont l'habitude de s'entendre dire que ces douleurs sont normales et qu'il faut patienter, même si celles-ci peuvent revenir le mois suivant avec plus ou moins d'intensité.

Cette consultation médicale pourrait, selon nous, déboucher sur un suivi et un accompagnement qui permettraient aux femmes de mieux gérer les douleurs comme les symptômes. Cet accompagnement médical pourrait d'ailleurs leur permettre de ne pas recourir à cet arrêt, qui pourra être demandé lorsque les femmes estiment qu'elles sont incapables de travailler. Nous avons recueilli des témoignages assez frappants de femmes qui éprouvaient des douleurs telles qu'elles ne pouvaient pas conduire pour rentrer de leur travail et devaient être ramenées à leur domicile par un collègue.

Faire confiance aux femmes me semble essentiel, afin qu'elles puissent gérer au mieux ce moment du mois très pénible pour elles. Des collectivités et des entreprises ont spontanément pris l'initiative de mettre en place cet arrêt menstruel : estimant que leurs employés et salariés recherchent un cadre professionnel dans lequel ils peuvent s'épanouir, les entreprises y voient un élément d'attractivité. À rebours de l'argument selon lequel ce nouvel arrêt maladie créerait de la discrimination, il s'agit au contraire de pouvoir attirer davantage les femmes, tout en gagnant en productivité.

Pour ce qui concerne les collectivités, une tribune signée par des maires et des présidents de départements de toutes tendances politiques a été publiée hier dans Libération : si notre groupe porte ce texte, une démarche transpartisane pourrait déboucher sur la généralisation d'un acquis social, dans le prolongement de l'amélioration de l'accompagnement des femmes après une interruption spontanée de grossesse. Entrée en vigueur le 1er janvier 2024, celle-ci leur permet de percevoir des indemnités journalières (IJ) sans délai de carence.

Cette proposition de loi vise à mettre en place un accompagnement médical et à favoriser l'intégration au travail des femmes concernées. Une certaine appétence pour ce sujet s'est exprimée dans la mesure où des textes ont déjà été déposés à l'Assemblée nationale, les députés m'ayant indiqué qu'ils utiliseraient une niche transpartisane si le Sénat venait à ne pas adopter cette proposition de loi. Je pense que nous raterions alors collectivement l'occasion de montrer que nous sommes capables de faire des propositions concrètes pour renforcer les droits des femmes et faire avancer l'égalité des chances. Une fois encore, une femme souffrant de ces douleurs verra ses performances professionnelles affectées et pourrait en pâtir lorsqu'une promotion est en jeu : avec ces nouvelles dispositions, elle se retrouverait sur un pied d'égalité avec ses collègues masculins.

Si la France n'a pas été un pays précurseur dans ce domaine, ce décalage permet de s'assurer que ce dispositif n'entraîne pas d'abus. Nous avons réalisé des sondages dans les entreprises et les collectivités ayant déjà mis en place cette mesure ; ces enquêtes montrent l'absence d'abus : les chiffres sont, au contraire, en deçà des prévisions, étant donné que 10 % des femmes pourraient avoir recours à cet arrêt maladie.

Ledit arrêt, valable un an afin de pas avoir à retourner consulter un médecin chaque mois, s'accompagnerait d'un accompagnement et d'un suivi médical, ainsi que de la levée du délai de carence afin ne pas pénaliser les femmes occupant les emplois les plus précaires.

En conclusion, je reste ouverte à des adaptations du texte qui permettraient de répondre à l'ensemble des questionnements et d'aller dans le sens d'un véritable acquis social. Je pense notamment à l'article 4 relatif au télétravail. Cette possibilité et, de manière plus générale, des adaptations du poste de travail permettraient de répondre, par exemple, aux besoins de cette policière qui m'avait indiqué que si ses douleurs rendaient sa présence sur la voie publique malaisée, elle pouvait néanmoins s'occuper de tâches administratives le jour en question.

Le Sénat est en mesure de porter ces avancées : s'il n'est pas question d'entrer en compétition avec l'Assemblée nationale, les attentes de la société existent bien et la société française est prête à accepter ce progrès.

Mme Marie-Pierre Richer. - Ce débat fait en effet suite au rapport d'information sur la santé des femmes au travail. Trois des quatre rapporteures n'étaient pas d'accord quant à la mise en place d'un congé menstruel, à savoir Laurence Cohen, Annick Jacquemet et moi-même. Nous partagions en revanche le souhait d'ajouter l'endométriose à la liste des ALD, car cette maladie ne se limite pas aux douleurs menstruelles et va bien au-delà. La problématique de la reconnaissance de l'endométriose dépend d'un travail clinique qui reste à accomplir pour établir toutes les conséquences de cette maladie.

Tandis que nous procédions à nos auditions, trois textes ont été déposés à l'Assemblée nationale, l'un évoquant le congé menstruel et les deux autres l'arrêt maladie, avec un contenu finalement assez proche si l'on met à part les considérations sémantiques. La recommandation n° 17 du rapport visait à privilégier l'incitation, en laissant les entreprises et les collectivités locales décider en liberté d'un congé menstruel.

Je resterai pour ma part cohérente avec mes positions précédentes et ne soutiendrai donc pas un tel dispositif.

Mme Frédérique Puissat. - Le sujet, d'importance, a fait l'objet de travaux de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes du Sénat. Les différentes propositions de loi déposées doivent nous conduire à prêter attention à ces enjeux qui concernent la vie des femmes et le droit du travail.

Cela étant, nous pouvons nous interroger sur le fait que les sujets soient abordés en silo, au prix d'un déficit de vision globale. En l'occurrence, un rapport avait replacé ce débat dans le cadre du dialogue social et nous constatons que les entreprises s'en emparent. Notre groupe estime que des discussions au niveau des branches et des entreprises seraient une voie préférable à celle qui est portée par la proposition de loi, laquelle consiste à imposer les dispositifs.

Mme Pascale Gruny. - Personne ne contestera l'ampleur de ces problèmes, que j'ai rencontrés à titre personnel. Pour autant, l'enjeu de la désorganisation du travail mérite d'être soulevé, et je pense par exemple aux enseignantes, aux juges ou aux infirmières. L'une des amies d'une de mes filles, infirmière à l'hôpital, est atteinte d'endométriose et est en proie à d'intenses douleurs au travail, mais m'a indiqué ne pas souhaiter s'arrêter afin de ne pas reporter sa charge de travail sur ses collègues. Je ne peux donc pas voter ce texte en l'état, en rappelant d'ailleurs que l'hôpital est confronté à ces difficultés depuis la mise en place des 35 heures.

Mme Marion Canalès. - La santé des femmes au travail n'est pas un mince sujet : nous avons déjà eu l'occasion d'évoquer la très forte augmentation des accidents du travail chez les femmes en comparaison de la diminution constatée chez les hommes. J'entends la demande de mes collègues visant à renvoyer la mise en place de ce dispositif à la liberté des entreprises ou des collectivités territoriales, mais je rappelle que c'est la loi qui a fini par graver dans le marbre l'extension du congé parental de 14 jours à 28 jours face à des initiatives d'entreprises ou de collectivités, afin de garantir l'égalité de tous les salariés.

Expérimenté dans d'autres pays, notamment l'Espagne, le congé menstruel n'a rien d'un arrêt de convenance. À Saint-Ouen, aucun appel d'air n'a été constaté, ce qui devrait rassurer les collectivités territoriales quant au risque de dérapage de leurs dépenses de fonctionnement en raison d'arrêts à répétition.

Il me semble que la loi devrait porter cette avancée sociale en s'appuyant sur ces expériences vertueuses, qui ont démontré l'intérêt de la mesure pour les femmes. En outre, l'amélioration du bien-être au travail renforce l'attractivité d'entreprises soumises, depuis le 1er janvier 2024, à la directive (UE) 2022/2464 du Parlement européen et du Conseil du 14 décembre 2022 relative à la publication d'informations en matière de durabilité par les entreprises, dite directive CSRD et à l'obligation d'intégrer des indicateurs écologiques et sociaux.

Ce texte reste à l'évidence perfectible, mais il n'est plus possible de passer sous silence cette inégalité hommes-femmes à l'oeuvre dans le monde du travail.

Mme Anne Souyris. - Je soutiens cette proposition de loi, l'endométriose n'ayant pas été reconnue pendant longtemps alors qu'elle est un lourd handicap dans le travail des femmes. L'adoption d'une telle loi protégerait de fait les entreprises en leur fournissant un cadre, même si chaque branche pourrait discuter d'un certain nombre de modalités pratiques. Afin de garantir aux femmes le droit de travailler sans ce handicap, le groupe Écologiste - Solidarité et Territoires soutiendra cette proposition de loi.

Mme Brigitte Devésa. - Nous évoquons un problème fort ancien, les femmes étant confrontées à ces difficultés depuis des milliers d'années. S'il faut garantir leur santé et leur bien-être au travail, les différentes propositions de loi sont assez réductrices, et je regrette l'absence d'une perspective plus large. Je suis gênée, en outre, par la potentielle atteinte au secret médical qui pourrait découler de ce dispositif au sein des entreprises. Pour toutes ces raisons, le groupe Union Centriste ne votera pas en faveur de ce texte.

Mme Silvana Silvani. - Les mesures proposées représenteraient une incontestable avancée dans la prise en compte des conditions de travail des femmes. À première vue, l'entrée via les dysménorrhées et les pathologies liées à ces périodes pourrait paraître réductrice, mais elle me semble être en fin de compte adaptée, car elle est incontestable.

Allons-nous, oui ou non, progresser dans la reconnaissance des différences entre les femmes et les hommes, et prendre conscience que l'absence de prise en compte de ces spécificités est source de discrimination ? Je soutiendrai toute initiative permettant une meilleure reconnaissance de pathologies pouvant toucher la moitié de l'humanité, mais trop longtemps passées sous silence.

Mme Nadia Sollogoub. - Il ne s'agit justement pas de reconnaître la moitié de l'humanité puisqu'il est fait abstraction des professions libérales et que l'on semble considérer que toutes les femmes sont salariées. Au lieu d'apporter une aide à cette seule catégorie, nous gagnerions à améliorer la prise en charge d'une pathologie.

Mme Annie Le Houerou. - L'invisibilisation de la douleur doit céder le pas à la reconnaissance d'un état de fait et d'une réalité dans l'entreprise. En prenant en compte ces situations, les entreprises pourraient justement améliorer la planification et l'organisation du travail au sein de leurs équipes, au lieu d'être confrontées à des absences non déclarées ou imprévisibles.

M. Daniel Chasseing. - Merci d'avoir porté un sujet ancien, mais jusqu'à présent peu reconnu, les douleurs menstruelles pouvant en effet être très handicapantes, même si un diagnostic précis fait parfois défaut. Comme l'a suggéré Mme Sollogoub, il vaudrait sans doute mieux s'appuyer sur une pathologie et sur la reconnaissance de l'endométriose comme ALD, ce qui justifierait d'autant plus la possibilité de recourir à un arrêt de travail sur une période d'un an.

Mme Marie-Do Aeschlimann. - Nous devrions nous interroger sur l'entrée la plus efficace pour traiter ce sujet important : est-il question d'une prise en charge médicale ou de l'affirmation d'un droit social ? L'institutionnalisation d'un congé menstruel ou d'un arrêt maladie spécifique pourrait induire un effet de bord et exposer durablement les jeunes femmes à des difficultés dans leur intégration professionnelle.

Je pense en effet que les discriminations à l'embauche existent dans les faits : les jeunes femmes qui ont des projets familiaux peinent ainsi à se maintenir dans les cabinets d'avocats, leur charge mentale liée à leur activité professionnelle s'ajoutant à celle qui découle des problèmes domestiques et familiaux.

Plus généralement, les discriminations à l'embauche des jeunes femmes risqueraient d'être renforcées : à compétences égales, certains employeurs pourraient être tentés de privilégier les candidatures masculines afin d'éviter la gestion de ces difficultés récurrentes. Ces problématiques relèvent davantage, de mon point de vue, d'une prise en charge médicale.

M. Dominique Théophile. - Je me pose la question d'une autre voie. Pourrait-il exister un lien entre une dysménorrhée invalidante et la RQTH, au bénéfice des droits du salarié ?

Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - L'argument de la création d'un facteur supplémentaire de discrimination à l'embauche pour les jeunes femmes doit être d'emblée écarté : tout employeur recrutant une femme sait qu'elle peut être enceinte entre 20 ans et 45 ans, puis affectée par la ménopause ensuite. Être une femme expose en soi à la discrimination à l'embauche, et la création d'un nouveau congé n'aggravera pas cet état de fait.

J'en viens aux différentes alternatives à la proposition de loi que vous avez envisagées. La première consiste en la reconnaissance de la pathologie comme ALD, que ce soit en ALD 30 ou ALD 31. Dans la mesure où seulement 0,3 % des femmes atteintes d'endométriose ont aujourd'hui accès à cette dernière catégorie tant les critères sont restrictifs, il ne peut pas s'agir de la réponse adéquate à apporter aux jeunes femmes.

Les ALD 30 seraient, quant à elles, plus coûteuses pour la sécurité sociale que la solution que nous proposons. De surcroît, j'ai évoqué non pas une, mais plusieurs pathologies, les dysménorrhées incapacitantes ne se limitant pas à l'endométriose. D'une part, certaines femmes atteintes d'endométriose ne souffrent pas de règles incapacitantes ; d'autre part, des jeunes femmes, affectées par des règles douloureuses et des migraines, peuvent très bien avoir passé la totalité des examens possibles et imaginables et se retrouver in fine dépourvues du diagnostic d'une pathologie spécifique, si ce n'est le symptôme d'avoir des règles douloureuses. La solution de l'ALD 30 exclurait donc toutes ces femmes.

Concernant le lien avec la RQTH, ces femmes ne se perçoivent pas comme des handicapées, le handicap supposant par ailleurs un taux d'incapacité permanent et constant. De plus, je ne crois pas qu'une orientation vers les maisons départementales des personnes handicapées (MDPH) serait appropriée tant les procédures qui y existent sont longues et complexes.

Je répondrai aux collègues qui ont beaucoup insisté sur le dialogue social en évoquant les négociations d'entreprise et de branche que la définition des arrêts maladie - comme celle des IJ - est totalement exclue du champ du dialogue social, ces sujets relevant de la sécurité sociale. Cette piste ne peut donc pas être retenue.

