- Mercredi 17 janvier 2024
- Institutions européennes - Priorités de la présidence belge du Conseil de l'Union européenne - Audition de S.E. M. Jo Indekeu, ambassadeur de Belgique en France et à Monaco
- Élargissement -Table ronde avec les ambassadeurs à Paris des États membres de l'Union européenne (UE) sur les perspectives d'adhésion à l'UE de nouveaux États et sur les réformes parallèles à mener dans l'UE
- Jeudi 18 janvier 2024
- Politique étrangère et de défense - Point de suivi concernant la compétence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) en matière de politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et la stratégie industrielle de défense européenne : communication de M. François Bonneau, Mme Gisèle Jourda et M. Dominique de Legge
- Marché intérieur, économie, finances et fiscalité - Audition de M. Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur
Mercredi 17 janvier 2024
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 13 h 40.
Institutions européennes - Priorités de la présidence belge du Conseil de l'Union européenne - Audition de S.E. M. Jo Indekeu, ambassadeur de Belgique en France et à Monaco
M. Jean-François Rapin, président. - Mes chers collègues, Monsieur l'Ambassadeur, je vous présente tout d'abord mes meilleurs voeux pour cette année qui s'ouvre. C'est une grande année pour la Belgique et aussi celle des élections européennes. 2024 sera donc particulièrement décisive pour l'Union européenne et pour notre commission qui en suit les développements, en informe le Sénat et lui permet de faire entendre sa voix à Bruxelles. Souhaitons que les débats qui vont s'ouvrir à l'occasion du prochain scrutin permettent à nos concitoyens comme à nos collègues parlementaires de mieux s'approprier les enjeux européens, pour que la réponse européenne aux nombreux défis du moment soit vraiment la leur.
Il est heureux que, durant ce semestre menant aux élections européennes, la présidence du Conseil de l'Union européenne revienne à la Belgique, ce pays fondateur - parmi d'autres comme vous le soulignez - et profondément attaché à la construction européenne, qui a tant apporté au projet européen. Je remercie Son Excellence Monsieur Jo Indekeu, Ambassadeur de Belgique à Paris, d'avoir accepté de venir aujourd'hui présenter à notre commission les priorités de cette présidence. Je le disais avant-hier à Namur où je participais à la COSAC des présidents, dont je souligne au passage l'organisation absolument remarquable - cela a réellement été un coup de maître : bien que votre présidence soit contrainte par les prochaines élections européennes mais aussi par votre calendrier électoral national, je sais que nous pouvons compter sur le professionnalisme et l'esprit de compromis précieux des Belges pour que ce semestre ne soit pas perdu. Vous saurez faire avancer les nombreux dossiers en instance, achever autant que possible l'actuel programme législatif, et préparer les défis futurs. Je pense notamment à l'élaboration du programme stratégique de l'UE pour les cinq ans à venir, à la préparation de l'Union aux futurs élargissements envisagés ou encore à la révision du cadre financier pluriannuel et des politiques communes.
Les rapporteurs de la commission vous interrogeront sans doute à ce propos. Pour ma part, avant de vous céder la parole, je veux faire part de ma préoccupation au regard de la défiance envers l'Europe que nous voyons grandir dans de nombreux pays, y compris le nôtre : il me paraît essentiel de rapprocher l'Union européenne des citoyens. Je pense en particulier à la nécessité de renforcer les règles d'éthique et de transparence au niveau européen à la suite de l'affaire dite du « Qatargate ». À cet égard, nous regrettons le manque d'ambition de la Commission européenne dans ce domaine si important pour la confiance des citoyens dans les institutions européennes. Est-ce que cette question sera une priorité pour la présidence belge, Monsieur l'Ambassadeur ?
Son Excellence M. Jo Indekeu, ambassadeur de Belgique en France et à Monaco. - Je me félicite d'être parmi vous et suis honoré de pouvoir vous présenter le programme de la Présidence belge du Conseil de l'Union européenne. C'est la première fois que je participe à une audition dans une assemblée parlementaire et je fais observer que les diplomates ne sont que très rarement conviés au Parlement belge. Votre démarche témoigne donc de d'intérêt du pouvoir législatif à l'égard de cette étape importante pour l'Union européenne.
Je rappelle tout d'abord que c'est la treizième fois que la Belgique va occuper la présidence de l'Union européenne - j'espère que ce chiffre ne portera pas malheur ... - et nous sommes appelés à exercer cette fonction à un moment critique au plan international avec l'invasion russe en Ukraine, la situation à Gaza, le changement climatique et la montée de la désinformation. Il ne faut donc pas exclure que l'actualité européenne puisse à nouveau être fortement influencée par des événements imprévus.
En deuxième lieu, la présidence belge interviendra en fin de législature européenne. Les élections européennes auront lieu le 9 juin en France comme dans l'ensemble de l'Union européenne mais je signale qu'en Belgique, les élections nationales et régionales se tiendront à la même date, suivies, en octobre 2024, des élections municipales : on peut dire, si vous permettez, que c'est, pour les électeurs belges « la totale » et cela suscite des débats très intéressants dans notre politique intérieure.
Au niveau européen, nous prenons le relai de la présidence espagnole et nous nous félicitons que celle-ci ait permis de faire avancer de nombreux dossiers. Avant de détailler nos grands objectifs, je rebondis sur votre interrogation portant sur la connexion entre l'Europe et ses citoyens : nous pensons l'améliorer en offrant une meilleure protection aux citoyens européens et en renforçant la coopération non seulement intra-européenne mais également avec nos partenaires extérieurs. Nous entendons également préparer notre avenir commun en posant les jalons des débats futurs et en préparant le cycle législatif 2024-2029. Parallèlement, nous souhaitons affirmer notre soutien indéfectible à l'Ukraine, ce qui doit se traduire par le franchissement de plusieurs étapes importantes qui devront faire l'objet de décisions dans les mois à venir.
Notre stratégie va s'articuler autour des six thématiques suivantes : défendre l'État de droit, la démocratie et l'unité dans l'Union européenne ; renforcer notre compétitivité ; poursuivre une transition écologique juste ; renforcer notre agenda social et sanitaire ; protéger les personnes ainsi que les frontières ; et enfin, promouvoir une Europe mondiale.
En ce qui concerne le premier axe, il est primordial de continuer à promouvoir et à défendre le respect des droits fondamentaux, l'État de droit ainsi que les valeurs démocratiques. Il est également important de continuer à investir dans l'autonomisation et l'inclusion des citoyens, tout particulièrement en faveur des jeunes, à travers une éducation de qualité et davantage axée sur la mobilité ainsi que sur le sport. S'y ajoutent la consolidation des garanties en matière de pluralisme des médias, de transformation numérique et de lien avec la culture dont nous avons besoin et qui s'exprime de façon très diversifiée en Europe.
En deuxième lieu, nous envisageons d'accorder une priorité à la compétitivité et à la politique industrielle en renforçant les garanties de concurrence équitable, non seulement pour les grandes entreprises mais aussi pour les PME. Nous veillerons à apporter un cadre réglementaire cohérent, stable et simplifié. Nous serons également attentifs à la création d'un écosystème numérique durable, innovant et résilient. Il faudra également consolider le marché intérieur - comme celui des marchés des capitaux et de l'énergie - ainsi que l'avenir industriel de l'Union européenne en réduisant la dépendance dans les secteurs critiques, avec une attention particulière portée à notre autonomie stratégique, au niveau des matières premières essentielles et de la production alimentaire. Simultanément, nous devons également accroitre notre effort de recherche et d'innovation, tout en favorisant l'équilibre du marché du travail et l'augmentation des taux d'emploi grâce à la formation continue. L'ensemble de ces actions devra s'inscrire dans la poursuite d'une transition écologique juste en accordant une place centrale à la transition énergétique accélérée et inclusive - en faveur des citoyens et des entreprises - et en garantissant également la sécurité de nos approvisionnements guidés par l'objectif de neutralité climatique. Pour ce faire, il faudra accroître nos investissements de nature à aménager un réseau énergétique intégré et adapté aux évolutions futures. Au niveau environnemental, il faudra également favoriser l'économie circulaire et la gestion durable de l'eau.
Afin de renforcer le volet social et sanitaire, la Belgique s'efforcera de doter l'Union européenne d'un programme social ambitieux pour favoriser une société européenne plus inclusive, plus égalitaire et plus juste. Il s'agit de renforcer le dialogue social, de promouvoir une mobilité équitable de la main-d'oeuvre, de défendre la santé mentale au travail et d'améliorer l'accès à une protection sociale durable. J'ajoute que les ministres belges plaident fortement, d'abord, pour une action européenne commune en faveur d'un logement décent et abordable pour tous, ensuite, pour le renforcement de la sécurité d'approvisionnement en médicaments - sur ce point, une première étape a été enclenchée hier - et enfin pour une meilleure gestion des médicaments à des coûts abordables ainsi qu'une stratégie d'accroissement des effectifs des secteurs de la santé et des soins où l'on constate aujourd'hui des pénuries de personnel dans un certain nombre de pays.
Au titre de la protection des individus et des frontières, la première priorité va au traitement du dossier législatif en suspens sur la migration et l'asile. Comme vous le savez, lors des derniers jours de décembre 2023, la présidence espagnole a pu réunir un accord sur ce point : il revient donc à la Belgique de finaliser le trilogue et d'assurer le suivi du projet de texte jusqu'à la décision du Parlement européen. Nous prévoyons également de renforcer la dimension extérieure de notre politique en matière d'asile et d'immigration sur la base d'un partenariat mutuellement bénéfique avec tous les pays dont sont issues les principales vagues d'immigration. Par ailleurs, il faudra lutter contre la criminalité organisée en améliorant la prévention et la répression non seulement du terrorisme ainsi que de l'extrémisme violent mais aussi des trafics de drogue ou d'êtres humains. La discussion sur l'avenir de la sécurité et de la défense européenne devra également être poursuivie en mettant l'accent sur la consolidation de la base industrielle et technologique de notre industrie.
Enfin, il nous revient de promouvoir une « Europe mondiale » : face aux défis actuels, nous devons poursuivre les efforts pour renforcer notre résilience et notre autonomie, en défendant nos intérêts ainsi que nos valeurs. Il convient à ce titre d'utiliser et d'harmoniser tous les outils à notre disposition, au niveau sécuritaire, économique, dans le domaine du développement, de l'aide humanitaire et de la politique commerciale.
S'agissant du calendrier, selon le dernier décompte, 515 événements informels seront organisés par notre Présidence à tous les niveaux, ce chiffre n'incluant pas toutes les réunions liées au Conseil, dont les réunions des groupes de travail. À l'intérieur de ce total, notre Présidence tiendra près de 23 Conseils. Comme vous le savez, la Belgique est un pays fédéral, donc certaines réunions du Conseil de l'UE seront présidées, au nom de la Belgique, par des ministres régionaux. Pour leur part, les Conseils européens seront naturellement présidés par le président du Conseil européen, Charles Michel. En pratique, nous avons essayé de concentrer le plus possible les réunions prévues à Bruxelles dans les bâtiments situés autour du rond-point Schuman ou au Palais d'Egmont, qui s'apparente au Quai d'Orsay.
La présidence belge devrait connaître quelques moments forts, avec tout d'abord le Conseil européen du 1?? février prochain, suivi d'un Conseil européen ordinaire en mars puis de celui de juin où sera débattu l'agenda stratégique destiné à poser les jalons de la direction future de l'Union européenne : il s'agit en particulier de définir les priorités de la prochaine mandature 2024-2029. Je rappelle que les élections européennes seront suivies du renouvellement de la Commission européenne, de la désignation du nouveau bureau du Parlement européen ainsi que de l'élection du nouveau président du Conseil européen dont le mandat vient également à échéance en 2024. Les élections européennes seront un test significatif pour mesurer l'attachement de la population aux valeurs de l'UE et il est important pour tous les gouvernements des États membres de s'assurer non seulement que la construction européenne se poursuit mais aussi que l'UE est efficace pour gérer les événements de politique étrangère ainsi que le quotidien des personnes en respectant, bien entendu, le principe fondamental de la subsidiarité. Je signale enfin que nous avons mis en place un site internet dédié à la présidence belge (belgium24.eu) et je me tiens à votre disposition pour répondre à vos questions.
M. Jean-François Rapin, président. - Merci Monsieur l'Ambassadeur pour votre propos introductif et la projection de cette photographie historique du premier Conseil européen qui s'est réuni le 25 janvier 1958.
Vous avez évoqué un sujet important pour la subsidiarité en indiquant que la présidence belge souhaitait prendre des initiatives en matière de logement, ce qui constitue une innovation. Au-delà du plaidoyer de principe, comment comptez-vous décliner une telle politique européenne du logement ?
M. Jo Indekeu. - Nous partons d'un double constat : celui de la pénurie de logements qui sévit dans certains pays de l'Union et du besoin de transition écologique de ces logements, en particulier pour le bâti ancien. En Belgique, nous avons introduit des dispositifs obligatoires de mise aux normes écologiques des logements pour isoler les fenêtres, les toits et parfois les façades. Nous formulons des suggestions sur la base des méthodes de travail que nous avons mises en place dans le respect du principe de subsidiarité puisqu'en Belgique les dispositifs de rénovation des logements ainsi que les aides associées relèvent de la compétence régionale. Il nous semble important de réguler la construction de nouveaux bureaux ou logements et de veiller, en matière d'aménagement du territoire, à éviter par exemple de construire en zone inondable et à favoriser les transports publics permettant d'accéder aux territoires très urbanisés.
Mme Marta de Cidrac. - Merci Monsieur l'Ambassadeur de nous avoir exposé votre impressionnant programme pour les six mois à venir et qui se décline en six items. Je préside la maison de l'Europe dans les Yvelines et je souhaite vous interroger plus précisément sur la défense de l'État de droit que vous avez évoquée. Qu'entendez-vous par ce terme : s'agit-il de défendre l'État de droit au sein de l'Union Européenne ou cela concerne-t-il plus largement d'autres pays et, en particulier, les candidats futurs à l'adhésion comme ceux des Balkans occidentaux sur lesquels notre commission travaille.
Ma deuxième question porte sur le volet inclusion et « autonomisation » - selon la formule que vous avez employée - des citoyens ; notre maison de l'Europe des Yvelines a également intégré ce sujet dans son cahier des charges : envisagez-vous de travailler avec ce réseau des maisons de l'Europe présentes un peu partout dans les États membres et tout particulièrement en France ?
M. Didier Marie. - À mon tour de vous remercier, Monsieur l'Ambassadeur pour vos propos introductifs. Parmi les priorités que vous avez mises en avant, je souhaiterais plus particulièrement vous interroger sur deux sujets. Le premier concerne votre action en faveur du climat et le projet de pacte vert. Une trentaine de textes ont déjà été adoptés mais certains ont malheureusement vu leur portée réduite : tel est le cas pour celui qui porte sur les produits chimiques dangereux - qui a été abandonné - et celui qui concerne les systèmes alimentaires durables. J'ajoute que vous allez devoir porter deux textes particulièrement importants, l'un sur la qualité de l'air et l'autre sur les emballages. Envisagez-vous de réactiver les discussions sur les textes qui ont été mis de côté ? Quelles sont, d'autre part, vos ambitions pour les deux textes qui restent en suspens et devraient être adoptés d'ici le mois d'avril ? Dans le même esprit, la Commission a lancé des travaux pour définir une nouvelle cible de réduction des émissions nettes de gaz à effet de serre à l'horizon 2040, qui constitue une étape intermédiaire avant de parvenir à la neutralité climatique en 2050. Pouvez-vous nous indiquer si la présidence belge a d'ores et déjà une idée du niveau de réduction des gaz à effet de serre qu'elle souhaiterait voir adopter ?
Ma deuxième interrogation concerne votre volonté de réactiver l'Europe sociale. Vous avez prévu le 31 janvier prochain de réunir un sommet social avec les partenaires sociaux à Val Duchesse. Parmi les textes sociaux attendus, celui sur la directive des travailleurs des plateformes numériques - dont les effectifs sont évalués à 28 millions d'Européens au total - qui pourrait bénéficier directement à 5,5 millions d'entre eux. Or ce texte a fait l'objet d'un blocage, notamment de la France, qui limite la portée de la présomption légale de salariat et risque de continuer à priver les « faux indépendants » de protection sociale adéquate. Quelle est la position de la présidence belge à ce sujet et quels moyens pourriez-vous utiliser pour relancer les discussions et aboutir à un texte ambitieux ?
M. Claude Kern. - Je vous remercie pour votre présentation de la stratégie très ambitieuse de la présidence belge. Ma première question porte sur la sécurité. Nous savons que l'Europe est sujette au retour du terrorisme, compte tenu de ce qui se passe notamment au Proche-Orient : quel est votre point de vue à ce sujet et pouvez-vous nous apporter des précisions sur ce volet de votre programme ? Ma seconde interrogation concerne votre très intéressante proposition de promouvoir une Europe mondiale face aux États-Unis et aux autres puissances : quelle est votre vision dans ce domaine et ne pensez-vous pas qu'il faut aussi, si on veut une Europe mondiale, disposer d'une armée européenne ?
M. Jo Indekeu. - Merci pour vos questions très intéressantes et parfois très techniques. Tout d'abord, j'aurais dû commencer par souligner qu'exercer la présidence du Conseil de l'Union européenne ne confère pas un droit d'initiative dans tous les domaines. On peut faire avancer certains sujets mais, dans les circonstances actuelles, la priorité est plutôt d'essayer de faire en sorte d'aboutir à des accords au niveau européen, ce qui demande beaucoup de travail ; l'exercice de notre présidence nous invite non pas à oublier nos intérêts, mais à les mettre au service de tous afin de pouvoir dégager des solutions consensuelles. Je fais observer que, compte tenu du calendrier électoral, nous ne disposerons pas, en pratique, de la durée habituelle de six mois dont bénéficie normalement la présidence mais plutôt de trois ou quatre mois pour faire avancer les trilogues pendant lesquels la présidence, la Commission et le Conseil discutent avec le Parlement européen, ce qui permet, ou pas, de parvenir à des accords. Il a été pour nous particulièrement instructif et fructueux que la présidence espagnole nous associe aux négociations en tant que présidence entrante. Ainsi, bien loin d'avoir découvert les dossiers européens en cours au 1er janvier, nous avons suivi le déroulement des négociations et connaissons les points de vue des uns et des autres. Notre ambition est de pouvoir faire avancer le plus grand nombre des initiatives législatives en cours : tel est en particulier le cas des textes que vous avez évoqués. Pour aboutir à un vote positif du Parlement, nous négocions dans différentes enceintes et à des niveaux très divers. Il en va ainsi du travail que nous accomplissons sur le projet de directive sur les travailleurs des plateformes sur lequel vous m'avez interrogé : le Comité des représentants permanents (Coreper) prévu le 24 janvier prochain devrait permettre d'aboutir à un accord qui servira de base au trilogue qui débutera le 30 janvier afin de garantir une adoption de ce texte avant la fin de cette mandature. Nous sommes en discussion avec les instances françaises compétentes afin de trouver une solution aux divergences qui subsistent et des pistes sont testées en ce moment pour y parvenir. Le remaniement ministériel en France a constitué une difficulté supplémentaire : le secteur a changé de titulaire et il faut reconstruire les contacts qui avaient été noués ainsi que la relation de confiance qui s'était établie ; nous nous attelons à la tâche pour parvenir à un accord.
En ce qui concerne votre question sur l'État de droit, j'indique que cette notion renvoie tout d'abord à un processus institué depuis longtemps et qui est aujourd'hui appliqué, par exemple à la Hongrie et à la Pologne : des décisions ont été prises, des propositions ont été formulées et nous continuons à suivre ce dossier en apportant notre concours aux négociations. Il demeure important d'affirmer que nos valeurs démocratiques et de conformité à l'État de droit restent intactes. En ce qui concerne les candidats à l'adhésion, comme la Moldavie et l'Ukraine et, à plus long terme, la Bosnie-Herzégovine - qui soulève encore certaines interrogations du point de vue de l'État de droit -, nous allons rédiger un rapport afin de déterminer si les critères de conformité à l'État de droit nous permettent de démarrer les négociations sur la candidature à l'adhésion à l'Union européenne. Ces négociations durent toujours un certain temps et passent par plusieurs étapes ; dans ce cadre, le respect des critères de Copenhague - à la fois économiques et politiques - doit être examiné dès à présent.
Pour préciser la signification concrète que nous donnons à l'autonomisation des citoyens européens, je ferai le lien avec les négociations sociales qui auront lieu à Val Duchesse et avec les développements que je vous ai présentés sur le premier axe de notre programme visant à mieux protéger les citoyens. Face au sentiment d'éloignement de l'Europe par rapport aux citoyens - celle-ci étant perçue comme imposant un grand nombre de réglementations -, nous voulons promouvoir un discours et une action permettant de réconcilier le citoyen avec l'Europe en garantissant ses droits sociaux ainsi que dans le domaine de l'emploi et du logement. Il s'agit d'assurer un traitement équitable des personnes au niveau européen ; il s'agit en particulier de réduire les distorsions sur le marché du travail que l'on a connues. Nous voulons à la fois maintenir le principe de la mobilité des travailleurs et leur donner des garanties permettant d'éviter des phénomènes de concurrence déloyale sur le marché du travail en instituant des seuils de protection sociale ainsi que de revenus applicables à tous ceux qui travaillent dans l'Union européenne.
