- Mardi 6 février 2024
- Jeudi 8
février 2024
- Le nouveau nucléaire - Audition de MM. Joël Barre, délégué interministériel au nouveau nucléaire, et Xavier Ursat, directeur exécutif en charge de la direction Ingénierie et projets nouveau nucléaire et de la direction Innovation, responsabilité d'entreprise et stratégie d'Électricité de France (EDF)
- Fonctionnement des marchés de l'électricité - Audition de MM. Dominique Bureau, délégué général du Conseil économique pour le développement durable (CEDD), Dominique Jamme, directeur général de la Commission de régulation de l'énergie (CRE), Philippe Vassilopoulos, directeur Développement de produits d'EPEX SPOT
Mardi 6 février 2024
- Présidence de M. Franck Montaugé, président -
La réunion est ouverte à 16 h 00.
Parc nucléaire actuel - Audition de MM. Olivier Bard, délégué général du Groupement des industriels français de l'énergie nucléaire (GIFEN), Bernard Doroszczuk, président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), et Étienne Dutheil, directeur de la division production nucléaire à la direction production nucléaire et thermique d'Électricité de France (EDF)
M. Franck Montaugé, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de M. Olivier Bard, délégué général du Groupement des industriels français de l'énergie nucléaire (Gifen), de M. Bernard Doroszczuk, président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), et de M. Etienne Dutheil, directeur de la division production nucléaire à la direction production nucléaire et thermique d'Électricité de France (EDF).
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Je vous invite à prêter successivement serment, de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Olivier Bard, M. Bernard Doroszczuk et M. Etienne Dutheil prêtent serment.
M. Franck Montaugé, président. - Le Sénat a constitué le 18 janvier dernier cette commission d'enquête portant sur la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050.
Nos travaux sont centrés sur le présent et l'avenir du système électrique : est-il en capacité de faire face à la demande, d'offrir aux particuliers et à nos entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont ses perspectives de développement ?
L'objet de la table ronde d'aujourd'hui est essentiel parce qu'il nous faut apprécier la situation actuelle de notre parc nucléaire, après les nombreuses difficultés qu'il a connues. Quelle est la capacité de production de ce parc à court et moyen termes ? Quelles sont les perspectives au sujet de la maintenance et de la prolongation des réacteurs ? Comment les responsables se prémunissent-ils contre la survenue de nouvelles difficultés en la matière ? En clair, comment éviter l'arrêt de nombreux réacteurs pour des raisons de maintenance, et où en est le programme de grand carénage ?
Voilà quelques thèmes sur lesquels notre rapporteur va vous interroger.
Nous vous proposons de dérouler cette audition en quatre temps : vous présenterez successivement votre travail et vos réflexions lors d'une présentation liminaire d'une dizaine de minutes. Vos présentations seront suivies d'un temps d'échanges avec notre rapporteur et avec les autres membres de la commission, lors duquel vous pourrez éventuellement revenir sur les propos des autres participants. Nous pourrons terminer par une dernière série de questions-réponses. Avant de la donner à M. Dutheil, je laisse la parole à M. le rapporteur.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Messieurs, nous vous remercions de votre présence. Je suis à l'origine de la création de cette commission d'enquête, complémentaire de celle qui a été conduite par l'Assemblée nationale, qui visait à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France et qui portait sur les choix effectués dans le passé. Nous avons voulu concentrer notre réflexion sur l'électricité, les perspectives de production et de consommation dans l'avenir, en prenant en compte l'électrification de nos usages.
Nous avons déjà pu faire le point sur l'écosystème de l'électricité, puis sur les perspectives de consommation, qui ne sont pas évidentes à déterminer : après une baisse de la consommation lors des dix dernières années, une forte augmentation des usages est annoncée pour les prochaines années. À travers cette nouvelle audition, nous abordons le sujet de la production d'électricité du parc nucléaire existant. Nous conduirons également des auditions au sujet du nucléaire du futur et sur les perspectives liées à la construction de réacteurs pressurisés européens (EPR), aux petits réacteurs modulaires (SMR) et à d'autres réacteurs nucléaires de quatrième génération. Aujourd'hui nous souhaitons parler de l'état du parc nucléaire actuel, de son vieillissement et de ses perspectives. Ces dernières années, la production de ce parc a baissé. A-t-on notamment comme perspective de revenir à une production de 400 térawattheures ou prévoit-on de rester entre 300 et 320 térawattheures ?
M. Etienne Dutheil, directeur de la division production nucléaire à la direction production nucléaire et thermique d'Électricité de France (EDF). - Mesdames, messieurs les sénateurs, le parc nucléaire traverse actuellement une phase nouvelle et inédite de son histoire industrielle. Le volume d'activité dans nos centrales et nos réacteurs, extrêmement soutenu, est bien plus important que par le passé. Les quatrièmes visites décennales des réacteurs de 900 mégawatts actuellement en cours représentent un volume d'activité six fois supérieur à celui des précédents réexamens périodiques. Le nombre d'heures travaillées dans la partie nucléaire des installations est passé de 6,3 millions en 2014 à plus de 7 millions en 2022.
Cela s'explique par plusieurs facteurs. Nous menons des travaux d'amélioration de la sûreté qui visent à porter le design des réacteurs de deuxième génération, construits dans les années 1980-1990, au niveau de sûreté des réacteurs de troisième génération, c'est-à-dire des EPR. Ces deux générations de réacteurs vont coexister dans notre parc et l'objectif est de tous les amener aussi près que possible du meilleur niveau.
Cette forte activité est également due à la maintenance et au vieillissement de nos installations. Certains composants arrivent en fin de vie technique et, comme leur durée de vie peut être inférieure à la durée de vie prévisionnelle de l'installation elle-même, il faut alors procéder à des remplacements. Par exemple, les isolants présents dans les transformateurs de grande puissance vieillissent et la durée de vie d'un transformateur est comprise entre vingt et vingt-cinq ans, soit bien moins que la durée de vie d'une centrale. Il faut donc les remplacer de proche en proche. Dans cette période, nous devons remplacer un certain nombre de ces gros composants, lors d'opérations dites de « maintenance exceptionnelle ». Le contexte d'activité est ainsi très soutenu, les modifications visant d'une part à améliorer le design des installations, et d'autre part à assurer une maintenance exceptionnelle plus importante qu'auparavant.
Le niveau d'exigence appliqué pour faire fonctionner les réacteurs a également augmenté. Cela n'est pas une particularité du nucléaire : dans toutes les industries, le niveau d'exigence augmente progressivement. Plus de contrôles sont réalisés, plus de critères doivent être vérifiés avant de redémarrer un réacteur. Notre activité est devenue plus complexe, alors que nous avons objectivement subi une forte perte d'expérience chez nos salariés et chez les salariés de nos entreprises partenaires ; en effet, le départ à la retraite des professionnels qui avaient démarré le parc nucléaire en France a entraîné un renouvellement très important de nos équipes. Même si nous avions anticipé ce renouvellement, le fait de remplacer quelqu'un ayant dix ou vingt ans d'expérience dans l'arrêt de réacteur nucléaire par quelqu'un qui n'a que deux ou trois années d'expérience dans ce domaine se fait nécessairement ressentir.
Pour toutes ces raisons, lorsque j'ai été nommé directeur de la division Production nucléaire d'EDF, j'ai voulu lancer un programme de transformation exclusivement centré sur l'amélioration de la maîtrise des arrêts de réacteurs. Cela peut sembler surprenant, mais la performance industrielle du parc nucléaire dépend essentiellement de la maîtrise des périodes d'arrêt des réacteurs. Lorsqu'un réacteur est redémarré, si l'on en prend soin, il fonctionne de manière plutôt fiable : son taux de disponibilité durant les périodes où les réacteurs sont couplés varie entre 97 % et 98 %. L'essentiel est donc de maîtriser les périodes d'arrêt, durant lesquelles nous réalisons de plus en plus d'actions. Or la maîtrise de ces arrêts de réacteurs demande de l'expérience : pour le dire trivialement, ces métiers ne s'apprennent pas à l'école.
Ce programme lancé en 2019 s'appelle « Start 2025 », pour « Soyons tous acteurs de la réussite des arrêts de tranche ». Tel est l'objectif : sur un site de production, il n'y a peu ou prou personne qui ne contribue pas à la maîtrise de ces périodes d'arrêt. Sans vouloir trop m'étendre sur ce programme, je souhaite le décrire en quatre points. Il consiste tout d'abord à adapter l'organisation des sites, y compris le dimensionnement des équipes, à leur programme industriel. Chaque arrêt de réacteur est un petit projet en soi, confié à une équipe dédiée qui commence à travailler douze à dix-huit mois avant la période d'arrêt elle-même. Sur un site, il est essentiel d'avoir le bon nombre d'équipes pouvant travailler en parallèle, de sorte que l'arrêt soit correctement préparé. Par exemple, sur un site de quatre réacteurs, trois équipes d'arrêt travaillent en permanence soit à un arrêt en cours, soit à la phase de préparation d'autres arrêts. Le nombre d'équipes doit être parfaitement calibré par rapport à notre programme industriel, c'est un point extrêmement important. Sur un site de quatre réacteurs, il est par exemple nécessaire d'avoir deux équipes d'arrêt. Dans le cadre de Start 2025, nous avons également entamé la création d'équipes volantes, pouvant se déplacer d'un site à l'autre, afin de renforcer les équipes en cas de pic de charge.
Deuxième point dans le cadre de ce programme : notre travail sur les compétences. Nos parcours professionnels doivent favoriser le temps long et l'expérience. Nous travaillons également sur l'entraînement des équipes juste avant la réalisation de l'opération. Nous avons entamé un programme de réinternalisation d'activités de maintenance de manière à renforcer nos compétences dans des domaines confiés à des partenaires industriels. Au sujet de ces derniers, nous faisons progressivement appel à plus d'équipes de spécialistes, connaissant les spécificités de nos matériels, plutôt qu'à des généralistes.
Troisième point, ce programme a pour but de gagner en efficacité du point de vue du « temps métal », c'est-à-dire du temps utile sur le terrain, en travaillant à la standardisation de nos procédures ; là encore, cette recette industrielle n'est pas propre au nucléaire. Nous avons la chance de disposer de réacteurs tous identiques, ce qui nous permet de bénéficier d'un même fonds documentaire et de gagner beaucoup de temps. En utilisant davantage les effets de cette standardisation de notre documentation, nous visons une réduction par deux du temps de préparation des arrêts de réacteurs. Nous industrialisons également les activités de maintenance elles-mêmes, de manière à les répéter à l'identique dans tous nos réacteurs, plutôt que de faire de la haute couture, si je puis dire.
Quatrième point, nous devons faire évoluer les modes de management du parc nucléaire dans une direction plus responsabilisante, plus décentralisée et moins soumise à des process, afin de donner plus de sens au travail. L'objectif est d'avoir des équipes engagées, compétentes, en nombre suffisant, qui travaillent efficacement à la réussite de nos arrêts de tranche.
Start 2025 traite du problème de fond de la maîtrise des arrêts de réacteurs et commence à produire des résultats. Le plus possible, ce programme a été élaboré de manière participative, en compagnie des personnels sur le terrain. Des sites commencent aujourd'hui à renouer avec de bonnes performances industrielles lors des arrêts de réacteurs. Je pourrai vous donner davantage de détails lors de nos échanges, mais sachez qu'en 2023 quelques sites ont atteint des performances inédites depuis dix ans.
Nous devons toujours rester extrêmement humbles, et nous sommes toujours loin du bout du chemin. Mais le goût de la réussite des arrêts de tranche est en train de revenir au sein des équipes. Ces arrêts ne se font pas au détriment de la sûreté, puisque l'amélioration de la performance industrielle et celle des performances de sûreté sont allées de pair. La production, la sûreté et la sécurité sont visées : il s'agit d'une maîtrise industrielle globale.
Dans ce contexte, nos perspectives de production sont à la hausse, et notre charge industrielle demeure très élevée : nous avons produit 320,4 térawattheures en 2023, significativement plus que durant l'année 2022, qui était tout à fait atypique. Nous visons une fourchette de production comprise entre 315 térawattheures et 335 térawattheures en 2024, puis entre 335 et 365 térawattheures en 2025 et en 2026. Un palier de production serait atteint en 2026 : nos prévisions sont assez prudentes, car nous débuterons alors les quatrièmes visites décennales des réacteurs de 1 300 mégawatts, soit la génération d'après celle des réacteurs de 900 mégawatts. Nous préparons depuis quelque temps déjà ces visites. Nous sommes confiants, mais elles concernent des têtes de série, et il faut être un peu prudent sur leur durée.
Notre objectif, assigné par Luc Rémont, est d'aller vers une production annuelle de 400 térawattheures, avec la mise en service de Flamanville 3, avec le cas échéant des augmentations de puissance sur les réacteurs de 900 mégawatts et de 1 300 mégawatts, avec un allongement des campagnes de production, c'est-à-dire de la période qui sépare deux arrêts de réacteurs, pour les réacteurs de 900 mégawatts, et avec les effets de Start 2025, qui se feront de plus en plus sentir.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Pourriez-vous préciser quels sont les effets de Start 2025 sur la production ?
M. Etienne Dutheil. - En arrivant à mieux maîtriser les périodes d'arrêt des réacteurs, les périodes de production sont plus longues. Le point essentiel, c'est de maîtriser la durée des arrêts : une fois que le réacteur est recouplé au réseau, il fonctionne en général bien et sans interruption. Pour maîtriser la production, ce qui est clé, c'est de maîtriser la durée d'arrêt.
Les durées de fonctionnement sont rythmées par des visites décennales : tous les dix ans, nous devons obtenir auprès de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) une autorisation de fonctionnement pour dix ans supplémentaires. Nous nous projetons vers une perspective de fonctionnement à soixante ans. Nous avons même ouvert des discussions avec l'ASN et l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) au sujet de la période suivant ces soixante années. Rien n'est acquis, mais il s'agit de remplir les conditions permettant à nos réacteurs de fonctionner soixante ans, voire plus. Nous devons garantir la sûreté des équipements essentiels au bon fonctionnement des réacteurs, et notamment des équipements qui ne sont pas remplaçables, comme les cuves des réacteurs. Cela nous conduit à nous réinterroger sur nos programmes de maintenance exceptionnelle, car allonger la durée de fonctionnement impliquera plus de maintenance exceptionnelle. J'ai indiqué que les transformateurs avaient une durée de vie de l'ordre de vingt à vingt-cinq ans ; si les réacteurs fonctionnent plus de soixante ans, il faudra procéder à un deuxième remplacement de ces composants. Il s'agit aussi de travailler sur la qualification aux conditions accidentelles des équipements, ainsi que sur l'adaptation au changement climatique. De multiples chantiers sont donc ouverts pour enquêter sur l'ouverture du fonctionnement des réacteurs au-delà de soixante ans.
Nous avons confiance dans l'aptitude technique de nos installations à fonctionner durant de telles périodes. Aux États-Unis, des réacteurs ont obtenu une licence à quatre-vingts ans. En Europe, la centrale de Loviisa en Finlande vient d'obtenir une autorisation de fonctionner soixante ans. En Suisse, les réacteurs de Beznau ont été démarrés en 1969 et en 1971 et son toujours en fonctionnement. Cela ne veut pas dire que tout est acquis et que nous pouvons faire la même chose en France, mais, techniquement, la durée de vie potentielle de ce type d'installation peut atteindre plus de soixante ans. À nous de trouver les conditions répondant au cadre réglementaire et permettant d'envisager de telles perspectives.
Pour nous, cela change tout. Cela modifie notre stratégie de maintenance, mais cela nous permet aussi de rouvrir des dossiers comme celui de l'augmentation de puissance des installations. Augmenter la puissance d'une installation n'a pas de sens si l'on a comme perspective sa fermeture à court terme. Nous avons augmenté la puissance d'un certain nombre de réacteurs de 900 mégawatts, que nous avons ensuite arrêtés, car ces réacteurs devaient eux-mêmes s'arrêter. Il n'y avait alors plus lieu de réaliser ces investissements, mais aujourd'hui la question se pose à nouveau. Cela est également vrai au sujet de l'augmentation de la durée des cycles. Cette perspective de l'allongement de la durée de fonctionnement a un effet très important sur la motivation de ceux qui travaillent sur le parc nucléaire : nous avons la chance de réfléchir à la pérennisation de nos outils de production.
M. Franck Montaugé, président. - Le plan Excell traite-t-il du même sujet que Start 2025 ?
M. Etienne Dutheil. - Le plan Excell est relatif aux chantiers de nucléaire neuf. Il s'agit d'une source d'inspiration de Start 2025, notamment pour ce qui concerne la préférence accordée à une qualification précise des partenaires industriels et non à une approche plus généraliste, ou pour ce qui a trait à l'industrialisation des opérations de maintenance.
M. Olivier Bard, délégué général du Groupement des industriels français de l'énergie nucléaire (Gifen). - Mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie d'avoir convié le Gifen à cette audition et de nous inviter à contribuer à vos travaux sur la consommation, la production et le prix de l'électricité. Avant de préciser les actions que mène le Gifen, je vous présente notre organisation. Le Groupement des industriels français de l'énergie nucléaire, c'est-à-dire le syndicat professionnel du secteur, a été créé en 2018 en regroupant des organisations déjà existantes, afin qu'une organisation unique représente la filière. Le Gifen est essentiellement constitué d'entreprises et de quelques organisations professionnelles. Aujourd'hui, après cinq ans d'existence, nous regroupons environ 500 membres, dont toutes les entreprises au coeur de la filière. L'enjeu est de faire travailler ce collectif ensemble : les exploitants comme EDF, Orano, le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) ou Framatome, et tous les fournisseurs de différents rangs, entreprises de taille intermédiaire (ETI) et PME. Notre tissu de PME, très riche, est composé de nombreuses entreprises familiales réparties dans tout le territoire, bien au-delà des grandes installations de tête de la filière.
La filière compte environ 200 000 salariés ; 500 entreprises se trouvent en son coeur, et environ 3 000 entreprises contribuent de près ou de loin à ses activités. Plus de 80 % de ces entreprises travaillent non seulement pour le nucléaire, la part de ce secteur dans leur activité étant même souvent minoritaire, mais aussi pour l'aéronautique ou d'autres secteurs. Le nucléaire offre une opportunité du point de vue de la standardisation et de l'industrialisation des pratiques, mais il comporte une vraie barrière à l'entrée : même si la capacité à exploiter les synergies nous incombe, le nucléaire ne représente, pour beaucoup de ces entreprises qu'un petit volume d'activité, soumise en outre à des exigences très particulières.
Structurellement, le secteur nucléaire exporte, même si, de manière conjoncturelle, tel n'était pas le cas l'an dernier. En effet, la moitié des entreprises de la filière sont vives à l'export. La filière française est complète : autant, pendant vingt-cinq ans, très peu de nouveaux réacteurs ont été construits, autant la concentration de l'activité sur l'exploitation du patrimoine édifié à la fin du siècle dernier a permis d'entretenir une filière complète sur les différents segments contributeurs, qui demeure entièrement autonome.
Dans le contexte de la relance du nucléaire, qui représente un changement d'ère, le Gifen a comme mission d'accompagner la filière. Ce changement de « point de consigne », pour employer le vocabulaire industriel, est mobilisateur pour l'ensemble des acteurs : on passe d'une perspective de fermeture de réacteurs à un prolongement du parc existant. S'ajoute à cela la perspective de reconstruire de nouveaux réacteurs, comme il y a vingt-cinq ans. Cerise sur le gâteau, il s'agit également de rouvrir l'exploration de nouvelles technologies, notamment les SMR ou les Advanced Modular Reactors (AMR). La filière est obligée de regarder cette relance dans son ensemble, ce qui représente pour elle une opportunité.
Le Gifen sert à faire travailler le collectif ensemble, à chercher la performance collective, pour relever le défi correspondant à ce changement de point de consigne, en représentant l'ensemble de la filière auprès des parties prenantes, les pouvoirs publics mais aussi les médias, sur la scène internationale et européenne.
J'ai un peu de mal à distinguer le sujet de cette audition de ce changement du point de consigne, car l'ensemble industriel forme un tout. Notre programme Match visait à mesurer la manière d'assurer l'adéquation entre la mobilisation des ressources et l'estimation des besoins pour faire face aux différents programmes. Ce travail, qui a pris entre trois et quatre ans, a abouti à la remise d'un premier rapport l'année dernière au Gouvernement. Ce rapport a permis de constater que la filière industrielle française reste complète et ne comporte pas de lacunes, à l'exception de la fonderie. Cela s'explique pour les raisons que j'évoquais plus tôt : de petits volumes, des exigences particulières, l'absence de perspectives. Nous achetons donc des produits de fonderie en Europe, mais ne les produisons pas en France. Pour le reste, le secteur n'est pas sinistré, ce qui est bien normal, car nous possédons l'un des plus grands parcs nucléaires du monde.
En revanche, nous sommes confrontés à l'enjeu du redéploiement de la croissance, que nous avons estimé à 25 % de notre volume d'activité sur les dix ans à venir, en équivalents temps plein (ETP). Les métiers du segment coeur représentent 125 000 emplois sur les 200 000 emplois de la filière ; nous avons estimé que, dans les dix années à venir, ils passeraient à 155 000 emplois, soit une croissance de 25 %. Il nous faut donc trouver 60 000 ETP en dix ans, la moitié pour renouveler les départs, l'autre moitié pour faire face à cette croissance. En extrapolant à l'ensemble de la filière et à ses métiers moins spécifiques comme les comptables et les gestionnaires, nous arrivons à une estimation de 100 000 emplois à trouver lors des dix prochaines années.
Cette estimation ne tient pas compte des enjeux de productivité. Dans cette étude, nous avons mis en évidence l'existence de trois leviers d'action. Un premier levier repose évidemment sur la mobilisation des compétences. Pour recruter, il faut repenser l'attractivité des filières scientifiques et de l'industrie, de manière plus générale. Deuxième levier, la performance, très complémentaire de la mobilisation des ressources : comment faire plus avec autant de gens ? Troisième levier, la soutenabilité économique d'une filière qui a devant elle de gros investissements dans les ressources humaines ou dans l'outil industriel. Une partie de nos activités porte sur la capacité de cette filière à avoir les moyens d'assurer ses investissements.
L'exercice Match a vocation à être récurrent : son but est de mesurer progressivement la mise en adéquation de ressources mobilisées avec les besoins estimés. Nous en ferons une mise à jour annuelle. La prochaine aura lieu à l'été 2024 et portera sur l'intégralité du programme nucléaire, car nous ne pouvons pas distinguer entre les activités relatives au parc existant et celles qui portent sur la construction de nouveaux réacteurs.
Ces travaux nous ont amenés à constater que les entreprises ont besoin de visibilité sur la cadence, afin de dimensionner leurs investissements, qu'il s'agisse des recrutements pour les entreprises de service ou de chantier, ou des outils industriels pour les entreprises qui fabriquent des équipements. J'en reviens au changement de point de consigne : il faut déterminer une cadence de création des réacteurs neufs. Certains ont dit que la filière française devait être capable de construire entre un et un réacteur et demi par an, cette cadence pouvant être augmentée afin de saisir les opportunités de partenariat à l'étranger. Il est très important pour l'industrie de connaître le rythme à partir duquel elle doit dimensionner ses investissements.
M. Bernard Doroszczuk, président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN). - Je suis très heureux d'être présent à cette audition qui traite non seulement du volet ambitieux de développement du nouveau nucléaire, mais également et surtout des défis posés par le parc existant. Je centrerai mon intervention liminaire sur un seul sujet : celui du besoin d'anticipation en ce qui concerne l'ensemble des problématiques se posant dans le parc des installations existantes.
C'est évident : on ne peut pas traiter la question de la production d'électricité sans parler de l'anticipation des enjeux de sécurité dans le parc existant, qui relève de ma mission, en tant que président de l'Autorité de sûreté nucléaire. Ce qui caractérise fortement l'activité nucléaire, c'est qu'elle relève du domaine du temps long. Les décisions concernant un parc d'installations doivent être anticipées d'au moins dix à quinze ans pour pouvoir être mises en oeuvre, qu'il s'agisse d'opérations de grand carénage, de réexamens de sûreté ou de l'évolution des installations. Il faut du temps, et le besoin d'anticipation est donc extrêmement fort.
Cette anticipation concerne non seulement les réacteurs d'EDF, mais également les installations du cycle du combustible. La réflexion ne peut pas dissocier ces deux éléments : sans combustible et sans la capacité de retraiter ou d'entreposer les combustibles usés, la production d'électricité nucléaire est bloquée. La production d'électricité nucléaire est un système, qui comporte deux composantes : la production, avec les réacteurs, et le combustible.
L'ASN distingue trois temporalités dans l'anticipation. Tout d'abord, il y a un besoin de sécurisation des installations existantes, de renforcement de leur robustesse et de leur résilience face aux risques pouvant survenir jusqu'à 2040. Jusqu'à cette date, ou au moins jusqu'à 2035 - nous l'ignorons -, aucune autre installation nucléaire significative ne sera mise en service, et nous devrons donc fonctionner avec les installations actuelles. Cet horizon correspond également à celui qui est fixé par la programmation pluriannuelle de l'énergie pour ce qui concerne les installations du cycle du combustible. Notre premier souci consiste à assurer le fonctionnement sécurisé de l'ensemble du secteur du nucléaire, c'est-à-dire des réacteurs d'EDF et des installations du cycle du combustible appartenant essentiellement à Orano, jusqu'en 2040, c'est-à-dire jusqu'aux soixante ans des réacteurs les plus anciens.
Le deuxième sujet d'anticipation réside dans l'intégration des enjeux de sûreté, de radioprotection et de protection de l'environnement dans les choix de politique énergétique qui seront faits lors des deux ou trois prochaines années. Ces choix seront intégrés dans les futurs réacteurs pendant soixante ou quatre-vingts ans et nous conduiront au-delà de la fin du siècle. Il faut les intégrer dans les décisions que nous prendrons au cours des trois prochaines années, car il sera très difficile de revenir plus tard sur ces enjeux. Je développerai tout à l'heure l'exemple de l'adaptation au réchauffement climatique.
Enfin, il y a l'anticipation des enjeux de long terme. Tous les espoirs de M. Dutheil et d'EDF ne permettront pas d'avoir un parc de réacteurs nucléaires éternels. Il faudra arrêter ces réacteurs, et nous devons anticiper le moment de leur fermeture. Nous ne savons pas encore quand ce moment arrivera ni quels réacteurs seront concernés, mais la spécificité du parc nucléaire français est que celui-ci a été presque entièrement construit durant une période très courte : 90 % des réacteurs, construits en l'espace de quinze années, vieillissent tous en même temps. Pendant une période très courte d'une quinzaine d'années, ils devront s'arrêter, alors qu'ils représentent une puissance de production considérable de 63 gigawatts, soit environ l'équivalent de la puissance produite par 35 EPR 2. Je ne dis pas qu'il faudra construire 35 EPR 2, mais cela permet de fixer les ordres de grandeurs.
Je veux illustrer le sujet de la sécurisation des installations existantes jusqu'à 2040 par quelques exemples. EDF doit d'abord lever les doutes que nous avons émis dans un avis du 13 juin 2023 au sujet des capacités du parc actuel à aller jusqu'à soixante ans. À la suite du quatrième examen décennal de sûreté des réacteurs de 900 mégawatts, nous avons fait passer leur durée de vie de quarante à cinquante ans. Nous sommes en train d'instruire l'hypothèse de ce passage de quarante à cinquante ans de la durée de vie des réacteurs de 1 300 mégawatts, comme M. Dutheil l'a indiqué. À la demande du Gouvernement, sur la base d'une analyse menée par EDF, nous avons étudié les risques, pour certains réacteurs, de ne pas pouvoir aller jusqu'à soixante ans. Sur les 56 réacteurs du parc, nous en avons identifié 9 devant être examinés par EDF, car ils pourraient poser problème. Ces sujets prioritaires doivent être anticipés par EDF, afin que ces réacteurs puissent durer jusqu'à soixante ans.
Deuxième sujet de sécurisation, les défauts génériques tels que la corrosion sous contrainte. Celle-ci a été en grande partie responsable de la faible production électrique en 2022. Il conviendrait de mettre en place un programme de maintenance, de surveillance et de contrôle du parc, afin d'éviter des découvertes fâcheuses dans le futur. Le sujet de la corrosion sous contrainte n'est pas clos. EDF doit développer des programmes de maintenance adaptés et achever les opérations du programme de grand carénage ; réalisées par paliers, elles s'étalent sur de très nombreuses années.
Il faudra également sécuriser le fonctionnement des installations du cycle du combustible actuelles. L'usine Melox d'Orano, qui produit le combustible nucléaire MOX à partir du retraitement réalisé à la Hague, a connu un certain nombre de difficultés. La totalité des experts et l'exploitant lui-même sont convaincus de la nécessité d'une sécurisation. Si cette usine ne fonctionne pas, cela risque d'aggraver la saturation des capacités d'entreposage des combustibles usés : chaque année, dans les piscines d'entreposage de la Hague, une quantité de MOX usé vient s'additionner au combustible usé et déjà entreposé. La saturation des piscines atteint 95 %, ce qui pourrait devenir un problème à l'horizon 2030-2035. Il faudra donc trouver des capacités d'entreposage complémentaires, dans des conditions sûres, pour éviter l'embolie sur la totalité du parc.
Voilà les sujets de sécurisation dont nous devons nous préoccuper immédiatement.
J'en viens à l'intégration des enjeux de sûreté, de radioprotection et d'environnement dans les choix énergétiques à faire dans les deux ou trois années qui viennent. Il s'agit de se positionner sur le futur de l'énergie nucléaire après 2040.
Peut-on faire fonctionner le parc nucléaire au-delà de soixante ans ? Nous avons engagé un travail avec EDF, en intégrant récemment le CEA avec l'appui de l'IRSN, pour identifier les points sensibles qui pourraient s'avérer dirimants pour la poursuite de l'exploitation au-delà d'une telle durée. Je pense notamment aux composants irremplaçables : si l'on peut remplacer un transformateur, on ne peut pas remplacer la cuve d'un réacteur - du moins, c'est un processus très difficile.
Dans le cadre de l'identification des points sensibles, EDF doit fournir un certain nombre de résultats de ses investigations et présenter des méthodes pour justifier la prolongation éventuelle du parc nucléaire au-delà de soixante ans. Nous nous sommes engagés à prendre une position sur les méthodes à développer à la fin de l'année 2026 : il s'agit de donner de la visibilité, c'est-à-dire de définir les sujets sur lesquels il faudra mener des travaux de recherche et approfondir les méthodes de justification - celles-ci devront sans doute évoluer -, en nous inspirant des expériences étrangères. A priori, nous aurons identifié tous les points sensibles à la fin 2026.
Le parc nucléaire est aussi confronté aux enjeux du dérèglement climatique. Si les installations actuelles poursuivent leur fonctionnement au-delà de 2040, elles pourront accueillir sur leur site d'implantation des EPR 2. La pression sur les milieux naturels sera alors accentuée par les nouvelles installations, en particulier dans les grands axes comme le Rhône et la Loire. Cela n'ira pas sans poser de problèmes sur le prélèvement de la ressource en eau - l'appréhension territorialisée des enjeux suppose de la partager - et les capacités d'entreposage des effluents pendant une période suffisante - le débit des rivières doit permettre de les diluer.
Nous devons anticiper ces questions, car elles conditionneront certains choix de conception du parc. C'est maintenant qu'il faut intégrer l'enjeu du réchauffement climatique à la conception des réacteurs qui seront en service en 2040 ; après, il sera trop tard.
Par ailleurs, certains enjeux sont liés au cycle du combustible lui-même. Les installations de la Hague sont assez anciennes et nécessiteront une sorte de grand carénage, à la manière du parc exploité par EDF. Au-delà de 2040, il faudra probablement définir la vision du futur retraitement. Les installations d'Orano ne sont pas éternelles : elles peuvent poursuivre leur fonctionnement après 2040, moyennant un grand carénage, mais il faudra bien les remplacer un jour.
