- Mercredi 7 février
2024
- Audition de M. Martial Foucault, directeur du Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF), au sujet de la présentation des résultats de la consultation en partenariat avec l'AMF : « Des maires engagés mais empêchés »
- Présentation par la société VERIAN France, de l'exploitation des données de la consultation menée par le Sénat sur le statut de l'élu local
- Jeudi 8 février 2024
Mercredi 7 février 2024
- Présidence de Mme Françoise Gatel, présidente -
Audition de M. Martial Foucault, directeur du Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF), au sujet de la présentation des résultats de la consultation en partenariat avec l'AMF : « Des maires engagés mais empêchés »
Mme Françoise Gatel, présidente. - Nous avons déjà eu le plaisir de travailler avec Monsieur Foucault au sein de la délégation. Votre présence aujourd'hui est particulièrement pertinente. Le sujet des collectivités et des élus est une préoccupation de la délégation. L'enjeu de l'engagement municipal devient extrêmement préoccupant. Alors que 2026 approche, nous n'avons jamais noté autant d'interrogations et de préoccupations liées à la lassitude des élus, à la surcharge de normes et à la particularité de ce mandat, qui a démarré en pleine crise du Covid. La constitution de véritables collectifs dans les conseils municipaux a été très difficile. De plus, le phénomène des violences envers les élus ne cesse d'augmenter. Enfin, les élus sont parfois exaspérés, preuve en est une décision récente du tribunal de Tarbes, qui a condamné un maire à de la prison avec sursis et à une amende parce que, à l'occasion d'une fête organisée au bord d'un étang, où l'éclairage public n'était pas extraordinaire, une mère alcoolisée et sous l'emprise d'autres substances est tombée à l'eau avec sa petite fille de 2 ans ; cette dernière est malheureusement décédée, ce qui est un drame épouvantable. Le maire a été condamné, tandis que la mère a été totalement relaxée. Le maire était engagé depuis 20 ans. Épuisé, il a démissionné.
Notre délégation travaille sur le sujet de l'engagement des élus depuis sa reconstitution en octobre dernier, dans la continuité des lois dites « engagement et proximité » et « 3DS ». Notre pays sera en grande difficulté si nous ne parvenons pas à redonner confiance aux élus, à leur exprimer notre soutien et à faciliter leur engagement. Le sujet est très délicat. Les élus sont exposés au-delà de ce qu'ils devraient l'être. Il ne s'agit pas de définir un cadre spécifique pour les élus, mais de leur donner la capacité d'exercer leur mandat. L'engagement des élus est une chose très sérieuse, qui mord à la fois sur la vie privée et la vie professionnelle, que les intéressés paient parfois d'un prix très lourd. Les pompiers volontaires sont régulièrement encensés, à raison, pour leur engagement citoyen. Dans le même temps, les élus ne cessent d'être dénigrés, ce qui rend leur exercice difficile. Les élus sérieux que nous sommes doivent oser affirmer qu'il faut changer le regard qui est porté sur les élus, les sécuriser et les accompagner.
Je me réjouis de la mobilisation collective sur le sujet, consacrée par le récent congrès de l'Association des maires de France. Les élections municipales de 2026 approchent. Nous devons relever la tête et proposer des choses de manière sérieuse, affirmée et tranquille.
Monsieur Foucault, le travail que vous avez fait nous intéresse fortement, d'où votre présence. Nous avons rendu nos propositions sur le statut de l'élu en décembre. Une proposition de loi sera examinée à partir du 5 mars au Sénat, co-signée par 309 sénateurs, ce qui démontre notre prise de conscience collective. Nous sommes capables, sur ce sujet du statut de l'élu, de dépasser nos différences.
Ce sont 106 communes qui n'avaient pas de candidat lors des élections de 2020, contre 80 en 2014, et 345 conseils municipaux qui sont incomplets. De nombreuses communes de plus de 3 500 habitants n'avaient qu'une liste. Certaines se retrouvent en obligation de renouvellement général en cours de mandat. La situation est préoccupante et vos éclairages nous seront précieux.
M. Martial Foucault. - Merci Madame la Présidente. Je suis toujours heureux d'échanger avec vous sur ces sujets, qui correspondent à un travail de longue haleine qui a démarré voilà 6 ans à travers une enquête qui, je l'espère, s'installe dans l'esprit des maires. Je caresse toujours l'espoir d'enquêter auprès des conseillers municipaux.
Mon propos se structurera autour de deux enjeux : les violences à l'endroit des élus, que nous avions commencé à apercevoir en 2020, et la question de la crise des vocations. Sur ce second sujet, mon avis n'est pas totalement tranché. Il faut être humble et comprendre ce qu'on entend par crise des vocations, car beaucoup de paradoxes traversent cette question.
L'enquête de cette année a été un véritable succès. 6 000 maires ont répondu en totalité, et 8 000 ont répondu partiellement. Très peu ont décroché en cours de route, alors que l'enquête était extrêmement longue. Nous avons aussi recueilli les réponses de 3 500 adjoints sur la base du volontariat. Cela nous donne un matériel assez dense.
Je ne dispose d'aucun élément empirique permettant de trouver un quelconque lien de causalité entre violences et démissions. Nous avons tous à l'esprit des cas de démissions faisant suite à des actes de violence, mais je ne peux pas affirmer que la croissance des démissions est mécaniquement associée à la montée des violences.
Il est très difficile d'obtenir du ministère de l'intérieur et du ministère de la justice des éléments précis sur les actes de violence. Depuis 2020, le ministère de l'intérieur a engagé un travail de documentation, mais il reste parcellaire. Il s'agit d'un vrai sujet de préoccupation. J'espère que le ministère de l'intérieur se saisira sérieusement du sujet pour renseigner au plus juste les différents actes de violence.
Il est fréquemment admis que la société dans son ensemble est traversée par la violence. Dès lors, il n'y aurait pas lieu de s'étonner de la montée de la violence en politique. Cette thèse est assez répandue. D'après notre enquête, près de 70 % des maires considèrent que l'exigence des citoyens est très élevée depuis qu'ils ont pris leurs fonctions. En soi, ce n'est pas un problème. L'exigence peut être une manière de faire vivre la démocratie municipale. Il est logique que les citoyens aient des attentes et jouent un rôle de vigie de la bonne action publique locale. Toutefois, ce niveau d'exigence est peut-être en décalage avec la capacité des maires à apporter des réponses à des demandes sociales qui ne relèvent pas de leur champ de compétences. D'après une autre enquête, le niveau des connaissances des Français vis-à-vis des compétences municipales est extrêmement partiel ou incomplet.
Le rôle du maire dans la commune est encore très apprécié, ce qui n'a pas toujours été le cas dans l'Histoire. Ainsi, de la fin des années 70 à la fin des années 80, le représentant élu le plus apprécié des Français était le député car il était celui qui était en capacité d'agir. Une série de scandales politico-financiers a ensuite abimé la figure du député. Le maire s'est alors imposé, à partir des années 90, comme le représentant élu de proximité en qui les Français ont confiance. Ne considérons donc pas que les choses sont immuables dans le temps. La confiance ne vient pas de rien. Les Français ont confiance en leur maire pour deux raisons principales : l'exemplarité et la proximité.
Je ferai une distinction entre les violences symboliques et les violences physiques. Les incivilités rapportées par les maires sont en progression assez spectaculaire de 13 points en 3 ans, 7 communes sur 10 sont exposées à des faits d'incivilité. C'est l'élément qui marque les esprits de l'ensemble de l'équipe municipale. Les injures et les insultes directement adressées aux maires sont en progression de 40 %. C'est un chiffre extrêmement inquiétant. Je mets de côté les formes de harcèlement moral pour insister sur ce qu'il se passe sur les réseaux sociaux. Si des mesures ont été prises pour permettre aux élus de se préparer à des situations qu'ils ne veulent pas vivre, l'équivalent n'existe pas pour les réseaux sociaux. Dans les petites communes, les maires n'ont pas toujours les moyens d'avoir un spécialiste en charge des réseaux sociaux. Les informations qu'ils diffusent sont un véritable vecteur de défoulement, parfois d'intimidations ou de menaces, que ce soit à leur endroit, à celui de l'équipe municipale dans son ensemble ou à celui de leur entourage familial.
Dès lors, il se pose la question du bon équipement, intellectuel et technique, de l'ensemble des équipes municipales sur les bonnes réponses à apporter sur les réseaux sociaux. Il s'agit en premier lieu de bien séparer le compte institutionnel et le compte individuel. Facebook est le réseau social le plus souvent utilisé dans les mairies car il permet d'atteindre le plus grand nombre de personnes. La réponse pourrait être d'ordre parlementaire, sous la forme de propositions visant à aider les élus municipaux à répondre aux violences sur les réseaux sociaux.
On constate que 12 % des maires indiquent que leur entourage proche est également visé par des formes de violence, essentiellement sur les réseaux sociaux.
Nous nous sommes demandé si cette crise du civisme était un phénomène nouveau. Le sujet des violences a toujours existé. Il était probablement moins visible, mais les maires qui en sont à leur 2ème, 3ème ou 4ème mandat nous disent que les atteintes aux biens de la commune ont toujours existé. Toutefois, 24 % nous disent qu'elles sont plus importantes qu'avant, 41 % nous disent que les incivilités sont en progression. Les résultats sont assez conformes entre les anciens maires et les maires nouvellement élus en 2020. Je m'attendais à une grosse différence. Tous les maires, quel que soit leur niveau d'expérience, sont exposés à la crise de l'incivisme.
Pour la première fois, nous avons posé une question sur le sentiment d'insécurité attaché à l'exercice de la fonction de maire. 15 % des maires expriment un fort ou très fort sentiment d'insécurité, alors qu'un maire sur trois a déjà été exposé à des situations de violence. Ce chiffre de 15 % est considérable : 5 000 maires estiment qu'ils exercent leur fonction avec une grande incertitude quant à ce qui peut leur arriver chaque jour. Le sentiment d'insécurité diminue à mesure que la taille de la commune est importante.