La sécurité et le terrorisme reviennent au-devant de la scène en raison des tensions internationales actuelles mais ce sujet est toujours resté un point d'attention majeur pour les présidences qui nous ont précédés. Dans ce domaine, la présidence belge travaille, notamment sur proposition de la Commission, à faire progresser les mécanismes de partage d'informations et de travail commun entre les différents services concernés. La très bonne collaboration entre les services de police, de renseignement ainsi que les parquets belges et français peut être citée comme un exemple de bonnes pratiques. Celles-ci se sont développées sur la base d'instruments bilatéraux mais il nous manque un cadre européen pour les généraliser. Les dispositifs existants comme Europol et Eurojust méritent également d'être renforcés pour fluidifier et sécuriser le partage d'informations. L'ambition de la Belgique est aussi de convaincre le plus de pays possible à participer à cet échange de données en leur apportant des garanties de sécurité et de protection de la vie privée, conformément au Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD).
S'agissant des États-Unis et des grandes puissances que vous avez évoquées à travers votre question sur l'Europe mondiale, je rappelle qu'un certain nombre d'élections interviendront en 2024 et que les événements internationaux récents nous ont confirmé que l'on n'est jamais aussi bien servi que par soi-même dans de nombreux domaines. La construction - qui se déroulera en plusieurs étapes - d'une armée européenne est à ce titre important. La crise en Ukraine a mis en évidence le besoin de réarmement au niveau européen, ce qui nécessite la création de capacités de production d'armements permettant de dépendre le moins possible de pays tiers. Plusieurs initiatives européennes ont été lancées et certaines se mettent en place ; il faut faire observer que, dans ce domaine, beaucoup d'États membres jouent la carte de la souveraineté. Les événements extérieurs vont sans doute nous inciter à avancer dans le sens d'actions communes et il faut souligner que les instruments européens déjà prévus permettent de faire beaucoup : je citerai à cet égard la facilité européenne pour la paix (FEP) ainsi que les différentes sortes de missions civiles et humanitaires ciblées dans certaines zones géographiques et gérées ou coordonnées au niveau européen. Ces outils peuvent contribuer à renforcer la vigueur de nos actions au niveau européen.
Enfin, à mon grand regret, je ne dispose pas des éléments précis permettant de répondre à vos questions très spécifiques sur la réactualisation des niveaux souhaitables d'émissions de gaz à effet de serre ; nous pourrons peut-être vous les fournir par la suite.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Monsieur l'Ambassadeur, votre programme prévoit à juste titre de permettre à l'Europe de retrouver son autonomie stratégique, notamment par le biais du développement d'un écosystème durable et efficace pour le numérique. Les deux règlements existants que sont le DMA (Digital Markets Act) et le DSA (Digital Services Act) doivent être complétés par l'IA (Intelligence Artificielle) Act qui est en cours de discussion. Pouvez-vous nous dire où nous en sommes dans le calendrier de finalisation de ce texte très important et extrêmement débattu, en France ainsi que chez nos voisins, pour trouver - nous l'espérons - un juste équilibre entre innovation et transparence ?
S'agissant de la consolidation de l'écosystème numérique, pouvez-vous nous dire comment la Belgique entend fortement encourager la mise en place d'une vraie politique industrielle - qui, à mon avis, reste encore assez déficiente - en l'assortissant d'une redéfinition des conditions générales de concurrence afin de les rendre plus loyales et plus facilitatrices pour nos entreprises européennes, ce qui n'est toujours pas le cas. Le débat sur le Data Act va d'ailleurs soulever la question des avantages acquis - qui me paraissent excessifs - par les grandes plateformes américaines. Dans ces conditions, pour réduire notre dépendance, il faut avant tout soutenir de manière préférentielle le développement d'un écosystème européen. Quelles mesures pourraient-elles être envisagées ou adoptées à ce titre dans d'éventuels textes comme un Small Business Act ou un Bio-European Act ? Il me semble important d'approfondir la réflexion dans ce domaine car réguler l'écosystème numérique, c'est aussi garantir le pluralisme, en particulier dans les médias, ce qui est un facteur important de préservation de la démocratie. Je souhaite également vous interroger sur le calendrier de finalisation du projet de règlement « Media Freedom Act ». Nous avons étés extrêmement attentifs, avec mes collègues, aux enjeux de subsidiarité qu'emporte ce texte : pouvez-vous nous donner votre point de vue à cet égard ?
Je trouve réellement très astucieux le logo « be EU » choisi par la présidence belge mais je ne peux m'empêcher, en cette année où nous allons fêter en France les quarante ans de la loi Toubon, de me demander pourquoi on n'y fait pas apparaître les deux autres langues officielles de l'Europe que sont l'allemand et le français, d'autant que la Belgique est un pays francophone. Je formule cette remarque en rappelant que le pluralisme des médias et la diversité culturelle passent aussi par le respect de la diversité linguistique et notamment l'usage des langues officielles de l'Europe. Le Royaume-Uni ayant quitté l'Union européenne, restent Malte et l'Irlande qui parlent anglais. La diversité culturelle, c'est la diversité linguistique et nous devons promouvoir cette dernière.
Mme Mathilde Ollivier. - Ma première question porte sur la réforme de l'Union européenne. Un sommet sur l'élargissement est prévu le 19 avril prochain pour célébrer le vingtième anniversaire de l'élargissement de 2004 et ce sera aussi l'occasion d'avancer sur la réforme de l'UE. Il a été souligné que les débats ne porteront pas sur le vote à l'unanimité ou sur l'extension de l'utilisation du vote à la majorité qualifiée, ni sur la composition future du collège des commissaires. Pouvez-vous nous apporter quelques précisions sur les mesures plus consensuelles que la présidence belge souhaite voire inscrites à l'ordre du jour de ce sommet sur l'élargissement ?
S'agissant du Green Deal, la Belgique devrait être en mesure de porter les priorités du pacte vert lors de l'élaboration du programme stratégique quinquennal du Conseil européen. Quelles propositions la présidence belge entend-t-elle mettre en avant dans ce cadre ?
Mme Amel Gacquerre. - Parmi les grands chantiers, je souhaite également évoquer celui de l'élargissement de l'Union européenne à de nouveaux États membres. On constate aujourd'hui deux positions distinctes au sein du Conseil européen : certains États membres souhaitent qu'une réforme profonde des institutions de l'Union européenne intervienne préalablement à l'ouverture de négociations avec de nouveaux entrants, tandis que d'autres États membres sont favorables à mener ces deux tâches en même temps, en donnant la priorité aux négociations avec l'Ukraine et la Moldavie. Pouvez-vous rappeler la position de la Belgique dans ce domaine et surtout quelle est votre ambition, sachant que la prochaine présidence du Conseil de l'Union européenne sera exercée par la Hongrie dont on connaît les positions ?
Par ailleurs, je partage pleinement vos ambitions en matière de logement et, plus largement, d'aménagement du territoire car nous avons des enjeux communs de pénurie de logement, de massification de la rénovation énergétique et de réduction de l'artificialisation des sols pour lutter contre le dérèglement climatique. Je serai donc particulièrement attentive à votre action dans ce domaine et je suis très en attente de savoir sous quel angle vous allez aborder ces sujets sur lesquels le Parlement français s'investit pleinement.
M. Pierre Cuypers. - Ma question porte sur un sujet d'actualité : les attaques terroristes de navires en mer Rouge par les Houthis. Elles ont pour effet de fragiliser les approvisionnements de l'Europe comme l'illustre, par exemple, la fermeture temporaire des usines Tesla en Allemagne et Volvo en Belgique. Quelles mesures ou solutions pensez-vous que l'Europe puisse proposer pour remédier à ces inconvénients ?
M. Louis-Jean de Nicolaÿ. - Tout d'abord, je me félicite que, dans votre présentation, vous ayez souligné l'importance de la culture dans les préoccupations de l'Europe car ce domaine était jusqu'à présent plutôt réservé aux États membres : j'espère qu'il y aura une véritable impulsion pour que l'UE se saisisse de la culture européenne, en incluant sa dimension patrimoniale.
Je me limiterai ensuite à deux questions. La première concerne le rapprochement avec le Royaume-Uni post-Brexit pour inclure ce pays dans le programme Erasmus : la Belgique a-t-elle l'intention de travailler sur ce point qui constitue un enjeu important pour nos jeunes, même si la diffusion du français doit bien entendu rester une préoccupation majeure ? En second lieu, l'Europe va-t-elle, vis-à-vis de Taïwan et des élections qui viennent d'avoir lieu, exprimer une position pour s'affirmer face à la Chine, comme l'ont fait les Américains qui ont envoyé deux diplomates dès le lendemain de l'élection ? Je sais que les Allemands sont un peu hésitants à ce sujet et je souhaite vous interroger sur les réflexions en cours au niveau européen.
M. Jo Indekeu. - En ce qui concerne l'élargissement, la décision d'ouvrir les négociations d'adhésion avec l'Ukraine et la Moldavie a été prise par l'UE en décembre dernier. Sur cette base, la Belgique s'inscrit dans les principes et la méthodologie qui régissent traditionnellement ce processus incluant, en particulier, le respect des critères de Copenhague ainsi qu'un traitement successif de chacun des chapitres, comme cela a été fait par le passé. Une attention particulière sera bien entendu accordée à certains sujets qui prêtent aujourd'hui à confusion ou inquiétude et aux considérations géopolitiques qui pourraient également influencer les débats au Conseil européen.
De façon plus générale, pour préparer le débat prévu à la fin de sa présidence du Conseil, la Belgique devra élaborer des idées afin de dessiner le trajet stratégique de l'Europe pour les années à venir. Il portera non seulement sur le positionnement de l'Europe en matière de sécurité et de défense, mais également sur l'organisation interne de l'UE à 27 États membres. Il faudra par exemple se demander quelles sont les ambitions européennes pour aller plus loin dans l'intégration ou s'il convient de réaffirmer la subsidiarité dans certaines matières : telles sont les questions difficiles auxquelles le Conseil européen de juin pourrait apporter des propositions de réponses.
En second lieu, l'éventuel élargissement de l'UE amène à se demander quels choix d'organisation pourraient être retenus au niveau de la gestion du Conseil européen, des conseil techniques, de la Commission et du Parlement européen. S'agissant de ce dernier, il faudra intégrer de nouveaux parlementaires et décider si on maintient les effectifs ou si on les diminue. Là aussi, j'espère que nous pourrons, au terme de négociations avec les parties prenantes, soumettre une proposition qui pourrait être adoptée lors du Conseil de juin.
Vous avez ensuite mentionné la présidence suivante et je fais observer que celle-ci rencontrera des défis un peu similaires aux nôtres avec une législature un peu particulière. En effet, le Parlement européen se réunira le 15 juillet 2024 pour la première fois et procèdera ensuite à la mise en place de son bureau qui sera suivie de la constitution des commissions parlementaires. Il est possible que la présidence hongroise ne puisse pleinement démarrer ses activités qu'à partir du 15 septembre ou du 1er octobre prochains. Sur le fond, nous connaissons bien les positions prise par la Hongrie sur certains dossiers particuliers mais, sur d'autres sujets, les Hongrois sont tout aussi européens que nous et partagent nos intérêts communs. En tout état de cause, nous nous efforçons de préparer au mieux la législature suivante, avec des trames d'idées et des stratégies qui dessineront les contours des débats à venir.
Par ailleurs, la politique industrielle est un objectif majeur pour le Premier ministre belge. Les événements liés au Covid et à l'Ukraine ont démontré la nécessité de garantir l'autonomie stratégique de l'Europe dans plusieurs domaines et, en particulier, de stimuler sa fibre industrielle tout en respectant le Green Deal. Il est essentiel de placer l'UE dans une situation aussi favorable que celle dont bénéficient ses partenaires ou concurrents extra-européens en trouvant un juste équilibre entre le développement industriel, la recherche et le respect des transitions écologiques. La présidence doit également veiller à ce que la course aux subsides ainsi que les avantages accordés à certains secteurs économiques ne perturbent pas le fonctionnement du marché unique. Il nous faut un « level playing field » (« règles du jeu équitables » garantissant une concurrence loyale et l'égalité des chances dans la compétition) tant vis-à-vis des partenaires de l'UE qu'à l'intérieur de celle-ci.
Simultanément, les ambitions du pacte vert restent inchangées : un certain nombre de mesures ont d'ores et déjà été adoptées et nous continuons à travailler sur des initiatives comme la révision des normes d'émissions des poids lourds ainsi que la directive sur l'emballage. Ces deux projets ont été retenus comme prioritaires parmi les multiples dispositions qui restent à adopter avant la fin de cette mandature et le renouvellement du Parlement européen - encore faudra-t-il être attentifs au déroulement des trilogues.
En ce qui concerne les attaques de navires en mer Rouge, la situation est effectivement inquiétante et pourrait sérieusement perturber l'économie européenne. Nous avons pris l'initiative d'organiser des discussions qui se déroulent en ce moment même à Bruxelles pour déterminer la manière dont nous pouvons nous mobiliser pour gérer cette menace à la circulation des biens vers l'Europe.
S'agissant d'Erasmus, des discussions sont également en cours avec la Grande-Bretagne. Ce n'est pas toujours une chose facile car celle-ci s'est retirée de l'UE mais elle reste intéressée par plusieurs aspects de notre coopération : il en va ainsi du programme-cadre de recherche et d'innovation « Horizon Europe », pour lequel la participation du Royaume-Uni a fait l'objet d'un accord politique de principe. Le dialogue porte également sur les solutions à apporter à la question de l'Irlande du Nord. J'ajoute que les prochaines élections en Grande-Bretagne risquent de rendre les discussions un peu plus compliquées au regard des promesses formulées par les gouvernements britanniques précédents. En tous cas, la présidence belge et surtout la Commission européenne travaillent pour pouvoir parvenir à des résultats positifs avec nos amis britanniques ; il reste que les Britanniques doivent accepter les conséquences de leur décision de quitter l'Union européenne même si cela est compatible avec des possibilités d'ouverture et d'accès à certains programmes européens, sous réserve de négociations.
En ce qui concerne l'intelligence artificielle, nous sommes satisfaits du compromis qui a été trouvé entre le Conseil et le Parlement, sachant que les trilogues n'ont pas toujours été très faciles et qu'il a fallu tenir compte des évolutions spectaculaires de l'IA. Nous visons à atteindre un équilibre entre innovation et régulation tout en préservant, au plan économique, les possibilités de développement d'applications et en protégeant la vie privée des citoyens. Nous entendons également éviter tout usage abusif de l'intelligence artificielle dans des domaines comme la désinformation, ce qui implique également une régulation ainsi qu'une supervision des médias sociaux et pour préserver la diversité dans le paysage médiatique.
Enfin, la culture est, pour nous, un sujet important au niveau européen. Je rappelle qu'en Belgique, la culture - y compris dans sa dimension patrimoniale - fait partie, comme l'éducation, des compétences régionalisées et nos ministres de la culture sont très attachés à agir dans ce domaine pour que les spécificités culturelles européennes puissent continuer à s'épanouir. Je peux également vous garantir que nous défendons énergiquement la place du français au sein de l'Union européenne ; mon propre exemple est d'ailleurs illustratif puisque je suis néerlandophone. Le logo que nous avons adopté en conseil ministériel belge s'inscrit dans un contexte où un certain nombre d'États membres ont choisi de designer leur pays en anglais mais nous sommes néanmoins très attachés, en Belgique, à préserver l'utilisation de nos trois langues nationales.
M. Jean-François Rapin, président. - Merci beaucoup, Monsieur l'Ambassadeur.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 14 h 50.
- Présidence de Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 17h10.
Élargissement -Table ronde avec les ambassadeurs à Paris des États membres de l'Union européenne (UE) sur les perspectives d'adhésion à l'UE de nouveaux États et sur les réformes parallèles à mener dans l'UE
M. Jean-François Rapin. - Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs, chers collègues, Mesdames et Messieurs les conseillers, je vous souhaite la bienvenue au Sénat. Depuis le déclenchement de l'agression russe en Ukraine il y a bientôt deux ans, et plus encore depuis les décisions historiques des Conseils européens de juin 2022 et de décembre dernier, l'Union européenne (UE) se trouve à un tournant majeur de son histoire, où se profile un nouveau « grand élargissement », vingt ans après celui de 2004.
Dans ce nouveau contexte géopolitique, il m'a paru utile de vous inviter à éclairer notre réflexion sur les enjeux de ce nouvel élargissement et sur les réformes à préparer en conséquence pour l'UE. Mes récents échanges à Namur dans le cadre de la « Cosac des présidents » renforcent ma conviction que le premier ne va pas sans les secondes. Pour que l'entrée de nouveaux États dans l'UE apporte davantage de puissance à l'Union comme à ses membres, il nous faut réformer l'Union et ses politiques, afin qu'élargissement ne rime pas avec affaiblissement. L'élan vers l'élargissement se nourrit de considérations géopolitiques évidentes dans le contexte de la guerre en Ukraine, mais ne peut ignorer la nécessité de mettre l'UE en capacité d'intégrer de nouveaux membres (jusqu'à huit, voire dix avec la Géorgie et un jour peut-être le Kosovo).
Les rapporteurs du groupe de douze experts franco-allemands, auditionnés par notre commission en novembre dernier, ont indiqué que « l'Union européenne n'est pas encore prête à accueillir de nouveaux membres, ni sur le plan institutionnel ni sur le plan politique ». Le 13 décembre 2023, le Conseil européen a cependant fait un « choix stratégique définitif » en ce sens, en appelant l'UE à mener des « réformes nécessaires », « parallèlement » aux réformes politiques, juridiques, économiques et sociales requises des pays candidats, en référence à la « capacité d'absorption » de l'Union européenne, quatrième critère de Copenhague.
S'il revient aux gouvernements, aux exécutifs, et aux institutions européennes de prendre leurs responsabilités à chacune des nombreuses étapes qui jalonnent le processus d'adhésion, ce sera aux peuples et aux parlements qui les représentent, dans les États membres et dans les États candidats, de se prononcer sur l'entrée de nouveaux États membres dans l'Union. Nos échanges nous permettront d'appréhender les positions et sensibilités de chacun des États membres sur ces questions majeures.
Vos collègues ambassadeurs d'Ukraine, de Moldavie et de Géorgie à Paris nous ont présenté le 30 novembre dernier les efforts et les aspirations de leurs pays respectifs. Nous sommes également très attentifs aux pays des Balkans occidentaux. Marta de Cidrac co-rapporteure avec Claude Kern et Didier Marie sur l'élargissement, est présidente du groupe d'amitié avec les pays de cette région.
Je vais céder la parole aux représentants des États membres de l'UE, pour nous exposer en quelques minutes leur vision, celle de leur capitale voire de leur peuple, sur ce défi majeur pour notre Europe qui devrait figurer au premier plan des thèmes de campagne pour les prochaines élections européennes. Nos trois rapporteurs vous interrogeront ensuite brièvement, ainsi que nos collègues qui le souhaitent. Je propose de donner d'abord la parole aux représentants des membres les plus récents de l'Union européenne.
Monsieur Emil Kasakov, la Bulgarie est devenue membre de l'UE le 1er janvier 2007 et a présidé le Conseil dès le premier semestre 2018, avec le slogan « l'Union fait la force ». Elle s'est rapidement intégrée à la plupart des politiques européennes. Nous connaissons l'attention particulière que vous portez aux Balkans occidentaux et à l'Ukraine.
M. Emil Kasakov, chargé d'affaires à l'ambassade de Bulgarie - Je vous remercie, Monsieur le Président. Mesdames et Messieurs les Sénateurs, chers collègues, 17 années se sont déjà écoulées depuis le 1er janvier 2007 : avec la Roumanie et la Croatie, la Bulgarie est l'un des membres les plus récents de l'UE. Concernant l'élargissement de l'UE, la Bulgarie, qui fait partie à la fois des Balkans et de la région de la Mer noire, soutient l'objectif stratégique de l'adhésion à l'UE des pays des Balkans occidentaux et des trois pays associés (Ukraine, Moldavie, Géorgie). Cette nécessité stratégique est d'autant plus prégnante dans l'actuel contexte géopolitique marqué par la guerre d'agression de la Russie contre l'Ukraine. Nous soutenons le principe du mérite propre, en évaluant le progrès des pays candidats vers leur adhésion. D'autres conditions semblent également importantes à prendre en compte, comme l'alignement des pays candidats aux politiques communes extérieures et de sécurité, les réformes dans le domaine des droits fondamentaux, les droits des minorités nationales, l'État de droit, les relations de bon voisinage. Nous attendons avec grande impatience le rapport d'analyse de la Commission, qui devrait être publié au deuxième semestre 2024, sur l'impact de l'élargissement sur les politiques et sur le budget de l'UE. Des possibilités existent déjà pour améliorer le délai de prise de décision de l'UE dans le cadre du traité existant. Plutôt que de rouvrir les traités aujourd'hui, ce qui serait contre-productif, il semblerait plus opportun de chercher des possibilités de flexibilité dans le cadre légal existant de l'UE (clauses passerelles...). La tâche consistant à mener à bien le processus d'élargissement et le processus d'approfondissement de l'UE déterminera la géopolitique de l'UE dans les décennies à venir.
M. Jean-François Rapin, président. - Madame l'Ambassadrice de Roumanie Ioana Bivolaru s'est finalement excusée, ainsi que les représentants de l'ambassade de Chypre. Monsieur Georges de Habsbourg-Lorraine, vous représentez la Hongrie, pays qui a rejoint l'Union européenne en 2004 et vers lequel tous les regards se tournent, aujourd'hui, lorsque les chefs d'États ou de gouvernement doivent à l'unanimité s'entendre sur l'élargissement ou le soutien à l'Ukraine.
