Mardi 19 décembre 2023

Projet de loi visant à renforcer la lutte contre les dérives sectaires - Examen des amendements au texte de la commission

M. Christophe-André Frassa, président. - Je vous informe qu'aucun amendement de séance n'a été déposé sur la proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à garantir le respect du droit à l'image des enfants.

M. Christophe-André Frassa, président. - Nous examinons maintenant les amendements au texte de la commission sur le projet de loi visant à renforcer la lutte contre les dérives sectaires.

EXAMEN DES AMENDEMENTS AU TEXTE DE LA COMMISSION

Article 1er A

Mme Lauriane Josende, rapporteure. - L'amendement n°  9 rectifié vise à renforcer la coordination entre la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) et les associations.

La commission émet un avis favorable à l'amendement n° 9 rectifié.

Mme Lauriane Josende, rapporteure. - L'amendement n° 13 rectifié prévoit l'information de la Miviludes sur les travaux des groupes de travail « dérives sectaires » mis en place au niveau des préfectures.

En pratique, ces groupes de travail n'ont pas été vraiment créés, et nous ne voulons pas instituer une obligation de fait. Il est néanmoins indispensable de parfaire le dispositif de lutte contre les dérives sectaires. Nous avons travaillé à une nouvelle rédaction qui pourra être utilement complétée dans la navette. J'émets donc un avis de sagesse.

La commission s'en remet à la sagesse du Sénat sur l'amendement n° 13 rectifié.

Après l'article 1er A

Mme Lauriane Josende, rapporteure. - L'amendement n°  10 vise à créer des groupes de travail dans les conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD) en matière de dérives sectaires, un thème qui fait partie des attributions de ces conseils. J'y suis favorable.

La commission émet un avis favorable à l'amendement n° 10.

La commission demande au Président du Sénat de se prononcer sur l'irrecevabilité de l'amendement n°  7 au titre de l'article 41 de la Constitution.

Avant l'article 1er B

Mme Lauriane Josende, rapporteure. - Je suis défavorable à l'amendement n°  11, qui tend à demander un rapport au Gouvernement.

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 11.

Article 1er (supprimé)

Mme Lauriane Josende, rapporteure. - Les amendements nos  24 rectifié et 2 visent à rétablir l'article 1er : ils sont donc contraires à la position de la commission.

La commission émet un avis défavorable aux amendements nos 24 rectifié et 2.

Après l'article 1er (supprimé)

Mme Lauriane Josende, rapporteure. - L'amendement n°  16 tend à étendre la possibilité de dissolution des personnes morales liées aux dérives sectaires. À cette fin, il est proposé de modifier l'article 1er de la loi du 12 juin 2001 tendant à renforcer la prévention et la répression des mouvements sectaires portant atteinte aux droits de l'homme et aux libertés fondamentales, dite loi About-Picard, en ajoutant à la liste des infractions pour lesquelles la dissolution d'une personne morale peut être prononcée deux nouveaux articles du code pénal.

Or ces deux articles n'ont pas pour objet de réprimer un comportement : ils portent sur les peines complémentaires encourues en cas de commission d'abus de faiblesse, qui, lui, est bien prévu dans l'article 1er précité.

Je suis donc défavorable à cet amendement.

M. André Reichardt. - Il est précisé dans l'objet qu'il s'agit d'un amendement de coordination.

Mme Lauriane Josende, rapporteure. - Ce n'est pas de la coordination ! L'amendement vise à introduire une nouvelle disposition qui n'est pas compatible avec l'architecture de la loi de 2001.

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 16.

Article 2 (supprimé)

Mme Lauriane Josende, rapporteure. - Les amendements identiques nos  3 et 25 visent à rétablir l'article 2 que la commission a supprimé.

L'avis est donc défavorable.

La commission émet un avis défavorable aux amendements nos 3 et 25.

Après l'article 2 ter

Mme Lauriane Josende, rapporteure. - Je suis défavorable à l'amendement d'appel n°  12, qui tend à demander un rapport au Gouvernement.

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 12.

Article 3

Mme Lauriane Josende, rapporteure. - L'amendement n°  26 vise à rétablir un alinéa de cet article, ce qui est contraire à la position de la commission qui a supprimé les articles 1er et 2.

La commission demande le retrait de l'amendement n° 26.

Après l'article 3

Mme Lauriane Josende, rapporteure. - L'amendement n°  17 introduit la possibilité pour les associations de parties civiles d'obtenir les dommages qui leurs sont dus sur les avoirs saisis ou confisqués aux groupements ou mouvements sectaires. Si je comprends parfaitement l'intention de l'auteur de cet amendement, il me semble que la précision apportée n'est pas utile et qu'une évolution législative en la matière n'est pas souhaitable.

Il est indiqué dans l'objet qu'il s'agit d'un amendement de précision, mais il introduit une nouvelle mesure, alors même que le code pénal prévoit déjà un dispositif en la matière.

Je demande donc le retrait de cet amendement.

M. Francis Szpiner. - Les avoirs saisis sont vendus au profit du budget général de l'État. Il ne peut y avoir d'affectation spécifique : c'est une règle élémentaire des finances publiques.

La commission demande le retrait de l'amendement n° 17.

Article 4 A

Mme Lauriane Josende, rapporteure. - Les amendements identiques nos  6 rectifié bis et 14 rectifié quinquies visent à élargir à l'exercice illégal de la pharmacie et de la biologie médicale en ligne les circonstances aggravantes que nous avons introduites en commission pour l'exercice illégal de la médecine en ligne.

Ils viennent compléter utilement le dispositif de la commission et répondent à l'essor de l'usage des réseaux sociaux pour commettre des infractions liées aux dérives sectaires. J'y suis donc favorable.

La commission émet un avis favorable aux amendements nos 6 rectifié bis et 14 rectifié quinquies.

Article 4 (supprimé)

Mme Lauriane Josende, rapporteure. - L'amendement n°  23 et les amendements identiques nos  1 et 29 tendent à rétablir l'article 4, que nous avons supprimé. L'avis est donc défavorable.

Mme Nathalie Delattre. - La nouvelle rédaction proposée par le gouvernement ne convient donc pas ?

Mme Lauriane Josende, rapporteure. - J'y reviendrai plus en détails en séance publique. En l'état, elle ne règle pas l'atteinte à la liberté d'expression que cet article crée s'agissant de discours généraux comme de discours tenus dans un cadre privé, voire familial.

Par ailleurs, elle réduit très largement la portée de la nouvelle incrimination en permettant aux gourous de se couvrir par la manipulation de l'information communiquée et le libre consentement de la personne. 

La commission émet un avis défavorable aux amendements nos 23, 1 et 29.

Article 5

Mme Lauriane Josende, rapporteure. - L'amendement n°  8, qui tend à supprimer l'article, est contraire à la position de la commission. Une meilleure information des ordres médicaux sur les professionnels condamnés ou placés sous contrôle judiciaire est une avancée salutaire.

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 8.

Après l'article 5

Mme Lauriane Josende, rapporteure. - L'amendement n°  4 prévoit une obligation de renvoi vers une notice élaborée par la Miviludes en cas de promotion ou de vente de biens et de services liés à des pratiques thérapeutiques non conventionnelles.

Il traite d'une vraie difficulté dans la lutte contre les dérives thérapeutiques. Néanmoins, lors de son audition, le ministère de la santé nous a indiqué qu'il n'existait pas de liste des thérapies non conventionnelles et que celles-ci ne comportaient pas nécessairement en elles-mêmes des risques pour la santé.

La commission demande le retrait de l'amendement n° 4.

Mme Lauriane Josende, rapporteure. - L'amendement n°  5 prévoit la remise au Parlement d'un rapport annuel dressant  un suivi statistique du recours de la population aux pratiques thérapeutiques non conventionnelles. Il est contraire à la position de la commission sur les demandes de rapport.

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 5.

Article 6

Mme Lauriane Josende, rapporteure. - L'amendement n°  27 vise à rétablir un alinéa de l'article. Par cohérence avec la suppression des articles 1er et 2, il n'est pas possible de rétablir un tel alinéa.

J'émets donc une demande de retrait.

La commission demande le retrait de l'amendement n° 27.

Article 7 (supprimé)

Mme Lauriane Josende, rapporteure. - Je suis favorable à l'amendement n°  22 rectifié, qui prévoit une coordination pour l'outre-mer.

La commission émet un avis favorable à l'amendement n° 22 rectifié.

Mme Lauriane Josende, rapporteure. - J'indique que le Gouvernement a annoncé un amendement sur l'article 1er A relatif au statut législatif de la Miviludes, qui n'est toujours pas déposé.

La commission émet les avis suivants sur les amendements de séance :

Auteur

Objet

Avis de la commission

Article 1er A

M. BENARROCHE

9 rect.

Conforter le rôle de la Miviludes en matière de coordination des associations d'aide aux victimes de dérives sectaires

Favorable

M. BENARROCHE

13 rect.

Information de la Miviludes sur les travaux des groupes de travail dérives sectaires mis en place au niveau des préfectures

Sagesse

Article additionnel après Article 1er A

M. BENARROCHE

10

Création de groupes de travail dans les CLSPD en matière de dérives sectaires

Favorable

Article additionnel avant Article 1er B

M. BENARROCHE

11

Rapport sur l'organisation des cellules de vigilance départementales au niveau préfectoral

Défavorable

Article 1er (Supprimé)

M. BITZ

24 rect.

Rétablissement de l'article 1er

Défavorable

Mme Nathalie DELATTRE

2

Rétablissement de l'article 1 

Défavorable

Article additionnel après Article 1er (Supprimé)

Mme Nathalie GOULET

16

Extension de la possibilité de dissolution des personnes morales liées aux dérives sectaires

Défavorable

Article 2 (Supprimé)

Mme Nathalie DELATTRE

3

Rétablissement de l'article

Défavorable

M. BITZ

25

Rétablissement de l'article

Défavorable

Article additionnel après Article 2 ter

M. BENARROCHE

12

Demande de rapport sur le taux de recours à la formation continue des magistrats aux questions relatives aux deìrives sectaires.

Défavorable

Article 3

M. BITZ

26

Rétablissement d'un alinéa

Demande de retrait

Article additionnel après Article 3

Mme Nathalie GOULET

17

Possibilité pour les associations partie civile d'obtenir les dommages qui leurs sont dus sur les avoirs saisis ou confisqués

Demande de retrait

Article 4 A

M. BONNEAU

6 rect. bis

Introduction d'une circonstance aggravante en cas d'exercice illégal de la pharmacie ou de la biologie médicale en ligne

Favorable

Mme IMBERT

14 rect. septies

Introduction d'une circonstance aggravante en cas d'exercice illégal de la pharmacie ou de la biologie médicale en ligne

Favorable

Article 4 (Supprimé)

Le Gouvernement

23

Rétablissement de l'article 4 

Défavorable

Mme Nathalie DELATTRE

1

Rétablissement de l'article 4 

Défavorable

M. BITZ

29

Rétablissement de l'article 4 

Défavorable

Article 5

M. BENARROCHE

8

Suppression de l'article 5

Défavorable

Article additionnel après Article 5

Mme Nathalie DELATTRE

4

Obligation de renvoi vers une notice élaborée par la Miviludes en cas de promotion ou de vente de biens et de services liés à des pratiques thérapeutiques non conventionnelles 

Demande de retrait

Mme Nathalie DELATTRE

5

Remise d'un rapport annuel au Parlement dressant  un suivi statistique du recours de la population aux pratiques thérapeutiques non conventionnelles. 