Madame Gruny, je peine à admettre l'idée qu'on refuserait un droit nouveau à des femmes souffrant de graves incapacités quelques jours par mois au motif que leur organisation du travail est déjà maltraitante, sauf à ajouter de la maltraitance à une situation déjà dégradée. De plus, la jeune femme que vous citiez ne recourrait sans doute pas à cet arrêt maladie, qui correspondra à un nombre de jours limités, n'aura rien d'obligatoire et relèvera du choix des femmes.

Quant aux collectivités territoriales, celles-ci nous demandent justement de légiférer, car la validité juridique de leurs expérimentations les préoccupe. Parmi les directions des administrations centrales que nous avons rencontrées, la direction générale de l'administration et de la fonction publique a d'ailleurs été la plus allante, se demandant déjà comment elle allait accompagner les administrations et les collectivités qui ont pris un temps d'avance par rapport au secteur privé dans cette voie.

En ce qui concerne les expériences menées par les entreprises, aucune ne nous semble véritablement probante en l'absence de maintien de salaire dans la plupart des cas : il s'agit plutôt d'un droit d'absence non rémunéré.

L'argument selon lequel les professions libérales ne sont pas concernées à ce stade est exact, mais peut être avancé pour de nombreuses autres mesures de protection sociale et relatives aux congés. De surcroît, je suis sûre que le Gouvernement réfléchirait rapidement à une extension du dispositif auxdites professions libérales si cette proposition de loi venait à être adoptée au bénéfice des salariées et des fonctionnaires.

Concernant le secret médical - ou plus précisément l'intimité de la salariée -, des moyens techniques existent puisque l'arrêt de travail pourrait être généré informatiquement sur Ameli par l'assuré. Ce document serait automatiquement signé par le médecin ayant établi la prescription d'arrêt maladie pour l'année.

En conclusion, je vous invite à tenir compte de l'aspect générationnel de ce débat : pour nombre d'entre nous, les douleurs liées aux règles n'étaient pas un sujet de conversation et étaient passées sous silence dans le monde du travail, dans lequel il fallait faire fi d'une santé sexuelle et reproductive spécifique exposant à une série de désagréments. La jeune génération a une tout autre approche et n'hésite pas à aborder franchement ces problèmes, dans le cadre familial comme professionnel. Accompagnons-la dans la levée de ce tabou, avant, je l'espère, d'accompagner la levée du tabou de la ménopause.

D'un point de vue stratégique, des propositions de loi ont été déposées à l'Assemblée nationale et seront examinées dans le cadre de niches transpartisanes, le Gouvernement ayant compris qu'il ne pourrait y être hostile compte tenu de l'importance de ce sujet de société. Selon moi, le Sénat rejettera la proposition de loi, puis l'Assemblée nationale reprendra toute la lumière en accompagnant les évolutions sociétales, tandis que notre chambre aura traîné des pieds. Chers collègues, vous disposez de six jours pour amender ce texte : faites-le et améliorons ce texte ensemble, afin que l'image du Sénat - que je n'incarne pas totalement, je le concède - ne soit pas dégradée par l'absence de propositions.

M. Philippe Mouiller, président. - Je ne sais pas s'il faut interpréter la fin de votre intervention comme une menace ou un constat, mais je pense que vous ne rendez pas service au texte que vous défendez en vous exprimant sur ce ton excessif, madame la rapporteure.

Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - Je n'ai menacé personne, monsieur le président, mais simplement décrit ce qui allait se passer selon moi.

EXAMEN DES ARTICLES

Article 1er

Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - L'amendement  COM-1 est un amendement de coordination visant à prendre en compte les conséquences sur l'article 1er de la suppression de l'article 3 de la proposition de loi, prévue par l'amendement suivant.

L'amendement COM-1 n'est pas adopté.

L'article 1er n'est pas adopté.

Article 2

L'article 2 n'est pas adopté.

Article 3

Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - L'amendement  COM-2 vise à supprimer cet article, qui prévoit une indemnisation à 100 % des arrêts de travail pris dans le cadre du « congé menstruel ». J'estime que cette mesure exorbitante du droit commun n'a pas lieu d'être et qu'il convient d'aligner le montant des IJ sur le droit commun.

L'amendement COM-2 n'est pas adopté.

L'article 3 n'est pas adopté.

Article 4

L'article 4 n'est pas adopté.

La proposition de loi n'est pas adoptée.

Conformément au premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion en séance portera en conséquence sur le texte initial de la proposition de loi déposé sur le Bureau du Sénat.

TABLEAU DES SORTS

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

Article 1er
Création d'un « congé menstruel » sous la forme d'un arrêt maladie cadre

Mme ROSSIGNOL, rapporteure

1

Amendement de coordination

Rejeté

Article 3
Modalités d'indemnisation par l'assurance maladie du « congé menstruel »

Mme ROSSIGNOL, rapporteure

2

Suppression de la prise en charge intégrale par la sécurité sociale des arrêts de travail menstruels

Rejeté

Proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à interdire les dispositifs électroniques de vapotage à usage unique - Examen des amendements au texte de la commission

M. Philippe Mouiller, président. - Nous examinons les amendements de séance sur la proposition de loi visant à interdire les dispositifs électroniques de vapotage à usage unique, qui sera examinée en séance cet après-midi.

EXAMEN DE L'AMENDEMENT DU RAPPORTEUR

Article 1er

M. Khalifé Khalifé, rapporteur. - L'amendement  3 vise à mieux définir les dispositifs visés par l'interdiction. Notre commission a souhaité approfondir la réflexion engagée par l'Assemblée nationale sur ce point, en intégrant deux critères permettant de tenir compte de la créativité des fabricants, dans une approche à la fois concise et large.

Il vous est donc proposé de supprimer la formule « jetables ou à usage unique » pour préserver la référence à des dispositifs préremplis avec un liquide et ne pouvant être remplis à nouveau, ainsi que la mention d'une batterie non rechargeable.

L'amendement n° 3 est adopté.

EXAMEN DE L'AMENDEMENT AU TEXTE DE LA COMMISSION

Article 1er

M. Khalifé Khalifé, rapporteur. - L'amendement n°  1 vise à instaurer une sanction du non-respect de l'interdiction de vente ou d'offre à des mineurs des produits du tabac ou du vapotage. Il est malheureusement irrecevable au titre de l'article 45 de la Constitution. Nous avons en effet défini un périmètre assez strict dans le cadre de cette proposition de loi, afin qu'elle soit claire et si possible acceptée par l'Union européenne.

L'amendement n° 1 est déclaré irrecevable en application de l'article 45 de la Constitution.

TABLEAU DES AVIS

Auteur

Objet

Avis de la commission

Article 1er
Interdiction des dispositifs électroniques de vapotage à usage unique

M. KHALIFÉ

3

Amendement rédactionnel

Favorable

Mme SOUYRIS

1

Sanction du non-respect de l'interdiction de vente ou d'offre à des mineurs des produits du tabac ou du vapotage

Irrecevable au titre de l'article 45 de la Constitution

Mission d'information en Allemagne et au Danemark

M. Philippe Mouiller, président. - Une délégation de la commission effectuera un déplacement en Allemagne et au Danemark sur le thème de l'organisation des soins et de la prise en charge de la dépendance. Cela nous permettra de voir, d'une part, un grand pays européen confronté, comme la France, à la nécessité de réformer son système de santé, en particulier hospitalier, et engagé dans une réforme de l'assurance-dépendance ; d'autre part, un pays de taille plus modeste et très décentralisé, souvent cité en exemple par la réforme du système de santé qu'il a lancée il y a une quinzaine d'années, ainsi que pour l'accueil des personnes âgées dépendantes.

Soyons conscients qu'un tel programme sera sans doute exigeant. Ce déplacement se déroulera du dimanche 14 avril au vendredi 19 avril inclus. Outre moi-même, cette délégation comprendra deux membres du groupe Les Républicains, un membre du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, un membre du groupe Union Centriste et un membre du groupe RDPI. Il reviendra à chaque groupe de désigner les participants.

La réunion est close à 10 h 20.

- Présidence de M. Jean Sol, vice-président de la commission des affaires sociales, et de M. Didier Mandelli, vice-président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. -

La réunion est ouverte à 10 h 30.

L'éco-anxiété - Audition du docteur Célie Massini, psychiatre, GHU Paris psychiatrie et neurosciences, du professeur Antoine Pelissolo, psychiatre, professeur des universités - GHU Henri-Mondor, de M. Pierre-Éric Sutter, psychologue du travail, et de Mme Manuela Santa Marina, psychologue clinicienne et psychothérapeute

M. Didier Mandelli, vice-président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. - Mes chers collègues, les présidents Mouiller et Longeot étant retenus par la cérémonie d'hommages aux victimes françaises des attentats du Hamas du 7 octobre dernier, j'ai le privilège d'introduire cette table ronde consacrée à l'éco-anxiété, organisée conjointement avec la commission des affaires sociales. Je remercie les présidents de nos deux commissions d'avoir bien voulu co-organiser cette audition permettant de croiser nos expertises et nos approches au sujet d'un phénomène qui relève à la fois de la santé et du suivi des politiques publiques en matière climatique et environnementale.

C'est à ma demande que cette réunion est organisée : en lisant il y a un peu plus d'un an un ouvrage de l'une de vos consoeurs, que mes enfants m'avaient offert - je le dis en passant, mais cela a son importance -, j'ai découvert ce qu'était l'éco-anxiété. Il m'a semblé nécessaire d'évoquer ce sujet au sein de nos commissions. Aujourd'hui, plus d'un tiers des femmes en âge de procréer ne souhaitent pas avoir d'enfants, pour des raisons multiples, dont celles que nous évoquerons. Ces phénomènes d'éco-anxiété, amplifiés par la covid-19, ont accru de plus de 25 % les besoins de prise en charge des jeunes en matière de soins et de suivi psychiatriques, comme je l'ai constaté en me rendant dans des établissements de santé. Il me semble important de porter, en tant que législateurs, un regard lucide sur ces questions.

À ma connaissance, c'est la première fois qu'une assemblée parlementaire organise une table ronde d'experts et de praticiens sur l'éco-anxiété, dans le but d'assurer l'information du Sénat et du public à propos d'un concept relativement neuf, mais déjà bien présent dans le débat public. Cette notion est en effet entrée dans le dictionnaire en 2023 : la définition qu'en donne Le Robert renvoie assez laconiquement à l'« anxiété provoquée par les menaces environnementales qui pèsent sur notre planète ».

En 2021, selon une étude de la revue The Lancet établie à partir des réponses de 10 000 jeunes de 16 à 25 ans originaires d'une dizaine de pays, près de la moitié d'entre eux déclarent que le changement climatique les rend tristes, anxieux, en colère, impuissants et coupables. Un pic est atteint par les jeunes Philippins, qui à 92 % jugent que l'avenir est effrayant ; en France, ce taux s'élève à 74 %.

Dans son rapport annuel sur l'état de la France en 2023, le Conseil économique, social et environnemental (Cese) dresse un bilan des inquiétudes des Français. Elles concernent en priorité la hausse des inégalités sociales et la baisse du pouvoir d'achat, mais également le sentiment d'anxiété face aux dérèglements climatiques. Une enquête menée par Ipsos à la demande du Cese indique ainsi que « si les Français sont plutôt optimistes quand ils pensent à leur propre avenir, ils sont au contraire plutôt pessimistes quand ils pensent à l'avenir de leurs enfants, et le sont encore davantage quand ils pensent à l'avenir de la France ou de la planète ».

Face à ces constats préoccupants, il nous a semblé opportun d'organiser une table ronde pour faire le point sur la réalité de ce phénomène, avec lucidité et espérance. Notre but est de définir et de délimiter la notion d'éco-anxiété, avant éventuellement d'envisager les réponses publiques pouvant y être apportées afin de circonscrire sa progression et de répondre à cet enjeu croissant, à la fois en matière d'information du public, de prévention, de santé publique et de prise en charge.

Afin d'explorer ces questions, nous avons le plaisir d'accueillir ce matin Mme Célie Massini, psychiatre au groupe hospitalier universitaire (GHU) Paris psychiatrie & neurosciences, ainsi que M. Antoine Pelissolo, psychiatre, professeur des universités au GHU Henri-Mondor, tous deux auteurs de l'ouvrage Les émotions du dérèglement climatique. Nous accueillons également Mme Manuela Santa Marina, psychologue clinicienne et psychothérapeute, et M. Pierre-Éric Sutter, psychologue du travail.

Dans le but de permettre à chaque intervenant de présenter ses travaux et les constats qu'il a pu tirer de sa pratique et de son expérience, je commencerai par quelques questions avant de laisser la parole à Jean Sol pour amorcer le dialogue entre nos deux commissions.

Quelles réalités recouvre la notion d'éco-anxiété ? Fait-elle l'objet d'un consensus scientifique ou faut-il lui préférer une autre qualification ? Comment la diagnostiquer et quels en sont les symptômes les plus fréquents ? Quelles sont les catégories de population les plus susceptibles d'être concernées ? Quelles sont, selon vous, l'ampleur et la dynamique du phénomène ? Les pouvoirs publics ont-ils déjà pris en compte les problématiques soulevées par cette question nouvelle ?

M. Jean Sol, vice-président de la commission des affaires sociales. - Mes chers collègues, au nom du président Philippe Mouiller, qui regrette de ne pouvoir être présent du fait de la cérémonie d'hommage tenue aux Invalides, je tiens tout d'abord à remercier le président Longeot de l'organisation de cette table ronde. Je remercie également ses participants, Mme Célie Massini, M. Antoine Pelissolo, M. Pierre-Éric Sutter et Mme Manuela Santa Marina.

J'espère que nos échanges permettront de mieux éclairer les membres de nos commissions respectives sur un phénomène émergent, dont on peine à prendre la pleine mesure.

Je ne dirai que quelques mots pour compléter le propos introductif de M. Mandelli. J'aimerais simplement que vous précisiez en quoi l'éco-anxiété se distingue, si tel est bien le cas, d'autres sources d'anxiété ayant affecté les générations précédentes, comme la guerre nucléaire. L'éco-anxiété pose-t-elle, par sa nature, par la quantité des personnes touchées ou par les troubles qui la caractérisent, des problèmes spécifiques ?

Mme Célie Massini, psychiatre, GHU Paris psychiatrie & neurosciences. -Mesdames, Messieurs les sénateurs, j'exerce actuellement en tant que psychiatre de l'hôpital public à Saint-Anne, dans le quatorzième arrondissement de Paris, au sein d'un service spécialisé dans la prise en charge des troubles du comportement alimentaire.