M. Georges de Habsbourg-Lorraine, ambassadeur de Hongrie - Je vous remercie de cette initiative, ainsi que de la possibilité d'aborder ces questions stratégiques pour l'Europe et pour la présidence hongroise du Conseil qui débutera en juillet. Plusieurs grands conflits internationaux ont commencé dans les Balkans. Cette conscience historique est la principale raison pour laquelle la Hongrie a toujours soutenu la politique d'élargissement. Après l'agression russe en Ukraine, de nombreux États membres auparavant réticents ont compris que cet élargissement était une nécessité géopolitique. Il nous paraît évident que si l'UE s'abstenait d'intégrer les pays des Balkans, ils se tourneraient vers d'autres acteurs comme la Russie ou la Chine. L'intérêt des Balkans occidentaux à rejoindre l'UE doit être maintenu. La présidence hongroise du Conseil souhaite accélérer le processus d'élargissement et organiser un sommet de la communauté politique européenne et un sommet UE-Balkans occidentaux. La Hongrie s'engage déjà à aider nos partenaires à remplir les critères nécessaires à l'adhésion. Il est toutefois essentiel de maintenir un équilibre entre les partenaires qui travaillent ensemble depuis plusieurs années à leur adhésion à l'UE, comme les Balkans occidentaux, et les partenaires relativement nouveaux, comme nos voisins orientaux. Lors du processus d'adhésion, le principe du mérite doit s'appliquer, dans un cadre juridique très structuré. L'adhésion des Balkans occidentaux est une affaire inachevée depuis plus de 20 ans : de ce point de vue, l'idée d'une intégration progressive ne peut pas devenir une alternative à l'élargissement. Nous estimons que la décision d'ouvrir les négociations avec l'Ukraine était prématurée : Kiev doit d'abord remplir toutes les conditions nécessaires pour le faire. Une solution constructive a été identifiée lors du dernier Conseil européen, quand il est devenu évident que l'Ukraine ne parvenait pas à remplir toutes les conditions à ce stade : elle doit renforcer davantage la lutte contre la corruption, limiter l'influence excessive des oligarques dans la vie économique, politique et publique et enfin le gouvernement doit finaliser la réforme du cadre juridique pour les minorités nationales. La Hongrie veillera à ce que l'Ukraine garantisse pleinement les droits des minorités nationales et mette en oeuvre toutes les recommandations pertinentes de la Commission de Venise. Il est indispensable que le droit de la minorité hongroise en Ukraine soit restauré tel qu'il l'était avant 2015.
Quant à la réforme de l'UE, avant de parler de tout changement institutionnel, nous devrons examiner les effets sur les politiques de l'UE, y compris le budget, l'agriculture, le marché intérieur et la cohésion. Les intérêts de chaque État membre devront être respectés notamment dans ces domaines stratégiques. La Hongrie préfère des solutions politiques aux solutions procédurales, dans un souci d'égalité des États membres. Le maintien du consensus dans les domaines stratégiques est donc essentiel.
M. Jean-François Rapin, président. - Monsieur Jans Keviss-Petusko, la Lettonie a également rejoint l'UE en 2004, avec les deux autres pays baltes, et est aujourd'hui une ardente défenseuse de l'élargissement et de l'aide à l'Ukraine en particulier.
M. Jans Keviss-Petusko, chef de mission adjoint de l'ambassade de la République de Lettonie - Je vous remercie. Mesdames et Messieurs les Sénateurs. 2024 est le 20ème anniversaire de l'adhésion de la Lettonie à l'UE, mais le processus d'européanisation a été engagé par la Lettonie bien en amont. Il est compliqué, mais très motivant pour renforcer la défense de nos valeurs communes. Nous soutenons bien sûr l'élargissement de l'UE, qui doit s'adapter à cette nouvelle situation - portant potentiellement le nombre de ses membres à 35 -, ce qu'elle peut faire parallèlement au processus d'accession. Il ne serait pour l'instant pas productif de commencer des négociations très compliquées sur l'évolution des traités, car le traité actuel offre des possibilités (clause-passerelle...).
M. Jean-François Rapin, président. - Monsieur Nierijus Alexiejunas, la Lituanie a fait de l'élargissement une priorité politique, géopolitique et de sécurité majeure.
M. Nierijus Alexiejunas, ambassadeur de la République de Lituanie - Je vous remercie. L'élargissement offre l'opportunité non seulement de renforcer l'Europe, mais également de réformer l'UE. C'est généralement après les crises que l'Europe devient plus forte et mène les réformes nécessaires. L'élargissement offre également aux pays candidats une possibilité de se réformer et de s'européaniser... La Lituanie est la meilleure preuve de la réussite de la politique d'élargissement de l'UE. Le dernier sondage eurobaromètre a montré que 63 % des Lituaniens avaient confiance dans l'UE (au 3ème rang après le Danemark et la Suède), ce qui peut expliquer les raisons pour lesquelles les Lituaniens sont si engagés en faveur de l'élargissement. Par ailleurs, 76 % des Lituaniens sont optimistes concernant l'avenir de l'Europe. Enfin, le PIB par habitant de la Lituanie représentait 46 % de la moyenne européenne en 2004 et représente désormais 90 % de la moyenne européenne, en raison des progrès économiques incroyables réalisés au cours des 20 dernières années. Ces chiffres sont autant de preuves que la politique d'élargissement peut donner aux pays un cadre pour engager des réformes. En conclusion, il nous faut être optimistes et davantage confiants dans notre capacité à trouver les solutions nécessaires pour réformer l'UE. Il existe déjà un certain nombre d'outils pour rendre les conséquences de l'élargissement acceptables pour tous les pays (période transitoire, opt-out, exceptions...).
M. Jean-François Rapin, président. - Vous n'êtes donc pas favorable à une révision des traités. Monsieur Claude Bonello, le chemin de Malte vers l'adhésion a mis 17 ans à être parcouru. Quelle est aujourd'hui la vision maltaise de l'élargissement, alors que la présidence du Parlement européen est maltaise ?
M. Claude Bonello, représentant adjoint de l'ambassade de la République de Malte- Je vous remercie de nous donner l'occasion d'échanger nos points de vue sur ces importants sujets. Dans cette période critique pour l'avenir de l'UE, l'élargissement est un sujet important et sensible, susceptible de façonner la trajectoire de l'UE pour les décennies à venir. Malte soutient un processus d'élargissement fondé sur le mérite, qui doit être crédible, prévisible et fermement ancré dans un cadre juridique, en mettant l'accent sur les réformes fondamentales et en intégrant le principe de réversibilité. La réflexion sur les réformes internes de l'UE et le processus d'élargissement doivent suivre deux voix distinctes, mais parallèles : nous attendons avec grand intérêt une réflexion objective et réaliste qui permettrait d'entamer les discussions sur les réformes sans solutions préconçues. À cet égard, nous attendons avec impatience la contribution de la Commission européenne. Notre position est connue : nous ne sommes pas favorables au lancement de discussions institutionnelles précipitées qui risqueraient de diviser et de ne pas aboutir. Notre priorité absolue est de veiller à ce que notre unité, notre cohésion et notre représentativité restent constantes.
M. Jean-François Rapin, président. - Monsieur Wieslaw Tarka, la Pologne est un pays moteur pour l'élargissement et la sécurité de l'UE et vient de connaître un changement politique important.
M. Wieslaw Tarka, chef de mission adjoint de l'ambassade de Pologne - Je vous remercie de nous accueillir. La Pologne apprécie la décision prise par le Conseil européen de lancer des négociations d'adhésion avec l'Ukraine et la Moldavie. Nous attendons de la Commission qu'elle fournisse bientôt aux États membres un projet de cadre pour les négociations d'adhésion, car elles seront complexes et difficiles dans de nombreux domaines, notamment économiques. La perspective d'adhésion à l'UE est importante pour l'Ukraine, mais ce pays doit survivre à la guerre et nous devons prendre une décision concernant son aide financière. Sa reconstruction devrait être liée au processus d'adhésion à l'UE. Toute considération éventuelle sur les réformes internes de l'UE devrait faciliter le processus d'élargissement, et non l'interdire ou le retarder. Les États des Balkans s'inquiètent d'être laissés pour compte dans le processus d'intégration de l'UE dès lors que l'Ukraine et la Moldavie ont posé avec succès leur candidature d'adhésion à l'UE. Il faut leur assurer qu'il n'y a pas de concurrence entre les pays candidats. Les pays des Balkans occidentaux revêtent une importance stratégique pour la Pologne et l'ensemble de l'UE. Nos objectifs sont clairs et découlent de l'agenda de Thessalonique. La Pologne soutient sans équivoque l'élargissement de l'UE, car la perspective européenne est un catalyseur des réformes transformatrices. Une des conditions du processus d'élargissement de l'UE reste l'alignement des politiques étrangères des pays candidats sur la politique étrangère et de sécurité commune de l'UE. La stabilisation durable de la région des Balkans occidentaux est cruciale pour la sécurité de l'ensemble de la zone euro-atlantique. Il est nécessaire d'y manifester la présence et l'intérêt constants de l'OTAN. Nous sommes favorables à la poursuite de l'intégration de la région dans l'alliance, sans négliger les aspirations bosniaques à l'adhésion ou le partenariat avec la Serbie. Des acteurs agressifs comme la Russie et la Chine mobilisent des outils technologiques modernes et des médias sociaux pour accroître la polarisation politique et remettre en cause la cohésion institutionnelle des États indépendants. Il est nécessaire de soutenir le journalisme indépendant et d'encourager l'éducation aux médias dans la région des Balkans. Une double approche est nécessaire : d'une part promouvoir une information non faussée et d'autre part soutenir une stratégie de communication nationale et le renforcement des cybercapacités dans la région.
M. Jean-François Rapin, président. - Monsieur Jan Soth, la Slovaquie a connu une amélioration importante de son niveau de vie, de sa croissance économique et de sa stabilité depuis vingt ans qu'elle a rejoint l'UE. Votre pays est aussi une force de proposition en matière d'élargissement et de réforme de l'UE.
M. Jan Soth, ambassadeur de la République slovaque- Je vous remercie Monsieur le Président de cette initiative. Mesdames les Sénatrices et Messieurs les Sénateurs, chers collègues, l'élargissement et la réforme de l'UE sont les défis principaux des années à venir. L'élargissement et le renforcement de l'UE doivent faire partie de la réponse aux actuels changements géopolitiques. L'Europe ne pourra pas être stable, forte, unie et coopérative sans les pays des Balkans occidentaux et de l'Europe de l'Est. Si l'UE n'investit pas d'efforts et de ressources dans ces pays, elle perdra la confiance de leurs peuples et l'espace géopolitique sera occupé par d'autres puissances. La Slovaquie a toujours soutenu la politique d'élargissement et apprécie les progrès réalisés ces derniers mois dans ce domaine. Elle est consciente de la nécessité pour l'UE et pour les pays candidats de bien se préparer à la perspective d'adhésion, y compris en menant des réformes nécessaires. Le processus d'élargissement doit être fondé sur le mérite des pays candidats à l'adhésion, dès qu'ils seront prêts. Pour la crédibilité de sa politique d'élargissement, il est essentiel que l'UE adopte une approche symétrique et équilibrée envers les régions du Sud-Est (Balkans occidentaux) et de l'Est (Ukraine, Moldavie, Géorgie). Le concept d'intégration progressive ou d'adhésion graduelle de nouveaux pays membres à l'UE offre la possibilité de préparer au mieux les pays candidats à leur future adhésion et rend leurs perspectives européennes tangibles, ce qui constitue la meilleure motivation pour engager les réformes. Le processus d'élargissement et le processus de réforme doivent aller de pair, sans se conditionner l'un l'autre. Tout effort visant à rationaliser le processus décisionnel de l'UE doit garantir qu'aucun État membre ne perde sa voix. Il existe une marge de flexibilité dans le cadre actuel du traité pour procéder à ces ajustements. Pour l'instant, nous ne pensons pas qu'il soit nécessaire de consacrer du temps et de l'énergie à la discussion sur l'ouverture des traités européens.
M. Jean-François Rapin, président. - Madame Metka Ipavic, la Slovénie s'est engagée fortement pour l'élargissement, en priorité aux Balkans occidentaux. Comment appréciez-vous le plan d'investissement et de croissance annoncé le mois dernier en faveur des pays de la région ?
Mme Metka Ipavic, ambassadrice de la République de Slovénie - Monsieur le Président, je vous remercie de cette initiative et je salue les Sénateurs et Sénatrices présents, ainsi que mes collègues. À la lumière des nouveaux défis géostratégiques, un nouvel élargissement est devenu une priorité et une nécessité pour l'UE. Nous devons saisir ce moment politique pour construire une Europe plus forte et plus unie d'ici à la fin de la décennie. La Slovénie souhaite qu'un effort plus équilibré soit fourni pour ne pas laisser à la traîne les Balkans occidentaux et en particulier la Bosnie-Herzégovine. Il est nécessaire de prendre une décision sur l'ouverture de négociations au plus tard en mars de cette année. Notre objectif est de rendre le processus d'adhésion de la Bosnie-Herzégovine irréversible, ce qui est particulièrement important dans l'environnement international actuel. Nous soutenons la proposition du Président du Conseil européen de définir un calendrier précis (à horizon 2030) qui donnerait aux pays candidats une ligne directrice claire et une incitation à accélérer leur réforme et aux États membres le temps de préparer leurs réformes internes nécessaires. La communication sur les réformes annoncées par la Commission européenne est attendue. La Slovénie espère que les dirigeants adopteront d'ici l'été 2024 un accord sur la feuille de route relative aux réformes internes, qui devraient se dérouler parallèlement au processus d'élargissement. Le futur élargissement ne devrait pas attendre une réforme institutionnelle globale appelant une modification des traités fondateurs. L'élargissement et l'approfondissement dans certains domaines politiques devront être conclus en parallèle (marché unique, transition verte, transformation technologique et digitale...). La Slovénie est consciente qu'un élargissement majeur aurait des conséquences importantes sur certaines politiques et leur budget, notamment la politique agricole commune (PAC) et la cohésion. Pour être un acteur mondial plus efficace, le processus de décision doit évoluer, en particulier dans les domaines de la politique étrangère et de sécurité commune. La Slovénie est très active dans l'exploration des différentes options donnant à tous les pays membres les garanties nécessaires qui figurent déjà dans les traités existants. L'État de droit, essentiel, est la base du fonctionnement de l'UE : ses mécanismes de conditionnalité devront être renforcés pour le futur élargissement.
M. Jean-François Rapin, président. - Monsieur Tomas Chrobak, vous êtes un expert reconnu des questions européennes. Pouvez-vous nous partager le point de vue de Prague sur l'élargissement ?
M. Tomas Chrobak, Premier Secrétaire de l'Ambassade de République tchèque - Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Sénatrices et Sénateurs, chers collègues, je vous remercie dela tenue de cette réunion. La République tchèque a toujours soutenu l'élargissement de l'UE, quels que soient ses gouvernements successifs. Nous sommes très heureux de la décision historique prise par l'UE lors du Conseil européen de décembre 2023 d'ouvrir la voie à l'adhésion de l'Ukraine et de la Moldavie, mais nous ne voulons pas laisser de côté les Balkans occidentaux, qui ont toujours été la priorité de la présidence tchèque. Celle-ci a noué des liens avec l'Albanie et la Macédoine du Nord, a promu l'octroi du statut de candidat à la Bosnie-Herzégovine et a fait les premiers pas vers la suppression des visas pour le Kosovo. Les Balkans occidentaux ne doivent pas rester une tache blanche sur la grande Europe : pour des raisons sécuritaires et stratégiques, ils doivent faire partie intégrante de notre continent. Il faut préserver l'unité de l'UE vis-à-vis de l'agression russe en Ukraine. L'Ukraine doit recevoir le plein soutien de l'UE, car elle paye de son sang et défend son indépendance et son intégrité. La République tchèque n'est pas partisane de la révision des traités fondamentaux, mais estime qu'il faut chercher les moyens d'élargir les compétences de l'UE dans le cadre juridique actuel.
M. Jean-François Rapin, président. - Monsieur Hakan Akesson, nous sommes très curieux de vous entendre sur la ligne de la Suède en matière d'élargissement et de réforme, votre pays étant très engagé en faveur de la paix et de la sécurité.
M. Hakan Akesson, ambassadeur du Royaume de Suède - Monsieur le Président, Mesdames les Sénatrices, Messieurs les Sénateurs, chers collègues, je remercie la commission des affaires européennes de cette opportunité qui nous est donnée. L'élargissement de l'UE est dans l'intérêt de la Suède et de l'UE. Il s'agit de l'un des instruments les plus stratégiques pour renforcer la sécurité, la stabilité et la prospérité de l'UE. La Suède a un intérêt tout particulier à soutenir le rapprochement de l'Ukraine avec l'UE et se félicite de la décision du Conseil européen d'ouvrir les négociations d'adhésion avec ce pays. Il est en même temps important d'encourager les autres pays candidats à poursuivre leurs réformes pour devenir membres de l'UE. Le processus d'élargissement doit être basé sur le mérite, mais nous sommes prêts à considérer les propositions relatives à une approche graduelle, afin d'encourager les réformes dans les pays concernés. Il ne nous semble pas nécessaire de modifier les traités pour faire face à l'élargissement. Afin de garantir l'efficacité d'une UE élargie, la Suède est favorable au vote à la majorité qualifiée dans certains domaines comme la politique étrangère commune relative aux droits de l'homme, aux sanctions et aux opérations civiles.
Concernant la composition de la Commission, nous souhaitons conserver un commissaire par pays, un principe essentiel pour la légitimité et la transparence de la Commission, ainsi que pour l'influence de tous les États membres, quelle que soit leur taille. Pour ce qui est de l'orientation politique de l'UE d'une manière plus générale, la Suède est favorable à une concentration du travail législatif dans les domaines qui apportent une valeur ajoutée évidente, comme toujours sur la base du principe de subsidiarité et de proportionnalité.
Lorsque les crises frappent, les citoyens se tournent vers l'Europe. Depuis la guerre en Ukraine, non seulement le soutien des Suédois à l'adhésion de la Suède à l'OTAN a basculé, mais également leur soutien à l'UE, qui n'a jamais été aussi fort (54 % des Suédois en ont aujourd'hui une opinion positive).
M. Jean-François Rapin, président. - Monsieur Wolfgang Wagner, c'est en 1995 que votre pays, l'Autriche, a rejoint l'Union européenne, en même temps que la Finlande, dont nous excusons l'ambassadeur. Les responsables autrichiens que nous rencontrons sont unanimes à soutenir l'élargissement, en particulier aux Balkans occidentaux.
M. Wolfgang Wagner, chargé d'affaires à l'ambassade d'Autriche - Merci Monsieur le Président. Mesdames et Messieurs les Sénateurs, chers collègues, pour l'Autriche, les pays des Balkans occidentaux, candidats à l'adhésion, ne doivent pas passer après les nouveaux candidats que sont l'Ukraine, la Moldavie et la Géorgie. Le gouvernement autrichien estime qu'il est impératif d'assurer une situation équitable et un level playing field. L'élargissement aux Balkans occidentaux n'a pas qu'une importance théorique : l'histoire a montré à plusieurs reprises les conséquences d'une instabilité dans ce voisinage, le plus récent étant la dissolution de la Yougoslavie dans les années 90. L'UE est au premier rang des échanges commerciaux avec les Balkans occidentaux et l'Autriche et ses entreprises y sont un des premiers investisseurs.
Élargir l'UE signifie transférer nos règles et nos valeurs chez nos partenaires, ce qui est une nécessité pour l'avenir. Du point de vue autrichien, l'élargissement n'est pas un processus purement technique : l'UE promet depuis plus de 20 ans à ces pays une perspective d'adhésion, sans qu'aucune date concrète ne soit encore en vue. D'un point de vue géostratégique, nous risquons de perdre les peuples de ces pays au profit d'autres grandes puissances. Le gouvernement autrichien défend l'idée de prendre dès à présent des mesures concrètes, même si une adhésion complète n'est pas encore faisable, en appliquant par exemple un concept d'intégration graduelle. L'intégration graduelle est la première étape d'une éventuelle adhésion de plein droit, qui reste l'objectif, sans pour autant devoir modifier les traités. Pourquoi ne pas approfondir la coopération dans des domaines où elle apporte des bénéfices mutuels ? Le contexte géopolitique actuel nous a fait prendre conscience que les pays qui partagent notre mode vie et nos valeurs constituent une minorité dans le monde. Il est d'autant plus important de construire et cultiver des partenariats et des alliances stables et durables, en commençant par nos plus proches voisins.
M. Jean-François Rapin, président. - Monsieur Dimitrios Zevelakis, la Grèce accueillit le fameux Conseil européen de Thessalonique, en juin 2003, qui a lancé et structuré la perspective européenne des Balkans occidentaux. Quel est aujourd'hui son engagement en faveur de l'élargissement et des réformes qui permettront, enfin, de voir cette promesse tenue ?