Parmi les mesures que proposent les maires pour améliorer la protection des élus locaux, il en est deux qui ressortent assez nettement, avec un volet répressif (renforcement de la réponse pénale) et un volet éducatif (renforcement de l'éducation civique). Dans l'esprit des maires, le renforcement de la réponse pénale ne se limite pas au renforcement de l'arsenal législatif. Il s'agit aussi d'accélérer le temps de réponse de la justice. Malgré les circulaires transmises par le Garde des Sceaux aux préfets après les émeutes de juin 2023, plusieurs élus m'ont signalé, en septembre - octobre 2023, que des cas déposés en début d'année n'avaient toujours pas été instruits. Plus que tout, ces élus regrettent l'absence d'échanges avec le procureur. La transmission d'informations entre le procureur saisi et l'élu concerné gagnerait sans doute à changer.
Concernant la crise des vocations, il est toujours bon de rappeler, car ce n'est pas suffisamment su, que la France est le seul pays au monde capable, le temps d'une élection municipale, de rassembler près d'un million de candidats inscrits. Sur un corps électoral de 47 millions de personnes, ce n'est pas rien. Certes, le nombre de communes qui n'ont pas de liste est en progression, mais ces communes ne sont qu'une centaine sur 35 000. Le problème existe, mais il est gérable. Nous sommes un pays dans lequel l'engagement n'est pas totalement menacé lors des élections municipales. Ce n'est pas pour autant que les personnes qui s'engagent sont à la hauteur de la fonction, mais c'est un autre sujet.
Environ 45 % des maires de très petites communes estiment que l'indemnité qu'ils perçoivent est insuffisante. Ce pourcentage grimpe à 80 % pour les maires de communes de plus de 9 000 habitants. Les seconds, contrairement aux premiers, sont très peu nombreux à exercer en parallèle une activité professionnelle, alors qu'il s'agit d'une pratique courante pour les maires de communes de moins de 5 000 habitants. Cela renvoie à la difficulté de concilier une vie professionnelle, voire une vie personnelle, et la fonction de maire. C'est même l'un des ressorts principaux qui peuvent menacer la vocation de l'engagement.
Nous avons interrogé les maires sur le temps qu'ils consacrent chaque semaine à leur fonction, en distinguant ceux qui ont une activité professionnelle et ceux qui sont retraités. Il existe une petite différence. Jusqu'à 5 000 habitants, les maires retraités consacrent un peu plus de temps à la fonction de maire que ceux qui sont actifs. Un basculement s'opère au-delà de 5 000 habitants, notamment pour les plus grandes communes. 60 % des maires déclarent qu'ils perçoivent l'indemnité en totalité, 35 % disent la partager et 1 % refuse de la percevoir. D'après mes calculs réalisés sur les maires qui perçoivent l'indemnité en totalité, la rémunération des maires exprimée en taux horaire est supérieure de 30 % au SMIC.
Concernant les démissions de maires, je suis abasourdi par l'incapacité du ministère de l'intérieur et du bureau des élections à me communiquer des éléments. Pourtant, ces éléments existent puisque les préfectures sont informées des démissions. Jusqu'en 2018, le ministère de l'intérieur me transmettait des éléments très riches. Depuis 2018, je n'ai plus accès à ce fichier. Lorsque des informations nous parviennent, nous avons quelques doutes quant à la manière dont est renseignée la nature de la démission.
Les démissions progressent. Elles connaissent toujours un pic à mi-mandat du cycle municipal. Il s'agit même d'une réalité assez immuable. Les maires sont moins nombreux à démissionner à mesure qu'approche la date de l'élection suivante. 450 démissions avaient été enregistrées en 2022. J'épluche toute la PQR, qui recèle d'informations sur les démissions et leurs raisons. Je mène ce travail depuis 2020. Quasiment 1 600 maires ont démissionné. Souvent, ces démissions font suite à des démissions de conseillers municipaux qui se sont faites contre le maire. Les difficultés au sein des conseils municipaux sont la principale raison des démissions de maires. Cela m'a amené à demander des informations au ministère des collectivités territoriales et à l'AMF sur les démissions de conseillers municipaux. Nous sommes arrivés à 15 000 démissions dans 60 départements. Dans certains départements, un grand nombre de conseillers municipaux a démissionné. Cela doit nous inquiéter. Nous devons trouver la manière de rendre compte chaque année du nombre de démissions de maires et de conseillers municipaux, avec les raisons de ces démissions. S'il doit y avoir une raison de s'inquiéter de l'engagement, c'est bien ce volume de démissions de conseillers municipaux.
Je pense que nous avons probablement idéalisé, à tort, le couple maire/préfet pendant la période du Covid. Cette relation ne fonctionne pas parfaitement dans tous les départements. Parfois, le préfet de région est plus apprécié que le préfet de département. Si la crise du Covid a eu un effet bénéfique dans l'organisation administrative du territoire, il tient peut-être à la disparition des vaisseaux fantômes qu'étaient devenues les sous-préfectures. Celles-ci se sont réhumanisées. Du personnel est de nouveau disponible.
La demande sociale est combinée à une demande d'efficacité, quand bien même l'égalité n'est pas au rendez-vous. Il faut donc faire de l'efficacité l'une des valeurs nouvelles de l'action publique.
Mme Françoise Gatel, présidente. - Merci beaucoup. Avant de passer la parole à Madame Salvaing, je voudrais reprendre votre terme d'efficacité. Le texte 3DS vise à la fois à décentraliser, déconcentrer et différencier. Or l'enjeu est aussi l'efficacité de l'action publique jusqu'au dernier kilomètre.
Je souhaite également revenir sur quelques observations ou suggestions. Concernant l'absence de liens avec le procureur en cas de dépôt de plainte, nous avons déjà auditionné le Garde des Sceaux il y a un an et demi afin qu'il nous explique ce qu'il en est. Je propose que nous renouvelions l'exercice. Sur le sujet de l'indemnité, nous savons que les élus ne s'engagent pas pour gagner de l'argent. En revanche, il n'est pas normal qu'un élu en perde, y compris jusqu'à des points de retraite, parce qu'il s'engage. Dans un texte de loi récent, nous avions revalorisé les indemnités des maires des plus petites communes.
Chers collègues, vous avez la parole.
M. Patrice Joly. - J'ai été très intéressé par vos statistiques sur les démissions de conseillers municipaux. En échangeant avec les intéressés et les maires, je ressens qu'il ne s'est pas créé, en raison du Covid, de cohésion au sein des équipes municipales. Une campagne est toujours l'occasion de construire des relations interpersonnelles. Cela n'avait pas pu se faire en 2020. Par ailleurs, les premières réunions se sont déroulées à distance, empêchant encore de développer les relations interpersonnelles. Il en a résulté de l'incompréhension sur les modalités de travail et les actions à porter. J'ai vraiment le sentiment que la crise sanitaire a créé un contexte très particulier.
En outre, l'accroissement de la complexité dans la mise en oeuvre des projets fait que les élus ne s'y retrouvent pas. Les critères auxquels un projet doit répondre sont extrêmement nombreux, et les élus n'ont pas les outils pour pouvoir véritablement les appréhender et les porter. Ils sont écrasés par la charge qui s'impose à eux sur des sujets qu'ils ne maîtrisent pas.
M. Cédric Chevalier. - J'ai deux questions sur l'étude en elle-même. La première porte sur les catégories de communes représentées et la seconde sur la notion de fait de violence déclaré. Une affaire classée par le procureur est-elle considérée comme une violence déclarée ?
Les ZAN et autres PLUi renvoient à des enjeux financiers qui touchent directement nos concitoyens. Or nous savons bien que l'aspect financier rend fou.
Concernant l'utilisation des réseaux sociaux, la réponse tient davantage à la formation des élus qu'à la législation.
Il existe certainement une très grande hétérogénéité dans les raisons des démissions des 15 000 conseillers municipaux. Certains conseillers sont peut-être partis car ils ne sont pas parvenus à trouver leur place ou parce que le maire n'était pas suffisamment bon manager. Une autre explication pourrait tenir à la condamnation du maire. Existe-t-il une statistique sur les maires condamnés ?
M. Hervé Gillé. - La conflictualité au sein des conseils municipaux est un phénomène intéressant à observer, qui renvoie à la manière dont nous travaillons. Ce sujet n'est pas suffisamment creusé. Nos procédures sont très routinières. Elles sont inscrites dans notre fonctionnement depuis des années. Or elles ne sont pas toujours très efficaces, alors même qu'elles sont consommatrices de temps et d'énergie. Je pense que nos modalités de fonctionnement sont à réinterroger car elles provoquent de la fatigue et du décrochage, voire de la rébellion. L'engagement dans la vie municipale est complexe. Il est fait de nombreuses délégations. Nous avons parfois du mal à accepter la manière dont les décisions sont prises. Beaucoup de conflits sont la conséquence du fait que le maire n'est pas suffisamment collectif. Nous avons peut-être besoin d'évoluer dans le management des collectivités. Les attentes des conseillers municipaux ont elles-mêmes évolué.
M. Martial Foucault. - Merci pour vos commentaires, vos questions et vos suggestions d'approfondissement.
Je rejoins ce qui a été dit concernant la cohésion des équipes municipales. En raison du contexte, ces équipes n'ont pas pu s'installer comme d'habitude. Attendons 2026 pour voir si 2020 était vraiment une année singulière.
Au-delà de la complexité des dossiers, nombre de maires n'avaient pas réalisé à quel point cette fonction les amènerait sur des terrains avec lesquels ils n'étaient pas familiers, quand bien même ils avaient été conseillers municipaux pendant un ou deux mandats. Un point commun s'est dégagé de mes entretiens : les maires ne comprennent pas pourquoi ils doivent passer autant de temps à monter des projets pour obtenir des ressources. La novlangue administrative peut en décourager certains.
La représentativité de mon échantillon est très bonne jusqu'à 30 000 habitants. Au-delà, nous n'avons pas suffisamment de réponses. D'une certaine manière, cela me rassure quant au fait que les maires n'ont pas confié à un collaborateur le soin de répondre à l'enquête.
Les faits de violence déclarée sont pris en compte quel que soit le jugement rendu.
Moins de 4 % des démissions peuvent s'expliquer par des condamnations de maires.
« L'erreur de casting » est plus difficile à objectiver ou documenter que les sujets de compétences.