J'ai une expérience théorique de la question de l'éco-anxiété en raison des revues de la littérature scientifique que j'ai réalisées d'abord pour ma thèse de médecine, puis pour mon mémoire de fin d'études, travaux tous deux dirigés par le professeur Antoine Pelissolo ici présent. Mon mémoire posait l'une des questions que vous avez déjà soulevées : l'éco-anxiété constitue-t-elle une nouvelle entité clinique ? Dans ma thèse, je m'intéressais à l'ensemble des impacts du dérèglement climatique sur la santé mentale des populations, dont l'éco-anxiété est l'une des manifestations.

Au-delà de la question de l'éco-anxiété, le dérèglement climatique affecte déjà la santé mentale de tous lors des épisodes de canicule, de sécheresse ou à chaque confrontation avec des événements climatiques extrêmes, pour ne citer que ces trois exemples. Notre territoire a été frappé par de nombreuses catastrophes naturelles au cours des dernières années. Les études montrent que, dans de telles circonstances, il y a davantage de blessés psychiques que de blessés physiques. Par exemple, 15 % des victimes de catastrophe naturelle développeront un état de stress post-traumatique après avoir été confrontées à ces événements.

Pourtant, les dispositifs mis en place ne reflètent pas cette répartition entre blessés psychiques et blessés physiques ; nous en avions déjà fait l'expérience lors de la pandémie de covid-19, alors que de nombreuses structures psychiatriques avaient été fermées. Nous continuons de prendre en charge des patients dont la santé mentale a été fortement ébranlée lors de la pandémie. Ce point soulève une question de taille : les conséquences psychiques des événements peuvent nous affecter durant des années et nécessitent parfois des prises en charge longues, bien que d'intensités variables. Aussi, les pistes de réponse que nous ébaucherons aujourd'hui devront relever le défi du temps long pour être efficientes.

Poser la question de la prise en charge de l'éco-anxiété, c'est poser la question plus large de la prise en charge psychiatrique de toutes les personnes qui en ont besoin. Aujourd'hui, en France, le système de santé n'arrive plus à répondre aux besoins en santé mentale de la population. De nombreuses personnes, toutes détresses psychiques confondues, n'ont pas accès aux soins nécessaires. Les délais d'attente de toutes les structures publiques s'allongent de façon démesurée pour atteindre plusieurs mois, voire plus d'une année, notamment en pédopsychiatrie, alors que les adolescents et les jeunes adultes figurent parmi les populations les plus vulnérables à l'éco-anxiété. La fréquentation des urgences psychiatriques atteint des sommets, mais de nombreux services ferment, parce que les soignants ne sont pas assez nombreux.

La situation de pénurie impose de prioriser les prises en charge à partir de critères de sévérité et d'urgence. Elle concerne tout particulièrement la réflexion autour de l'éco-anxiété, puisque cette dernière ne constitue pas à ce jour un diagnostic psychiatrique à proprement parler, bien qu'elle puisse être à l'origine d'une douleur psychique invalidante et un facteur précipitant d'autres troubles mentaux.

Aujourd'hui, la littérature scientifique définit l'éco-anxiété comme « la peur chronique des désastres écologiques à venir ». À partir d'études descriptives et qualitatives, nous en connaissons certains symptômes et nous disposons d'indices sur sa prévalence dans les populations qui y seraient les plus vulnérables. Des échelles ont été construites afin de permettre le développement de la recherche et d'assurer la possibilité de comparer les résultats, mais à ce jour les connaissances restent limitées. Ces manifestations ne sont pas reconnues comme une pathologie psychiatrique et aucun critère diagnostique ne permet d'unifier nos pratiques. Les échelles d'évaluation qui existent n'ont pas été traduites et validées en français. Les études permettant de circonscrire ce phénomène et de mieux définir sa prise en charge thérapeutique n'ont pas encore été menées ou, si elles existent, leurs résultats n'ont pas encore été publiés.

Il y a donc un double chantier à mener : celui de la caractérisation du trouble de l'éco-anxiété et celui de la mise en place d'actions de prévention et de prise en charge adaptées.

En résumé, mon propos comporte trois points clés. Premièrement, l'éco-anxiété est l'une des conséquences sur la santé mentale du dérèglement climatique et nous devons nous attendre à une augmentation des besoins de soins psychologiques et psychiatriques du fait du dérèglement climatique. Deuxièmement, la psychiatrie publique n'est pas aujourd'hui en mesure de répondre aux besoins déjà existants de la population. Troisièmement, l'éco-anxiété est encore insuffisamment définie. Pour concevoir des politiques de santé efficaces sur ce sujet, des travaux de recherche doivent être entrepris pour définir des critères diagnostiques, traduire et valider les échelles existantes en français, comprendre comment s'articulent l'éco-anxiété et les autres troubles psychiatriques déjà décrits, et définir des stratégies thérapeutiques efficientes.

M. Antoine Pelissolo, psychiatre, professeur des universités au GHU Henri-Mondor. - Mesdames, Messieurs les sénateurs, je suis chef du service de psychiatrie à l'hôpital Henri-Mondor de Créteil. Je précise par souci de transparence que je suis engagé politiquement en tant que premier adjoint au maire de Créteil et secrétaire national du Parti socialiste. Il n'y a pas de conflit d'intérêts, mais cela pourra expliquer certaines de mes approches.

Je vous remercie de l'organisation de cette table ronde, qui permet d'insister sur les croisements entre les problématiques de santé mentale et les enjeux du changement climatique et environnemental. Je travaille depuis plus de vingt ans sur les troubles anxieux, sur les phobies et les troubles obsessionnels compulsifs (TOC), qui concernent de nombreuses personnes et sont parfois très invalidants. Peu à peu, à l'occasion de travaux menés par mon équipe autour du sujet de l'environnement, j'ai vu arriver de plus en plus de patients, souvent jeunes, qui exprimaient vis-à-vis du climat une plainte dépassant la simple inquiétude. En effet, l'inquiétude sur le climat est partagée : même si les sondages sont souvent imprécis, plus de la moitié de la population s'inquiéterait à ce sujet. Il s'agit dans ce cas non pas d'une pathologie en soi, mais plutôt d'un élément sain et utile pour l'action à mener en faveur de la transformation écologique ; on peut en tout cas l'espérer. Même si cette inquiétude ne devient pas nécessairement une souffrance, le non-désir d'enfants évoqué par le sénateur Didier Mandelli peut également refléter l'importance de ce sujet.

Au sein de cette proportion significative de personnes conscientes des enjeux climatiques, nous avons assisté à l'émergence du concept d'éco-anxiété. Nous sommes soumis à cet égard à un biais, car nous travaillons sur ces questions et de plus en plus de personnes nous consultent en raison de ces troubles. Nous ne sommes donc pas représentatifs et nous ne disposons pas de chiffres d'épidémiologie.

Selon la seule étude récente et consistante sur la prévalence de ces troubles, définis selon des critères encore assez fragiles - le sujet est récent, et il ne faut pas « psychiatriser » toute la société -, on estime qu'environ 3 % de la population répond à des critères de pathologie, c'est-à-dire à une anxiété excessive et envahissante ou obsédante, avec des comportements de vérification souvent proches des compulsions observées dans les TOC. En particulier, certaines personnes espèrent se rassurer en regardant les informations et se documentent parfois de manière obsédante en consultant par exemple les rapports du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec), ce qui entraîne parfois des troubles du sommeil, de l'appétit ou de l'équilibre de vie. C'est à partir de ce type de retentissement sur la personne que nous intervenons en tant que soignants.

La prise en charge est aujourd'hui relativement consensuelle parmi les spécialistes : nous aidons assez efficacement ces personnes à l'aide d'outils de psychothérapie reposant sur l'accompagnement et l'écoute. La première chose que demandent ces personnes, c'est une écoute leur permettant de légitimer et de partager leur inquiétude. Si nous identifions à l'aide de nos outils diagnostiques une pathologie de troubles anxieux, d'anxiété généralisée ou de dépression, nous proposons des soins plus spécifiques à l'aide de certaines formes de thérapies comportementales et cognitives. Enfin, nous recommandons d'accompagner ces personnes vers une mise en action et un engagement correspondant à leurs valeurs personnelles, qu'il s'agisse de se rapprocher de la nature de manière générale, ce qui a des effets bénéfiques pour la santé psychique, ou de s'engager de manière civique, associative ou militante, afin de se réaliser et de sortir de la culpabilité.

La différence entre l'éco-anxiété et les autres formes d'anxiété ne fait pas encore consensus et nous restons prudents à ce sujet, mais il semble y avoir matière à définir un syndrome ou un sous-type de troubles anxieux. Vous évoquiez les craintes liées à la guerre nucléaire, mais la différence entre ces craintes et l'éco-anxiété, c'est que cette guerre n'a pas eu lieu. Je fais partie des baby-boomers ; durant la guerre froide, nous avions l'espoir d'éviter la guerre nucléaire et jusqu'à présent nous avons pu l'éviter. Le regard que les personnes souffrant de ces troubles portent sur l'avenir peut se résumer ainsi : la fin est irrémédiable, l'on ne pourra rien y faire et, même si l'on parvient à dévier la trajectoire, on va y passer. Le vécu est différent : il y a un mélange d'émotions, faisant intervenir de la peur, de la frustration, du désespoir, du ressentiment et de la colère, notamment envers ceux - récemment encore, un journaliste invité sur de nombreuses chaînes de télévision affirmait que la France n'avait pas à se soucier du changement climatique -, qui restent sceptiques quant aux effets du réchauffement climatique.

Une piste qui nous tient à coeur réside dans le travail multidisciplinaire, car cette question concerne non seulement les médecins et les psychologues, mais également des sociologues, des philosophes et les acteurs politiques. Les comportements individuels que j'évoquais s'appliquent au niveau collectif : il faut porter la parole, écouter et partager ces préoccupations, en identifiant parmi elles celles qui doivent être légitimées, car même si le scénario catastrophe ne se réalisera pas forcément, il existe dans la tête de certains. Des espaces de parole sont nécessaires et il est primordial de disposer des lieux d'échange autour de ces questions.

Par ailleurs, conduire des politiques en faveur de la transformation climatique est la meilleure manière de rassurer ces personnes inquiètes face à l'idée que l'on ne fait rien. Il faut également mieux connaître ce phénomène. Je propose de créer des centres de référence spécialisés, travaillant sur les soins à apporter, sur la connaissance scientifique et théorique, ainsi que sur la formation des professionnels de santé. La connaissance de ces questions fait parfois défaut chez des professionnels non spécialisés. Il est important d'en parler, afin que ces professionnels sachent que cette problématique est réelle, qu'il ne faut pas la prendre de haut.

Mme Manuela Santa Marina, psychologue clinicienne et psychothérapeute. - Je suis psychologue clinicienne et psychothérapeute. Je ne suis pas chercheuse, je travaille en cabinet et pour une fondation.

Je vais prendre un moment pour expliquer d'où je parle. Je suis tout à fait en accord avec ce que mes collègues ont indiqué. Je suis spécialisée en psychotrauma. Je me suis intéressée à titre personnel à la question de la situation écologique et à ses conséquences psychologiques en 2017. J'ai alors constaté que très peu de travaux existaient en lien avec cette thématique. En revanche, de nombreux accompagnements étaient proposés, mais par des non-professionnels de la santé mentale, comme si la question de l'éco-anxiété ne représentait pas alors un intérêt pour la psychiatrie. J'ai souhaité adopter un regard clinique de terrain et j'ai rejoint des mouvements citoyens écologistes, auprès desquels je suis restée pendant trois ans. J'ai rencontré d'autres thérapeutes intéressés par cette question, en cofondant le Réseau des professionnels de l'accompagnement face à l'urgence écologique, notamment avec Charline Schmerber, et je suis également membre du groupe d'intérêt et d'étude de l'Association française des thérapies cognitives et comportementales. Je suis présente à cette réunion pour vous faire part des retours de cabinet, car aujourd'hui environ un tiers de mes patients est touché par la question de l'éco-anxiété, même s'il y a bien évidemment, comme M. Pelissolo l'indiquait, un biais de sélection en raison de ma labellisation en tant que psychothérapeute écosensible. Un autre aspect intéressant de notre réunion est celui de la sensibilisation. Je suis formatrice à l'accompagnement des émotions pour les personnes qui effectuent des opérations de sensibilisation, notamment à l'occasion des formations de la Fresque du climat, qui nécessitent un accompagnement émotionnel pour ne pas provoquer l'effondrement des personnes.

Le premier retour du terrain que je peux vous proposer, c'est que l'éco-anxiété n'est pas une maladie. Selon l'Association américaine de psychologie (APA) et la Climate Psychology Alliance en Angleterre, on ne peut pas aujourd'hui parler d'une maladie ou d'une pathologie spécifique pour qualifier l'éco-anxiété. C'est un peu comme lors d'un deuil : une personne vivant un deuil va indéniablement souffrir. De même, avec l'éco-anxiété, la souffrance est évidente à partir du moment où la prise de conscience de l'urgence écologique a lieu, mais elle ne prend pas nécessairement un tour pathologique. En revanche, certains deuils deviennent parfois pathologiques : une transformation aura lieu, suscitant une paralysie, empêchant le fonctionnement des personnes. Mais ce n'est pas parce que l'éco-anxiété n'est pas en soi une pathologie qu'on ne peut pas l'écouter en séance : il est possible de souffrir d'éco-anxiété sans que cela prenne un tour pathologique.

Personnellement, je trouve le terme d'éco-anxiété assez malheureux, car il ne provient pas d'une réflexion clinique, d'une étude de symptômes ou d'une réflexion sur la manière de nommer cette souffrance. Comme l'indiquait le professeur Pelissolo, nous ne sommes pas uniquement face à une plainte ou à une anxiété, mais face à une palette d'émotions complexes. Utiliser ce terme présente l'inconvénient d'associer ces souffrances à des troubles anxieux, alors que cela n'est pas nécessairement pertinent.

Dans une étude qualitative portant sur 1 066 personnes en France, Charline Schmerber utilise le terme d'« éco-anxiété systémique », pour souligner le fait que les personnes ne redoutent pas principalement les conséquences du réchauffement climatique, mais expriment d'abord des inquiétudes relatives à la perte de la biodiversité et aux pénuries d'eau ; le réchauffement climatique n'intervient qu'en troisième lieu. L'inquiétude n'est donc pas seulement liée au réchauffement du climat, elle concerne toutes les sphères de la vie. Les risques perçus sont d'abord la guerre, puis les pénuries, puis les violences qu'une situation de pénurie pourrait provoquer, ainsi que la peur d'un krach boursier ou de risques sanitaires.