M. Dimitrios Zevelakis, ambassadeur de Grèce - Monsieur le Président, Mesdames les Sénatrices et Messieurs les Sénateurs, chers collègues, je vous remercie pour la tenue de cette réunion. La Grèce a toujours été à l'avant-garde des efforts visant à l'intégration européenne des Balkans occidentaux, car elle profitera aux deux parties. Nous appelons à l'accélération de leur perspective européenne, notamment en mettant en oeuvre une intégration progressive fondée sur le mérite et réversible sur la voie de l'adhésion à part entière. Nous sommes très satisfaits de la décision prise par le Conseil européen d'ouvrir des négociations d'adhésion avec l'Ukraine et la Moldavie et d'accorder le statut de candidat à la Géorgie. Nous encourageons ces trois pays à poursuivre et accélérer les réformes nécessaires, notamment dans les domaines de l'État de droit, de la lutte contre la corruption et du crime organisé. La Grèce soutient l'intégration progressive des pays candidats, à condition que la crédibilité du processus d'élargissement et des conditions de concurrence équitable soient garanties. Il ne faudrait pas retarder davantage l'élargissement sous prétexte d'un nécessaire approfondissement institutionnel. Tous les pays candidats doivent être traités selon les mêmes règles, et les priorités géopolitiques ne doivent pas bouleverser un processus fondé sur le mérite. Une réflexion sur les réformes institutionnelles est toujours la bienvenue pour apporter des améliorations en temps voulu, mais elles ne doivent pas être une condition préalable à l'élargissement. La Grèce estime que le cadre institutionnel actuel de l'UE est adapté à l'élargissement, même si quelques ajustements sont nécessaires (par exemple, la pondération des voix au Conseil pourrait être examinée en fin du processus d'adhésion). Concernant la capacité décisionnelle du Conseil, le passage au vote à la majorité qualifiée ne devrait pas être posé comme une condition de l'élargissement. Tout usage abusif de l'unanimité ne devrait pas conduire à modifier les règles garantissant le respect des intérêts nationaux vitaux. Nous devrions nous concentrer sur le développement d'une culture du consensus en accordant une attention particulière aux nouveaux arrivants. Le passage au vote à la majorité qualifiée pour les décisions à prendre dans le domaine de la politique européenne de sécurité et de défense commune pourrait saper l'unité entre les États membres et la capacité de l'UE à fonctionner comme un acteur cohérent, fort et fiable au niveau mondial. Concernant les futures réformes internes, nous devrions nous concentrer sur l'ajustement des politiques et du financement de l'UE, qui ont une incidence directe sur la vie de ses citoyens et façonnent leur perception à l'égard de l'élargissement.
M. Jean-François Rapin, président. - Monsieur Javier Blanco, l'Espagne a eu la charge d'un semestre européen particulièrement dense et décisif en matière d'élargissement, le second de 2023. La déclaration de Grenade insiste sur les réformes parallèles à mener.
M. Javier Blanco, conseiller à l'ambassade d'Espagne - Je vous remercie. Monsieur le Président, Mesdames les Sénatrices et Messieurs les Sénateurs, chers collègues, l'Espagne est traditionnellement favorable à l'élargissement en raison de sa propre expérience de transformation politique et économique et de sa compréhension des besoins politiques et historiques de l'UE et des pays candidats. L'Espagne est l'un des pays dans lesquels l'élargissement bénéficie du plus grand soutien citoyen (75 % des citoyens). Le soutien de l'Espagne à l'élargissement s'est d'emblée manifesté par une visite du président Sanchez à Kiev et s'est concrétisé par les conclusions du Conseil européen convenant de l'ouverture des négociations avec l'Ukraine et la Moldavie. Le Conseil européen informel de Grenade a défini l'élargissement comme un investissement géostratégique de l'UE, qui contribuera au renforcement de notre continent. Ce dossier doit être abordé avec prudence, notamment en prêtant attention à l'impact de l'élargissement sur les institutions, les budgets et les politiques communautaires. Il implique déjà par ailleurs un fort investissement politique et économique pour l'UE. Il est important de rester très axé sur le mérite des candidats. Concernant les réformes que ces processus impliquent, l'Espagne s'est positionnée en faveur de l'ouverture d'une réflexion sur le fonctionnement futur de l'UE, y compris sur l'impact que l'élargissement aura sur son fonctionnement. Le rapport d'impact sur la PAC, la cohésion et les affaires institutionnelles qui sera présenté au premier semestre 2024 est très attendu.
M. Jean-François Rapin, président. - Monsieur Helder Carvalho Joana, le Portugal a toujours soutenu les élargissements successifs et s'est beaucoup engagé dans le fonctionnement des institutions européennes. C'est à Lisbonne qu'a été signé le traité qui a permis à l'UE d'avancer après un trou d'air historique. L'élargissement fait-il partie des sujets à l'ordre du jour des campagnes électorales nationale en mars et européenne en juin ?
M. Helder Carvalho Joana, chef de mission adjoint de l'ambassade du Portugal - Monsieur le Président, Mesdames les Sénatrices et Messieurs les Sénateurs, chers collègues, le Portugal a beaucoup bénéficié de son processus d'intégration et pour cette raison soutient l'élargissement, dans le respect des principes bien établis, tout en étant conscient de la complexité de l'exercice. Il est nécessaire de parler franchement et de tenir nos promesses, tant envers l'Ukraine qu'envers les Balkans occidentaux. Dans le contexte géopolitique actuel, le débat sur l'élargissement est inévitable et les décisions déjà prises par le Conseil européen, que nous soutenons, sont claires sur la direction à suivre. Les chefs d'État ou de gouvernement ont souligné la nécessité pour l'UE de débattre simultanément du processus de réforme nécessaire pour la préparer à cette nouvelle phase, ce dont se félicite le Portugal. Les progrès dans le processus d'adhésion des pays candidats doivent être en phase avec les réformes nécessaires que l'UE doit entreprendre pour accueillir de nouveaux membres et fonctionner efficacement avec plus de 30 pays. Le nouvel élan en faveur de la politique d'élargissement doit être accompagné d'un effort similaire pour restructurer l'UE, notamment au niveau de ses principales politiques communes, de son budget et de ses règles de fonctionnement. Concernant la révision des traités, le Portugal estime qu'il faut d'abord décider quel type d'UE est souhaité avant d'entrer dans un processus aussi complexe.
M. Jean-François Rapin, président. - Monsieur Michael Starbaek Christensen, le Danemark, après s'être tenu à l'écart pendant 30 ans de la politique de défense de l'Union européenne, a approuvé par référendum le 1er juin 2022 à une large majorité, la levée de l'option de retrait (opt-out) pour permettre sa pleine participation à la politique de sécurité et de défense commune ainsi qu'une augmentation des crédits de défense sur la période 2018-2023.
M. Michael Starbaek Christensen, ambassadeur du Danemark - Monsieur le Président, Mesdames les Sénatrices et Messieurs les Sénateurs, chers collègues, voici 10 ou 15 ans, la France et le Danemark se sont entendus pour freiner l'élargissement, sur des arguments basés sur la capacité d'absorption et la crainte qu'une UE élargie soit une UE plus faible. Cette position a évolué le 22 février 2022 avec l'invasion russe de l'Ukraine. Copenhague a compris le vrai pouvoir d'attraction de l'UE vis-à-vis des voisins de l'UE non encore membres de l'UE. Il faut utiliser cette attraction pour conserver le rôle mondial de l'Europe et notamment vis-à-vis de ses grands voisins. Je suis très fier du fort soutien du Danemark à la décision du Conseil européen prise en décembre 2023. Une union élargie est aussi une union réformée : le Danemark ne soutient pas de fortes modifications du traité, qui entraîneraient des discussions très compliquées entre les États membres et des risques d'opt-out. Les traités actuels permettent de mener les réformes nécessaires : le Danemark est désormais favorable à la prise des décisions sur la politique étrangère et de sécurité par majorité qualifiée. Les prochaines présidences de l'UE devront se pencher sur les réformes des politiques agricoles et de cohésion et sur le cadre financier approprié à une UE élargie. Les discussions seront difficiles, mais il faudra trouver un compromis, car l'élargissement est un fait accompli. La population danoise est très favorable à cet élargissement à l'Ukraine, la Moldavie et aux pays des Balkans occidentaux.
M. Jean-François Rapin, président. - Monsieur Niall Burgess, quelle est la perspective de Dublin sur l'élargissement, sachant que l'adhésion à l'UE a profondément transformé votre pays ?
M. Niall Burgess, ambassadeur d'Irlande - Monsieur le Président, Mesdames les Sénatrices et Messieurs les Sénateurs, chers collègues, il y a 50 ans, l'Irlande a fait partie du premier élargissement de l'UE : ces 50 dernières années ont transformé notre économie et notre société, ont soutenu notre processus de paix et ont amplifié notre impact au niveau mondial. C'est durant la présidence de l'Irlande en 2004 que l'UE a accueilli 10 nouveaux États membres. 20 ans plus tard, l'Irlande continue à être un fervent partisan de l'élargissement, qui a pris une signification et une urgence nouvelles avec l'invasion de l'Ukraine en 2022. Cette invasion a mis en lumière le besoin d'accroître rapidement notre soutien et notre coopération, non seulement avec l'Ukraine, mais aussi avec nos partenaires des Balkans occidentaux et des régions de l'Est. La semaine dernière, notre Première ministre a rencontré les présidents du Kosovo, du Monténégro et de la Macédoine du Nord et est persuadée que ces trois pays sont prêts à s'engager dans la mise en place des réformes nécessaires. L'élargissement de l'UE doit se faire sur le mérite et doit être précédé par des réformes initiées par les pays candidats. L'UE a la responsabilité de les y aider, car cette tâche est complexe. Nous devons continuer à tirer parti de la dynamique actuelle et soutenir avec constance les pays qui partagent les valeurs communes de l'UE. Le soutien de l'Irlande à l'élargissement de l'UE s'accompagne de la reconnaissance du besoin d'un engagement sérieux pour une refonte de l'UE. Les implications de l'élargissement seront nombreuses et ne se limiteront pas aux seules questions budgétaires et programmatiques. L'UE devra se pencher sur ses capacités internes et ses processus de prise de décision. L'Irlande est ouverte à des discussions en faveur d'un plus grand recours au vote à la majorité qualifiée dans les domaines tels que la politique étrangère et de sécurité commune, et reconnaît les divergences de points de vue existantes.
M. Jean-François Rapin, président. - Mme Katrin aus dem Siepen, nous avons auditionné il y a peu l'ambassadeur d'Allemagne. Nous savons le rôle moteur de votre pays en faveur des réformes et l'action commune franco-allemande est cruciale pour nous sur un enjeu de cette importance.
Mme Katrin aus dem Siepen, ministre-conseiller pour les affaires politiques de l'ambassade d'Allemagne - Monsieur le Président, Mesdames les Sénatrices et Messieurs les Sénateurs, chers collègues, le gouvernent fédéral allemand a pleinement soutenu l'ouverture de négociations d'adhésion avec l'Ukraine, car il s'agit non seulement d'une question de solidarité avec le peuple ukrainien, mais aussi d'un test de notre crédibilité et de notre fermeté dans la défense de nos valeurs communes. Cette position vaut également pour la Moldavie et justifie les décisions prises concernant la Géorgie et la Bosnie-Herzégovine. Face à la guerre d'agression russe, l'élargissement de l'UE est une nécessité politique. L'UE doit pleinement se préparer à l'adhésion de nouveaux membres. Ce processus de réforme prendra beaucoup de temps : pour bien l'encadrer et mettre en oeuvre les réformes nécessaires, il faut définir une feuille de route très concrète, notamment en liant plus systématiquement le versement de fonds européens au respect des normes de l'État de droit. Il est également nécessaire de ne pas agrandir la Commission et l'Allemagne serait prête à se passer temporairement d'un commissaire allemand. L'Allemagne propose d'élargir le champ des décisions à la majorité qualifiée, notamment pour les questions de fiscalité et de politique étrangère. Pour cette dernière, l'UE a besoin de compétences claires, d'un visage et d'une voix. L'Allemagne s'engage aux côtés de la France et de leurs partenaires pour rendre notre Europe plus forte, agile et solidaire dans un monde marqué par une concurrence croissante des systèmes politiques.
M. Jean-François Rapin, président. - Monsieur Antonino Cascio, l'Italie soutient ardemment l'élargissement, aux Balkans occidentaux en particulier.
M. Antonino Cascio, chef de mission adjoint de l'ambassade d'Italie- Monsieur le Président, Mesdames les Sénatrices et Messieurs les Sénateurs, chers collègues, l'Italie est parmi les pays les plus convaincus dans le soutien au processus d'élargissement, dans l'idée de compléter l'UE en évitant de laisser des vides géographiques qui risquent d'être remplis par des acteurs qui ne sont pas nécessairement bien disposés envers l'UE. L'Italie a à ce titre toujours porté une forte attention aux pays des Balkans occidentaux, qui constituent une région stratégique pour l'UE, comme l'histoire nous le rappelle. Le processus d'élargissement doit être fondé sur le mérite, mais ne doit pas négliger les implications géostratégiques devenues évidentes après l'agression russe de l'Ukraine. Nous avons soutenu l'ouverture de négociations d'adhésion avec l'Ukraine et la Moldavie et la concession de statut de pays candidat à la Géorgie. Nous sommes prêts à faire tout notre possible pour soutenir ces pays dans leur parcours de réformes indispensables pour devenir membre de l'UE. La perspective d'une UE à 35 ou 36 membres nous impose une réflexion sur la nécessité de réformer les institutions et les politiques européennes pour éviter une paralysie de l'UE et assurer la poursuite de son fonctionnement, par le biais de politiques qui ont connu un énorme succès comme la PAC, la politique de cohésion, la politique de recherche... Ces deux parcours - le processus d'adhésion et le processus de réforme - doivent être menés en parallèle. L'une des plus importantes questions à traiter sera celle du budget : pour donner à l'UE les moyens d'être efficace dans son action, il est nécessaire d'avoir les ressources propres suffisantes pour échapper aux débats entre pays contributeurs et pays bénéficiaires et sortir de la logique de la « somme zéro » dans nos réflexions.
M. Jean-François Rapin, président. - Monsieur Marc Unegeheuer, le Grand-Duché de Luxembourg, autre pays fondateur, est le siège de nombreuses et importantes institutions européennes.
M. Marc Unegeheuer, ambassadeur du Grand-Duché de Luxembourg - Monsieur le Président, Mesdames les Sénatrices et Messieurs les Sénateurs, chers collègues, le Luxembourg soutient la nouvelle dynamique du processus d'élargissement et considère que l'élargissement est un investissement géostratégique dans la paix, la sécurité, la stabilité et la prospérité. Il est essentiel que le processus d'élargissement reste basé sur le mérite, malgré son contexte géopolitique. Il faut éviter tout système d'élargissement à deux niveaux. Tous les pays candidats doivent être évalués en fonction de leur propre mérite et chaque pays doit mettre en place les réformes nécessaires. Il faut porter un accent particulier sur l'État de droit. Pour que cet élargissement soit un succès, l'UE doit mettre en place ces réformes. Nos politiques doivent en effet continuer à fonctionner dans la nouvelle Europe élargie. Nous sommes donc favorables à ce que les deux processus se déroulent de manière parallèle, mais chacun à son propre rythme, en évitant toute automatisation entre les deux. Il nous faut analyser l'impact de l'élargissement sur le budget de l'UE, la PAC, les fonds de cohésion. Il est particulièrement important de poursuivre cette action de manière inclusive et transparente. Tout élargissement doit contribuer au renforcement de l'UE : nous devons garantir sa stabilité et sa prospérité. Il ne faut pas perdre de vue les fondamentaux de l'UE et donc défendre les acquis communautaires tels que le marché intérieur, l'espace Schengen et l'État de droit. Concernant la réforme des règles institutionnelles, nous estimons que l'UE doit se baser sur les dispositions qui figurent déjà dans les traités, car il est très difficile de faire une nouvelle convention et de lancer un processus de ratification d'un nouveau traité.
M. Jean-François Rapin, président. - Je vous remercie. Je vais maintenant donner brièvement la parole à nos trois co-rapporteurs sur l'élargissement - Claude Kern, Didier Marie et Marta de Cidrac - puis à nos autres collègues.
M. Claude Kern. - Mesdames et Messieurs, à votre avis, quelles sont les conséquences de l'élargissement de l'UE pour le budget européen et les politiques communes les plus importantes, comme la PAC ou la politique de cohésion ? Face au risque de lassitude des Européens, mais aussi de la population ukrainienne, après deux années de guerre et au vu des difficultés évidentes de contre-offensive ukrainienne, comment poursuivre le plus efficacement possible le soutien politique, financier et militaire à l'Ukraine tout en l'incitant à défendre le mieux possible les valeurs communes de la démocratie et de l'État de droit ? Comment accompagner ce pays dans la mise en oeuvre des réformes indispensables dans le cadre d'une méthodologie au pilotage plus politique, réversible et fondée sur le mérite ?
M. Didier Marie. - Mesdames et Messieurs, j'ai noté dans vos propos un grand nombre de convergences, sur le fait que nous nous trouvons face à un défi historique, que la question est vitale pour la démocratie et répond à une nécessité stratégique et géopolitique, et qu'il n'est plus question de savoir si et quand l'UE va s'élargir, mais comment elle doit le faire. Le premier constat collectif est que l'approche qui a fait ses preuves en 2004 semble inadaptée aujourd'hui et qu'il faut inventer une nouvelle méthode à la fois pour permettre aux pays candidats de rejoindre l'UE le plus vite possible en respectant les principes et les valeurs de l'UE (adhésion au mérite, État de droit et démocratie) et également pour entreprendre les réformes institutionnelles nécessaires sans que cela serve de prétexte pour bloquer le processus d'adhésion. Vous semblez unanimes sur le fait qu'il n'est pas nécessaire de rouvrir les traités, ce qui se conçoit au regard de la défiance actuelle d'une partie de nos concitoyens à l'égard des institutions européennes et du risque que pourrait représenter un référendum. On peut néanmoins s'interroger sur la nécessité de rouvrir les traités à un moment donné, car l'exercice sera peut-être plus complexe lorsque l'UE comptera 35 ou 36 membres. Nous ne pouvons pas faire l'économie d'une réforme.
Que pensez-vous de la feuille de route préconisée par le groupe d'experts mandatés par les gouvernements français et allemands ? Concernant le passage de la règle de l'unanimité à la règle de la majorité qualifiée, il semble exister des divergences entre ceux qui considèrent que la majorité qualifiée ne doit pas concerner les questions de politiques étrangères et de sécurité commune, et ceux qui sont prêts à l'envisager. Je souhaiterais également avoir votre avis sur la future organisation de la Commission : chaque commissaire devra-t-il avoir un portefeuille plein et entier ou une organisation différente peut-elle être envisagée ?
Enfin, que pensez-vous de l'opportunité de rééquilibrer les relations entre les trois institutions européennes, notamment en accordant davantage de place au Parlement européen, en instituant le principe de codécision et en lui donnant un pouvoir d'initiative ? De la même façon, quelle place souhaitez-vous donner aux Parlements nationaux dans le processus qui s'ouvre, et imaginez-vous leur donner une capacité d'initiative avec le fameux « carton vert » qui n'a jamais abouti ? Je partage enfin vos propos sur la nécessité d'avoir des moyens supplémentaires pour accueillir nos futurs partenaires et de réfléchir au futur budget européen et à ses ressources propres.
Mme Marta de Cidrac. - Merci à tous de vous être prêtés à cet exercice. Concernant la nouvelle méthodologie appliquée aux pays candidats des Balkans occidentaux, j'ai relevé à plusieurs reprises la référence faite à un « processus graduel lié au mérite des pays candidats », que nous pouvons partager, ainsi qu'à la notion de « réversibilité ». Vous avez également évoqué les notions de solidarité, d'équilibre et de stabilité, autour desquelles semble se dégager une forme de consensus entre les pays membres. L'un d'entre vous a parlé de « vide géographique » si l'on excluait les pays des Balkans : il est difficile d'imaginer qu'un morceau de cette terre commune ne puisse pas faire partie de l'UE à laquelle beaucoup aspirent. En fin d'année dernière, un plan d'investissement et de croissance pour cette zone a été annoncé avec 6 milliards d'euros : comment cela pourrait être mis en oeuvre, dans quel délai, comment envisagez-vous cette articulation ?
M. Jean-François Rapin, président. - Je ne peux pas redonner la parole à chacun, sachant que certains d'entre vous ont apporté une réponse à ces questions dans leurs interventions, mais j'invite ceux d'entre vous qui le souhaitent à compléter leur propos.
Mme Katrin aus dem Siepen, ministre-conseiller pour les affaires politiques de l'ambassade d'Allemagne - Je précise que l'Allemagne organisera avec l'Ukraine une conférence pour la reconstruction de l'Ukraine à Berlin les 11 et 12 juin 2024.
M. Antonino Cascio, chef de mission adjoint de l'ambassade d'Italie- Nous soutenons le plan d'investissement et de croissance pour les pays des Balkans comme tous les efforts fournis pour accompagner leur processus d'adhésion à l'UE. L'Italie souhaite une implication majeure des États membres dans la gouvernance du plan de croissance, car leur expertise et leurs compétences pourraient être exploitées dans son développement.
M. Nierijus Alexiejunas, ambassadeur de la République de Lituanie - Parallèlement aux propositions des douze experts franco-allemands, des professeurs de sciences politiques de l'Université de Vilnius ont produit avec certains collègues des pays nordiques voisins des propositions relatives aux conséquences de l'élargissement à venir et des réformes à envisager. Ces travaux ont été présentés par le Vice-ministre des Affaires étrangères de Lituanie au Conseil des Affaires étrangères. Les alternatives à l'élargissement, qui consisteraient à laisser ces pays en dehors de l'UE, seraient plus coûteuses et amèneraient à une instabilité régionale et des problématiques « de voisinage ». Il paraît économiquement et politiquement plus pertinent d'intégrer à l'UE ces pays prêts à partager nos valeurs et à contribuer à une Europe plus forte. Les conséquences de l'intégration de la Lituanie en même temps que 9 autres pays ont été probablement plus importantes que celles qu'entraînera l'intégration de l'Ukraine et des autres pays actuellement candidats. L'UE a néanmoins réussi à les intégrer et la Lituanie est peut-être le meilleur exemple de la réussite de la politique d'élargissement. Concernant la continuité de l'aide apportée à l'Ukraine, l'assistance militaire semble désormais être la plus importante. Une réflexion doit être menée sur la manière d'élargir la coopération au niveau européen entre les industries de l'armement et de la défense, par exemple sur la manière d'augmenter la production de munitions. Au niveau géopolitique, l'intégration de l'Ukraine à l'UE et à l'OTAN est la meilleure réponse à apporter à la Russie de Vladimir Poutine.