Défavorable

Article 6

M. BITZ

27

Rétablissement d'un alinéa

Demande de retrait

Article 7 (Supprimé)

Le Gouvernement

22 rect.

Coordinations outre-mer

Favorable

La réunion est close à 14 h 45.

Mercredi 20 décembre 2023

- Présidence de M. François-Noël Buffet -

La réunion est ouverte à 10 h 05.

Projet de loi relatif à la responsabilité parentale et à la réponse pénale en matière de délinquance des mineurs - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne Mme Agnès Canayer rapporteur sur le projet de loi relatif à la responsabilité parentale et à la réponse pénale en matière de délinquance des mineurs, sous réserve de son dépôt.

Proposition de loi instituant des mesures judiciaires de sûreté applicables aux condamnés terroristes et renforçant la lutte antiterroriste - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne M. Marc-Philippe Daubresse rapporteur sur la proposition de loi n° 202 (2023-2024) instituant des mesures judiciaires de sûreté applicables aux condamnés terroristes et renforçant la lutte antiterroriste présentée par M. François-Noël Buffet.

Proposition de loi tendant à améliorer la lisibilité du droit applicable aux collectivités territoriales - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne Mme Nathalie Delattre rapporteure sur la proposition de loi n° 448 rectifiée (2022-2023) tendant à améliorer la lisibilité du droit applicable aux collectivités territoriales présentée par M. Vincent Delahaye et plusieurs de ses collègues.

Proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, relative au contentieux du stationnement payant - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne Mme Olivia Richard rapporteure sur la proposition de loi n° 162 (2023-2024) relative au contentieux du stationnement payant.

Mission d'information sur les émeutes survenues à compter du 27 juin 2023 - Audition de MM. Olivier Araujo, maire de Charly (Métropole de Lyon), Serge De Carli, maire de Mont-Saint-Martin (Meurthe-et-Moselle), Emmanuel François, maire de Saint-Pierre-des-Corps (Indre-et-Loire) et Mme Stéphanie Von Euw, maire de Pontoise (Val-d'Oise)

M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - Nous avons mis en place une mission d'information pour comprendre ce qui s'est passé et dresser un état des lieux précis de la situation. À cette fin, nous avons souhaité entendre nos collègues maires qui ont été victimes d'agressions et ont été mêlés au fort climat de violence qui a régné.

Il est important que les maires puissent faire remonter ce qu'ils vivent au quotidien et le Sénat offre une enceinte idéale pour cet exercice, la plupart d'entre vous ayant été maires ou élus locaux.

Entre la violence chronique qui sévit dans le pays, les suites de la crise du covid et l'inflation, la situation locale n'a plus rien à voir avec celle d'il y a trois ou quatre ans.

Mme Stéphanie Von Euw, maire de Pontoise. - Pontoise est une ville de bientôt 40 000 habitants, située en région parisienne. Si nos bâtiments municipaux n'ont pas été directement touchés, la violence a déferlé pendant trois nuits. Chaque soir, j'ai quitté mon bureau en me demandant si je le retrouverais le lendemain matin. Un soir, j'ai même décidé de prendre mon écharpe tricolore en me disant : « Ils ne l'auront pas ! » Mes collègues ont dû vivre la même chose : il fallait s'accrocher et défendre coûte que coûte les valeurs républicaines et la République, qui n'ont pas de prix.

Les violences ont entraîné des dégâts matériels, mais des agressions physiques ont également eu lieu. J'en ai moi-même été victime, ayant été personnellement visée en raison de mon mandat de maire. Je n'entrerai pas dans les détails...

M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - Il faut nous raconter, si vous le voulez bien, ce qu'il s'est passé pour que nous puissions comprendre et consigner ce que vous avez vécu.

Mme Stéphanie Von Euw. - Pontoise compte deux quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV), dits « quartiers prioritaires ». Je me trouvais dans l'un d'eux, où un début d'incendie avait touché le théâtre. Les pompiers ont été formidables, comme les forces de l'ordre, et je salue particulièrement la police municipale, qui a été primo-intervenante. L'incendie avait été circonscrit et nous étions en train de sécuriser le site quand nous avons été appelés pour un autre départ de feu, touchant une concession automobile qui a intégralement brûlé. Sans réfléchir, je suis montée seule dans ma voiture, suivie par celle du directeur de cabinet du préfet. Nous nous sommes retrouvés dans un guet-apens, bloqués par des barricades enflammées. Je suis sortie, ce qui constituait une erreur et montre bien à quel point je ne mesurais pas l'état de délire général et de violence désinhibée. Des jeunes se sont approchés, que j'avais l'impression de connaître, mais qui étaient intégralement masqués, avec des foulards qui leur remontaient jusqu'au nez et des capuches qui leur descendaient jusqu'aux yeux. Je sentais qu'il s'agissait de jeunes du quartier, que j'avais dû voir et tutoyer trois heures plus tôt. J'ai commis une autre erreur en les haranguant pour leur dire : « Maintenant, on arrête les conneries ! » Ils m'ont immédiatement reconnue et j'ai reçu des tirs de mortier à bout portant, ce qui m'a fait craindre que l'un de mes tympans était touché. J'ai juste eu le temps de me mettre à l'abri dans ma voiture et de m'extraire en faisant une marche arrière de près de deux cents mètres. J'ai été frappée par ces mots, que j'ai clairement entendus : « C'est la maire, on va se la faire ! » Aucun doute n'était possible quant à l'objectif des assaillants.

Des personnels municipaux, n'appartenant pas à la police municipale, ont également subi des violences. Des agents d'entretien et des agents des services techniques, qui sécurisaient les écoles, ont été pris à partie, voire agressés, parce qu'ils étaient identifiés par ces décérébrés comme étant agents municipaux et, par conséquent, agents de l'État. Ainsi, un agent de la voirie a été attaqué dans sa voiture de service à coups de marteau. Les vitres ont été brisées et un de ses collègues a juste eu le temps de l'extraire. Les dégâts physiques sont légers, mais les dégâts psychologiques sont plus importants et durables.

Je voudrais souligner le courage, la solidarité et le sens du service public qui ont animé les services municipaux, malgré le danger. J'ai éprouvé de la fierté à les avoir à mes côtés.

Les préjudices psychologiques ont touché les employés des services de la ville, mais aussi la population dans son ensemble. Aujourd'hui, quand un feu d'artifice est tiré en ville, il faut prévenir les gens longtemps à l'avance et répéter qu'il s'agit d'un événement festif.

Au-delà des budgets qu'il faut déployer pour remettre nos villes en état, je mentionnerai la question des assurances, qui pose un véritable problème. L'ensemble de nos contrats ont été dénoncés et résiliés par notre compagnie d'assurance. Nous avons réussi à conclure l'un de nos marchés, mais avec une augmentation de 200 %. En revanche, le deuxième marché a été infructueux. Nous essayerons de négocier de gré à gré, probablement avec des conséquences financières très importantes.

J'en viens au profil des émeutiers. À Pontoise, les événements sont restés localisés et ont été circonscrits aux deux quartiers prioritaires. Les émeutiers étaient donc des habitants locaux. Ils étaient très jeunes et mes agresseurs devaient avoir entre 14 et 17 ans.

Les émeutes étaient-elles organisées et servaient-elles une cause ? Oui et non. Je ne crois pas à une révolte des banlieues contre le système. Des jeunes ont trouvé une occasion de se déchaîner. Ils n'avaient aucune prise avec la réalité, comme s'ils avaient été dans un jeu vidéo. Ils n'accordaient de prix à rien, ni à la vie humaine ni aux éléments matériels. Quand j'étais réfugiée dans ma voiture, ils ont réussi à briser mon pare-brise à mains nues ; c'est dire la force et le délire qui les animaient. Il s'agissait d'un déchaînement total et je ne crois pas à une démarche défendant une idéologie.

En revanche, les points de deal et le trafic de drogue ont joué un rôle. S'il y a eu coordination, elle a été assurée par les organisateurs des réseaux de trafic, qui ont fait appel à leurs « choufs » ou à leurs revendeurs. J'en ai l'intuition profonde et, lorsque nous avons organisé, comme dans toutes les villes de France, une prise de parole sur le parvis de la mairie, j'ai identifié deux individus bien connus de nos services, réputés pour être des têtes de réseaux. Ils étaient là pour nous écouter et prendre des mesures pour tenir leur territoire.

Dans ces quartiers, le trafic de drogue constitue le seul et unique sujet. En effet, nous pouvons prendre autant de mesures que possible dans les domaines de l'éducation, de la politique de la ville ou du sport, si des trafics de drogue structurés et sans limites perdurent, nous ne parviendrons pas à reprendre pied dans ces quartiers. Ces émeutes ont démarré et cessé parce que certains ont appuyé sur un bouton, du jour au lendemain et de façon coordonnée. L'activité des points de deal ayant été interrompue pendant trois jours et trois nuits, leurs responsables ont estimé que le « commerce » avait trop souffert.

M. Olivier Araujo, maire de Charly. - Je vous remercie de cette invitation, qui témoigne de l'attention que vous portez à la problématique de la violence s'exprimant à l'égard des élus et en particulier des maires. Ce sujet récurrent se retrouve de nouveau sous les projecteurs après les épisodes de violence urbaine ayant eu lieu cet été.

Je suis maire de Charly, qui compte 5 000 habitants et se situe dans le sud-ouest de la métropole de Lyon. Cette commune a tendance à être qualifiée de village, son ADN étant plutôt agricole.

Les bâtiments de notre commune n'ont pas été touchés. Cependant, j'ai été victime d'une attaque personnelle. Le dimanche 2 juillet, une torche enflammée a été lancée sur ma maison, sans faire de dégâts. Nous étions en famille à la maison et mon voisin a découvert cette torche, consumée devant mon portail. Je n'y ai d'abord pas prêté beaucoup d'attention parce que la torche était tombée du bon côté du portail, sans toucher nos arbres et nos véhicules, qui se trouvaient de l'autre côté. J'ai contacté les gendarmes et j'ai commencé à prendre conscience de l'acte commis. On m'avait attaqué personnellement et j'ai commencé à avoir peur pour ma famille. Les gendarmes ont retrouvé des traces d'ADN, mais la personne n'est pas fichée et l'enquête se poursuit.

Il ne s'agit pas du seul acte de violence ayant eu lieu à Charly. En 2021, lorsque nous rendions hommage à Samuel Paty, j'ai reçu des menaces de mort sur internet, proférées par un groupe islamiste, qui a été identifié. Dans les jours suivants, j'ai subi des agressions verbales sur la place de la mairie, un dimanche après-midi. Des jeunes m'ont lancé : « Va te faire enculer, le maire ! »  Un de mes adjoints a été victime d'insultes homophobes devant son domicile. Par ailleurs, le mobilier urbain a subi un ensemble de dégradations, parmi lesquelles des dessins de croix gammées ou des inscriptions telles que « NTM le maire ». Ces dégradations posent question sur les relations qu'entretient une petite partie de notre population avec les institutions.