Enfin, 6 % des maires déclarent avoir suivi une demi-journée de formation depuis 2020. J'ai creusé le sujet. Au-delà de l'absence de temps, beaucoup sont découragés par le lieu où se déroule la formation : ils ne veulent pas parcourir 100 ou 200 km.
Mme Françoise Gatel, présidente. - Merci pour vos réponses. Je propose que nous passions à notre seconde audition.
Présentation par la société VERIAN France, de l'exploitation des données de la consultation menée par le Sénat sur le statut de l'élu local
Mme Françoise Gatel, présidente. - Madame Salvaing, nous sommes très heureux de vous recevoir afin de compléter notre regard sur l'ensemble des sujets qui tournent autour de l'engagement des maires et des élus. Malheureusement, le temps nous est compté.
Mme Laure Salvaing, directrice générale des études de la société Verian. - Je serai très rapide dans la présentation des résultats de la consultation que nous avons menée avec le Sénat.
Cette enquête a rencontré un franc succès, puisque plus de 3 000 élus locaux ont répondu en à peine un mois. C'est la preuve que les élus locaux ont besoin d'être écoutés et entendus. Les répondants représentent une grande diversité d'élus (maires, maires adjoints, conseillers municipaux, conseillers départementaux). Leurs communes sont elles-mêmes de taille très diverse, si bien que nous pouvons considérer que les résultats de l'enquête sont solides.
88 % des répondants ont déclaré qu'ils percevaient une indemnité de fonction pour l'exercice de leur mandat ; 11 % ne la perçoivent pas. 72 % jugent que ce régime indemnitaire n'est pas suffisant, et ce point de vue se retrouve dans toutes les fonctions.
Seuls 8 % des répondants bénéficient du remboursement de leurs frais dans l'exercice de leur mandat. 82 % des élus déclarent qu'ils n'en bénéficient pas.
Les autorisations d'absence et les crédits d'heures sont jugés insuffisants par 47 % des répondants. Le point de vue des conseillers départementaux est particulièrement tranché sur le sujet. 21 % des répondants à l'enquête ne se sont pas prononcés, peut-être parce qu'ils manquent de connaissance sur le dispositif. Ce constat est assez transversal à l'enquête.
Nous nous sommes ensuite demandé ce qu'il était possible de faire pour convaincre les élus de davantage se former pendant leur mandat. Trois grandes réponses sont ressorties. Le remboursement des pertes de revenus afférentes à la formation d'un élu local est le premier levier d'action, devant la meilleure adaptation du contenu des formations aux besoins des élus et l'organisation d'un temps dédié à la formation initiale entre l'élection et l'arrivée en fonction (comme cela se pratique dans d'autres pays). Seuls 26 % des répondants considèrent qu'il faudrait renforcer les obligations légales de formation.
Parmi les autres idées qui permettraient d'inciter les maires à davantage se former, le sujet de l'organisation est ressorti (horaires, éloignement du lieu de la formation, modalités de la formation). Les maires seraient peut-être plus nombreux à se former si cela était possible à distance. La réduction des coûts arrive beaucoup plus loin, devant la simplification des modalités d'inscription aux formations et de prise en charge. Pour 10 % des répondants, il faudrait proposer un parcours de formation aux nouveaux élus. D'autres ont évoqué le recours au CPF.
L'instauration d'une cérémonie officielle pour prêter serment en début de mandat serait de nature à améliorer la reconnaissance du travail et de l'engagement des élus locaux, devant l'accès à l'honorariat municipal. Il a aussi été question de protection, de soutien et de communication.
Le sujet suivant portait sur le conflit d'intérêts. Faut-il considérer qu'un élu désigné pour représenter sa collectivité dans les organes décisionnels d'une autre personne morale se trouve, du seul fait de cette désignation, en conflit d'intérêts ? Le résultat à cette question est très partagé, avec à peine 7 % de non-réponses, ce qui prouve bien que le sujet fait débat parmi les élus locaux.
Seuls 35 % des élus connaissent les droits à la retraite acquis en qualité d'élu local. Le système de retraite est suffisamment lisible pour 9 % des élus, et suffisamment protecteur pour 5 % d'entre eux. Une proportion importante de répondants ne s'est pas prononcée sur ces questions, sans doute par méconnaissance du sujet. Cela renvoie à des sujets d'information et de pédagogie.
89 % des élus ne connaissent pas l'allocation différentielle de fin de mandat. En conséquence, plus de 50 % ne savent pas répondre sur les modifications à apporter à ce dispositif.
Enfin, 31 % des élus ont déjà eu recours aux dispositifs prévus pour préparer leur reconversion professionnelle. Il s'agit essentiellement de formations autres que celles liées à l'exercice du mandat, et très peu de bilans de compétences.
Voilà pour la présentation sommaire de ces résultats.
Mme Françoise Gatel, présidente. - Merci pour la qualité de ces informations, qui nous apportent des éléments d'argumentation. Certaines réponses doivent nous conduire à nous interroger.
Nous avons un énorme problème avec la formation. Dans 3DS, nous avons dû clarifier et apaiser le dispositif de formation tel qu'il existait suite à quelques interrogations sur la nature des formations et la conception de certains organismes. En résumé, les enveloppes étaient consommées par très peu de personnes. Nous nous sommes donc efforcés d'apporter de la clarification. Un système de mise en oeuvre a été créé en association avec la direction générale des Collectivités locales (DGCL) et la Caisse des Dépôts. Chaque conseiller municipal doit se charger lui-même de ses inscriptions. Dans les faits, très peu le font. Nous vous proposerons d'entendre le directeur de la Caisse des Dépôts et la DGCL à ce sujet.
Mme Muriel Jourda. - Le taux de démission est très élevé dans le Morbihan puisqu'il est supérieur à 21 % parmi les élus. 15 maires sur 249 ont démissionné. Les raisons sont extrêmement diverses. Les trois derniers maires ont démissionné pour cause de maladie, parce que l'équipe municipale ne fonctionnait pas et en raison de violences physiques et verbales.
Il est vrai que les équipes ont eu du mal à s'installer pendant le Covid. Pendant la campagne des sénatoriales, j'ai aussi beaucoup entendu parler de complexité et de dépossession. Les EPCI qui ont été mis en oeuvre après la loi NOTRe ne correspondent plus à rien. Les élus, notamment des petites communes, le vivent comme une grande souffrance. Ils ont le sentiment que tout est décidé pour eux, qu'ils ne sont plus maîtres chez eux. Nous devrions avoir le courage de défaire les EPCI qui sont mal faits. J'ai également beaucoup entendu les maires se plaindre de l'agressivité de leurs concitoyens, particulièrement sur les réseaux sociaux.
Enfin, pourquoi Monsieur Foucault ne se rapproche-t-il pas des AMF pour obtenir des informations sur les démissions de maires ?
Mme Françoise Gatel, présidente. - Nous lui transmettrons cette question.
La relation à l'EPCI est un sujet nouveau. Nous aurions pu penser que ce mandat serait apaisé. Ce n'est pas du tout le cas. Nous avons un vrai sujet sur la relation à l'intercommunalité. Il faut continuer à détendre les choses comme nous avons commencé à le faire.
Mme Patricia Schillinger. - J'ai beaucoup apprécié ces deux présentations. Je suis sénatrice depuis 20 ans. J'ai pu mesurer l'évolution des maires et des conseillers municipaux. Plus que la démission, la mode, dans mon département, est à la transmission : des élus démissionnent à mi-mandat.
Les nouvelles maires sont confrontées à des situations de harcèlement de la part d'élus plus anciens qui pensent tout savoir mieux qu'elles.
J'ai vu arriver une nouvelle population de personnes hautement qualifiées qui souhaitent s'impliquer. Ces personnes pensent pouvoir tout faire en même temps, mais leur emploi et leur famille finissent par prendre le dessus. Par le passé, nous avions des jeunes retraités de la fonction publique qui avaient beaucoup plus de temps disponible. Les conseillers municipaux qui démissionnent le font souvent par manque de temps ou d'implication. Il s'agit d'un vrai changement de mentalité.
Enfin, les nouveaux conseillers se limitent souvent à une seule commission. En 2001, lorsque j'étais adjointe au maire, tout le monde était intéressé par tous les sujets de la commune. Cette année, j'ai effectué des inaugurations avec très peu de maires présents. Par le passé, cela n'arrivait jamais.
M. Hervé Reynaud. - J'ai également entendu des maires me dire que tous les conseillers municipaux n'étaient pas présents à la cérémonie des voeux. Cet élément structurel peut nous inquiéter. De même, certains élus ont décidé de se représenter en 2020, mais à condition de pouvoir passer la main en cours de mandat.
Dans ses écrits, Michel Foucault suggère de réinterroger le cadre démocratique de base. Qu'entend-il par là ? Quelles propositions peuvent être faites ?
Mme Françoise Gatel, présidente. - Il est beaucoup question, actuellement, de l'évolution de la société au travers du travail. Le rapport au collectif, à l'engagement et au travail est différent. Pendant longtemps, les élus bénéficiaient d'une formation à l'urbanisme et d'une formation à la finance. La formation à la finance pourrait être aisément restreinte. En revanche, les élus sont soumis à de nouvelles contraintes, par exemple le management d'une équipe, qu'ils découvrent alors même qu'ils doivent être opérationnels. En 2020, la délégation avait produit un rapport sur les attentes de nos concitoyens. Ces derniers attendent beaucoup de services pour peu d'engagements. Les maires ont besoin d'être formés en amont et les préfets doivent être proactifs pour les accompagner. Nous avons besoin d'entamer une réflexion de fond sur ces sujets.
Mme Laure Salvaing. - Deux choses m'ont marquée. Au-delà de la recherche d'efficacité, il existe une véritable recherche de sens au sein de la nouvelle génération. Quel est le sens d'être un élu local ? Qu'attendons-nous de nos élus ? Qu'est-ce que les élus sont prêts donner ? Toutes les enquêtes menées auprès des jeunes générations montrent qu'elles sont à la recherche d'un travail qui a du sens, qui est utile. Cette question du sens est très importante.