M. Jean-François Rapin, président. - Pour information, nous auditionnerons demain matin le Commissaire Breton notamment sur le sujet de l'industrie de l'armement.
M. Wolfgang Wagner, chargé d'affaires à l'ambassade d'Autriche - Le plan de croissance et d'investissement a été salué avec enthousiasme par notre ministre, car il permet d'assurer une situation équitable. Il semble en effet inclure une imbrication plus étroite dans le marché intérieur déjà en place pour l'Ukraine et la Moldavie, mais pas encore en place dans la plupart des pays des Balkans occidentaux.
M. Ronan Le Gleut. - La commission des affaires étrangères et de la défense s'est rendue fin décembre 2023 à Kiev et en Pologne. Nous avons ressenti une certaine inquiétude sur le volet de la politique agricole commune. D'un point de vue géostratégique, offrir à l'Ukraine une perspective d'adhésion est indispensable compte tenu des valeurs fondamentales que sont l'État de droit et la démocratie. Il nous faudra néanmoins réinventer la politique agricole commune une fois l'Ukraine intégrée à l'UE. Cette question fait-elle partie des réflexions en cours dans vos pays ?
Mme Mathilde Ollivier. - Concernant la révision de certaines politiques très intégrées, comme la PAC, il sera nécessaire au-delà des réformes institutionnelles de mener des réformes profondes. Comment envisagez-vous de mener ces réformes nécessaires, qui devraient l'être avant le prochain cadre financier pluriannuel ? La politique intérieure de la Pologne et de la Slovaquie ont été récemment très déstabilisées, notamment par le passage des céréales russes via leur territoire. Il semblerait pertinent d'élargir la focale à l'outre-Atlantique avec l'inquiétude d'une éventuelle réélection de Donald Trump et les perspectives d'instabilité de la politique étrangère américaine qui en découlerait. Ces perspectives colorent d'une certaine urgence la nécessité de réformer l'UE et d'avancer en matière de politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Au-delà des possibilités de majorité qualifiée sur la PESC, quelle autre piste envisagez-vous pour éviter les blocages ? Il faudra par ailleurs convaincre les populations des différents États membres du bien-fondé de l'élargissement : comment envisagez-vous d'entraîner tous les citoyens de l'UE ? Enfin, concernant l'État de droit, l'intransigeance doit être de mise pour avancer de manière coordonnée à l'échelle européenne et nous ne pourrons pas avancer dans l'intégration sans mécanismes plus forts pour garantir le respect de cet État de droit.
Mme Catherine Morin-Desailly. - La crise sanitaire et la guerre qui s'est invitée aux portes de l'Europe nous ont fait prendre conscience de nos carences et de nos dépendances dangereuses et nous invitent à retrouver une forme d'autonomie stratégique et de souveraineté notamment en matière de politique industrielle. Sur quels sujets vos pays respectifs travaillent-ils pour retrouver une plus grande autonomie stratégique ?
M. Hakan Akesson, ambassadeur du Royaume de Suède - Stockholm mène actuellement une réflexion sur les conséquences budgétaires de l'élargissement. À long terme, il est probable qu'il affectera les politiques de l'UE, ce qui nécessitera de réformer les politiques les plus coûteuses en termes budgétaires, dont font partie la PAC et la politique de cohésion. Il faut augmenter l'aide apportée à l'Ukraine et le faire dans la durée. Le soutien militaire est peut-être l'aide la plus importante à lui apporter en ce moment, afin de garantir la sécurité, mais il faudrait aussi des programmes pour soutenir les efforts de réforme et de reconstruction de ce pays. Ces aides coûteront très cher au contribuable européen.
M. Antonino Cascio, chef de mission adjoint de l'ambassade d'Italie- La question budgétaire ne doit pas être abordée en termes de conséquences de l'élargissement sur le budget et les politiques de l'UE, mais en se demandant quelle UE nous voulons avoir. Nous devons définir nos ambitions et ensuite nous donner les moyens pour les atteindre. Le budget de l'UE a changé à la suite de l'élargissement de 2004 : l'Italie est par exemple passée de bénéficiaire net à contributeur net. La crise Covid et l'agression russe en Ukraine ont montré l'utilité de disposer d'instruments et de politiques longtemps critiquées. Ces politiques sont essentielles pour assurer la souveraineté stratégique de l'UE, qui aux yeux de l'Italie doit être impérativement développée dans les secteurs de la défense, de l'alimentation, de la santé... Lors des discussions sur le cadre financier pluriannuel, a été évoquée la flexibilité du budget. Cette flexibilité budgétaire est essentielle, comme l'ont prouvé le plan de relance suite au Covid puis les exigences du soutien à l'Ukraine. Il faudra tirer les leçons de ce qui nous est arrivé.
M. Wieslaw Tarka, chef de mission adjoint de l'ambassade de Pologne - La Pologne a été confrontée non seulement à l'arrivage des céréales ukrainiennes, mais également à une problématique en termes de transports. Les négociations d'adhésion seront complexes, car pour la Pologne, l'agriculture est très importante et représente 30,5 % de son PNB. Les protestations des entreprises de transport à la frontière orientale de la Pologne semblent être en voie de résolution. Il semble également possible de réguler le flux de céréales, dont la clé est probablement interne à la Pologne. Mon pays est dans une situation de cohabitation politique entre le Président et le nouveau gouvernement. Au forum de Davos, le Président et le ministre des Affaires étrangères parlent d'une même voix sur l'Ukraine : je suis certain que la Pologne soutiendra l'Ukraine et cherchera une solution pour résoudre ces problèmes actuels.
M. Jan Soth, ambassadeur de la République slovaque- Le destin de ces industries - transport et agriculture- est crucial pour plusieurs régions de la Slovaquie et certainement plus prégnant que dans les pays plus occidentaux de l'Europe.
M. Jean-François Rapin, président. - Je suis tout à fait d'accord avec vous : la Slovaquie est probablement moins sensible que la France aux questions que j'ai posées au gouvernement cet après-midi sur la pêche... elles ont pourtant une dimension européenne importante. Je comprends que la question de l'Ukraine soit plus sensible pour ses voisins que pour la France.
M. Niall Burgess, ambassadeur d'Irlande - La question de Madame la Sénatrice sur la manière de s'assurer l'accord des peuples sur une décision aussi importante que celle de l'élargissement est très pertinente. Il serait utile de partager nos expériences : l'Irlande utilise une citizens assembly pour discuter de sujets difficiles. Le droit de nommer un membre de la commission touche à la perception de la légitimité des institutions européennes.
M. Helder Carvalho Joana, chef de mission adjoint de l'ambassade du Portugal - Avant de discuter des sujets institutionnels, sources de division et de complexité, nous devons décider quel type d'UE nous voulons après l'élargissement. Le « bâtiment » peut être commun, mais chacun peut faire des choix en fonction de ses priorités et de ses intérêts, qui auront des implications institutionnelles et politiques. Le Portugal est très conscient des implications de l'élargissement : il ne sera plus bénéficiaire net, mais contributeur net. L'UE doit mener les réformes nécessaires pour qu'elle puisse fonctionner.
M. Jean-François Rapin, président. - La question des ressources propres est essentielle. Deux cas de figure se profilent : celui des pays qui étaient bénéficiaires nets et qui deviendront contributeurs nets et celui de ceux qui étaient déjà contributeurs nets et qui le seront encore plus... Nous devons faire beaucoup de pédagogie auprès des citoyens, et l'information des parlementaires sur ces sujets est essentielle. Merci à tous.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 19 h 10
Jeudi 18 janvier 2024
- Présidence de M. Cyril Pellevat, vice-président -
La réunion est ouverte à 08 h 40
Politique étrangère et de défense - Point de suivi concernant la compétence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) en matière de politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et la stratégie industrielle de défense européenne : communication de M. François Bonneau, Mme Gisèle Jourda et M. Dominique de Legge
M. Cyril Pellevat. - Mes chers collègues, dans des circonstances particulières, je remplace ce matin le président Rapin, retenu pour un petit-déjeuner de travail avec le commissaire européen au marché intérieur, M. Thierry Breton, que notre commission auditionnera ensuite.
Notre semaine très riche se poursuit donc avec, ce matin, cette audition avant laquelle il a paru utile de vous informer des derniers développements en matière de défense européenne. En effet, ce sujet, à forte dimension industrielle, entre dans les compétences du commissaire Breton et y occupe une place croissante.
Les rapporteurs que nous allons entendre saisiront l'occasion pour faire un point sur un sujet juridique dont notre commission a identifié l'enjeu politique l'an dernier, ce qui a conduit les présidents des trois commissions concernées du Sénat à en saisir le Premier ministre. Je veux parler de la compétence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) en matière de Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) : les rapporteurs nous rappelleront les préoccupations du Sénat à ce propos et nous diront pourquoi elles sont plus que jamais d'actualité.
Mme Gisèle Jourda. - Mes chers collègues, dans le prolongement de nos travaux menés l'an passé sur l'adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne des droits de l'homme et sur les textes relatifs à l'industrie de défense européenne, nous avons souhaité ce matin faire un point d'actualité qui alimentera nos réflexions en vue de l'audition qui va suivre du commissaire européen Thierry Breton. Celui-ci prépare en effet d'arrache-pied une stratégie relative à l'industrie de défense européenne qui devrait être présentée fin février.
Pour préparer cette communication, nous avons auditionné les services du Secrétariat général des affaires européennes. Nous souhaitions également auditionner certaines directions du ministère des armées mais cette audition a dû être décalée.
Le premier point que nous souhaitons évoquer concerne l'évolution du dossier concernant les compétences de la CJUE en matière de PESC et son incidence sur les négociations d'adhésion de l'Union à la Convention européenne des droits de l'homme.
Ces négociations ont progressé sur l'ensemble des points, sauf celui concernant la PESC. Le sujet qui demeure est celui de l'épuisement des voies de recours interne à l'Union européenne avant que la Cour européenne des droits de l'homme ait à se prononcer sur une éventuelle violation des droits de l'Homme du fait de la mise en oeuvre d'actes relevant de la PESC.
Pour mémoire, il ressort des articles 24 du traité sur l'Union européenne et 275 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne que la CJUE n'est pas compétente en ce qui concerne les dispositions relatives à la PESC, ni en ce qui concerne les actes adoptés sur leur base. Seules deux exceptions sont prévues : pour contrôler le respect de l'article 40 du traité sur l'Union européenne et pour examiner les recours concernant les mesures restrictives adoptées par le Conseil à l'encontre de personnes physiques ou morales.
Sans refaire l'historique du dossier des négociations d'adhésion de l'Union à la Convention européenne des droits de l'homme, je rappelle que, par un avis 2/13 rendu le 18 décembre 2014, la CJUE avait bloqué un premier projet d'adhésion finalisé en avril 2013, en rejetant en particulier la possibilité que la Cour européenne des droits de l'Homme puisse connaître des actes relatifs à la PESC, alors qu'elle-même ne le pouvait pas en application des traités.
Les négociations d'adhésion ont été relancées à compter d'octobre 2019, de nouvelles directives de négociation ayant alors été adoptées en vue de répondre aux différents problèmes recensés par la CJUE. S'agissant de la PESC, ces directives privilégiaient en particulier la définition d'un mécanisme de réattribution de responsabilités. Concrètement, cela signifie que des tribunaux nationaux, choisis en fonction de critères spécifiques, seraient amenés à se prononcer sur une éventuelle violation des droits de l'Homme du fait de la mise en oeuvre d'actes relevant de la PESC.
Les négociations n'ont pas permis de faire prospérer cette solution et la Commission européenne a alors proposé une autre piste, soutenue par le service juridique du Conseil, consistant à adopter une déclaration intergouvernementale interprétative qui permettrait à la CJUE d'étendre sa compétence aux actes relevant de la PESC afin de vérifier une éventuelle violation des droits fondamentaux avant que la Cour européenne des droits de l'Homme ne se prononce.
C'est cette perspective que nous avons rejetée avec force dans la résolution adoptée l'an dernier par le Sénat. Nous avions considéré qu'une telle déclaration contredirait les traités qui ont été ratifiés par les États membres conformément à leurs règles constitutionnelles respectives. Nous avions également affirmé qu'elle s'apparenterait de fait à une révision des traités, soustraite au contrôle des parlements nationaux, et effectuée selon des modalités qui ne sont pas prévues par l'article 48 du traité sur l'Union européenne, ce qui constituerait une violation des règles de l'État de droit. Nous appelions également à poursuivre les négociations en vue de trouver une solution juridique appropriée.
Les négociations, après avoir exploré la voie de la création d'une nouvelle juridiction commune, ne progressent plus aujourd'hui sur le volet PESC, le seul restant encore en discussion, dans l'attente d'un arrêt de la CJUE.
Celui-ci devrait intervenir d'ici quelques mois et, dans ce contexte, la présidence belge du Conseil ne prévoit à ce stade qu'un point d'étape sur les négociations d'adhésion, en fin de semestre.
Néanmoins, une étape importante, dont nous souhaitons vous rendre compte, est intervenue le 23 novembre 2023. L'avocate générale à la Cour de justice a rendu ses conclusions dans trois affaires en vue de préciser les compétences de la CJUE en matière de PESC.
D'une part, dans l'affaire C-351/22, Neves 77 Solutions, l'avocate générale considère que la CJUE n'est pas compétente pour interpréter des dispositions générales d'une mesure de l'Union en matière de PESC dans le seul but d'en préciser le sens, mais qu'elle peut interpréter les droits et principes fondamentaux de l'Union pour permettre d'apprécier la légalité de mesures nationales mettant en oeuvre la PESC.
D'autre part, dans les affaires jointes C-23/22 P, KS et KD/Conseil e.a. et C-44/22 P, Commission/KS e.a., l'avocate générale considère que les particuliers peuvent introduire un recours en indemnité devant les juridictions de l'Union en invoquant de prétendues violations des droits fondamentaux du fait de mesures adoptées par l'Union en matière de PESC. Elle interprète pour cela la finalité de la limitation de compétence de la CJUE en matière de PESC en soulignant, en particulier, que « la violation d'un droit fondamental ne pouvant être un choix politique, les juridictions de l'Union doivent être en mesure de contrôler si cette limite a été franchie ».
Ce dossier, dans lequel la France est intervenue, fait une nouvelle fois apparaître son isolement, elle seule prônant une application stricte et littérale des traités.
L'avocate générale a purement et simplement balayé les arguments avancés par la France, y compris le point concernant la modification de fait des traités que nous avions soulevé dans notre résolution. Elle évoque également très directement les enjeux liés à l'adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne des droits de l'homme.
Elle affirme ainsi que la nécessité de respecter l'État de droit ne peut conduire les juridictions de l'Union à modifier les traités, mais que cela ne les empêche pas d'interpréter les traités conformément au principe de protection juridictionnelle effective et qu'elles sont mêmes tenues de le faire. Concrètement, cela rejoint très directement la finalité de la déclaration intergouvernementale interprétative qu'avait proposée la Commission européenne. Cela correspond également à l'approche défendue par le service juridique du Conseil. Celui-ci estime qu'il convient d'établir une distinction claire entre les actes impliquant des choix politiques en matière de PESC, qui ne sont pas soumis au contrôle juridictionnel, et les actes visant à mettre en oeuvre des actions concrètes, qui le sont.
L'avocate générale rejette explicitement les deux solutions techniques présentées par la France pour éviter de donner compétence aux juridictions de l'Union.
Elle affirme ainsi qu'« il n'y a aucune raison particulière pour qu'une juridiction de l'État membre exerçant la présidence du Conseil soit la mieux placée pour connaître d'une affaire concernant la prétendue violation des droits fondamentaux par une mission de l'Union ».
Elle écarte également la possibilité de porter l'action devant les juridictions de n'importe quel État membre. Elle considère en effet qu'une telle solution pourrait donner lieu à un « forum shopping », les requérants recherchant l'État membre qui dispose des règles procédurales les plus favorables régissant les actions en indemnité. Il reviendrait alors à la Cour européenne des droits de l'homme de résoudre les éventuelles divergences de jurisprudence internes à l'Union, perspective qui ne lui convient manifestement pas.
L'avocate générale rejette enfin l'idée évoquée par la France de créer une nouvelle juridiction commune pour connaître des affaires relatives à des violations des droits fondamentaux par des mesures relevant de la PESC. Elle s'interroge au passage sur les raisons qui conduiraient les États membres « à conférer une compétence à une autre juridiction supranationale s'ils ne sont pas disposés à reconnaître une telle compétence aux juridictions de l'Union ».
À partir de ces éléments, l'avocate générale évoque l'enjeu des négociations d'adhésion de l'Union à la Convention européenne des droits de l'homme. Elle relève que le processus d'adhésion n'est possible que s'il respecte les caractéristiques spécifiques de l'ordre juridique de l'Union et n'affecte pas les compétences qui ont été conférées à l'Union par les traités.
Elle souligne à cet égard l'intérêt de l'interprétation des traités qu'elle propose, laquelle permettrait de déterminer plus clairement la limitation de la compétence des juridictions de l'Union en matière de PESC, dans un sens naturellement restrictif. Elle souligne ainsi qu'une telle interprétation ressort de ce qu'elle appelle les « principes constitutionnels de l'ordre juridique de l'Union », principalement l'État de droit, qui comprend le droit à une protection juridictionnelle effective, et le principe imposant le respect des droits fondamentaux dans toutes les politiques de l'Union.
Le rôle des juridictions de l'Union qui découle de ces principes ne peut donc être limité qu'à titre exceptionnel.
Cette interprétation permettrait de sauvegarder l'autonomie de l'ordre juridique de l'Union, en évitant que d'éventuelles divergences entre les juridictions nationales soient tranchées par une juridiction extérieure à celui-ci.
Comme le souligne l'avocate générale de manière imagée, « la majorité des États membres intervenus dans la présente affaire ont approuvé la description imagée du gouvernement tchèque selon laquelle « tout train susceptible d'arriver à Strasbourg doit d'abord s'arrêter à Luxembourg ». L'interprétation proposée prévoit un tel arrêt à Luxembourg ».
Il ne s'agit à ce stade que des conclusions de l'avocate générale, et non du jugement de la Cour, mais nous connaissons tous leur importance. Une nouvelle fois, nous mesurons le grand isolement de la France. Le risque des prochains mois est de voir la position politique que nous avons adoptée balayée par une interprétation très constructive de la CJUE, avec le plein soutien des institutions de l'Union et des autres États membres, sans qu'aucune modification des traités ne soit nécessaire.
De fait, si la CJUE retenait l'interprétation proposée par son avocate générale, il n'y aurait plus de nécessité d'assortir le projet d'adhésion de l'Union à la Convention européenne des droits de l'homme d'une clause spécifique ou d'une déclaration interprétative. Le dernier obstacle sur la voie des négociations d'adhésion serait alors levé.
Je veux toutefois rappeler qu'il nous reviendra, le moment venu, de ratifier l'accord d'adhésion. Pourrions-nous accepter cet accord dans ces conditions, si la position que nous défendons avec force en nous fondant sur les traités venait à être battue en brèche ? Cela ne remettrait toutefois pas en cause les compétences que la CJUE se serait arrogées.
Nous ne sommes pas au bout du processus et nous serons certainement amenés à refaire un point devant vous, en veillant à expertiser l'impact qu'aurait une telle jurisprudence sur la conduite des opérations menées dans le cadre de la PESC. On ne peut en effet exclure, dans cette hypothèse, des stratégies de contournement pouvant prendre la forme d'accords intergouvernementaux ne relevant pas de la PESC.
Le moins que l'on puisse dire à ce stade, c'est que la dynamique actuelle ne va pas dans le sens que nous appelions de nos voeux.
M. François Bonneau. - Le deuxième sujet que nous souhaitons évoquer sera certainement au coeur de l'audition qui va suivre, puisqu'il concerne la préparation de la stratégie relative à l'industrie de défense européenne (EDIS), ainsi que du programme européen d'investissement dans le domaine de la défense (EDIP) qui devrait lui être associé.
Ce programme pérenne aurait vocation à prendre le relais de l'instrument visant à renforcer l'industrie européenne de la défense au moyen d'acquisitions conjointes, plus communément appelé « EDIRPA », et de l'action de soutien à la production de munitions, connue sous le terme « ASAP », mesures uniquement temporaires qui ont été adoptées pour faire face à la guerre en Ukraine.
Les services de la direction générale de l'industrie de la défense et de l'espace (DG DEFIS) de la Commission européenne, placée sous l'autorité de Thierry Breton, préparent activement et à marche forcée ces documents, initialement annoncés pour 2023 et qui devraient finalement être dévoilés le 27 février prochain. Le Président du Conseil européen, Charles Michel, a souligné fin novembre que les enjeux liés la défense figureraient parmi les sujets prioritaires dans la préparation de l'agenda stratégique des dirigeants.
À la suite d'une réunion du groupe ad hoc du Conseil consacré à l'industrie de défense, tenue le 30 octobre, la Commission a organisé, pendant les mois de novembre et décembre, quatre réunions avec les représentants des États membres. À chaque fois, la Commission a transmis des questionnaires aux États membres, qui ont disposé de quelques jours pour lui adresser des contributions écrites.
Le dialogue était structuré autour de quatre sujets :
- investir mieux et ensemble dans la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE) ;
- préserver la compétitivité de la BITDE ;
- améliorer la sécurité d'approvisionnement ;
- aider la BITDE à se préparer au nouveau contexte à travers les politiques de l'Union.