Nous avons l'impression d'être les spectateurs d'individus provocateurs, convaincus de leur impunité. Par ailleurs, certains jeunes semblent ne pas avoir conscience de la gravité de leurs actes ; s'agit-il d'un manque d'éducation, de fermeté ou de limites ? Je ressens en tout cas une disparition de la notion d'autorité, qu'elle soit scolaire, institutionnelle ou politique. Plus généralement, le respect semble disparaître dans le rapport entre les individus. De plus, j'ai l'impression d'assister à une désinhibition du comportement, dont les maires sont les cibles. N'importe qui peut être touché n'importe quand : il faut en prendre conscience.

Certains citoyens exercent de plus en plus de pressions sur les élus, en particulier sur les maires, qui forment un premier échelon politique. La pression et l'opposition peuvent être saines. Cependant, l'expression violente, la contestation et le dénigrement systématiques, ainsi que les attaques et les accusations personnelles sans fondement que nous subissons constituent un problème. J'ai également le sentiment d'une absence de limite et d'une intolérance à la frustration face aux règles que nous cherchons à faire appliquer, qui bien souvent ne sont pas de notre fait.

Ces éléments renvoient à un autre sujet, qui contribue au mal-être des maires : le sentiment d'être seuls face à cette violence, d'être aussi fragilisés et affaiblis par certaines décisions législatives, qui contribuent à réduire nos marges de manoeuvre, à diminuer nos recettes, à nous obliger à appliquer des décisions parfois impopulaires ou à complexifier notre quotidien en ajoutant des strates au millefeuille administratif et en augmentant les risques juridiques qui pèsent sur nous. La fonction de maire, pour laquelle nous ne sommes ni formés ni accompagnés, semble de plus en plus dissuasive. Notre engagement a des conséquences professionnelles sur nos métiers initiaux, des conséquences personnelles, mais aussi de plus en plus sécuritaires, les menaces individuelles se développant.

Votre travail parlementaire est important et, même si les vocations persistent, il faut enrayer ce phénomène de désaffection. Il s'agit d'un problème sociétal dépassant la seule situation des élus locaux, qui ne constitue qu'un symptôme. Il faut noter que nombre des attaques ne sont pas le fait de nos administrés, mais d'individus militants pour certaines causes, très actifs sur les réseaux sociaux et pétitionnaires. Internet et les réseaux sociaux représentent des catalyseurs de la violence s'exerçant à l'égard des élus, symptôme d'un irrespect à l'égard des figures du pouvoir. Ainsi, tous ceux qui exercent une autorité ou disposent d'une légitimité sont haïs ou combattus. Cette haine est plus vive encore quand ces figures sont associées à la République. Instituteurs, professeurs, médecins, infirmières, soignants, pompiers, policiers, gendarmes, juges ou avocats : tous sont victimes de ce dénigrement. La médiatisation de la polémique braque la lumière sur des individus considérés comme responsables, à qui l'on cherche des intérêts cachés et à qui l'on attribue des actes ou des opinions sans aucun fondement. Ces démarches malveillantes aboutissent à des actes de violence présentés comme des formes de punition.

Face à cette situation, la réponse n'est peut-être pas assez ferme, même si elle l'a été un peu plus lors des épisodes de l'été dernier. Nous devons nous montrer vigilants face à ces phénomènes de vengeance. À cet égard, nous devons faire de la prévention, qui relève de l'éducation des parents, de l'école républicaine et de la méritocratie.

En parallèle, il faut arrêter avec la « culture de l'excuse ». La tolérance à l'égard des actes d'incivilité et de violence favorise l'idée selon laquelle leurs auteurs auraient toujours une bonne raison. Cette culture de l'excuse prend différentes formes, traduit un manque de courage, ne pose pas de limites aux individus et crée un droit à la délinquance. Elle conduit à laisser persister des problèmes de harcèlement et à laisser Samuel Paty seul et vulnérable face à ses bourreaux potentiels.

Cette complaisance s'exprime aussi dans les débats médiatiques et académiques. Ainsi, au sujet des émeutes, des élus et commentateurs ont trouvé des motivations politiques et des raisons sociales légitimes aux agressions des élus comme aux dégradations des biens publics. À cet égard, j'ai écouté la sociologue Nathalie Heinich, qui s'est exprimée dans le cadre de votre mission d'information. Je la rejoins quand elle évoque la « décivilisation » ainsi que la complaisance de certains de ses collègues, qui tendent à légitimer des actes de violence et de destruction, allant jusqu'à ne pas les dénoncer. Nous avons une responsabilité individuelle et collective en la matière.

Nous avons besoin de l'État et de ses institutions pour faire respecter les principes et les valeurs qui sont les seuls à pouvoir rendre possible le vivre ensemble. Nous avons également besoin de plus de moyens financiers et humains pour nos services municipaux, pour nos polices municipales, qui ont beaucoup oeuvré l'été dernier, pour le renseignement, qui doit permettre d'agir en amont, pour la justice, qui doit être ferme et appliquée, pour l'éducation, qui reste le socle du vivre ensemble, et pour l'accompagnement social, afin de ne pas oublier nos concitoyens en difficulté. Par ailleurs, l'État doit fournir une aide importante dans le cadre de la maîtrise de la couverture assurantielle. De plus, il faut renforcer la présence des institutions sur le terrain. Des mesures pourraient être prises aussi s'agissant d'internet, or j'ai notamment constaté que les menaces de mort exprimées sur les réseaux faisaient l'objet d'un délai de prescription de seulement trois mois. Ces mesures sont nécessaires pour l'avenir de notre société.

M. Serge De Carli, maire de Mont-Saint-Martin. - Je suis un pur fruit de la République, mon arrière-grand-père ayant fui le fascisme italien pour se réfugier en Lorraine. J'ai tenté de rendre à la République ce qu'elle avait donné à ma famille en devenant instituteur, directeur d'école et professeur des écoles, carrière à laquelle je n'ai mis un terme qu'il y a quelques mois. Par ailleurs, je suis élu municipal depuis 1989 et maire depuis une vingtaine d'années. Je suis aussi conseiller général départemental et président de l'agglomération du Grand Longwy, qui réunit 63 000 habitants et 21 communes.

Mont-Saint-Martin, qui compte 10 000 habitants, est appelée « la ville aux trois frontières », en raison de notre proximité avec les frontières belge et luxembourgeoise. Il s'agit d'une ville populaire, qui abrite un QPV de 4 500 habitants, un réseau d'éducation prioritaire, huit écoles, un collège et bientôt un collège neuf. Le budget annuel d'investissement et de fonctionnement s'élève à 12 millions d'euros, quand la ville voisine au Luxembourg dispose de 120 millions d'euros. La richesse moyenne annuelle par foyer est de 9 800 euros, ce qui correspond à 830 euros par mois, sachant que 30 % de nos habitants travaillent de l'autre côté de la frontière et gagnent à deux entre 8 000 et 10 000 euros par mois. L'enveloppe pour les politiques municipales de solidarité est donc énorme et atteint 1 million d'euros. Nous comptons aussi une épicerie sociale, une régie de quartier pour l'insertion professionnelle et des éducateurs de rue.

Je tiens à cette ville, dont est issu un triple champion du monde de karaté. Mais elle a été touchée comme peu l'ont été par ce que l'on a appelé « les émeutes » et neuf de ses bâtiments publics ont été saccagés, dégradés et incendiés.

Les événements ont commencé dans la nuit du 27 au 28 juin, quand le service d'éducation spéciale et de soins à domicile (Sessad) « vivre avec l'autisme », outil rare, a complètement brûlé. Notre ville est la plus vidéoprotégée du département et, lorsque nous avons visionné les images, nous avons découvert trois jeunes, encapuchonnés et assis sur un banc. À un moment, l'un d'eux se lève, jette un cocktail Molotov sur le bâtiment et se rassied pour regarder, alors que 500 000 euros partent en fumée.

La nuit suivante, une école maternelle ainsi que la buvette et le club-house du club de foot ont été attaqués. La même nuit et sans que je le sache, le Raid est intervenu. Le jeune Aimène Bahouh a été touché par un tir de flash-ball et il est resté un mois dans le coma, manquant de perdre la vie. Il a été opéré à plusieurs reprises, s'en est sorti, mais reste handicapé. Je précise que ce jeune de 25 ans n'était pas un émeutier et qu'il rentrait de son travail, situé au Luxembourg. Une enquête est en cours, mais nous n'avons pas de nouvelles.

Dans la nuit du 30 juin au 1er juillet, l'hôtel de ville a été attaqué et saccagé. J'ai alors annoncé que la mairie était « morte » et elle ne s'en est toujours pas remise. Je vous parle d'ailleurs depuis un autre endroit. Cependant, les services de la ville ne se sont jamais arrêtés. Nous gérons l'état civil de l'agglomération et accueillons un hôpital qui couvre tout un secteur, ce qui occasionne un important travail administratif. Pendant plusieurs mois, nous avons disséminé les services de la ville dans cinq sites. Cette réorganisation a représenté un travail difficile et cette affaire a été lourde psychologiquement. Nous avons reçu l'ensemble des agents et travaillé avec un psychologue.

À titre personnel, dans la nuit du 1er au 2 juillet, mon épouse et moi avons dû être exfiltrés de notre domicile et nous avons passé la nuit dans un hôtel au Luxembourg. Le préfet de Meurthe-et-Moselle m'avait téléphoné et j'avais reçu plusieurs appels dans la journée, m'indiquant qu'il était plus prudent que je ne reste pas chez moi, car j'étais visé, certains jeunes considérant que le Raid était venu à ma demande. Évidemment, il n'en est rien, puisque la décision d'envoyer le Raid appartient au préfet.

Malgré les mises en garde, nous avons choisi de rentrer chez nous le 2 juillet, notre maison étant notre seul bien. Tout l'après-midi, les gendarmes se sont montrés très bienveillants et se sont assuré que la maison était bien sécurisée. Ils ont placé des caméras, que nous avons gardées pendant deux mois. Pendant trois ou quatre nuits, huit gendarmes en armes ont été positionnés dans deux véhicules à proximité de notre maison. Ces événements ont été traumatisants pour nous et je ne m'en suis pas encore remis sur le plan psychologique. L'idée m'a même traversé quelques instants d'abandonner mon mandat de maire.

Je partage les analyses de mes collègues. Cependant, si je ne pratique nullement la culture de l'excuse, j'essaie de comprendre. Cette période mérite notre attention, car ces événements se reproduiront si nous n'y répondons pas correctement.

Les sources du problème sont lointaines et il faut remonter les trente dernières années, qui ont vu se déliter peu à peu l'État local et les services qui assurent la cohésion des territoires et des populations. Chez nous, le Luxembourg aspire toutes les compétences formées en France, y compris les enseignants, les infirmières et les médecins. Ils travaillent de l'autre côté de la frontière puisqu'ils y gagnent deux fois et demie le salaire qu'ils toucheraient en France. Ce phénomène doit poser question à l'État, puisque nous assistons à une paupérisation à la frontière française et à un enrichissement de l'autre côté.