La stratégie de retraitement doit donc être anticipée dans les choix de politique énergétique. S'agira-t-il de privilégier le mono recyclage, le multirecyclage, progresser sur la fermeture du cycle du combustible ? Tous ces choix vont dimensionner l'installation future, y compris en termes technologiques. Pour cela, il faut définir, d'ici deux ou trois ans, les orientations qui s'imposent, d'autant que dix à quinze ans d'études sont nécessaires avant de choisir l'installation qui devra être construite pour succéder à celles du site d'Orano à la Hague.
Je terminerai en évoquant la stratégie de long terme. Ici, tout l'enjeu est d'anticiper l'effet falaise : sur une période relativement courte, l'ensemble des réacteurs actuels devront être mis à l'arrêt. Cela suppose de faire des choix de politique énergétique dans un contexte de développement des usages électriques et alors que se manifeste une volonté forte d'assurer la souveraineté et la décarbonation de notre économie. Pardonnez-moi l'expression, mais il ne faut pas se rater !
Nous devons anticiper le fait que, à un moment donné, nous allons perdre le parc nucléaire actuel. C'est pourquoi nous devons définir une politique énergétique robuste et convaincante. Faute d'efficacité énergétique et d'un développement suffisant des énergies renouvelables et des nouveaux réacteurs, nous pourrions être tentés de prolonger encore davantage l'utilisation du parc actuel. Or la durée d'exploitation des réacteurs existants ne saurait être la variable d'ajustement d'une politique énergétique mal calibrée.
Voilà, en somme, le message d'anticipation que je souhaitais faire passer en tant que responsable de la sûreté nucléaire en France.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Notre commission d'enquête souhaite, elle aussi, qu'il y ait davantage d'anticipation. De façon générale, celle-ci fait souvent défaut dans nos politiques publiques, ce qui aboutit à de la gestion à court terme. Or l'exploitation de notre parc nucléaire nécessite de nous projeter sur le très long terme.
Mes questions s'adressent en particulier à MM. Dutheil et Doroszczuk. Les États-Unis ont déjà prolongé l'exploitation de plusieurs réacteurs à soixante ans, voire à quatre-vingts ans. Sur ce point, qu'est-ce qui nous distingue des États-Unis ? Existe-t-il des contraintes réglementaires purement françaises expliquant notre réticence à prolonger la durée de fonctionnement de nos réacteurs ?
Concernant la production, j'ai été surpris par les chiffres qu'a présentés M. Dutheil. Par ailleurs, parviendrait-on à rouvrir la centrale de Fessenheim moyennant de gros investissements ? La construction d'un nouveau réacteur coûterait-elle moins cher ? L'EPR de Flamanville sera normalement opérationnel au courant de l'année 2024. Peut-on espérer qu'il produise à son maximum au courant de l'année 2025 ? Pour quelle raison ne peut-on pas atteindre les 400 térawattheures que nous produisons déjà avec les réacteurs existants ?
J'en viens à la corrosion sous contrainte : la France est-elle le seul pays du monde à connaître ce phénomène ? Étions-nous réellement obligés de fermer tant de nos réacteurs ? Quand et par qui cette décision a-t-elle été prise, et sur la base de quels documents ? La corrosion sous contrainte existait sans doute avant : l'a-t-on découverte lors d'une visite ?
M. Bernard Doroszczuk. - Aux États-Unis, l'autorité de sûreté nucléaire délivre des licences fixant une limite d'exploitation à quarante ans. Elle doit obligatoirement en délivrer une nouvelle pour autoriser la poursuite d'exploitation, par paliers de vingt ans.
La quasi-totalité des réacteurs américains, qui sont plus anciens que les nôtres, ont ainsi vu leur durée de fonctionnement portée de quarante à soixante ans. Quelques exploitants ont même apporté des preuves pour se voir attribuer une autorisation pouvant aller jusqu'à quatre-vingts ans.
Aucun réacteur américain n'a plus de soixante ans. Je précise seulement que l'autorité de sûreté nucléaire américaine doit accepter toute poursuite d'exploitation pour vingt années supplémentaires. Ce n'est pas le cas en France : les autorisations que nous délivrons n'ont pas de durée limitée.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - N'avons-nous pas fixé la durée d'exploitation des réacteurs à quarante ans ?
M. Bernard Doroszczuk. - Non. Néanmoins, en vertu d'une directive européenne et d'une recommandation internationale, nous menons un réexamen de sûreté tous les dix ans pour vérifier l'état de l'installation et sa conformité. À cette occasion, nous nous interrogeons sur les améliorations de sûreté qui peuvent être apportées aux réacteurs.
Nous avons bien sûr soumis à ce réexamen les réacteurs les plus anciens de 900 mégawatts lorsque leur durée de fonctionnement a excédé quarante ans. Notez que, à l'origine de la construction du parc, la période de quarante ans avait été indiquée comme étant la durée normale de fonctionnement des réacteurs. Il y avait donc un symbole à prolonger la durée d'exploitation de nos plus anciens réacteurs.
Dans ce cadre, nous avons pris des décisions d'amélioration de la sûreté des réacteurs de 900 mégawatts, pour la rapprocher le plus possible de celle des réacteurs de dernière génération, les EPR. En France, nous tenons collectivement à ce qu'il n'y ait pas de niveaux de sûreté différents au sein du parc électronucléaire : la sûreté du parc ancien doit s'aligner autant que possible sur celle des EPR. C'est là une condition d'acceptabilité du nucléaire.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Les États-Unis ne disposent-ils pas d'un tel système de réexamen ?
M. Bernard Doroszczuk. - En effet, il n'existe pas dans ce pays le processus que je viens de vous décrire. Pour autant, cela ne signifie pas que les Américains ne procèdent à aucune amélioration.
En France, la prolongation du fonctionnement de certains réacteurs au-delà de quarante ans a conduit à une importante mise à jour : le gap franchi lors de la quatrième visite décennale n'est pas représentatif de celui qui serait à franchir lors de la cinquième ou de la sixième visite, car, d'ici là, nous aurons porté la sûreté du parc le plus ancien au même niveau que celle des EPR. Des améliorations devront encore être apportées et nous devrons certainement prendre en compte l'impact du réchauffement climatique, mais ces ajustements seront d'une moindre ampleur.
L'anticipation doit être plus grande encore, bien avant la cinquième visite décennale, sur ce qui pourrait advenir lors de la sixième ou de la septième visite. D'où le travail que nous avons engagé sur la durée de fonctionnement possible du parc nucléaire français ; c'est tout l'objet des travaux de recherche que j'évoquais tout à l'heure. L'identification des points faibles et l'exploitation du retour d'expérience sur les mesures entreprises par nos homologues étrangers, tels que les Suisses ou les Américains, nous permettront de prendre des décisions éclairées.
Reste que, sur le principe, nous n'avons pas fixé de limite à la durée d'exploitation des réacteurs nucléaires, qui pourrait être hypothétiquement portée à quatre-vingts ans, dès lors que cela peut être justifié du point de vue de la sûreté. Il n'y a pas de différence structurelle entre ce qui se fait ici et ce qui a cours à l'étranger en matière de sûreté nucléaire, mais la méthode n'est pas la même.
M. Etienne Dutheil. - La centrale de Fessenheim produisait environ 10 térawattheures par an. Techniquement, il n'est plus envisageable de la redémarrer puisque des actions irréversibles ont été menées dans le cadre de son démantèlement. Je mets de côté le fait qu'une partie des équipements ont été démontés car, dans l'absolu, on pourrait les remplacer. Cependant, il a été procédé à une décontamination du circuit primaire au moyen de produits extrêmement corrosifs, afin de faciliter les opérations de démantèlement : cela rendrait la remise en service de l'installation extrêmement problématique. En outre, la centrale n'a plus d'autorisation de fonctionnement.
Je n'ai sans doute pas été assez précis sur le niveau de production que je vous ai indiqué tout à l'heure : les chiffres n'incluaient pas la centrale de Flamanville 3, celle-ci permettant d'aller vers une production de 400 térawattheures, en tenant compte des augmentations de puissance et du changement de la durée des cycles.
L'EPR de Flamanville va démarrer en 2024 et connaîtra un premier cycle de fonctionnement, à l'issue duquel nous mènerons une visite de contrôle très approfondi pour vérifier le comportement de l'installation et l'absence de défauts. À la suite de cette visite approfondie, qui aura lieu vers 2025-2026, la centrale entrera dans un cycle de fonctionnement nominal ; à ce moment-là, la production sera d'environ 8 térawattheures par an.
Concernant la corrosion sous contrainte, il n'y a aucune raison pour qu'elle ne se produise pas à l'étranger, puisqu'elle est liée à une conjonction d'éléments - un matériau plus ou moins sensible, un milieu chimique et une contrainte mécanique - qui est tout à fait possible dans d'autres pays.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - La corrosion sous contrainte est-elle avérée ailleurs qu'en France ? Vous dites que la conjonction des éléments qui en sont à l'origine est « possible », mais savez-vous si les réacteurs dans d'autres pays ont bel et bien subi les mêmes contraintes que nous ?
M. Etienne Dutheil. - Au Japon, un cas de corrosion sous contrainte sur un circuit relié au circuit primaire a été publié. Il faut être prudent, car il s'agit ici uniquement d'une corrosion frappant des tuyauteries.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Combien y a-t-il de cas en France ?
M. Etienne Dutheil. - On en a trouvé beaucoup sur plusieurs réacteurs.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Étaient-ils liés à un défaut de fabrication ?
M. Etienne Dutheil. - Le processus est le suivant : lorsqu'une fissure est révélée à la suite d'un contrôle, soit vous réparez le défaut et redémarrez l'installation, soit vous en analysez les causes, ce qui peut aboutir à identifier une corrosion sous contrainte. Il est arrivé de procéder à des réparations sans avoir au préalable analysé les causes métallurgiques du défaut ; il est donc tout à fait possible de rencontrer des cas de corrosion sous contrainte sans que celle-ci ait été précisément identifiée.
Dans le cadre d'une visite décennale que nous avons menée sur l'un des réacteurs de la centrale de Civaux, nous avons découvert une indication sur un circuit d'injection de sécurité, connecté au circuit primaire. Une indication est un écho sur un système d'examen non destructif, et elle doit être interprétée. Pour lever les incertitudes sur la nature de cette indication, nous avons demandé à l'ASN l'autorisation de déposer la portion de circuit concernée afin de l'analyser dans un laboratoire métallurgique. En l'espèce, il s'agissait d'une fissure dont la signature était la corrosion sous contrainte. Vous le voyez, l'approche française consiste à investiguer jusqu'au bout pour connaître l'origine des défauts.
L'analyse a révélé la possibilité que cette corrosion n'affecte pas uniquement ce réacteur. Nous avons donc étendu le programme de contrôle aux mêmes réacteurs de type N4 que ceux de Civaux - pour ce faire, il a fallu les arrêter -, puis nous avons proposé un programme d'investigation complémentaire à l'ASN.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Quelle est la puissance des réacteurs de type N4 ?
M. Etienne Dutheil. - 1 450 mégawatts ; il s'agit essentiellement des réacteurs de Civaux et de Chooz.
La cause principale de la corrosion sous contrainte sur ces réacteurs et sur des réacteurs similaires de 1 300 mégawatts était liée au design des lignes, créant des conditions de mélange d'eau chaude et d'eau froide favorisant la corrosion. De façon responsable, nous avons décidé d'arrêter ces réacteurs, le temps de connaître précisément l'impact des indications sur la sûreté de l'installation et d'en comprendre les causes, pour ensuite entamer des processus de réparation et de justification.
À mesure que nous avons compris les causes et évalué l'impact des indications révélant des fissures liées à la corrosion sous contrainte sur nos circuits, nous avons pu passer d'une démarche de réparation, dans la totalité des cas, à une démarche de réparation ou de justification pour une période donnée. C'est ainsi que nous sommes parvenus à sortir de la crise de la corrosion sous contrainte.
Cette crise a deux caractéristiques. Premièrement, elle est liée à l'aspect standardisé du parc des réacteurs EDF qui, malgré ses grands avantages - pensez aux procédures standardisées que j'évoquais tout à l'heure -, peut constituer une menace lorsqu'un problème se produit sur un réacteur en raison de son design même. Deuxièmement, l'approche française en matière de sûreté nucléaire, dont personne ne peut contester le bénéfice, consiste à réparer plutôt qu'à essayer de justifier. Nous avons donc adopté une démarche volontariste de réparation des circuits et de compréhension approfondie des phénomènes impliqués avant de justifier.
M. Franck Montaugé, président. - Des investigations ont-elles été réalisées, à partir des cas de corrosion sous contrainte, pour essayer de détecter par anticipation des points faibles ou des éléments de dégradation en cours ? Cette démarche a-t-elle été engagée ou approfondie, si elle existe déjà ? Et sur quel sujet ?
M. Etienne Dutheil. - Cette démarche existe déjà puisque nous disposons de programmes de contrôle régulier et, au-delà, de programmes d'investigation complémentaire portant sur des parties de l'installation qui ne font pas l'objet de maintenances préventives ou qui ne sont pas contrôlées, pour vérifier s'il n'y a pas d'angle mort. Cette approche vise à nous prémunir contre la découverte d'une mauvaise surprise, si j'ose dire.
C'est notre programme de contrôle qui a permis de détecter la présence de la corrosion sous contrainte, on ne l'a pas découverte par hasard. Ce qui nous a surpris, c'est son caractère générique, expliquant son ampleur particulière.
Bien entendu, nous continuons à tirer profit du retour d'expérience pour nous assurer que la corrosion sous contrainte n'affecte pas d'autres parties de l'installation que les circuits connectés au circuit primaire. Un programme en cours de déploiement y est d'ailleurs consacré.
Nos programmes d'investigation doivent nous conduire à aller plus loin, dans une démarche inhérente à toute entreprise de maintenance. Ce serait une erreur de penser que la maintenance est figée : au contraire, elle doit en permanence s'enrichir du retour d'expérience. Celui-ci a été douloureux, je vous l'accorde, mais il est normal d'intégrer les résultats pour élargir et adapter nos programmes de contrôle.
M. Bernard Doroszczuk. - Pour compléter les propos de mon collègue, le phénomène de corrosion sous contrainte existe dans le parc mondial, mais il convient de distinguer les différentes technologies. Dans le parc français, la corrosion sous contrainte a été exclusivement découverte sur des réacteurs à eau sous pression. À l'échelle mondiale, il y a une dizaine d'années, on a découvert des cas nombreux de corrosion sous contrainte sur les réacteurs à eau bouillante, que nous n'utilisons pas en France. Lorsque je me suis rendu au Japon, mon homologue m'a expliqué qu'ils avaient dû fermer certains réacteurs à eau bouillante pendant plusieurs mois pour traiter ces cas. Idem en Allemagne et aux États-Unis.
Vous le voyez, la corrosion sous contrainte affecte l'ensemble du parc nucléaire mondial. Néanmoins, elle n'avait jamais été découverte sur ces parties-là de circuits des réacteurs à eau sous pression. M. Dutheil a bien expliqué que ce cas de corrosion sous contrainte était lié à la géométrie particulière des lignes, notamment sur les réacteurs les plus récents du parc, d'une puissance de 1 300 et de 1 450 mégawatts.
Après toutes les investigations qui ont été menées, il s'avère que les réacteurs les plus anciens - ceux de 900 mégawatts - sont peu affectés par la corrosion sous contrainte, voire ne le sont pas du tout. La plupart des réacteurs à eau sous pression dans le parc mondial n'ont pas la même géométrie que celle des réacteurs de 1 300 et de 1 450 mégawatts, car ils sont une adaptation de nos réacteurs de 900 mégawatts. Il faut toutefois rester prudent et conduire les contrôles qui s'imposent : nos homologues étrangers découvriront peut-être, eux aussi, des cas de corrosion sous contrainte sur ce type de réacteurs.
C'est pourquoi EDF communique de nombreuses informations aux autorités de sûreté nucléaire étrangères, afin qu'elles puissent procéder à des contrôles ciblés sur les réacteurs à eau sous pression.
M. Henri Cabanel. - Je suppose que les fissures causées par la corrosion sous contrainte ont été réparées par des chaudronniers spécialisés. Les compétences et les ressources internes étaient-elles suffisantes ou a-t-il fallu faire appel à des compétences externes ou à des pays étrangers ? En 2016, déjà, les membres de la commission des affaires économiques s'étaient rendus à Chalon-sur-Saône pour visiter un site de l'entreprise Areva, qui nous avait fait part des difficultés à recruter des chaudronniers spécialisés. Fait-on face au même problème de manque de compétences pour réparer les installations aujourd'hui ?
Mme Denise Saint-Pé. - Notre collègue François Bonneau voudrait savoir ce que vous pensez de la surtransposition des normes européennes qui s'imposent au secteur nucléaire, notamment en matière de contrôle et d'entretien.
Monsieur Dutheil, compte tenu des expériences dramatiques qu'ont représenté les EPR de Flamanville et de Hinkley Point C pour EDF, quels gages de sérieux et de réussite pouvez-vous donner à la fois aux parlementaires et à l'État ? Reviendrez-vous devant le Parlement pour faire des points d'étape ? Pourrez-vous nous fournir des rapports nous assurant que la feuille de route qu'aura EDF demain ne sera pas encore émaillée des catastrophes que je viens de citer ?
M. Alexandre Ouizille. - L'exploitant a découvert la corrosion sous contrainte et en a informé l'ASN. Il a lui-même proposé des solutions pour y remédier, ainsi qu'une enquête élargie. Dans ce cadre, quelles ont été les relations entre l'exploitant et le régulateur ? L'IRSN a-t-il été sollicité à cette occasion, et quel rôle a-t-il joué ?
Concernant la prolongation de la durée de vie des centrales, quelle hypothèse EDF retient-elle ? S'agit-il d'une prolongation de vingt ou de quarante ans ? Avez-vous posé une limite absolue à la durée de fonctionnement des centrales, sachant que certains composants sont irremplaçables ?
Quelques mots de l'effet falaise et de l'arrêt du parc nucléaire. Combien coûtera le gigawattheure supplémentaire au moment où nous devrons démanteler autant de centrales d'un seul coup ? Travaillez-vous sur ce sujet ?
Monsieur Doroszczuk, vous avez affirmé que la durée d'exploitation des installations ne saurait être « la variable d'ajustement d'une politique énergétique mal calibrée ». Craignez-vous que votre successeur se retrouve dans la situation inconfortable de devoir fermer une centrale, avec des conséquences terribles sur la vie de la Nation ?
M. Daniel Salmon. - Jusqu'où pouvons-nous augmenter la puissance des réacteurs ? Le développement d'énergies renouvelables, par nature variables, vous conduit-il à moduler la puissance des réacteurs ? La diminuez-vous réellement, et pour combien d'heures ? En réalité, j'aimerais savoir quel type d'énergie est priorisé par rapport à l'autre.
Par ailleurs, vous avez évoqué les problèmes potentiels concernant la cinquième visite décennale pour neuf réacteurs. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
Pour rebondir sur la question de la corrosion sous contrainte, vos anticipations intègrent-elles la possibilité que des pannes génériques surviennent ? Et si oui, comment ?
M. Etienne Dutheil. - Pour procéder aux réparations, notre approche a consisté à découper les circuits affectés par la corrosion sous contrainte pour remplacer les portions dans lesquelles nous avions des soudures présentant des défauts. Concrètement, il s'est agi de couper de part et d'autre de la soudure affectée et de remplacer le tronçon. D'ailleurs, nous avons choisi de faire des remplacements toujours de la même manière, ce qui nous a permis de nous affranchir des contrôles et d'industrialiser les procédés de réparation. Nous avons ainsi gagné du temps.
Nous avons fait appel à des entreprises très qualifiées, car le niveau d'exigence de qualité qu'implique l'intervention sur un circuit connecté au circuit primaire est extrêmement élevé. Elles ont développé de nouveaux procédés de soudage très intéressants. En plus d'avoir gagné du temps, nous disposons à présent de procédés plus favorables face aux risques ultérieurs, dans vingt ans ou trente ans, de corrosion sous contrainte. Ces entreprises, issues du tissu industriel français dans le domaine nucléaire, ont montré à cette occasion un très haut niveau de technicité, utilisant des technologies dont on ne disposait pas à la construction et qui permettent une meilleure qualité de réalisation, par exemple avec une modélisation en 3D de l'installation.
Avec la corrosion sous contrainte, nous avons eu une charge d'activité non prévue. Nous avions évidemment à coeur de pouvoir réparer le plus vite possible nos réacteurs. Certaines des entreprises sollicitées par EDF ont fait appel à des équipes venant de l'étranger ; je pense à Framatome, qui a fait appel à des soudeurs de sa filiale nord-américaine, ou à la filiale française de Westinghouse, qui a fait appel à des ressources de sa maison-mère. La réciproque est vraie : des entreprises de la filière nucléaire française envoient aussi leurs équipes à l'étranger. La très grande majorité des activités ont été réalisées par des entreprises de la filière nucléaire française utilisant leurs salariés.
Mon travail étant de m'occuper du parc existant, je ne peux pas vous répondre directement sur Flamanville 3. Je sais que vous auditionnerez des personnes chargées de ce dossier.
Nous mettons à profit le retour d'expérience de l'exploitation d'un parc de réacteurs dont nous bénéficions par une coopération avec nos collègues qui s'occupent de concevoir des réacteurs neufs.
Nous sommes évidemment très mobilisés sur la réalisation des grands travaux qui concernent le parc existant, la mise en place du grand carénage et de modes de fonctionnement nouveaux, afin d'anticiper le mieux possible les modifications. Les visites décennales se passent bien - je le rappelle, l'activité est aujourd'hui six fois supérieure à ce qu'elle était voilà dix ans -, même si cela implique beaucoup de travail en amont. Notre pierre à l'édifice, c'est l'expérience que nous apportons à ceux qui conçoivent les nouvelles installations.
Vous avez évoqué les relations entre l'exploitant et le régulateur dans la crise de la corrosion sous contrainte. La responsabilité de la sûreté nucléaire appartient entièrement à l'exploitant. C'est donc à nous de prendre les décisions qui s'imposent pour garantir la sûreté des installations. Ces décisions sont soumises au contrôle et à l'avis de l'ASN, qui, le cas échéant, nous demande des actions complémentaires ou nous fait part de ses désaccords. Avoir un tel dialogue avec notre régulateur est un mode de fonctionnement inhérent à notre activité. Ayant travaillé sur site pendant vingt ans, je peux vous assurer qu'il est essentiel d'assumer ce rôle d'exploitant et de penser la sûreté indépendamment de ce que pourrait nous demander l'ASN. C'est à nous de prendre des initiatives et de soumettre des propositions à son approbation. C'est ce que nous avons fait pour la corrosion sous contrainte : nous avons pris l'initiative d'arrêter des réacteurs pour procéder aux contrôles et de proposer un programme d'investigation qui a été présenté à l'ASN, celle-ci s'appuyant sur les expertises de l'IRSN.
Nous nous inscrivons dans le temps long qu'a décrit M. Doroszczuk pour ce qui concerne la poursuite d'exploitation du parc. Nous travaillons de longue date, en mobilisant nos équipes de recherche et développement (R&D), pour appréhender le vieillissement des installations, notamment des composants difficilement remplaçables. Ainsi, au centre de recherche des Renardières, situé près de Fontainebleau, il y a une impressionnante maquette d'enceinte de confinement - elle doit faire une vingtaine de mètres de haut - qui permet d'anticiper le vieillissement des enceintes de confinement de nos centrales actuelles ; ce projet a été conçu voilà plus de dix ans pour avoir une image du comportement de nos enceintes à soixante ans, soixante-dix ans ou quatre-vingts ans. C'est vrai aussi pour les cuves : des analyses métallurgiques réalisées par des prélèvements permettent d'avoir une image future. Nous y travaillons de longue date, avec des actions de R&D, puis d'ingénierie appliquée. La nouveauté aujourd'hui est que la question de la poursuite d'exploitation à soixante ans, voire au-delà est ouverte alors qu'elle ne l'était pas auparavant. Là, nous entrons dans le dur. Nous sommes en train de dialoguer avec l'ASN, qui nous a adressé des questions précises, auxquelles nous devons apporter des réponses. Nous allons nous appuyer sur les travaux qui ont déjà été effectués en la matière.
J'en viens à l'effet falaise. Ayons bien conscience que la politique énergétique ne nous appartient pas. En tant qu'exploitant, notre rôle est de prendre soin le mieux possible du parc nucléaire et de lui permettre de fonctionner le plus longtemps possible. Il y aura évidemment un terme. Mais les choix doivent pouvoir être faits avec suffisamment d'anticipation pour que nous ne soyons pas contraints d'arrêter brutalement une grande partie de nos installations. Les opérations de démantèlement sont déjà intégrées dans les coûts de production actuels sous forme de provisions. EDF dispose d'actifs consacrés au financement du démantèlement des installations ; ils servent déjà à financer le démantèlement des installations, comme Chooz A, dans les Ardennes, ou Fessenheim.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - À combien évaluez-vous aujourd'hui le coût moyen de production, en intégrant le coût du démantèlement et celui des investissements à venir ?
M. Etienne Dutheil. - Je ne peux pas vous répondre ; ce n'est pas mon domaine.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - La production ne s'intéresse-t-elle pas au coût de production ?
M. Etienne Dutheil. - Ce n'est pas cela. Comme vous l'avez indiqué, il y a à la fois la production, le démantèlement et les investissements à venir. La question est donc celle du modèle économique, ce qui n'est pas mon domaine de compétences.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je parle du coût de production du parc existant, non du parc futur.
M. Etienne Dutheil. - Cela peut varier selon que l'on intègre ou non les investissements à venir. Je préfère laisser d'autres collègues répondre.
M. Franck Montaugé, président. - Les investissements à venir, c'est de l'investissement décidé ?
M. Etienne Dutheil. - C'est de l'investissement sur le parc existant.
M. Franck Montaugé, président. - Devons-nous comprendre que l'on ne sait pas très bien où l'on va en matière de financement et d'investissements pour ce qui concerne le grand carénage et le nouveau nucléaire ? Ce qui intéresse notre commission d'enquête, ce sont les prix à l'horizon de 2035-2050. Or ce dont nous discutons aura tout de même des incidences fortes sur ce que devront payer les consommateurs français.
M. Etienne Dutheil. - Mettons les choses dans l'ordre. Le consommateur ne paye pas que le coût de la production ; il y a aussi le coût de l'acheminement, du réseau. Sur la part relative à l'énergie proprement dite, le programme d'investissement sur le parc existant est actuellement de 4,7 milliards d'euros par an.
Le grand carénage est le projet qui permet de piloter l'ensemble des activités de maintenance exceptionnelle et de modifications sur le parc en service. La totalité de ces investissements, c'est 4,7 milliards d'euros par an. Et ce sera assez stable durant la dizaine d'années à venir, puisque nous avons plusieurs cycles de visites décennales qui vont se succéder. Tout cela est parfaitement prévu et planifié, d'un point de vue tant technique que financier. C'est sur le nucléaire neuf que le modèle économique de la production intègre d'autres éléments. Comme le sujet n'est pas encore tranché, je ne peux pas vous répondre sur ce point précis.
Vous avez parlé d'augmentation de puissance. Sur les réacteurs de 900 mégawatts, nous avons une possibilité d'augmenter la puissance en changeant une partie du groupe turbo-alternateur. Il y a aujourd'hui des technologies de turbines plus élaborées que celles qui ont été utilisées à l'origine sur une partie du parc. On peut gagner de 35 mégawatts à 40 mégawatts, ce qui est loin d'être négligeable.
M. Victorin Lurel. - En complément de Start ?
M. Etienne Dutheil. - Tout à fait. En l'occurrence, il n'y a pas d'autorisation à demander à l'ASN, puisque les paramètres de fonctionnement du réacteur ne sont pas modifiés. La programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) ayant mis en perspective une fermeture des réacteurs de 900 mégawatts, il n'y avait plus d'intérêt à poursuivre.
M. Victorin Lurel. - Pourquoi ne pas l'avoir fait sur les neuf réacteurs ?
M. Etienne Dutheil. - Nous avons rouvert le dossier, car les neuf réacteurs sont éligibles à l'augmentation de puissance. Mais il faut que cela ait une pertinence économique.
Une augmentation de puissance sur les réacteurs de 1 300 mégawatts qui avait été étudiée a été stoppée, la loi prévoyant un plafonnement de la puissance nucléaire installée. Là, c'est plus compliqué : si l'on augmente la puissance du réacteur, on modifie ses paramètres de fonctionnement. Le dossier est soumis à l'approbation de l'ASN. On pourrait augmenter de 80 mégawatts la puissance d'un tel réacteur.
M. Victorin Lurel. - N'obtiendrez-vous pas les 400 térawattheures avant 2025 ?
M. Etienne Dutheil. - J'ai parlé d'un horizon de 2030. De telles augmentations de puissance sont des travaux lourds. On ne peut pas les improviser. Pour les réacteurs de 1 300 mégawatts, il faut en plus faire des études de sûreté très complexes.
La modulation a toujours existé sur le parc. C'est une spécificité du parc français ; beaucoup d'exploitants nous l'envient. Comme nous avons visé très tôt une part de production nucléaire importante, le besoin de faire varier la puissance des réacteurs est rapidement apparu, puisqu'il fallait suivre les variations de consommation. Les réacteurs nucléaires sont capables de faire varier leur puissance de manière extrêmement souple. Durant 90 % de la durée de fonctionnement entre deux arrêts, un réacteur peut faire deux baisses de charge dites « profondes » par jour.
Cette modulation a toujours une pertinence économique et profite aux consommateurs. En effet, elle permet de diminuer la puissance électrique mise sur le réseau et, parfois, de laisser la place à des moyens de production moins chers que le parc nucléaire s'ils sont disponibles à un moment donné ; il peut par exemple s'agir de l'éolien. Autrefois, on s'adaptait aux variations aux fluctuations de la consommation ; aujourd'hui, on s'adapte à la fois aux fluctuations de la consommation et aux fluctuations de la production des énergies intermittentes. Nous veillons à conserver en permanence cette aptitude de nos réacteurs à faire des variations de charge, même s'il y a des périodes où il faut faire des essais qui nécessitent de la stabilité. Nous avons adapté notre mode de fonctionnement. Aujourd'hui, nous répondons « présent » à la modulation. Celle-ci n'est pas nouvelle ; en revanche, elle présente un caractère plus imprévisible qu'auparavant. En effet, indépendamment de la saison, vous pouvez avoir des variations plus importantes, liées aux aléas des énergies renouvelables intermittentes.
M. Franck Montaugé, président. - La modulation n'affecte-t-elle pas le cycle de fonctionnement des réacteurs nucléaires ? N'implique-t-elle pas des investissements ?
M. Etienne Dutheil. - Il y a plusieurs aspects. Tant que l'on réalise des variations de puissance sans déconnecter l'installation du réseau pour la mettre totalement à l'arrêt, il y a très peu d'effets. Les nombreuses études qui ont été réalisées n'ont pas mis en évidence d'incidence notable sur la fiabilité des équipements. Ce qui est plus problématique, c'est de devoir s'arrêter totalement pendant vingt-quatre heures ou quarante-huit heures. Les opérations de redémarrage sont des opérations complexes, avec des aléas techniques, notamment parce qu'à l'arrêt complet, le matériel refroidit. Dans la mesure où s'arrêter et redémarrer est problématique, nous évitons de le faire, d'autant que beaucoup de nos réacteurs sont capables de moduler leur puissance.
M. Olivier Bard. - Ainsi que M. Dutheil l'a indiqué, si tous les soudeurs n'étaient pas Français, beaucoup l'étaient. Nous avons une filière autonome et complète. Cela ne signifie pas que notre ambition soit l'autarcie. Plus nous sommes autonomes, plus nous sommes capables de nous connecter à nos partenaires et homologues étrangers. Nous avons des possibilités à la fois d'export et d'accès à des ressources complémentaires ponctuelles en périodes de pic de charge. Plus une filière est autonome, plus elle est performante et susceptible de bénéficier de telles possibilités.
Sommes-nous capables d'attirer des soudeurs, des chaudronniers ? On constate très clairement un regain d'attractivité au sein de la filière. Nous avons beaucoup plus de candidatures aujourd'hui qu'il y a quelques années. La visibilité sur la relance du nucléaire est évidemment un facteur très important. J'attire votre attention sur deux enjeux complémentaires.