La Commission a également organisé des échanges avec l'industrie, les think tanks et le secteur financier. Tous ces protagonistes ont été associés au travers d'un processus de consultation mené conjointement avec le Service européen pour l'action extérieure (SEAE) et l'Agence européenne de défense (AED).
Il est de notoriété publique que les échanges avec l'industrie de la défense européenne n'ont pas été simples, du fait notamment des prises de position de certains groupes français.
Le calendrier de préparation très serré témoigne de la volonté de la Commission d'avancer rapidement dans l'élaboration de cette stratégie et de ce plan qui seront structurants pour les débuts de la prochaine Commission. La France se réjouit que, dans ses principes, cette stratégie s'inscrive dans la mise en oeuvre de la déclaration de Versailles et de la boussole stratégique.
Les demandes du Conseil européen, formulées déjà à plusieurs reprises, se font également plus pressantes et précises, du fait du contexte difficile de la guerre en Ukraine. Les conclusions du Conseil européen des 14 et 15 décembre 2023 soulignent ainsi que « des efforts supplémentaires doivent être consentis pour atteindre les objectifs de l'Union consistant à améliorer la préparation de la défense et à augmenter les dépenses militaires de manière collaborative, y compris en renforçant les investissements et le développement des capacités dans le domaine de la défense, et pour parvenir à un marché de la défense efficace et intégré ».
Le Conseil européen demande la mise en oeuvre urgente des dispositifs EDIRPA et ASAP, en particulier afin de faciliter et de coordonner les acquisitions conjointes, mais aussi d'accroître l'interopérabilité et la capacité de production de l'industrie européenne de la défense en vue de reconstituer les stocks des États membres, notamment en fonction du soutien qui sera apporté à l'Ukraine.
Le Conseil européen demande également au Haut représentant et à la Commission, en coordination avec l'Agence européenne de défense, de présenter rapidement une stratégie industrielle de défense européenne, comprenant une proposition de programme européen d'investissement dans le domaine de la défense, compte tenu de la nécessité de renforcer la base industrielle et technologique de défense européenne, y compris les PME, et de rendre cette BITDE plus innovante, plus compétitive et plus résiliente.
Les conclusions du Conseil européen soulignent l'importance de poursuivre le développement d'un marché intégré dans le domaine de la défense afin de renforcer les chaînes d'approvisionnement transfrontières, de s'assurer des technologies critiques et d'améliorer la compétitivité de l'industrie européenne de la défense.
Elles appellent également au renforcement du rôle du Groupe Banque européenne d'investissement (BEI) à l'appui de la sécurité et de la défense européennes.
Parallèlement à ces dernières conclusions du Conseil européen, plusieurs déclarations de membres de la Commission ont retenu notre attention, car elles nous semblent parfois aller au-delà des demandes du Conseil européen.
A l'occasion de la conférence annuelle de l'Agence européenne de défense, le 30 novembre 2023, la Présidente de la Commission européenne a insisté sur la dimension sécuritaire de l'Union européenne, y compris dans sa genèse, en passant toutefois sous silence l'échec de la Communauté européenne de défense. Elle affirme ainsi que « dans une période marquée par des menaces sans précédent, nous devons nous concentrer à nouveau sur la dimension sécuritaire de toutes nos politiques. Nous devons à nouveau concevoir notre Union comme étant intrinsèquement un projet de sécurité ». Le contexte électoral aux États-Unis et ses répercussions nous le rappellent clairement.
Ursula von der Leyen souligne l'enjeu de renforcement à moyen-long termes de la base industrielle et technologique de défense européenne et pointe notamment la faiblesse des dépenses collaboratives entre États membres ainsi que les achats massifs de matériels produits en dehors de l'Union. Elle plaide ainsi pour des investissements en commun plutôt que pour des achats sur étagère, dans une perspective de réduction des dépendances stratégiques.
Elle revient longuement sur la stratégie pour l'industrie de défense européenne, en cours d'élaboration. À ses yeux, cette stratégie devrait comprendre une planification stratégique pour réduire la fragmentation de l'offre et de la demande. Il s'agirait de fournir des résultats sur les priorités identifiées, de définir de nouvelles priorités pour relier les plans nationaux et européens et de lancer des projets de défense d'intérêt commun.
Cette stratégie devrait contribuer à simplifier et améliorer la réglementation, en demandant à l'industrie ce qui lui est utile, mais aussi à maximiser le potentiel des technologies à double usage. La Commission devrait ainsi proposer un livre blanc sur cette question.
La Présidente de la Commission européenne appelle également à une amélioration des financements publics et privés et à une prise en compte des investissements de défense dans les règles budgétaires et dans l'adaptation des efforts demandés aux États membres en déficit budgétaire excessif. Cette prise en compte n'interviendrait que de manière limitée et sous certaines conditions. Elle estime notamment que cela pourrait être particulièrement pertinent pour les investissements visant à combler des lacunes capacitaires critiques, sous réserve qu'ils portent sur des projets collaboratifs européens afin d'encourager spécifiquement des projets transfrontières.
Elle annonce par ailleurs qu'elle souhaite étudier comment intégrer l'industrie ukrainienne dans certains programmes de défense, la première étape étant « d'inclure l'Ukraine dans le processus de consultation sur la stratégie industrielle ».
Elle estime enfin que les questions de défense et de sécurité seront centrales dans l'agenda de la Commission au cours des prochains mois et affiche un objectif clair. Pour elle, « la prochaine étape est celle d'une union européenne de la défense à part entière ».
Quant au commissaire européen Thierry Breton, que nous allons entendre dans quelques minutes, il a fait la semaine dernière des déclarations qui ont marqué les esprits, en appelant à la création d'un fonds de 100 milliards d'euros pour stimuler la production de l'industrie de défense de l'Union européenne et la collaboration entre les États membres, les entreprises et les autres acteurs.
Rappelons que, très modestement, le montant alloué au Fonds européen de la défense sur la durée du cadre financier pluriannuel actuel avait été arrêté à 8 milliards d'euros... Même s'il doit bénéficier d'une petite rallonge à l'occasion de la révision du CFP, on est loin des 100 milliards évoqués.
M. Dominique de Legge. - Face à ce tourbillon d'annonces ou de déclarations, qui ne paraissent pas toutes s'inscrire sur la même trajectoire, il nous semble que l'audition de Thierry Breton pourrait permettre de clarifier un certain nombre d'enjeux. Sans prétendre être exhaustifs, nous souhaitons mettre en lumière les points suivants concernant la future stratégie industrielle et le programme d'investissement associé.
Premièrement, la secrétaire d'État aux affaires européennes nous a assuré le 21 décembre dernier qu'« il ne s'agit pas de créer un marché unique de la défense, mais un marché intégré, qui permette aux États de bénéficier d'une meilleure défense à un coût moindre ». Le SGAE nous l'a confirmé en début de semaine et a botté en touche sur l'idée « d'Union de la défense » mise en avant par la Présidente de la Commission européenne. Il conviendrait néanmoins de clarifier les intentions réelles de la Commission européenne.
De manière très concrète, l'un des marqueurs des intentions de la Commission sera la base juridique qu'elle retiendra pour le texte EDIP. La France et l'Allemagne ne souhaitent pas que ce texte se fonde sur l'article 114 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), qui stipule notamment que « le Parlement européen et le Conseil (...) arrêtent les mesures relatives au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres qui ont pour objet l'établissement et le fonctionnement du marché intérieur ». La France demande qu'il s'appuie sur l'article 173 du traité, selon lequel « l'Union et les États membres veillent à ce que les conditions nécessaires à la compétitivité de l'industrie de l'Union soient assurées », en excluant « toute harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des États membres ». Or, lors de la présentation du texte ASAP, la Commission européenne s'était appuyée sur ces deux articles, avant de rencontrer des déconvenues sur lesquelles je vais revenir.
Deuxièmement, l'articulation entre les textes EDIRPA et ASAP, d'un côté, et le futur texte EDIP, de l'autre, amène trois séries de questions.
D'une part, il serait souhaitable de pouvoir disposer d'un retour d'expérience sur la mise en oeuvre concrète d'EDIRPA et d'ASAP avant de figer le dispositif de l'EDIP. Cela n'est pas assuré, dès lors que ce dernier devrait entrer en vigueur en 2025. Il conviendrait donc que Thierry Breton nous éclaire sur ce point.
D'autre part, dès lors qu'il s'agira cette fois d'un dispositif pérenne, et non plus d'un dispositif d'urgence à vocation temporaire, il conviendra d'être particulièrement vigilant afin que le soutien qui sera mis en place bénéficie bien à l'industrie européenne et à elle seule. Je ne suis pas certain que tous les États membres partagent cette analyse.
Enfin, le texte ASAP a été marqué par une tentative de la Commission européenne d'accroître considérablement ses prérogatives par le biais de dispositifs réglementaires. Je rappelle que le texte initial comprenait des mesures d'harmonisation destinées à déterminer, à cartographier et à surveiller en permanence la disponibilité des produits de défense concernés, de leurs composants et des intrants correspondants, ainsi que des mesures destinées à établir des exigences assurant la disponibilité durable et en temps utile des produits de défense concernés dans l'Union.
Cette cartographie aurait ensuite permis de mettre en place un cadre de « commande prioritaire » auprès d'une entreprise, sous certaines conditions, notamment en cas de graves difficultés liées à des pénuries ou des risques graves de pénuries de produits de défense vulnérables aux approvisionnements.
La proposition de la Commission prévoyait également la possibilité pour les entreprises d'effectuer des transferts d'équipements militaires au sein de l'Union sans obtenir du gouvernement concerné la licence d'exportation habituellement requise.
Ce volet du texte ASAP avait été supprimé en juin, dans un contexte de grande urgence. Nous nous y étions opposés avec la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Qu'en sera-t-il dans le cadre de l'EDIP ? Thierry Breton s'était engagé devant le Parlement européen à réintroduire ce volet réglementaire. Nous comprenons des échanges que nous avons eus avec le SGAE qu'une forme de cartographie semble jugée nécessaire par de nombreux États membres, mais jusqu'où va-t-on, avec quelles conséquences ?
La France apparaît en revanche toujours opposée aux commandes prioritaires et aux transferts d'équipements militaires sans aval des gouvernements concernés. Il nous apparaît clair aujourd'hui qu'elle entend privilégier une approche préservant la place des gouvernements et cantonner les initiatives de la Commission.
Ces enjeux ne sont pas minces et nous renvoient au contrôle de subsidiarité que nous devrons effectuer de manière extrêmement rigoureuse sur le texte EDIP, qui sera transmis à notre commission.
Troisièmement, nous avons besoin de davantage de clarté sur le plan des financements, même si une part de la réponse n'interviendra qu'à l'occasion des négociations sur le prochain cadre financier pluriannuel.
La mise à contribution de la BEI ne soulève pas de difficulté technique ou réglementaire et elle a déjà débuté. Une « Facilité de participation au secteur de la défense », cofinancée par le Fonds européen de la défense et le Fonds européen d'investissement, a été annoncée la semaine dernière afin de soutenir des fonds de capital-risque et de capital-investissement investissant dans des entreprises innovantes du secteur, en particulier sur les technologies à double usage. Le vice-président de la Banque européenne d'investissement a souligné à cette occasion que ces enjeux devenaient une priorité stratégique pour la BEI.
Nous avons en revanche besoin de plus de clarté sur l'articulation entre les différents instruments de l'Union et sur le rôle dévolu, en particulier, au Fonds européen de la défense dont l'enveloppe reste très limitée, ainsi qu'à la Facilité européenne de paix.
Nous comprenons que Thierry Breton a lancé son chiffre de 100 milliards d'euros comme un objectif à terme mais qu'il ne repose sur rien de tangible à ce stade. Certains évoquent la possibilité d'un nouvel emprunt commun sur le modèle de ce qui a été fait pour assurer le financement de NextGenerationEU. Je suis pour ma part très sceptique.
Quatrièmement, nous nous interrogeons sur l'articulation entre la future stratégie industrielle et la planification de l'OTAN, qui reste le fondement de la défense collective pour ses membres, ainsi que le souligne à nouveau le Conseil européen dans ses conclusions de décembre.
Cinquièmement, nous considérons qu'il faut clarifier les intentions et les modalités d'intégration de l'Ukraine dans les programmes de soutien à l'industrie de défense européenne. Jusqu'où va-t-on ? Comment marquer notre soutien sans basculer dans une forme de co-belligérance vis-à-vis de la Russie ?
Enfin, je veux souligner que ces équipements de défense ont vocation à être remis aux armées. Cela doit donc nous conduire à prêter une attention toute particulière à la manière dont les états-majors des États membres sont associés à la définition de ces équipements prioritaires.
Voilà quelques points qu'il nous paraissait utile de vous présenter avant l'audition de Thierry Breton. Vous aurez compris qu'il s'agit d'une communication d'étape qui sert à préparer le travail de fond que nous aurons à mener sur le texte EDIP.
M. Cyril Pellevat. - Je vous remercie, chers collègues co-rapporteurs. Je constate qu'il n'y a pas de questions et vous propose de poursuivre nos travaux avec l'audition du commissaire Breton.
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes, de Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente de la commission des affaires économiques, et de M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées -
Marché intérieur, économie, finances et fiscalité - Audition de M. Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Nous accueillons le commissaire européen Thierry Breton.
Je vous remercie, monsieur le commissaire, d'avoir accepté la sollicitation de la commission des affaires européennes pour cette audition, à laquelle j'ai souhaité associer la commission des affaires économiques et celle des affaires étrangères, de la défense et des forces armées.
En charge du marché intérieur, vous avez concentré votre énergie sur l'élaboration d'une stratégie industrielle qui manquait à l'Union européenne et sur l'affirmation de sa souveraineté, aidé en cela par la guerre en Ukraine et l'ambition climatique européenne.
Après avoir fait adopter des règles pour déverrouiller les marchés numériques, vous avez orchestré la réponse européenne à l'Inflation Reduction Act (IRA) américain et proposé l'adoption de deux législations pour garantir à l'Union un accès aux matières premières critiques et impulser une industrie zéro émission nette en promouvant des projets stratégiques. Par deux résolutions européennes, nous avons soutenu ces avancées, mais pourquoi la Commission ne les a-t-elle pas assorties d'étude d'impact et ne prévoit-elle pas à leur endroit un financement adapté ? Comment entendez-vous, par ailleurs, diversifier les sources d'approvisionnement de l'Union en matériaux critiques, particulièrement en uranium ?
Par ailleurs, l'Union tente de se protéger contre les investissements directs d'États tiers sur son sol, qui risquent de porter atteinte à sa sécurité ou à l'ordre public. Le système de filtrage de ces investissements, dont le Sénat a soutenu la mise en place, doit permettre d'éviter l'acquisition de fleurons européens par des entreprises étrangères. Il repose sur un mécanisme de coopération et d'échanges d'informations entre États membres, mais les mécanismes de filtrage nationaux sont très hétérogènes. Après trois ans de fonctionnement, jugez-vous ce système efficace ?
Le soutien à l'industrie de défense constitue un autre point structurant de votre action, qui a connu un véritable changement de paradigme à la suite du déclenchement de la guerre en Ukraine, de la déclaration de Versailles et de l'adoption de la boussole stratégique. Le cadre financier pluriannuel avait bien prévu un Fonds européen de la défense, mais le sujet a changé d'échelle en 2023 après l'adoption de deux législations importantes, quoique temporaires : l'instrument visant à renforcer l'industrie européenne de la défense au moyen d'acquisitions conjointes (Edirpa) et l'action de soutien à la production de munitions (Asap), dont l'adoption s'est faite en un temps record. Vous embrayez à présent sur la préparation intensive d'une stratégie industrielle de défense européenne (Edis) et d'un programme européen d'investissement dans le domaine de la défense (Edip), annoncés pour le 27 février prochain.
L'Ukraine a un besoin urgent de munitions et ces textes ne sauraient attendre, mais ils n'iront pas sans débats, car l'industrie de la défense touche à la souveraineté des États membres. Vous avez déjà pu mesurer la sensibilité de notre assemblée sur ce sujet, à l'occasion du texte Asap.
Le renforcement de la base industrielle et technologique de la défense européenne (BITDE) suppose aussi des moyens financiers. La facilité de participation au secteur de la défense doit permettre de soutenir des fonds investissant dans des entreprises innovantes, en particulier dans les technologies à double usage, mais on est bien loin des 100 milliards d'euros que vous appelez de vos voeux ! Comment avez-vous évalué un tel besoin ? Où entendez-vous trouver cette somme ?
Les États membres faisant déjà de la résistance sur la révision à mi-parcours du cadre financier pluriannuel, je n'imagine pas un nouvel emprunt commun, d'autant que nul ne sait encore aujourd'hui comment sera remboursé celui qui a été contracté pour sortir de la pandémie... J'en appelle aux ressources propres européennes.
On a en outre le sentiment que, sous couvert de soutien à l'industrie, la Commission entend, à l'occasion de la guerre en Ukraine, accroître significativement ses compétences en matière de défense. Aux dires de la présidente von der Leyen, « la prochaine étape est celle d'une Union européenne de la défense à part entière » : la France soutient à ce stade un marché intégré de l'industrie de défense, mais non pas un marché unique. Quelle est votre position à cet égard ?
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente de la commission des affaires économiques. - À mon tour de me féliciter de votre présence parmi nous ce matin, monsieur le commissaire. Vous êtes à la tête, depuis plusieurs années déjà, d'un portefeuille étendu, stratégique et crucial pour l'avenir de l'Union européenne, qui nous concerne au premier chef au sein de la commission des affaires économiques.
À ce poste, vous vous êtes fait le chantre de la souveraineté européenne, dans tous les domaines, qu'il s'agisse du domaine industriel, économique ou numérique.
Mes questions portent sur deux points : les enjeux de relocalisation industrielle, en lien avec la transition verte, et la régulation de l'économie numérique.
Sur le premier point : la France a engagé un mouvement en faveur de la relocalisation industrielle, notamment dans les secteurs de la transition écologique. Nous avons débattu il y a quelques mois de la loi relative à l'industrie verte, qui anticipe sur le futur règlement européen pour une industrie « zéro net ». Quelles sont les perspectives d'adoption de ce règlement, qui conditionnera la liste des technologies éligibles aux dispositifs prévus dans cette loi ?
Pour soutenir notre industrie, en plus de simplification administrative, nous avons surtout besoin de financements. La France a largement profité de la libéralité du nouveau cadre européen post-covid en matière d'aides d'État : tout récemment, le crédit d'impôt au titre des investissements en faveur de l'industrie verte (C3IV) a été validé par la Commission européenne. Face aux aides à la production massives pratiquées par nos concurrents internationaux, cela n'a rien de choquant. Certains « petits pays » en Europe réclament désormais la fin de ce cadre dérogatoire, qui avantagerait davantage, selon eux, les « grands pays ». Combien de temps ce cadre est-il appelé à durer ?
Dans le même temps, après le sursaut post-covid, le soutien à l'industrie ne semble plus être une priorité pour tout le monde en Europe, compte tenu du contexte budgétaire contraint que nous partageons tous : la plateforme de technologies stratégiques pour l'Europe (Step), qui devait remplacer le fonds de souveraineté mort-né, promet d'être la grande perdante des négociations budgétaires européennes. Cette attrition des financements publics constitue un risque majeur pour la compétitivité européenne, dans des secteurs industriels pourtant stratégiques. L'urgence n'est-elle pas alors de créer les conditions de la mobilisation des capitaux privés, notamment en relançant l'union des marchés de capitaux ?
J'en viens à mon second point. Vous le savez, les enjeux liés à une régulation juste, équitable et ambitieuse de l'économie numérique nous intéressent grandement, le Sénat s'étant souvent positionné à l'avant-garde d'une telle régulation, ce qui, d'ailleurs, n'est pas toujours du goût de la Commission européenne.
L'arsenal législatif dont nous nous sommes dotés est robuste et nous commençons seulement à prendre la mesure de l'étendue des instruments, à la fois offensifs et défensifs, dont l'Union européenne s'est dotée. Je suis convaincue que nous sommes sur la bonne voie pour rééquilibrer le rapport de force en notre faveur, mais l'année 2024 sera une année charnière pour la mise en oeuvre de ce nouvel arsenal. Le premier défi sera de s'assurer de sa bonne application. Meta, Apple et TikTok ont d'ores et déjà annoncé contester devant la justice européenne leur désignation par la Commission européenne comme contrôleurs d'accès au titre du règlement européen sur les marchés numériques. Face à un tel niveau de contestation, comment comptez-vous assurer la force de frappe de notre modèle de régulation ?
Déjà partiellement en application, le règlement européen sur les services numériques est lui aussi contesté ; c'est pourquoi, après avoir demandé des informations supplémentaires à plusieurs plateformes sur les mesures prises en matière de modération des contenus et de vérification de l'âge, vous avez annoncé, le 18 décembre dernier, ouvrir une procédure d'infraction contre le réseau social X. Monsieur le commissaire, où en est cette procédure d'infraction aujourd'hui ? Face à la menace de lourdes sanctions européennes, pensez-vous que le réseau social X puisse prochainement se retirer du marché européen ? Toutes ces questions se posent également pour TikTok...
L'année 2024 devrait également être celle de l'entrée en vigueur d'autres règlements européens sur l'utilisation des données et sur les marchés de crypto-actifs, autant de textes importants qui visent à mieux réguler notre économie numérique, mais aussi à la soutenir en développant des champions nationaux et européens afin de demeurer pertinents technologiquement. Il y a donc un équilibre à trouver et, de ce point de vue, les partisans de l'innovation et ceux de la régulation semblent irréconciliables, comme en témoignent les vifs débats sur la proposition de règlement sur l'intelligence artificielle.