Les attentes de la société ont évolué. Les conseillers municipaux attendent peut-être autre chose de leur position. Quelle est leur place au sein des conseils municipaux ? Ils attendent davantage d'horizontalité que de verticalité. Des formations sont sans doute à prévoir.
Enfin, la question des dysfonctionnements, des complexités et des tracas du quotidien avec l'administration est trop négligée, alors que les Français s'en plaignent. Beaucoup estiment qu'ils n'ont aucun intérêt à s'engager si c'est pour être confrontés à des barrières qui n'ont pas lieu d'être.
Mme Françoise Gatel, présidente. - Merci beaucoup. J'ai trouvé ces deux présentations extrêmement intéressantes. Nous devons nous atteler au changement de culture qui entoure la fonction d'élu. Un contrat citoyen pourrait lier les élus et la population. Nous avons à faire oeuvre de philosophie. La délégation pourra certainement travailler sur le sujet avec des associations d'élus.
Jeudi 8 février 2024
- Présidence de Mme Françoise Gatel, présidente -
Audition de M. Éric Woerth, ancien ministre, premier questeur de l'Assemblée nationale, relative à une mission sur la décentralisation
I/. Désignation de rapporteurs
Mme Françoise Gatel, présidente. - Mes chers collègues, le Bureau de notre délégation s'est réuni le 12 décembre 2023, ce qui a permis d'arrêter le programme de nos prochains travaux. Quatre missions seront ainsi lancées.
Notre rapport de long cours prendra la forme d'une mission d'information portant sur les premières applications de l'intelligence artificielle à l'endroit des collectivités territoriales. Les avancées technologiques sont déjà une réalité et il nous semble important de les suivre. Je vous propose de désigner nos collègues Pascale Gruny et Ghislaine Senée en tant que rapporteures.
Pascale Gruny avait, en sa qualité de Présidente de la délégation au travail parlementaire, formulé des recommandations pour la bonne articulation des travaux des commissions et des délégations. Nous lui demanderons d'ailleurs de présenter ses propositions, qui avaient été validées par le Bureau du Sénat. Dans cet esprit, une mission d'information sera consacrée au suivi des recommandations du rapport de notre délégation sur l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), publié en 2023. Chacun connaît l'ANCT, qui avait été créée à l'initiative du Gouvernement et d'un ancien Sénateur, Monsieur Jacques Mézard, afin de pallier l'absence d'ingénierie au sein de nos collectivités. Le Sénat exerce depuis une filature exigeante et bienveillante de l'ANCT, afin d'en évaluer l'action. Le rapport sur l'ANCT avait ainsi été conduit par un binôme composé de Céline Brulin et Charles Guené. Ce dernier ayant choisi de ne pas se représenter en tant que sénateur, nous proposons de reconstituer un binôme composé de Céline Brulin et Sonia de la Prôvoté. J'en profite pour remercier notre collègue Fabien Genet, qui a représenté notre délégation sénatoriale lors d'une réunion de la délégation aux collectivités territoriales de l'Assemblée nationale consacrée au bilan des politiques publiques de revitalisation des villes moyennes, des petites centralités et de la ruralité.
Par ailleurs, je vous informe que nos « rapports - comptes-rendus » deviendront des rapports dits « Trois recommandations de la Délégation aux collectivités territoriales ». Sur des sujets importants, et dont l'émergence était soudaine, nous avions pris l'habitude d'organiser des tables rondes. Souvenez-vous par exemple de nos travaux sur la cybersécurité, ou encore sur l'augmentation des coûts de l'énergie. Ces tables rondes débouchaient sur la publication de rapports « flash », qui vous laissaient parfois un goût de trop peu. Nous proposons d'expérimenter une nouvelle forme de rapport, au contenu densifié. Les tables rondes seront préparées en amont, par des rapporteurs désignés, grâce à deux ou trois après-midis d'auditions. À l'issue de ces tables rondes, quelques recommandations seront consignées dans un rapport, ce qui permettra aux rapporteurs de mettre davantage en avant leurs propres contributions.
Nous proposons d'expérimenter cette méthode de travail sur deux premiers sujets.
Le premier portera sur le défi de l'ingénierie dans les petites communes. Les situations varient selon les territoires, mais nous savons qu'il s'agit d'un enjeu structurant pour un grand nombre de nos communes. Nous proposons de désigner, pour cette mission, nos collègues Daniel Guéret et Jean-Jacques Lozach.
En bonne intelligence et en coordination avec nos collègues des commissions des finances et de l'aménagement du territoire - qui ont initié une mission conjointe de contrôle sur la gestion des inondations par les collectivités territoriales, dont Jean-François Rapin et Jean-Yves Roux sont rapporteurs - nous allons lancer une mission d'information « flash » sur la compétence « gestion de l'eau et des milieux aquatiques ». Nous vous proposons de désigner en tant que rapporteurs de cette mission Rémy Pointereau, Hervé Gillé et Jean-Yves Roux.
Ces propositions sont approuvées à l'unanimité.
II/. Audition de M. Éric Woerth, questeur de l'Assemblée nationale, sur la mission sur la décentralisation pour « simplifier l'organisation territoriale et clarifier les compétences »
Mme Françoise Gatel, présidente. - Cher Éric Woerth, nous sommes heureux de vous accueillir en ce lieu particulier et inspirant. Il souffle, dans la salle René Monory, un vent de pragmatisme, d'intelligence et d'efficacité. Je me réjouis également de compter parmi nous Mathieu Darnaud, qui a longtemps été membre de la délégation. Il en a même été le premier vice-président chargé de la simplification, une mission assurée aujourd'hui par notre collègue Rémy Pointereau.
Je suis heureuse que vous ayez accepté notre invitation. Nous avons eu l'occasion, avec le vice-président Mathieu Darnaud, d'échanger plusieurs fois avec vous de manière constructive. Je salue votre écoute et votre état d'esprit, que nous partageons.
Comme nous ne cessons de le dire au Sénat, et comme chacun a pu le mesurer à l'occasion de la crise sanitaire puis de celle des « gilets jaunes », notre pays connaît ce que d'aucuns qualifient de délitement de la société. C'est a minima une perte de confiance, doublée d'une très forte exigence de nos concitoyens. Lorsque Madame la ministre Jacqueline Gourault était venue au Sénat pour présenter la loi relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale (dite « 3DS »), nous l'avions aimablement encouragée à poursuivre sa lecture de l'alphabet jusqu'à la lettre E, pour « efficacité » de l'action publique jusqu'au dernier kilomètre. Bien plus que d'un Big Bang territorial ou législatif, nous avons en effet besoin d'une volonté partagée et de détermination pour avancer, car nous disposons déjà de l'essentiel des ingrédients nécessaires.
La confiance est aussi un enjeu de premier plan. Nos concitoyens doutent, et les élus locaux risquent d'être gagnés par ce sentiment, alors qu'ils sont les garants de la proximité et de l'efficacité et jouent le rôle de « vigies de la démocratie ». Nous avons vu, durant la crise sanitaire, que les élus locaux étaient des « inventeurs de possibles ». Ils ont donc besoin de visibilité et de stabilité, tout particulièrement en ce qui concerne le financement de leurs projets. La construction d'une école est inenvisageable si, une fois posée la première pierre, les règles de financement restent incertaines.
L'État devrait se placer dans une logique de contractualisation avec les collectivités. Les préfets ou les sous-préfets doivent aller à la rencontre des élus et examiner les projets portés par ces derniers. L'État continue aujourd'hui de vouloir assumer des tâches qu'il ne peut raisonnablement mener à bien, du fait de sa lourdeur et de son éloignement. Faisons confiance au sens des responsabilités des élus et donnons-leur, dans le respect de l'unité de la République, la capacité à agir.
Il convient aussi de clarifier certains aspects de la décentralisation. Plusieurs décennies après les lois Defferre, les gestionnaires de lycée exécutent par exemple des tâches placées sous la responsabilité du président de région, mais continuent pourtant d'être des fonctionnaires de l'État.
L'efficacité de l'action publique dépend du respect du principe de subsidiarité, qui implique de permettre l'action au niveau le plus pertinent. Nos collègues Agnès Canayer et Éric Kerrouche ont rendu un rapport sur les services déconcentrés de l'État, sujet trop peu souvent abordé. L'État doit être au plus près du territoire et parler d'une seule voix. Ainsi, il revient au préfet de jouer le rôle de chef d'orchestre des services et des agents de l'État. Les Agences régionales de santé (ARS) ne sauraient pour leur part agir en ignorant les élus et sans coordination avec le préfet.
Les préfets doivent assurer un « service après-vente » de la loi en sensibilisant les élus sur les possibilités qui leur sont ouvertes. Nous nous sommes rendu compte que les maires n'étaient pas suffisamment informés des possibilités offertes par la loi « 3DS ». Ainsi, seule une dizaine de rescrits a été recensée.
M. Mathieu Darnaud. - C'est avec grand plaisir que je reviens au sein de la délégation pour prolonger les échanges que je tiens régulièrement avec le questeur Éric Woerth. La philosophie qui anime le lancement de cette mission essentielle me semble aller dans le bon sens, et correspond à la vision défendue par le Sénat. Nous plaidons en effet pour une territorialisation de l'action publique, qui doit être inspirée par les spécificités de chaque territoire, afin de répondre efficacement aux attentes de nos concitoyens.
Dans le cadre de nos travaux, tels que ceux venant en conclusion du groupe de travail sur la décentralisation ou encore de la mission d'information sur l'action du maire, nous avons formulé des propositions pour redonner autonomie et espoir aux élus locaux, nombreux à avoir l'impression de n'être que les réceptacles des maux qui traversent la société.
Nous estimons nécessaire de redonner davantage de liberté dans l'organisation du bloc communal. Je ne me livrerai pas ici à une énième critique de la loi portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe). Force est toutefois de constater que, si la loi NOTRe a permis de répondre à certains besoins, les transferts obligatoires de certaines compétences ont également occasionné des dysfonctionnements. Nous avons été témoins des difficultés de fonctionnement de certaines grandes intercommunalités, dites « XXL », lors de diverses visites. Dans la Somme, par exemple, une intercommunalité de 119 communes a été constituée autour d'une commune centre de 2 500 habitants. On comprend aisément les difficultés pratiques auxquelles les intercommunalités de ce type sont confrontées pour fonctionner. En dehors du Grand Reims, où l'ensemble du dispositif - structuré par une charte, et où chaque élu a son mot à dire - semble plutôt donner satisfaction, la situation est difficile.