Le premier est un enjeu très sociétal. Pour des chaudronniers, des soudeurs, il faut des formations qui n'aillent pas jusqu'au diplôme d'ingénieur. Il y a un véritable enjeu sociétal à valoriser ces formations pour que tous les jeunes n'aient pas forcément envie de faire un bac+5 ou un bac+12. Il faut vraiment valoriser ces métiers techniques. Le sujet n'est pas purement nucléaire ; il est industriel. Et, en l'occurrence, la dynamique de relance du nucléaire peut jouer un rôle beaucoup plus large dans la réindustrialisation.
Le second est un enjeu de performance. La performance, c'est quand un soudeur passe plus de temps à souder qu'à attendre ou à faire des procédures. C'est une question d'attractivité, de fidélisation et d'optimisation de l'exploitation de la ressource. Faire en sorte que les soudeurs soudent davantage, c'est évidemment réduire la pression sur les besoins en effectifs.
Sommes-nous en mesure d'apporter des gages de sérieux à l'État suite aux expériences comme celles de Flamanville ou de Hinkley Point ? Je renvoie surtout aux enseignements que nous en tirons. La performance est le résultat de la dynamique industrielle. Flamanville ne s'inscrivait pas dans une telle dynamique ; c'est un projet isolé, qui fait l'objet de restitutions d'expériences. Le rapport Folz, de 2019, est absolument fondamental. Et le plan Excell a vraiment mobilisé toute la filière. Voilà quatre ans ou cinq ans maintenant que nous travaillons sur les différents axes de performance. Le projet Hinkley Point, en Angleterre, est le premier sur lequel on met en oeuvre une telle dynamique d'amélioration, dans un contexte de redéveloppement d'une industrie nucléaire, voire d'une industrie tout court. Je pourrais évoquer un autre projet, en Chine, où tout s'est très bien passé. Cela montre à quel point le contexte et la perspective de la dynamique industrielle sont absolument fondamentaux. L'engagement d'une telle dynamique est en cours en France. Nous sommes dans une phase de préparation, de mobilisation. La performance doit se construire à travers le lancement de ce nouveau programme.
Ce que M. Dutheil a indiqué tout à l'heure à propos des progrès réalisés s'agissant des chantiers relatifs à la corrosion sous contrainte est l'application concrète de cette dynamique.
M. Bernard Doroszczuk. - Sur le nucléaire, nous ne sommes pas dans un cas de surtransposition. Il n'y a pas de réglementation internationale, pas d'harmonisation. Nous transposons quand nous sommes amenés à appliquer en droit national des mesures décidées collectivement à l'échelon international, par exemple en Europe ou par l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA). Mais nous sommes souverains. Chaque pays du monde est souverain sur l'élaboration de son niveau d'exigence et de contrôle.
Nous considérons tous, je le crois, que la confiance dans le contrôle de la sûreté est un bien commun à préserver. Je pense qu'il n'y a pas de développement nucléaire s'il n'y a pas de confiance dans le niveau de sûreté et dans le contrôle de la sûreté. Nous définissons nous-mêmes le niveau qui nous semble adéquat pour que cette confiance existe. Cela ne veut pas dire qu'un accident n'est pas possible.
M. Dutheil a parfaitement décrit la relation entre EDF et l'ASN sur la corrosion sous contrainte. L'exploitant nucléaire EDF a totalement assuré sa responsabilité première. C'est lui qui a décidé les mesures à prendre, la mise à l'arrêt de certains réacteurs ou la prolongation des arrêts de certains autres. Ne sachant pas où étaient les corrosions, d'où elles venaient, quelle était leur taille, il a pris une décision extrêmement responsable : examiner un échantillon représentatif d'une quinzaine de réacteurs et soit les mettre à l'arrêt, soit prolonger les arrêts. C'est à partir de là qu'il a pu nous soumettre des éléments de stratégie, que nous avons approuvés, le cas échéant après avoir sollicité l'avis de l'IRSN. Les choses se sont passées ainsi, et je m'en réjouis. EDF n'a pas agi sous l'impulsion d'un tiers. Le groupe a pris lui-même l'initiative.
En tant qu'ASN, autorité indépendante, nous n'avons qu'une seule mission : la protection des personnes et de l'environnement. Nous ne faisons pas d'arbitrage entre la sûreté et la sécurité d'alimentation électrique. La seule mission qui nous a été confiée par la loi est de nous prononcer sur la sûreté. Si nous avions l'intime conviction qu'il y a un problème de sûreté, notre responsabilité serait de le dire, en premier lieu au Gouvernement, qui est le décideur légal. En cas de risque imminent, c'est à nous à décider tout de suite, même sans l'avis du Gouvernement. L'ASN n'est pas une autorité de sûreté mettant en balance l'approvisionnement électrique et la sûreté. Sa seule mission est la sûreté. C'est dans la loi.
Sur les neuf réacteurs que nous avons identifiés dans notre avis du mois de juin 2023, cinq ont des coudes moulés qui sont fixés sur la cuve du réacteur. Il y a des effets de température et d'exposition au neutron. Le métal s'affaiblit. Nous avons besoin de garanties supplémentaires que les équipements peuvent effectivement tenir au-delà de cinquante ans. Ces cinq réacteurs sont cités. S'y ajoutent les quatre réacteurs de Cruas, centrale située près d'une faille. Il est nécessaire de faire des investigations complémentaires pour s'assurer qu'il ne peut pas y avoir d'effets de décrochement en surface si la faille redevenait active.
M. Jean-Jacques Michau. - Les auditions que nous avons menées à la suite du discours de Belfort, dans lequel le Président de la République a annoncé sa décision de relancer la filière nucléaire, ont mis en lumière la difficulté à trouver suffisamment de main-d'oeuvre. Monsieur Bard, vous avez indiqué travailler sur la question. Où en sommes-nous ?
Monsieur le président de l'ASN, vous avez évoqué l'anticipation sur la filière aval, à laquelle on ne pense peut-être pas suffisamment. Quels sont les points de vigilance tant techniques qu'économiques, par exemple pour ce qui concerne le prix futur de l'électricité ?
M. Stéphane Piednoir. - Je vous remercie de vos réponses très précises, qui permettent à notre commission d'entrer dans le détail.
Il a été fait référence à l'effet falaise. Une falaise, cela se descend, mais cela se grimpe également. Il y a dans notre pays une politique d'électrification de nombreux pans de notre société. Un quart des véhicules vendus aujourd'hui sont électriques ou hybrides. Je pourrais également évoquer le secteur du bâtiment. Avez-vous un dialogue avec l'exécutif sur la mise en cohérence entre les objectifs d'électrification de notre société et l'augmentation de la production pour y faire face ?
La modulation de la production dans les réacteurs va évidemment s'accentuer avec la production d'énergies renouvelables. Y a-t-il une possibilité de profiter de la production d'électricité d'origine nucléaire pour stocker l'énergie ? Des études sont-elles menées à cet égard ?
M. Franck Montaugé, président. - Nous aurons des auditions spécifiques sur ce dernier point.
M. Henri Cabanel. - Le coût de fonctionnement d'une centrale nucléaire en pleine production est-il le même que le coût d'une centrale dont la production est limitée ? Cela signifierait que le prix de revient du kilowattheure d'une centrale en pleine production est inférieur au prix de revient de celui d'une centrale ne fonctionnant pas à plein...
M. Daniel Salmon. - Une modulation, en l'occurrence une diminution de puissance, entraîne, je suppose, une diminution de consommation de combustible. Il y a donc, in fine, moins de déchets. Cela me semble très important.
Dans quelle proportion le démantèlement est-il provisionné ? Entre les provisions qui sont faites en France pour le démantèlement d'un réacteur et celles qui sont faites en Allemagne, le rapport est, je crois, d'un à trois, voire d'un à quatre.
Dernière remarque, l'EPR de Flamanville devait être une tête de pont, une tête de série pour un développement de la filière nucléaire dans le monde entier. Il y a eu quelques accrocs...
M. Franck Montaugé, président. - Vous appelez à une « planification énergétique robuste ». L'étude de RTE Futurs énergétiques 2050 prend-elle en compte l'effet falaise dans ses anticipations ?
M. Etienne Dutheil. - Nous pourrons vous fournir les éléments que vous souhaitez sur les provisions pour démantèlement. Ces provisions sont contrôlées très régulièrement. En France, elles font l'objet d'actifs spécifiques, ce qui n'est pas le cas en Allemagne ; les chiffres peuvent donc être différents. La réalité économique est également très différente.
La question sur la modulation et l'utilisation de l'énergie est extrêmement intéressante. Il faut savoir qu'un réacteur nucléaire est en fait un réservoir d'énergie, un stock. Et ce stock vous donne un potentiel de production qui peut être utilisé soit en fonctionnant en permanence à pleine puissance, soit en fonctionnant plus longtemps, mais en modulant la puissance. Dans tous les cas, la même quantité d'énergie va être utilisée. La modulation n'est pas une diminution de l'utilisation du potentiel énergétique de la centrale : quoi qu'il arrive, à la fin, vous avez épuisé le réservoir d'énergie. Parfois, on a un afflux de production important d'éolien, parce qu'il y a beaucoup de vent. Il y a également les pics du solaire, qui commencent à se faire sentir. Dans de telles circonstances, il est intéressant de pouvoir s'effacer pour laisser la place à une électricité moins chère.
Le coût de fonctionnement d'une centrale n'est pas différent si vous fonctionnez en base ou si vous faites des variations de charge. Une centrale, c'est essentiellement des coûts fixes. Comme nous l'avons vu tout à l'heure, le mode de fonctionnement et de modulation n'induit pas des volumes de maintenance significatifs en plus. Le coût est le même. En revanche, économiquement, le placement d'énergie est plus intéressant si vous pouvez faire de la modulation. Je vous l'indiquais, c'est une pratique que nous avons couramment sur notre parc. Des exploitants étrangers commencent à regarder cela avec intérêt et aimeraient bien acquérir cette capacité à faire de la modulation.
Aujourd'hui, il n'y a pas de moyen industriel de stocker de l'énergie dans de grandes quantités. Ce qu'on sait faire de mieux pour le stockage de l'énergie, ce sont les stations de l'énergie hydraulique. Cela reste extrêmement marginal par rapport à la puissance appelée sur un réseau électrique. Peut-être que l'hydrogène sera une réponse plus tard.
En revanche, les interconnexions offrent une possibilité d'écouler la production dont on n'a pas besoin à un instant donné si elle trouve preneur sur le marché. Vous le savez, durant l'hiver dernier, nous avons battu à deux reprises notre record d'exportation. Concrètement, une quinzaine de réacteurs fonctionnaient uniquement pour l'exportation, ce qui est évidemment une bonne chose. Mais aujourd'hui il n'y a pas de solution de stockage, et on ne peut pas dire qu'une solution industrielle de stockage se prépare.
Aujourd'hui, nous ne voyons pas encore l'effet falaise à la hausse, puisque la sobriété énergétique fait que nous sommes plutôt depuis un an ou deux ans sur une baisse de la consommation. Mais on anticipe effectivement une augmentation de la production liée à l'électrification des usages. RTE a la vision globale de tous les producteurs et de tous les moyens de production : il n'y a pas que le nucléaire. Au regard de la décarbonation, l'électrification n'a un intérêt que si les moyens de production sont décarbonés. Nous avons besoin du nucléaire, mais aussi des énergies renouvelables. Il ne paraît pas impossible aujourd'hui de répondre à ces besoins croissants à partir du moment où l'on développe l'ensemble des moyens de production et où l'on n'oppose pas les moyens de production décarbonés les uns aux autres.
M. Bernard Doroszczuk. - Le choix qui a été fait en France de mettre en place un retraitement des combustibles usés à travers l'aval du cycle est un choix de politique industrielle.
Le premier niveau d'anticipation, à court terme, est celui de la « sécurisation » du fonctionnement des installations actuelles jusqu'à l'horizon 2040-2050 : maintenir le dispositif pour des raisons de souveraineté, de réduction du volume de déchets ultimes. C'est la tendance politique sur laquelle nous sommes. Là, il faut absolument sécuriser l'installation de production du MOX. L'usine Melox n'a pas connu un niveau de performance satisfaisant ces dernières années. Et il faut vraisemblablement, pour l'horizon 2040-2050, envisager une nouvelle usine qui pourra assurer la poursuite du retraitement si celui-ci est décidé.
Il y a un sujet de « dérisquage » des installations de La Hague aujourd'hui. Aujourd'hui, il y a deux unités de retraitement. Ce sont des lignes totalement en silo. Elles ne sont pas interconnectées. Si une partie de la ligne qui est défaillante, on ne peut pas réorienter le flux sur l'autre ligne.
Un certain nombre de postes ne sont pas dédoublés ; ils sont uniques. Un aléa peut bloquer la totalité de l'usine. Il faut donc sécuriser ces postes.
Le projet de piscine centralisée arrivera peut-être plus tard que la saturation des piscines actuelles. Il faut donc prévoir une parade pour tenir. Il a été proposé de densifier les piscines actuelles, c'est-à-dire de mettre davantage de combustible usé. Tout cela prend du temps. Il faut faire des études. C'est extrêmement long.
Le deuxième niveau d'anticipation, c'est après 2040-2050. Il faut décider ce que l'on veut faire. Poursuivre ou arrêter le retraitement ? Il n'y a pas beaucoup de pays dans le monde qui retraitent. Mais c'est un choix politique.
S'il était décidé politiquement de ne pas poursuivre le retraitement, il faudrait anticiper d'une quinzaine d'années le fait qu'à partir de l'horizon 2040-2050, il y aura des combustibles usés. Il faut bien les mettre quelque part. Cela implique de chercher d'autres solutions, comme l'entreposage à sec. Pour avoir des capacités d'entreposage à sec des combustibles usés en France, il faut dix à quinze ans d'anticipation. Il faut donc faire des choix et en anticiper les conséquences.
Si la décision de poursuivre le retraitement était prise, il faudrait définir une vision stratégique. Quel type de retraitement ? Aujourd'hui, les usines de La Hague ne font que du mono-retraitement. On ne fait qu'une seule fois le retraitement. Et on entrepose du MOX usé, ce qui conduit à la saturation des piscines. Ambitionne-t-on de faire du multi-retraitement ? C'est une option.
Il y a un certain nombre de questions qu'il faut se poser : les choix sur la future installation dépendront de ce qui est fait. Aujourd'hui, on a une série de combustibles usés qui ne sont pas valorisés. Ils sont entreposés, car on n'a pas les installations pour les valoriser. L'usine de La Hague ne le peut pas. Si l'on veut les valoriser, il faudra prévoir une ligne pour cela dans la future usine. Il faudra innover. Cela suppose un temps de recherche, de développement, de prototype. Tout cela prend du temps.
Des scénarios ont été établis par RTE. Ils sont très vastes, des énergies renouvelables jusqu'aux réacteurs nouveaux. Vous avez cité le bon mot, monsieur le président : « planification ». Ces scénarios, qui sont à la base d'un choix de politique énergétique, doivent immédiatement se traduire par un exercice robuste de planification.
M. Franck Montaugé, président. - Pourquoi le Gouvernement - je vous pose la question avec un sourire - tarde-t-il à sortir une PPE en la matière ?
M. Bernard Doroszczuk. - Je suis le représentant d'une autorité indépendante...
M. Franck Montaugé, président. - Je savais bien que vous ne pourriez pas répondre. Mais je tenais à faire cette remarque, qui n'est pas anodine.
M. Olivier Bard. - J'ai été interrogé sur les compétences. C'est un enjeu fondamental.
Le rapport que nous avons publié l'année dernière a permis d'établir un plan d'action sur le développement des compétences. Nous sommes d'ailleurs en pleine semaine de promotion sur les métiers du nucléaire, y compris auprès des écoles, des collèges, des parents... La nouvelle perspective donnée a déjà des effets sur l'attractivité dans les formations nucléarisées. Il reste un enjeu de remplissage des classes et des formations, mais les choses avancent.
Dans une filière de l'ordre de 200 000 personnes, on doit à peu près recruter 5 000 personnes par an, ne serait-ce que pour se renouveler. Ainsi, quand on parle de 10 000 personnes par an, cela signifie recruter deux fois plus vite que le renouvellement naturel. Les recrutements ont déjà commencé. Framatome a indiqué avoir beaucoup recruté l'année dernière. Cela montre qu'il y a beaucoup de candidatures.
Les entreprises plus petites préparent leurs plans d'investissement et de recrutement. Elles pourront commencer à le faire quand elles auront elles-mêmes plus de visibilité.
Comme Etienne Dutheil l'a souligné, l'activité est très élevée depuis quelques années sur le parc en exploitation. Mais il est plus facile de recruter pour EDF ou Framatome que pour un forgeron du fin fond de la Loire. Comme ce dernier travaille à 20 % pour le nucléaire, il développe son entreprise de manière plus large quand il recrute. J'attire l'attention des représentants des territoires que vous êtes sur le fait que l'accompagnement concerne beaucoup de territoires dans le pays.
M. Franck Montaugé, président. - Je vous remercie de vos contributions importantes.
La réunion est close à 18 h 20.
Jeudi 8 février 2024
- Présidence de M. Franck Montaugé, président -
La réunion est ouverte à 14 h 30.
Le nouveau nucléaire - Audition de MM. Joël Barre, délégué interministériel au nouveau nucléaire, et Xavier Ursat, directeur exécutif en charge de la direction Ingénierie et projets nouveau nucléaire et de la direction Innovation, responsabilité d'entreprise et stratégie d'Électricité de France (EDF)
M. Franck Montaugé, président. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de MM. Joël Barre, délégué interministériel au nouveau nucléaire, et Xavier Ursat, directeur exécutif en charge de la direction Ingénierie et projets nouveau nucléaire et de la direction Innovation, responsabilité d'entreprise et stratégie d'Électricité de France (EDF).
Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Joël Barre et M. Xavier Ursat prêtent serment.
M. Franck Montaugé, président. - Il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Le Sénat a constitué, le 18 janvier dernier, cette commission d'enquête sur la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050. Nos travaux sont centrés sur le présent et l'avenir du système électrique. Est-il en capacité de faire face à la demande et d'offrir aux particuliers et à nos entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont ses perspectives de développement ?
L'objet de la table ronde d'aujourd'hui est important, parce qu'il nous faut apprécier l'avenir de notre parc nucléaire à cet horizon 2035-2050. Un consensus semble se dessiner sur la nécessité, pour décarboner massivement, d'utiliser l'énergie nucléaire. Cela étant dit, quel est aujourd'hui le contenu du programme de relance de l'électronucléaire ? Six EPR (European Pressurized Reactors) 2, quatorze ? Davantage ? Quel est le niveau auquel nous devons placer le curseur ?
Comment aboutir à des coûts de l'électricité satisfaisants, maîtrisés, pour les particuliers, mais aussi pour notre industrie ? En d'autres termes, comment aboutir à une construction des EPR 2 à un coût maîtrisé, alors que nous avons tous en tête les déboires d'Olkiluoto, de Hinkley Point C (HPC) et de Flamanville ?
Comment faire la soudure avec 2035, puisque la production de ces nouveaux EPR 2 pourrait commencer - au mieux - à ce moment-là, alors que celle du parc historique va déclinant ?
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Notre commission d'enquête est tournée vers l'avenir. Celle de l'Assemblée nationale, visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France, a fait un point sur les politiques de l'énergie des 30 à 40 dernières années. Nous souhaitons plutôt nous projeter vers l'avenir, sur le plan tant de la consommation - qui détermine largement la production - que du mix électrique. La réflexion couvre aussi le prix, qui doit être moins volatil, et le coût de production.
Nous avons tenu plusieurs tables rondes, notamment sur le nucléaire historique, mais aussi sur ses perspectives, avec sa prolongation à 60 ans, voire à 80 ans. Quels programmes pouvons-nous mener, dans quelles conditions, à quels échéance et coût ? Le coût de production est important pour évaluer les différentes énergies. Je dis cela notamment à l'attention du représentant d'EDF, car nous sommes restés avant-hier sans réponse sur le coût économique global.
M. Joël Barre, délégué interministériel au nouveau nucléaire. - La délégation interministérielle au nouveau nucléaire (Dinn) est une nouvelle administration, créée en novembre 2022 par un décret de la Première ministre. Elle a pour mission de superviser le programme du nouveau nucléaire français, notamment les travaux industriels d'EDF, maître d'ouvrage, maître d'oeuvre et exploitant des réacteurs, mais aussi de coordonner et de mobiliser les administrations, pour l'essentiel à Bercy - désormais responsable de l'énergie. Nous sommes une petite équipe de huit personnes - le décret fixant un cadre de quinze personnes. Nous sommes aussi en relation avec les autres acteurs institutionnels, dont la future autorité indépendante de sûreté nucléaire et de radioprotection (AISNR) - je salue vos débats de cette nuit -, mais aussi le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), acteur éminent du nucléaire.
Notre périmètre consiste à superviser le programme industriel du nouveau nucléaire, qui comprend les réacteurs EPR 2, mais aussi le projet d'EDF de construction de petits réacteurs modulaires (Small Modular Reactors, SMR), dénommé Nuward. La raison en est que ces deux projets sont de troisième génération - on parle parfois de troisième génération +. Ces deux chantiers majeurs font partie de la relance du nucléaire annoncée par le Président de la république à Belfort en 2022. Cette dernière comprend aussi la restauration du productible d'EDF des réacteurs actuellement en service, la prolongation de leur durée de vie et le développement de nouvelles filières, dont les SMR et les réacteurs modulaires avancés (Advanced Modular Reactors, AMR) dans le cadre de France 2030. Enfin, n'oublions pas le renouvellement des installations du cycle du combustible, de l'amont, avec l'enrichissement - c'est déjà en cours : Orano a investi dans le site de Georges Besse II -, à l'aval, pour prendre le relais de La Hague et d'autres installations à horizon 2040.
Les EPR 2 et le projet Nuward font partie de la relance du nucléaire, elle-même l'un des quatre piliers de la stratégie française pour l'énergie et le climat, avec pour objectif de se débarrasser du fossile en 2050. Nous sommes, selon les chiffres de Réseau de transport d'électricité (RTE) publiés hier soir, à 92 % d'électricité décarbonée en France : qui dit mieux ? Personne, je pense.
Parmi les autres piliers, on trouve la sobriété énergétique - le bilan 2023 de RTE montre une trajectoire de consommation en baisse grâce aux mesures de sobriété. Il y a ensuite l'efficacité énergétique, avec des processus industriels moins consommateurs d'énergie et, surtout, une consommation décarbonée. Nous étions ainsi à Dunkerque, il y a quelques jours, avec Bruno Le Maire et Christophe Béchu, pour inaugurer le nouvel investissement d'ArcelorMittal de décarbonation de l'aciérie de Dunkerque. Le dernier est l'accélération des énergies renouvelables. Je considère qu'il faut sortir de l'opposition entre renouvelable et nucléaire : ces énergies sont parfaitement complémentaires. À quel niveau de productible, de térawattheures par an ? Telle est la question.
Pourquoi le programme EPR 2 ? Monsieur le président, vous l'avez évoqué : nos réacteurs, mis en service lors des quinze dernières années du siècle précédent, vont arriver en fin de vie. EDF cherche à les prolonger à 60 ans, voire plus, mais ils ne sont pas éternels. Formulons l'hypothèse de la prolongation de tous les réacteurs à 60 ans, ce qui n'est pas acté : à partir de 2040, nous aurons une perte moyenne annuelle de puissance installée de 4 gigawatts. Certes, nous chercherons à aller plus loin - les Américains atteignent 80 ans -, mais il faudra bien remplacer ces plus de 60 gigawatts, Flamanville compris, de puissance installée.
Face à cet « effet falaise », nous aurons besoin de renouvellement. En 2021, EDF a proposé l'EPR 2, version optimisée et industrialisée de l'EPR - vous connaissez Flamanville, Olkiluoto, Taishan, HPC. Il reprend les atouts de l'EPR : puissance installée - 1,6 gigawatt -, sûreté - en tenant compte des enseignements des incidents précédents, dont Fukushima - et adaptation à un horizon à la fin du siècle, avec un service de 2040 à 2100. Cela suppose des hypothèses d'évolution climatique à horizon 2100. Autre adaptation nécessaire : l'intégration dans un réseau électrique de plus en plus renouvelable, comprenant notamment de l'éolien et du solaire, donc intermittent, ce qui suppose un EPR 2 plus modulable, ou manoeuvrable.
Il ne faut pas faire comme les précédents - Taishan, Olkiluoto, Flamanville, HPC -, qui sont des prototypes, réalisés à l'unité, sauf le dernier, qui concerne une paire de réacteurs. Il faudra produire un EPR 2 en mesure de remplacer en série les réacteurs en service. Nous partons sur une première tranche de six, pour une première série compétitive, puis une extension à huit, déjà évoquée dans le discours de 2022 du Président de la République.
Aujourd'hui, nous avons 60 gigawatts installés, pour 320 térawattheures produits en 2023 : l'objectif est de monter à 400 térawattheures d'ici à 2030. Quel sera le productible nécessaire pour 2050 et 2100 ? Sans présumer des exercices, en cours, de programmation pluriannuelle de l'énergie, sans doute plusieurs centaines de térawattheures, donc plusieurs dizaines de gigawatts. Or chaque EPR 2 représente 1,6 gigawatt. Je ne sais pas combien il en faudra, mais les 6 plus 8 n'y suffiront pas - telle est mon intime conviction. Il faut donc un modèle d'EPR 2 en série compétitif, en coût et en réalisation.
C'est notre objectif. Comment y arriver ? EDF actionne des leviers d'industrialisation. Passer le défi de l'EPR 2, par rapport à l'EPR, c'est faire un programme industriel, de série et non de prototype : il faut simplifier le design, donc le génie civil, les exigences, la constructibilité - c'est ce dernier point qui a péché pour les précédents. Cela suppose donc de standardiser les équipements et d'en limiter le nombre, de préfabriquer le plus possible. À HPC, 11 000 personnes travaillent sur une paire d'EPR ! Cela permet de comprendre les difficultés rencontrées.
L'ensemble des entreprises de la filière doivent retrouver les compétences et les capacités que deux ou trois décennies de sous-charge de travail n'ont pas permis de maintenir. C'est un défi pour EDF, qui est le leader, le maître d'oeuvre, le maître d'ouvrage et l'exploitant, mais aussi pour toute la filière.
Pour y parvenir, l'Université des métiers du nucléaire, qui est une émanation, si je puis dire, d'EDF, est chargée de développer un plan d'action visant à favoriser l'attractivité, la formation et l'intégration de l'ensemble des salariés qui seront nécessaires, dans les prochaines années, pour garantir cette remontée en puissance du nucléaire.
Selon le Groupement des industriels français de l'énergie nucléaire (Gifen), 100 000 personnes devront être recrutées en dix ans, soit 10 000 par an, tous niveaux confondus, depuis le compagnon jusqu'à l'ingénieur. Aujourd'hui, l'industrie nucléaire compte, selon les sources, entre 200 000 et 220 000 employés ; il faudra donc recruter l'équivalent de la moitié des salariés actuels. Or, dans un contexte de réindustrialisation de la France, les compagnons, les techniciens ou les ingénieurs ne choisiront pas forcément de travailler dans le nucléaire, mais pourront se tourner vers l'aéronautique, l'aérospatial, la défense, c'est-à-dire tous les secteurs faisant l'objet d'une relance ou d'une réindustrialisation.
C'est un défi essentiel pour l'ensemble de notre programme.
Pour conclure, aujourd'hui, nous sommes parvenus au stade de la définition du programme : selon notre jargon technocratique, nous passons du basic design au detailed design, phase de développement qui consiste à vérifier la maturité de la conception des projets. Au début de l'année 2023, une revue de programme a été engagée, dont les premières conclusions ont été déposées à la fin de l'année dernière, et nous avons décidé, avec EDF, de la prolonger en 2024. Cet exercice est en cours afin de pouvoir lancer les six EPR 2 : la première tranche du programme est constituée d'une paire de réacteurs installée à Penly, paire qui sera la nouvelle tête de série. Ensuite, le plus rapidement possible, dès les paires de réacteurs suivantes - celles de Gravelines et du Bugey, puis celles issues des huit réacteurs supplémentaires si la décision de les construire est prise -, nous devrons parvenir à une réalisation en série compétitive pour ce qui concerne le coût de l'électricité, comme M. le rapporteur l'indiquait précédemment.
En pratique, dès le 1er juillet 2024, nous lancerons les travaux préparatoires sur le site de Penly, qui sont des travaux de génie civil - aménagement de la plateforme, déroctage de la falaise ou encore extension de la plateforme marine. Ce lancement a été rendu possible, d'une part, grâce à l'autorisation environnementale et, d'autre part, par le vote de la loi du 22 juin 2023 relative à l'accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires à proximité de sites nucléaires existants et au fonctionnement des installations existantes, qui permet de démarrer les travaux préparatoires sans attendre l'autorisation de création conditionnant le lancement des travaux sur les installations nucléaires proprement dites.
M. Xavier Ursat, directeur exécutif en charge de la direction Ingénierie et projets nouveau nucléaire et de la direction Innovation, responsabilité d'entreprise et stratégie d'Électricité de France (EDF). - C'est un plaisir d'échanger avec vous sur l'avenir du mix électrique et de ses conditions de production industrielle, plus particulièrement du nucléaire, sujet qui nous passionne et qui suscite l'engagement quotidien des équipes d'EDF.
Comme Joël Barre l'a expliqué, nous sommes à un moment charnière, où la France s'engage dans la décarbonation de son économie d'ici à 2050, ce qui implique une transformation très profonde de son système énergétique.
Aujourd'hui, l'énergie consommée en France provient, pour environ les deux tiers, de sources fossiles - pétrole, charbon ou gaz - et l'électricité représente 25 % de la consommation en énergie finale. Ce pourcentage est un peu plus élevé que celui d'autres pays, qui est compris entre 20 % et 22 %, car la France compte déjà une part de chauffage électrique.
En 2050, pour atteindre la neutralité carbone, cette part de l'électricité devra atteindre 50 % et des économies d'énergie devront être également réalisées. Dans le même temps, une croissance industrielle aura lieu - nous l'appelons tous de nos voeux. La quantité d'énergie produite en France devra donc augmenter d'au moins 50 % d'ici à 2050, et probablement, selon RTE, de quelque 20 % d'ici à 2035.
Par conséquent, il est important de choisir une voie praticable ; cette question se pose dans chaque pays. Au regard des échanges réguliers que nous avons avec des partenaires internationaux - en effet, EDF a une responsabilité internationale à l'égard des industriels en tant que chef de file de la filière nucléaire dans le domaine des réacteurs -, partout dans le monde, les pays cherchent atteindre quatre objectifs au travers de leur politique énergétique.
Tout d'abord, ils souhaitent tous, à terme - pour certains, d'ici à 2050, pour d'autres, d'ici à 2060 ou 2070 -, disposer d'un système énergétique le plus décarboné possible. Ensuite, ils cherchent à améliorer la compétitivité des coûts de leur énergie, à tout le moins à garantir leur stabilité. Le coût moyen de l'énergie n'est donc pas l'unique enjeu, la stabilité ou, à l'inverse, la volatilité des coûts en la matière en est également un. Par ailleurs, ils souhaitent parvenir à une situation de souveraineté énergétique. En effet, tous les pays se sont rendu compte, en particulier - malheureusement - à la lumière des événements de ces deux dernières années, que dépendre d'autres aires géopolitiques sur le plan énergétique obérait leur avenir. Enfin, ils veulent que leur politique énergétique soit créatrice d'emplois.
Dans le domaine de l'électricité, par talent pour une grande part et un peu par chance au regard de la décarbonation, la France est d'ores et déjà pourvue d'un système électrique, qui repose essentiellement sur les énergies renouvelables (EnR) et le nucléaire, et qui inclut ces quatre objectifs. Désormais, il s'agit d'étendre ce système à l'ensemble des énergies, ce qui est un défi absolument considérable.