Depuis trop longtemps, nos services publics vont mal. Les maîtres ne sont plus remplacés à l'école publique. Par ailleurs, notre bureau de poste a été attaqué à l'explosif en mars 2022 et rouvrira en février, grâce à l'intervention de l'État déconcentré. Le plus gros bureau de poste de l'agglomération est donc fermé depuis deux ans alors qu'il assure un service de proximité et joue un rôle social auprès de populations en grande difficulté. De plus, je loue le travail fourni par la police républicaine dans le pays, mais, dans notre hôtel de police, il manque un tiers des effectifs et les renforts viennent de Nancy, située à 125 kilomètres. Nous sommes aussi dans une zone de désertification médicale. Un sentiment d'oubli et d'abandon, fondé ou infondé, habite certaines populations. À certains moments, celles-ci se saisissent de prétextes, constitués par des événements médiatisés. La violence n'apporte rien d'autre que la violence, si ce n'est des restrictions de liberté, et je ne la préconise en aucun cas. Les réponses ne peuvent pas être uniquement sécuritaires et autoritaires. On parle de la responsabilisation des familles et je n'y suis pas opposé, mais nous comptons ici de nombreuses familles monoparentales. Ainsi, de nombreuses mères partent travailler nuitamment au Luxembourg, laissant seuls leurs enfants. Il faut mener un travail d'éducation populaire et de prévention.

Il semble que Mont-Saint-Martin soit la seule ville de France à avoir vu l'un de ses bâtiments attaqué après le 5 juillet, qui marque la fin des émeutes. Dans la nuit du 13 au 14 juillet, alors que nous avions organisé dans la journée un rassemblement républicain, la plus grosse école de la ville a été attaquée et incendiée. Nous avons relevé le défi puisque nous avons immédiatement constaté les dégâts et engagé les travaux, permettant la réouverture de l'école le 4 septembre, même si les réparations ne sont pas encore achevées.

Pour toutes ces attaques, les vidéos et autres traces ont été confiées à la police. Les publics ne sont pas les mêmes à chaque fois. Dans le cas du Sessad et de l'école, il s'agit de jeunes. Concernant la mairie, nous avons eu affaire à un commando d'une cinquantaine de personnes, venues de Belgique, de Moselle et d'une ville voisine. Ces adultes, qui avaient entre 25 à 30 ans, semblent avoir été animés par des desseins d'ordre politique. Nous savons ce que ce type de violences engrange. Des vidéos l'attestent, sur lesquelles on voit des hommes torse nu ayant pris des substances, certains brandissant des sabres japonais. S'agissant de l'enquête, je suis frustré de n'avoir aucun retour. J'ai du mal à imaginer qu'on ne trouve pas un seul individu à condamner sur une ville de 10 000 habitants. Je défends la prévention, mais la sanction fait aussi partie de l'éducation.

La question assurantielle constitue un cauchemar. En France, Groupama et la SMACL sont en situation de quasi-monopole avec les collectivités territoriales. Groupama a résilié l'ensemble de nos contrats dès la première semaine du mois d'août. J'ai beaucoup oeuvré pour trouver une solution et me suis rendu à l'Élysée, à Bercy et à l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT). La ministre Dominique Faure est venue nous voir et l'aide financière de l'État sera importante. Néanmoins, concernant Groupama, nous comptons plus de 3 millions d'euros de dégâts. Nous avons engagé notre budget propre. De nombreuses voiries ont été abîmées et 70 véhicules de particuliers ont été brûlés. Notre fonds de roulement, qui s'élève habituellement à 1,2 million d'euros, n'atteint que 400 000 euros, alors que la ville doit rémunérer 150 agents. Nous tenons, mais ce sujet crée beaucoup d'angoisse. Nous avons obtenu une prorogation de notre contrat jusqu'au 1er juillet 2024, dans les mêmes conditions. Pour la période qui suit, Groupama propose un nouveau contrat, mais nous savons que les cotisations seront trop élevées et les services amoindris. Une collègue a reçu une proposition comprenant une franchise à 2 millions d'euros, ce qui est inacceptable et ingérable.

Si l'intercommunalité est le fruit du législateur, la commune reste le fruit de l'histoire de France. Même si elle est dévitalisée, c'est à la commune que l'on s'adresse pour tous les problèmes de la vie. Les différentes crises traversées depuis 2020 ont attesté cette réalité : en République, les communes tiennent le pays. Elles l'ont prouvé aussi bien lors de la crise du covid que lors des émeutes, pendant lesquelles nous avons tenu bon, et nous nous sommes organisés pour assurer la pérennité des services publics. Les élus locaux ont besoin d'un statut réel qui les protège et je ne pense pas nécessairement aux indemnités.

M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - Merci pour ce témoignage qui révèle beaucoup de choses, parmi lesquelles le problème des relations avec le parquet quant au partage des informations et la question des assurances.

M. Emmanuel François, maire de Saint-Pierre-des-Corps. - Je suis ici, car j'ai été agressé de nombreuses fois.

Notre commune compte 16 300 habitants et deux QPV, dont l'un rassemble environ un tiers de la population et se situe en plein centre-ville. Médecin généraliste, j'étais installé au coeur de ce quartier.

J'en viens aux causes des émeutes. Je suis d'accord avec Stéphanie Von Euw sur le rôle du trafic de drogue. Cependant, pour moi, il s'agissait d'une sorte de rite initiatique pour les jeunes. Ce rite n'a pas seulement été provoqué par l'utilisation de drogues connues, mais aussi par celle du protoxyde d'azote, qui est en vente libre. Nous avons pris un arrêté à la mairie pour interdire sa vente aux mineurs. Il faut porter une attention particulière à ce problème, qui commence à s'étendre.

Je voudrais souligner la violence et la soudaineté des émeutiers ainsi que leur propension à fuir la réalité. Si l'on analyse les différentes émeutes ayant eu lieu en France, on remarque qu'en 1968 déjà, nous étions confrontés à la consommation de cannabis, qui génère des syndromes paranoïdes et peut entraîner l'expression de théories du complot.

Le trafic de drogue a joué un rôle, mais l'influence politique a aussi compté, surtout dans les milieux ruraux. Les allégations sur la manière dont tel ou tel parti aurait eu de l'influence ne m'intéressent pas, car je ne peux plus supporter les partis politiques, qui ont laissé la France dans un état pitoyable.

Je souhaiterais aussi insister sur la solidarité que nous avons observée lors de ces émeutes. Les pompiers sont venus de l'ensemble du département pour tenter de contenir les incendies qui ont touché quinze bâtiments, parmi lesquels la bibliothèque, la galerie d'exposition, des gymnases, des commerces, des pharmacies, la mairie et la salle des fêtes. La solidarité a été très importante, au niveau départemental, mais aussi dans nos services communaux ainsi que dans le milieu associatif, et cet élan nous a fait beaucoup de bien.

Je ne peux pas vous parler des émeutes sans évoquer l'historique de Saint-Pierre-des-Corps. J'y suis arrivé en tant que médecin. J'avais la possibilité de faire des consultations libres, c'est-à-dire sans rendez-vous. C'est un service énorme rendu à la population.

En tant que maire, j'essaie de rendre ce que j'ai reçu. Dans le cadre des élections, nous avons formé une équipe pour nous battre contre 99 ans et 6 mois de communisme. Nous avons rencontré de grandes difficultés, liées à des rivalités de réussite, comme cela peut arriver dans les quartiers prioritaires, pour les personnes issues de l'immigration, aussi étonnant que cela puisse paraître. Au sein de notre équipe, deux adjoints ont été touchés : Gania Bougadba, qui appartient à l'une des premières familles d'origine immigrée de Saint-Pierre-des-Corps, a eu, par deux fois, sa voiture brûlée ; une autre adjointe a eu un départ de feu devant son pas-de-porte en décembre 2021 ; et on a tenté à deux reprises de mettre le feu à mon cabinet médical. La troisième tentative a été la bonne, puisque, dans la nuit du 1er au 2 septembre 2022, le cabinet médical est parti en fumée.

Nous avons subi les émeutes de plein fouet. Vous avez peut-être vu cette vidéo, qui a été visionnée plus de 10 millions de fois : ma voiture est stoppée par des poubelles et des jeunes y mettent le feu. Comme vous, Monsieur De Carli, j'ai été exfiltré. Toutefois, j'ai eu la chance de constater que, parmi ces très jeunes émeutiers, seulement sept d'entre eux voulaient me faire la peau, et quarante-trois autres leur interdisaient de me toucher.

Il y a des choses à faire. Car nous n'avons pas pris en compte les accords franco-algériens de 1968 ! En effet, nous ne pouvons pas intégrer différemment des étrangers issus d'un pays particulier ; c'est une question d'équité.

Par ailleurs, il convient de lutter contre le trafic de drogue, en particulier la cocaïne, qui envahit tous les milieux, y compris les plus aisés.

M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - La commission des lois projette de travailler à partir du début de l'année prochaine sur les accords bilatéraux avec différents pays, notamment avec l'Algérie.

Par ailleurs, notre collègue Jérôme Durain préside à l'heure actuelle une commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic. Certes, tout n'est pas parfait, mais nous arrivons à travailler collectivement ensemble sur de nombreux sujets que vous avez évoqués.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Je tiens à apporter mon soutien aux quatre maires qui sont aujourd'hui devant nous. Ce qu'ils ont vécu pendant les émeutes a été monstrueusement violent, et c'est une première. Je sais pourtant que Stéphanie Von Euw n'a pas tout dit parce qu'elle discrète.

Vous l'avez tous souligné, les jeunes étaient nombreux, mais sans doute des personnes plus âgées les manipulaient-elles. Avez-vous vu des filles au cours de ces émeutes ? Avez-vous été confrontés à des scènes de pillage ?

Mme Catherine Di Folco. - Je vous remercie tous les quatre pour ces témoignages, intéressants et même émouvants. Nous avons pu mesurer la violence dont vous avez fait l'objet.

Concernant la destruction des bâtiments, nous avons été saisis en urgence, en juillet dernier, d'un projet de loi relatif à l'accélération de la reconstruction et de la réfection des bâtiments dégradés ou détruits au cours des violences urbaines survenues du 27 juin au 5 juillet 2023. Ce texte a-t-il porté ses fruits ?

M. Jérôme Durain. - Je m'interroge sur le lien entre ces émeutes et le trafic de drogue, qui est présenté soit comme un élément déstructurant la société, soit comme un élément structurant les émeutes. Certains responsables locaux des trafics ont-ils eu un rôle d'« animation » de ces émeutes ? On comprend l'intérêt qu'ils ont pu avoir à ce qu'elles s'achèvent, afin que leur commerce reparte.

Mme Corinne Narassiguin. - Je vous remercie, madame et messieurs les maires, de vos témoignages. Vous avez dit, Monsieur De Carli, que vous n'aviez pas été mis au courant de l'intervention du Raid. J'aimerais savoir comment s'est passée la coordination entre les services de la préfecture, ceux des communes, la police, la gendarmerie, et, éventuellement, la police municipale.