Nous pensons ensuite que l'organisation de l'État est un enjeu majeur. Je souscris pleinement aux propos de Françoise Gatel sur la nécessité d'une déconcentration aboutie, avec un préfet assumant son rôle de décideur ou de coordonnateur des services de l'État.
Dans le cadre des manifestations des agriculteurs, je me suis ému d'entendre le Premier ministre déclarer qu'il demanderait aux préfets d'intervenir auprès de l'Office français pour la biodiversité (OFB). Cette possibilité est ouverte, depuis trois ans déjà, par la loi « 3DS ». Le Sénat avait effectivement obtenu que les préfets de département soient les délégués départementaux de l'OFB. Nous le voyons bien, les préfets n'ont pas encore le réflexe de se saisir de l'ensemble de leurs prérogatives, qui pourraient pourtant faciliter le travail des élus.
Au risque de déplaire à certains, face au serpent de mer de la simplification, je considère que l'État doit être incarné sur le territoire par les préfets et les sous-préfets. La multiplication des agences - ou « agencification de l'État » - parasite l'oeuvre qui devrait être celle de l'État déconcentré sur les territoires. Les programmes - Actions Coeur de ville, Petites villes de demain, et pourquoi pas bientôt Hameaux du futur - se multiplient au risque de la cacophonie. Françoise Gatel parlait justement du « E » de l'efficience. De même, nous savons tous que, lorsqu'un élu ne peut pas obtenir de crédits au titre de la dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR), le préfet ou le sous-préfet l'oriente vers la dotation de soutien à l'investissement local (DSIL). Lorsque la DSIL est épuisée, on voit alors comment « bricoler » le dossier pour obtenir quelques subsides au titre du Fonds Vert. Une dotation unifiée serait donc pertinente, et devrait être adossée à une programmation pluriannuelle offrant de la lisibilité. Les maires sont las de devoir gérer, chaque année, un budget en composant avec des incertitudes.
Au Sénat, nous sommes d'ardents défenseurs de l'État territorial. Les préfets et les sous-préfets doivent être à l'écoute des maires, des élus et des intercommunalités, de façon à répondre au besoin d'efficience et de confiance. La territorialisation de l'action publique permettrait de redonner à chaque territoire de France la capacité de répondre aux aspirations de nos concitoyens.
Enfin, je reprendrai une ligne rouge du Sénat en réaffirmant la nécessité de ne pas verser dans le droit d'exception. Nous avons besoin, en la matière, d'une ligne claire. S'il faut aborder le sujet de l'Alsace, faisons-le, mais disons les choses clairement. Évitons de reproduire les erreurs commises dans le cadre de la loi « 3DS » pour la métropole Aix-Marseille, qui fonctionne aujourd'hui avec des règles différentes. À force de produire ce droit d'exception, nous ne ferons qu'ajouter du trouble au trouble, et nous risquons de vendre notre pays à la découpe. Nous voulons de la clarté et des règles du jeu harmonisées, qui ne menacent pas l'édifice commun.
Comme le rappelle souvent le Président Gérard Larcher, de multiples rapports de grande qualité sont déjà sur les étagères. Je tiens à nouveau à remercier Éric Woerth, qui est très souvent à l'écoute des propositions sénatoriales, et dont la philosophie épouse les orientations données par nos rapports et nos missions sénatoriales.
M. Éric Woerth, questeur de l'Assemblée nationale, député, ancien ministre. -Madame la présidente, chère Françoise Gatel, monsieur le premier vice-président du Sénat, monsieur le premier vice-président de la délégation, mesdames et messieurs les Sénateurs.
J'ai répondu ce matin à votre invitation en m'entourant de mon équipe, qui comprend six à sept membres de différentes inspections et corps de l'État. Nous devons en effet adopter une vision panoramique, et prendre en considération - outre la faisabilité politique qui est certes fondamentale - l'environnement juridique et financier.
Le Président de la République m'a confié une mission au périmètre large. Le travail est en cours, et je ne peux donc pas vous apporter dès aujourd'hui des solutions. La mission a débuté en décembre 2023, et ses conclusions définitives seront rendues ultérieurement au Président de la République. Il appartiendra ensuite au Parlement de trancher sur l'adoption d'éventuelles dispositions législatives. Cette audition aura donc également pour objet de nourrir notre travail en écoutant vos propositions. Nous avons d'ores et déjà identifié quelques pistes, et je reviendrai sur le cadre dans lequel s'inscrivent nos travaux.
De nombreux rapports ont été rédigés, particulièrement au Sénat. Françoise Gatel ne manque pas de me le rappeler, en m'envoyant régulièrement la liste actualisée de ces publications. En dehors du Parlement, les associations d'élus ont également diffusé leurs travaux.
J'ai bien compris la nécessité de refonder un lien direct entre le contribuable et le citoyen local. Ce lien a été progressivement rompu, d'abord pour les entreprises. La suppression de la taxe professionnelle avait fait l'objet de débats nourris - parfois épiques - au Sénat. Elle a abouti à un système amélioré, mais qui n'est certes pas idéal. Je prends ma part de responsabilité, puisque j'étais à cette époque ministre du Budget. La cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) - dont la disparition est programmée au 1er janvier 2027 - a pour défaut d'être assez considérablement déconnectée de la dynamique des territoires. Pour les particuliers, on peut certes regretter la suppression de la taxe d'habitation (TH), mais il n'est plus le moment de refaire ce débat. Je souhaite bon courage à celui qui s'engagerait, au-delà d'un effet de tribune, à rétablir un impôt ou une contribution résidentielle.
Nous travaillons sur plusieurs éléments, en commençant par le financement. Ainsi, le premier pilier est l'utilisation du levier de la fiscalité nationale. Nous menons un examen minutieux pour déterminer quelle part de fiscalité nationale pourrait être utilisée, et pour quelle strate de collectivités locales. Nous cherchons à territorialiser cette fiscalité et à définir des règles qui ne traduiraient pas une dépendance vis-à-vis d'un État tout puissant, dictant sa volonté au travers des lois de finances successives, mais qui relèveraient d'un dialogue entre égaux. L'impôt finance effectivement, tout à la fois, des politiques nationales et des politiques locales. L'unité de l'État n'en est pas pour autant affaiblie, ce dernier conservant la « compétence de sa compétence » et les collectivités locales exerçant leurs compétences dans le cadre établi par le législateur.
En ce qui concerne les dotations, il pourrait être opportun de consolider le grand bloc des concours financiers en soutien à l'investissement public local ou à l'équipement, constitué notamment de la dotation de solidarité urbaine (DSU), de la DETR, ou encore du fonds national d'aménagement des territoires (FNADT) et du Fonds Vert. Il s'agirait ainsi de globaliser ces dotations et de nouer un dialogue local pour décider de leur distribution, si possible avec une part pluriannuelle, puisque les communes et les EPCI mènent souvent des projets nécessitant une garantie de financement sur plusieurs années. Nous pourrions aussi, à l'échelle nationale, contractualiser au mieux au travers d'une loi de programmation, qui fixerait - par exemple selon un rythme trisannuel - les grandes enveloppes. Il convient aussi de définir la gouvernance du système, à partir du moment où nous envisageons un partage de fiscalité nationale. Enfin, une part de taxe sur la valeur ajoutée (TVA) restera indispensable, faute de quoi le système resterait incomplet.
Le deuxième pilier est celui de la clarification et de l'approfondissement des compétences. La première des clarifications consiste à respecter la loi : les collectivités doivent s'en tenir à leurs compétences. Seule la commune dispose de la clause de compétence générale, ce qui n'est pas le cas du département ni de la région. Aujourd'hui, tout le monde se charge de tout, au moins indirectement. Nous observons ce phénomène lors des crises, lors desquelles le premier acteur qui s'empare du sujet prend une longueur d'avance. Si cette souplesse peut certes avoir des vertus dans ces circonstances spécifiques, il convient surtout de faire respecter la loi, votée à l'Assemblée nationale et au Sénat. Les fonds mobilisés pour intervenir en dehors du champ de compétences de la collectivité sont autant de moyens qui ne sont pas alloués aux compétences obligatoires.
Une remise en ordre apparaît tout d'abord nécessaire. Au travers de l'aide aux communes, les départements transfèrent par exemple aux communes une part de leur budget. Les conseils régionaux mènent des actions qui, faute de territorialisation suffisante, devraient plutôt incomber aux départements.
Il faut ensuite approfondir ou clarifier les compétences existantes. En ce qui concerne les départements, on pense naturellement à la compétence de solidarité, principale mission des départements en volume budgétaire. La situation est insatisfaisante, dans la mesure où l'État estime qu'il finance une part substantielle de ces compétences sans que cela soit reconnu. Les départements considèrent à l'inverse qu'ils n'ont pas les moyens d'exercer ces compétences, car les compensations prévues ne sont pas à la hauteur de ce qu'elles devraient être. Il n'existe pas, en l'état actuel du système, de financements liés réellement au social et à la solidarité. Les droits de mutation à titre onéreux (DMTO), autrefois dynamiques, ont fortement diminué. L'État et les collectivités doivent donc se coordonner pour améliorer l'efficacité des politiques publiques. Nos concitoyens n'ont pas de visibilité sur l'organisation territoriale de l'offre de services. Nous examinons techniquement, juridiquement et politiquement, quelles propositions pourraient être gages de gains d'efficacité en la matière.
Nous ne sommes probablement pas allés au bout du fait régional. Les régions ont été créées relativement récemment, et cherchent encore souvent leurs modalités d'exercice. Elles interviennent dans de nombreux domaines, tels que le ferroviaire ou la recherche. Elles interviennent parfois sur le réseau routier. Elles sont certes des autorités organisatrices de transports, mais tout le milieu urbain organise ses propres transports. Il serait possible de profiter de la taille des nouveaux ensembles en réfléchissant à l'organisation territoriale de l'offre de services, tels que la santé ou l'enseignement supérieur. Nous examinons ces pistes, qui seraient en accord avec la philosophie qui a conduit à élargir les frontières des régions en leur donnant une forte visibilité politique.