La voie choisie par la France est de parier simultanément sur plusieurs sources d'énergie. Ainsi, le développement de toutes les formes d'EnR est tout d'abord indispensable. Ensuite, il s'agit, à la fois, de prolonger le parc nucléaire existant, qui est un actif extraordinaire en raison de son caractère performant, et d'étaler les arrêts des réacteurs qui le composent, ce qui est, en quelque sorte, le revers de la médaille d'une magnifique histoire industrielle. En effet, comme Joël Barre l'a rappelé, 54 des 56 réacteurs aujourd'hui en exploitation - anciennement 58 réacteurs - ont été mis en service en quinze ans. Par conséquent, si nous les arrêtons tous au même âge, nous fermons 54 réacteurs en quinze ans. C'est une falaise dont la descente n'est pas supportable. L'étalement des arrêts des réacteurs permettra de faire le lien avec le développement des EnR. Enfin, le troisième levier est le nouveau nucléaire.
Choisir de prolonger le parc nucléaire existant, de construire de nouveaux réacteurs relevant de différentes technologies et de développer les EnR est, à mon sens, une trajectoire extrêmement sûre. Nous disposons de trois leviers que nous pourrons actionner avec plus ou moins de force, en fonction de la progression constatée des EnR et de la consommation d'énergie. Cela nous permettra de suivre l'évolution de la consommation et de continuer à décarboner le pays, dans les domaines aujourd'hui non couverts par l'hydroélectricité.
Pour ce qui concerne la prolongation du parc nucléaire existant - nous y reviendrons sans doute à l'occasion des questions, même si cela ne relève pas tout à fait de mon périmètre ; en outre, Étienne Dutheil a déjà abordé devant vous certains points de cette question qui est un enjeu clé -, le grand carénage est d'ores et déjà en cours. Prolonger le parc nucléaire existant jusqu'à 60 ans et au-delà comporte de nombreux enjeux. Ainsi, nombre de recherches sont menées au sein d'EDF, d'ailleurs en lien avec des partenaires internationaux, sur les questions posées par le vieillissement des installations, évidemment en matière de sûreté. Il s'agit de prolonger si ce n'est l'ensemble des réacteurs, à tout le moins le plus grand nombre possible d'entre eux, bien au-delà de 60 ans.
Un programme de construction de nouveaux réacteurs de type EPR 2 a été décidé ; nous pourrons également y revenir lors des questions. En l'espèce, l'idée est de tenir compte des premiers retours d'expérience sur les EPR construits et de se doter d'un réacteur conçu dès le départ grâce à des outils digitaux, à la différence des premiers EPR qui ont été construits selon une « approche papier », si je puis dire ; c'est fondamental pour l'avenir. En effet, une telle approche, au regard de la complexité de ces objets et des chantiers, n'est pas un élément favorable. En 2025, nous disposerons de technologies digitales qui sont des soutiens à la conception et à la conduite des chantiers, ce qui est un facteur de maîtrise des projets.
Surtout, nous adoptons une approche par paire et par série de réacteurs - j'insiste sur ce point qui est très important -, qui a fonctionné voilà quarante ans. En effet, tous les réacteurs du parc ont été construits par paire, ou par groupe de quatre, et en série, soit 34 réacteurs de type 900 mégawatts et 20 réacteurs de type 1 300 mégawatts. Cette approche permet de parvenir à la maturité industrielle. Tout d'abord, il est difficile de tout réussir du premier coup en ne conduisant des chantiers aussi complexes qu'une fois de temps en temps. Ensuite, au-delà du chantier lui-même, la chaîne industrielle doit assurer la fabrication de cuves, de générateurs de vapeur, d'alternateurs, de turbines ou de milliers de pompes. Or ces éléments ne peuvent être produits à un rythme industriel s'ils sont fabriqués pour un seul réacteur. En effet, cela ne favorise pas l'investissement dans les ressources humaines et les capacités industrielles nécessaires et, surtout, ne permet pas la répétition du geste.
Depuis trois ans, nous avons accompli un travail très important avec la filière nucléaire qui a conduit non seulement à la trajectoire de charge et de ressources évoquée par Joël Barre, mais aussi à la définition d'un rythme industriel dans le secteur du nucléaire. Que cette question soit considérée sous l'angle du génie civil, de la construction des équipements ou du secteur électrique, le même chiffre ressort : il faut construire environ 1,5 EPR par an pour que les usines aient un plan de charge suffisant et que leurs employés reproduisent très régulièrement les mêmes gestes, afin de rapidement tous les accomplir correctement, du premier coup, en faisant preuve d'efficacité et avec un niveau de qualité et de performance satisfaisant.
C'est pourquoi nous avons choisi cette trajectoire. Ainsi, le programme à venir prévoit, en France, un EPR par an et une capacité d'exportation au Royaume-Uni et en Europe pour compléter et atteindre cet objectif. En dessous d'un tel seuil, il ne s'agit pas d'un rythme industriel ; c'est important de l'avoir en tête.
Aujourd'hui, nous avons un engagement pour une première série de six EPR 2, soit trois paires de réacteurs, et le Gouvernement a demandé d'étudier la possibilité d'étendre le programme à quatorze EPR 2. Cela représenterait la mise en service d'un réacteur par an à partir du milieu de la prochaine décennie et jusqu'en 2050.
Parallèlement, nous travaillons sur un petit SMR qui s'appelle Nuward. Ce type de réacteur dispose d'une puissance bien plus faible - 170 mégawatts contre 1 650 ou 1 700 mégawatts - et nous en associons deux pour obtenir une centrale d'une puissance de 340 mégawatts. L'objectif est simple : répondre aux besoins d'un énorme marché mondial. En effet, si l'ensemble des pays veulent réellement se décarboner, ils seront obligés d'arrêter des centrales fonctionnant actuellement au charbon ou au fioul et, plus tard, celles qui fonctionnent au gaz, dont la puissance est comprise, pour la majorité d'entre elles, entre 300 et 400 mégawatts. Si nous sommes capables de proposer un objet qui remplace une cheminée à CO2 par une production d'électricité bas-carbone, en utilisant le réseau au même endroit et le même accès à la rivière ou à la mer, alors vous aidez considérablement les pays à se décarboner en quelques années.
Ainsi EDF, dont la raison d'être est notamment d'aider d'abord la France, mais aussi l'ensemble des pays où l'entreprise est active, à décarboner leur économie, a-t-elle fait ce choix. Pour un réacteur de plus petite taille, les économies réalisées résultent non pas de sa taille, mais de l'effet de série et de la fabrication par des usines de modules assemblés ensuite sur le site pour former ces réacteurs. L'approche est donc très différente.
Parmi les facteurs clés de la réussite de ces projets, figure d'abord la continuité. J'ai toujours du mal à faire comprendre l'effort immense que nous devons fournir, depuis sept ou huit ans, pour relancer une filière nucléaire capable de mener à bien des projets nucléaires neufs : une fois que cet élan a été stoppé ou insuffisamment entretenu, l'effort est colossal.
Pour les personnes extérieures à la filière, il est difficile d'en prendre la mesure - j'ai eu moi-même du mal au début -, car il a trait à de nombreux domaines : les capacités industrielles de la France que nous reconstituons actuellement, le nombre et la « séniorité » des personnes compétentes qui ont l'expérience de la maîtrise de projets complexes - celles qui étaient âgées de 40 ou 45 ans au moment de l'arrêt du développement du nucléaire et qui commençaient à être les piliers de ce secteur sont parties à la retraite.
Nous avons connu des déboires lors des premiers projets d'EPR et je pourrais répondre à vos questions sur ce sujet. Toutefois, les discussions avec l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) sont dans la dernière ligne droite afin de pouvoir charger le combustible dans le réacteur de la centrale de Flamanville 3, qui est une étape importante. Nous travaillons également sur l'organisation d'EDF pour mettre en place des éléments indispensables. Il s'agit d'abord d'une maîtrise d'ouvrage forte, qui est le client des projets et qui tient, si je puis dire, le business plan ainsi que les hypothèses fonctionnelles des projets. Il s'agit ensuite de directions de projet fortes, qui ont été mises en place depuis plusieurs années et qui commencent à rendre des services. Ainsi, chaque projet est dirigé par un directeur de projet, qui, lui-même, est rattaché à un membre du comité exécutif d'EDF, en l'occurrence, à moi dans la plupart des cas. Le directeur de projet est pleinement responsabilisé et, lorsqu'il a besoin d'un arbitrage, il est immédiatement en contact avec les instances de gouvernance d'EDF ; il n'est pas enfoui dans une organisation où il aurait du mal à être agile. Il s'agit encore d'une ingénierie recentrée sur la délivrance des études et sur l'exécution des chantiers et, enfin, de réaliser un travail avec la filière.
Je terminerai en évoquant la filière nucléaire. Le coeur de la filière représente aujourd'hui 220 000 emplois répartis dans de grandes entreprises qui sont des donneurs d'ordre et des exploitants - EDF, le CEA, l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), Orano, Framatome qui est à la fois un exploitant et un industriel -, de grandes entreprises de rang 1 - entreprises de génie civil, chaudiéristes, équipementiers - et de nombreuses entreprises qui interviennent, en rang 2, 3 ou 4, dans les grands projets. Et encore ce chiffre ne prend pas en compte les travaux d'investissements nouveaux à l'aval du site chez Orano.
Compte tenu de tout ce que nous avons à accomplir dans la filière, il faudrait quelque 280 000 emplois d'ici au début de la décennie 2030, ce qui correspond, au regard des départs à la retraite, à un recrutement de 100 000 personnes dans les dix ans à venir, soit 10 000 personnes par an, allant du détenteur d'un certificat d'aptitude professionnelle (CAP) à l'ingénieur, dans tous les domaines de spécialités. C'est le plus grand défi que nous avons devant nous. En effet, nous devons faire face à des défis de stabilisation et de finalisation de la conception, comme cela a été souligné, à des défis de compétitivité et de bonne articulation avec les fournisseurs, à des défis d'optimisation du planning, mais le plus grand d'entre eux est celui des ressources. Si nous n'y consacrons pas une énergie folle, ce défi ne pourra pas être relevé.
Pour cela, nous avons mis en place l'Université des métiers du nucléaire, qui est une université hors les murs dont le but est de fédérer le tissu français de formations publiques et privées, aussi bien initiales que continues, afin que nos capacités de formation atteignent le niveau nécessaire. Nous sensibilisons les jeunes des collèges et des lycées, en particulier les jeunes filles, pour les attirer vers l'industrie et le nucléaire, ce qui est un enjeu considérable. Dans l'enseignement supérieur long, nous ne comptons actuellement que 20 % de femmes et dans l'enseignement court technique, le taux est de 10 %.
Nous travaillons également à l'échelle européenne. La filière française représente environ la moitié de la filière nucléaire européenne. Aujourd'hui, seize pays européens - j'y inclus le Royaume-Uni - se sont déclarés favorables au nucléaire, soit pour démarrer un programme, soit pour le relancer. Ces pays devront donc fournir le même effort de développement. Si le coeur de la responsabilité d'EDF s'exerce en France, l'entreprise aura aussi la responsabilité d'aider la filière française à se développer sur le plan international, en particulier en Europe. Le dimensionnement industriel et des ressources humaines nécessaires au nucléaire existant et au nucléaire neuf se joue pour beaucoup à l'échelle européenne, car de nombreux projets se développeront en Europe dans les années à venir.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Nous nous posons des questions précises sur les perspectives de consommation. Nous avons compris qu'il serait sans doute possible, grâce au parc nucléaire historique et à l'ouverture de Flamanville, de remonter à quelque 400 térawattheures par an, et que la consommation ainsi que notre production entre 2030 et 2035 semblent poser des problèmes certains.
Les quatorze EPR 2 représentent une production de 22,4 gigawatts, quand nous disposons d'une soixantaine de gigawatts actuellement. Avez-vous des données à nous transmettre en la matière ?
Je souhaite également des précisions sur les différentes hypothèses. Que se passerait-il si tout ou partie des réacteurs devaient s'arrêter après 40, 60 ou 80 ans d'exploitation ? Quelle décroissance de la production faudrait-il anticiper ? Je rappelle que le plus ancien réacteur encore en service se trouve dans la centrale du Bugey et date de 1978.
Par rapport à ces différentes hypothèses, quelles seraient les conséquences d'une mise en service à partir de 2035 des premiers réacteurs du programme de 14 EPR 2 ? Inutile de nous indiquer ces éléments dès à présent, je préfère les avoir par écrit afin de disposer de perspectives claires.
J'ai senti dans vos propos votre confiance pour le lancement à un horizon raisonnable de l'industrialisation des EPR 2, pour une livraison en 2035 ou un peu au-delà. J'ai entendu que l'EPR 2 était une optimisation des réacteurs EPR ; certains parlent de simplification. En effet, la complexité des EPR explique leur coût.
Des années 1970 aux années 1990, nous avons été capables de construire énormément de centrales. Pourquoi ne pourrions-nous pas aujourd'hui construire les mêmes centrales, en intégrant les acquis du programme de grand carénage qui permettrait de tenir compte des contraintes accrues de sécurité ? Le véritable progrès ne serait-il pas de réussir à refaire ce qui a déjà été fait ? Quelle différence y aurait-il entre les centrales historiques modernisées et les EPR simplifiés, notamment en matière de coût de production du kilowattheure ? La question s'est-elle posée ?
Sur les réacteurs de quatrième génération, c'est-à-dire ceux à neutrons rapides, le projet Astrid est-il réellement à l'arrêt ? Peut-il reprendre, contrairement à Fessenheim qui est déjà en cours de démantèlement et qu'il serait sans doute nettement plus coûteux de remettre en service ? À partir du moment où la filière est relancée, faudrait-il garder Astrid dans notre besace ?
M. Xavier Ursat. - Nous vous fournirons les estimations de production sans grande difficulté. Même si la prévision des trajectoires de consommation ne figure plus dans les missions d'EDF, l'entreprise demeure le premier acteur de ce marché, aussi pouvons-nous vous donner ces informations.
Nous avons élaboré des scénarios à partir de différents critères : durée d'exploitation des réacteurs existants, rampes d'arrêt, arrivée d'EPR 2, niveau de pénétration des énergies renouvelables... Nous avons essayé de faire un effort pour qu'ils soient tous réalistes. En effet, ce serait un problème de prévoir une production énorme d'énergie renouvelable sans savoir comment l'équilibrer avec la consommation durant l'année, car cette production nécessiterait de lourds investissements en matière soit de réseau, soit de stockage que l'on ne serait pas certains de pouvoir réaliser.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Il nous est important de savoir si vous avez identifié des points de blocage étant donné que de futurs interlocuteurs nous parleront des réseaux et du système global.
M. Xavier Ursat. - Voilà l'intérêt des petits réacteurs de type Nuward : ils sont naturellement faits pour envoyer l'électricité sur un réseau, mais ils peuvent aussi servir à d'autres usages.
D'abord, si une plateforme industrielle se décarbone rapidement et transfère vers l'électricité de nombreux usages relevant pour l'instant du fossile, lui amener une ligne de 400 000 volts est une tout autre affaire qu'installer une source d'alimentation locale ! Les petits réacteurs peuvent donc aider à la décarbonation de ces sites.
De plus, ils peuvent servir à la production de chaleur. Le projet Nuward, sur lequel nous travaillons avec le CEA, est directement connectable à un électrolyseur d'hydrogène ; nous captons à la fois l'électricité et la chaleur qui sortent du réacteur pour obtenir une électrolyse de haut rendement et ainsi un hydrogène moins cher, l'un des seuls, d'ailleurs, à ne pas émettre de CO2. L'intérêt d'avoir de l'hydrogène est limité si vous avez émis du CO2 pour le produire.
Enfin, en positionnant bien ces réacteurs sur le territoire, nous pouvons éviter de développer le réseau. Je suis conscient que construire de nouveaux sites nucléaires est un enjeu, mais installer de nouvelles lignes de 400 000 volts dans notre pays est presque plus difficile !
Parmi les premières questions que je me suis posées en prenant mes fonctions il y a neuf ans figure la question des solutions de substitution aux EPR. Il est de ma responsabilité de réfléchir à ce que seront les réacteurs à l'avenir pour en produire en série en France. Le choix technologique est important.
L'approche de la France en matière de sûreté, extrêmement exigeante et saine, est de soumettre tous les dix ans les réacteurs en exploitation à un examen et de réaliser un certain nombre de travaux. Nous essayons constamment de nous ramener à l'état de l'art en matière de sûreté, autant que faire se peut. À l'heure actuelle, nos réacteurs ont un niveau de sûreté bien supérieur à celui qui aurait été le leur en les laissant tels quels depuis 1980 ! À l'inverse, l'approche américaine est de ne pas intervenir pendant des décennies, sauf nécessité.
Même si, dans leur conception, les réacteurs du parc en exploitation sont de deuxième génération, les retours d'expérience ont été emmagasinés : Fukushima, environnement, adaptation au changement climatique... La prochaine visite décennale - la cinquième - tournera probablement en bonne partie autour des enjeux du changement climatique. Si les réacteurs sont amenés à durer, il leur faudra exister dans des paysages et dans des conditions thermiques différentes de celles qui prévalaient à leur conception.
Passer à la troisième génération, celle des EPR, représente plusieurs bonds en avant.
Premièrement, même si les réacteurs de deuxième génération sont extrêmement sûrs, il est demandé que ceux de la troisième réduisent au moins d'un facteur 10 le risque qu'il arrive un événement significatif.
Deuxièmement, en cas d'événement significatif, il doit être confiné sur le site. Il faut donc prendre autant de dispositions que possible pour le maîtriser. Sur le quatrième réacteur de Fukushima, le combustible a fondu ; un corium s'est formé, c'est-à-dire un petit soleil d'uranium et de toutes sortes de dérivés, boule de plusieurs milliers de mégawatts thermiques qui a fini par traverser la cuve. S'il arrivait l'équivalent dans un EPR, le corium tomberait dans un cendrier construit avec un béton réfractaire, objet d'un brevet français de la part d'EDF, du CEA et de Framatome. Ce cendrier se dissoudrait lui-même pour mieux répartir le combustible vers les systèmes de refroidissement qui se trouvent en dessous. Le corium y resterait donc pour y être refroidi. Le réacteur serait inutilisable, mais vous n'auriez aucune conséquence radiologique à l'extérieur du site. La différence est énorme !
Au cours de notre quatrième visite décennale, nous avons accompli des travaux pour nous approcher le plus possible de cet objectif en installant de tels systèmes sous les bâtiments réacteurs. Il existe toutefois une différence. En matière de sécurité, les EPR ont une double enceinte. Pour les EPR 2, elle est en béton simple, mais très épais, couvrant ainsi tous les équipements coeur : bâtiment réacteur, bâtiments auxiliaires dans lesquels se trouvent les systèmes de sûreté et bâtiment combustible dans lequel se situe la piscine contenant les assemblages combustibles prêts à être utilisés ou déjà utilisés. Ces équipements sont dans une coque en béton qui est réputée résistante à des niveaux d'agression très élevés.
La sécurité est extrêmement importante : les réacteurs actuellement installés seront actifs jusqu'à la fin du siècle dans un monde incertain. Cette préoccupation nous a amenés à penser qu'il n'était plus possible d'envisager de construire en France d'autres réacteurs que ceux de troisième génération, c'est-à-dire ceux qui comprennent de tels dispositifs de réduction ultime de la probabilité d'accident, de confinement du risque et de réaction face aux conséquences d'un éventuel accident.
Ces dispositifs ont un coût réel. Un EPR contient beaucoup plus de béton que les réacteurs de la génération précédente. Je réserve cette discussion difficile à votre commission d'enquête et à la représentation nationale mais il est compliqué d'affirmer lors de sa construction qu'un EPR est plus sûr que les précédents. Tout le monde entend alors que le précédent l'est moins ! Évidemment, les réacteurs actuellement en exploitation ont des niveaux de sûreté très élevés. De plus, vous pouvez faire confiance aux autorités qui les contrôlent. Étant donné le gap technologique, il était probablement difficile d'imaginer le développement d'autres réacteurs que ceux de troisième génération.
Cette réflexion est non seulement française, mais européenne. En effet, les autorités de sûreté se coordonnent. Les EUR (European Utilities Requirements) constituent un cahier des charges qui introduit des règles de sûreté communes. À la construction, seuls les réacteurs de troisième génération répondent à ces critères.
Notre travail sur l'EPR 2 va dans le sens de la digitalisation, mais aussi de la standardisation. Un réacteur nucléaire nécessite du béton et du gros oeuvre, par exemple pour la cuve dans laquelle se produit la réaction, pour les générateurs de vapeur, pour la turbine ou pour l'alternateur, pièces énormes qui sont de conception française par le biais de Framatome et de l'ex-Alstom. Or il compte aussi de nombreux petits équipements. Des dizaines de milliers de kilomètres de tuyaux, de vannes, de pompes et de soupapes sont utilisés pour les systèmes de sécurité et les équilibrages de pression. Le catalogue utilisé pour l'EPR de Flamanville, le premier de la génération, est colossal, car les objets se comptent par dizaines de milliers et les références elles-mêmes par milliers !
Nous avons fait en sorte de réduire autant que possible ce catalogue pour l'EPR 2 en limitant le nombre de modèles utilisés. Le premier avantage est que l'industriel, produisant toujours le même objet, est plus efficace et moins cher ; en outre, ces pièces sont plus pratiques pour l'exploitation et la maintenance. Imaginez un meuble Ikea dont toutes les vis sont différentes et un autre où elles sont identiques. À votre avis, lequel monterez-vous le plus vite ?
Nous avons standardisé puis simplifié. La simplification touche surtout le génie civil, que nous avons rationalisé. La double enceinte en béton est remplacée par une seule enceinte épaisse. Elle est plus facile à construire et la performance reste la même. Le génie civil des bâtiments principaux a été rendu géométrique : les cloisons des différents étages sont toutes alignées.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Pourriez-vous nous donner une synthèse afin de comprendre la différence entre les centrales historiques modernisées par le programme de grand carénage et l'EPR, notamment en ce qui concerne les coûts et les apports en matière de sécurité ?
M. Xavier Ursat. - Bien entendu.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je pense à un avion qui tomberait sur une centrale historique, quatrième carénage ou pas.
M. Xavier Ursat. - Je ne vous décrirai pas ce cas...
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Vous ne pouvez pas nous le décrire ?
M. Xavier Ursat. - Vous me comprenez. Je peux toutefois vous indiquer ce qu'est l'EPR 2, en quoi consistent les grands carénages et vous décrire une centrale de troisième génération.
M. Franck Montaugé, président. - Pouvez-vous ajouter à ces informations vos projections concernant les coûts complets du nouveau nucléaire ? Ils auront une incidence sur l'objet premier de cette commission d'enquête : les prix à l'horizon 2050.
M. Xavier Ursat. - Nous y travaillons encore, aussi nous ne sommes pas en mesure de donner actuellement un coût en euros par mégawattheure. Notre premier chiffrage réalisé en 2021 sur la construction de six réacteurs est sorti dans la presse : autour de 52 milliards d'euros d'investissements. Il n'intègre aucun coût de maîtrise d'ouvrage ou d'acquisition de terrain.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Est-ce que vous voulez dire que la construction se fait sur les sites actuels et ne nécessite donc pas d'achats de terrains ?
M. Xavier Ursat. - La construction se fera sur les propriétés actuelles d'EDF, mais nous avons eu besoin, dans les trois quarts des premiers sites de construction, d'acheter des compléments de terrain contigus. Rien ne change, il s'agit d'un simple déplacement de barbelés.
Nous avons entamé l'année dernière une révision de notre évaluation économique. C'est le moment pour le faire car nous sommes à la fin du basic design : la conception des systèmes est achevée, la description de l'installation est détaillée. Nous passons au detailed design, c'est-à-dire que les plans d'exécution sont en train d'être réalisés : tel câble passera sur tel chemin de câble, tel tuyau sera accroché à tel endroit...
L'évaluation des coûts est actualisée à la suite. Elle intègre évidemment les retours des fournisseurs que nous avons obtenus depuis 2021, ainsi que les derniers éléments de design, et conduit à un chiffre supérieur aux 52 milliards d'euros estimés. Cela n'est pas très étonnant : un certain nombre de retours fournisseurs sont plus élevés qu'imaginé. Mais surtout, il y a un effet considérable de l'inflation et de la hausse des coûts des matières premières, qui ont très fortement augmenté entre 2021 - le chiffre de 2021 reposait sur des hypothèses de 2020 - et 2023, année durant laquelle de nombreux coûts ont explosé. Voilà pourquoi nous tombons sur un chiffre légèrement supérieur. Nous réalisons aujourd'hui un travail d'optimisation.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Quel est ce chiffre ?
M. Xavier Ursat. - Je ne le communiquerai pas aujourd'hui, car il est en cours d'élaboration.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Pourtant vous le connaissez !
M. Xavier Ursat. - En phase d'estimation, il est inutile de communiquer sur les étapes intermédiaires. Nous travaillons sur un plan de compétitivité avec les fournisseurs.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Quand sortira ce chiffre ?
M. Xavier Ursat. - D'ici à la fin de l'année.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Nous ne le connaîtrons donc pas avant la fin des travaux de la commission d'enquête. Nous allons devoir dire qu'EDF ne nous a pas fourni tous les chiffres en sa possession.
M. Xavier Ursat. - Nous devons d'abord achever ce travail avec les fournisseurs. Nous regardons avec chacun d'entre eux comment optimiser les hypothèses de design, leur façon de travailler ou encore les clauses contractuelles, afin de réduire le coût au maximum.
Nous allons surtout entrer dans la phase d'optimisation du planning. En effet, nous ne nous apprêtons pas seulement à construire le premier réacteur à Penly, mais tout une série de réacteurs : peut-être six, peut-être quatorze, peut-être plus. En réalité, le planning unitaire d'un réacteur est d'ordre 1 sur le coût final en euro par mégawattheure, le nucléaire étant une industrie dans laquelle vous dépensez de l'argent pendant plusieurs années avant de commencer à en gagner. C'est pourquoi la durée pendant laquelle vous faites votre chantier est d'ordre 1 sur le coût final.
L'autre élément d'ordre 1 est le montage financier des réacteurs. Nous sommes en train d'y travailler avec l'État. Plusieurs schémas sont en cours de calage. Aujourd'hui, il m'est difficile de vous donner un coût en euros par mégawattheure de la série, dans la mesure où ce dernier dépend à la fois de l'issue du travail engagé avec nos fournisseurs, de nos hypothèses de planning et de la logique de financement retenue avec l'État. Nous ferons évidemment en sorte - nous nous y attelons - que ce coût soit le plus bas possible. Compte tenu des règles de vente actuelles de l'électricité que nous avons calées avec l'État, vous comprendrez que le groupe EDF est lui-même engagé dans la recherche du coût le plus compétitif possible.
M. Franck Montaugé, président. - Mes interrogations portent sur le financement, que vous venez d'aborder. Les emprunts qui devront être contractés auront un impact sur les coûts finaux. L'entreprise EDF ayant été si ce n'est nationalisée, du moins étatisée - son capital l'a été en tout cas -, l'État peut être amené à jouer un rôle important en empruntant sur les marchés ou en donnant sa garantie à ce programme.
Une autre possibilité - on le voit dans la documentation - est la mise en place d'une base d'actifs régulés, comme il en existe sur les réseaux. Est-ce envisageable pour le nouveau nucléaire ? Par ailleurs, des contrats pour différence, voire des contrats d'approvisionnement bilatéraux - en anglais, power purchase agreement (PPA) - pourraient permettre, en théorie, d'associer des clients importants, industriels en particulier, au financement d'une partie du programme nucléaire. Où en êtes-vous de ces réflexions ? Quelles sont les pistes privilégiées, sachant que ces modes de financement auront un impact sur le prix payé au bout du compte par le consommateur français, qu'il soit particulier ou entreprise ?
M. Xavier Ursat. - En tant que représentant d'EDF, il m'est un peu difficile de m'exprimer aujourd'hui sur ce sujet. Nous y travaillons évidemment avec l'État, en particulier avec le ministère de l'économie et des finances.
Sur le nouveau nucléaire, nous regardons les solutions de financement qui impliquent EDF et l'État. À ce jour, nous n'envisageons pas d'autres schémas. Plusieurs scénarios sont sur la table et, avec l'État, nous devrons nous décider dans l'année sur la logique à retenir. Nous recherchons la logique la plus efficace pour réduire au maximum le coût en euros par mégawattheure. La part qu'EDF pourra consentir à ce financement devra être compatible avec sa propre trajectoire, qui elle-même a ses contraintes. Vous connaissez en effet notre niveau d'endettement.
Grâce aux dernières dispositions qui ont été prises afin de valoriser le nucléaire existant, nous commençons à voir clair sur notre trajectoire de ressources. À cet égard, l'intérêt d'augmenter le plus possible la production du parc nucléaire existant est un point clé, puisque cette production représente une source de revenus nets.
Enfin, il est évidemment très important de savoir, en fonction du niveau de participation de l'État et de ses modalités, comment sera qualifiée cette aide d'État. C'est une question d'ordre 1 pour EDF.
M. Franck Montaugé, président. - Faites-vous ici allusion au contexte européen ?
M. Xavier Ursat. - Tout à fait. Avec l'État, nous devons choisir, parmi nos scénarios, la solution qui présente le coût de financement le plus efficace, qui entre dans la trajectoire d'EDF et qui soit jugée acceptable en termes d'aide d'État apportée par la France au programme nucléaire. Il y aura forcément une aide, mais sa forme devra être jugée acceptable, avec des contreparties faibles.
M. Franck Montaugé, président. - Avez-vous envisagé la piste de partenariats avec des clients importants ?
M. Xavier Ursat. - Cette piste est particulièrement à l'ordre du jour pour le parc existant. Nous travaillons à identifier les structures qui pourraient être intéressées par des contrats de long terme avec EDF, sous la forme de participation aux investissements et aux dépenses d'exploitation du parc existant.
M. Franck Montaugé, président. - Ce serait original !
M. Xavier Ursat. - Oui et non, car ce schéma a existé en partie à la création du parc nucléaire français. Le phénomène est peu connu, mais à l'époque, quelques entreprises avaient pris des participations dans des réacteurs. Ces prises de participation dans des réacteurs en exploitation se mettent en route assez vite. Aujourd'hui, les clients sont plus intéressés par l'énergie dont ils auront en besoin en 2025 ou en 2030 que par l'énergie dont ils auront besoin en 2038 ou en 2040.
Nous nous orientons donc davantage vers un schéma de contrats à long terme et de participations sur le parc existant. Je précise que cette question de la recherche d'une forme de contribution de l'État dans des proportions raisonnables et acceptables par les autorités de la concurrence se pose pour le nucléaire, mais s'applique déjà à toutes les EnR. En effet, d'une façon ou d'une autre, les EnR se développent en France avec des formes de contribution de l'État, qu'il s'agisse d'investissements ou de garanties des prix de vente.
M. Victorin Lurel. - Je vous ai écouté attentivement et le béotien que je suis a l'impression que le groupe EDF est totalement préparé. Pour résumer, ce que nous recherchons - ce que recherche l'État -, c'est un mix optimisé combinant décarbonation, électrifications des usages, prix raisonnable, économies et effacement de consommation. Au travers du programme que vous évoquez, j'ai l'impression que nous n'avons rien perdu de notre maîtrise de la filière. Dans les années 1970 à 1990, nous la maîtrisions et nous avons réalisé, grâce à de nombreux réacteurs, une transition très rapide du fossile thermique vers le nucléaire. M. le rapporteur a posé la question : qu'est-ce qui nous empêche de répéter ce que nous avons fait voilà plusieurs années ?
Le groupe EDF maîtrise-t-il aujourd'hui parfaitement la filière ? Vous avez évoqué la simplification des EPR 2. Pourquoi faudrait-il simplifier ? Pourquoi est-ce compliqué aujourd'hui ? A-t-on maîtrisé parfaitement la construction, clef en main ou par délégation ? Visiblement, les Chinois sont allés plus vite que nous, en maîtrisant peut-être mieux que nous cette technologie. Sur le plan de la coordination, comme grand administrateur et capitaine d'industrie ou encore pour ce qui est du soudage, le groupe EDF a-t-il aujourd'hui la maîtrise systémique de la filière ?
Au-delà des mesures paramétriques consistant par exemple à changer ponctuellement les prix, la nouvelle loi peut être l'occasion de changer de système et de créer un big bang énergétique. En avons-nous seulement les moyens ?