Par ailleurs, si ces troubles peuvent toucher tout le monde, les jeunes sont concernés au premier chef. L'étude précitée de la revue The Lancet de 2021 met en évidence une forte corrélation entre la manière dont les jeunes perçoivent les actions politiques et l'éco-anxiété : plus les actions politiques sont perçues comme n'étant pas à la hauteur des enjeux, plus l'éco-anxiété est forte. On retrouve cette corrélation dans une étude de la fondation Jean-Jaurès, qui établit que l'éco-anxiété correspond au sentiment d'abandon d'une génération qui a l'impression de ne pas être entendue par ses aînés, les jeunes ressentant comme une violence le fait que la vie continue comme si de rien n'était alors que des actions majeures devraient être menées. Laelia Benoit, pédopsychiatre à l'université de Yale, a étudié l'importance de ces sentiments chez les jeunes de 7 à 18 ans. Elle met en évidence le fait que la souffrance ne tient pas uniquement au réchauffement climatique, mais bien à la réponse des sociétés, des gouvernements et des entreprises. Un des leviers majeurs de soulagement ou d'apaisement de cette inquiétude est de sentir que la génération antérieure, celle de ses parents, s'empare de ces sujets et agit.

Nous pourrons dans la suite de notre échange évoquer davantage la forme que peut prendre la réponse des pouvoirs publics. D'une part, il faut promouvoir une écoute importante de la part des thérapeutes, surtout face à la défiance ou à la méfiance croissantes envers les lieux thérapeutiques, en raison du sentiment que les thérapeutes ne sont pas éco-sensibilisés ou formés à la question. Il est important de communiquer, pour donner l'impression d'une compétence et montrer que les pouvoirs publics agissent. Un programme australien a récemment fait une proposition de premiers secours en santé mentale, ce qui peut sembler important étant donné l'ampleur du phénomène. Les jeunes comme les adultes doivent être formés pour assurer les premiers temps d'écoute ; les enjeux d'éco-anxiété pourraient être ajoutés à ces formations. D'autre part, lors des campagnes de sensibilisation, il convient de sensibiliser les formateurs à l'écoute : ce type d'information ne peut pas être transmis sans intelligence humaine et psychologique, car elles peuvent provoquer l'effondrement des auditeurs, notamment des plus jeunes, qui éprouvent un sentiment d'impuissance.

M. Pierre-Éric Sutter, psychologue du travail. - Je suis psychologue du travail depuis une trentaine d'années, mais je suis également psychologue clinicien, psychothérapeute, enseignant-chercheur et président de l'association La maison des éco-anxieux. Je dirige l'Observatoire de l'éco-anxiété, premier observatoire à mesurer le niveau d'éco-anxiété en France, avec une équipe de chercheurs et de professeurs des universités. J'ai repris des études au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) pour creuser ce sillon. En 2016, je ne suis pas venu à l'éco-anxiété, c'est elle qui est venue à moi. Mesdames, messieurs les sénateurs, vous verrez que l'éco-anxiété viendra à vous au travers de vos proches ou des citoyens, comme cela a été le cas pour le sénateur Didier Mandelli.

Je partagerai mon expérience. La première patiente à m'avoir parlé d'éco-anxiété est venue consulter dans mon cabinet en 2016, initialement pour un burn-out. Ignorant du sujet, j'ai alors consulté la dernière version de la classification internationale des maladies (CIM), gérée par l'Organisation mondiale de la santé (OMS), mais je n'ai rien trouvé à ce sujet, aucune définition officielle ne permettant d'encadrer ce phénomène.

Avec les chercheurs de l'Observatoire de la vie au travail, que j'avais créé, nous avons fait une revue d'études. Le terme d'éco-anxiété apparaît en 1997, mais il n'apparaît pas de manière récurrente dans les médias avant 2018, année où les mentions explosent, avec une augmentation des références de 600 %, cette croissance se poursuivant dans les années suivantes. Le sujet vient à nous via les médias...

Ma première patiente me disait qu'en plus de son effondrement intérieur, lié à son burn-out, elle devait subir l'effondrement du monde extérieur. Elle m'a fait lire le livre de Pablo Servigne, chef de file de la collapsologie, intitulé Comment tout peut s'effondrer. La collapsologie a beaucoup été décriée, même si elle s'appuie sur des écrits scientifiques. Cela m'a interpellé. En 2018, j'ai créé l'Observatoire des vécus du collapse, qui semblait traumatiser des gens, même si je n'étais pas traumatisé personnellement. En me documentant, en consultant les écrits du Giec, j'ai pris la mesure de ce qui est en train de se passer. Tout est une question de lunettes : lorsque Pasteur a découvert les microbes, les médecins lui ont d'abord rétorqué qu'ils n'allaient tout de même pas se laver les mains pour faire accoucher des femmes, mais ils ont changé d'avis en utilisant un microscope. De même, les collapsologues m'ont fourni des lunettes, même si certains exagèrent et relèvent du nihilisme ; la sociologie de la collapsologie est par ailleurs intéressante.

Je suis un psychologue clinicien, et il me fallait trouver les moyens de soigner cette patiente éco-anxieuse. Je me suis donc renseigné, j'ai constaté que la science évoluait, et j'ai pris conscience du fait que l'éco-anxiété n'était pas une maladie. En santé mentale, on distingue trois possibilités : la santé mentale positive d'un côté du spectre, les psychopathologies de l'autre, et au milieu du continuum entre ces deux extrêmes se trouve un état intermédiaire, que l'on nomme « détresse psychologique ». Des chercheurs néo-zélandais proposent de définir l'éco-anxiété comme une détresse psychologique face aux enjeux environnementaux. Cette définition a le mérite de la simplicité, parce qu'elle illustre le phénomène de dégradation de l'état mental. Quelqu'un en bonne santé mentale peut éprouver une détresse psychologique devant l'effondrement du monde et le fait qu'un million d'espèces vivantes sur les 11 millions répertoriées sont menacées d'extinction massive. Cet état de détresse psychologique est vécu par les patients dans leur for intérieur, dans leur rapport au monde, et prend une dimension existentielle : les patients se projettent dans un monde fait de dérèglements climatiques, de sécheresses, de pénuries, vers un effondrement. La covid-19 est en partie venue valider ces thèses. Nos enfants s'inquiètent du monde et de l'avenir devant eux.

Empiriquement, j'ai constaté que ma patientèle est composée autant de jeunes que d'adultes ou de quinquagénaires. L'Observatoire de l'éco-anxiété est créé sur la base de la définition simple de l'éco-anxiété fournie par les travaux de recherche de Hogg et alii, cette équipe australo-néo-zélandaise proposant également un référentiel de symptômes cliniques qui permet d'évaluer l'éco-anxiété. Ce référentiel est assorti d'outils de diagnostic fiables, qu'une équipe lilloise a récemment validés scientifiquement. Nous disposons donc d'un outil diagnostique robuste, qui permet d'avoir des mesures, mais nous ne disposons pas encore de l'étalonnage de celles-ci. L'éco-anxiété, c'est comme la fièvre : c'est lorsqu'elle devient intense et chronique qu'elle devient une pathologie, les psychiatres devant alors intervenir pour prendre en charge les patients que les psychologues ne peuvent plus traiter. La science progresse par falsifications successives, et ce tableau proposé n'est pas exhaustif, mais il permet d'identifier l'éco-anxiété et de faire un diagnostic différentiel des éco-anxieux. Ce n'est pas parce qu'on dit qu'on est éco-anxieux qu'on l'est vraiment : je me méfie des études qui se fondent sur des sondages, notamment celle de Mme Hickman, de la faculté de Bath, citée auparavant, qui se centre uniquement sur les jeunes et non sur l'ensemble de la population, et qui repose seulement sur un sondage. À l'inverse, l'équipe de Hogg et alii propose un outil diagnostic d'auscultation du mental des individus. Nous avons suggéré une première proposition d'étalonnage dans une publication scientifique intermédiaire pour mesurer le degré d'éco-anxiété et identifier le basculement de l'éco-anxiété vers des problématiques de psychopathologie menaçant la santé mentale.

J'ai été assailli par les éco-anxieux, qui sont devenus ma patientèle principale. La moitié de mes patients me disent avoir été confrontés à l'incompréhension d'un autre psychologue. Tant qu'on ne prend pas la mesure du phénomène à l'aide de la documentation scientifique, on ne peut pas traiter ces questions. Les scientifiques évoquaient déjà en 1972 les problèmes du réchauffement climatique. Dans les médias américains, on parlait dès les années 1950 des gaz à effet de serre. Ce que l'on a négligé nous revient comme un boomerang. Pour moi, les éco-anxieux ne sont pas des personnes qui souffrent d'une pathologie : ce sont des personnes qui s'inquiètent pour le présent et pour l'avenir, et qui nous alertent. Ils sont les éco-ambassadeurs de la transition écologique : clairvoyants, ils perçoivent ce qu'il faudrait changer dans le monde pour éviter qu'il ne se dégrade et continuer à bien vivre.

M. Didier Mandelli, vice-président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. - Lors de mon propos introductif, j'avais parlé de lucidité et d'espérance. Médias ou élus, nous avons tous un rôle à jouer sur ce sujet.

M. Ronan Dantec. - Je vous remercie de l'organisation de cette table ronde, qui nous permet d'étudier un sujet que nous n'avons jusqu'alors jamais approfondi. Le point clé me semble être que l'éco-anxiété est non pas une pathologie, mais un rapport au monde, une lecture du monde. Il est important de le rappeler, même si ce rapport au monde peut alimenter des névroses préexistantes.

Comment analyser l'éco-anxiété avant le passage de ce rapport au monde à une pathologie ? Quelles sont les différences entre cette pathologie avec d'autres anxiétés liées au contexte politique, notamment lors de la Seconde Guerre mondiale ou de la guerre d'Algérie ? Des sondages ou une étude quantitative nous permettraient-ils de mesurer les conséquences en matière de comportements sociaux et économiques de cette montée de l'éco-anxiété ? Vous n'avez pas tellement parlé des conséquences de l'éco-anxiété sur un phénomène dont on parle beaucoup en ce moment, la baisse de la natalité. Nous avons beau être des baby-boomers, nous voyons bien en discutant avec les jeunes que cette éco-anxiété se traduit par une baisse du désir d'enfants. Chaque fois que la société perçoit un retour en arrière sur les questions environnementales, il y a des conséquences en matière de natalité.

Cette question me semble centrale : quels principaux changements comportementaux devons-nous considérer, en tant que législateurs ? Par ailleurs, la collapsologie et les études du Giec ne me semblent pas de même nature, notamment en raison de la place donnée par les collapsologues à la crise énergétique. Dans quelle mesure la collapsologie influence-t-elle l'éco-anxiété ?

Mme Corinne Imbert. - Dans la mesure où vous nous expliquez que l'éco-anxiété n'est pas une pathologie, en quoi notre système de santé pourrait-il alors contribuer à répondre à cette détresse psychologique, pour reprendre vos termes ?

Monsieur Sutter, vous affirmez que l'éco-anxiété vient à nous par l'intermédiaire des médias. Quelle est à cet égard votre appréciation sur l'information en continu, qui aggrave visiblement l'éco-anxiété ?

Mme Marta de Cidrac. - L'anxiété de la jeunesse a déjà existé par le passé : le courant hippie manifestait déjà une forme d'inquiétude par rapport à la guerre ou à l'avenir. Vous nous dites que vous accueillez, en tant que thérapeutes cliniciens, de nombreux jeunes, sur lesquels vous posez des diagnostics. Mais êtes-vous vous-mêmes éco-anxieux ? La question peut sembler provocatrice, mais votre propre positionnement par rapport à ce phénomène n'influencerait-il pas votre thérapie ? M. Pelissolo indiquait qu'il orientait parfois ses patients vers un militantisme écologique. Mais lorsque quelqu'un vient consulter pour des faits de violence, on ne lui conseille pas de mettre des gants de boxe ! Quel est votre positionnement éthique par rapport à l'éco-anxiété ? Enfin, que peut faire le législateur par rapport aux constats que vous dressez dans votre pratique professionnelle ?

Mme Célie Massini. - Si l'éco-anxiété n'est pas une pathologie psychiatrique, c'est parce qu'on ne la connaît pas encore suffisamment. Je suis persuadée que l'on disposera bientôt de critères diagnostiques et d'échelles permettant d'authentifier les symptômes. Ce qui nous manque actuellement, c'est effectivement un étalonnage pour savoir à partir de quand apparaît un trouble. Un trouble psychiatrique est défini par l'impact sur le quotidien, par le fait qu'un individu est empêché de fonctionner comme il le souhaiterait. Chez certaines personnes, cette préoccupation politique n'entraînera pas de souffrance invalidante, mais pour d'autres, il pourrait s'agir d'un facteur précipitant vers d'autres troubles psychiatriques comme des troubles anxieux ou de la dépression. L'éco-anxiété constitue-t-elle en elle-même un sous-type parmi les troubles psychiatriques déjà caractérisés ? On ne peut pas encore répondre à cette question, mais à ce jour, on ne peut pas non plus dire que l'éco-anxiété n'est pas du tout une pathologie.

Je parle en tant que psychiatre. Nous occupons la place du thérapeute, mais nous ne pouvons pas répondre à toutes les questions soulevées par l'éco-anxiété. Nous pouvons accueillir la parole et la souffrance, proposer à nos patients des solutions de traitement, mais d'un point de vue éthique nous ne pouvons pas avoir une opinion quant à ce qu'ils devraient mettre en oeuvre dans le cadre d'un engagement militant. À l'inverse, certains patients souffrant d'éco-anxiété ont indiqué que le fait de mettre leurs actions en cohérence avec leurs convictions provoque une diminution de leur inquiétude et produit des effets positifs sur leur santé mentale. Mais ce n'est pas aux thérapeutes de conseiller aux patients de s'engager. Il y a une scission nécessaire entre notre rôle de thérapeute et notre positionnement en tant que citoyen.