Monsieur le commissaire, où en est cette proposition de règlement ? Selon vous, les acteurs français et européens de l'intelligence artificielle seront-ils mis en difficulté par cette réglementation ? Le gouvernement français a souhaité la révision de plusieurs dispositions : ces demandes vous semblent-elles légitimes ? Seront-elles satisfaites ?
M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Monsieur le commissaire européen, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées vous remercie d'être présent aujourd'hui devant nous, car vous avez la responsabilité de certains dossiers qui revêtent la plus grande importance à nos yeux, en particulier la défense et le soutien à l'Ukraine.
Les États membres se sont engagés à livrer un million d'obus à Kiev d'ici à la fin du mois de mars, mais cet objectif ne sera malheureusement pas atteint. Pouvez-vous nous dire combien d'obus nous pourrons livrer et ce qui peut être envisagé pour atteindre à l'avenir des cadences de production plus élevées ?
À cet égard, quels points - facilité européenne pour la paix, marché conjoint avec l'industrie et fonds Asap - peuvent être améliorés ?
Mes collègues et moi rentrons d'une mission en Ukraine et je peux vous confirmer qu'il est urgent d'accroître nos livraisons d'obus. La Commission a annoncé au mois de novembre vouloir consulter les États membres de l'Union européenne et les industriels de l'armement sur la cartographie des capacités de production, la mise en place d'un guichet unique pour la vente et la sécurisation du budget. Quels sont les résultats des actions menées à l'heure où nous parlons et ceux de cet audit, même si toutes les réponses ne nous ont pas toutes été encore transmises ?
Vous avez en outre proposé il y a une semaine la création d'un fonds de 100 milliards d'euros pour stimuler la production et la collaboration entre les différents acteurs. Qu'apportera-t-il de plus que les instruments préexistants et que les instruments ad hoc créés depuis 2022 ? Quelles pourraient être les modalités de financement de ce nouveau fonds ? La présentation du texte contenant la nouvelle stratégie que vous défendez, inspirée par le Defense Production Act (DPA) américain, a été reportée. Pouvez-vous nous dire plus précisément aujourd'hui quel pourrait être son calendrier, et surtout son contenu ?
Enfin, nous soutenons le principe et les objectifs du Fonds européen de défense, mais les procédures sont extrêmement complexes, elles découragent certaines entreprises de soumettre des projets. La création de ce fonds a constitué une avancée majeure pour la constitution d'une base industrielle et technologique de défense européenne, mais les résultats sont-ils aujourd'hui à la hauteur de vos attentes ?
La guerre en Ukraine a mis en évidence l'émiettement de la BITD européenne, mais aussi la difficulté à laquelle sont souvent confrontés les pays européens pour se coordonner. Quel regard portez-vous sur ce dossier essentiel ?
M. Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur. - Je vous remercie, madame, messieurs les présidents de commission, d'avoir organisé cet échange. La vie politique étant un long parcours d'expériences, d'amitié et de loyauté, je me réjouis de voir beaucoup de visages amis.
Monsieur le Président Rapin, vous m'avez interrogé sur le marché intérieur : comment fait-on pour le faire mieux fonctionner et l'utiliser comme instrument géopolitique ?
Madame la Présidente Estrosi Sassone, vous m'avez également interrogé sur le marché intérieur, sur la réindustrialisation, la transition verte et numérique, ainsi que sur le marché intérieur numérique.
Monsieur le Président Perrin, vous souhaitez savoir comment on peut gérer l'industrie de défense européenne. Je commencerai par vous répondre.
Le conflit en Ukraine est évidemment un élément de prise de conscience majeur.
Nous travaillons depuis un certain temps sur l'industrie européenne de défense. L'idée n'est pas de bâtir ex nihilo une Europe de la défense, car il faut respecter la souveraineté des États membres. Mais, pour une utilisation plus efficace de ces fameux 200 milliards d'euros que les Vingt-Sept investissent chaque année, nous devons faire plus et mieux. La guerre d'agression menée par Vladimir Poutine en Ukraine nous l'a appris : nous devons mieux travailler ensemble face à ce qui se passe à l'est de notre continent, d'autant que le parapluie américain est peut-être moins solide que certains ne le pensaient.
Nous sommes le premier continent du monde libre : 450 millions d'Européens, contre 330 millions d'habitants aux États-Unis. Et nous vivons dans la plus grande démocratie du monde libre. Et, comme c'est le cas au sein des États membres, cette démocratie est bicamérale, avec le Parlement européen et le Conseil de l'Union européenne. C'est précisément en prenant conscience de notre force et de notre puissance que nous saurons mieux résister ensemble. Je ne vous suis pas lorsque vous jugez le Fonds européen de défense « technocratique ». Aujourd'hui, il y a des ingénieurs de l'armement français, allemands, lettons, italiens, suédois dans mes équipes ; il s'agit de jeunes gens, très brillants, qui travaillent ensemble et cela fonctionne formidablement bien. On peut toujours faire mieux, mais les progrès que nous avons déjà accomplis sont considérables.
L'Europe fournit à l'Ukraine 75 milliards d'euros. C'est plus que les États-Unis. Pour autant, nous devons nous préparer à renforcer notre base industrielle de défense. En Europe, nous savons tout faire : missiles hypersoniques, porte-avions nucléaires, sous-marins nucléaires lanceurs d'engins, etc. Nous produisons les meilleurs avions du monde, les chars les plus sophistiqués, mais nous le faisons à notre rythme. Nous sommes encore dans des logiques d'arsenal. Les industriels de la défense - cela ne concerne pas seulement la France -, qui ont comme principal interlocuteur les directions générales de l'armement des États membres, leur disent : « Certes, c'est plus cher, et cela prend plus de temps. Mais c'est stratégique. » Or l'enjeu est maintenant d'augmenter notre BITD, afin que les cadences suivent. Il faut inciter les industries de la défense à changer de modèle économique, pour passer d'une logique d'arsenal à une logique de marché plus normale. Je l'ai fait, et je continue de le faire. Je pense d'ailleurs être l'un des seuls à avoir fait à ce titre le tour de tous les sites d'industrie de défense. Notre appareil industriel européen couvre tous nos besoins. Les sites sont des sites spécialisés, avec des contraintes évidentes, notamment mais pas seulement sur les munitions. Il convient maintenant de les faire monter en cadence. J'entends souvent des industriels français se plaindre que les Belges ou les Allemands seraient privilégiés alors que nous, Français, produirions par exemple les meilleurs avions au monde, mais je leur fais remarquer que, pour livrer leur production, quatre ans sont parfois nécessaires. Or il n'est plus possible de fonctionner de cette manière lorsqu'il y a la guerre sur notre continent. Comment faire ? Nous devons aider à cofinancer en amont la mise à niveau des infrastructures pour que le modèle économique s'adapte au changement de paradigme. C'est ce que nous avons fait. Le programme Asap, auquel vous avez fait référence, a été mis en place pour financer les industries de production de munitions. J'ai pris l'engagement - il sera tenu - de porter notre capacité de production s'agissant des obus pour l'Ukraine à plus d'un million de munitions par an au printemps 2024. La montée en cadence a été engagée, et elle s'accélère. Dans ce cadre, quatre-vingt-cinq propositions nous ont été adressées. Nous allons en financer entre une vingtaine et une trentaine, ce qui va nous permettre d'augmenter encore notre capacité. Nous atteindrons ainsi près de 1,3 million ou 1,4 million de munitions à la fin de l'année. Mon objectif, que je rappelle à nos amis ukrainiens, est d'avoir à court terme une capacité de production à peu près comparable à celle de la Russie.
Nous produisons plus de munitions que les États-Unis. C'est très important, non seulement pour l'Ukraine, mais également pour les forces armées des Vingt-Sept. Si le fait que les deux cobelligérants - en l'occurrence, il y a un agressé et un agresseur - aillent s'asseoir autour d'une table ne dépend pas de nous, notre responsabilité est de faire en sorte que celui qui est à l'Est comprenne que nous avons une capacité industrielle supérieure à la sienne. Je le rappelle, je suis membre de l'exécutif européen ; je ne représente pas les États membres ; or ce sont eux qui livreront les munitions à l'Ukraine et nous respectons leur souveraineté. À ce titre, certains États qui déplorent que l'Ukraine ne reçoive pas tout ce dont elle a besoin seraient bien inspirés de demander à leurs propres industriels de se focaliser dans les mois à venir sur ce pays, au lieu d'aller fournir en munitions tel ou tel pays non européen sous prétexte qu'il paierait mieux. Pour ma part, j'avais proposé une priorisation, que le Parlement européen a votée, mais les États membres l'ont supprimée. C'est dommage, car une telle priorisation leur aurait permis de tenir leurs engagements, à l'instar de la Commission. Je ne peux pas laisser dire que nous n'avons pas fait le nécessaire. Nous avons une industrie d'armement nettement supérieure à celle de la Russie, mais qui est confrontée à des problèmes terribles d'approvisionnement et de ressources humaines. Comme le Président de la République l'a rappelé, l'année 2024 sera critique. Ce sera une année d'élections, notamment aux États-Unis ou en Russie - où il y a peut-être moins de suspense. Nous devons continuer et même accélérer sur ce que nous faisons ensemble.
J'ai appris une chose en Europe. Quand il y a une crise - c'est le cas -, il faut se mettre d'accord sur l'ambition et il n'y a pas d'ambition sans risques.
Lorsque j'ai eu la responsabilité des vaccins, j'ai indiqué que nous aurions des immunités collectives à partir du 14 juillet. Je voyais bien ce qui se passait aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Russie. J'ai dit que l'industrie européenne y parviendrait, et nous avons réussi. Nous devons forger une vision et nous mettre en mouvement derrière, c'est ainsi que l'Europe fonctionne. N'attendons pas - c'est un ancien ministre des finances qui vous parle - d'avoir les budgets : on ne les a jamais ! Commençons par nous mettre d'accord sur une vision, parce qu'elle est existentielle. Il était existentiel d'avoir des vaccins ; il était existentiel de réagir face aux conséquences de la guerre en Ukraine sur notre approvisionnement énergétique ; et il est existentiel de renforcer nos capacités de défense. Nous aurons besoin d'une centaine de milliards d'euros en complément, avec deux enveloppes : l'une pour aider l'industrie de défense à se réformer, l'autre pour l'Ukraine, dont le besoin est existentiel. Ce point risque d'être discuté dès le prochain Conseil européen, au mois de février.
En ce qui concerne les espaces contestés, nous avons travaillé sur une vision commune afin d'aboutir à un livre blanc de la défense et de définir une boussole stratégique européenne, dont l'importance est aujourd'hui capitale. Par définition, ces espaces contestés n'appartiennent à personne, mais composent tout de même notre environnement proche, immédiat et vital. Ils sont au nombre de quatre : l'espace cyber, l'espace tout court, l'espace aérien et l'espace maritime. Nous le savons : aucun pays ne peut, à lui seul, assurer sa sécurité dans ces espaces. L'espace cyber, par exemple, ne connaît pas de frontières et les États y sont particulièrement fragiles. C'est la raison pour laquelle la coopération et la mutualisation sont indispensables. Il en va de même dans le domaine spatial : aucune armée nationale ne saurait, à elle seule, contrôler l'espace global, quand on sait que, compte tenu de leur vitesse, les missiles hypersoniques passent d'un État membre à l'autre en à peine une minute. Là encore, il nous faut mutualiser, dépenser en commun et trouver la gouvernance adéquate. Il serait également souhaitable d'harmoniser la protection de notre espace aérien. Enfin, quelle marine peut prétendre protéger la zone maritime exclusive européenne, qui est la plus vaste au monde ? Je rappelle que tous les dix-huit mois, l'unique porte-avions français doit être au carénage. En période de guerre, mieux vaut qu'il soit utilisable ! Peut-être faudrait-il convenir au niveau européen d'en construire un deuxième ? De la même manière, aucun État membre ne saurait assurer la protection et de la Baltique et de l'Atlantique et de la façade méditerranéenne, sans parler du Pacifique. Il s'agit en effet de surveiller notre espace aérien, mais également ce qui se passe sous la mer. Dans la mer Baltique en particulier, nous comptons de nombreuses infrastructures critiques qu'il vaut mieux contrôler directement in situ. Je le répète : ces quatre espaces contestés doivent faire l'objet d'une protection collective. C'est la raison pour laquelle, en matière de cybersécurité, j'ai lancé le cyberdôme, qui s'appuiera sur des centres d'opération de sécurité (SOC). Les exemples des systèmes Galileo et Copernicus, dont j'ai la charge en tant que commissaire européen chargé de l'espace, montrent qu'il est possible d'investir ensemble et de mettre en place une gouvernance commune. Nous le ferons également avec la constellation de satellites Iris, dont la dimension militaire est très importante, ou encore en matière de cryptologie quantique ou de support sur les théâtres d'opérations spécifiques. Pour tous ces projets, nous disposons désormais d'une infrastructure commune. Nous avons trouvé les financements et la gouvernance adaptée. Il nous faut maintenant atteindre le même résultat pour le dôme de défense et nous poser la question de l'espace maritime. Évidemment, nous ne mènerons pas ce chantier à terme au cours du prochain mandat. Des investissements communs seront nécessaires pour supporter ces infrastructures, mais une fois que nous serons d'accord sur l'objectif - et nous le serons -, nous trouverons les financements adaptés, car les mécanismes existent.
Madame la Présidente Estrosi Sassone, nous avons enfin mis en place des politiques de réindustrialisation de notre continent. Je le dis avec force : notre ambition n'est pas de tout faire en Europe ; nous ne sommes pas protectionnistes par idéologie ou par nature. Nous sommes simplement conscients que, dans la nouvelle façon de faire de l'industrie - je n'ai jamais cru que les entreprises sans usine incarnaient la modernité -, la proximité entre les lieux de production, les centres de recherche et les clients est essentielle. Elle l'est d'autant plus que tout projet industriel interagit désormais avec son environnement numérique. Pour toutes ces raisons, la réindustrialisation de notre continent est non seulement une nécessité liée à l'évolution de l'industrie 4.0, mais aussi une nécessité en matière socio-économique comme en matière de souveraineté. Quand la dépendance à l'égard de la région indopacifique pour l'approvisionnement en semi-conducteurs atteint 80 % - dont 51 % à l'égard de Taïwan -, la simple fermeture du détroit de Taïwan pour une raison quelconque peut mettre à l'arrêt toutes nos usines en moins de trois semaines. Aussi, il y allait de ma responsabilité - ce n'était prévu ni dans mon mandat ni dans les budgets - de réimplanter des usines de semi-conducteurs en Europe, afin d'accroître notre autonomie. Cela ne consiste pas à tout produire chez soi ; c'est être en mesure de créer des rapports de force vis-à-vis de ceux qui comptent exploiter vos dépendances pour des considérations géopolitiques ou autres. Cette tentation est permanente. Nous l'avons bien vu avec les masques lors de la crise covid, comme avec les vaccins ou l'énergie. L'Europe, premier marché au monde, doit aussi être vue comme ce lieu où l'on sait créer des rapports de force. Pour les extra-Européens, c'est une chance que de pouvoir bénéficier de ce marché. Cela doit avoir des conséquences : nous ne sommes pas que des acheteurs ; nous sommes aussi des producteurs et nous savons rééquilibrer les rapports de force. C'est la raison pour laquelle nous avons adopté le European Chips Act, ou loi européenne sur les semi-conducteurs, qui prévoit 42 milliards d'euros d'investissements. Les 67 projets industriels de semi-conducteurs européens bénéficient ainsi aujourd'hui de 100 milliards d'euros d'investissements privés. À cette occasion, nous avons obtenu d'importantes concessions de la part de diverses directions générales de la Commission européenne, plus habituées à des logiques très libérales. Libres à nous d'être les derniers des Mohicans appliquant à la lettre les règles de l'OMC, mais la naïveté a ses limites. Aussi, la direction générale de la concurrence (DG COMP) se réjouit d'avoir obtenu l'inscription d'une matching clause, ou clause d'alignement, laquelle signifie que, lorsqu'un pays met en place des subventions, nous sommes fondés à obtenir l'équivalent. À titre personnel et en tant qu'ancien ministre des finances, je suis toujours réservé quant à l'idée d'utiliser l'argent public, mais dans le monde actuel, il faut aussi regarder ce qui se passe ailleurs, pour au moins donner le sentiment qu'on peut en faire autant. Nous avons donc su modifier nos politiques de réciprocité en matière industrielle et nous affirmer comme un continent à part entière, conscient de sa puissance.
Nous avons mené une politique similaire en matière de Clean Tech, avec le règlement européen Net-Zero Industry Act (NZIA). Je rappelle, au passage, que les règlements européens résultent de la contribution de l'ensemble des États membres. Ainsi, on ne peut pas se dire européen, participer à la construction européenne et faire entendre sa voix et, en même temps, se vanter d'avoir dicté des politiques d'inspiration nationale à nos partenaires. À vingt-sept, cela ne peut fonctionner de la sorte. J'ai été politique et je sais combien il est tentant, pour un ministre, de dire que nous avons entraîné derrière nous l'ensemble des Vingt-Sept. Pour ma part, je veille à rester humble et prudent, car nous ne sommes pas seuls ! Si l'on pense que nos politiques vont dans le sens de l'intérêt général, de celui de nos compatriotes et de nos concitoyens européens, mieux vaut se garder de qualifier telle ou telle idée de française, d'allemande ou de maltaise. Cette façon de faire n'aboutit jamais. Ainsi, le NZIA n'est pas d'inspiration nationale ; il est une réaction à l'Inflation Reduction Act, adopté en août 2022 par l'administration Biden. Au départ, 369 milliards de dollars étaient prévus ; les États-Unis en sont - excusez du peu ! - à 1 000 milliards de dollars de subventions. Il fallait donc réagir très vite, et en Européens, si nous voulions éviter la fragmentation du marché intérieur. C'est la raison pour laquelle je pousse en permanence les investissements mutualisés à l'échelle européenne, certains pays disposant de plus grandes facilités fiscales pour le faire...
Permettez-moi d'ouvrir une parenthèse au sujet de ces facilités fiscales. La France a la dette qu'elle a. Quand j'ai quitté Bercy en 2007 - je suis le dernier ministre des finances à avoir réduit la dette -, la dette française représentait 62 % du PIB, à 1 200 milliards d'euros. Aujourd'hui, elle est à 116 % et elle atteint 3 200 milliards d'euros. En 2007, la dette de l'Allemagne représentait 67 % du PIB. Dans les réunions de l'Eurogroupe, comme dans toutes les institutions européennes, ce sont les plus respectueux des traités qui parlent. Les autres sont invités à se mettre au travail. Or si nous continuons de prendre comme seul indicateur la dette financière, nous entendrons, pendant trente ans encore, les mêmes discours, qui mèneront à la fin de l'Europe. J'ai donc réalisé mes propres calculs, en y intégrant une dimension politique, rejoignant ainsi les préoccupations du président Perrin. Si tous les États membres avaient investi dans la défense comme la France ou comme la Grèce, qui défend le front Est de notre continent, nous n'en serions sans doute pas là en matière de défense. Si l'Allemagne avait fait des efforts équivalents, sa dette aurait augmenté de 500 milliards d'euros ! De même, si tous les États membres avaient autant réduit leurs émissions de CO2, nous ne devrions pas aujourd'hui fournir de tels efforts. Lorsque l'on calcule la dette carbone depuis 2000, les pays « frugaux » ne le sont plus du tout ! La politique européenne, c'est certes de la finance, mais c'est aussi la défense ou l'environnement. Loin de moi, par ces calculs, l'idée de faire la leçon à quiconque ; je veux simplement, grâce à ces arguments politiques, remettre tout le monde autour de la table. Personne ne dira plus aux États réputés frugaux : dits « vous aviez raison » et aux pays du « Club Med » : « travaillez d'abord, nous vous donnerons la parole ensuite ». Mon objectif, c'est le travail collectif. Chaque ministre veut avoir sa loi et c'est bien normal, j'ai été ministre moi-même, mais nous sommes aussi européens. Je ne suis pas naïf, j'aide tout le monde. En permanence, je remets l'église au milieu du village.
J'en viens à présent à la régulation numérique. Une seule raison explique que les Gafam ne soient pas européens : ils sont nés dans les vastes marchés unifiés que sont les États-Unis et la Chine. Pardon de le dire ainsi, mais l'invention de Facebook ne relève pas de la rocket science ! Un étudiant renvoyé au terme de sa première année à Harvard a réussi à le faire... Il en va de même des autres Gafa, le cas de Microsoft étant légèrement différent. Ces inventions ont immédiatement bénéficié de 300 millions de consommateurs, quand l'Union européenne était encore constituée de vingt-sept marchés où l'on parlait quinze langues différentes.
Dès ma prise de fonctions, je me suis fortement impliqué dans la création d'un marché numérique intégré pour compléter le marché intérieur physique. Il fallait pour cela mettre en place des régulations, que tous les États membres ont adoptées récemment au travers du Digital Services Act (DSA).