J'estime que depuis la loi du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l'électricité, dite Nome, l'objectif que nous nous sommes fixé - baisser la part de l'énergie nucléaire dans le système énergétique français - a donné des résultats que nous ne maîtrisons pas du tout. Il est un peu naïf selon moi de confier l'intérêt national et la sécurité de notre approvisionnement au seul marché. Il est naïf de continuer sur cette pente, malgré les réformes annoncées - il n'y aura pas de big bang avant 2025 - et d'injecter dans notre mix une énergie intermittente que nous ne maîtrisons pas. Faudra-t-il attendre que le vent souffle ou arrêter les centrales nucléaires ? Cela n'irait pas dans le sens de la réduction de nos émissions de CO2.
Tous ces paramètres sont-ils pris en compte dans la recherche d'un mix optimisé ? Disposez-vous de simulations sur les changements que vous mettez en oeuvre, simulations qui s'appuieraient sur toute l'expérience accumulée récemment ? Un avant-projet de nouvelle régulation circule déjà. La Commission de régulation de l'énergie (CRE) et de l'Autorité de la concurrence (ADLC) ont envoyé une lettre au Gouvernement, dans laquelle seraient listées les erreurs à éviter et les recommandations à respecter. Il serait intéressant d'étudier tout cela. En avez-vous la maîtrise ? Pesez-vous sur cet avant-projet ? Quel est le big bang que vous nous préparez, avec une parfaite maîtrise de la filière électronucléaire française ?
M. Henri Cabanel. - Vous nous avez indiqué qu'un des défis majeurs était les ressources humaines. Quelque 100 000 emplois supplémentaires sur dix ans ont en effet été annoncés. Nous confirmez-vous que ces 100 000 emplois s'ajoutent bien au renouvellement des 200 000 existants ?
J'aimerais que vous soyez plus précis sur votre stratégie de montée en puissance en matière de ressources humaines. Plusieurs filières permettent aujourd'hui de s'orienter vers le nucléaire, mais comment comptez-vous attirer des candidats en nombre suffisant pour répondre aux besoins ? Nous avons connu en effet des difficultés dont nous continuons de ressentir les effets. Lors de certaines auditions, il nous a été dit qu'un appel à de la main-d'oeuvre étrangère avait été nécessaire pour réparer les réacteurs atteints par le phénomène de corrosion sous contrainte.
M. Xavier Ursat. - Sur la question relative à la maîtrise de la filière, je tâcherai d'être à la fois précis et humble dans ma réponse. Nous pouvons dire, me semble-t-il, que le groupe EDF maîtrise bien la filière nucléaire française pour toutes les opérations relevant du parc existant, dont l'activité, en fait, ne s'est jamais arrêtée. Le tissu de partenaires et de prestataires chargés de l'exploitation, de la maintenance ou encore des révisions décennales des réacteurs est de bonne qualité et n'a jamais cessé de travailler, par hypothèse d'ailleurs, pour les centrales qui sont en fonctionnement.
Pour ce qui est de la construction de nouveaux réacteurs, il faut avoir en tête que nous sommes dans une phase de rétablissement de la filière. Flamanville nous a permis de réapprendre, dans la douleur, ce qu'était la maîtrise d'un très grand projet. Nous avions, au départ, un véritable déficit de compétences. Nous nous sommes engagés dans ce projet avec des équipes moins aguerries pour fabriquer un objet plus complexe que ceux que nous avions fabriqués avec des équipes aguerries. Nous avons réappris la construction, les chausse-trappes, les points clés, les enjeux de ces projets. Nous devons continuer de progresser pour bien nous aligner et disposer d'une filière dimensionnée à la hauteur des besoins. Il nous reste du travail. Nous avons fait beaucoup de chemin ces trois ou quatre dernières années, mais nous en avons encore à faire dans les trois ou quatre prochaines années, jusqu'à ce que l'on entre dans le vif du sujet du chantier de Penly.
Nous avons tout de même relancé des capacités industrielles. Prenez l'exemple des installations de Framatome, que ce soit la grosse fonderie nucléaire du Creusot ou le magnifique établissement qui fabrique des générateurs de vapeur à Saint-Marcel, à côté de Chalon-sur-Saône. Ces deux établissements avaient eu une activité proche de la jachère pendant dix ans. Ils ont recommencé à fonctionner à plein régime - grâce au projet Hinkley Point d'ailleurs - depuis cinq ou six ans et fabriquent désormais des pièces pour les EPR 2. Nous avons jugé préférable de prendre de l'avance, quitte à ralentir à un moment donné, plutôt que de trop attendre. Nous avons ainsi complètement restructuré ces installations. Framatome a investi dans la fonderie ; les presses et les fours ont été modernisés ; l'installation de Saint-Marcel a été digitalisée.
Nous sommes en train de reproduire ce schéma dans plusieurs autres installations. On parle tout de même d'un pays dans lequel l'industrie représentait, à la création du parc nucléaire, 25 % du PIB. Elle n'en représente plus désormais que 11 %. Il faut l'avoir en tête et je précise que dans ces 11 %, l'automobile et l'aéronautique pèsent assez lourd.
Nous menons donc un véritable travail de restructuration et de réalignement de la filière. J'ai confiance. Le principal enjeu est en effet, je le répète, celui des ressources humaines. Nous avons créé l'Université des métiers du nucléaire, dont l'objet premier a été de recenser toutes les formations existantes dans le domaine en France. Au départ, nous pensions en créer de nouvelles ; nous en avons trouvé 5 000. Nous n'allons donc pas créer de nouvelles formations. Le sujet n'est pas là. Il est plutôt de faire en sorte que ces formations traitent des bons sujets, qu'elles soient pourvues en professeurs et qu'elles attirent des élèves.
Nous avons mis en ligne un site internet, monavenirdanslenucleaire.fr, qui recense toutes ces formations. Progressivement, les entreprises de la filière viennent y déposer leurs offres d'emploi, de stage ou de formation en alternance. Avec les ministères de l'enseignement supérieur et de l'éducation nationale, nous avons travaillé pour faire en sorte que les filières nucléaires soient présentes - dès l'année prochaine, je l'espère - dans le dispositif d'orientation post-bac Parcoursup. Il s'agit de pouvoir visualiser qu'en suivant telle ou telle formation, on s'oriente vers le nucléaire.
Nous avons également organisé des sessions d'information dans les lycées et les collèges pour attirer les jeunes. Nous nous sommes lancés dans un travail de fond autour des installations, et nous passons désormais à l'échelle régionale dans les principales régions concernées. Si les activités nucléaires sont présentes dans toutes les régions de France, l'Île-de-France - pour la formation des ingénieurs -, les régions Normandie, Hauts-de-France, Auvergne-Rhône-Alpes, Sud ou encore Grand Est sont particulièrement concernées. Dans toutes ces régions, nous avons commencé à travailler avec les instituts universitaires de technologie (IUT), les établissements préparant au brevet de technicien supérieur (BTS) ou encore les lycées professionnels proposant des formations nucléaires. Il s'agit vraiment d'un travail de fond.
La nouvelle organisation d'EDF que nous préparons pour une mise en place au deuxième trimestre comprendra d'ailleurs - contrairement à l'actuelle - des équipes dédiées au pilotage de ces actions. Pour nous, l'enjeu est colossal. En voici un exemple : sur le site de l'Office national d'information sur les enseignements et les professions (Onisep), au chapitre filière nucléaire, il était indiqué, le 30 octobre dernier « filière dont l'avenir est incertain, en décroissance d'activité ». Après avoir lu cela, un jeune de 17 ans ne s'orientera pas spontanément, a priori, vers cette filière. Nous avons donc travaillé avec le ministère de l'enseignement supérieur pour que le site indique notamment, depuis le 10 novembre, qu'il s'agit d'une filière d'avenir proposant des formations intéressantes.
C'est un travail de fourmi. Il faut aller partout pour réorienter les gens vers ces métiers. Nous avons toutefois une chance immense : les jeunes d'aujourd'hui considèrent l'enjeu climatique comme un enjeu considérable. Comme nous arrivons avec un objet qui représente une partie de la solution, nous avons là un véritable levier d'adhésion. Il nous faut donc sérieusement travailler sur ces sujets. Pour ce faire, nous aurons besoin de toutes les ressources, privées, publiques et politiques.
M. Stéphane Piednoir. - Le Maine-et-Loire n'est pas très éloigné de la Loire-Atlantique où se trouve la centrale de Cordemais. La présidente de région a envisagé de remplacer cette centrale à charbon et d'y installer un petit SMR. Quel est le modèle économique prévu pour ce type de réacteur ? En effet, la production d'électricité à partir du charbon est plutôt rentable d'un point de vue économique, mais elle est néfaste en matière de réchauffement climatique. Est-il certain que les SMR seront vertueux pour l'environnement tout en ayant une rentabilité économique satisfaisante ?
Ensuite, comme vous le savez, le projet Astrid me tient à coeur en tant que président de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) et comme auteur du rapport d'information de 2019 sur le sujet. Le projet a été arrêté, mais de nombreuses start-up s'emparent du processus en utilisant des technologies variées. L'État les encourage en leur versant des subventions assez importantes dans le cadre du plan France 2030. On constate donc une diversification des producteurs d'électricité, dont certains produisent du mégawatt thermique (MWth). Comment cette évolution s'inscrit-elle dans le futur paysage électrique du pays ?
M. Daniel Gremillet. - Tout d'abord, je suis, comme mon collègue, impatient de connaître votre réponse sur le projet Astrid.
Ensuite, quand prévoit-on de lancer les premières productions avec les réacteurs modulaires ?
Enfin, où en sont les technologies de refroidissement de l'eau des centrales ? Peut-on espérer avoir une centrale qui pourra produire 365 jours sur 365 sans que l'eau soit trop chaude, même s'il faudra bien évidemment des périodes de maintenance ?
M. Daniel Salmon. - Les réacteurs EPR présentent des fragilités liées à l'hydraulique de la cuve, notamment une déstabilisation des combustibles. Pourtant, j'ai cru comprendre que la cuve serait la même entre les EPR 1 et les EPR 2. Pouvez-vous nous le confirmer ?
Vous avez signalé que la construction des nouveaux réacteurs nécessitera d'utiliser une quantité bien plus grande de béton. Or il faut beaucoup d'énergie pour faire du béton. Avez-vous fait des calculs en termes d'énergie grise ?
On a souvent parlé de redondance des circuits de secours sur l'EPR 1. J'ai cru comprendre qu'il y en aurait moins, par souci de simplification sur les EPR 2. J'aimerais savoir ce qu'il en est.
Quant à la modulation, elle serait supérieure et sans doute plus facile sur les nouveaux réacteurs. Lors d'une audition, en début de semaine, un représentant d'EDF nous a assuré que l'on pouvait déjà bien moduler sur les réacteurs actuels. Pourriez-vous nous faire un comparatif entre les deux générations de réacteurs ? En effet, dans l'hypothèse d'un mix où l'énergie renouvelable aurait une part importante, la modulation sera essentielle.
Enfin, on entend souvent dire qu'il y a une grande fracture dans la filière nucléaire et que certaines compétences ont disparu. Pourtant, le deuxième réacteur de la centrale de Civaux a été livré en 2002 et le chantier de Flamanville a commencé en 2007, à cinq ans d'intervalle, donc. Comment expliquer cette évaporation de compétences en si peu de temps ?
M. Joël Barre. - Vous avez posé des questions de confiance. Je vais donc vous dire pourquoi je suis confiant, alors que j'occupe mon poste depuis quinze mois, dans un domaine qui est nouveau pour moi, compte tenu de mon parcours professionnel passé.
Vous avez demandé à EDF de vous fournir des courbes « falaises », c'est-à-dire des courbes qui retracent la diminution de la puissance installée des réacteurs actuellement en service et la montée en puissance des réacteurs EPR 2 dont nous parlons. Les responsables d'EDF doivent me donner des chiffres. Vous imaginez bien que je me suis, moi aussi, posé la question, mais je ne suis pas habilité à me prononcer sur ce sujet. Toutefois, je suis quand même confiant.
En effet, sous réserve d'une confirmation par EDF, si je fais l'hypothèse que l'on parviendra à prolonger tous les réacteurs en service à 60 ans, en 2050, on disposera encore d'environ 15 GW installés résiduels. Si l'on parvient à mettre en service les quatorze EPR 2 dont nous avons parlé d'ici à 2050, on ajoutera 22 gigawatts, pour un total légèrement inférieur à 40 gigawatts. Or, comme nous l'avons vu précédemment, nous allons essayer de prolonger la durée de vie des réacteurs en service à plus de 60 ans. Pourquoi, en effet, nous limiter à 60 ans, alors que pour des réacteurs utilisant la même technologie les Américains prévoient un allongement de durée de vie de 80 ans ? Voilà donc les raisons qui me portent à être confiant.
M. Franck Montaugé, président. - Dans le cas de la survenance d'un problème technologique sérieux, comment ferait-on ?
M. Joël Barre. - Sur l'EPR 2 ?
M. Franck Montaugé, président. - Voire sur le parc existant, qui serait confronté à des difficultés comme celles que l'on a déjà connues, par exemple les corrosions sous contrainte.
M. Joël Barre. - Si l'on cumule les arguments que nous venons l'un et l'autre de vous donner, le taux de confiance sur les marges dont on dispose est loin d'être nul. Mais vous avez raison de réclamer des courbes précises.
Monsieur Lurel, sur l'énergie électronucléaire, il est vrai que l'on peut se poser la question de savoir qui est le systémier - je me la pose moi-même depuis que je suis arrivé à mon poste. EDF vous dira que ce rôle lui revenait autrefois, mais qu'on lui a petit à petit retiré ses responsabilités. Il faut donc s'interroger sur cette évolution : qui est désormais le systémier du système électrique français ?
M. Franck Montaugé, président. - Dans votre propos liminaire, vous avez laissé entendre que la non-mise à disposition de la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) posait question. Est-ce que le fait qu'on ne la connaisse pas aujourd'hui, qu'on n'ait pas pu en débattre et qu'apparemment il n'en sera pas non plus question dans la future loi relative à la souveraineté énergétique ne pose pas un problème pour définir la stratégie et la conduite de ce plan industriel, qui est gigantesque ?
M. Joël Barre. - Je vous répondrai que non, à ce stade du projet. Je suis chargé de superviser un programme de réalisation de six réacteurs EPR 2, en trois paires de deux, à Penly, Gravelines et au Bugey. Je suis convaincu qu'on en aura besoin et qu'il en faudra davantage encore. Je suppose que la PPE sera publiée en 2024 et, quoi qu'il en soit, je reste confiant.
La PPE devra déterminer combien il faudra d'EPR 2 de série : c'est ce dont nous parlons depuis le début de l'audition. Mais, aujourd'hui, il est établi que nous devons réaliser un premier palier de six EPR 2, par paire de deux, pour démontrer que nous serons ensuite capables de réaliser un EPR 2 de série, compétitif pour ce qui est du délai de réalisation et du coût de l'électricité produite. Voilà à quoi se résume le défi, comme l'a expliqué Xavier Ursat.
M. Franck Montaugé, président. - L'imprécision sur le sujet ne pose donc pas de problème et tout va bien.
M. Joël Barre. - Vous caricaturez mon propos. Je ne dis pas que tout va bien et je préférerais bien évidemment savoir à l'avance que, après les six premiers EPR, il faudra encore en réaliser huit autres, puis davantage encore.
Mais reconnaissons que la première étape à franchir, c'est de passer des prototypes d'EPR, qui ont connu un certain nombre d'aléas, comme vous l'avez rappelé, à un mécanisme de production industrielle, confié à EDF, dont l'on doit démontrer qu'il fonctionnera, au travers de cette première phase de six EPR 2.
On retrouve là la question des coûts. En effet, s'il faut raisonner à partir du devis initial de 52 milliards d'euros, comme le rappelait Xavier Ursat, je considère que ce n'est pas là le plus important. L'essentiel, selon moi, c'est d'arriver à démontrer que ce programme de six EPR 2 aura permis de produire une tête de série à Penly, grâce à une paire d'EPR 2 qui sera significativement plus efficace que celle de Hinkley Point. Et, aujourd'hui, je peux vous dire qu'on y est : selon les estimations actuelles, nous sommes plus efficaces que la centrale de Hinkley Point. Je suis donc confiant sur la tête de série.
C'est ensuite qu'il faudra veiller au budget : les cinquième et sixième réacteurs de cette série de six EPR 2 devront être compétitifs en termes de délai de réalisation et de coût. Vous avez entendu les annonces faites par EDF : pour l'instant, ce délai n'est pas satisfaisant, mais nous avons tout de même progressé. Sauf erreur de ma part, le délai de réalisation depuis le coulage du premier béton jusqu'à la mise en service industrielle, est passé de dix-huit ans à douze ans entre Flamanville et Hinkley Point. Et nous nous sommes fixé un objectif encore plus ambitieux. Mais, comme l'a dit Xavier Ursat, il faudra encore une année de travail avant d'aboutir à des conclusions définitives.
Quant à l'arrêt du projet Astrid, je ne me prononcerai pas sur le sujet, car je n'exerçais pas encore mes fonctions à l'époque.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Vous pourriez vous prononcer sur son redémarrage.
M. Joël Barre. - Je suis convaincu qu'il faut travailler sur le neutron rapide, car deux difficultés se posent en matière d'acceptabilité sociétale du nucléaire : la dépendance à l'uranium et la gestion des déchets. Il faut donc favoriser tout ce qui peut contribuer à résoudre ces deux problèmes. C'est la raison pour laquelle il convient de soutenir les projets de réacteurs à neutrons rapides que les start-up proposent au CEA, qui est chargé de les coordonner et de les accompagner.
En outre, je ne connais pas de filière industrielle qui subsiste sans politique de recherche et développement pour attirer les meilleurs. On le constate partout aujourd'hui. Certains employés partent peut-être déjà de chez EDF pour aller rejoindre des start-up. Cela arrive dans toutes les filières, que ce soit le spatial ou l'armement. Il en ira de même dans le nucléaire. Ce n'est pas une mauvaise chose, car cela entretient l'émulation et oblige la filière à développer son attractivité.
M. Xavier Ursat. - Du côté d'EDF, nous sommes très favorables au développement des réacteurs avancés de quatrième génération, qui sont plutôt de petite taille. Il est vrai que nous concentrons nos efforts sur l'ingénierie et le développement des réacteurs de troisième génération, parce que le métier d'EDF consiste d'abord à produire de l'électricité le plus vite possible et à décarboner le pays. Mais une part de notre activité, dans le domaine de la recherche et du développement et de l'ingénierie, est consacrée à suivre le développement des projets d'AMR qui existent en France et dont certains bénéficient d'aides importantes de la part de l'État. Et nous ne nous interdirons pas de participer à ceux que nous trouverons les plus pertinents. Souvent, les plannings nous paraissent trop ambitieux, mais rien n'empêche une bonne surprise. Le fait qu'il existe un écosystème nucléaire avec des start-up qui réfléchissent différemment est plutôt une bonne chose.
Quant au modèle d'activité des SMR, ce type de réacteurs a été dès le début un produit très séduisant. Dans notre monde, small is beautiful, et l'on se disait que tout serait plus facile avec les petits réacteurs. En réalité, la complexité se cache dans les détails. Le SMR peut trouver sa cible économique, mais il faudra pour cela en réaliser des séries par dizaines. Si l'on considère le coût - non pas de financement, mais d'investissement - en euros par mégawatt, il faudra réaliser des dizaines de SMR pour égaler l'EPR. Il n'en faudra pas seulement cinq ou six, mais plutôt entre vingt et cinquante.
Pour qu'un modèle de réacteur de ce type ait du sens, il faut qu'il soit accepté strictement à l'identique par plusieurs autorités de sûreté. Il ne peut pas y avoir une version pour la France, une autre pour la République Tchèque ou encore pour la Suède. D'un point de vue économique, on ne peut pas se permettre de modification.
D'ailleurs, cela vaut aussi dans une certaine mesure pour les réacteurs plus gros. Ainsi, le fait de devoir modifier l'EPR pour le Royaume-Uni fait perdre en compétitivité. Mais le coût pourra à la rigueur être absorbé dans le cas d'un réacteur de 1 700 mégawatts, a fortiori si l'on en fait deux. Ce ne sera pas possible pour un réacteur de 100, 200 ou 300 mégawatts.
L'ASN est très motivée sur le sujet des SMR et nous avons lancé une procédure d'assessment européen pour Nuward, le petit réacteur modulaire d'EDF. Il a d'abord fait l'objet d'une évaluation par les autorités de sûreté de la France, de la République tchèque et de la Finlande, puis de la Suède, de la Pologne et des Pays-Bas. Par conséquent, six autorités de sûreté travaillent sur la procédure d'assessment du réacteur français avec pour objectif de finir par valider ensemble le même produit. Cela peut paraître délicat, mais si chacun travaille à trouver les bons compromis, rien n'empêche que cela fonctionne. Et si l'on aboutit à ce que les six pays valident à l'identique le SMR Nuward, alors nous pourrons en faire une série. Tel est l'enjeu.
Dans la mesure où il s'agit d'un petit réacteur, les fonctions ne pourront pas être divisées par 1 700 mégawatts. Autrement dit, le modèle économique d'un SMR ne fonctionne pas comme celui d'un EPR. Un réacteur SMR est un assemblage de modules et, pour que le modèle économique fonctionne, il faut une usine pour fabriquer ces modules. Il faut donc, par exemple, pouvoir fabriquer une série de trente réacteurs avec quatre ou cinq modules. Sinon, il n'y aura pas d'économie.
Ce qui fera l'arbitrage par rapport au charbon, c'est le prix du CO2. Celui-ci est en train de baisser, ces derniers temps, ce qui ne va pas sans poser problème. De 100 euros la tonne, il est passé à 60 euros la tonne. Dans ces conditions, les choix d'investissement ne sont pas forcément les mêmes. À 100 euros la tonne, le charbon n'est plus compétitif par rapport au nucléaire. À 60 euros la tonne, comme il est moins risqué d'investir dans le charbon, cette option l'emportera. Le prix du CO2 est donc un enjeu de politique publique et internationale.
L'eau est un autre enjeu clé et j'y suis d'autant plus sensible que, avant de prendre mon poste actuel, j'étais responsable de la production hydroélectrique à EDF. Pour tout ce qui concerne l'adaptation au changement climatique, l'eau est le sujet le plus dimensionnant. Ainsi, en bord de mer, le risque de montée des eaux influencera la hauteur à laquelle on décidera de placer le réacteur. Et, en bord de rivière, il faudra prendre en compte la variation du débit et de la température du cours d'eau sous l'effet des modifications que l'on créera.
En effet, il existe deux grandes techniques. La première consiste à prendre l'eau, à la refroidir dans la centrale, et à la remettre dans le cours d'eau : on ne consomme pas d'eau, mais on réchauffe le cours d'eau. La deuxième consiste à prendre l'eau, à la refroidir puis à l'envoyer dans les tours de la centrale d'où elle ressort sous forme de nuages : on ne réchauffe pas le cours d'eau, mais on consomme de l'eau.
Nous avons tout un programme de recherche et développement sur des aéroréfrigérants de nouvelle génération, plus efficaces, qui permettront de recycler l'eau à l'intérieur de la centrale pour en consommer le moins possible et en renvoyer le plus possible dans la rivière. Nous étudions aussi les systèmes de refroidissement qui ont été utilisés dans d'autres industries que le nucléaire, par exemple dans les raffineries qui fonctionnent en plein désert et qui ont besoin d'être refroidies. Cependant, tout cela consomme de l'énergie. Il n'y a pas de mystère : si l'on veut consommer moins d'eau pour le refroidissement, il faudra refroidir les systèmes autrement et l'on consommera plus d'énergie. Par conséquent, le réacteur ne produira plus 1 700 mégawatts, mais plutôt 1 500 mégawatts, car il consommera 200 mégawatts pour le refroidissement.
Tout est question d'arbitrage et d'optimisation. Dans les endroits où il y a assez d'eau pour tout le monde, il faudra produire le plus possible, par exemple en bord de mer ou sur les rives d'un grand fleuve. Dans les endroits où l'eau est plus rare et où l'on doit la répartir entre chacun, il faudra utiliser des systèmes plus économes qui produiront moins d'électricité. L'arbitrage doit se faire à l'échelle nationale.
Concernant l'analyse du cycle de vie de l'énergie nucléaire, les EPR 2 contiennent un peu plus de béton que les EPR 1, mais seulement parce qu'ils sont plus gros - il est plus simple de les construire ainsi. L'épaisseur des parois ou le fait d'en avoir deux et non une n'a pas d'incidence : les ordres de grandeur sont identiques. Sur l'ensemble de son cycle de vie, l'énergie nucléaire française produit 4 grammes de CO2 par kilowattheure, ce qui est bien en dessous de la moyenne mondiale, de 11 grammes de CO2 par kilowattheure. Cela s'explique toujours en raison du fait que nous recyclons le combustible. Dans le cycle de vie du nucléaire, le plus important est le cycle du combustible, de la mine d'uranium à sa fin. Si l'on recycle du combustible, on optimise donc ce cycle de vie. La part de la construction de la centrale dans le cycle de vie du nucléaire est en réalité très basse.
Nous disposons bien évidemment d'un retour d'expérience sur les EPR de Taishan, qui ont été les premiers à fonctionner. Trois constats généraux sont posés sur les EPR : premièrement, ces réacteurs sont exigeants à construire, parce que les exigences de sûreté sont très importantes. Je vous invite à visiter Flamanville, et nous serons heureux de vous y recevoir : nous mettons en service un objet industriel de très grande taille - l'alternateur de Flamanville 3 produit plus d'électricité que celle qui est consommée à Paris -, mais avec la précision de l'horlogerie suisse. En Chine, la centrale a été plus rapidement construite en partie grâce à de nombreuses équipes françaises présentes sur place, mais surtout parce que ces deux EPR ont été construits au milieu d'une série. Les entreprises du génie civil, les professionnels qui ont réalisé les montages de la centrale, avant de se rendre sur le chantier de Taishan, participaient à d'autres chantiers de centrales nucléaires. Les Chinois ont construit ces réacteurs à l'intérieur du cadre de leur trajectoire industrielle. On peut d'ailleurs le dire à la gloire de la France : ils mettent annuellement en service un peu moins que ce que nous mettions en service dans les années 1980 ! En revanche, ils ont prévu de construire bien plus de réacteurs que nous...
Deuxième constat : ces réacteurs sont difficiles à construire, mais une fois mis en service, ils fonctionnent immédiatement. Dès sa première année de production, Taishan 1 a été le réacteur qui a produit le plus d'électricité au monde.
Enfin, un point du retour d'expérience concerne le fonctionnement du coeur nucléaire. Nous avons dû arrêter Taishan 1 à l'été 2021, parce que nous avions remarqué, au niveau des assemblages combustibles, que quelques crayons combustibles s'étaient mis à fuir dans la cuve. Or tout l'uranium doit rester dans la gaine du crayon combustible, et ne doit pas partir dans l'eau. Ces fuites étaient dues au fait que ces crayons avaient été agressés. En bas de ces assemblages, de petits ressorts courbes, qui ressemblent aux suspensions des vieilles limousines américaines, tiennent les crayons qui contiennent l'uranium. Ces ressorts s'étaient corrodés, quelques-uns s'étaient cassés et avaient endommagé le crayon combustible. À nouveau, il s'agissait d'un phénomène de corrosion sous contrainte, dû à un traitement thermique inadapté. Nous avons corrigé cela, et la correction que nous avons réalisée a réglé ce problème. L'ASN nous a confirmé qu'en faisant la même correction à Flamanville, on pouvait démarrer le réacteur. La question des crayons et des assemblages combustibles est donc réglée.
Nous avons un deuxième sujet à régler au niveau des flux hydrauliques. L'EPR fonctionne ainsi : l'eau qui circule dans la cuve entre par le haut de celle-ci, descend le long de ses parois autour d'un objet qui tient tous les assemblages combustibles, fait demi-tour en bas de la cuve, et remonte dans les assemblages combustibles. Il faut s'en rendre compte : à 330 degrés, avec une pression de 155 bars, l'eau remonte à 7 mètres par seconde dans les assemblages combustibles. C'est une belle cocotte-minute ! Des détails expliquent qu'il y ait de petites vibrations dans les assemblages combustibles, mais cela ne pose aucun problème de sûreté. Mais à l'endroit où l'eau fait demi-tour, en fond de cuve, il est possible d'optimiser son flux. Nous le ferons, mais l'ASN est d'accord avec nous pour considérer que ce sujet doit être traité non tout de suite, mais au long de la durée de vie de l'installation. Le problème de Taishan est donc nominal, et le coeur du réacteur est maintenant validé.
Les niveaux de sûreté sont fondamentalement les mêmes pour les EPR 1 et les EPR 2. Sur l'EPR 1, pendant que le réacteur fonctionnait, un système de sûreté supplémentaire permettait d'effectuer la maintenance des autres systèmes de sûreté. Nous avons estimé que, compte tenu des pratiques de maintenance en France, il valait mieux économiser sur ce poste, et faire un peu moins de maintenance en marche sur les EPR 2. C'est un compromis économique : nous avons un système de sûreté de moins que dans les EPR 1, mais ce système servait à réaliser de la maintenance en service, que nous ne ferons pas sur les EPR 2.
Les niveaux de modulation prévus sont analogues, et correspondent à ceux du parc existant. Pendant les études de conception, nous avons fait un exercice un peu différent, mais qui conduit au même résultat. Dans la France des années 2040, beaucoup d'électricité sera produite par le solaire et l'éolien, dans des quantités qui fluctueront au cours de la journée. Nous avons calculé la modulation de la puissance de l'EPR 2 afin qu'il compense en moyenne les fluctuations de production solaire et éolienne, et qu'il les absorbe. Nous avons dimensionné l'EPR 2 pour qu'il module en fonction des courbes de charge de solaire et d'éolien plutôt que s'adapter à la consommation. En définitive, il a à peu près les mêmes caractéristiques de modulation que les réacteurs du parc existant.
C'est très performant : on peut descendre la puissance d'un EPR 2 de 1 700 mégawatts jusqu'à 300 ou 250 mégawatts tout en le maintenant en service, puis remonter, en une heure à peine. Nous sommes les seuls à savoir le faire. Nous le faisons parce que nous avons 75 % de notre mix électrique qui est nucléaire ; les centrales de ceux qui n'ont que 10 % d'énergie nucléaire fonctionnent toujours au maximum de leur puissance.
M. Franck Montaugé, président. - Au sujet de la modulation, est-il à terme envisageable que les nouvelles technologies nucléaires permettent de répondre à la pointe sur l'ensemble de la production nationale, et qu'un jour la centrale marginale soit une centrale nucléaire de type SMR ou AMR ?
M. Xavier Ursat. - Je ne vous répondrai pas non : nous ne savons pas de quoi l'avenir sera fait. Toutefois, ces installations ne sont pas conçues en ce sens. Elles sont conçues pour fonctionner un grand nombre d'heures dans l'année, avec des fluctuations éventuelles de leur puissance. Elles ne sont pas conçues pour démarrer uniquement aux moments extrêmes de l'année. Je ne m'engage pas sur les AMR : cela dépendra de leur technologie...
M. Joël Barre. - Nous n'en sommes pas là !
M. Xavier Ursat. - En effet. Il n'est tout de même jamais très bon de démarrer et d'arrêter une réaction nucléaire. Baisser et remonter la puissance qu'elle produit est déjà complexe. Lorsque l'on charge un réacteur, son cycle de fonctionnement dure 12 mois, ou 18 mois pour les EPR. Comme moduler la puissance dégrade plus rapidement le rendement de la réaction nucléaire, il est plus aisé de moduler en début qu'en fin de cycle. Pour le moment, il n'est pas évident d'envisager un arrêt massif de ces réacteurs.