M. Antoine Pelissolo. - Il s'agit toujours de la même question, celle du normal et de l'excessif. Des études de psychologie sociale tentent d'établir si les personnes déclarant souffrir d'une telle anxiété changent leurs comportements, afin de voir comment mieux adapter les comportements collectifs aux exigences écologiques. L'anxiété aide-t-elle à adopter des comportements plus vertueux du point de vue environnemental ? Les études montrent que deux cas de figure se produisent : certaines personnes adopteront des comportements plus favorables à l'environnement, mais pour d'autres un effet de repli et de sidération se produit. Cela correspond aux observations générales : l'anxiété pousse certains à agir pour se protéger, et d'autres à se replier, à franchir un cap excessif dans la sidération et à perdre leur liberté d'action. Le renoncement à la parentalité est une décision très intime que l'on peut interpréter de mille manières, mais la pire de ces interprétations, du point de vue de l'espèce humaine, est celle d'un renoncement vis-à-vis de la transmission. Il faut démêler l'anxiété positive de celle qui obsède et qui empêche. De manière analogue, il est bon de se soucier de sa santé, mais devenir obsédé par sa santé et hypocondriaque peut s'avérer invalidant.

Nous intervenons au stade de la décompensation. Pour le système de santé, il vaut mieux prévenir que guérir, et agir avant que la décompensation n'ait lieu. La formation et l'information des professionnels sont importantes. La proposition de Manuela Santa Marina sur les premiers secours en santé mentale me semble très pertinente, car chacun doit pouvoir aider les personnes autour de soi. Le sujet doit être mieux connu pour que chacun sache comment mieux préserver sa santé mentale. Il n'est pas toujours nécessaire d'aller consulter : parfois, se reposer et se déconnecter des flots d'information suffit. Il ne faut certes pas fermer les yeux sur les catastrophes climatiques, mais il ne faut pas non plus être inondé d'informations récurrentes et spectaculaires. Des moments de déconnexion font partie de ce que nous préconisons. Nous recevons de nombreux professionnels du climat, des chercheurs qui s'engagent au quotidien dans ces problématiques qui constituent leur vie et leur travail. Nous leur conseillons de trouver des moments de relâchement, de se préserver, avant qu'une décompensation n'ait lieu.

En ce qui concerne mon engagement personnel, je pense être un éco-anxieux positif : j'en tiens compte dans mon mode de vie, et j'ai la chance d'être protégé vis-à-vis d'une décompensation. Je me suis mal exprimé tout à l'heure : nous ne prescrivons pas des comportements, mais nous donnons aux personnes la possibilité de retrouver leur liberté d'action. Ce sont nos patients qui veulent s'engager, changer les choses. Ces actions ne sont pas que militantes : il s'agit parfois de promouvoir la biodiversité autour de chez soi, de changer de lieu d'habitation ou de travail pour se sentir en accord avec soi-même. Les personnes réfléchissent à leur vie et déculpabilisent : une grande partie de la souffrance éco-anxieuse est en lien avec une forme d'hyper-responsabilité, comme si chacun devait porter le poids des catastrophes à venir sur ses épaules. Nous invitons les patients à relativiser, à se sentir utiles et non passifs, car la passivité crée le plus souvent la détresse.

Mme Manuela Santa Marina. - Pour ce qui touche aux conséquences de l'éco-anxiété sur les comportements, la question de la natalité est très fréquemment abordée par mes patients, au même titre que celle du rapport au travail. Des souffrances très fortes sont provoquées par les conflits entre le travail et les valeurs internes de la personne, avec des abandons très soudains, des situations de précarité ou des décisions parfois spectaculaires prises très rapidement.

Je remarque également une certaine défiance à l'encontre du système de santé. La prévention est essentielle pour éviter toutes sortes de complications et de difficultés, d'autant plus que notre système de santé arrive à saturation. Les psychologues cliniciens sont justement censés faire de la prévention et non recevoir des personnes pour les guérir. Nos patients se situent dans la fenêtre de la détresse psychologique et nous devons éviter que, en entrant en décompensation, ils ne doivent consulter des psychiatres, voire prendre des médicaments.

Pour cette raison, il est nécessaire de former les thérapeutes à l'écoute. Cela concerne la question de l'éthique. À titre personnel, je peux dire que je suis éco-anxieuse, même si je n'aime pas du tout ce terme ; j'ai souffert de la question des enjeux écologiques, mais je suis aujourd'hui apaisée parce que je me sens alignée avec ma vie, ce que je souhaite à mes patients. Cette question est d'autant plus importante que durant la période de la covid-19 les soignants ont beaucoup souffert. Il est essentiel que nous soyons formés et sensibilisés à ces questions, que nous soyons préparés psychologiquement, solides et en bonne santé pour recevoir nos patients.

Concernant les effets de la collapsologie et du flux médiatique sur l'éco-anxiété, l'impact délétère des discours uniquement négatifs est établi. Certains accompagnements proposent ainsi de réfléchir à des récits d'un avenir souhaitable et non dystopique, les effets sur les patients étant très positifs. Les thérapies cognitives et comportementales peuvent parfois inviter à certains comportements, avec l'idée que des actions en accord avec les valeurs internes de la personne peuvent dissoudre l'anxiété et la paralysie du patient. Laelia Benoit a montré que l'engagement dans des actions collectives, ne serait-ce qu'au niveau du quartier, et non seulement dans un cadre militant, a une importance décisive. La notion de collectif est importante : le patient se rend compte qu'il n'est pas seul responsable de la question.

M. Pierre-Éric Sutter. - La science le démontre, la régulation par l'action est plus puissante que la régulation émotionnelle. Il faut réguler les émotions négatives qui surgissent de la prise de conscience que le monde s'abîme, mais les enjeux sont parfois énormes. Que peut faire un individu par rapport à la fonte de la banquise ? Une patiente qui s'émerveillait devant une multitude de poissons multicolores en plongeant dans les Calanques il y a quinze ans me dit qu'elle n'y voit désormais plus aucun poisson.

M. Alain Milon. - Ce n'est pas vrai...

M. Pierre-Éric Sutter. - C'est son vécu, je le respecte, conformément à l'éthique du psychologue. Les scientifiques documentent de manière certaine des effondrements du monde, même si vous jugez peut-être que ce n'est pas vrai. Les patients perçoivent l'écho de ces effondrements et se trouvent empêchés d'agir. Que peut-on faire par rapport à la fonte de la banquise ? L'action individuelle est impossible et des recherches d'actions collectives ont donc lieu, notamment au travers d'associations. Mais on se rend compte que ces actions ne sont pas suffisantes, et que même si les États le souhaitaient tous, ils ne pourraient pas empêcher la fonte des glaces. Il y a une désespérance face à cela.

L'éco-anxiété se ressent également dans les entreprises, qui commencent à me consulter car leurs responsables se rendent compte que certaines de leurs pratiques provoquent des troubles chez leurs collaborateurs. Une patiente, responsable des transports dans un grand groupe, me disait être horrifiée par sa complicité dans l'émission de gaz à effet de serre, parce qu'elle ne pouvait pas imposer aux gens de prendre le train et non l'avion. Je vous rappelle ce qui s'est passé en 2022 lors de la visite de Patrick Pouyanné à l'école Polytechnique, pendant laquelle un tiers des étudiants lui a tourné le dos. Certaines entreprises qui ont un fort impact sur l'environnement sont concernées par des problèmes de recrutement, de fidélisation et de renouvellement des équipes dirigeantes.

Une association de jeunes diplômés de grandes écoles a été fondée en 2018 autour de l'idée que ces étudiants ne travailleront jamais dans une entreprise qui ne montre pas des gages de respect de l'environnement. De nombreuses personnes refusent de devenir complices d'un système qui menace, de manière avérée, l'environnement. De plus en plus, les entreprises prennent conscience de ces enjeux. Les conséquences socio-économiques se font déjà sentir. J'interviens également auprès de cols bleus, qui travaillent dans des entrepôts à plus de 33 degrés : le droit de retrait leur permet de cesser le travail et, s'il n'y a plus de bras, il n'y a plus de production.

Mme Laurence Rossignol. - Je retiens de ces échanges que l'éco-anxiété - le mot n'est pas adéquat, mais continuons de l'utiliser par commodité - est non une pathologie mais une souffrance, qu'elle n'est pas davantage une phobie, qu'elle peut être invalidante et aboutir à des décompensations. Il faut aider ceux qui souffrent et accompagner ceux qui ont atteint un stade supérieur.

Nous essayons d'accorder plus de crédits à la psychiatrie et à la reconnaissance de votre statut, mais, en tant que législateurs, que pouvons-nous faire d'autre ? J'ai le sentiment que ces individus, souvent jeunes, sont atteints d'une forme d'hyperlucidité. Cela n'arrive pas pour la première fois dans l'histoire, comme le faisaient remarquer mes collègues : Stefan Zweig a été atteint d'hyperlucidité sur l'état de l'Europe pendant la montée du nazisme, et sa vision lucide, mais non partagée, du monde l'a poussé au suicide, parce qu'il ressentait une immense solitude.

Comment pouvons-nous intervenir ? J'ai l'impression que les décideurs politiques ont une responsabilité, car ils peuvent accroître ou prévenir cette hypersensibilité. L'annonce d'une pause dans la réduction de l'usage des pesticides a probablement accru en un instant les troubles d'éco-anxiété. La manière dont nous prenons en compte la réalité de l'état du monde a une importance considérable pour faire comprendre à la population, et non aux seuls éco-anxieux, qu'ils ne sont pas en marge du monde. Nous avons une lourde responsabilité dans la prévention du développement de l'éco-anxiété et nous n'en sommes qu'au début de l'histoire. Avez-vous observé une corrélation entre l'hypersensibilité émotionnelle et l'éco-anxiété ?

Mme Patricia Demas. - Toutes les parties du monde sont-elles concernées de la même manière par ce phénomène ou ces interrogations sont-elles propres aux sociétés occidentales ? Ces interrogations sont-elles culturelles ou sociétales ? Toutes les parties du monde et toutes les générations sont-elles concernées de la même manière ? Quelles actions de prévention peut-on mener pour renforcer la résilience dans nos sociétés ?

M. Michaël Weber. - Ce débat est en phase avec la société : nous sommes tous confrontés à des personnes qui se disent éco-anxieux ou qui le sont sans s'en rendre compte. Quel est le périmètre de l'éco-anxiété ? Nos concitoyens victimes des inondations et craignant les inondations à venir ou ceux qui ont peur des mégafeux entrent-ils par exemple dans cette catégorie de personnes ?

Si les craintes quant à l'évolution du monde ne trouvent de réponse que dans des formes d'action, le risque devient celui d'une éco-radicalité qui dessert la cause qu'elle croit défendre. Nous pouvons nous engager dans des actions écologiques, mais l'éco-radicalité n'est-elle pas une forme de réponse, peut-être pathologique, à l'éco-anxiété ?

Mme Célie Massini. - Les responsables politiques ont un rôle à jouer : les prises de position des pouvoirs publics qui amoindrissent les conséquences du dérèglement climatique, en allant dans le sens des décisions votées lors des accords de Paris par exemple, provoquent une diminution de l'inquiétude générale. Au contraire, l'un des pourvoyeurs de l'éco-anxiété est l'inaction globale, qui renforce le sentiment d'impuissance face à l'immensité des enjeux.

L'éco-anxiété est un phénomène de société décrit dans les pays du Nord économique, où les gens ont les moyens d'intervenir et sont encore indirectement protégés des effets du dérèglement écologique. Dans les pays du Sud ou en Australie, où le dérèglement climatique provoque des phénomènes dramatiques, nous observons une prévalence des décompensations psychiatriques en lien avec la confrontation directe avec des événements extrêmes. En France, certaines personnes confrontées à des tornades, à des inondations ou à des glissements de terrain vont faire l'objet de traumas ou de troubles anxieux liés non à la projection vers l'avenir, mais à un événement passé. Certaines vont éprouver des problématiques relatives au deuil, et entrer dans des problématiques relevant du registre dépressif. D'autres de nos patients n'ont pas été directement affectés par le dérèglement climatique, mais éprouvent une inquiétude en raison des informations dont ils disposent.

En réalité, nous avons tous fait l'expérience du dérèglement climatique lors des épisodes caniculaires. Pendant ces périodes, la fréquentation des services d'urgences psychiatriques est multipliée par sept. Les décompensations sont plus fréquentes parmi nos patients, dont les symptômes augmentent et nécessitent des prises en charge, et pour lesquels le risque de mortalité est alors multiplié par trois. Ce sujet a été documenté : nous avons en France les deux types de patients. Dans d'autres pays, les populations ont été directement projetées dans des épisodes climatiques extrêmes, confrontées à la précarisation des ressources en eau et en nourriture ou au fait que les conditions de survie de base ne sont plus assurées, et doivent se déplacer pour assurer leur survie. Ces questions ont donc en effet une part culturelle, et si nous pouvons nous les poser, c'est parce que nous sommes relativement préservés ; mais ce constat devient de plus en plus discutable et précaire.

Mme Manuela Santa Marina. - Aucune étude ne permet de faire le lien entre hypersensibilité et éco-anxiété. Je peux uniquement vous proposer un retour du terrain. Le professeur et psychiatre Christophe André prend l'exemple des canaris dans les mines, dont l'arrêt du chant annonçait les coups de grisou. Les hypersensibles sont peut-être plus rapidement affectés par ces questions et pourraient alors être rapprochés de ces canaris, comme des lanceurs d'alerte d'un phénomène nous concernant tous.

La résilience est le point principal à retenir par rapport aux décisions pouvant être proposées. Nous serons indéniablement confrontés à des événements aux conséquences de plus en plus visibles et à des situations de plus en plus difficiles psychologiquement. Il est important de travailler à des campagnes de prévention, menées par des praticiens spécialisés dans l'accompagnement émotionnel et non seulement par des jeunes : dire à ces derniers qu'ils constituent la génération qui s'occupera de ces problèmes risquerait de complètement les écraser sous cette responsabilité.

Au sujet de l'éco-radicalité et de la possibilité qu'elle constitue une forme de réponse pathologique, j'éprouvais, en me préparant à cette table ronde, une appréhension par rapport à une approche exclusivement sanitaire de l'éco-anxiété. La réponse doit être double : il faut de la prévention pour s'assurer que les personnes puissent faire preuve de résilience face aux événements, mais il faut aussi de réelles actions et une communication claire et franche pour faire en sorte que les personnes n'en viennent pas à une forme de radicalité. Nous n'arriverons pas à résoudre ces questions en traitant uniquement des cas individuels dans nos cabinets.