Paris, Lyon et Marseille relèvent pour leur part d'une organisation territoriale très spécifique, pour des raisons liées à l'aménagement du territoire ou à des considérations locales, en raison du poids des personnalités qui - alors en place - ont négocié des dispositions particulières. Cette architecture peu lisible n'est pas satisfaisante pour nos concitoyens, qui ont par exemple du mal à identifier qui est en charge du ramassage des ordures ménagères à Marseille. L'objectif est dès lors de mettre un peu d'ordre dans cette organisation territoriale, en adoptant le point de vue du citoyen, tout en respectant les particularités locales.
Les élus locaux disposent théoriquement des possibilités ouvertes par le pouvoir réglementaire local, mais celui-ci est bridé. Les législateurs que nous sommes - au Sénat comme à l'Assemblée - avons tendance à entrer dans le détail des règles, et à empiéter sur le pouvoir réglementaire. L'administration continue pour sa part de préciser des dispositifs toujours plus pointus. Tout ceci crée un climat de complexité inouïe. Certaines régulations, qui seraient plus pertinentes à l'échelle locale, sont décidées à l'échelle nationale.
Il s'agit, dès lors, de réintroduire une forme de logique dans ce grand cycle de la loi et du règlement. Un principe pourrait être consacré, consistant à ce que celui qui détient la compétence dispose également du pouvoir de réglementation, éventuellement en lien avec l'État. En cas de carence, l'État resterait garant de l'équité du service public.
Je suis très favorable à la contractualisation. Vous connaissez le dispositif des contrats de plan État-région, qui fonctionne globalement bien. Ces contrats supposent de se mettre d'accord sur un objet précis, avec des objectifs à la clef. Nous pourrions rendre la contractualisation obligatoire en certains domaines. À titre d'exemple, lorsqu'une métropole a un poids très important au sein d'un département, une contractualisation est nécessaire entre le département et la métropole pour répartir les compétences. La loi « 3DS » permet certes des délégations, mais il est nécessaire de se coordonner, pour éviter une compétition inefficace du point de vue de la qualité du service public. On pourrait également envisager une forme de contractualisation entre les régions et les départements, particulièrement en matière d'application des politiques économiques. Les départements meurent d'envie d'agir dans ce domaine, mais n'en ont pas le droit. Comment, dès lors, ménager une place pour les départements sans empiéter sur les compétences des métropoles et des EPCI ?
J'en viens enfin aux EPCI, qui cristallisent certaines tensions entre ceux qui les pilotent et les acteurs qui estiment subir leur loi, alors même qu'ils en sont élus. Une clarification juridique de la notion d'EPCI impliquerait sans doute une réduction du nombre de compétences obligatoires. Les compétences devraient être obligatoires lorsque l'on considère, notamment, que l'intérêt national est en jeu. C'est, à l'évidence, le cas de l'eau. L'enjeu n'est plus la seule pose de canalisations : il y va de la ressource en eau et de la capacité de la France à maintenir cette ressource, pour tous les usages. Il ne s'agit ni de détruire ni d'affaiblir la notion d'EPCI, pas plus que de revenir sur les acquis de la mutualisation parfois obtenus de haute lutte. L'objectif est, bien plutôt, de donner davantage de liberté à cette notion d'intercommunalité.
Je conclus ici sans avoir parlé de l'exercice du mandat, mais il y aurait beaucoup à en dire également.
Mme Françoise Gatel, présidente. - Merci pour cette parole que je qualifierais volontiers de sénatoriale. Vous avez suscité l'intérêt du premier vice-président en parlant de l'eau et de l'assainissement !
M. Rémy Pointereau. - Une question qui n'a pas été évoquée directement a trait à la préoccupation des élus locaux pour le poids des normes. Depuis 2014, notre délégation a reçu pour mission l'évaluation et la simplification des normes applicables aux collectivités territoriales. Parmi les contributions significatives du Sénat, nous avions plaidé pour la création d'un pouvoir de dérogation aux normes pour les préfets. Ceci pourrait être une source de différenciation, en permettant aux préfets de déroger à un certain nombre d'obligations normatives. Force est toutefois de constater le faible usage de ce pouvoir de dérogation, comme l'avait relevé en mai 2023 l'ancienne Première ministre. Envisagez-vous la mise en place d'un dispositif facilitant le recours à ce pouvoir de dérogation ? Les préfets sont aujourd'hui assez frileux dans l'usage de cette prérogative. Je crois en tout cas qu'il faudrait veiller à ce sujet, voire forcer quelque peu la main des préfets, tant ces dérogations semblent nécessaires, notamment dans les départements ruraux.
M. Olivier Paccaud. - Cher collègue de l'Oise, j'ai écouté attentivement vos propos et j'ai compris que la base de votre réflexion portait d'abord sur les problématiques de financement, puis sur la clarification des compétences.
S'agissant des problématiques de financement, je suis surpris que vous renonciez à revenir sur les réformes de la taxe professionnelle et de la TH, alors même que vous semblez reconnaître qu'elles étaient peu satisfaisantes. Ces réformes ont effectivement été conduites à la va-vite, sans réelle étude d'impact.
Vous plaidez ensuite pour une clarification des compétences. Vous avez utilisé le terme de « remise en ordre » et vous considérez qu'il ne devrait pas y avoir de dépassement de fonction. Vous avez évoqué le point précis - que nous connaissons bien dans l'Oise - de l'aide départementale aux communes. J'ai cru comprendre que vous y étiez opposé, ce qui me surprend beaucoup.
J'ai ensuite quelques questions précises. Tout d'abord, le Sénat s'est prononcé favorablement, en décembre 2023, au rétablissement de la réserve parlementaire. Cela vous semble-t-il une bonne idée ? Ensuite, vous n'avez pas évoqué la fonction de conseiller territorial. Quel est votre avis sur la question, à la lumière de votre expérience de conseiller régional de Picardie ?
S'agissant de l'intercommunalité, vous avez fait valoir qu'il existait des EPCI où l'on se sentait bien, et d'autres EPCI où la situation était plus difficile. La désillusion intercommunale gagne du terrain, car, ainsi que vous l'avez souligné, nous sommes sans doute allés trop loin dans l'attribution de compétences. Vous avez évoqué la réduction du nombre de compétences obligatoires, tout en évoquant le caractère singulier de la gestion de l'eau. Il me semble sur ce point que Mathieu Darnaud et vous-même n'êtes pas sur la même longueur d'onde, car nous étions plutôt favorables, au Sénat, à une compétence facultative en la matière. En effet, pourquoi se priver des syndicats communaux lorsque ceux-ci fonctionnent bien ?
Mme Céline Brulin. -Vous avez évoqué la disparition de la clause de compétence générale pour les départements et les régions, désormais communément admise. Cette situation m'interpelle, car la clause de compétence générale constitue un moyen d'offrir à chaque collectivité la différenciation nécessaire, dans le cadre républicain. En outre, il me semble que si les collectivités assumaient des missions fixées par l'État ou le législateur, avec des moyens financiers déterminés, les politiques tendraient à s'uniformiser. Or, il est à mes yeux nécessaire que les électeurs conservent la possibilité de trancher, à l'échelon local, entre plusieurs options.
L'enjeu de clarification et de lisibilité est certes devenu primordial pour nos concitoyens. Néanmoins, il me paraît presque aussi dangereux de laisser penser que la politique appliquée au niveau local serait la même, quel que soit le responsable élu, dès lors que les collectivités territoriales auraient seulement pour mission d'appliquer des politiques uniformes. J'estime que nous avons besoin de revivifier les choix politiques, y compris au niveau le plus local. Les faibles taux de participation aux élections municipales doivent nous alerter sur le risque que nos concitoyens se désinvestissent de leur commune.
Je suis intéressée par l'idée de contractualisation. J'aimerais vous interroger sur le sujet récurrent de la compétence partagée par les communes et l'Éducation nationale à propos de l'école. Fort heureusement, le temps semble aujourd'hui révolu où les inspecteurs d'académie décidaient de ne plus attribuer de postes à une école qu'un maire avait pourtant décidé de laisser ouverte. Je suis néanmoins effarée par le drame que suscitent chaque année les mesures de la carte scolaire. Une plus grande concertation et une meilleure association des maires quant aux mesures de la carte scolaire paraissent à la fois nécessaires et atteignables. Il est fort étonnant que le conseil municipal ait voix au chapitre concernant l'ouverture et les horaires des bureaux de poste - qui sont certes très importants dans les communes - mais ne dispose d'aucun pouvoir quant à l'ouverture ou la fermeture d'une classe, alors même que les communes investissent, parfois massivement, dans les écoles. La faculté d'inscrire des projets dans une perspective pluriannuelle constitue également un aspect important. Les grandes communes sont dotées de dispositifs offrant une vision prospective de l'évolution des effectifs dans leurs écoles. Dans les petites communes, on connaît quasiment à l'unité près le nombre d'enfants y résidant. S'agissant d'un exemple de compétences partagées de façon ancienne entre l'État et les collectivités territoriales, travaillez-vous à des pistes de concertation pour que l'État ne puisse plus imposer ses décisions en la matière ?
M. Éric Woerth. - Je suis passé rapidement sur la question des conseillers territoriaux, sujet qui revient régulièrement dans le débat public. Toutefois, depuis la réforme territoriale envisagée en 2010, des changements significatifs sont intervenus, qu'il s'agisse de la création des grandes régions ou des redécoupages cantonaux. Des arguments favorables ou défavorables peuvent être avancés sur ces questions, sur lesquelles nous n'avons à ce stade pas d'opinion. Alors que nous sommes en train d'expertiser, avec le ministère de l'Intérieur, différents systèmes électoraux, il apparaît que celui de 2010 ne pourrait plus fonctionner puisque les cantons ont été depuis redécoupés.
La réserve parlementaire, quant à elle, ne rentre pas dans le champ de la mission.