Concernant la mise en service de Civaux 2 et le début de la construction de Flamanville, je suis d'accord avec vous, M. Salmon, les chiffres sont trompeurs. Pour réaliser un aménagement nucléaire, il y a trois grandes phases. La première, c'est celle du génie civil, avec le béton. Le planning dépend alors de la construction des bâtiments, en particulier celui de l'îlot nucléaire. La deuxième phase, c'est celle du remplissage des bâtiments, de l'installation des équipements, des tuyaux et des câbles. C'est cette phase qui est la plus sensible et que nous devrons le plus industrialiser lorsque nous construirons en série. Avec les EPR que nous avons construits, nous sommes en bonne position pour la phase de génie civil. À Hinkley Point, l'essentiel du retard du génie civil est lié au covid, qui a directement allongé les délais : le confinement a été déclaré au Royaume-Uni alors qu'il y avait 5 000 personnes sur le chantier de génie civil. Le gros enjeu qui nous attend lors de cette deuxième phase, c'est celui d'arriver à coordonner des corps de métiers extrêmement différents - des mécaniciens, des électriciens. Enfin, la troisième phase est la mise en service, la réalisation des essais et la montée en puissance.
Ces trois phases font appel à des compétences très différentes. En phase de montage, moins de personnes travaillant dans le génie civil sont disponibles, en phase d'essai, les autres corps de métiers ne sont plus disponibles. Il faut donc comparer non le début et la fin de la construction de chaque centrale, mais les mêmes phases. Alors, il n'y a plus cinq ans d'écart entre la fin de Civaux et le début de Flamanville, mais il y a seize ans. C'est pour cela que je parlais d'un effet générationnel, et qu'il faut enchaîner les chantiers.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Nous vous enverrons des questionnaires pour obtenir certaines informations complémentaires par écrit. Il serait bon que vous nous fournissiez vos perspectives à 40 ans, à 60 ans et à 80 ans.
M. Joël Barre. - Monsieur le rapporteur, conformément à la loi relative à l'accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires, nous remettrons au Parlement un rapport en mars prochain. Nous tenterons dans ce rapport d'apporter les réponses complémentaires que vous venez de poser.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Ce que l'on souhaite, c'est la transparence.
M. Franck Montaugé, président. - Nous vous remercions de cet échange.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 16 h 20.
Fonctionnement des marchés de l'électricité - Audition de MM. Dominique Bureau, délégué général du Conseil économique pour le développement durable (CEDD), Dominique Jamme, directeur général de la Commission de régulation de l'énergie (CRE), Philippe Vassilopoulos, directeur Développement de produits d'EPEX SPOT
M. Franck Montaugé, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de M. Dominique Bureau, délégué général du Conseil économique pour le développement durable (CEDD), de M. Dominique Jamme, directeur général de la Commission de régulation de l'énergie (CRE) et de M. Philippe Vassilopoulos, directeur Développement de produits d'EPEX SPOT.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Philippe Vassilopoulos M. Dominique Bureau et M. Dominique Jamme prêtent serment.
M. Franck Montaugé, président. - Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts.
Le Sénat a constitué, le 18 janvier dernier, cette commission d'enquête portant sur la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050.
Nos travaux sont centrés sur le présent et l'avenir du système électrique : est-il en capacité de faire face à la demande, d'offrir aux particuliers et à nos entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont ses perspectives de développement ?
L'objet de la table ronde d'aujourd'hui est de mieux comprendre les spécificités des marchés de l'électricité. Nous avons commencé à y travailler lors d'une première audition le 31 janvier dernier et nous voulons approfondir ce sujet, en particulier sur trois axes.
Quelle est l'utilité réelle de ce marché qui semble avoir du mal notamment à délivrer les bons signaux en termes d'investissements de long terme ? S'agit-il d'ailleurs d'un vrai marché ou d'un marché artificiel créé par les pouvoirs publics ?
Pourquoi rester sur le principe du coût marginal, alors que chacun s'aperçoit que cela ne correspond pas au vrai coût de l'énergie électrique produite en France et expose particuliers et entreprises à des à-coups de prix très préjudiciables ?
Pourquoi conserver une régulation ARENH ou post ARENH, alors même qu'elle bénéficie à des traders qui n'ont pas fait l'effort de se doter de capacités de production électrique ?
Nous vous proposons de dérouler cette audition en quatre temps : vous présenterez successivement votre travail et vos réflexions lors d'une présentation liminaire d'une dizaine de minutes. Vos présentations seront suivies d'un temps d'échanges avec notre rapporteur ainsi qu'avec les autres membres de la commission et vous pourrez éventuellement revenir sur les propos des autres participants. Nous pourrons terminer par une dernière série de questions-réponses. Avant de la donner à M. Jamme, je laisse la parole à M. le rapporteur.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - J'insiste à mon tour sur la limitation à dix minutes de vos exposés introductifs pour que cette audition sous forme de table ronde puisse laisser suffisamment de temps à la séquence de questions-réponses.
Je partage les questionnements que vient de formuler le président, en particulier sur le coût marginal et l'intérêt du marché de l'électricité. Je vous demanderai s'il y a eu des évaluations de la création de ce marché eu égard, notamment, à l'intérêt des consommateurs : quel bilan peut-on tirer de ce marché ? Est-il bien adapté et n'a-t-il pas une dimension un peu artificielle ? L'ARENH (Accès Régulé à l'Électricité Nucléaire Historique) doit-il être maintenu ? Ce dispositif doit se terminer fin 2025 et, en pratique, que fait-on d'ici là ? J'avais également le sentiment que l'objectif de la création d'un marché de l'électricité était plus de mettre en concurrence les producteurs d'électricité que les distributeurs. Or on a l'impression aujourd'hui que ce sont surtout les distributeurs qui sont mis en concurrence et très peu les producteurs.
M. Dominique Jamme, directeur général de la Commission de régulation de l'énergie (CRE). - Je vous remercie pour cette audition. En tant qu'autorité administrative indépendante, la Commission de la régulation de l'énergie est toujours à la disposition de la représentation nationale pour éclairer ses travaux. Quelques mots pour rappeler les missions de la CRE : elle a été créée en 2000, essentiellement par des transpositions de directives européennes prévoyant que chaque État membre comprend une autorité indépendante de régulation. Nous disposons de 160 collaborateurs et exerçons trois grandes missions. La première est de s'assurer du bon fonctionnement concurrentiel des marchés de l'électricité et du gaz qui couvrent, d'une part, le marché de détail - c'est-à-dire l'aval entre le ou les fournisseurs et les consommateurs - et, d'autre part, le marché de gros, l'amont, où s'achètent et se vendent les volumes d'énergie, notamment entre les producteurs et les fournisseurs ainsi que les gros consommateurs industriels qui se fournissent directement sur ce marché. La deuxième mission de la CRE est de réguler les réseaux, puisque dans ces marchés interviennent des réseaux qui sont des monopoles naturels comme le Réseau de transport d'électricité (RTE) ou le réseau de distribution d'électricité - le plus gros distributeur étant Enedis. S'y ajoutent les entreprises locales de distribution qui possèdent des réseaux de distribution d'électricité locaux. Réguler les réseaux signifie s'assurer de la qualité de leur service, fixer le tarif d'utilisation des réseaux et garantir un accès non discriminatoire ; je précise qu'à travers la fixation des tarifs, il s'agit bien entendu de maîtriser des dépenses qui se répercutent ensuite sur la facture des consommateurs. Troisième mission : la CRE, dans le cadre de la politique énergétique nationale, accompagne la transition énergétique, notamment dans le développement des énergies renouvelables électriques ou gazières - avec le biométhane - en donnant des avis sur les textes prévoyant d'allouer des soutiens publics aux énergies renouvelables et en instruisant les appels d'offres pour les installations les plus importantes - principalement solaires et d'éolien en mer ou terrestre.
Vous avez souhaité auditionner la CRE sur le thème de la fixation des prix de l'électricité, de manière générale, et du fonctionnement du marché. Comme nous serons également représentés à votre prochaine table ronde consacrée aux réseaux, je vais me concentrer sur la question des marchés en commençant par le marché de gros dont la première caractéristique est d'être un marché intégré européen de l'électricité : sa réalité physique sous-jacente réside dans le fait que l'ensemble de l'Europe est très interconnecté et maillé par des réseaux de transport de l'électricité - ce n'est donc pas une création à partir de rien. Je souligne que ce marché intégré permet l'optimisation à l'échelle européenne de tous les moyens de production et de consommation : l'intervention d'EPEX-SPOT précisera en détail comment fonctionne cette importante caractéristique ainsi que les avantages qu'elle présente. S'agissant du mécanisme du coût marginal, j'insiste également, à ce stade, sur l'importance de garder en mémoire qu'il se rattache au fonctionnement classique des marché de « commodités » - ce terme désignant des choses ayant la même valeur ; il en va ainsi, par exemple, des molécules de gaz qui, d'où qu'elles viennent, sont identiques. La différence est qu'à un moment donné, pour satisfaire la demande, on empile, dans le réseau, des kWh d'électricité parfaitement interchangeables - qu'ils soient produits avec du nucléaire, des renouvelables, du gaz, du charbon ou de l'hydraulique : pour équilibrer l'offre et la demande, il faut bien payer le dernier kWh produit ; telle est la logique du coût marginal. Il s'agit d'un principe qui s'applique normalement à l'économie des commodités et non pas d'une invention technocratique en provenance de Bruxelles ou d'ailleurs - pour autant je n'affirme que tout est parfait quand on l'applique à l'électricité...
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Sauf qu'on a l'impression que le coût marginal s'applique très largement. Je sais bien que le coût marginal ne concerne que le surplus situé en haut de la pile : on peut le comprendre, mais on a l'impression qu'il s'étend à tout le reste et cela soulève des interrogations.
M. Dominique Jamme, directeur général de la Commission de régulation de l'énergie (CRE). - Le principe est qu'au terme de la logique d'empilement des quantités d'électricité, le prix marginal est appliqué à tout le secteur de l'énergie : de manière analogue, s'agissant du pétrole, on sait bien que le coût de production du baril est de 10 dollars dans certains champs pétrolifères en Arabie Saoudite mais si le pétrole vaut 80 dollars sur le marché mondial, c'est ce dernier prix qui s'applique ; le coût marginal est ainsi un principe contre lequel il est difficile d'aller. Le système dont nous parlons a des défauts mais il répond tout de même à des principes d'économie et, surtout, il permet d'optimiser l'ensemble des besoins. Vous avez, en particulier, un couplage entre les interconnexions liant les différents pays et les moyens de production d'électricité disponibles permettant, par exemple, l'effacement de la consommation. De plus, l'ensemble du système est optimisé en temps réel.
Pour en venir à un point délicat, je n'ai pas connaissance d'analyse globale permettant de dire ce qui aurait pu se passer si, depuis 20 ans, on était resté dans une logique de monopole car il est en réalité très difficile de réécrire l'histoire. Je ne peux donc pas m'appuyer sur de telles études pour affirmer que le système actuel est « fantastique » mais, globalement, nous considérons qu'il fonctionne de façon très efficace et qu'il a rendu des services importants, y compris pendant la crise au cours de laquelle on a manqué d'électricité, notamment en France : ainsi, en 2022, il a été très important de pouvoir mobiliser très fortement les interconnexions et les importations.
M. Franck Montaugé, président. - Je fais observer que les interconnexions existaient avant la création du marché de l'électricité : dans la même situation de crise, on aurait pu importer pour faire face à nos difficultés d'approvisionnement.
M. Dominique Jamme, directeur général de la Commission de régulation de l'énergie (CRE). - Vous avez entièrement raison, mais la question est de savoir si on aurait pu importer de façon aussi efficace, et ici la réponse est très clairement non. En effet, l'optimisation de l'ensemble des systèmes électriques apporte vraiment une valeur ajoutée qui se chiffre à l'échelle européenne en milliards d'euros par an. Il faut également rappeler que la France, dans ce système, est, en règle générale, exportatrice et nous sommes redevenus exportateurs à hauteur de 50 TWh en 2023, 2022 ayant été la première année depuis longtemps où la France a été importatrice en raison de nos difficultés liées à la production nationale d'électricité. Je précise que même pendant les années où la France est exportatrice nette, elle exporte de l'électricité la majeure partie du temps mais en importe - ce qui n'empêche pas de dire que cela fonctionnerait aussi sans le marché - à la pointe de froid, tous les hivers, car notre pays dispose finalement de peu d'installations de pointe au gaz, au fioul, ou antérieurement au charbon ; cela nous conduit à importer de l'électricité d'autres pays excédentaires pendant l'hiver et, le reste de l'année, c'est au contraire notre parc nucléaire et nos renouvelables comme l'hydroélectricité qui nous permettent d'exporter largement.
Ce système, dont j'ai décrit le fonctionnement dans ses grandes lignes depuis 2000, a été optimisé au fur et à mesure pour atteindre un niveau très important de sophistication et, selon nous, d'efficacité. Depuis deux ans, ce système a vécu une crise absolument exceptionnelle et je souhaite vraiment faire passer le message sur son caractère singulier. On espère bien ne jamais revivre une crise pareille au cours de laquelle le principal fournisseur de gaz européen qui était disponible depuis 50 ans a fait défaut, avec des exportations qui ont chuté de 80 % vers l'Europe et de 100 % vers la France dont l'approvisionnement en gaz russe a cessé. En parallèle, on a subi une crise de l'outil de production nucléaire sans précédent. Alors que la production était déjà un peu en baisse parce que le parc vieillit - 360 TWh en 2021 - elle a chuté à 280 TWh en 2022. Ces deux crises simultanées constituent un événement qui n'arrive qu'une fois par siècle voire par millénaire.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - On l'espère.
M. Dominique Jamme. - Il s'est produit une fois et tout peut se reproduire mais cette crise était vraiment exceptionnelle. On en est finalement sortis assez rapidement : les prix du gaz sont revenus à un niveau encore un peu au-dessus de ce qu'ils étaient avant la crise mais ce niveau est tout à fait raisonnable et a déjà été observé par le passé ; il en va de même pour les prix de gros de l'électricité qui ont connu une évolution analogue.
Par conséquent, pendant la crise, le marché a joué le rôle qu'on attend de lui, à savoir fixer le prix à un niveau qui assure l'équilibre offre-demande. En effet, je rappelle qu'une rupture d'approvisionnement en électricité, c'est un drame pour l'économie d'un pays. Les fameuses coupures tournantes, dont on a tous eu très peur à l'hiver 2022-23, auraient provoqué des disruptions majeures en France comme dans tous les autres pays. Pour ne pas arriver à une telle extrémité, les prix de l'électricité et du gaz ont monté jusqu'au niveau où toutes les sources de production se sont mises à produire, y compris les vieux moyens qui étaient à l'arrêt et qui ont été réactivés parce que le prix était rentable ; on a également davantage eu recours à l'effacement. Inversement, - il y a du bon et du mauvais - la consommation a diminué et, en particulier, la Commission européenne a adopté un règlement fixant un objectif de réduction de 15 % de la consommation de gaz dans tous les États membres : cet objectif a été atteint. Certes, il y a eu beaucoup d'incitations à la sobriété dans les messages des pouvoirs publics mais le signal prix explique également la baisse de la consommation. Tout n'a pas été parfait mais le marché de court terme a fonctionné comme prévu, au prix, cependant, d'une flambée des factures insupportable pour les entreprises et les particuliers à laquelle se sont ajoutées des interventions publiques extrêmement coûteuses pour ramener les prix à des niveaux acceptables. Cela montre que notre marché intérieur ainsi que l'Union européenne, de manière générale, n'étaient pas prêts à faire face à une telle crise. Il a donc été décidé de réformer ce marché et l'accord européen qui est intervenu nous semble positif : il en conserve les fondements économiques que nous estimons efficaces et introduit une dimension de long terme et de stabilisation des prix en cas de crise.
M. Franck Montaugé, président. - À quel dispositif faites-vous allusion en mentionnant les mesures nouvelles retenues pour stabiliser un peu plus le marché ?
M. Dominique Jamme. - Je fais référence au texte de l'accord sur la réforme du marché européen de l'électricité auquel le trilogue européen est parvenu en décembre dernier et dont le principe va ensuite être décliné au terme de son processus d'adoption : il prévoit notamment des dispositifs permettant aux États membres d'intervenir pour favoriser la signature de contrats de long terme et l'établissement de signaux de prix de long terme. Différents types de contrats et de dispositifs sont prévus et il est important, notamment pour la France, de mentionner la possibilité, en cas de besoin et si les parties le jugent nécessaire, de signer ce qu'on appelle un contrat pour différence (CfD) pour le renouvelable - le système existant étant pérennisé - mais aussi pour le parc nucléaire existant.
Le dernier point très important que je souhaite aborder concerne le marché de détail qui se situe dans l'architecture générale suivante : la concurrence, que je viens d'évoquer, porte sur l'amont, il y a les réseaux au milieu, et enfin l'aval dans lequel tous les consommateurs ont le choix de leur fournisseur. Je souhaite ici faire référence au rapport de la CRE, publié en novembre 2023, sur le fonctionnement du marché de détail pendant les années 2020 à 2022 qui couvrent la crise Covid et celle des prix de l'énergie. Notre conclusion est là aussi que le marché a fonctionné comme prévu à 95-99 %, c'est-à-dire que les fournisseurs ont joué leur rôle : ils ont, dans leur immense majorité, transmis la valeur de l'ARENH, les aides de l'État et les boucliers aux consommateurs. Nous constatons également qu'un nombre important de consommateurs a été protégé par des contrats à moyen terme - deux ou trois ans - à prix fixe. La plupart des fournisseurs ont honoré ces contrats et les clients concernés n'ont pas eu à bénéficier du bouclier conformément au fonctionnement normal du marché. À côté de ces points positifs, plusieurs dysfonctionnements ont été constatés : la CRE en a tiré les leçons en faisant des propositions au Gouvernement pour prendre certaines mesures correctrices. Tout d'abord, certains fournisseurs n'étaient pas bien couverts et avaient vendu à leurs clients des quantités d'énergie à prix fixe qu'ils n'avaient pas acheté en amont : lorsque les prix ont flambé, certains ont donc fait faillite et d'autres ont répercuté les hausses aux clients, comme le permettaient malheureusement quelques clauses de contrats rédigées en petits caractères. Un tel procédé, même s'il n'a concerné que moins de 1 % des clients, est intolérable et ne doit absolument plus se reproduire. S'y ajoutent les difficultés avec l'ARENH que nous avons déjà évoquées : la CRE a ouvert des enquêtes visant les fournisseurs qui auraient eu des pratiques à notre avis anormales ; les PV sont finalisés et examinés par le Comité de Règlement des Différends et Sanctions (CoRDIS) de la CRE pour sanctions éventuelles. Nous avons également formulé des propositions pour l'avenir.
M. Dominique Bureau, délégué général du Conseil économique pour le développement durable (CEDD). - Merci beaucoup pour votre invitation. Je vous confirme que c'est en tant que co-rédacteur de la note du Conseil d'analyse économique de mars 2023 sur le triple défi de la réforme du marché européen de l'électricité que j'interviens ici, et non pas au titre du ministère de la Transition Écologique ainsi que de la commission consultative que j'y anime ; je vous prie également d'excuser Jean-Michel Glachant ainsi que Katheline Schubert qui sont à l'étranger actuellement.
En introduction, je rappellerai que cette note nous avait été demandée à l'hiver de 2022-2023, au moment où la question de la réforme du marché de l'électricité a émergé, pour essayer de tirer les leçons de l'expérience de 2022. Nous avons dégagé deux principaux enseignements. D'une part, la crise a révélé des fragilités et des chaînons manquants dans la construction du marché de l'électricité ; la réforme va sans doute les combler mais l'incomplétude du dispositif régulatoire est clairement apparue. Bien entendu, la crise a également révélé la dépendance de l'Europe aux énergies fossiles, la volatilité des prix de l'électricité qui sont très dépendants de celles-ci sur le marché de gros et aussi des problèmes de diversification d'approvisionnement. Au-delà, et ça a été un peu le coeur de notre réflexion, la crise a montré que contrairement à ce qu'on répétait depuis des années, la conciliation entre les trois objectifs de décarbonation, de sécurité d'approvisionnement et de prix abordables était beaucoup plus compliquée que ce qu'on imaginait. Pour expliquer cette complexité, le point de départ, c'est d'avoir, au-delà de la crise, une vision prospective dont l'élément clé est que pour décarboner l'économie, il faut principalement électrifier, ce qui explique, par exemple, que dans certains scénarios de RTE, on diminue de 35 % ou 40 % l'énergie consommée mais on augmente de 35 % ou 40 % l'électricité produite. Celle-ci est nécessaire pour décarboner les secteurs comme la mobilité, avec des véhicules électriques, ou le chauffage avec des pompes à chaleur. Or on constate que le marché européen est très loin d'être décarboné puisqu'on a encore 40 % d'énergies fossiles dans le bilan énergétique européen. Comme en témoigne le document qui apparait à l'écran, l'Europe a besoin d'électricité décarbonée pour réduire les émissions de gaz à effet de serre de son économie.
Le deuxième grand enseignement est que l'électricité européenne est essentiellement décarbonée par des sources intermittentes. Or on a également besoin de garanties de production : nous constatons donc que la sortie des énergies fossiles va nécessiter des investissements considérables, bien au-delà des efforts qui sont aujourd'hui engagés ; l'effort d'investissement sera d'autant plus élevé qu'on souhaite aussi assurer notre sécurité d'approvisionnement. Je fais ici observer que la situation actuelle est totalement différente de celle qui prévalait en 2000, au moment de la libéralisation du marché de l'électricité, où on était fondamentalement en surcapacité. Dans ce contexte, le marché de gros à court terme était suffisant pour réguler le marché puisqu'il n'y avait pas de problèmes d'orientation ou de financement des investissements. Aujourd'hui, on est dans un monde complètement différent où on a besoin de financer de nouveaux investissements pour changer la structure de notre parc de production d'énergie.
M. Franck Montaugé, président. - On retrouve ici les éléments fournis par l'étude de RTE (Réseau de transport d'électricité).
M. Dominique Bureau. - L'étude RTE est la traduction au niveau français des constats que nous établissons au niveau européen : c'est absolument structurant pour apprécier la manière de faire fonctionner le marché de l'électricité dans le nouveau contexte. Je dirai même peut-être - sans être le mieux placé pour le faire - que la situation au niveau européen est aujourd'hui encore pire que celle qui apparaissait dans l'étude RTE, mais le diagnostic qualitatif est bien celui des scénarios RTE.
Je mentionne un autre point qu'il est utile de prendre en compte car c'est la base de l'économie de l'électricité et des commodités. À court terme, et à un instant donné, on doit choisir de faire appel à des moyens de production très hétérogènes ; or, à différents moments, l'électricité peut être rare ou au contraire abondante. Comme les flux d'électricité ne sont pas stockables, on ne peut pas les transférer comme sur un marché de biens. Dans ce contexte, la notion de coût moyen de l'électricité ne veut souvent pas dire grand-chose car on compare les prix dans des situations très différentes : par exemple, à un instant donné, les éoliennes peuvent fournir de l'électricité à plein régime et de façon surabondante ; au contraire, dans d'autres situations, l'électricité devient très rare. Faire la moyenne des prix dans ces différents cas de figure revient en quelque sorte à faire la somme des prix des choux, des navets et des tomates pour calculer un coût moyen. En tous cas, le fait que l'électricité ne soit pas stockable a pour conséquence forte une très forte volatilité de son prix sur les marchés de gros : c'est ce à quoi on a été confronté pendant la crise. Il est nécessaire de limiter cette volatilité des prix car elle est doublement néfaste, pour la réalisation de l'investissement et parce qu'on ne peut pas laisser les consommateurs exposés à une variabilité extrême des prix de gros.
J'en viens aux obstacles à l'investissement décarboné qui, de façon générale, ne se fait pas spontanément, pour deux raisons. D'abord, il n'est pas suffisamment rentable parce que les économies d'émissions de carbone ne sont pas assez rémunérées ; il faut donc remédier à cette situation et un pas a été franchi dans ce sens puisque le secteur électrique fait partie du marché européen de l'ETS (Emissions Trading Schemes ou systèmes d'échange de quotas d'émissions - SEQE-UE). Quand il émet du CO2, le secteur électrique doit ainsi disposer de quotas carbone qu'il achète - supposons à 100 euros l'unité : inversement, en n'émettant pas une tonne de carbone, il économise 100 euros. Cependant, l'intérêt de cette décarbonation a longtemps été limité par le faible prix du carbone, trop peu incitatif pour que les opérateurs s'engagent dans la sortie des énergies fossiles. Cela explique rétrospectivement que l'économie et l'électricité européennes soient restées dépendantes des énergies fossiles, en dépit des subventions sur les énergies renouvelables.
Il faut également prendre en considération que ces investissements verts sont risqués pour des raisons technologiques et parce que le prix du carbone sur le marché ETS - qui, au fond, rémunère la décarbonation - est volatile. Par conséquent, un investisseur qui va financer un opérateur contribuant à décarboner l'électricité - à travers la prolongation de la durée de vie des centrales, la biomasse ou autres - va exiger des primes de risque très élevées pour accepter d'apporter des fonds, ce qui explique la faiblesse spontanée des investissements. Le problème majeur est aujourd'hui de se placer dans une perspective prenant en compte le besoin de recréer des surcapacités en énergie décarbonée, assorties de garanties d'approvisionnement. Dans ce contexte, le marché de gros reste irremplaçable car il sert à chaque instant, en fonction des besoins, à appeler par ordre de mérite des équipements qui sont hétérogènes - avec, par exemple des capacités en électricité fatale intermittente ou en nucléaire disponibles. Cet ordre de mérite évolue à chaque instant et le marché de gros fonctionne ainsi comme un mécanisme d'enchère permettant d'équilibrer l'offre et la demande en s'assurant que l'énergie est produite au moindre coût : quand on a de l'énergie qui ne coûte rien à produire, on ne va pas solliciter d'autres procédés beaucoup plus chers - comme l'hydraulique non déployée au fil de l'eau - sans en avoir absolument besoin. Pour avoir de l'électricité globalement pas chère, on a intérêt à minimiser le coût de production et c'est ce que « fabrique » le marché de gros en optimisant, à chaque instant, l'utilisation du parc disponible pour satisfaire une demande, elle-même extrêmement variable, en fonction des nuages ou autres. Le marché de gros joue également un rôle important pour financer l'investissement. Pour rentabiliser un investissement destiné à minimiser les coûts variables, il faut pouvoir dégager un profit sous forme de « rentes inframarginales » : à un instant donné, il s'agit de bénéficier de prix de vente très élevés en produisant de l'électricité avec des installations plus capitalistiques qui nécessitent une mobilisation de capitaux mais dont le fonctionnement minimise les coûts variables. De ce point de vue, et jusqu'à un certain point, le marché spot contribue aussi à financer les équipements de production d'énergie.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Vous indiquez que le marché est irremplaçable et qu'il favorise les investissements futurs ; encore faut-il avoir de la visibilité pour réaliser ces derniers et c'est précisément ce qui fait défaut ; telle est la faille que je perçois dans ce raisonnement.
M. Dominique Bureau. - Votre observation m'amène au coeur de notre rapport qui constate qu'on a besoin du dispositif actuel pour faire fonctionner le marché de l'électricité et qu'il concourt au financement des investissements. Cependant, il présente trois insuffisances. La première, liée à l'histoire de l'électricité et à la théorie de Marcel Boiteux, est qu'il faut faire payer les pointes. Or aucun responsable politique n'est prêt à laisser augmenter les prix de l'électricité, au moment de la super ou hyper pointe, au niveau qui serait nécessaire pour équilibrer l'offre et la demande, et ce d'autant moins qu'à très court terme, la demande est très inélastique car les consommateurs ne disposent de réelles possibilités d'effacement que s'ils les anticipent. Lors de la pointe, on ne peut donc pas fixer les prix au niveau qui serait nécessaire pour financer les investissements : c'est inhérent au secteur électrique et c'est ce que les anglo-saxons appellent la « missing money » pour désigner le cas où la tarification de gros est insuffisante. La tarification idéale que préconisait Marcel Boiteux permettrait de financer l'investissement ; cependant, avec les tarifications réelles qu'on est obligé de mettre en place, et comme vous le soulignez à juste titre, les marchés de gros n'y suffisent pas. On a donc besoin d'instruments complémentaires pour assurer le développement de l'investissement, avec des systèmes qui prévoient, par exemple, de rémunérer la puissance des installations ou dans lesquels on met des marchés de capacité. La deuxième difficulté est que pour rentabiliser les investissements en décarbonation justifiés par les objectifs climatiques, il faut que le prix du carbone soit suffisamment incitatif pour encourager les producteurs à diminuer leurs émissions au rythme que l'on souhaite. Tel n'est pas le cas et on constate un défaut de rentabilité des investissements de décarbonation. La troisième faiblesse, que j'ai déjà mentionnée, réside dans la volatilité et l'incertitude des prix futurs du carbone, ce qui conduit les investisseurs privés normalement constitués à exiger des primes de risque très élevés et complique le financement de ces investissements. J'ai également souligné le caractère inacceptable de la volatilité des prix de l'énergie pour le consommateur.
Le principal élément qui est mis en avant, c'est qu'il faut non pas supprimer mais compléter le marché de gros par des instruments qui vont notamment permettre d'améliorer la rentabilité et le financement des investissements décarbonés tout en apportant une garantie d'approvisionnement. Pour cela, il faut « dérisquer » ou sécuriser - par rapport aux anticipations de volatilité - les investissements, comme le fait déjà la politique industrielle pour la décarbonation de l'industrie qui soulève le même genre de problèmes. L'idée - qui est d'ores et déjà mise en oeuvre dans certains appels d'offre portant sur des renouvelables - consiste à mettre en place des mécanismes comportant un prix d'exercice : quand le prix de référence du carbone est très élevé, l'investissement se rentabilise lui-même sans aucun soutien ; a contrario, dans des situations où la demande est faible et fait baisser les prix, l'opérateur d'électricité qui craint de ne pas pouvoir financer son projet bénéficiera d'un complément de revenu pour lui assurer un niveau de rentabilité minimale et contenir le risque qu'il a pris dans des limites raisonnables. Soit c'est l'État - et donc le contribuable - qui finance cet accompagnement au titre de la régulation, soit cela peut se faire directement par des arrangements dans lesquels, par exemple, un industriel ayant besoin d'électricité pour développer un électrocatalyseur destiné à produire de l'hydrogène parvient à trouver des garanties d'équilibrage entre l'offre et la demande. En dehors de ces cas un peu particuliers, on a besoin plus génériquement de ce qu'on appelle le contrat pour différence précédemment défini.
Nous soulignons la complémentarité de ces instruments et l'importance de les mettre au point techniquement - le diable étant dans les détails - avec des designs efficaces. Par exemple, si on introduit des contrats de long terme, il faut également préserver l'efficacité du marché de gros en trouvant des solutions qui peuvent au demeurant être assez simples : on peut ainsi prévoir que la garantie s'exerce sur un volume prédéfini de manière à ce que les acteurs restent pleinement insérés sur le marché de gros. De même, un contrat à long terme portant sur une durée excessive avec un prix trop favorable constituerait une barrière à l'entrée : il faut, dans un tel cas, que le régulateur exerce sa surveillance et procède aux arbitrages nécessaires pour que ces contrats à long terme soient compatibles avec la concurrence et avec les incitations à l'efficacité dans l'utilisation du parc.
Avant d'en terminer, je précise qu'on ne choisit pas les opérateurs : ce qui est souhaitable, c'est de les encourager à investir et, pour ce faire, on a besoin des mécanismes que j'ai évoqués. De même, pour ne pas laisser les consommateurs exposés à une volatilité des prix excessive, il faut aussi développer, dans les contrats de détail, des instruments leur permettant de se protéger.
M. Philippe Vassilopoulos, directeur Développement de produits d'EPEX SPOT. - Je vous remercie d'auditionner Epex Spot qui est la European Power Exchange, la bourse de l'électricité pan-européenne. Nous ne sommes pas négociateurs d'électricité : nous n'en achetons pas ni n'en vendons ; nous organisons la confrontation la plus large possible entre l'offre et la demande et c'est notre métier au quotidien. Tous les jours, on réalise une enchère dite « day-ahead » - la veille pour le lendemain - qui permet la confrontation entre acheteurs et vendeurs sur une zone de prix donnée, en France, en Allemagne, en Autriche, en Suisse et dans pratiquement la quasi-totalité des marchés européens. L'objectif de cette enchère, où les principaux volumes vont se retrouver, est bien entendu de définir un prix qui joue un rôle fondamental car il va permettre à des installations à travers toute l'Europe de démarrer ou de s'arrêter au bon moment. Ce prix de l'électricité - ce signal prix - permet à tous les acteurs - opérateurs de centrales et consommateurs - de savoir à quel moment il faut consommer l'électricité ou en produire avec leurs outils de production ou leurs unités de consommation. Je souligne l'importance, d'un point de vue national, de ce premier rôle de confrontation la plus large et la plus démocratique possible entre l'offre et la demande.