En tant que commissaire au marché intérieur, mon rôle n'est pas de sanctionner, mais de faire en sorte que les lois nationales s'articulent avec ce que les représentants des États membres ont voté à l'échelle européenne. Telle est ma responsabilité. Je l'exerce sans aucune arrière-pensée. Grâce au Data Governance Act (DGA), on sait maintenant quelles sont les données qui appartiennent à la sphère publique et celles qui peuvent être utilisées pour développer des services. J'en viens au Data Act. La vraie révolution sur les données reste à venir. Elle concernera non pas les données personnelles, mais les données industrielles. L'innovation qui va en découler sera celle que l'on a connue, mais à la puissance dix ! C'est l'utilisation des données industrielles relatives aux voitures connectées, aux usines 4.0, à l'internet des objets, etc., qui génèrent un volume considérable d'informations, qui servira à créer les services de demain. Encore faut-il savoir à qui appartient quoi pour que l'on puisse fixer des règles. La régulation n'entrave pas l'innovation. Au contraire, elle la favorise ! J'ai travaillé pendant trente ans dans ces domaines ; lorsqu'il n'y a pas de régulation, c'est l'anarchie et l'on sait comment cela se termine : les Microsoft, les Meta finissent par imposer leurs règles aux autres. Pour autant, il appartient aux élus de décider comment ces services doivent être utilisés dans l'intérêt général de nos concitoyens. Le DSA vise à introduire enfin de la régulation sur les réseaux sociaux : ce qui est interdit dans l'espace physique doit l'être aussi dans l'espace numérique. On n'a pas le droit d'insulter son voisin dans l'espace physique ni de proférer des paroles antisémites. Il doit en être de même dans l'espace numérique. Le DMA, quant à lui, entend éviter que les plus grosses entreprises numériques utilisent leur force pour évincer leurs concurrents, au risque de tuer l'innovation.
L'intelligence artificielle est une formidable invention. En quoi consiste-t-elle ? Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, nous stockons tout le patrimoine informationnel que nous générons ; l'intelligence artificielle s'appuie donc sur ces immenses réservoirs de données. Cette évolution était tout à fait prévisible, mais il convient d'instaurer des règles. Par exemple, est-il normal d'interdire à quelqu'un de prendre le train en raison de ce qu'il a pu faire ou dire il y a plusieurs années, comme cela se passe en Chine ? Non, cela sera interdit en Europe, ainsi que tout social scoring. De même, l'usage des données personnelles en matière de santé sera encadré. L'utilisation de l'intelligence artificielle sera aussi interdite ou très contrôlée en ce qui concerne l'exploitation des données recueillies dans l'espace urbain par les caméras. Nous avons retenu une approche fondée sur l'analyse des risques. Nous travaillons sur ce sujet avec tous les acteurs depuis cinq ans. Nous n'avons donc pas attendu ChatGPT ! Certains d'entre eux viennent me voir pour faire du lobbying, car leurs investisseurs américains ont peur de la régulation. Je ne suis dupe de rien... On ne m'enfermera pas dans l'opposition entre l'innovation et la régulation. J'ajoute que c'est le Parlement européen, et non la Commission, qui a souhaité que l'on s'intéresse à l'intelligence artificielle générative. Nous avons donc fait en sorte qu'il y ait peu de contrôle pour les très grands modèles, surtout, pour tout ce qui relève de l'innovation, de la recherche, du testing : il y a zéro contrainte ! L'Europe est le meilleur endroit pour innover ! Les entreprises qui veulent venir sur le marché intérieur européen doivent respecter nos règles, c'est normal. Au Royaume-Uni, on roule à gauche, mais lorsqu'un Britannique vient sur le continent, il doit rouler à droite. Il en va de même pour l'intelligence artificielle, y compris pour les modèles génératifs. J'y insiste, notre régulation favorise la recherche et n'aura d'effets que sur les grandes plateformes dont l'impact est systémique. Madame la Présidente Estrosi Sassone, je ne suis pas inquiet : la réglementation sera adoptée. Je sais d'où viennent les lobbies ; c'est le jeu normal des institutions bruxelloises.
Mme Sophie Primas. - Ma première question portera sur l'espace. Nous nous réjouissons qu'à Séville, les États membres de l'Agence spatiale européenne aient décidé de continuer à soutenir le programme Ariane 6. Vous avez déclaré que l'Union européenne, c'est-à-dire la Commission européenne, devait reprendre la main sur la politique des lanceurs spatiaux, afin de lui donner une plus grande vision industrielle et programmatique. Il est question de s'affranchir de la règle du juste retour géographique. Pensez-vous qu'un tel transfert de compétences soit possible ? Quelle est votre vision d'une politique plus ambitieuse en ce qui concerne les lanceurs spatiaux ?
La Commission européenne a lancé le projet de constellation de satellites Iris 2, dont la mise en oeuvre doit intervenir en 2027. Le rachat de la constellation OneWeb par Eutelsat ne risque-t-il pas de mettre un coup d'arrêt ou un coup de frein à ce projet européen, qui a par ailleurs besoin de financement ? On connaît les réticences de certains industriels pour participer à cette aventure.
Mme Pascale Gruny. - Je souhaite vous interroger sur le règlement européen concernant les émissions de CO2 des véhicules légers neufs : comment seront prises en compte les émissions pour les carburants synthétiques ?
Qu'en est-il également de l'enquête qui a été ouverte par la Commission européenne sur les subventions publiques chinoises aux automobiles électriques ?
Enfin, je travaille actuellement sur le projet de nouvelle directive européenne sur les médicaments. Pourquoi ne parle-t-on pas, en même temps, de cette industrie et de sa relocalisation ?
M. Patrick Chaize. - Vous avez récemment fait part de votre volonté d'élaborer une nouvelle réglementation sur les réseaux numériques, le DNA : quel est le calendrier attendu pour son élaboration ? Comptez-vous fixer des obligations de sécurisation des réseaux, afin d'améliorer leur résilience et leur durabilité ? Nos réseaux sont effectivement vulnérables, ils nécessitent d'être régulièrement entretenus et modernisés. Cela pose la question de leur financement.
Le Sénat avait été la première chambre parlementaire à s'exprimer ouvertement en faveur d'une taxe sur les Gafam pour financer les infrastructures de télécommunications. Une telle taxe sera-t-elle prochainement instaurée ?
Enfin, en évoquant les enjeux de sécurisation de nos réseaux, je fais aussi référence aux enjeux majeurs relatifs à la cybersécurité. Pensez-vous que nous disposons aujourd'hui de technologies souveraines et matures pour nous protéger contre les actes de cybermalveillance ?
M. Jacques Fernique. - Je voudrais d'abord vous interroger sur la proposition de règlement visant à interdire la commercialisation des produits issus du travail forcé. Compte tenu du calendrier serré de la présidence belge, ce texte pourra-t-il avancer suffisamment ? Il soulève deux inquiétudes. D'une part, le travail forcé sur l'initiative d'un État tiers resterait un angle mort ; ainsi, les produits résultant du travail forcé des Ouïghours en Chine ne seraient pas concernés. Ce n'est pas conforme à la volonté exprimée par le Sénat dans sa résolution du 1er juin dernier. D'autre part, le texte de compromis de la présidence belge ne prévoit aucun principe de réparation ou de compensation pour les victimes avérées du travail forcé.
Le règlement sur les matières premières critiques de l'Union européenne, qui a été adopté le mois dernier, vise à ce qu'aucun fournisseur étranger ne puisse fournir plus de 65 % du volume d'une matière première stratégique. Ce texte ne crée toutefois pas pour autant les conditions générales pour que les entreprises réalisent les investissements nécessaires. L'Union européenne s'efforcera d'ici à 2030 de recycler 25 % des matières premières essentielles qui se retrouvent dans ses déchets : l'objectif est, somme toute, peu ambitieux. De même, le levier de la sobriété n'est pas vraiment actionné. Ce texte vous paraît-il, en l'état, compatible avec les objectifs du Green Deal ?
M. Daniel Gremillet. - La commission des affaires européennes du Sénat a adopté en juillet dernier un avis politique sur la proposition de règlement européen pour une industrie à zéro émission nette. Nous souscrivons aux objectifs de ce texte, mais nous déplorons l'absence d'étude d'impact et nous constatons que le financement prévu est très faible, alors même que les États-Unis soutiennent massivement les chaînes de production des technologies vertes. Nous avons par ailleurs souligné que les technologies stratégiques devaient inclure les technologies nucléaires matures, que les États membres sont libres d'insérer ou non dans leur mix énergétique. Nous souhaitons en outre que des précisions et des clarifications soient apportées sur plusieurs points, notamment sur le régime de stockage du CO2, et nous demandons que soit étudiée la mise en place de vallées d'industries à zéro émission.
Pouvez-vous préciser l'état d'avancement des discussions sur ces points à la veille du trilogue ? Quelles sont, selon vous, les chances de parvenir à un accord politique avant l'ouverture du cycle électoral ?
Mme Catherine Morin-Desailly. - Nous vous remercions pour l'immense travail que vous avez réalisé sur la régulation du numérique. Le processus d'adoption du projet de règlement sur l'intelligence artificielle arrive dans sa phase finale. Nous saluons l'équilibre que la Commission a su apporter. Un accord a été trouvé le 10 décembre dernier. Le diable, toutefois, se cache dans les détails. Les auteurs et les défenseurs de la propriété intellectuelle s'inquiètent ainsi de l'introduction possible de déséquilibres dans le texte sous l'effet de différents jeux d'influence. Le comité des représentants permanents (Coreper) doit se prononcer fin janvier et l'article 3 soulève encore quelques questions.
En ce qui concerne le projet de loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique, que vous avez évoqué, quand la Commission européenne répondra-t-elle aux dispositions de ce texte que la France a notifiées conformément à ses obligations européennes ? La navette parlementaire est en effet suspendue, dans l'attente de ses réponses.
En ce qui concerne le DSA et le DMA, nous avons été interpellés par l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) du 9 novembre dernier. Faut-il renoncer à toute législation nationale, y compris sur les sujets sur lesquels l'Europe tarde à légiférer ? Je pense notamment à la majorité numérique, à la protection des mineurs, à la pédopornographie, etc. Ces sujets sont très importants.
Enfin, ma dernière question portera sur l'autonomie stratégique et sur la politique industrielle. Vous avez évoqué les semi-conducteurs. Quel rôle l'Europe peut-elle jouer pour soutenir le développement d'un écosystème autour du cloud ? C'est une question de souveraineté, à l'heure où le Foreign Intelligence Surveillance Act offre aux États-Unis un outil de contrôle extraterritorial.
Mme Anne-Catherine Loisier. - Je voudrais savoir quel lanceur utilisera Ariane pour lancer nos satellites dans les délais attendus.
Ensuite, identifiez-vous un risque de pénuries de certains métaux en Europe ?
Mme Laurence Rossignol. - J'associe à ma question Laure Darcos et Marie Mercier. La moitié des violences sexuelles commises sur des mineurs sont commises par des mineurs. L'ensemble des spécialistes s'accorde pour considérer qu'il y a un lien direct entre ce constat et la consommation précoce et intense d'images pornographiques. Que peut faire la Commission européenne pour faire respecter l'interdiction de l'accès aux sites aux mineurs de moins de 18 ans, ce que les sites ne font toujours pas en France, malgré les lois françaises ?
Comment faire disparaître du Net toutes les images qui relèvent d'infractions criminelles : viol, apologie du viol, racisme, homophobie, etc. ? Tous les pays européens sont confrontés aux mêmes problèmes et mêmes difficultés. L'Europe doit se saisir de ce sujet avec autant de détermination que vous l'avez fait pour le DSA.
M. Ahmed Laouedj. - Sous votre impulsion, monsieur le commissaire, un accord a été trouvé par l'Europe le 8 décembre dernier sur l'intelligence artificielle. Son objectif est d'encadrer le développement du secteur, tout en favorisant l'innovation technologique. En effet, si les nouvelles technologies peuvent constituer une véritable opportunité de progrès dans de nombreux domaines, elles risquent également de porter atteinte aux droits fondamentaux des citoyens. Il était donc indispensable de se saisir du sujet afin de poser un cadre législatif. Par sa portée, cette législation constituera une première mondiale et nous vous en félicitons. Toutefois, le projet a suscité de nombreuses inquiétudes dans plusieurs pays européens dont la France et l'Allemagne. Le risque est d'adopter un cadre réglementaire trop strict au détriment notamment des start-up européennes qui doivent faire face aux géants américains et chinois du secteur. Le texte qui a finalement été adopté est un compromis. Il a été qualifié par le ministre délégué à la transition numérique, Jean-Noël Barrot, d'« étape dans un chantier qui s'est ouvert il y a quatre ans et qui nécessite des discussions supplémentaires ».
Une réglementation trop contraignante ne risque-t-elle pas d'entraver la croissance des entreprises européennes déjà parties avec un train de retard par rapport à leurs concurrents américains ?
M. Didier Marie. - La réponse européenne à l'Inflation Reduction Act (IRA) américain reste limitée. Aucun financement nouveau n'est prévu : les crédits proviennent essentiellement de redéploiements. Il n'y aura pas non plus de fonds de souveraineté, dont la création avait pourtant été annoncée. La plateforme des technologies stratégiques pour l'Europe (Step) finalement retenue n'est pas stabilisée avec des crédits limités à 1,5 milliard d'euros. Seul un aménagement du cadre des aides d'État a été réellement mis en place ; il s'est avéré utile, malgré les risques afférents de distorsions de concurrence. Quel bilan tirez-vous de la réponse européenne à l'IRA ? Peut-on aller plus loin, et avec quels moyens ?
La Commission a proposé en septembre 2022 la mise en place d'un instrument du marché unique pour les situations d'urgence. Le trilogue est en cours ; quels sont les points de divergence ? L'instrument sera-t-il validé avant la fin de la législature ?
Mme Audrey Linkenheld. - Vous aviez annoncé en avril 2023, lors de l'ouverture du Forum international sur la cybersécurité de Lille, que des initiatives seraient prises en la matière. Il est ainsi question d'un cyberbouclier, qui serait articulé autour de centres des opérations de sécurité (SOC) transfrontaliers financés par l'Europe, et d'une réserve européenne de cybersécurité. Quel est l'état d'avancement de ces projets ?
M. Dominique de Legge. - Comment s'articulerait la coopération européenne en matière de sécurité et de défense, que vous appelez de vos voeux, avec les objectifs et les missions de l'Otan ? Autrement dit, allons-nous vers la création d'une section européenne au sein de l'Otan ?
La coopération industrielle entre États en matière de défense existe déjà. Je pense notamment au projet de système de combat aérien du futur (Scaf). Que vous inspirent les difficultés rencontrées pour la mise au point de ce projet, qui ne mobilise que trois États, alors que vous souhaitez instaurer une coopération entre vingt-sept États ?
M. Franck Dhersin. - L'entreprise CMA-CGM vient d'annoncer qu'elle allait vendre la part de 10 % qu'elle possède dans le capital d'Air France-KLM. D'après ce que j'ai compris, elle le ferait parce que les États-Unis d'Amérique s'opposent à cette alliance entre les deux groupes afin de protéger Fedex. Comment l'Europe peut-elle réagir ?
M. Louis Vogel. - La compétition économique entre grandes puissances pose une question nouvelle, celle de la défense de nos actifs stratégiques. Nous devons redéfinir toutes nos politiques traditionnelles, notamment notre politique européenne de concurrence menée par la direction générale de la concurrence de la Commission. Pourriez-vous nous dresser un premier bilan de la stratégie de sécurité économique de l'Union ?
M. Thierry Breton. - En matière spatiale, il faut appeler un chat un chat : j'ai bien dit que je n'étais pas content des services d'Ariane, dont nous sommes le premier utilisateur institutionnel. Je suis personnellement responsable du fonctionnement des systèmes Galileo et Copernicus. Il faut lancer quatre satellites Galileo pour que notre système de positionnement continue de fonctionner. On m'avait promis que ce pourrait être fait en 2022, puis cela a été reporté à plusieurs reprises, sans que les nouvelles promesses soient tenues. Je ne peux donc pas être content ! Il faut régler ce problème, qui est à la fois un problème industriel et, sans doute, un problème de management. Si nous pouvons aider, nous le ferons, même si nous ne pouvons pas reprendre toutes ces compétences. L'Agence spatiale européenne (ESA) nous a proposé de recourir à Space X pour les lanceurs ; j'ai accepté en l'absence d'autre solution. Quatre satellites pourront ainsi être mis en orbite cette année, en deux lancements. Il n'est pas question de faire de l'espace une compétence exclusive de l'Union, mais celle-ci, en tant que premier client institutionnel, doit avoir son mot à dire au sein de l'ESA, dans son conseil d'administration, qui est déjà élargi à d'autres que les seuls États membres de l'Union. C'est nécessaire pour qu'une compétition saine puisse se développer, en particulier pour les mini-lanceurs.
Concernant la constellation Iris 2, tout se déroule bien, contrairement à ce qui a pu être dit. Les acquisitions qui interviennent ici ou là n'ont rien à voir avec notre constellation, qui est totalement souveraine et dont les applications technologiques ne peuvent être offertes par aucune autre.
Concernant l'acte délégué sur les carburants synthétiques, les discussions continuent avec les États membres sur la base de notre proposition. Les premières conclusions de l'enquête sur la Chine seront rendues avant l'été. La différence entre les droits de douane sur les véhicules électriques en Europe et aux États-Unis est importante - 10 % là-bas, 27 % ici. Nous devons donc nous interroger sur le respect des règles en Chine ; j'ai d'ailleurs eu de nombreuses discussions avec les autorités chinoises.
Quant au travail forcé, je salue la volonté de la présidence belge d'avancer sur ce dossier. Pour qu'il soit conclu au cours de ce semestre, il faudra que les États membres acceptent des efforts de surveillance des marchés : tout ne pourra pas être fait par la Commission.
Sur le DNA, j'ai commencé par mener une très large consultation sur les infrastructures de communication nécessaires pour un véritable espace numérique informationnel. La dernière régulation en la matière remonte à l'an 2000, quand l'enjeu était l'accès au réseau de cuivre des opérateurs historiques. Il n'y a plus un seul réseau de cuivre aujourd'hui : il était donc nécessaire de reposer cette question. Les conclusions de la consultation seront connues dans un mois, nous élaborerons ensuite notre proposition ; il reviendra à la prochaine Commission de mener le projet à terme. Au-delà de l'aspect réglementaire, il faudra un volet de financement, parce que des investissements considérables, surtout privés, seront requis.
Sur le règlement pour une industrie « zéro net », il faut aller vite. Nous avons élaboré une étude d'impact de notre proposition. Je me suis battu pour un financement communautaire, mais les États membres n'en ont pas voulu. Le Conseil, qui est en quelque sorte notre Sénat, s'est montré rebelle... Nous sommes donc obligés de fragmenter, mais je continuerai à me battre et je suis confiant sur le fait qu'un accord sera trouvé en février.
La pédopornographie est un drame absolu. Nos régulations actuelles sont protectrices : aujourd'hui, déjà, de telles images doivent être retirées et, si elles ne le sont pas, il faut nous dénoncer les plateformes pour que celles-ci soient condamnées. Le comité chargé du contrôle du DSA, qui recevra désormais ces plaintes, va être finalisé à la fin de ce mois-ci ; l'Arcom y aura un représentant. Les plateformes prises en défaut en la matière pourront donc être condamnées, mais pas avant le 17 février 2024 : ainsi en a décidé, contre mon souhait, le législateur européen, qui a voulu leur laisser un délai de six mois pour s'adapter.
Les plateformes ont l'obligation d'autonomiser et de protéger les utilisateurs en ligne. La France a mis en place des régulations horizontales, sectorielles, mais on peut toujours faire ce qu'on appelle des « plug-ins », en conformité avec le droit européen ; j'en discute d'ailleurs aussi avec d'autres États membres. Il faut notamment considérer le cas des fournisseurs de contenus qui sont actifs dans un État alors que leur siège est ailleurs ; dans ce cas aussi, le respect du cadre juridique européen s'impose. On le fera en bonne intelligence : il ne s'agit pas de punir tel ou tel pour ses initiatives, mais de s'assurer que celles-ci respectent les lois européennes que nous avons ensemble adoptées.
Je n'ai pas de commentaires à faire sur Air France, qui n'entre pas dans mon champ de compétences, pas plus que CMA-CGM. J'en parlerai à ma collègue Margrethe Vestager, chargée de ce dossier.
Beaucoup de choses fausses ont été dites sur l'AI Act ; le ministre Jean-Noël Barrot lui-même a pu y participer... Le texte est le résultat de 38 heures de négociations en trilogue ; il ne s'agit pas seulement d'une étape, mais bien d'un projet finalisé selon les règles : les 80 articles ont été revus en Coreper, avant que les ministres en prennent connaissance. Chacun pourra voir, à sa lecture, que tout est bien protégé. Je n'ai aucun état d'âme ni doute : tout va atterrir dans les temps. La ministre allemande est tout à fait alignée sur nos positions et a d'ailleurs joué un rôle crucial dans cette affaire. Pas de désinformation ! Nous protégeons l'innovation tout en nous prémunissant contre les risques. De la sorte, nous exauçons de manière équilibrée une demande du Parlement européen, attaché à instaurer des contraintes pour les modèles génératifs : la démocratie impose que l'on tienne compte de telles demandes, même si elles n'émanent pas de la Commission, et encore moins des États membres.
Sur notre projet en matière de cybersécurité, notre POC (Proof of Concept) fonctionne. Il faut pouvoir affronter les problèmes de manière très anticipée. La cyberréserve est désormais enclenchée, sur la base du volontariat. Trois cybercentres fonctionnent déjà ; il en faudra sept ou huit pour couvrir l'ensemble des besoins de l'Union.
L'Europe doit-elle être un des piliers de l'Otan ? Je ne crois pas qu'elle doive l'être structurellement, mais elle participe de plus en plus aux réunions de l'Otan en tant que membre invité. Nous sommes pour l'Otan, parce que l'Otan, c'est nous ! Nous en sommes les principaux acteurs.
Je ne veux pas trop me prononcer sur le Scaf ; trois États membres y participent, j'aimerais qu'il y en ait plus.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Merci beaucoup pour vos réponses, qui ont permis une audition riche et dense. Nous serons heureux de vous recevoir à nouveau.
La réunion est close à 10 h 45.