Le Premier ministre Gabriel Attal, reprenant ainsi le dossier de sa prédécesseure Élisabeth Borne, travaille à l'approfondissement de la déconcentration. Le sujet incontournable reste celui du pouvoir du préfet, qui devrait disposer de marges de manoeuvre suffisantes pour répondre à des élus qui disposeraient d'une plus grande autonomie de gestion. Le préfet doit pouvoir arbitrer et gérer, le cas échéant, les injonctions contradictoires. Ceci implique qu'il dispose d'un pouvoir accru vis-à-vis de l'administration de l'Éducation nationale. Le préfet de département dispose d'une solide vision des enjeux politiques de son département, puisqu'il est un haut fonctionnaire travaillant directement au contact des élus locaux.
Si de nombreux reproches ont été
adressés aux ARS depuis la crise de la
COVID-19, en appelant
à les replacer sous l'autorité du préfet, cette vision
devrait être mise en perspective. La création des ARS en 2010
était justement motivée par le fait que les préfets ne
parvenaient pas à traiter l'ensemble des matières leur incombant.
De plus, le rôle des ARS n'était pas nécessairement
d'organiser la distribution de masques, tâche qui devait échoir
naturellement aux structures se trouvant au plus près des citoyens.
La bonne coordination entre les financeurs - généralement, le conseil départemental et la commune - et l'Éducation nationale, qui anime la politique et l'affectation des enseignants, doit permettre de fonder des choix pluriannuels cohérents en matière de regroupements pédagogiques et d'ouverture de nouvelles classes.
Par « remise en ordre », j'entends simplement la nécessité de faire respecter le droit. Certaines lois, qui ont engendré plusieurs dizaines d'heures de discussion, ont justement visé à trancher la répartition des compétences. Si chaque collectivité se charge de toutes les matières, le débat sur les strates reviendra immanquablement. La loi prévoit une clause de compétence générale au bénéfice des communes, qui doit être préservée à tout prix puisqu'il s'agit de l'élément fondamental de la démocratie locale, dont le maire est le représentant. Nous travaillons parallèlement sur la manière de confier, au sein des EPCI, davantage de pouvoirs au maire sur les sujets fondamentaux qui concernent directement sa commune.
L'aide départementale aux communes est une pratique qui a cours dans tous les départements, depuis leur création, et à laquelle je ne suis pas opposé. Mais cette aide ne peut pas non plus être une façon de réinstaurer une forme de clause de compétence générale en multipliant les interventions du département en soutien aux communes. Le législateur a considéré que certaines compétences ne relevaient ni du département ni de la commune, et il convient donc de respecter ce principe.
Si certaines régions estiment que l'État, les départements ou les EPCI entrent en concurrence avec elles, par exemple en matière de développement économique, c'est probablement parce qu'elles n'occupent pas à plein leurs compétences. La nature a, en effet, horreur du vide.
Le maire d'une commune importante, le président d'un département ou d'une région envisagera par exemple d'intervenir en matière de sécurité dans les transports, mais hors du cadre légal. Je ne suis toutefois pas convaincu que laisser la possibilité à tous les responsables d'intervenir en quelque matière que ce soit contribue à l'efficacité de l'action publique.
Il ne faut pas pour autant aboutir à un jardin à la française. L'objectif est, au contraire, de permettre une plus grande part d'adaptation locale, dans le cadre prévu par la loi, qui permet déjà des délégations de compétences.
Il faut aussi en revenir à la notion de responsabilité. Plus les acteurs sont nombreux à intervenir, plus il est difficile d'établir les responsabilités. La qualité du service public suppose aussi que soit clairement identifié le niveau responsable, faute de quoi le maire serait - comme à l'accoutumée, et souvent injustement - tenu pour responsable. Nous constatons bien que le caractère malsain de certains débats tient au fait que l'on peine à identifier l'acteur qui opère le service public.
Un certain nombre de compétences restent partagées : ainsi pour le sport, la culture et le tourisme. Peut-être ne faut-il pas que le législateur les définisse davantage. En ces domaines, il semble que des arbitrages cohérents s'opèrent de facto : chacun alloue, en matière culturelle ou sportive, des aides correspondant peu ou prou à son niveau. Rares sont les régions qui subventionnent un club de niveau communal, tandis qu'elles aideront plus volontiers un club prenant part à des compétitions à l'échelle nationale.
Enfin, sur la question de la fiscalité, j'ai simplement dressé un constat. La suppression de la TH et de la taxe professionnelle a réduit le lien entre le citoyen et le contribuable. Les débats ont été suffisamment nourris pour que les positions de chacun soient connues sur ce sujet. Le pragmatisme conduit toutefois à écarter la possibilité d'un rétablissement de la TH. Je n'ai pas vu beaucoup de maires s'aventurer sur cette piste lors de permanences avec des concitoyens. Ces décisions prises, l'enjeu est plutôt de faire évoluer la vision que l'on porte sur les ressources des collectivités locales. Nous ne pouvons pas nous satisfaire d'une affectation, au fil de l'eau, de nouvelles ressources de TVA. Ce d'autant que l'endettement de l'État ne nous le permettrait plus.
Ce constat est souvent dressé, mais les propositions sont plus rares. Le Sénat et la Cour des comptes en ont avancé dans de récents rapports. Nous essayons d'aller un peu plus loin pour dessiner les contours d'un système qui puisse fonctionner. Les départements, les régions et les communes y auraient une part de liberté dans la fixation de leur fiscalité. L'État devrait, pour sa part, veiller à ce que la pression fiscale n'augmente pas. J'espère que nos propositions seront lisibles et conviendront aux élus locaux, quels qu'ils soient.
Enfin, j'ai cité l'exemple de l'eau, car les sujets environnementaux relèvent de l'intérêt national. En ces matières, les normes sont particulièrement nombreuses.
Je rappelle que nos travaux sont en cours, et que nous réfléchissons en temps réel aux orientations à leur donner.
Mme Françoise Gatel, présidente. - Nous pouvons donc être considérés comme une aide à la proposition.
M. Rémy Pointereau. - Pourriez-vous développer votre avis sur le pouvoir de dérogation du préfet ?
M. Éric Woerth. - Ce pouvoir de dérogation est aujourd'hui largement factice. En pratique, le préfet demande à l'administration centrale le droit de déroger. Le temps d'obtenir l'autorisation, les difficultés ont eu le temps d'être résolues.
Au terme d'une nouvelle phase de déconcentration, le préfet aurait le pouvoir sur les agences à l'échelle territoriale, tandis que les appels à projets pourraient être supprimés. En matière de clarification, on pourrait considérer qu'un accord entre ce préfet « augmenté » et un président d'exécutif puisse valoir présomption de légalité sur le déploiement de grands projets, aujourd'hui sans cesse reportés sous la pression de différentes administrations ou de tous ceux qui font durer les procédures. Il reviendrait alors aux opposants aux projets de prouver qu'un projet serait contraire à la légalité.
M. Pierre-Jean Rochette. - Monsieur le ministre, je ne suis pas d'accord avec vous s'agissant de l'organisation libre de certaines compétences. Ainsi, pour le tourisme, que vous évoquiez, je pourrais citer maints exemples de communes de mon territoire qui gèrent cette compétence en concurrence avec d'autres structures, notamment celles relevant de la région, du département, de l'agglomération. Dans des communes de 1 600 habitants, cinq intervenants gèrent alors simultanément le tourisme, ce qui ne fonctionne absolument pas.
Nous pourrions également évoquer le sujet des cités scolaires, où se pose la question de la bonne coordination des départements et des régions. Lorsque cette coordination est insuffisante, il n'est pas possible de réaliser correctement des travaux. En outre, la loi impose que deux conseils d'administration distincts soient organisés pour dire la même chose, l'un devant les représentants de la région, et l'autre devant les représentants du département.
M. Éric Woerth. - Que feriez-vous, en ce qui concerne la compétence tourisme ?
M. Pierre-Jean Rochette. - Il serait nécessaire d'indiquer clairement à qui est attribuée cette compétence tourisme. Il me semble que celle-ci devrait relever de l'intercommunalité, voire de la région lorsque l'enjeu est national. Le saupoudrage ne marche pas.
L'usure de la démocratie locale est directement liée à la complexité vertigineuse de certains dispositifs. Une fois élus, les maires comprennent que la mise en oeuvre de leur politique requerra une technicité rivalisant avec celle nécessaire aux programmes de la NASA. Cette usine à gaz incompréhensible se manifeste notamment en matière de financement.
Dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, toutes les strates apportent des financements aux communes, qu'il s'agisse de l'agglomération, du département ou de la région. Nous avons cette chance, mais tous les maires de France ne bénéficient pas de tels financements par les collectivités territoriales. Cette situation pose un problème d'équité : le maire d'une commune de la région Auvergne-Rhône-Alpes a de facto davantage de pouvoir pour mettre en oeuvre son mandat que celui d'une commune de la région voisine.
La simplification des compétences et la capacité à stimuler la démocratie locale dépendent d'initiatives simples. Il s'agirait d'expliquer aux maires qu'ils disposent d'un budget donné en début de mandat, pour financer l'ensemble de leurs programmes. Il est insupportable que les maires soient contraints de faire la quête pour obtenir des subventions, ce d'autant que beaucoup d'entre eux - notamment dans les milieux ruraux - exercent en parallèle un métier et ne disposent pas du temps nécessaire.
Les transferts de compétences sont parfois mal vécus. C'est le cas notamment à propos de l'eau. Dans une agglomération ou une collectivité de grande taille, on ne revient pas sur le transfert de compétences une fois celui-ci décidé. Dans les communautés de communes rurales, en revanche, cette situation frustre les maires lorsqu'elle conduit à les priver d'une compétence à laquelle ils étaient très attachés. Dès lors, n'eût-il pas été plus pertinent de laisser aux conseils communautaires la liberté de signer un contrat sur la performance du réseau, en prévoyant que l'ingénierie serait assurée par l'EPCI, qui s'engagerait ainsi sur une amélioration des performances tout en laissant les budgets associés aux communes ?
Enfin, ces mauvais transferts de compétences ont des incidences sur l'économie locale. Lorsque l'on transfère mal, on se rend compte que, souvent, les collectivités délèguent à leur tour la compétence vers de grandes sociétés privées, ce qui tue l'économie locale et ajoute une strate supplémentaire de gestion.