M. Pierre-Alain Roiron. - La question des assurances a été évoquée par l'un d'entre vous. Où en sont les propositions en la matière ?

Mme Audrey Linkenheld. - Monsieur De Carli, selon vous, ces événements reposent sur de véritables motivations politiques. Pourriez-vous vous expliquer sur ce point ?

M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - Ma première question concerne les réseaux et leur rôle éventuel. Les premiers actes de délinquance ont-ils été constatés dès les premières heures ou bien quelques jours plus tard ?

Ma deuxième question porte sur les émeutiers : s'agissait-il de personnes de la commune ou bien venaient-elles de l'extérieur de votre territoire ?

Par ailleurs, la question des assurances est absolument essentielle. Ce que vous nous direz comptera, dans la mesure où ce qui nous a été dit voilà quelques semaines par les représentants des assureurs est complètement différent.

Enfin, quelles sont vos relations avec l'institution judiciaire, plus particulièrement en ce qui concerne la circulation de l'information sur la suite donnée aux procédures engagées ? C'est un point sur lequel nous insistons depuis longtemps, et le Sénat a récemment adopté un texte visant à rendre obligatoire la communication de l'information entre le procureur de la République et les maires, dans un délai d'un mois à compter du dépôt de plainte.

M. Serge De Carli. - Il n'y avait que des garçons parmi les émeutiers.

Pour ma part, je ne peux pas dire qu'il y a eu pillage. Ainsi, dans mon bureau, étaient exposés des émaux de Longwy, d'une grande valeur, qui n'ont pas été volés, mais brisés.

S'agissant de la loi relative à l'accélération de la reconstruction et de la réfection des bâtiments dégradés, le bon sens voulait que nous n'attendions pas. Nous avons donc immédiatement lancé les démarches administratives visant à reconstruire.

Je ne vois pas de liens entre les émeutiers et la drogue. Je connais quelques caïds locaux de la drogue, qui essayaient plutôt de calmer le jeu.

S'agissant de la coordination entre les forces de sécurité et le maire, je me félicite des bonnes relations que j'entretiens avec le commissaire. Une fois par mois, nous organisons en mairie des réunions de sécurité, pour faire le point. La gendarmerie s'est occupée de la sécurité de ma famille. Ce sont des agents d'une immense bienveillance et très consciencieux.

Par ailleurs, nous avons une nouvelle préfète depuis le 22 août 2023, qui est déjà venue huit fois sur ma commune. Je n'ai jamais vu ça !

La question assurantielle est angoissante et constitue un enjeu considérable. Pour le moment, je ne vois pas le ciel s'éclaircir, bien que nous ayons obtenu une dérogation de six mois.

Madame Linkenheld demande que je précise mon propos s'agissant des motivations politiques de ces émeutes. J'ai 63 ans, et je suis membre du parti communiste français depuis que j'ai 17 ans. Mon père, italien, a fui le fascisme. Je suis très fier de mon histoire et suis un humaniste. Je suis enseignant, j'oeuvre au sein du Secours populaire, et j'ai toujours essayé de donner du sens à ma vie, en tendant la main à ceux qui en ont le plus besoin, en n'oubliant personne. Je ne ferai pas de commentaire sur la volonté de mettre des gens en marge ni sur ce qui s'est passé hier.

Les motivations politiques sont très claires : la seule mairie saccagée de l'agglomération est celle de Mont-Saint-Martin. J'ai eu l'occasion de le constater sur le marché dominical du 1er juillet 2023, la population était solidaire de son maire, ce qui est assez rassurant. Ces événements servent les partis d'extrême droite, comme en témoignent les « retournements de cerveaux » de personnes qui déclarent qu'elles voteront en faveur de Marine Le Pen lors de la prochaine élection présidentielle.

Le saccage de la mairie était un objectif relayé par les réseaux sociaux, j'avais été alerté quelques heures plus tôt.

Concernant le profil des émeutiers, habituellement ceux-ci sont des jeunes de la ville. Pour le saccage de la mairie, ils venaient de l'extérieur. Ils étaient une cinquantaine face à quinze fonctionnaires de police.

Avec le Procureur de la République, les relations sont inexistantes.

M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - La motivation des personnes ayant commis ces actes était-elle en lien avec la situation à Nanterre, après le décès du jeune Nahel M. ?

M. Emmanuel François. - Je partage votre constat, Monsieur De Carli. Je me demande si je pourrai exercer ma fonction, au cours d'un prochain mandat, avec le Rassemblement National (RN) au pouvoir. Je ne porte pas de jugement sur ce parti.

À Saint-Pierre-des-Corps, des pharmacies et des bureaux de tabac ont été pillés.

S'agissant des facilités prévues pour la reconstruction, nous avons d'ores et déjà l'assurance que la préfecture engagera des fonds pour le reste à charge. S'agissant des assurances, nous avons fait appel à des experts d'assurés, pour défendre au mieux nos intérêts face aux experts d'assurances.

En ce qui concerne les liens entre émeutes et trafics de drogue, depuis 1968, on observe que les accès de violence sont de plus en plus virulents et spontanés, avec une concentration de plus en plus grande de produits actifs.

Les responsables des trafics ont-ils participé aux émeutes ? Ma réponse est « non ». Ont-ils permis de sortir plus rapidement de la crise ? Non plus ! Les familles et les services de l'enfance et de la politique de la ville ont oeuvré pour que les choses s'arrêtent d'un seul coup.

Concernant nos relations avec la préfecture, le parquet et la police nationale, quelque chose me gêne : à aucun moment nous n'avons été interrogés à l'occasion des enquêtes menées par la police ou le Parquet. Or, en tant que médecin, je connais bien les jeunes de ma ville, et notamment leur silhouette, la façon dont ils bougent ; je les ai vaccinés ! J'aurais pu en reconnaître sur les vidéos qui circulaient. Il est vrai que la justice doit être absolument indépendante, mais je m'interroge sur la pertinence des enquêtes qui ne donnent pas lieu à une consultation des acteurs les plus proches du territoire et de la population...

Je considère que la préfecture a fait son travail ; à cet égard, Serge De Carli et moi-même avons vécu une situation similaire. Le préfet s'est ainsi interrogé sur la responsabilité qui lui incombe en termes d'établissement d'un diagnostic et de construction du futur contrat de ville. C'est positif !

S'agissant des réseaux sociaux, ceux-ci ont conféré au déclenchement des émeutes un caractère soudain et spontané. Ils ont aussi permis à ces jeunes de s'organiser et de se rencontrer, et ont joué un rôle en termes de compétition. Ainsi, la voiture du maire de Saint-Pierre-des-Corps ayant brûlé, les émeutiers ont décidé de « cramer la bagnole » du maire de la commune voisine, La Riche !

Mme Stéphanie Von Euw. - Le déclenchement des émeutes n'a pas de cause idéologique, comme, par exemple, la volonté de s'attaquer au système. Ce qui s'est passé à Nanterre a certes provoqué un coup de colère. Par la suite - en tout cas, dans mon territoire -, les réseaux territoriaux autour des points de deal et dans les quartiers gangrenés par le trafic de drogue ont voulu envoyer un message selon lequel l'État et les forces républicaines avaient reculé dans ces endroits, lesquels étaient désormais sous le contrôle d'autres forces.

Les forces de l'ordre nous ont dit que, durant ces trois nuits et pour la première fois de leur carrière, elles avaient reculé, cédé du territoire ; la commissaire de Pontoise m'a confirmé qu'elles n'y étaient pas revenues. Et lorsque l'on retourne dans ces quartiers, on constate que ces jeunes « ont pris la confiance ». L'été dernier, lors des rodéos urbains, ils allaient même jusqu'à provoquer les différentes forces de l'ordre, municipales ou nationales. Selon moi, ces attitudes sont en lien direct avec les émeutes : à la suite du bras de fer qui s'est engagé lors de ces dernières, ils ont eu le sentiment sinon de gagner, du moins d'enfoncer des lignes.

Je fais aussi le lien entre ces émeutes et les trafics de drogue : il s'agissait pour ces émeutiers de montrer que l'État régalien ou les collectivités locales n'avaient plus leur mot à dire sur ces territoires perdus de la République, contrôlés par les réseaux de trafiquants qui gangrènent notre pays.

Oui, Madame Eustache-Brinio, il y a eu des pillages, mais ciblés : ont été volés des denrées et des biens qui pouvaient ensuite être revendus. La logique de ces personnes est donc bien de nature mercantile. Quant aux filles, on ne les a pas vues, à l'exception de celles qui remplissaient les coffres.

Je tiens à saluer la coordination avec les services de l'État, en particulier avec la préfecture, et à remercier pour son écoute et son efficacité le préfet du Val-d'Oise, Philippe Court, auquel je téléphonais une à deux fois par jour. De manière très libre, réactive et directe, nous avons élaboré ensemble les positionnements coordonnés de nos forces réciproques. Nous avons ainsi décidé de ne plus envoyer les forces de l'ordre dans l'un des deux quartiers qui flambaient ; en effet, le brasier s'est éteint faute de « combustibles », c'est-à-dire en l'absence de forces de l'ordre ; d'aucuns souhaitaient en effet les attirer dans des traquenards pour « casser du flic ».

Les forces de police d'État ainsi que les brigades de gendarmerie du Vexin et de Beaumont-sur-Oise ont été positionnées à Pontoise, ce qui a nécessité d'ajuster les différentes techniques d'intervention. Toutes ont fait montre de leur efficacité et de leur capacité de coordination dans ces moments très compliqués.

Les relations avec le procureur de la République ont en revanche été inexistantes, ce que je trouve dommageable. Ce qui compte en effet lors de tels événements, c'est d'assurer le continuum de sécurité qui inclut tous les acteurs - notamment municipaux -, y compris les services du ministère de la justice. Il s'agit de mener une réflexion à cet égard, car il y a beaucoup à faire.

M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - Je vous remercie d'avoir été aussi précis et clairs. Nous avons besoin de cette clarté et de cette sincérité pour établir un diagnostic qui soit le plus exact possible et proposer des solutions.

Nous avons bien compris que le sujet était multifactoriel, l'événement de Nanterre n'étant qu'un élément parmi d'autres, les réseaux sociaux avaient encouragé la compétition entre émeutiers et le rapport à l'autorité est aussi entré en ligne de compte.

Au-delà de la réponse immédiate en termes de rétablissement de l'ordre public, il conviendra de mener un travail plus approfondi dans les mois qui viennent sur le principe de respect et sur la projection dans l'avenir d'un certain nombre de nos concitoyens.

M. Emmanuel François. - Un dernier élément : dans une société qui prône la parité, je m'étonne que nos enfants soient confiés, à l'école maternelle et à l'école élémentaire, seulement à des personnels féminins, et presque jamais à des personnels masculins. Quelle société et quel rapport à l'autorité voulons-nous construire ?

M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - C'est en effet une question de fond.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion, suspendue à 11 h 40, est reprise à 16 h 40.