M. Daniel Chasseing. - Le dérèglement climatique entraîne des phénomènes comme des tornades, des canicules ou des feux ; ces événements provoquent de l'éco-anxiété. Malgré les accords de Paris, certains pays comme la Chine polluent et représentent le tiers des émissions mondiales, tandis que la France pèse pour 1 % de ces émissions mondiales et l'Europe pour 5 %. Il semble plutôt rassurant de constater que les émissions de gaz à effet de serre baissent en Europe. Les personnes concernées par l'éco-anxiété perçoivent-elles ces éléments positifs, malgré la difficulté d'influer sur les gros pollueurs mondiaux ?

En Europe, nous avons besoin de nos entreprises pour conserver nos acquis sociaux. Vous le savez, les déficits de la sécurité sociale augmentent, mais nous souhaitons tous conserver et même augmenter nos acquis sociaux. Pour faire de la prévention, nous devons développer les énergies décarbonées, notamment le nucléaire. Les actions menées en ce sens ne sont-elles pas également rassurantes ?

M. Pierre-Éric Sutter. - Ces informations, que l'on pourrait qualifier de « positives », sont importantes. Tout l'enjeu du travail thérapeutique consiste à faire en sorte que les éco-anxieux arrêtent de se focaliser sur les informations négatives. Des études établissent qu'on est 2,7 fois plus aimanté par des informations négatives que par des informations positives. Face aux enjeux climatiques sur lesquels nous n'avons pas directement de prise, d'autres ressources cognitives doivent être mobilisées. Dans mon ouvrage Bien vivre son éco-anxiété, co-écrit avec Sylvie Chamberlin, je recommande de faire une liste des bonnes nouvelles, afin de contrebalancer les mauvaises nouvelles diffusées par les médias. Peut-être pourriez-vous d'ailleurs faire en sorte que les médias diffusent davantage de bonnes nouvelles... Ces dernières sont importantes, car l'homéostasie interne de notre psyché exige de contrebalancer les sollicitations négatives par des sollicitations positives. Ces listes permettent d'identifier des éco-témoins ayant fait des choses positives pour la planète, auxquels les éco-anxieux peuvent s'identifier.

En voici un exemple : Felix Finkbeiner est un jeune Allemand d'une vingtaine d'années. À l'âge de 9 ans, effrayé par la déforestation amazonienne, il a commencé à dire que, lorsqu'il serait grand, il planterait un milliard d'arbres. Avec l'aide de ses professeurs et de ses parents, qui sont entrepreneurs, il a fondé sa première ONG. À 13 ans, il demande à la tribune de l'ONU des subsides pour son ONG. Aujourd'hui, il a déjà planté 14 milliards d'arbres sur terre. Son ambition est devenue de planter 100 milliards d'arbres, afin de compenser une partie des 300 milliards d'arbres qui ont été coupés depuis la révolution industrielle. À l'impossible nul n'est tenu, mais on peut faire des choses en nous appuyant sur le collectif et sur les États, en alignant l'individuel, le collectif et le sociétal. Nous arriverons à faire des choses, avec les énergies renouvelables et à court terme avec les énergies nucléaires, en vue de remporter la victoire et d'opérer la transition des énergies fossiles à des énergies non polluantes et non dangereuses pour l'humanité.

M. Didier Mandelli, vice-président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. - Nous terminerons par ce message porteur d'espoir en direction du collectif, vers un accompagnement de cette transition énergétique, afin que nos concitoyens se portent mieux.

M. Jean Sol, vice-président de la commission des affaires sociales. - Nous vous remercions de la qualité de ces échanges et des éclairages que vous nous avez apportés.

La réunion est close à 12 h 00.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Présidence de M. Philippe Mouiller, président de la commission des affaires sociales, et de M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes -

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Questions sociales, travail, santé - Audition de M. Nicolas Schmit, commissaire européen à l'emploi et aux droits sociaux

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Monsieur le commissaire, nous sommes heureux de vous recevoir aujourd'hui, au Sénat, pour une audition commune devant la commission des affaires sociales, présidée par Philippe Mouiller, que je salue, et la commission des affaires européennes, que j'ai l'honneur de présider.

Notre commission avait déjà pu échanger avec vous en mai 2021, mais en visioconférence en raison des restrictions que nous imposait alors la pandémie de covid-19. Nous sommes donc heureux de poursuivre ce dialogue, dans l'enceinte du Sénat, sur les enjeux de l'Europe sociale, que suit de près notre commission.

Le sommet social de Val Duchesse s'est tenu il y a une semaine, presque quarante ans après celui qui avait été organisé en janvier 1985 sur l'initiative de Jacques Delors, dont je salue de nouveau la mémoire, et qui avait donné naissance au dialogue social européen. L'Europe sociale reste un défi d'actualité.

En effet, les crises successives qu'a traversées l'Europe ont accentué les écarts et les inégalités sociales à l'intérieur des États membres et entre eux. La fragmentation du marché du travail, qui participe au phénomène de dumping social, ainsi que le taux de pauvreté dans l'Union européenne, se sont aggravés : en 2022, plus de 95 millions d'Européens vivent sous le seuil de pauvreté. La construction d'une Europe sociale représente ainsi un enjeu majeur pour élever les standards sociaux dans tous les pays membres de l'Union européenne et contribuer à renforcer la solidarité entre les peuples européens.

Notre commission des affaires européennes s'est intéressée aux différentes facettes de ce défi ces derniers mois. Elle a appelé à un plan d'action ambitieux pour donner corps au socle européen des droits sociaux et elle a notamment marqué son soutien à la proposition de directive sur les salaires minimaux. Pourriez-vous, monsieur le commissaire, dresser le bilan de la Commission européenne, à l'approche de sa fin de mandat, concernant la mise en oeuvre de ce plan d'action ? Où en est-on de la transposition de la directive sur les salaires minimaux dans les États membres ?

Je souhaiterais également revenir sur le sommet de Val Duchesse évoqué précédemment, dont il a été fait très peu de communication alors qu'il avait pour objectif la relance du dialogue social en Europe. Qu'en est-il ? Pourriez-vous nous en dire plus sur les principales conclusions de ce sommet et leur mise en oeuvre concrète, notamment pour remédier aux pénuries de main-d'oeuvre dont souffrent deux tiers des PME européennes ?

Nous sommes également désireux de vous entendre sur un autre sujet majeur sur lequel notre commission des affaires européennes a travaillé dans le détail : la proposition de directive sur les travailleurs de plateformes, publiée en décembre 2021 par la Commission européenne. Sur l'initiative de notre commission, le Sénat a adopté, le 14 novembre 2022, une résolution pour soutenir la nécessité d'un cadre juridique régulant le développement des plateformes et encadrant les conditions de travail de ces travailleurs, dont le nombre devrait s'élever à 43 millions en 2025. Ce texte fait, depuis plusieurs mois, l'objet de négociations difficiles, notamment au sujet du mécanisme de présomption légale de salariat qui cristallise toutes les oppositions.

D'après nos informations, la dernière version - négociée avec le Parlement il y a quelques jours seulement - opérerait un changement total d'approche concernant la présomption légale de salariat : elle confierait au niveau national la mise en place des mécanismes de présomption légale sur la base de principes généraux européens et d'exigences minimales, en abandonnant ainsi le système des critères harmonisés qui figurait au coeur de la proposition de directive. Pourriez-vous nous le confirmer ? Ne faut-il pas craindre des divergences entre les mécanismes mis en place par les États membres, ce qui inciterait les plateformes à rechercher les législations les plus favorables ?

Je souhaiterais enfin dire un dernier mot sur un texte important, également en cours de négociation : la révision des règlements sur la coordination des régimes de sécurité sociale. Ce texte, proposé en 2016, n'a toujours pas abouti. Il semblerait que la présidence belge soit sur le point d'abandonner l'affaire alors que ce texte porte l'ambition essentielle de lutter contre le dumping social au sein de l'Union européenne. Quelle est la position de la Commission européenne sur ce texte ? Son adoption avant la fin de la mandature est-elle encore possible ?

Les deux derniers textes que je viens de citer font l'objet de négociations ardues qui illustrent les lignes de fracture existant entre les États membres, reflets de la diversité des modèles sociaux. Comment surmonter ces lignes de fracture, qui sont finalement autant de freins au renforcement de l'Europe sociale ? Peut-on être optimiste sur la poursuite de la convergence sociale au sein de l'Union européenne, à la veille d'un éventuel élargissement qui verrait entrer dans l'Union un certain nombre d'États aux standards économiques et sociaux encore plus éloignés des nôtres ?

M. Philippe Mouiller, président de la commission des affaires sociales. - À mon tour je vous souhaite la bienvenue au Sénat, monsieur le commissaire, et vous remercie d'avoir accepté notre invitation. La commission des affaires sociales est particulièrement attentive aux politiques sociales européennes et à la construction progressive d'un droit social européen. Les interactions entre notre droit national et le droit de l'Union sont de plus en plus fortes, notamment en matière de travail et de santé.

Notre commission a eu par exemple à examiner la loi du 9 mars 2023 portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne, qui a notamment permis de transposer en droit français la directive du 20 juin 2019 relative à des conditions de travail transparentes et prévisibles dans l'Union européenne.

Je partage pleinement les observations et les questions du président Rapin. Nous serons heureux d'entendre vos réponses et les orientations de la Commission européenne sur la question des travailleurs de plateformes, qui a beaucoup occupé le Parlement français récemment, ou sur la coordination des régimes de sécurité sociale.

En complément, je souhaiterais vous interroger sur les politiques d'insertion. Le Parlement français a récemment adopté une loi « pour le plein emploi » qui vise à renforcer significativement l'accompagnement des demandeurs d'emploi afin de réduire le chômage. Les structures d'insertion et les collectivités territoriales bénéficient largement de fonds européens pour financer, sur nos territoires, les politiques d'insertion des personnes en difficulté sociale afin de les accompagner vers l'emploi. Pourriez-vous présenter un état des lieux de l'application du Fonds social européen +, qui a été doté de 99,3 milliards d'euros sur la période 2021-2027, en précisant les principales politiques financées et la répartition des fonds entre les États membres ? Les démarches pour en bénéficier sont parfois lourdes pour les collectivités territoriales et les conditions assez exigeantes. Des travaux sont-ils envisagés pour faciliter l'accès à ces fonds ?

M. Nicolas Schmit, commissaire européen à l'emploi et aux droits sociaux. -C'est un grand honneur, et un plaisir, d'être auditionné par le Sénat français. Il entre dans la logique de la Commission européenne non seulement de travailler avec les gouvernements, mais d'être aussi à l'écoute des parlements nationaux. Dans un domaine comme le domaine social, nombre de compétences restent à la main des États membres. Il est donc indispensable d'écouter les parlements nationaux et de dialoguer avec eux.

Le socle européen des droits sociaux adopté en 2017 à Göteborg contient, à travers ses 20 principes, les grands sujets de politique sociale à l'ordre du jour de l'Union européenne et de chaque État membre. Cela va de l'égalité hommes-femmes au droit à la formation, en passant par le droit d'accès aux services publics, le salaire minimum, etc.

La Commission européenne a voulu transformer ces principes en politiques concrètes. C'était d'ailleurs l'engagement qui avait été pris par la présidente lors de son élection : faire avancer l'Europe sociale et renforcer la dimension sociale de l'Union européenne. Nous avons travaillé sur un plan d'action, entériné lors du sommet social de Porto durant la présidence portugaise de l'Union, et qui contient les différentes mesures que vous avez énumérées.

Commençons par la directive relative à des salaires minimaux adéquats dans l'Union européenne, directive « phare » qui marque le présent mandat de la Commission en matière sociale et dont l'élaboration n'allait pas de soi. En effet, parler de salaire minimum à l'échelle européenne n'était pas chose aisée, les traités nous offrant une marge limitée sur cette question. Il fallait veiller au respect du principe de subsidiarité tout en travaillant à la convergence économique et sociale. L'Union européenne est très diverse, y compris sur le plan du développement social. Le dumping social reste un sujet important, notamment lorsque l'on évoque les détachements de travailleurs.

La directive sur les salaires minimaux a été inspirée par le fait qu'une large majorité des États membres se trouvent dans une union économique et monétaire. Or on constate des écarts sur les salaires minimaux qui vont de 1 à 7, le salaire minimum le plus bas étant pratiqué en Bulgarie, quand le salaire le plus élevé se trouve au Luxembourg.

Dans ces conditions, il était impossible d'introduire un salaire minimum européen, comme certains le demandaient. Nous n'aurions pas eu le droit de le faire de toute façon en vertu du principe de subsidiarité, et quel montant choisir ?

Nous avons donc retenu la méthode suivante : dans chaque État membre, le gouvernement doit, en lien avec les partenaires sociaux, fixer des salaires permettant une vie décente. Pour définir cette dernière notion, nous avons introduit des critères acceptés internationalement : 60 % du salaire médian ou 50 % du salaire moyen. Ces éléments doivent inspirer les États membres quand il s'agit de fixer le salaire minimum. D'autres critères comme l'acceptation de l'indexation sur l'inflation entrent aussi en ligne de compte, sachant que pendant longtemps la Commission européenne a plaidé pour la désindexation des salaires.

La directive sur les salaires minimaux a été adoptée à la majorité qualifiée. Quelques États se sont prononcés contre. Cependant, un problème reste en suspens, deux pays ayant porté la directive devant la Cour de justice de l'Union européenne, dont nous attendons à présent le jugement, la question étant de savoir si la Commission européenne a respecté ou non ses compétences en la matière.

En effet, cette directive ne porte pas uniquement sur les salaires minimaux. Elle va au-delà. J'ai entendu votre Premier ministre parler de la « désmicardisation » de la France. Quand trop de personnes sont au Smic, ce n'est pas forcément une bonne chose. Il faut certes avoir un niveau de salaire minimum permettant une vie décente, mais il faut surtout une fixation des salaires qui soit appuyée sur la négociation collective.

La directive invite donc les États membres, notamment ceux qui ont rejoint l'Union européenne tardivement et bénéficient d'une faible couverture par les conventions collectives, à encourager la fixation des salaires par la négociation collective entre employeurs et salariés. Dans une économie sociale de marché, les salaires devraient en effet être fixés largement par ce biais, et non par les États au travers d'un salaire minimum.