M. Cédric Chevalier. - Comme cela ressort des propos d'Éric Woerth, la clarification ne consiste pas à remettre en cause le millefeuille territorial. Je perçois, à travers vos réponses, que la suppression éventuelle de certaines strates ne fait pas partie des pistes que vous envisagez.
Les EPCI ne doivent pas conduire à fragiliser la relation de proximité avec les maires, ni avec les conseils municipaux. Mathieu Darnaud a fait allusion à une intercommunalité « XXL » qui fonctionne bien et dont je fus vice-président, celle du Grand Reims. Une charte de gouvernance a été établie par Catherine Vautrin lorsqu'elle en était présidente, assortie d'un droit de veto des maires pour ceux des projets concernant leur commune. Ceci a permis de fonder un contrat de confiance entre les maires et l'EPCI.
Certains EPCI résultent de mariages forcés, qui ne reflètent ni une communauté de destin ni une envie partagée de travailler sur un territoire. Dès lors, plutôt que de dépendre de seuils tenant à leur dimension, la création des EPCI ne devrait-elle pas être décidée à l'aune de ce désir de travail en commun ou de réalités territoriales imposées par les citoyens eux-mêmes ?
M. Patrice Joly. - Vous avez fait part de votre volonté de ne pas toucher aux différents niveaux de collectivités. Cependant, la question de la dévitalisation de certaines de ces strates peut parfois se poser. Cela avait donné lieu à un projet présenté par le ministre d'un précédent Gouvernement et nous conduit plus largement à questionner le cadre politique et philosophique d'organisation de notre société. Au cours de ces dernières années, nous avons organisé la société suivant des logiques de massification et de concentration, qui ont précipité les crises systémiques telles que la crise financière de 2008 et ont conduit à accroître la distance entre les citoyens et les institutions.
Ne faudrait-il pas, dès lors, s'interroger sur une organisation de la société en réseaux, sachant que la technologie peut favoriser cette approche réticulaire ? La question de la gouvernance des réseaux de collectivités me semble, dans cette perspective, un sujet sur lequel nous pourrions réfléchir.
S'agissant des compétences, je suis plutôt en faveur d'une approche reconnaissant une compétence générale à l'ensemble des collectivités. Aujourd'hui, certaines collectivités interviennent en dehors de leurs champs de compétences, ce qui crée une réelle situation d'insécurité juridique. Néanmoins, comment agir lorsqu'un niveau institutionnel se montre défaillant ? Les communes et les départements mettent ainsi en place des centres de santé en raison des manques de l'État, seul compétent en la matière. Lorsque des départements sont empêchés d'agir en matière économique du fait de la loi, cette situation peut pénaliser les territoires.
Mon expérience d'ancien maire d'une commune rurale, de président d'une communauté de communes rurale et de président d'un département rural m'enseigne que, du fait de la distance avec la région - qui était déjà une réalité dans leur ancien périmètre - le département est parfois la seule collectivité susceptible, sur les plans humain et financier, d'intervenir pour permettre le développement local. Cela est particulièrement vrai pour l'accompagnement et l'installation des très petites entreprises, pour lesquels l'échelon de la région est beaucoup trop éloigné. J'entretenais pour ma part d'excellentes relations avec le président de la région Bourgogne, mais le développement des projets ne pouvait procéder - quelles que soient ses bonnes intentions - que d'une approche ascendante, catalysée par le département.
Les grandes régions travaillent aujourd'hui à partir de procédures et de grilles d'analyse. Cette démarche ne permet pas d'identifier les ressources locales qui permettraient de bâtir des projets de développement. En tant que président de département, je m'étais efforcé d'identifier ces ressources, tout en allant chercher des partenaires privés. Cette faculté a toutefois été retirée aux départements, qui ne peuvent plus intervenir en matière économique. On évoque souvent les financements croisés, je préfère pour ma part parler de financements complémentaires. Il est nécessaire, dans les petites collectivités, de mettre en commun les moyens pour réduire la part d'autofinancement des porteurs de projets.
S'agissant enfin des dotations, l'iniquité de la répartition entre les territoires les plus urbains et les plus ruraux demeure une réalité. La situation ne changera pas tant que l'on continuera de financer les surcoûts de la concentration urbaine. Pour paraphraser un proverbe, seuls les poissons morts vont dans le sens du courant, la politique consiste au contraire à remonter le courant.
M. Hervé Reynaud. - Je voudrais revenir sur la notion de clarification des compétences, qui me semble très importante, et a partie liée avec l'enjeu du financement.
Chaque strate joue un rôle en matière de solidarités, que celles-ci soient humaines ou territoriales, car il existe des interstices entre les champs de compétences des collectivités. Ainsi, certains départements aident les communes qui n'ont pas les moyens de porter seules leurs projets. Un échelon de proximité demeure indispensable. Si la région assume désormais les compétences en matière économique, en pratique, celles-ci ne recouvrent pas l'aide aux commerces et à certains acteurs économiques de proximité. Cette situation pousse - et cela est heureux - plusieurs acteurs à agir pour concourir à la réalisation de ces projets.
J'aurais un mot particulier pour les départements. En dépit de recettes aléatoires, résultant notamment de la fiscalité indirecte, ceux-ci doivent financer des dépenses sociales certaines. Le levier des DMTO n'est pas adapté, et cette situation ne pourra donc pas durer longtemps, sauf à vouloir tuer le département, auquel cas il faudrait le dire clairement.
En somme, la multiplication des interventions traduit avant tout la volonté des acteurs de porter des projets, au bénéfice de nos citoyens. Les élus municipaux doivent parfois chercher 50 % à 80 % des financements, faute de quoi les projets ne verraient pas le jour.
M. Éric Woerth. - Je n'aurai naturellement pas réponse à tout.
Tout d'abord, une compétence claire suppose une responsabilité claire. La démocratie s'en portera mieux : si une collectivité ne remplit pas ses obligations, l'électeur fera son choix.
La confusion des rôles est également une confusion démocratique. C'est pour cela que le législateur s'est efforcé, au cours des trente dernières années, d'organiser les niveaux de responsabilité et de mise en oeuvre des politiques publiques.
Ce principe de responsabilité est fondamental, et n'empêche pas de mobiliser l'ensemble des outils existants. Ainsi, si un département décide d'agir en matière économique, considérant que la région n'en fait pas assez, il est alors possible de s'entendre avec le détenteur de la compétence principale. Soit la région corrige sa position et décide d'agir, soit le département assume des missions par délégation.
Chaque président de région, de département ou de grand EPCI dispose d'une importante capacité d'agir. Il revient à chaque strate de consacrer le maximum de ses moyens financiers aux compétences qui sont les siennes. C'est dans cet esprit que la gestion des collèges par les départements, et des lycées par les régions, a permis des progrès considérables. Ces deux niveaux de collectivités y ont consacré des moyens importants, sans immixtion des autres strates.
Je répète que je ne crois pas au jardin à la française. J'estime toutefois qu'une véritable capacité d'adaptation n'est possible que lorsque la répartition des compétences est suffisamment claire. Plus on clarifie, et plus la norme nationale qui régit cette compétence devient adaptable. Je constate par ailleurs qu'aucun élu ne propose une répartition claire en matière de tourisme, ce qui tend à prouver qu'il existe en la matière une forme de complémentarité, et des parts de liberté qu'il conviendrait de respecter dans la mise en oeuvre de cette compétence.
Je ne proposerai pas un retour de la clause de compétence générale pour toutes les strates et à tout moment. Ce principe serait contraire à la clarification et à l'approfondissement de l'exercice des compétences, dont la complexité et la professionnalisation sont croissantes. La dispersion serait contraire à l'efficacité des politiques publiques, alors que les attentes de l'opinion publique sont de plus en plus fortes.
Mme Françoise Gatel, présidente. - Je vous remercie pour ces échanges, qui ont permis aux points de vue de s'exprimer dans toute leur richesse.
Nous voyons que l'enjeu de différenciation occupe une place centrale. Je prendrai deux exemples qui montrent que le jardin à la française, défini depuis Paris, se heurte à la réalité de la vie. La mise en oeuvre du service public doit partir de la nature du sujet considéré, plutôt que d'une définition hors-sol. Partons de l'exemple du tourisme : de nombreux touristes japonais visitent chaque année le Mont Saint-Michel. Toute la côte nord de l'Ille-et-Vilaine - de Saint-Malo à Dinard - doit dès lors s'organiser en tenant compte de la logique du client final. On a inventé un « tourisme de destination » et il appartient aux deux régions concernées, la Bretagne et la Normandie, de travailler en bonne intelligence.
Dans le domaine économique, j'ai une expérience assez longue au sein d'une chambre de commerce. Je me souviens de réunions lors desquelles des chefs d'entreprise se disaient désorientés par la multiplicité des interlocuteurs, qu'il s'agisse de fonctionnaires émanant de la région ou de telle ou telle agence de développement.
Je relie la simplification à la question des finances locales. En période de grande frugalité budgétaire, nous devrions pouvoir, au travers de l'allègement des normes, limiter les dépenses obligatoires des collectivités. Entre 2017 et 2022, l'inflation normative a coûté 2,5 milliards d'euros aux collectivités. Nous devons donc nous atteler à cette tâche, étant entendu que la norme n'est pas toujours efficace, alors qu'elle est très coûteuse.
La santé nous offre l'exemple d'une compétence de niveau régalien dont la mise en oeuvre peut relever, dans une certaine mesure, des territoires. D'aucuns proposent de transposer en matière de santé le principe appliqué avec bonheur aux bâtiments des collèges et lycées. Sans remise en cause de la politique définie au plan national, les bâtiments pourraient ainsi être confiés à des régions volontaires.
Enfin, je réitèrerai un principe cher au Sénat, et selon lequel « qui décide paie ». Nous plaidons pour une clause de revoyure responsable entre l'État et les collectivités, dès lors que des dispositifs législatifs ou réglementaires viennent surcharger le financement d'une compétence transférée.
Je vous remercie vivement, cher Éric Woerth, pour votre écoute et votre volonté d'assurer l'efficacité de l'action publique jusqu'au dernier kilomètre. Le jardin à la française doit parfois souffrir la comparaison avec le jardin à l'anglaise, qui n'est pas exempt de charme ni d'efficacité.