Mission conjointe de contrôle sur le signalement et le traitement des pressions, menaces et agressions dont les enseignants sont victimes - Audition de M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice

M. François-Noël Buffet , président de la commission des lois. - Mes chers collègues, Monsieur le garde des sceaux, la mise en place de cette mission conjointe de contrôle par la commission de la culture et par la commission des lois traduit une volonté : voir si des leçons ont été tirées de l'agression dramatique du professeur Samuel Paty, singulièrement par le ministère de la justice, et dans l'affirmative, lesquelles. Quelle organisation votre ministère et l'éducation nationale ont-ils depuis mise en place ?

Je précise que cette audition est ouverte à la presse et diffusée en direct sur le site internet du Sénat.

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture. - Nous nous intéressons tout particulièrement à l'articulation des différents acteurs - police, justice, éducation nationale - et à la façon dont la chaîne pénale s'enclenche dès lors qu'un enseignant est menacé ou victime d'une agression.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice. - Trois ans après l'assassinat de Samuel Paty, l'attentat contre Dominique Bernard démontre à quel point la menace terroriste continue de peser sur les professionnels de l'éducation nationale. Personnel et élèves des établissements scolaires sont devenus des cibles privilégiées, et ces atteintes portées dans l'espace scolaire sont insupportables - doux euphémisme...

Elles viennent violer le sanctuaire républicain. Nous nous devons de préserver l'école de toute forme de radicalisation, d'obscurantisme et de violence, car elle est le premier espace de transmission des valeurs de notre République. Elle mérite une mobilisation sans faille pour que les enseignants continuent à éveiller l'esprit de nos enfants sans craindre pour leur vie ou pour celle de leurs proches. Tous les acteurs de l'État sont unis pour protéger l'école républicaine ; mon ministère ne fait pas exception.

Nous nous devons d'apporter, à tous niveaux de menace, une réponse coordonnée, immédiate, ferme et dissuasive. Pour cela, il est essentiel que tout acte répréhensible à l'encontre de la sphère scolaire soit porté à la connaissance de l'autorité judiciaire ou administrative. Si la justice n'est pas saisie, elle ne peut intervenir ! Il faut donc fluidifier les circuits d'information pour apporter la meilleure réponse possible.

J'ai été amené à prendre un certain nombre de circulaires pour renforcer les partenariats entre l'éducation nationale et le ministère de la justice. Il a fallu pour cela changer de paradigme. En effet, certaines alertes n'étaient pas toujours portées à la connaissance de la justice. Cette remontée d'informations doit être rapide et l'autorité judiciaire efficiente.

Une première disposition précédait ma nomination comme ministre : la circulaire du 8 avril 2005 relative à la prévention et au traitement des infractions commises au sein et aux abords des établissements scolaires. Avec ce texte et la circulaire du 11 octobre 2019 relative à la lutte contre les violences scolaires, le ministère de la justice a souligné l'impérieux besoin d'établir des conventions départementales entre services de l'éducation nationale, forces de l'ordre et parquets. De telles conventions sont essentielles, notamment dans les situations d'urgence, pour convenir des modalités de transmission des signalements aux procureurs de la République. En effet, il importe que le chef d'établissement, pour faire face à un danger, sache quoi faire et comment contacter le parquet.

Dès le 17 octobre 2020, au lendemain de l'assassinat de Samuel Paty, j'ai diffusé une circulaire relayant le télégramme adressé le même jour par le ministère de l'intérieur. Ce texte appelait à accroître notre vigilance en matière de protection des établissements scolaires et du personnel de l'éducation nationale. Il fallait agir vite et de manière ciblée pour que les magistrats du parquet et les membres de l'éducation nationale soient en mesure d'identifier les signaux, fussent-ils les plus faibles, d'une radicalisation violente. Le message derrière cette circulaire était clair et accessible à tous. Il fallait valoriser ce partenariat solide entre l'éducation nationale, l'intérieur et la justice, afin que ce dialogue constant devienne un rempart pérenne contre le terrorisme.

De même, j'ai rappelé le 17 octobre 2020, aux côtés du ministre de l'intérieur, la nécessité d'analyser l'état de la menace pesant sur les établissements scolaires et sur le personnel qui y exerce, et de partager l'information pour coordonner la réponse administrative et judiciaire.

Cette coordination devait s'illustrer par le dynamisme des instances de lutte contre la radicalisation : groupes d'évaluation départementaux (GED) et cellules de prévention de la radicalisation et d'accompagnement des familles (CPRAF). Non seulement les procureurs de la République sont mobilisés systématiquement au sein de ces instances présidées par le préfet de département, mais encore l'éducation nationale y est représentée au travers des directeurs académiques des services de l'éducation nationale (Dasen). Les services de renseignement y partagent ainsi leurs informations avec les autorités préfectorale et judiciaire ainsi qu'avec l'éducation nationale ; à l'inverse, le procureur de la République et les représentants de l'éducation nationale peuvent transmettre des informations aux services de renseignement. En assurant une telle circulation régulière des connaissances entre les acteurs des départements, nous sommes mieux à même d'anticiper les menaces et violences terroristes.

Mon ministère veille à ce que tout fait significatif visant la sphère scolaire soit porté à la connaissance de l'autorité administrative ou judiciaire. Ainsi, les chefs d'établissement doivent faire systématiquement remonter aux directeurs académiques des services de l'éducation nationale toute menace pesant sur le personnel et sur leur établissement, toute forme de radicalisation et même tout discours portant atteinte à la laïcité. De telles informations sont ensuite transmises au préfet de département, qui évalue chaque situation et décide des mesures les plus adaptées. Le recteur ou le directeur académique des services de l'éducation nationale signale également au procureur de la République les faits susceptibles de constituer une infraction, en application de l'article 40 du code de procédure pénale.

Par l'instruction interministérielle du 27 octobre 2020 relative à la sécurisation de l'espace scolaire et aux mesures d'accompagnement du corps enseignant, nous avons rappelé que, dès la commission des faits, les membres de la communauté éducative doivent signaler à leur hiérarchie toute menace ou atteinte à leur personne. J'insiste : ils « doivent ». Nous avons connu des situations où les enseignants sont victimes et n'osent pas dire les choses. Dès lors, la justice ne peut intervenir.

Dès le signalement des faits, les agents du personnel éducatif font l'objet d'un soutien spécifique. Ils sont informés de leur droit de déposer plainte et peuvent être accompagnés dans cette démarche par la direction des services départementaux de l'éducation nationale. Dans chaque brigade de gendarmerie ou commissariat de police, un référent sécurité scolaire identifié renseigne les agents sur les modalités pratiques d'un tel dépôt de plainte. Une orientation vers l'association locale d'aide aux victimes est également proposée. Lorsque la protection de la victime paraît nécessaire, sa domiciliation peut être celle de son adresse professionnelle ou de l'adresse du service de police ou de la brigade de gendarmerie.

Dans la circulaire du 5 septembre 2023 relative aux infractions commises en milieu scolaire, j'ai de nouveau invité les parquets généraux et les parquets à renforcer les partenariats avec l'éducation nationale et les établissements scolaires par la conclusion de protocoles, destinés à formaliser les circuits de signalements à l'autorité judiciaire. De façon générale, j'ai toujours demandé à ce que l'on abandonne la culture du « couloir de nage » : il est dans notre intérêt de travailler ensemble, et non pas de manière séparée.

J'ai rappelé le rôle des magistrats assurant le rôle de référent éducation nationale. Cette fonction, créée récemment, vise à assurer l'efficacité de la transmission des informations. Ces magistrats spécialisés veillent à maintenir, en lien avec le référent justice désigné par le recteur, des contacts réguliers avec leurs correspondants au sein des établissements scolaires pour déceler, en faisant le tour des établissements, d'éventuelles difficultés et pour mieux les anticiper. Ils sont également en contact avec les référents désignés au sein des services de police et de gendarmerie. Tous ensemble, ils communiquent pour déceler les signaux les plus faibles et pour éviter des drames indicibles.

En outre, les procureurs de la République assurent un lien opérationnel entre les magistrats qui assurent le rôle de référents éducation nationale et ceux qui sont identifiés comme référents radicalisation violente et terrorisme afin de coordonner parfaitement les actions. Pour rendre le traitement quotidien des informations encore plus utile et rapide, nous sommes en train d'élaborer avec l'éducation nationale une trame harmonisée de signalements directement exploitables dès lors qu'un comportement dénoncé constitue une infraction pénale.

Au-delà de la lutte contre la radicalisation et le terrorisme, il nous faut protéger nos écoles et nos enfants des dérives séparatistes en combattant à la racine de tels discours, sources de déstabilisation majeure. Je pense à la présentation de ce tableau, voilà quelques jours, à des élèves ; les réactions ont été extraordinairement choquantes ! Minorer ces difficultés est à mon avis une faute morale et politique majeure.

L'école, en ce qu'elle incarne la promesse républicaine d'égalité des chances, est au coeur de la stratégie interministérielle de lutte contre les séparatismes. Cette lutte devrait commencer au sein des familles, ce que j'ai résumé par une formule un peu familière : « tenez vos gosses ! ». Il faut rappeler à ses enfants que nous vivons dans un pays laïc, dont les seules valeurs sont républicaines. Après les familles, la lutte passe par l'éducation nationale puis par la justice, dans son volet préventif et répressif. Une synergie doit se mettre en place, mais certains jettent de l'huile sur le feu... Ainsi, j'en veux beaucoup à Jean-Luc Mélenchon et à ses séides. Raconter aux Musulmans de notre pays que nous les détestons est totalement irresponsable !

Les cellules de lutte contre l'islamisme radical et le repli communautaire (Clir) assurent localement le contrôle des structures identifiées comme porteuses de discours et de comportements séparatistes. Dans le même objectif, un nouvel arsenal a été consacré par la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République. Il vise à faire face à la prolifération des discours haineux et des contenus illicites sur internet et sur les réseaux sociaux.

Par la circulaire du 22 octobre 2021, j'ai sensibilisé les parquets généraux et les parquets à la nécessité de se saisir des infractions incriminant des comportements susceptibles de viser les enseignants. J'ai également invité les procureurs à renforcer la répression à l'encontre des auteurs et des diffuseurs de contenus haineux sur les réseaux sociaux. La mobilisation de mon ministère se fonde dès lors sur l'arsenal législatif suivant.

Premièrement, nous avons mis en place le délit d'entrave à la fonction d'enseignant. Le fait d'entraver de manière concertée à l'aide de menaces l'exercice de cette fonction est puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende.

Deuxièmement, par la circulaire du 5 septembre 2023 relative aux infractions commises en milieu scolaire, j'ai assuré la large diffusion aux procureurs généraux et aux procureurs de la République de la note du ministre de l'éducation nationale du 31 août 2023. Celle-ci invite les chefs d'établissement à veiller au respect de la loi du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics ; je pense évidemment aux abayas. Les parquets généraux et les parquets se sont vu rappeler dans cette même circulaire que l'infraction prévue à l'article 433-3-1 du code pénal, qui incrimine les menaces et les violences séparatistes, peut être retenue en cas de comportement menaçant, violent ou intimidant commis dans le but d'obtenir une adaptation des règles. Retirez cette toile que je ne saurais voir !

Troisièmement, il a été rappelé que les pressions sur les croyances des élèves ou les tentatives d'endoctrinement sont constitutives d'une contravention, relevant d'une infraction de cinquième classe lorsque ces agissements sont commis dans les écoles publiques, dans les locaux d'enseignement ou à leurs abords immédiats au cours de toute activité liée à l'enseignement.