Le deuxième rôle fondamental est l'optimisation des interconnexions : il permet, à travers ce qu'on appelle le mécanisme de couplage des marchés, d'optimiser les capacités d'interconnexion et donc les capacités transfrontalières entre les différents pays européens. C'est un élément très important car il permet de mutualiser efficacement les mix de production à travers les différents pays européens. J'illustrerai ce propos en vous donnant quelques exemples. L'une des caractéristiques du système électrique français étant d'être très thermosensible - en raison de l'utilisation du chauffage électrique - la bourse de l'électricité permet notamment à la France, en période de très forte consommation, quand les températures y sont très basses, d'importer et de pratiquement saturer ses interconnexions à l'importation - autour de 14 000 MW en termes de capacité d'import. Cela permet aussi à la France d'importer de l'électricité à faible coût pendant les périodes de très forte production éolienne ou solaire dans les pays voisins, lorsque les prix y sont bas. Ce mécanisme facilite aussi l'exportation de nos surplus nucléaires quand nos voisins produisent à des prix plus élevés que les prix français. Il est important de mettre en évidence que ce calcul est purement économique puisque la bourse reçoit tous les matins l'ensemble des carnets d'ordre alimentés par des centaines d'acteurs qui opèrent sur le marché électrique européen et nous agrégeons ces carnets d'ordre en une courbe d'offre et une courbe de demande : c'est l'intersection entre ces deux courbes qui définit le prix de façon purement mécanique, par un calcul de préséance économique, permettant de satisfaire la demande dans une zone donnée, à moindre coût, tout en prenant en compte les opportunités d'échange aux frontières à travers les interconnexions. Tel est le double rôle que remplit la bourse de l'électricité au quotidien.
Depuis l'arrivée des énergies fatales ou intermittentes - comme l'éolien et le solaire - nous avons un autre rôle qui est de permettre au système électrique de s'équilibrer le plus finement possible en devançant le temps réel. Avec les énergies intermittentes, c'est un enjeu considérable parce que les variations de production peuvent être assez importantes d'une heure à l'autre - dans l'éolien ou le solaire, à la hausse comme à la baisse - et elles nécessitent de la part des acteurs, consommateurs ou producteurs, de pouvoir réagir face à un signal prix afin de rééquilibrer le système électrique avant que le gestionnaire de réseau de transport prenne la main à travers le mécanisme d'ajustement pour s'assurer in fine que l'équilibre offre-demande sera en pratique préservé.
Ce rôle de la bourse de l'électricité qui est de plus en plus important avec l'arrivée des énergies renouvelables va le devenir encore davantage en raison du contexte actuel qui est le suivant : on s'est privé d'une artère qui permettait d'importer du gaz en Europe et on devient de plus en plus dépendants du gaz naturel liquéfié (LNG ou GNL) qu'on fait venir de l'autre bout du monde. Ces apports de LNG rendent l'Europe plus sensible aux variations météorologiques et il faut combattre l'incertitude : va-t-on avoir assez de vent ou d'ensoleillement sur une année donnée pour couvrir une partie de la demande avec de l'éolien ou des panneaux photovoltaïques ? Et surtout, s'il fait extrêmement froid en Europe, a-t-on assez de gaz pour satisfaire la demande de pointe ? On constate donc une sensibilité accrue du marché européen depuis la crise énergétique - encore en cours, d'une certaine manière, en raison de l'impossibilité d'importer du gaz russe à travers Nord Stream - qui exige une grande réactivité des acteurs avec la capacité de pouvoir démarrer ou arrêter des unités en fonction des besoins. On se retrouve dans des situations où on risque d'avoir trop de gaz parce que les cargos de LNG sont bloqués dans les ports et que la consommation, finalement plus basse que prévu, ne permet pas d'évacuer ce gaz. Inversement, on pourra en manquer en cas de phase hivernale extrêmement rigoureuse qui peut se traduire par une très forte diminution des stocks de gaz : le palliatif consistera alors soit à faire venir plus de cargos LNG - qui, le cas échéant, auraient pu alimenter l'Asie - soit à activer d'autres moyens de production d'énergie. De plus, cette crise a été exacerbée par les problèmes de corrosion sous contrainte qui ont handicapé l'outil de production nucléaire l'année dernière. Comme cela a été évoqué, on a subi une combinaison de trois facteurs défavorables avec, d'abord, un niveau d'hydroélectricité faible en Europe liée à une période de sécheresse assez particulière pendant l'année écoulée, ensuite, une partie du mix électrique hors d'usage avec les difficultés du parc nucléaire français dont pratiquement la moitié des centrales était à l'arrêt et, enfin avec une situation très tendue sur le marché gazier générant des prix extrêmement élevés ainsi qu'une augmentation des coûts de production de l'électricité à partir des centrales à gaz - notamment les centrales à cycle combiné - qui ont eu l'impact haussier que l'on connait sur les marchés de l'électricité.
Dans cette phase où l'Europe va devenir plus sensible aux variations météorologiques, il est très important de pouvoir compter le plus possible sur les pays voisins et de faire jouer la solidarité européenne. C'est ce qui s'est passé au plus fort de la crise : tous les pays européens ont joué le jeu en maintenant les exportations dans la mesure du possible. Cela a permis à la France d'importer de l'électricité et d'éviter des rationnements ou des coupures tournantes. Aujourd'hui, la situation évolue dans l'autre sens parce que grâce à la disponibilité du nucléaire qui s'améliore, la France est capable d'augmenter ses exportations vers les pays voisins.
Un dernier mot pour souligner que, dans cette logique, le rôle des marchés est fondamental, mais pour que ceux-ci puissent jouer leur rôle, il faut qu'ils soient liquides et telle est la caractéristique principale du marché de gros. Plus il est liquide, plus cela signifie que la participation est large, que les volumes sont importants et que la fiabilité du prix est forte : en préservant la liquidité du marché, on préserve la confiance dans les processus de formation des prix. Ces mécanismes permettent également de limiter les primes de risque qu'on a pu observer en France au plus haut de la crise. Si on veut que demain les marchés jouent pleinement leur rôle, il faut leur permettre de se développer et d'être les plus liquides possibles : c'est la meilleure garantie pour que le prix s'établisse à son juste niveau et que la concurrence puisse s'exprimer au maximum. Il est important de prendre en compte cet élément dans les politiques publiques de demain afin de développer des marchés qui permettent la résilience et la solidarité entre les pays européens.
M. Franck Montaugé, président. - Quelles sont vos suggestions ?
M. Philippe Vassilopoulos. - Par exemple, l'idée de remplacer l'ARENH par un autre mécanisme qui favoriserait une liquidité accrue sur les marchés va dans le bon sens.
M. Franck Montaugé, président. - Pouvez-vous préciser concrètement votre propos ?
M. Philippe Vassilopoulos. - Je fais allusion au mécanisme qui a été décrit précédemment par Dominique Jamme : l'idée de plafonner les prix pour protéger le consommateur est bonne mais il faut qu'elle soit mise en oeuvre à travers le marché, sur la base de références de prix de marché et non pas sur des références ad hoc. Ainsi, on pourra en même temps permettre au marché français d'augmenter sa volumétrie et sa liquidité, de prendre sa place centrale sur le marché européen tout en préservant l'intérêt des producteurs et des consommateurs.
M. Franck Montaugé, président. - Je ne comprends pas bien : doit-on dès lors faire abstraction des caractéristiques, par exemple, du parc nucléaire français ?
M. Philippe Vassilopoulos. - Pas du tout ...
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je ne comprends pas bien non plus.
M. Philippe Vassilopoulos. - Il s'agit simplement d'utiliser des références de prix de marché...
M. Franck Montaugé, président. - Le marché, c'est le marché mais il y a aussi la réalité industrielle.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - De quelles références parle-t-on : de celles d'il y a trois mois ?
M. Philippe Vassilopoulos. - Prendre des références de prix à terme, par exemple, permettrait aussi de développer la liquidité sur les marchés à terme. On souhaite souvent plus de visibilité mais avant d'en avoir à une échéance de 10 ans, il faudra nécessairement créer de la visibilité à 3 ou 4 ans, par exemple, en compensant les écarts par rapport au prix de marché. Ainsi quand on parle aujourd'hui d'un prix de 70 euros du MWh, à quelle logique correspond ce montant ? La réponse est que la réalité sur les marchés s'établit par référence au prix de gros de l'électricité.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je vous remercie tout en avouant que la dernière intervention me laisse un peu dubitatif. Vous souhaitez plus de liquidité des marchés en l'élargissant mais je ne vois pas bien à qui, à quoi et dans quels volumes ? J'avais parfaitement compris que les marchés permettent effectivement d'échanger des offres et des demandes. Quant à la solidarité européenne, elle existait avant le marché de l'électricité. Cela rejoint d'ailleurs une de mes questions : faut-il renforcer ces réseaux qui coûtent très cher et quel est ici l'intérêt de la France car je suis européen mais je commence par raisonner en tant que Français. Il faut tenir compte du fait que notre pays est plutôt structurellement exportateur, sauf pendant l'année 2022 dont on espère qu'elle sera exceptionnelle - rien n'est d'ailleurs absolument certain car la géopolitique actuelle recèle certains risques de secousses et de variations. Si on cherche à servir le consommateur et la compétitivité de notre pays, il faut qu'on bénéficie du prix le plus bas : est-ce le marché qui détermine le prix le plus bas ? Je n'en sais rien : peut-être, mais c'est à vous de nous le démontrer ainsi que l'intérêt de renforcer les réseaux d'échanges. En effet, aujourd'hui, ne perd-t-on pas beaucoup d'électricité que l'on n'arrive pas à vendre à certains moments ? C'est cette question qui m'intéresse car je me dis qu'on est structurellement exportateur mais si, à un moment donné, on produit de l'électricité qu'on n'arrive pas à vendre et pour laquelle, en cas de prix négatifs, on est même obligés de payer pour la vendre, je trouve cela très dommageable, sachant que la production nécessite des investissements colossaux.
Au niveau européen, quels sont les pays structurellement importateurs et acheteurs de nos exportations ? Vont-ils le rester ? Votre connaissance du marché vous donne-t-elle une vision de ces flux qui permette de nous orienter dans les choix qu'il serait opportun de faire au niveau français puisque nous travaillons à éclairer les décisions à prendre dans les 10, 15 ou 25 années à venir.
J'ai entendu les propos de M. Jamme qui a constaté l'absence d'évaluation de la mise en place du marché de l'électricité en convenant que cela aurait pu être utile. Je respecte parfaitement votre point de vue mais j'aimerais bien savoir pourquoi on ne fait pas d'étude précise pour évaluer l'impact du marché sur la situation du consommateur, les apports du marché par rapport à la situation précédente et éventuellement sur les inconvénients auxquels il nous a permis d'échapper. Je regrette qu'on ne dispose pas de ces éléments et, visiblement, personne ne s'est attelé à cette tâche.
M. Dominique Jamme. - Sur ce dernier point, il est bien sûr regrettable qu'on n'ait pas le bilan d'ensemble que vous souhaitez. Cependant, le marché est ouvert depuis 2000 et il l'est complètement depuis 2007 - donc depuis 15 ans - et il est vraiment très compliqué d'imaginer ce qui se serait passé si le marché n'avait pas été ouvert : c'est peut-être pour ça que l'étude détaillée n'a pas été faite et il faut sans doute qu'on y revienne. Cependant, nous disposons à la CRE d'une étude que nous n'avons jamais vraiment valorisée - pour les raisons que j'ai mentionnées - et qui indique que, par rapport à une situation où les marchés ne seraient pas interconnectés, ce sont 34 milliards d'euros par an que le marché européen apporte en création de valeur. Vous avez raison d'affirmer qu'il y aurait des échanges même en l'absence d'un marché européen intégré, ce qui nous amène à ne pas diffuser largement cette étude.
Je souhaite également vous apporter quelques éléments d'appréciation supplémentaires : le marché européen de l'électricité, bien loin de stagner, est vraiment dans une dynamique qui correspond au changement de monde à grande vitesse que nous vivons. C'est important parce qu'on a vécu depuis les années 1980, 1990, 2000 et même 2010, avec un parc nucléaire français, solide, installé et à l'époque jeune, produisant plus de 400 TWh chaque année. En 2023, notre parc va mieux mais n'a produit que 320 TWh. Les objectifs ont été portés à 350 TWh mais on ne retrouvera pas les 400 TWh, et surtout, on constate une stabilité de la demande depuis maintenant 10 ou 15 ans...
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Les objectifs à terme de production nucléaire avoisinent cependant les 400 TWh en 2030.
M. Dominique Jamme. - C'est vrai, pardonnez-moi, espérons qu'on les retrouvera, d'autant que le réacteur supplémentaire qui va probablement entrer en fonction apportera une dizaine de TWh en plus, mais je souhaitais préciser que jusqu'à présent, on en reste encore à 320 TWh en 2023 et on remontera autour de 350 TWh en 2024 et 2025, comme le prévoit EDF elle-même.
Au-delà des quelques dizaines de TWh dont nous parlons ici, le plus important c'est la dynamique de très forte électrification des usages dans la perspective de décarbonation de notre société. On a donc réenclenché une très forte accélération de la consommation d'électricité - on peut tous partager le consensus sur ce point - dans un contexte où la consommation d'énergie globale va diminuer sous l'effet de la sobriété de nos comportements, mais la demande d'électricité va fortement augmenter...
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - ...cette augmentation ne s'est pas manifestée en 2023 ; RTE prévoit schématiquement que la hausse de la consommation d'électricité serait assez modérée jusqu'en 2030 et pourrait décoller au-delà.
M. Dominique Jamme. - Absolument. Mon propos portait sur un niveau de consommation très élevé à l'horizon 2035-2050. La crise a suscité un énorme effort de sobriété qui fait qu'on repart d'un niveau de consommation un peu plus bas : l'incertitude porte sur la vitesse à laquelle celle-ci va repartir mais la dynamique est bien là. Par exemple, on enregistre dans des zones de décarbonation industrielle des demandes d'une ampleur incroyable : cela se voit à travers les investissements en cours, avec des contrats en train d'être signés et qui portent sur plusieurs gigawatts.
RTE va lancer des investissements pour que les industriels puissent se décarboner, qu'ils soient à Fos-sur-Mer, à Dunkerque, dans la vallée de la chimie à Lyon, au Havre ou dans plusieurs autres zones. Ce processus est enclenché : il mettra quelques années à se mettre en place - en 2028, 2029 ou 2030 - mais la demande sera au rendez-vous, tout comme la mobilité électrique et les pompes à chaleur qui vont se développer.
M. Franck Montaugé, président. - En quoi le marché que vous nous avez présenté facilite cette évolution ? Quelle valeur ajoutée apporte ce marché du point de vue de l'intérêt général dans le cadre de la transition écologique qui appelle l'électrification des usages, la décarbonation, etc. ?
M. Dominique Jamme. - Je vous réponds en indiquant que le parc nucléaire va représenter au fil du temps une proportion moindre de la production nationale d'électricité. Le reste sera remplacé non pas par des énergies pilotables, comme c'était le cas avec le charbon et le gaz, mais par du renouvelable qui, par construction, produit énormément et parfois trop à certaines heures de l'année : il faudra alors exporter ou stocker les excédents d'électricité fatale éolienne ou photovoltaïque. À d'autres moments, les renouvelables produiront très peu et la meilleure façon de gérer cette intermittence est de pouvoir disposer de signaux de prix indiquant qu'à certaines heures le MWh d'électricité vaut 200 euros et à d'autres zéro ou 10 euros. Le marché permettra ainsi de diffuser ces signaux aux acteurs qui vont développer des batteries ou des électrolyseurs - pour stocker l'électricité sous forme d'hydrogène et pouvoir ensuite la réutiliser. Ce marché n'est peut-être pas la panacée, mais vu les enjeux économiques qui se chiffrent en centaines de milliards d'euros à l'échelle européenne - et à des sommes considérables pour notre pays - le fait de baser cette activité sur des signaux économiques transparents, clairs et qui reflètent le juste prix, a vraiment une valeur pour l'économie. Une telle présentation peut ressembler à un acte de foi, mais l'idée sous-jacente est de répondre au défi que constitue la fin de la stabilité du monde électrique d'avant ; les solutions du passé ne peuvent pas être simplement dupliquées en se disant que ce qui fonctionnait dans les années 1990 et 2000 va continuer à donner satisfaction dans les décennies 2020 ou 2030.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - C'est une question que nous nous posons.
M. Dominique Jamme. - Je comprends très bien qu'elle soit posée et elle est tout à fait légitime.
M. Victorin Lurel. - Vous avez indiqué qu'à votre avis, le marché est efficace pour envoyer des signaux et le meilleur signal, c'est le prix. Combien d'opérateurs ou d'acteurs interviennent sur ce marché ? En effet, théoriquement, un marché efficace est « atomistique » selon l'expression consacrée, avec beaucoup d'intervenants. Or j'imagine qu'il y a quelques acteurs importants sur le marché de l'électricité ainsi que d'autres qui ne sont pas couverts et s'y ajoutent les garants en dernier ressort. S'agissant de l'efficacité de ce marché, j'ai bien l'impression qu'avant, comme l'a indiqué le Président Montaugé, ça fonctionnait quand même. Il est vrai que des économistes prestigieux comme Marcel Boiteux et Louis Armand ont mis au point un mécanisme qui relève de la théorie économique, et d'ailleurs, il y a même des théoriciens qui développent le concept de nouvelle société du coût marginal zéro. Ce sont les entreprises de réseau et les monopoles naturels, comme EDF, qui ont prôné la tarification au coût marginal. La France ayant voulu, à une certaine époque, garder les tarifs réglementés de vente, l'Europe s'y est opposée au nom d'une théorie, et la France a accepté de vendre 25 % de la production électrique d'EDF à prix coûtant, ce qui a abouti à la création d'un marché artificiel. Messieurs, je pense, pour ma part, que ce marché n'existe pas. Le marché de l'électricité, tel qu'il est décrit dans les manuels d'économie, fonctionnait avant. Pour sa part, l'interconnexion ne représente qu'à peine 10 % des échanges et elle se pratiquait aussi antérieurement. Aujourd'hui, on parle de marché européen : certes la France est connectée avec l'Allemagne, le Benelux, l'Italie et l'Espagne, mais la formation des prix est en réalité gouvernée par quelques acteurs qui décident que l'électricité dont le prix de revient se situe entre 40 et 70 euros sera vendue au consommateur final à 200, 280, 300 et parfois même 400 euros ; et selon vous, le marché est efficace ... Pour ma part, je dirai les choses clairement : on a privatisé les dividendes d'EDF et on a créé des rentes de situation pour quelques opérateurs qui, d'ailleurs, se sont ravisées lorsque les prix du marché étaient inférieurs à celui de l'ARENH. Je m'interroge donc sur « l'effectivité des marchés efficaces ». Je vous pose donc la question que personne n'ose poser : y a-t-il un système alternatif ? Y a-t-il une révolution systémique à engager avec les projets de textes en cours de discussion ? L'accord que vous avez mentionné permet-il de repenser le système ainsi que le marché prétendument efficace tel qu'il fonctionne aujourd'hui ? J'en doute très sincèrement. Pour aller plus loin, il me semble qu'on cherche un équilibre entre 70 % de nucléaire et le reste en énergies qui sont souvent intermittentes : quelle est l'efficacité à long terme de l'injection de ces dernières qui sont également non stockables, surtout en cas de pointe ? Quel est l'intérêt pour notre pays de cette orientation stratégique ?
M. Franck Montaugé, président. - Dans le prolongement de l'intervention de Victorin Lurel, je souhaite poser une question à M. Vassilopoulos : souhaitez-vous la suppression des tarifs réglementés de vente de l'électricité pour améliorer la liquidité du marché sur laquelle vous avez insisté ?
M. Daniel Salmon. - Il est vrai que pendant assez longtemps, jusqu'à la crise ukrainienne, on ne s'est pas vraiment inquiété du fonctionnement de ce marché de l'électricité. Certes on constatait des fluctuations mais qui n'avaient pas propulsé les prix au niveau exceptionnel qu'ils ont récemment atteint. On a donc vu ce qui se passait en cas de crise et il faut toujours envisager ce type d'événement. Le choc a été sévère mais vous dites qu'on a apporté quelques réformes correctrices à ce marché avec les contrats pour différence (CfD) et les PPA (Power Purchase Agreement ou contrat d'achat d'électricité). Les raisonnements macroéconomiques étant assez difficiles à comprendre, pouvez-vous les illustrer avec des cas concrets ? Aujourd'hui, lors d'une crise comme celle de 2022, quelle serait la situation d'une entreprise ou d'un particulier compte tenu du développement des CfD et des PPA ? Quels avantages vont-ils pouvoir en tirer ?
J'ajoute que les questions et les commentaires de notre collègue Victorin Lurel sont très intéressants. J'entends également assez souvent des interrogations qui participent d'une tendance à raisonner franco-français et cela mérite d'être creusé : qu'est-ce que la France a à gagner et qu'a-t-elle à perdre ?
M. Dominique Bureau. - Tout d'abord, s'agissant du changement d'état d'esprit lié à l'introduction du marché de l'électricité pendant la période où on n'a pas rencontré de crise, on a essayé, à la marge du marché de gros qui avait été mis en place, d'apporter des solutions à un certain nombre de problèmes qui n'étaient pas traités. Je reviens sur les enjeux de sécurisation et de risque en rappelant qu'on a inventé un dispositif d'ARENH qui ressemble à une assurance sauf qu'il dispense les gens de payer des primes d'assurance, si bien que quand tout va bien, ils disent qu'ils n'en ont pas besoin mais quand tout d'un coup ça va mal, alors ils se précipitent sur l'ARENH. Je rappelle qu'un mécanisme d'assurance fonctionnant normalement comporte un transfert de risque à un co-contractant qui va le supporter : on ne peut pas avoir des dispositifs dans lequel « pile je gagne, face tu perds » ; or, c'est un peu ce type de mécanisme qui a été mis en place et dont il faut sortir. Notre conviction, c'est que la bonne manière de s'en sortir ne consiste pas à engager une discussion qui n'a pas de solution au niveau académique : aujourd'hui, que vous alliez au MIT ou en France, tout le monde plaide pour le marché hybride parce que personne n'a la bonne solution alternative. Les difficultés à résoudre sur le marché électrique du futur sont tellement importantes qu'il est présomptueux de penser que la solution parfaite est de revenir à ce qui existait dans le passé. En effet, aujourd'hui les technologies ne sont plus les mêmes et il ne faut pas oublier que le système antérieur comportait des lacunes sur l'orientation de la demande, les effacements, etc.
J'ai travaillé aux côtés de Marcel Boiteux pour élaborer un certain nombre de rapports, et je ne suis pas encore remis de son décès, mais je pense en toute certitude que pour faire fonctionner le marché de l'électricité, il fallait reconstituer ce qui se pratiquait au sein d'EDF - à savoir non pas le dispatching, mais le mode de répartition et l'appel par ordre de mérite - et cela a été fait. Par conséquent - et on peut discuter à l'infini s'il le fait plutôt un peu mieux ou un peu moins bien - le marché pratique l'appel par offre de mérite en utilisant des mécanismes d'enchères qui présentent l'avantage d'être compatibles avec la concurrence et éventuellement d'avoir plus d'entrants, ce qui amène des bénéfices, même si on peut débattre très longtemps sur le fait de savoir si les avantages tirés d'un accroissement de la concurrence compensent ou surcompensent les inconvénients en termes de simplicité. Ce qui est sûr, c'est qu'on est dans un monde qui va devenir beaucoup plus volatile. En effet, dans le passé, la consommation était volatile pour des raisons de chauffage ou autres, mais on s'en sortait avec une volatilité qui portait sur la demande, principalement variable en fonction de la météo. Aujourd'hui, on a de la volatilité des deux côtés, du côté de la météo et du côté de l'offre, avec des aléas qui se cumulent. Les marchés, quel que soit leur mode de régulation ou d'organisation, vont être confrontés à cette forte volatilité et je fais observer que la notion de pays importateur ou exportateur net d'électricité n'a fait vraiment sens que jusqu'au début des années 2000. Aujourd'hui, tous les systèmes électriques nationaux sont soumis à des aléas considérables et ont tous besoin les uns des autres, la question étant de savoir comment faire pour que chacun ne compte pas trop sur les autres pour être le garant en dernier ressort de l'alimentation en énergie. De ce point de vue, la crise a montré que le système interconnecté a permis de fonctionner et il n'est pas sûr qu'il en serait allé de même si la France avait été seule pendant l'année 2022 avec la situation dégradée de son parc électronucléaire. L'évaluation rétrospective du fonctionnement du marché en 2022 doit ainsi prendre en compte que les choses auraient pu mal se passer sans les interconnexions.
J'en viens à vos deux questions sur le fonctionnement concret des outils de couverture contre le risque. Les CfD sont intégrés au marché de gros. Le producteur d'électricité est vendeur sur le marché de gros ; il a besoin d'être dérisqué et donc de quelqu'un, qui lui apporte des compensations supplémentaires quand le prix du marché de gros est trop bas. En revanche, si le prix du marché est trop élevé, le producteur va payer une compensation et restitue une certaine partie de son gain à la puissance publique ; tel a été le cas pendant la crise de 2022 sur certains contrats portant sur les renouvelables. L'opération se passe donc simplement entre l'État et l'opérateur qui a signé un contrat de long terme. Le marché de gros continue à fonctionner normalement à condition que le design de ces produits ne pervertisse pas le comportement du producteur sur le marché de gros. Ces produits étant fondamentalement compatibles avec le marché de gros, on a ainsi conservé les marchés de l'électricité en rajoutant des sortes de marchés d'assurance qui vont générer des transferts dans un sens ou dans un autre selon le niveau des prix.
Du côté du consommateur, le mécanisme qu'il faut imaginer est similaire. Si vous vous avez besoin d'être exposé contre une explosion des prix de l'électricité - par exemple en matière de chauffage - il faudrait que vous puissiez passer un contrat pour une quantité garantie vous permettant, si jamais le prix sur le marché de gros dépasse telle valeur, de bénéficier d'une compensation, là encore sur un niveau forfaitisé pour que vous n'ayez pas intérêt à tricher. Fondamentalement, ces contrats permettront aux consommateurs de ne pas être exposés directement à la volatilité du marché de gros. Par contre, il faut qu'ils aient accès à des contrats qui combinent, d'une part, le prix de l'électricité dans sa réalité physique - telle qu'il ressort des marchés - et, d'autre part, des mécanismes d'assurance les protégeant contre la volatilité du prix. Il faut donc réaliser la combinaison de ces deux outils en le faisant « proprement », c'est-à-dire en reconnaissant qu'on a besoin à la fois d'un marché de gros pour orienter les choix de production et d'un marché d'assurance pour se protéger contre la volatilité. Il faut se garder de la tentation de résoudre toutes les difficultés avec un seul instrument - car on affronte des problèmes de volatilité et d'assurance qui sont très compliqués. En corrigeant ou en bridant le marché de gros, on va tout faire mal : on ne pourra pas, avec un seul instrument, résoudre les deux problèmes que sont, d'une part, l'efficacité de l'allocation par ordre de mérite et, de l'autre, la protection des différents acteurs exposés au risque - et je rappelle que tous les acteurs sur le marché de l'électricité sont exposés à des risques considérables. Le moyen d'accorder cet ensemble de contraintes est de construire des outils rendant ces dernières compatibles et réduisant l'exposition des acteurs au risque quand ils en ont vraiment besoin, en contrepartie du fait qu'ils vont payer l'équivalent d'une prime d'assurance. En fonction du prix de référence fixé dans le cadre d'un CfD, j'ajoute que les acteurs devront parfois restituer de l'argent à l'État ; il n'existe pas de mécanisme dans lequel on gagne à tous les coups.
M. Philippe Vassilopoulos. - J'irai exactement dans le même sens, tout en essayant de clarifier mes propos précédents. Il faut assurer la liquidité du marché et cette formule désigne la quantité d'acteurs qui vont s'échanger - acheter et vendre - de l'électricité : au final, c'est ce facteur qui détermine la qualité et la compétitivité d'un marché. Dans ce contexte, l'ARENH n'est pas un mécanisme de marché mais apparait, au contraire, complètement hors marché et c'est pour ça que supprimer l'ARENH...
M. Franck Montaugé, président. - ... ce qui nous intéresse dans notre commission d'enquête, c'est ce que paye le consommateur, quel qu'il soit : tel est, pour nous, le sujet essentiel. Ce qui doit concourir à la formation du prix et à ce que paye le consommateur final résulte du dosage entre plus ou moins de marché, plus ou moins de prise en compte de la réalité industrielle ainsi que des coûts de production, le tout dans une optique de compétitivité pour l'économie française, d'efficacité environnementale et d'allègement des factures d'électricité pour le consommateur de base : c'est la question de fond.
M. Philippe Vassilopoulos. - Absolument, mais le prix final proposé au consommateur résulte de l'empilement d'un certain nombre de composantes, dont les trois principales sont la partie approvisionnement énergétique, la partie réseau et la partie taxe. Je parle ici exclusivement de la partie approvisionnement énergétique. Plus le marché de gros...
M. Franck Montaugé, président. - ... notre sentiment, et en tous cas le mien, est que le marché semble déconnecté de cette réalité d'empilement des composantes que vous évoquez. Je souhaite également que vous répondiez à la question que je vous ai posée : vous appelez à plus de liquidités de marché, car celles-ci vous ne vous semble pas suffisantes ; souhaitez-vous, en conséquence, la suppression totale de l'ensemble des processus de régulation, de protection comme les tarifs réglementés ? C'est votre position ?
M. Philippe Vassilopoulos. - Pas exactement, et je rappelle quelques ordres de grandeur pour mieux situer mon propos : pour une consommation électrique équivalente, la France a une liquidité sur ses marchés de gros à peu près 6 à 7 fois moindre que celle de l'Allemagne. Cette situation s'explique parce qu'on a mis en place, au cours des deux dernières décennies, des mécanismes comme l'ARENH - ou son prédécesseur le tarif transitoire règlementé d'ajustement du marché (TarTAM) - qui ne permettent pas à la liquidité du marché de se développer car ils « verticalisent », d'une certaine manière, les volumes entre le consommateur et un producteur. Ces mécanismes ne sont pas de nature à favoriser la liquidité ni à créer un prix de référence le plus robuste et fiable possible.
M. Franck Montaugé, président. - Prenez-vous aussi en compte l'affaiblissement d'EDF à l'occasion de la mise en place et du fonctionnement de l'ARENH ?
M. Philippe Vassilopoulos. - Cela fait partie de notre raisonnement et c'est pourquoi depuis son premier jour, nous avons demandé que ce mécanisme ne soit pas implémenté. Au moins du côté de EPEX, nous étions opposés aux mécanismes de type ARENH depuis longtemps.
M. Franck Montaugé, président. - Que suggérez-vous de faire avec ces tarifs réglementés ?
M. Philippe Vassilopoulos. - La question n'est pas tellement celle du tarif réglementé en lui-même mais celle de son niveau et de sa mise à jour. Aujourd'hui, les tarifs réglementés présentent un gros désavantage car ils ne permettent pas aujourd'hui aux clients finals de réagir à un signal de prix. C'est donc, pour une certaine partie des consommateurs, un frein finalement à leur réactivité face à des événements de pointe extrême, par exemple.
M. Franck Montaugé, président. - La réalité n'est pas si simple car certains tarifs permettent aux consommateurs de s'adapter en fonction des périodes ou des événements ...
M. Philippe Vassilopoulos. - Certainement, et c'est pourquoi il faut maintenir des tarifs, par exemple, pour protéger les consommateurs en précarité énergétique. Pour autant, faut-il que tous les consommateurs résidentiels puissent bénéficier de tarifs réglementés ? En tous cas, il s'agit là d'une exception française.