La directive comporte plusieurs principes concernant les droits des partenaires sociaux dans les négociations collectives et prévoit un seuil indicatif de couverture par des conventions collectives de 80 %, vers lequel doivent tendre les États membres. Les pays nordiques - Suède, Danemark, Finlande - qui n'ont pas, comme l'Autriche, de salaire minimum atteignent ce pourcentage. Pour d'autres pays, cela peut s'avérer plus difficile. Nous voulons les encourager à travailler sur une extension des conventions collectives, en améliorant le dialogue social.

La transposition de la directive est en cours. Nous attendons, comme je l'ai indiqué, le jugement de la Cour de justice de l'Union européenne. La transposition devrait cependant être effective en novembre prochain.

Cette directive est donc importante. Nous sommes liés par un marché intérieur et par des mobilités facilitées, les salaires doivent donc être partie intégrante de notre Union, dans le respect du principe de subsidiarité.

Le sommet de Val Duchesse s'est inscrit dans la même logique. Nous traversons une période de transformations incroyables et profondes, dans tous les domaines. Certaines catégories sociales et économiques le déplorent d'ailleurs, comme nous le constatons partout dans nos rues en Europe. Certains secteurs sont toutefois plus touchés que d'autres : je pense aux transformations dues au changement climatique- en raison notamment du Green Deal -,et aux transformations du monde du travail et du monde économique. Les technologies évoluent en effet rapidement : intelligence artificielle, robotisation, etc. Les entreprises doivent suivre cette évolution ; notamment le secteur automobile, qui comptabilise 14 millions d'employés en Europe, est en pleine transformation, du moteur à explosion vers le moteur électrique. Les sous-traitants de l'industrie automobile seront forcément affectés par ces changements.

Le Green Deal a fixé des lignes et des réglementations, qu'il s'agit à présent de mettre en oeuvre pour atteindre l'objectif de zéro émission de CO2 à l'horizon 2050, un objectif intermédiaire de 90 % de réduction des émissions en 2040ayant été ajouté hier. Or cette mise en oeuvre implique d'importantes adaptations dans de nombreux secteurs et jusqu'au sein des ménages. Le sommet social de Val Duchesse est le signe de la nécessité d'y travailler dans le cadre du dialogue social.

Lorsque le président Delors a lancé la conférence sociale de Val Duchesse il y a trente-neuf ans, son grand projet était le marché intérieur. Il avait compris qu'un tel projet, qui allait bouleverser de nombreux secteurs, ne pouvait être mis en oeuvre sans une association des partenaires sociaux. Auparavant déjà, en tant que ministre et conseiller du Premier ministre Jacques Chaban-Delmas, il était le grand défenseur du dialogue social. Nous avons repris cette idée pour accompagner les grandes transformations en cours ou à venir.

Le sommet de Val Duchesse n'a pas encore produit de résultats concrets, mais il nous donne une feuille de route, pour voir comment l'Europe peut mieux associer les partenaires sociaux dans le travail visant à rendre ces changements acceptables et intelligibles. L'enjeu est donc d'améliorer le dialogue social entre la Commission européenne et les partenaires sociaux au niveau européen, mais aussi au sein des États membres. La Commission européenne s'appuie sur une recommandation du Conseil européen incitant les États membres à améliorer le dialogue social au niveau national et dans les entreprises.

Certains sujets se traitent par ailleurs mieux par le dialogue social. La pénurie de main-d'oeuvre, que vous avez citée, est un sujet majeur dans de nombreux États membres. Le taux de chômage français, qui a diminué, demeure légèrement supérieur à la moyenne européenne. Pourtant, en France comme ailleurs, la pénurie de main-d'oeuvre se fait sentir : dans les technologies de l'information, par exemple, pour des métiers très qualifiés, mais aussi dans la restauration ou les soins.

L'Europe perdra chaque année 1 million de personnes potentiellement en emploi, du fait de l'évolution démographique. Comment va-t-on gérer cette réduction de notre main d'oeuvre et comment mieux qualifier cette dernière ? La priorité est d'identifier les ressources qui s'intègrent difficilement sur le marché du travail et de voir comment lancer une politique de formation, à destination des jeunes notamment. La France a fait d'énormes progrès en matière d'apprentissage. Cependant, l'important est la qualification et surtout la requalification.

Au vu des transitions économiques actuelles, verte et numérique, nous devons requalifier les travailleurs qui perdent leur emploi ou dont le métier change. C'est pourquoi la Commission européenne a décidé avec le Parlement européen et le Conseil de déclarer l'année 2023 « année européenne des compétences », dans un esprit d'ailleurs très fidèle à Jacques Delors, qui s'intéressait beaucoup à la formation continue et au droit à la formation. J'ajoute qu'une recommandation a été diffusée à l'échelle européenne pour inciter les États membres à s'inspirer du compte personnel de formation (CPF) créé par la France.

Environ 20 % du Fonds social européen + sont alloués à la formation et à l'insertion professionnelle. De nombreux jeunes sont malheureusement au chômage en Europe. Ceux qui ne sont ni en emploi ni en formation, les Neets (neither in employment nor in education or training), représentent dans de nombreux pays, y compris en France, un défi important. Nous devons redoubler d'efforts pour permettre aux jeunes d'acquérir une formation appropriée, ou de se requalifier s'ils ne trouvent pas de débouché sur le marché du travail. C'est un élément central du Fonds social européen +.

J'en viens à la directive sur les plateformes. Je suis en difficulté pour vous répondre sur ce point, car la négociation est en cours. Les choses évoluent minute par minute. Un compromis est en discussion entre le Conseil et le Parlement européen.

Il est inadmissible que des millions de travailleurs en Europe ne soient pas ou insuffisamment couverts par le droit du travail. Par ailleurs, les plateformes fonctionnent à l'aide d'algorithmes et contournent le droit social et le droit du travail en créant parfois une fiction d'entrepreneuriat pour leurs employés. Les travailleurs des plateformes sont en effet présentés par celles-ci comme des entrepreneurs. De fait, de vrais indépendants travaillent parfois aussi pour elles. Il n'est donc pas question de dire que tous ceux qui travaillent pour des plateformes sont obligatoirement et automatiquement des salariés. En revanche, si un lien de subordination est constaté, il faut conclure à l'existence d'une relation salarié - employeur. S'ouvre alors le grand débat de savoir comment l'on définit le statut de ces travailleurs, sachant que s'attachent à ce statut des droits qui ne sont pas nécessairement liés au statut d'indépendant. Il peut certes exister des catégories intermédiaires - qui ont d'ailleurs été ébauchées par la France -, il n'en reste pas moins qu'une clarification est requise, partout en Europe. Dans certains pays, les plateformes sont considérées comme des employeurs, alors que ce n'est pas le cas dans d'autres. L'idée est donc de créer un standard minimum à l'échelle de l'Europe.

Nous avons choisi pour méthode la présomption. Si des arguments plaident, sur la base de critères définis par chaque État membre, en faveur du statut de salarié pour un travailleur donné, il incomberait désormais à la plateforme de démontrer le contraire, alors qu'auparavant il revenait au travailleur de prouver qu'il n'était pas indépendant. Il s'agit donc d'un renversement de la charge de la preuve basé sur une présomption de salariat.

Nous entendons également mieux définir les droits des travailleurs des plateformes par rapport au fonctionnement des algorithmes. Ce point est d'autant plus important que les algorithmes s'étendent à tous les secteurs, notamment la gestion des ressources humaines, et formeront l'économie de l'avenir. Environ 70 % des entreprises américaines - au-delà d'un certain effectif - utilisent ainsi les algorithmes pour gérer leur personnel.

Tous les éléments figurant dans le règlement n° 883 portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale ont été approuvés, sauf deux. La difficile question du paiement des allocations chômage reste en suspens : qui les paie, et à partir de quand ? Le deuxième point en suspens concerne les contrôles exercés sur les travailleurs détachés. Un contrôle préalable doit être effectué avant que les travailleurs concernés commencent leur travail dans le pays où ils sont détachés, pour voir notamment s'ils sont affiliés à la sécurité sociale de leur pays d'origine.

Sur ce point comme sur le précédent, les interprétations varient et les intérêts des États divergent considérablement. Certains comptent beaucoup de travailleurs frontaliers et préféreraient que l'État où ils vont travailler assume leurs allocations chômage. D'autres veulent renforcer les contrôles en matière de détachement. La présidence belge voulait faire adopter les seules parties du règlement sur lesquelles les États membres étaient d'accord, en mettant ces deux éléments de côté, ce que le Parlement européen n'est pas prêt à accepter.

Mme Audrey Linkenheld. - Même si elle n'a pas encore abouti, je me réjouis de l'avancement de la discussion sur la directive relative aux travailleurs de plateformes. Lorsque j'étais députée, j'ai essayé en vain, face au Président de la République alors ministre de l'économie, de faire adopter des amendements pour réguler cette question. J'espère que le même ne bloque pas le travail que vous menez.

La France est durement touchée par la crise du logement, pour la location comme pour l'accession à la propriété. Quel regard portez-vous sur la question du logement à l'échelle européenne ? Le logement et l'aide aux sans-abri font partie du socle européen des droits sociaux.

Mme Frédérique Puissat. - Plus de 30 millions de personnes travaillent pour des plateformes au sein de l'Union européenne. Or la directive les concernant peut avoir une incidence sur la pérennité de ces entités. Une étude d'impact a-t-elle été réalisée autour de ce texte ?

La commission des affaires sociales du Sénat a constitué une mission d'information sur les négociations salariales, qui doivent, en France, suivre le rythme de l'inflation. Disposez-vous de données comparatives à ce sujet entre les différents pays d'Europe, susceptibles de fournir des repères pour fluidifier et simplifier ces négociations, notamment, en France, en période de forte inflation ?

M. Didier Marie. - Merci, monsieur le commissaire, de vos propos et de votre bilan. Vous n'avez pas hérité de la mission la plus simple, les sujets qui vous ont été confiés relevant en grande partie de la compétence des États membres. La recherche de compromis dans ce domaine n'est pas toujours aisée.

La négociation autour de la directive sur les travailleurs des plateformes se poursuit. La France souligne notamment que les plateformes offrent de nombreux emplois et qu'il serait donc dommage de les mettre en difficulté. Elle évoque aussi les effets potentiels de ce texte sur les accords collectifs nationaux. Pourriez-vous nous donner des éléments sur ce sujet ?

Quel est le premier bilan du « Tinder pour l'emploi » récemment mis en place par la Commission européenne ? Comment voyez-vous à l'avenir le rapprochement entre les besoins de l'économie, ceux des entreprises, et les emplois et formations correspondantes ?

Enfin, combien de réfugiés ukrainiens ont pu accéder à un emploi en vertu de la protection temporaire qui leur a été accordée par l'Union européenne ? Ces emplois sont-ils pérennes ? Comment cela s'articule-t-il avec les difficultés d'emploi des pays concernés, notamment en Pologne ? Ce statut durera-t-il tant que la guerre se poursuivra, et quelles en seraient alors les conséquences sur le marché de l'emploi européen ?

M. Nicolas Schmit. - La crise du logement s'observe partout en Europe, comme m'en ont fait part de nombreux représentants de villes - Barcelone, Munich - ou de régions. Cette question a joué un rôle important lors des élections aux Pays-Bas. Or cette crise a des conséquences sociales considérables, notamment sur l'emploi. Cette compétence nationale et parfois locale est donc devenue un problème européen. Comment l'Europe peut-elle agir sur ce point ?

La Commission européenne ne va pas se mettre à construire des logements, mais la solution à la crise reste la construction. Pour la plupart des gens, et non plus seulement pour ceux qui ont les plus bas revenus, il est devenu difficile de payer un loyer ou d'accéder à la propriété. Le coût du logement représente désormais 40 % du revenu. Ce pourcentage est passé en quinze ans de 20 % à 40 %. Il s'agit d'une situation sociale dangereuse, et aussi économiquement absurde. Tout l'argent qui est destiné à financer le logement ne peut en effet être dépensé ailleurs. Cela a une incidence sur la croissance. S'ensuivent des problèmes d'emploi, compte tenu des temps de trajet entre le domicile et le lieu de travail, notamment.

Nous tâchons de mobiliser davantage de fonds européens pour investir dans la construction de logements, particulièrement les sommes disponibles dans le cadre du plan de relance et de résilience, dont certains États membres se sont servis pour investir dans des logements abordables. Je plaide par ailleurs pour l'assouplissement des mesures existantes concernant les aides publiques au logement, qui se limitent actuellement au logement social pris au sens strict. Enfin, la Banque européenne d'investissement (BEI) finance des projets, mais de façon trop modeste. Sa nouvelle présidente a toutefois un autre regard sur le sujet.

Une réunion aura lieu le 9 février prochain sur le sans-abrisme, forme extrême des difficultés de logement. Nous avons lancé une plateforme pour lutter contre ce phénomène en Europe. On compte environ 1 million de personnes sans abri en Europe, et cette tendance est croissante, surtout depuis la pandémie de covid-19.

L'Europe doit donc traiter ces problèmes, même si l'essentiel de la compétence réside au sein des États membres ou des entités régionales. Il s'agit d'un grand sujet européen, sur lequel l'attente est forte. On attend de l'Europe qu'elle soutienne les États membres dans leur politique de logement.

Les travailleurs des plateformes sont un peu plus de 30 millions. Toute directive qui est élaborée à l'échelle européenne est bien sûr précédée d'une longue étude d'impact. Selon cette étude, si la directive proposée par la Commission européenne - qui n'est pas la version actuellement discutée en trilogue - était appliquée, 5 millions de personnes travaillant pour les plateformes seraient requalifiées en salariés à l'échelle de l'Union européenne.

Les plateformes sont en réalité très variées. Au-delà d'Uber, d'autres plateformes de livraison, notamment Just Eat, déplorent l'absence de directive européenne sur le sujet, car elles emploient leurs livreurs, au moins au Smic, quand les autres font de la concurrence déloyale. Il est donc faux de dire que la requalification des travailleurs en salariés reviendrait à faire disparaître les plateformes. Des millions de personnes les utilisent. Donner un peu plus de droits à ces travailleurs ne signifie pas que l'on ne prendra plus de voiture Uber ! En revanche, la répartition du prix sera différente entre l'utilisateur et le conducteur. Alors que le consommateur se paie un service - le transport, une livraison de pizza à la maison - et que la plateforme à laquelle il a recours gagne de l'argent, il n'est pas admissible que quelqu'un souffre. Il faut aussi mentionner la concurrence déloyale d'Uber par rapport aux taxis, ou des plateformes de livraison de nourriture par rapport aux magasins.