Quatrièmement, j'ai invité les parquets généraux et les parquets à apporter une réponse ferme et immédiate à toutes les infractions commises à l'encontre des enseignants et du personnel de l'éducation nationale. Les menaces ou violences dirigées contre les professionnels de ce secteur portent atteinte non seulement à leur autorité, mais aussi au fonctionnement de notre système éducatif.

À ce titre, la loi pénale protège spécifiquement le personnel de l'éducation nationale et le sanctuaire scolaire. Il existe à cet égard de nombreuses infractions pour lesquelles la qualité d'enseignant ou le lieu de commission des faits sont constitutifs de circonstances aggravantes, comme les faits de violences dans leur ensemble. Les lieux éducatifs bénéficient dès lors d'une protection supplémentaire en raison de la sécurité devant être assurée aux usagers dans ces espaces.

Cinquièmement, le délit de mise en danger par diffusion d'information a été créé par la loi du 24 aout 2021. Le nouvel article 223-1-1 du code pénal incrimine les comportements individuels visant à nuire gravement à une personne, à sa famille ou à ses biens en dévoilant des informations personnelles la concernant. Ce nouveau délit est puni de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende. Ces peines sont portées à cinq ans et à 75 000 euros lorsque les faits sont commis au préjudice de certaines catégories de personnes, dont celles qui sont chargées d'une mission de service public. En 2022, trente-quatre affaires relevant de ce délit ont été orientées par les parquets, contre six en 2021.

Répondant à un vide juridique, cette infraction vise les messages véhéments qui diffusent sur les réseaux sociaux des éléments permettant d'identifier une personne, tels que ceux qui avaient été proférés à l'encontre de Samuel Paty. Après ce drame, nous nous sommes rendu compte que nous avions un « trou dans la raquette » - : il n'était pas possible de judiciariser ce comportement.

Il n'existe pas de législation parfaite. Chaque affaire mène à une réflexion, bien au-delà des irresponsables « y'a qu'à, faut qu'on » ! Ceux qui promettent la disparition de ces crimes, comme s'ils pouvaient ne plus exister, sont des menteurs : le risque zéro n'existe pas. À ce titre, je rends hommage aux forces de sécurité intérieure et à nos équipes de renseignement, notamment pénitentiaire.

Les dispositions de la loi de 2021 sont notamment mobilisées par le pôle national de lutte contre la haine en ligne (PNLH). Celui-ci a été créé à droit constant par la circulaire du 24 novembre 2020 relative à la lutte contre la haine en ligne et par le décret du 24 novembre 2020. Le tribunal judiciaire de Paris a été désigné pour centraliser, sous la direction du procureur de Paris, le traitement des affaires de cyberharcèlement et de haine en ligne. Entre janvier 2021, date d'ouverture effective du pôle, et le 13 novembre 2023, le PNLH s'est saisi de 2 009 procédures. Ce chiffre signifie que cet acteur est bien identifié dans le paysage judiciaire et qu'il tourne à plein régime.

Le pôle national de lutte contre la haine en ligne a notamment vocation à traiter les infractions suivantes lorsqu'elles sont commises en ligne : discours de haine réprimés par la loi de juillet 1881 ; provocations directes à un acte de terrorisme et apologie publique d'un acte de terrorisme ; toute forme de menace, harcèlement moral et sexuel, et cyberharcèlement en l'absence de relations interpersonnelles ou professionnelles entre la victime et l'auteur des faits dès lors que les messages comportent des éléments permettant de retenir une circonstance aggravante des articles 132-76 ou 132-77 du code pénal, ou qu'il y a expression ou exposition publique de la victime. Dans ce cadre, le parquet de Paris est l'interlocuteur privilégié de la plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements (Pharos).

La création du pôle national de lutte contre la haine en ligne a permis à l'institution judiciaire de nouer un véritable dialogue avec les opérateurs de réseaux sociaux, dialogue indispensable à l'efficience de l'action judiciaire. Grâce à l'identification de personnes « ressources », le pôle a effectivement pu intervenir directement auprès de ces opérateurs, afin de faciliter l'exécution de réquisitions judiciaires. Le blocage de sites diffusant ces messages de haine a par ailleurs été renforcé.

À ce sujet, les dispositions du règlement européen sur les services numériques, le Digital Services Act (DSA), seront applicables au 17 février 2024. Ce règlement vise à lutter contre la diffusion de contenus illicites et à instaurer plus de transparence entre les plateformes en ligne et leurs utilisateurs.

Le législateur français a pris des dispositions afin d'adapter le cadre légal national à ce règlement : c'est l'objet du projet de loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique, adopté en première lecture à l'Assemblée nationale le 17 octobre 2023. Ce texte prévoit un ensemble de mesures concrètes visant à renforcer l'ordre public dans l'espace numérique, en permettant par exemple un durcissement des sanctions pour cyberharcèlement, phénomène qui se propage sur les réseaux sociaux.

Enfin, la formation des magistrats en matière de lutte contre le séparatisme a été renforcée, et ce pour pouvoir combattre tous les crimes de haine visant à déstabiliser nos institutions et à diviser notre population.

En définitive, je veux vous assurer de l'entière mobilisation du ministère de la justice pour protéger le monde de l'éducation de la menace terroriste islamiste et de tout comportement incompatible avec les valeurs qui sont les nôtres.

Mme Monique de Marco. - Dans le cas d'un enseignant qui, menacé oralement ou physiquement, que ce soit en cours, à l'extérieur de l'établissement ou en ligne, saisit son chef d'établissement, quel sera le déroulé du processus hiérarchique ? Dispose-t-il d'autres possibilités que celle de la voie hiérarchique pour pouvoir donner l'alerte ?

S'agissant du pôle national de la lutte contre la haine en ligne, pouvez-vous nous donner le nombre d'enseignants concernés parmi les 2 009 procédures en cours ? Ces derniers peuvent-ils directement alerter le pôle ?

Mme Colombe Brossel. - Vous avez mentionné le renforcement de la coopération interministérielle et je comprends que des protocoles spécifiques ont été conclus dans certains départements, comme la Somme ou le Nord. Quel bilan peut-on en tirer, s'agissant du nombre de plaintes ou de délits traités, mais aussi d'efficacité ? Envisagez-vous la généralisation de ces protocoles ?

Mme Marie Mercier. - Une anecdote pour compléter celle - qui n'en est pas vraiment une - du tableau que vous avez évoqué. Elle remonte à l'époque où j'étais maire d'une petite commune de 6 300 habitants. Dans le cadre d'un atelier chant de la mi-journée, un animateur musical propose de faire chanter aux élèves d'une classe de CE2 la chanson Armstrong de Claude Nougaro. Les enfants rapportent les paroles à la maison pour les apprendre. Un élève revient à l'atelier chant le lendemain et explique que ses parents ne veulent pas qu'il chante cette chanson, à cause des paroles : « Allez Louis, alléluia ». Il y avait confusion totale entre le champ profane et le champ sacré. Consultée par l'animateur, rémunéré sur les fonds communaux, je décide que l'enfant ne participera pas à l'activité musicale et fera l'activité pâte à sel. Mais l'instituteur, de son côté, consulte sa hiérarchie, qui lui répond que l'enfant doit rester dans la classe de chant et n'aura qu'à chanter « lalalala » au lieu de « alléluia ».

J'observe que, depuis cet incident, les choses se sont aggravées ; désormais, on ne propose même plus cette chanson, qui est pourtant une chanson antiraciste, appartenant à notre patrimoine et qui n'a absolument rien de sacré.

Les parents jouent donc un rôle important. Dans l'anecdote que je mentionne, ce sont eux qui ont pris la main sur l'éducation nationale.

M. Stéphane Piednoir. - Merci, monsieur le ministre, d'avoir présenté l'ensemble des dispositifs et expliqué le durcissement de la législation, notamment des peines encourues par les auteurs d'insultes et de menaces.

Les conventions sont très positives. L'audition des responsables de la police et de la gendarmerie montre que les partenariats fonctionnent. Mais je m'interroge sur l'agilité du processus : quand il faut au préalable contacter le référent laïcité, comme ce fut le cas pour Samuel Paty, puis le rectorat, puis le ministère, cela prend du temps - je rappelle d'ailleurs que Samuel Paty se sentait menacé au point d'avoir un marteau dans son sac à dos. Comment permettre aux enseignants de se mettre en retrait immédiatement, sans qu'il n'y ait la moindre contestation du chef d'établissement ?

M. Martin Lévrier. - Les enseignants du secteur privé sous contrat et hors contrat sont-ils inclus dans les systèmes de protection et d'aide pour les enseignants ? Qu'en est-il dans la filière de l'apprentissage, où les formateurs ne sont pas des enseignants ?

Mme Annick Billon. - L'actualité nous rappelle en permanence que l'école de la République est attaquée. Le 30 novembre 2023, une trentaine d'enseignants ont manifesté devant le collège Kléber à Strasbourg pour soutenir un de leurs collègues menacés de mort par un élève quelques jours plus tôt. Le 13 décembre 2023 - deux mois, jour pour jour, après l'assassinat du professeur Dominique Bernard et quasiment trois ans après l'assassinat du professeur Samuel Paty -, une enseignante a été menacée avec un couteau en classe par une élève à Rennes.

Les syndicats et les professeurs réclament plus de moyens, notamment pour la prévention. Un professeur sur deux dit avoir été victime d'agression physique ou verbale, selon l'Institut français d'opinion publique (Ifop). Le droit de retrait est de plus en plus utilisé par les enseignants et l'école semble devenue un territoire où le terrorisme est très présent.

Vous avez évoqué deux dispositifs : le délit d'entrave à la fonction d'enseignant, adopté dans la loi confortant le respect des principes de la République, auquel le Gouvernement, me semble-t-il, n'était initialement pas très favorable, d'une part, et le délit d'intrusion dans les établissements scolaires, de l'autre. Quel bilan faites-vous de ces mesures ? Quels moyens supplémentaires sont envisagés pour renforcer la prévention et répondre aux demandes des enseignants ?

Mme Laure Darcos. - Ma question porte sur les parents - on parle beaucoup des élèves, mais assez peu d'eux - qui viendraient agresser ou menacer des professeurs. Aucun règlement intérieur ne s'applique à eux et, si le secteur privé a pu mettre en place une forme de contractualisation entre les familles et les établissements, ce n'est pas le cas dans l'école de la République. Comment peut-on sanctionner ces parents ?

À cet égard, je réitère ma demande auprès de nos deux présidents de commission : j'aimerais bien que nous puissions entendre les associations de parents d'élèves, notamment la Fédération des Conseils de Parents d'Élèves (FCPE), qui s'est illustrée à plusieurs reprises par des campagnes assez anti laïques.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - S'agissant de la prise en charge des victimes, voici ce que prévoit l'instruction interministérielle du mois d'octobre 2020 : l'enseignant victime doit signaler les faits à sa hiérarchie ; celle-ci l'informe alors de son droit de déposer plainte et d'être accompagné dans sa démarche par la direction du service départemental de l'éducation nationale. La plainte doit être enregistrée par un policier ou un gendarme référent, ce qui permettra de porter une attention particulière à la situation. L'enseignant est ensuite orienté vers l'association locale d'aide aux victimes. Lorsque sa protection apparaît nécessaire, on le domicilie à l'école, au commissariat ou à la gendarmerie.