M. Dominique Jamme. - Quelques mots sur ce sujet qui est particulièrement complexe, et j'en suis vraiment désolé. Tout d'abord, nous partageons votre propos sur l'importance de ce que payent les consommateurs et, bien entendu, toutes les missions de la CRE s'exercent au bénéfice des consommateurs. Il est vrai que, de manière sous-jacente et à l'échelle de la société, le fonctionnement du parc et du système électrique doit être optimisé. Sans disposer de preuve mathématique, on a tous les éléments qui nous permettent de penser - je pense que nous en sommes ici tous d'accord - que le fonctionnement à court terme du marché intérieur européen permet à tout moment de minimiser les coûts ainsi que les émissions de CO2. Toutefois, cela ne veut pas dire que l'argent dégagé va au consommateur. Je souligne que la notion de dynamique est vraiment importante et que le système électrique d'aujourd'hui et de demain ne ressemble vraiment plus du tout à celui d'hier.
J'insiste également sur la diversité des acteurs. Le marché a été créé par une décision collective de Bruxelles en 1996 avec une première directive et il a perduré en se diversifiant au fil du temps en France et plus encore en Europe. Vous avez bien sûr les producteurs comme EDF mais aussi ceux qui produisent de l'électricité avec des centrales au gaz - EDF, Total, Engie - ainsi que les producteurs de renouvelables qui se comptent par centaines. Nous gérons les appels d'offres de renouvelables et pouvons vous assurer que c'est un marché totalement concurrentiel : il n'y a vraiment aucune domination, ni d'oligopole à trois. Vous avez également des gros consommateurs industriels qui vont sur les marchés pour essayer d'optimiser leurs factures d'énergie ainsi que des opérateurs d'effacement qui viennent, chez les industriels ou les particuliers, installer des boîtiers pour réduire la consommation aux heures de pointe et créer de la valeur participative. S'y ajoutent les acteurs qui gèrent des stockages d'électricité et installent des batteries pour favoriser les arbitrages : cette activité encore balbutiante en France va se développer, à l'instar de ce qui existe dans d'autres pays, y compris chez les particuliers ou les collectivités qui pratiquent l'autoconsommation. Je mentionne également les fournisseurs, grands ou petits, d'énergies renouvelables ou de gaz, etc. L'existence de cette diversité caractérise le monde d'aujourd'hui et de demain, par rapport à celui des années antérieures ou concomitantes à l'ouverture du marché.
Juste un mot sur l'ARENH. Du point de vue du régulateur de l'énergie que nous sommes, ce dispositif a rempli sa mission à 95 ou 99 %, qui est de faire passer aux consommateurs ce qu'on appelle la rente nucléaire, c'est-à-dire le fait que le parc nucléaire est capable de produire à un coût raisonnable et assez stable dans la durée. L'ARENH était prévu pour une durée de 15 ans, entre 2011 et 2026, et a rempli son rôle pendant des années, sans que ça se remarque beaucoup, car quand le marché vaut 50, 55, 42 ou même quelquefois 35 euros le MWh et que le tarif de l'ARENH est à 42, les consommateurs n'en tirent qu'un petit bénéfice. Pendant la crise, lorsque les prix de gros ont flambé, l'ARENH a joué un rôle considérable : c'est grâce à ce tarif que les consommateurs français - entreprises ou particuliers - ont été mieux protégés que dans le reste de l'Europe. L'ARENH a cependant présenté deux défauts majeurs. D'une part, le tarif de 42 euros n'a jamais évolué : il suffit de constater que ce montant est resté identique de 2012 à 2024 pour comprendre qu'il y a un problème de calage et d'affaiblissement d'EDF, selon la formule que vous avez employée. D'autre part, des difficultés qui étaient toujours passées « sous le radar » parce qu'il n'y avait pas assez de valeur, se sont exacerbées pendant la crise : il s'agit des nombreuses possibilités d'arbitrage autorisées par des règles qui n'avaient pas anticipé des prix atteignant 100, 200, 500 et plus de 1000 euros en hiver, alors que le tarif de l'ARENH est resté à 42 euros. Il y a eu des cas que nous considérons comme des abus d'ARENH et nous avons ouvert des enquêtes qui suivent leurs parcours ; elles sont aujourd'hui soumises à notre organe de sanctions, constitué de magistrats de la Cour de cassation et du Conseil d'État. Je signale que ces pratiques sont restées marginales en volume et au final, l'ARENH a réellement permis d'alléger la facture des consommateurs.
M. Franck Montaugé, président. - L'ARENH s'inscrit dans un dispositif de production et donc ses bénéficiaires étaient censés produire : cette règle a-t-elle été appliquée ?
M. Dominique Jamme. - Les bénéficiaires de la CSPE dont nous parlons ici sont plus précisément les intermédiaires qui avaient de l'ARENH dans leur portefeuille. Dans la mesure du possible, on peut considérer que cette exigence a été satisfaite. Tel a été le cas pour les centrales au gaz : entre 2009 ou 2010 et aujourd'hui, on a disposé de 13 stations représentant 6 gigawatts qui sont nécessaires pour passer la pointe et gérer la période hivernale. Aujourd'hui détenues après leur rachat par Engie, Total et EDF - qui possèdent chacune un tiers de ce parc - ces centrales au gaz ont été construites sans un centime de soutien public. Vous avez également le parc de renouvelables qui a bénéficié de soutiens publics mais qui reste concurrentiel. En effet, beaucoup de fournisseurs - mais pas tous - participent aux appels d'offres publics : ils remportent le marché, ou pas, et construisent progressivement une partie de leur travail d'approvisionnement à travers ce processus. Pour le reste, le parc nucléaire et l'hydraulique - dans la situation industrielle qui est la leur - n'ont pas été ouverts à la concurrence, et donc je crois qu'on ne peut pas faire un procès aux concurrents d'EDF, sur le marché aval, pour ne pas avoir développé leur activité au-delà des technologies qui étaient disponibles. Telles sont les précisions que je voulais apporter sur l'ARENH...
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Excusez-moi, mais le temps passe vite et je souhaite vous poser plusieurs questions.
Sur le fonctionnement du marché, que vous défendez même s'il n'est pas très liquide, le Gouvernement, en septembre et octobre 2022, par la voix de Bruno Le Maire, puis d'Elisabeth Borne, a annoncé son souhait de déconnecter l'évolution du prix de l'électricité de celui du gaz en précisant qu'il allait agir en la matière. Pensez-vous que c'est réalisable ou pas ? Je me demande s'il ne s'agit pas d'un voeu pieux car j'ai entendu dire que la rémunération au coût marginal était nécessaire sans quoi personne ne s'aventurerait à investir si, à un moment donné, sa production n'est pas suffisamment rémunérée. Ce raisonnement n'est pas illogique et je peux parfaitement le comprendre, mais est-ce que ce qui a été annoncé et qui nous paraîtrait plutôt souhaitable - le prix du gaz étant très volatile, il est quand même regrettable de le lier au prix de l'électricité - est jouable ou pas du tout ? En tous cas, depuis septembre 2022, on n'a rien vu venir dans ce sens.
Deuxième point : vous dites qu'il faut un marché de plus en plus liquide, ce qui pourrait signifier que vous ne voulez pas des PPA car ces derniers ont plutôt tendance à réduire la liquidité du marché, si j'ai bien compris. En effet, ces accords concernent des acteurs qui investissent dans des infrastructures et ne passent pas par le marché puisque que le prix ainsi que le volume de l'électricité leur est garanti. Ces contrats ne semblent donc pas aller dans le sens de la liquidité que vous souhaitez et je ne vois d'ailleurs pas comment l'augmenter. Vous indiquez que 300 acteurs interviennent aujourd'hui sur le marché ; il y en a sans doute quelques dizaines qui sont très importants et d'autres qui restent quand même assez marginaux : dans ce contexte, les facteurs d'accroissement de la liquidité me paraissent flous.
Ma troisième question me ramène à celle que j'ai posée au départ mais à laquelle vous n'avez pas du tout répondu : elle porte sur l'intérêt de renforcer les interconnexions. J'en comprends bien l'utilité mais si on met en oeuvre des interconnexions et une solidarité européenne alors que les politiques européennes en matière de bouquet électrique sont parfois très différentes ou pour certaines très similaires cela risque de poser des difficultés. Dans certains cas, ne risque-t-on pas de se retrouver avec un système dans lequel les pointes seront les mêmes dans un grand nombre de pays alors que les énergies renouvelables produiront un peu partout au même moment. En effet, quand il y a du vent à un endroit, il y en a souvent ailleurs. Certes, ce n'est pas toujours le cas mais la question mérite d'être posée. Des études ont-elles été faites sur ce point pour y voir plus clair ? J'ai demandé, lors d'une précédente audition, que l'on puisse disposer d'un état des prévisions annuelles de consommation et de production. Il faudrait également nous fournir des données saisonnières précisant comment seront gérées les périodes de froid hivernal et de pointe.
J'ajoute que je crois, pour ma part, au caractère incitatif des tarifs différenciés selon les heures pleines ou creuses et je pense que les CfD ou autres peuvent être une bonne chose. S'agissant des tarifs réglementés, il faut analyser comment ils sont calculés et mis en oeuvre ; je manque de précisions sur ce point. L'ARENH a sans doute été utile mais je me demande encore à ce stade s'il faut continuer dans ce sens-là et si l'accord européen propose des solutions alternatives ? Tout ceci n'est pas encore très clair pour moi et il est vrai que le sujet de l'électricité n'est pas simple : c'est précisément pour cette raison que nous nous y attaquons en essayant de clarifier les enjeux dans l'intérêt de nos compatriotes et de la France. Nous souhaitons ainsi dégager des éléments utiles à la prise de décision tout en aidant nos compatriotes et en favorisant la compétitivité de nos entreprises. J'en ai ainsi terminé avec mes trois questions que je résume : peut-on sortir du couplage des prix de l'électricité et du gaz ? Les PPA ne risquent-ils pas de réduire la liquidité du marché ? Comment concilier les différences de parcs énergétiques avec la solidarité électrique européenne ?
M. Dominique Bureau. - Je vais essayer de répondre à votre première question. Je pense qu'il n'est ni possible ni souhaitable de déconnecter le prix de gros de l'électricité de celui du gaz. À certains moments, quand on achète à la marge de l'électricité en réalité issue du GNL - et donc de « l'électricité russe » ou autre - le prix qui émerge sur le marché reflète bien que si un consommateur demande un KWh de plus, le coût, pour la collectivité, correspondra au paiement des importations de gaz au prix en vigueur. Je précise bien que nous parlons des prix de gros qu'il ne me parait pas possible de déconnecter. En revanche, il y a beaucoup de choses à faire si on souhaite déconnecter la facture des ménages de la volatilité des prix de gros qui résultent notamment des prix du gaz : typiquement, on pourrait généraliser certaines mesures adoptées pendant la crise. Je rappelle qu'a d'abord été introduit le bouclier tarifaire dont l'inconvénient majeur a été de ne pas inciter les ménages à réduire leur consommation. On est progressivement passé à des dispositifs dans lesquels on expose les consommateurs au prix marginal du gaz pour une fraction de leur consommation ; ils sont alors incités à pratiquer l'effacement et la sobriété tout en recevant une prime sous forme de chèque énergie dont le montant est différencié selon leur situation. Les ménages qui vont bénéficier le plus de la prime sont alors ceux qui limitent leur consommation pour minimiser la fraction de l'électricité sur laquelle s'applique fortement le prix du gaz, étant entendu que sur les premiers KWh consommés, on a admis une partie de gaz incompressible et donc, les ménages payent le prix du gaz, moins le chèque énergie qui leur a été versé. Ce dispositif mis en place dans l'urgence pour déconnecter les factures d'électricité du prix du gaz a suscité beaucoup de débats au sein de notre groupe et, en réalité, les pays qui ont institué des boucliers tarifaires ne sont pas forcément ceux qui ont le mieux réagi dans la crise, même s'ils en ont corrigé les imperfections initiales assez rapidement, ce qui est le cas de la France.
Je pense donc qu'il faut oublier cette idée de déconnexion mais qu'en revanche, on a besoin d'instruments pour alléger la facture payée par les ménages lorsque les prix du gaz sont élevés. J'estime cependant souhaitable que ces instruments soient conçus comme des dispositifs d'assurance en conservant un prix marginal lié au prix de gros parce que c'est celui-là qui compte pour la collectivité. Il s'agit d'éviter que le bouclier tarifaire conduise les ménages et les entreprises à consommer de l'électricité sans que soient pris en compte les importations de gaz qui aggravent notre déficit commercial.
Je souligne également que notre obsession est de faire en sorte que le prix de l'électricité soit le plus bas possible pour le consommateur final - entreprise ou ménage. Pour cela, et de manière générale, il faut que le parc soit bien dimensionné car si vous avez sous-investi, vous allez avoir des rentes tandis que si vous avez surinvesti, il va falloir payer les surinvestissements. La question clé est donc de déterminer ce qu'on introduit dans le dispositif actuel pour le faire évoluer vers le parc dont on a besoin à l'horizon 2040-2050. Cet enjeu ne concerne pas le marché de gros mais les incitations permettant aux opérateurs de faire les bons choix d'investissement à un niveau adéquat.
M. Dominique Jamme. - Cette question est rendue beaucoup plus complexe par le fait que les évolutions sont très dynamiques : on sait que la demande va croître en 2050 jusqu'à un niveau très élevé mais son rythme de croissance n'est pas évident. Si on va trop vite - en faisant trop de renouvelables immédiatement, par exemple - et que la demande ne suit pas, on va peut-être avoir des prix en forte diminution qui vont mettre en difficulté les producteurs. Si au contraire on investit trop lentement, les prix vont monter. La dynamique du système a ainsi changé et complique l'exercice.
M. Franck Montaugé, président. - Est-ce la raison pour laquelle la PPE (Programmation pluriannuelle de l'énergie) tarde à être proposée ou mise en débat ? Je pose la question à M. Jamme en souriant un peu mais elle correspond bien à l'enjeu que vous soulevez.
M. Dominique Bureau. - Je me permets de parler au nom de la CRE en précisant qu'il s'agit même de la PPI : c'est, en effet, la Programmation pluriannuelle des investissements qui est utile pour s'assurer que les investissements qui sont programmés à 5, 10 ou 15 ans correspondent à ceux dont on a besoin ; cette programmation doit également permettre d'anticiper d'éventuels écarts et dégager des solutions pour les combler. C'est ce qui a été fait à la marge avec les mécanismes de capacité, mais ces derniers sont, pour l'instant, plutôt conçus pour boucler les très gros risques à l'horizon de 5 à10 ans ; il faut faire la même chose avec une vision à l'horizon 2050.
M. Victorin Lurel. - Vous voyez donc bien que la PPI ne sera pas indexée sur les prix du marché : c'est un acte politique et volontariste. Si on se base uniquement sur les indicateurs de marché, on ne pourra pas s'en sortir car je peux vous donner au mètre près le coût des raccordements pour l'énergie intermittente : c'est affreusement cher et cela nécessite une politique active.
M. Dominique Bureau. - Je suis d'accord sur ce point.
M. Victorin Lurel. - À côté du marché, la réforme que l'Europe prépare et le dispositif de mise en oeuvre que la France a adopté consiste à généraliser les contrats à long terme - assortis de quelques perfectionnements - pour corriger un peu les échecs du marché. Globalement, vous n'allez pas vraiment modifier après décembre 2025 le marché tel qu'il fonctionne, si ce n'est éventuellement avec de l'ARENH revue et corrigée, avec un prix plafond mais peut-être pas de prix plancher, ce qui, en cas de fort décalage sur le marché, peut « faire boire la tasse » à EDF - je le dis comme je le pense.
Pour ma part, sans en revenir à ce qui se faisait avant, j'essaye d'imaginer comment, à la faveur de cette réforme, remettre du volontarisme et préserver les intérêts de la France tout en respectant les logiques actuelles : c'est peut-être la quadrature du cercle mais je ne crois pas à la vertu du seul marché - c'est une illusion. Étant donné que le consommateur final est amené à payer des prix exorbitants bien au-delà des coûts de production, j'ai bien du mal à comprendre quelle plus-value leur apporte ce marché. Face à cette dérive, on fait du bricolage systématique en introduisant un bouclier ou un chèque-énergie, etc.
La PPI porte sur les investissements à long terme : je ne suis pas du tout sûr, en me mettant à la place d'un opérateur ou d'un investisseur, que les seuls signaux du marché - qui restent terriblement importants - et les taux d'actualisation vont orienter les investissements comme il le faudrait.
M. Dominique Bureau. - C'est bien la raison pour laquelle on introduit les contrats pour différence qui permettent de répondre au besoin de couverture des risques des investisseurs sans se focaliser sur les prix courants. Pour contrecarrer le sous-investissement spontané du marché, on met en place des contrats de long terme qui permettent de sécuriser l'opérateur qui va faire certains investissements apportant une puissance garantie et de la décarbonation tout en prenant des risques liés à l'utilisation des technologies du futur. Par la suite, à court terme, pour le fonctionnement au jour le jour du marché, il va utiliser le marché de gros pour y réaliser ses ventes. On pourra ainsi combiner à la fois le marché et la régulation publique par les CfD, en sachant qu'il y a un écart entre, d'une part, les investissements souhaitables pour décarboner et garantir un approvisionnement à des coûts abordables et, d'autre part, ce que fait spontanément le marché. La difficulté est que les acteurs de marché ont bien du mal à anticiper les prix de long terme de l'énergie - en raison des incertitudes technologiques - ainsi que du prix du carbone : on ajoute donc un élément qui permet de concilier à la fois le fonctionnement ouvert du marché et les incitations à l'innovation dont on a plus besoin que jamais. Je fais observer que de telles incitations ont déjà été mises en place dans le passé en faveur des renouvelables, à travers des appels d'offre. L'idée est simplement de constater qu'il faut étendre ces aides à l'ensemble du marché de l'électricité, quand c'est souhaitable, sans les limiter à telle ou telle technologie particulière en tâtonnant sur les dispositifs à mettre en place. En résumé, il n'y a aucun doute sur la nécessité de l'intervention publique pour financer le parc énergétique adéquat à long terme mais on peut le faire dans le cadre du marché, grâce aux instruments qu'il est prévu de mettre en place.
M. Dominique Jamme. - Vous vous êtes plusieurs fois demandé quel était l'intérêt des consommateurs français et de notre pays dans ce système. La question est bien entendu importante et je rappelle - car cela va de pair - que nous sommes « embarqués » avec l'Union européenne sur le paquet « Fit for 55 », afin de diminuer de 55 % les émissions de CO2 à l'échelle de l'UE d'ici 2030 - c'est-à-dire dans 6 ans - avec la contribution de la France, la neutralisation du carbone étant prévue à plus longue échéance en 2050.
Pour répondre à vos questions sur les interconnexions, je prendrai un exemple concret. Les interconnexions s'établissent entre opérateurs régulés de transport d'électricité : c'est la CRE qui remplit le rôle de régulateur en France et d'approbation des interconnexions, à l'instar de ses homologues étrangers. Je précise qu'il n'y a pas de « religion » des interconnexions, même si on dit qu'il faut les augmenter. Chaque projet d'interconnexion est examiné avec sa rentabilité économique, ce qui n'est pas un mot péjoratif : nous examinons l'intérêt économique de l'interconnexion et son coût ; ce dernier peut atteindre des sommes très élevées - de 500 millions à 3 milliards d'euros - surtout quand l'interconnexion est sous-marine. Ces montants s'amortissent sur 50 ans et nous évaluons combien, année après année, l'interconnexion va rapporter en nous permettant, par exemple, d'exporter plus de nucléaire ou de renouvelables - ou encore d'en importer. On examine la capacité des parcs ainsi que leur déformation et on élabore des scénarios. Quand les deux régulateurs nationaux sont convaincus que l'équation est positive économiquement, alors on lance le projet après qu'il ait été examiné par les deux pays principalement concernés et quelque part aussi à l'échelle européenne. Ensuite on procède - c'est le volet un peu plus difficile - à ce qu'on appelle le partage des coûts. C'est la mission des régulateurs d'arriver à un accord sur ce dernier point : la règle de base est plutôt le partage à 50-50, mais il faut souvent discuter pendant des semaines pour statuer dans des cas où, par exemple, une opération dégage un bénéfice général situé à 70 % chez nos voisins et à 30 % chez nous - ou inversement. Nous avons réalisé de nombreuses opérations de ce type en développant largement les interconnections depuis les 10 à 15 dernières années. Deux projets sont aujourd'hui en cours avec l'Espagne - il s'agit d'un nouveau projet d'interconnexion sous-marine - et avec l'Irlande ; ces deux projets bénéficient de fortes subventions européennes compte tenu de leur intérêt pour l'UE. Il ne s'agit donc pas d'une religion mais d'une équation qui est analysée et les interconnexions ne sont établies que si les études économiques démontrent leur rentabilité.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - C'est intéressant de l'entendre et j'espère que c'est le cas parce que les subventions européennes, c'est nous qui les payons aussi en partie. Quand j'entends dire que l'UE veut investir 400 ou 500 milliards d'euros dans tel ou tel domaine énergétique, cela signifie environ 50 milliards d'euros pour la France, ce qui n'est pas rien. Je souhaiterais donc que vous puissiez nous éclairer à propos du retour sur investissement de ces interconnexions en établissant un bilan synthétique précisant l'utilisation de celles-ci tout en indiquant là où elles sont correctes ou suffisantes, et là où elles ne le sont pas - vous avez cité à cet égard l'Espagne et l'Irlande. Je trouverais intéressant que ces études évaluent cette rentabilité pour la France et à l'échelle européenne en prenant en compte le montant de notre participation aux subventions européennes. Je demande donc à être convaincu, de même que la commission d'enquête, de l'utilité et de la bonne étude préalable des dossiers, sachant que si elle ne donne pas son accord, la France peut sans doute bloquer ces interconnexions : j'imagine que notre pays n'est pas soumis à une décision européenne qui s'imposerait ?
M. Dominique Jamme. - Le processus et complexe : lorsqu'un projet est très avancé ...
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - ... c'est toujours complexe.
M. Dominique Jamme. - J'aurais bien aimé pouvoir vous répondre par oui ou par non mais ce n'est pas si facile et il ne serait pas complètement exact d'affirmer que la France peut bloquer tous les projets d'interconnexion qu'elle souhaite. Lorsqu'un projet a été identifié comme projet d'intérêt général européen figurant dans une liste mise à jour tous les deux ans - ce qui suppose que ce projet a été antérieurement porté en France par RTE et un de ses homologues - ledit projet est dans le « tunnel » et a vocation à se réaliser un jour ou l'autre. Il incombe ensuite aux régulateurs nationaux de prendre une décision conjointe. Si cette dernière conclut que l'opération n'est pas rentable, le projet est enterré. C'est d'ailleurs ce qui s'est passé pour la fameuse interconnexion de gaz MidCat à un milliard d'euros : on avait réussi à se mettre d'accord avec le régulateur espagnol pour abandonner ce projet qui était très fortement soutenu à l'époque par la Commission européenne. Si les deux régulateurs ne se mettent pas d'accord, l'arbitrage final revient à l'ACER - l'Agence de coopération des régulateurs européens de l'énergie - à charge pour nous, dans de tels cas, de rallier notre homologue à notre position. Une telle hypothèse ne s'est jamais réalisée et nous sommes toujours tombé d'accord jusqu'à présent avec nos homologues sur la décision de principe ainsi que les modalités de partage des coûts.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Nous sommes preneurs des éléments plus détaillés que vous pourriez nous apporter à ce sujet.
M. Dominique Jamme. - Absolument. La CRE publie une fois tous les deux ans un rapport sur le fonctionnement des interconnexions électriques et gazières ; le prochain devrait sortir entre avril et juin 2024. Soyez convaincus qu'en 2022 les interconnexions ont été utilisées absolument à plein et dans tous les sens. En effet, lorsque le prix du MWh monte à 300, 400, ou 500 euros en cas de crise, les écarts sont énormes en fonction des pays, or les interconnexions sont rentabilisées par les écarts de prix. En 2022, RTE a reçu 2,3 milliards d'euros de recettes d'interconnexions, soit 2 milliards de plus que les 300 à 400 millions d'euros habituels par an en moyenne. Il y avait tellement de revenus qu'on ne savait plus quoi en faire et le régulateur a décidé - bien qu'ayant enregistré des coûts énormes - de redistribuer exceptionnellement ces 2milliards d'euros. Cette opération a été réalisée par RTE en une fois, en janvier 2023, au bénéfice des industriels fortement consommateurs d'énergie et rattachés directement à son réseau : ces derniers ont reçu directement un chèque. Le reste a été redistribué à Enedis pour pouvoir baisser son tarif d'accès au réseau car c'est cette filiale d'EDF qui est connecté au réseau de transport. Au total, en 2022, les interconnexions ont été extrêmement utiles physiquement et ont généré beaucoup de revenus pour RTE.
M. Daniel Salmon. - Juste une dernière interrogation car je perçois bien la petite tendance à penser qu'on a presque vécu un âge d'or énergétique en France et que tout allait bien dans les années 1990 grâce à notre parc nucléaire. Je souhaiterais avoir une petite analyse de cette période où il me semble que la France a été en surproduction d'électricité pendant assez longtemps. Si tel est bien le cas, a-t-on été amenés à vendre de l'énergie plus ou moins à perte à nos voisins européens ? J'ai également constaté qu'une très forte production nucléaire n'est pas nécessairement bien adaptée à la consommation et on se rappelle qu'EDF incitait même à chauffer à fond chez soi, y compris pendant la nuit et quand on partait de son domicile. Cela ne correspond pas à la sobriété énergétique que j'appelle de mes voeux. Vous nous avez rappelé que notre pays est très thermosensible et il faut donc vraiment travailler sur l'écrêtage de la pointe. Il fut un temps d'ailleurs, on l'a peu évoqué, où les tarifs EJP (Effacement des Jours de Pointe) permettaient d'envoyer de vrais signaux de prix ; je suis convaincu que le consommateur doit être responsabilisé parce que les investissements énergétiques sont nationaux et à long terme. Je pense qu'on a un peu oublié de diffuser ce signal prix et il faut lui redonner son utilité quoique de manière raisonnable pour éviter les situations insupportables que l'on a connues pendant la crise de 2022 aussi bien pour les entreprises que pour les citoyens.
M. Dominique Jamme. - Votre question me donne l'occasion de dire un mot sur le Tarif Réglementé de Vente (TRV) : c'est un point important qu'il faut évoquer.
Les années 1990 ont été une période très dynamique et, probablement - il faudrait consulter les historiens du secteur - a-t-on anticipé une croissance de la consommation plus forte qu'elle ne s'est réalisée : on s'est donc retrouvé en surcapacité et c'est la difficulté qui a déjà été évoquée.
Sur les signaux de prix : on les avait certes un peu oubliés mais on les a en revanche un peu trop vus pendant la crise. Je pense que même si le marché a fonctionné comme prévu, il a eu des effets tout de même extrêmement néfastes, non pas tant en termes de volatilité que de niveau général des prix très élevés. Il faut prendre conscience qu'on aura de plus en plus de volatilité avec des heures où le prix du MWh tombe à zéro parce que les renouvelables produisent trop et des heures où le prix grimpe à 200 ou 300 euros parce qu'ils ne produisent pas assez et qu'il faut alors payer le recours extrêmement coûteux à des centrales de pointe. Dans ce contexte, il faut que le prix moyen de l'électricité reste à un niveau correct, tout en disposant de signaux de prix qui sont indispensables.
Un mot sur les tarifs réglementés de vente : du côté du régulateur, il est absolument certain et évident que nous en avons besoin dans un futur prévisible - au-delà, peut-être qu'un jour, un marché pur et parfait permettra de s'en passer. Le TRV représente aujourd'hui encore les deux tiers du marché chez les consommateurs particuliers et à peu près la même proportion pour les très petites entreprises. La question des signaux de prix, en particulier sur les tarifs réglementés de vente, est très importante : on aura de plus en plus besoin que les consommateurs se saisissent de leur mode de consommation et utilisent la flexibilité dont ils disposent. Certains n'en ayant aucune, la généralisation de la flexibilité à l'ensemble des consommateurs reviendrait à les pénaliser ; s'ils sont précaires, il faudra également les aider sans quoi le système ne fonctionnera pas de manière socialement équitable. Par exemple, on pourrait envisager de diffuser à tous un signal d'augmentation du prix aux heures de pointe, mais ceux qui ne disposent que d'un chauffage électrique et habitent dans une passoire thermique vont devoir payer beaucoup plus cher.
M. Daniel Salmon. - Autrefois, les gens avaient quasiment tous un petit chauffage électrique d'appoint et quand le signal de tarification majorée placé au-dessus de la cheminée s'allumait, ils coupaient toute l'électricité à la maison mais ils disposaient de l'alternative du chauffage au bois.
M. Dominique Jamme. - Les tarifs Tempo sont aujourd'hui toujours proposés et, pendant la crise, une campagne un peu commerciale a été lancée pour relancer leur développement. Je signale que l'utilisation de ces dispositifs concerne surtout les personnes averties, parce que vous payez extrêmement cher les jours de pointe et l'interruption doit durer dix heures. En revanche, hors des périodes hivernales, il n'y a pas de contraintes dans ce dispositif Tempo.
Les options Heures Pleines/Heures Creuses occupent également une place importante : elles concernent environ la moitié des consommateurs qui reçoivent un signal et bénéficient de ce système efficace. L'autre moitié des consommateurs en sont restés au tarif de base, sans disposer d'aucun signal, et nous sommes en train de lancer une réflexion à leur sujet. On constate également que pour l'instant, les Heures Creuses sont nocturnes ; or, et c'est le marché qui nous le dit, de plus en plus de panneaux photovoltaïques sont actifs pendant les heures méridiennes, sauf en hiver. Le marché indique donc qu'il faudrait introduire des heures creuses entre midi et 16 heures, en été, au printemps et à l'automne, parce que la production électrique y est abondante. Nous réfléchissons à d'éventuelles transformations en tenant compte du fait que de nombreux consommateurs sont habitués à un régime d'heures creuses qui n'a pas évolué depuis des années. Le régulateur travaille à élaborer des propositions qui seront soumises aux pouvoirs publics.
M. Franck Montaugé, président. - C'est une des dimensions de la flexibilité du côté des consommateurs.
M. Dominique Bureau. - Certains ont cru pendant longtemps qu'on pouvait responsabiliser les consommateurs à l'effacement grâce au marché de gros. On en revient plutôt aujourd'hui à essayer de stimuler les opérateurs - en s'assurant de la réalité de la concurrence entre eux - pour installer chez les consommateurs des dispositifs qui ressemblent à ceux que vous avez évoqués tout en utilisant les nouvelles technologies actuelles de comptage. La perspective a donc changé dans ce domaine et nous cherchons vraiment à utiliser au mieux les différents instruments existants.
Mon dernier point concerne « l'âge d'or » que vous avez mentionné. Il est certain que dans les décennies 1990 et jusqu'au début des années 2000, la France disposait de nucléaire et de gaz peu cher. Il est facile de naviguer par beau temps et, à l'époque, on pouvait discuter à l'infini sur l'intérêt d'utiliser plus de gaz, etc. Il faut surtout se rendre compte que l'on n'a pris la mesure du problème de décarbonation que très progressivement et je rappelle que, dans le passé, RTE avait pu écrire qu'il serait envisageable de fermer une centrale nucléaire tous les trois ans. On n'avait pas mesuré à quel point on ne savait absolument pas comment fournir 35 % de plus d'électricité décarbonée, en assurant une sécurité d'approvisionnement et en la fabriquant à des coûts de production raisonnables. Je pense donc que nous sommes vraiment et prospectivement au pied du mur sans avoir réellement trouvé la façon de surmonter l'obstacle. C'est la raison pour laquelle vous avez raison de demander plus d'évaluations ex post mais il faut le faire en prenant en compte le contexte actuel et en ayant conscience que, de manière prospective, les défis à relever sont inédits.
M. Franck Montaugé, président. - Je vous remercie tous très sincèrement.
La réunion est close à 18 h 20.