L'argument selon lequel les plateformes risqueraient de disparaître ne me semble pas fondé, j'en veux pour preuve la condamnation de l'entreprise Uber en Angleterre : a-t-elle disparu de Londres pour autant ? Non, puisque ses effectifs ont ensuite crû de 30 %.

De manière générale, les États membres sont très attachés à leur culture sociale et à leurs règles de négociation des accords collectifs. Certains pays défendent leur système bec et ongles, à l'instar de la Suède, où les tentatives de remises en cause du système d'accords collectifs suscitent une vive réaction des syndicats.

S'agissant des réfugiés ukrainiens, plus d'un million de personnes ont trouvé un emploi à l'échelle européenne, ce qui représente un succès. La directive relative à la protection temporaire prendra fin l'année prochaine, sans que nous puissions malheureusement prévoir la fin de la guerre d'ici là. Environ 5 millions de réfugiés ont été accueillis à travers le continent : placée en première ligne, la Pologne a plutôt bien géré la situation, même si c'est l'Allemagne qui a accueilli le plus grand nombre de réfugiés.

La plupart des réfugiés ukrainiens sont des femmes et occupent le plus souvent des emplois qui ne correspondent pas à leur niveau de qualification, d'où la nécessité d'un travail d'ajustement des emplois aux compétences et aux diplômes.

Mme Pascale Gruny. - Les initiatives sociales majeures telles que celles qui concernent les plateformes et la sécurité sociale n'aboutissent qu'au terme d'un long processus. Ne faudrait-il pas réviser les traités pour dépasser les lignes de fracture entre États membres, qui reflètent la diversité des modèles sociaux mais qui deviennent des points de blocage ?

Par ailleurs, l'un des objectifs du plan d'action sur le socle européen des droits sociaux consiste à réduire d'au moins 15 millions le nombre de personnes menacées par la pauvreté, dont au moins 5 millions d' enfants. Or le taux de pauvreté a augmenté au lieu de diminuer.

La carte européenne du handicap est quant à elle attendue. Plus globalement, quelles ont été les avancées européennes dans le domaine du handicap depuis 2019 ?

Enfin, la Commission européenne a-t-elle fixé des priorités pour le prochain sommet social qui devrait se tenir à La Hulpe ?

Mme Karine Daniel. - L'emploi et les droits sociaux sont des domaines d'action essentiels pour garantir la dignité, le bien-être des populations et la protection des travailleurs au sein de l'Union, qui contribuent à construire l'Europe sociale à laquelle nous aspirons. Dans le contexte actuel marqué par des défis tels que la mondialisation, l'automatisation, l'arrivée de l'intelligence artificielle qui bousculera le monde du travail, la crise écologique et les changements démographiques, il est crucial de renforcer l'Europe sociale en investissant dans l'éducation, la formation professionnelle et la recherche, afin de préparer nos concitoyens aux emplois de demain et de leur offrir des opportunités de développement personnel et professionnel.

Malgré de nombreux efforts et parfois même des succès, la dimension sociale de la construction européenne reste un point de fragilité des politiques de l'Union, alors qu'il n'a jamais été aussi urgent d'agir efficacement contre la précarité, d'améliorer les conditions de travail et de réussir les transitions écologique et numérique pour réduire les inégalités. La crise agricole actuelle doit conduire à muscler plus que jamais les mutations écologiques portées par les politiques européennes et à les compléter par un Green Deal social qui garantisse des politiques d'accompagnement : ce volet devra être l'une des priorités de la prochaine mandature.

Un renforcement de la coordination et de la coopération entre les États membres est cependant nécessaire afin que l'Europe sociale devienne une réalité concrète. Nous devons donc oeuvrer de concert pour harmoniser les systèmes de protection sociale, promouvoir des normes de travail équitables et garantir des conditions de travail décentes pour toutes et tous. J'emploie le terme de « normes » à dessein, puisqu'il est de bon ton de les critiquer à chaque crise, comme nous l'avons encore vu récemment.

Nous devons réaffirmer sans relâche que le progrès en Europe passe par la construction de normes, notamment sociales. Quelles sont nos marges de manoeuvre dans ce domaine ?

Mme Mathilde Ollivier. - Le projet de directive relative à la protection des travailleurs des plateformes, certes perfectible, représente une opportunité historique pour les millions de personnes qu'elles emploient en Europe, puisqu'il contribuera à améliorer fortement leurs conditions de travail. Comme vous l'avez souligné, l'enjeu consiste à s'assurer que les plateformes numériques créent des emplois de qualité et non pas précaires.

La présomption de salariat constitue un point de blocage, ainsi que le lobbying intense de la France visant à limiter le caractère prescriptif de ces normes. Sans vous avancer sur les négociations en cours, pourriez-vous nous donner davantage d'éléments sur les différentes options qui permettraient de parvenir à un accord ? Par ailleurs, la perspective de scinder la directive en deux parties a été évoquée : il s'agirait de parvenir à un accord sur la gestion algorithmique et de reporter l'examen de la question de la présomption au lendemain des élections européennes. Cette option est-elle toujours d'actualité ?

Je souhaite également aborder, en tant que représentante des Français de l'étranger, l'enjeu des indemnités chômage et de l'harmonisation au niveau européen. Le problème du transfert des droits à l'assurance chômage se pose, par exemple, dans le cas d'un couple qui s'installe dans un autre pays et dont l'un des membres quitte son emploi : s'il peut solliciter le transfert de ses droits, il doit affronter des difficultés administratives considérables, les services compétents n'étant pas informés de la méthode à suivre. Quelles sont les perspectives en la matière ?

M. Nicolas Schmit. - 95 millions d'Européens sont menacés par la pauvreté et la Commission européenne souhaite en effet réduire leur nombre de 15 millions, chaque État membre devant concourir à atteindre cet objectif. L'Union européenne agit au travers du Fonds social européen, tandis qu'une recommandation relative au revenu minimum a été adoptée - sans imposer un montant mais en fixant des principes -, sans oublier l'adoption d'une garantie pour l'enfance, car la pauvreté se transmet trop souvent, hélas.

Nous menons une politique globale dans ce domaine afin de ne pas négliger les familles et d'agir tant sur l'insertion professionnelle que sur le logement, en prêtant une attention particulière aux foyers monoparentaux, essentiellement féminins. Nous tâchons d'inciter les États membres à mener des politiques en ce sens, toujours en veillant au respect du principe de subsidiarité.

L'inclusion et la lutte contre la pauvreté doivent d'ailleurs figurer parmi les priorités du sommet social de La Hulpe. Non seulement nocive sur le plan social et en divisant de plus en plus nos sociétés, la pauvreté joue également un rôle négatif sur le plan économique : si nous ne permettons pas aux jeunes, aux femmes et aux familles de travailler et de se former, nous resterons confrontés à une pénurie de main-d'oeuvre.

Le principe de la carte européenne du handicap a été adopté sous la présidence espagnole. Il existe plus précisément deux cartes, l'une pour le stationnement, l'autre permettant aux titulaires un accès égal à des conditions spéciales et à des traitements préférentiels (dans les transports, les musées...) partout dans l'UE. Ces outils illustrent le fait que l'Europe peut apporter des améliorations concrètes dans la vie quotidienne des citoyens.

Nous avons d'ailleurs lancé une stratégie pour les personnes en situation de handicap en la centrant sur l'emploi et l'insertion, afin d'inciter les entreprises à employer ces personnes. Ayant moi-même occupé la fonction de ministre du travail, j'ai pu constater l'ampleur des discriminations que subissent les personnes en situation de handicap, alors qu'elles sont souvent plus efficaces et plus motivées que quiconque.

J'en viens au monde du travail, en pleine ébullition du fait des nouvelles technologies et de l'arrivée de l'intelligence artificielle. Nous devons prendre la mesure de l'impact de ces mutations sur la qualité du travail et sur les besoins de formation, en évitant une fracture numérique qui entraînerait une marginalisation d'une partie des travailleurs et des citoyens.

Concernant la qualité du travail, un sommet organisé durant la présidence suédoise avait été consacré à la sécurité et à la santé au travail, en abordant notamment la problématique de l'exposition à des substances dangereuses. Le Parlement européen doit d'ailleurs se prononcer aujourd'hui sur la définition d'un seuil d'exposition des travailleurs au plomb, métal dangereux et cancérigène.

La directive relative à la protection des travailleurs contre les risques liés à une exposition à l'amiante - matériau qui a entraîné des ravages dans tous les États- représente un acquis et illustre bien la direction que nous devons emprunter. Un autre texte relatif à la construction et à la rénovation de bâtiments devrait venir la compléter. Là encore, la pénurie de main-d'oeuvre qui affecte le continent doit nous conduire à protéger d'autant plus les travailleurs. Sans prendre position sur le bien-fondé du report de l'âge de départ à la retraite, un tel effort ne peut être exigé sans agir résolument pour améliorer la santé au travail. Si un salarié se retrouve avec une santé dégradée à l'âge de 56 ans en raison de conditions de travail intenables, on ne pourra pas lui demander de rester en poste jusqu'à 67 ans.

Pour ce qui concerne les plateformes, il est bien question de mieux définir les catégories auxquelles appartiennent les travailleurs des plateformes : sont-ils salariés ou indépendants ? Alors que la Commission européenne avait proposé la mise en place de critères européens, nous en sommes revenus à des critères nationaux, certains États se montrant plus frileux que d'autres par crainte de voir leur système remis en cause par la présomption de salariat. Certains d'entre eux ont en effet créé une troisième catégorie, à mi-chemin entre le salarié et l'indépendant.

Ce débat est aussi complexe qu'essentiel, car les droits qui découlent de chacun de ces statuts sont bien différents. Je préférerais pour ma part éviter de scinder le texte en deux, qui constitue un tout englobant le statut des travailleurs et la gestion algorithmique.

Au sujet de l'indemnisation du chômage, nombre de travailleurs frontaliers m'ont paradoxalement fait part de leur opposition à une régulation européenne au motif qu'ils préféraient rester en relation avec l'agence de leur pays d'origine. Dans le cas d'un déménagement, la conservation des droits au chômage est en théorie possible pendant trois mois. Je souligne que les difficultés administratives en la matière relèvent des États membres et non de la Commission européenne : la simplification des démarches leur incombe.

Mme Corinne Féret. - Le changement climatique a des répercussions sur les conditions de travail des Européens. Quels sont les chantiers envisagés par la Commission européenne afin de garantir les droits fondamentaux des travailleurs, notamment celui d'exercer leur activité professionnelle dans des conditions qui ne soient pas dommageables à leur santé ?

M. Olivier Jacquin. - Membre de la commission du développement durable, j'ai été amené à m'intéresser aux travailleurs des plateformes par le biais de la loi d'orientation des mobilités (LOM), qui comportait trois articles dédiés. J'ai déposé plusieurs propositions de loi sur ce sujet, dont la première, le 4 mars 2021, qui évoquait la requalification des travailleurs des plateformes en salariés, avant même l'Espagne un an précisément après le retentissant arrêt de la Cour de cassation qui évoquait des « indépendants fictifs ».

Votre travail, monsieur le commissaire, mérite d'être salué, tant il illustre les côtés positifs de l'Europe sociale. S'agissant de l'ubérisation, je signale à Frédérique Puissat que la sociologue Laetitia Dablanc estime que 90 % des livreurs à vélo, à Paris, sont de nationalité étrangère , avec des rémunérations parfois inférieures à 5 euros de l'heure après que la personne ayant sous-traité illégalement son travail a perçu sa commission. Quant à l'éventuelle disparition de certaines plateformes, je note que l'entreprise Just Eat vient d'annoncer qu'elle renonçait à salarier ses livreurs à vélo et qu'elle licenciera l'intégralité de ses effectifs : elle se trouve en effet confrontée à une distorsion de concurrence par rapport à ces autres plateformes donnant lieu à du travail illégal.

Quel serait l'impact d'une éventuelle dérogation accordée à la France ? Alors que notre pays représente le principal obstacle à votre projet de directive et cherche à imposer un tiers statut, comment pourrait-on progresser au niveau européen ?

Mme Marta de Cidrac. - Vous avez évoqué les Neets, qui sont au nombre d'environ 1 million en France. Âgés de 16 ans à 25 ans, ces jeunes sont souvent accompagnés par un réseau de missions locales dans les territoires. Ces dernières font parfois appel à l'Europe via des dispositifs « Erasmus + », souvent portés par des centres Europe Direct ou par des Maisons de l'Europe.

Afin que ces dispositifs d'échanges bénéficient au plus grand nombre de jeunes - au-delà des seuls Neets -, il faudrait simplifier les dossiers et les démarches, dont la complexité est par moments très décourageante.

M. Nicolas Schmit. - Le changement climatique transforme en effet nombre de métiers, l'Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail (Osha), installée à Bilbao, émettant des recommandations et des lignes directrices pour s'adapter à ces évolutions, qui touchent notamment l'agriculture.

Concernant la mobilité des jeunes, les initiatives européennes sont multiples : le projet Alma, par exemple, permet à des jeunes sans qualification d'avoir une expérience professionnelle dans un autre pays. Je prends note de votre remarque au sujet de la complexité des dossiers et réaffirme notre volonté de développer Erasmus, en particulier en direction des apprentis.

Pour en revenir aux Neets, les méthodes de formation et de requalification doivent être développées afin de ne laisser personne en dehors du marché du travail, à commencer par ces jeunes qui ont quitté le système scolaire pour diverses raisons. Les États membres ont d'ailleurs l'obligation d'investir au moins 7 % des fonds qui leur sont alloués dans les actions en faveur de l'emploi des jeunes, avec un effort particulier en direction des Neets. Nous devons travailler avec les territoires et promouvoir des méthodes de rattrapage pour ces jeunes, afin qu'ils retrouvent le goût d'apprendre un métier et qu'ils s'insèrent durablement sur le marché du travail. En effet, un trop grand nombre de jeunes a fait l'expérience d'emplois précaires.

Enfin, concernant les plateformes, le projet de directive en discussion comporte également un volet consacré aux intermédiaires, afin de tenir compte d'une pratique de plus en plus fréquente de la part des plateformes, qui se déchargent ainsi d'une partie de leurs responsabilités. Des dispositions encadreront également ces intermédiaires et permettront d'obtenir, là aussi, une requalification.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Merci, Monsieur le commissaire, pour vos réponses claires et précises.

La réunion est close à 18 h 05.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.