Les agents de l'éducation nationale disposent par ailleurs de la protection fonctionnelle mise en oeuvre par leur administration, à laquelle s'ajoute la prise en charge offerte à toutes les victimes d'une infraction : la possibilité d'être accompagné tout au long de la procédure pénale par une association d'aide aux victimes susceptible d'apporter un concours juridique, une assistance sociale ou psychologique, le premier contact pouvant se faire via les bureaux d'aides aux victimes situés dans les tribunaux judiciaires.

Enfin, la protection fonctionnelle relève de la compétence du ministère de l'éducation nationale, mais les recteurs doivent mettre en oeuvre, chaque fois que cela est nécessaire, la protection juridique prévue par la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, qui précise que la collectivité publique est tenue de protéger les fonctionnaires contre les menaces, violences, injures, diffamation, outrages dont ils pourraient être les victimes dans le cadre de leurs fonctions et de réparer le cas échéant, le préjudice qui en résulte.

Madame Mercier, je suis bien triste qu'on ne puisse plus entendre cette très belle chanson de Nougaro, qui porte en plus un message antiraciste. La réponse dans ces situations, c'est la CPRAF. Il faut découvrir ce que peut dissimuler ce refus obstiné d'entendre une chanson. La CPRAF, comme je l'ai expliqué, a vocation à déceler des signaux qui pourraient nécessiter une intervention. Si l'on en venait, par ailleurs, à considérer que l'enfant est en danger, on pourrait évidemment saisir la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et, si nécessaire, le placer en foyer.

Par ailleurs, des expériences ont été conduites à Amiens, par l'intermédiaire du Dasen de la Somme en 2020, ainsi qu'à Colmar et Mulhouse au travers de conventions avec les services de l'éducation nationale pour lutter contre les violences scolaires en 2022. Je dispose d'excellents échos sur ces expériences, que je ne peux malheureusement pas encore objectiver par des données chiffrées.

Notre action est guidée par l'idée que l'éducation nationale ne peut pas gérer seule des menaces, des invectives, des violences ou malheureusement des actes beaucoup plus graves. Évidemment, le parquet sera nécessairement saisi en cas d'actes de nature criminelle, mais face à toutes ces petites entorses, qui parfois constituent des infractions, et qui nous choquent, tous les partenariats doivent être encouragés.

Comme je l'ai déjà dit, on ne peut plus accepter la culture du silo. Dans les affaires de violences intrafamiliales, pour prendre cet exemple, ce fonctionnement a pu conduire à des catastrophes. Tout le monde a à l'esprit le drame de Mérignac... L'expertise très approfondie de l'inspection générale de la justice a mis en évidence l'absence de faute individuelle, mais il subsiste malheureusement une culture professionnelle où manque la transmission d'informations. Par conséquent, ces protocoles et ces conventions ont pour objectif de favoriser l'échange à la moindre alerte, voire même s'il n'y en a pas, par un dialogue étroit entre les différents acteurs.

Pour répondre à Martin Lévrier, tous les établissements de formation sont concernés par les mesures de protection des enseignants.

En revanche, monsieur Piednoir, je vous invite à interroger Gabriel Attal sur la question du droit de retrait.

Je précise que les partenariats entre les forces de sécurité intérieure, les magistrats et les parquets sont déclinés également pour les affaires de harcèlement scolaire. D'ailleurs, avec Gabriel Attal et Gérald Darmanin, nous avons réuni les procureurs sur ce sujet - cela ne s'était jamais vu au sein de la Chancellerie -, qui ont été particulièrement réceptifs à l'implication d'autres ministères que ceux sous leur tutelle. Nous avons mis en place des référents ainsi qu'un dispositif de lutte contre ces attaques, afin d'aider aussi les chefs d'établissement à distinguer une chamaillerie d'un harcèlement et les conseiller sur la manière d'agir rapidement pour éviter des suicides de jeunes, qui sont des drames insupportables.

Je suis convaincu que le partage d'informations à tous les niveaux permet une action plus efficace.

Mme Monique de Marco. - Pour un enseignant, il n'est pas toujours facile de solliciter sa hiérarchie et de relayer ses problèmes d'agression. Je me permets donc de reposer mes questions en les précisant : un enseignant peut-il avoir un policier référent ou un référent dans le secteur de la justice qu'il puisse solliciter directement ? Peut-il saisir directement le pôle national de lutte contre la haine en ligne ? Enfin, combien d'enseignants parmi les 2 009 procédures enregistrées ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Vous avez raison de me reposer la question car j'ai oublié de mentionner le site masecurité.fr, sur lequel un enseignant peut signaler un problème directement.

Mme Monique de Marco. - Que se passe-t-il alors ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Une fois que les faits ont été portés à la connaissance des gendarmes ou des policiers, on essaie bien évidemment d'identifier l'auteur, si ce n'est pas déjà fait, puis le parquet est saisi pour apporter une réponse, qui peut être un classement sans suite, par exemple en cas de faits insuffisamment caractérisés.

Voici un exemple très précis : des enseignants se plaignent et dénoncent des faits ; le parquet estime que ceux-ci ne sont pas constitutifs d'une infraction pénale, mais il tarde trop à expliquer les raisons du classement sans suite ; cela suscite évidemment une frustration chez les enseignants. Ceux-ci n'attendent pas forcément qu'on reconnaisse les faits comme avérés ou sont prêts à accepter un classement sans suite. En revanche, il faut leur donner toutes les informations, d'où l'importance des référents.

Par ailleurs, c'est Pharos qui saisit le pôle national de lutte contre la haine en ligne.

Enfin, je ne peux pas répondre à la question de la part des enseignants dans les procédures en cours. Les faits sont répertoriés comme constitutifs de haine en ligne, mais nous ne pouvons pas différencier les cas en fonction des victimes. Le ministère de l'intérieur doit avoir ce chiffre.

Madame Darcos, votre question concernait les enseignants du privé...

Mme Laure Darcos. - Dans l'éducation privée, les familles contractualisent avec l'école en signant le règlement intérieur. Ce n'est pas le cas pour l'école laïque : les parents restent « extérieurs » à elle. Cependant, nous constatons un nombre grandissant d'agressions verbales et physiques commises par des parents sur des professeurs. Dans un cas comme dans l'autre, est-on dans la même configuration ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Oui.

Quelques mots, également, sur les comportements d'enfants qui nous inquiètent, comme le non-respect des minutes de silence. Nous avons mis en place des mesures avec Gabriel Attal. La première réaction est, bien sûr, d'ordre disciplinaire. Mais, ensuite, il faut à nouveau avoir le réflexe de la CPRAF pour comprendre ce qui se passe : si cet enfant est soumis à des pressions islamistes dans le cercle familial, alors il est en danger et il faut l'extraire du milieu dans lequel il se trouve, ce qui justifie l'intervention de la protection judiciaire de la jeunesse.

Nous souhaitons donc aller assez loin pour lutter contre ces comportements. Nous ne pouvons pas nous satisfaire d'une petite sanction à l'école ou d'un changement d'établissement scolaire. En même temps, nous devons exercer un regard attentif sur le volet préventif.

Mme Annick Billon. - Quel bilan dressez-vous du délit d'entrave à la fonction d'enseignant et du délit d'intrusion dans un établissement scolaire ? Quels moyens supplémentaires pourraient-être consacrés à la prévention dans les établissements ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Je n'ai pas les chiffres, mais je vous les communiquerai. Si des condamnations sont intervenues, elles sont effectivement répertoriées au casier judiciaire national. En tout cas, je sais que ces textes ont été appliqués.

J'en viens à votre question sur ma circonspection. Je ne me souviens plus précisément du débat parlementaire, mais j'avoue avoir été convaincu par les arguments de la députée Annie Genevard. Dans mon souvenir, nous avions d'abord envisagé la protection des forces de sécurité intérieure (FSI). Ensuite, la question d'autres protections s'était posée. Mais si tout le monde fait l'objet d'une protection, alors il n'y a plus d'exception. Très vite, nous avons compris l'intérêt d'inclure les enseignants dans la protection qui s'adressait aux FSI.

Mme Pauline Martin. - Nous avons beaucoup parlé des partenariats entre les ministères de la justice, de l'intérieur et de l'éducation nationale. Mais quel rôle les élus locaux peuvent-ils jouer ? Comment l'articuler sur le terrain avec l'action des ministères concernés ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - J'ai justement rédigé une plaquette à l'attention des maires pour essayer de les aider dans les difficultés qu'ils rencontrent, notamment quand ils sont victimes de comportements antirépublicains. Le livret revient aussi sur la fonction d'officier de police judiciaire. Il permet donc d'aborder de manière très complète certaines questions.

En matière de rôle des élus locaux, je pourrai citer la médiation avec les familles, qui peut parfois s'avérer extraordinairement utile. Avec la Première ministre, nous avons annoncé certaines mesures post-émeutes, comprenant un volet lié à la parentalité - il s'agit bien de sanctionner les parents défaillants, non les parents dépassés. Il faut allersur ce terrain de la parentalité et les élus locaux peuvent nous y aider. C'est en lien direct avec notre sujet car ce que font les parents défaillants et désinvoltes, qui mettent en danger la moralité de leurs gamins, on le retrouve bien sûr à l'école.

Pour ne rien vous cacher, l'idée de la médiation est née d'une réunion conduite sous l'égide de la Première ministre, au cours de laquelle des maires ont expliqué comment il leur arrivait d'intervenir comme médiateurs entre les familles. Cette action est tout à fait utile pour l'atteinte de l'objectif commun.

M. Jean-Gérard Paumier. - Je voudrais revenir sur l'anecdote concernant la chanson de Nougaro. Vous avez expliqué qu'il fallait creuser derrière la réaction des parents. Mais celle de l'inspecteur me pose aussi problème. Sur le papier, les dispositifs semblent fonctionner ; dans la réalité, les choses sont différentes. En tant que président de département, j'ai été confronté maintes fois à l'injonction de ne pas faire de vague. Je crains que l'éducation nationale ne soit tentée de gérer les problèmes en silo et d'enjoindre au « pas de vague », considérant que les faits ne sont pas si graves, qu'il s'agit d'un premier signe et qu'on verra bien la prochaine fois.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Il est effectivement sidérant que l'éducation nationale cède devant un enfant qui ne veut pas entendre une chanson appartenant à notre patrimoine. Avec Gérald Darmanin et Gabriel Attal, nous agissons pour que le « pas de vague » n'ait plus de raison de perdurer. Nous faisons tout pour qu'il y ait des vagues et qu'elles soient portées à la connaissance de tout le monde.

M. François-Noël Buffet, président. - À cet égard, l'enjeu est de ne jamais reculer. Nous avons l'impérieuse nécessité de réarmer moralement, intellectuellement et politiquement l'ensemble de nos concitoyens et de nos services pour ne pas reculer ; un pas en arrière représente déjà une défaite.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17 h 50.