- Lundi 11 décembre 2023
- Audition de M. Nicolas Prisse, président de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca)
- Audition de M. Didier Lallement, secrétaire général de la mer
- Audition de M. Christophe Perruaux, directeur du service d'enquêtes judiciaires des finances du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique
- Audition de M. Guillaume Airagnes, directeur de l'Observatoire français des drogues et des tendances addictives
- Mardi 12 décembre 2023
Lundi 11 décembre 2023
- Présidence de M. Jérôme Durain, président -
La réunion est ouverte à 14 h 00.
Audition de M. Nicolas Prisse, président de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca)
M. Jérôme Durain, président. - Monsieur le président de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), nous sommes heureux de vous accueillir dans le cadre de cette commission d'enquête. Je vous laisse vous présenter, ainsi que les personnes qui vous accompagnent.
M. Nicolas Prisse, président de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives. - Je suis médecin de santé publique. Je suis accompagné de Mme Valérie Saintoyant, déléguée générale de la Mildeca, et du commissaire divisionnaire Célia Bobet, chargée de mission de police au sein de la même institution.
M. Jérôme Durain, président. - Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Nicolas Prisse, Mme Valérie Saintoyant et Mme Célia Bobet prêtent serment.
M. Nicolas Prisse. - La mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives est une administration interministérielle placée auprès du Premier ministre depuis 2008, et créée en 1982 sous une autre appellation.
Notre travail concerne à la fois les produits licites, à savoir le tabac et l'alcool, tous deux à l'origine d'une grande mortalité et d'un coût social important en France, et ce qui nous occupe aujourd'hui, à savoir l'ensemble des produits stupéfiants, ainsi qu'un certain nombre de conduites addictives - ou addictions constituées - qui ont trait à des comportements tels que l'usage excessif des écrans, le jeu vidéo, les jeux de hasard et d'argent.
Notre perspective est double : premièrement, limiter le niveau des consommations en France et, deuxièmement, limiter la fréquence et la gravité de leurs complications, qu'elles soient de nature individuelle ou sociétale. Notre travail vise à coordonner l'action publique en mobilisant l'ensemble de ses leviers en facilitant leur articulation, depuis les sujets les plus régaliens jusqu'à l'accompagnement des personnes et la réduction des risques et des dommages. Cette démarche s'accompagne d'un vaste ensemble de politiques publiques concernant la prévention au sens très large du terme - au-delà des prérogatives du seul ministère de la santé - avec un accent particulier sur la prévention éducative, dont nous pourrons reparler.
Cette coordination vise à mettre en cohérence l'action publique, à favoriser les innovations pour dépasser cette dualité, pour nous inopérante, entre la répression d'un côté et la prévention de l'autre. Il y a matière à travailler sur les deux aspects : aussi bien l'accompagnement que la réduction des risques.
Nous soutenons méthodologiquement, voire financièrement, un certain nombre d'acteurs au niveau national comme au niveau local. Nous essayons de repérer des manques, autrement dit des angles morts, dans la politique publique, comme celui de la prévention de la participation des jeunes au trafic de stupéfiants. Comment agir de façon primaire sur ces dérives ? Nous essayons aussi de repérer les bonnes pratiques qui existent ici ou là, afin de faire émerger - encore une fois pour dépasser cette dualité quelque peu stérile - un consensus d'actions nécessaires et complémentaires, là où des visions professionnelles ont tendance à s'entrechoquer.
Notre administration compte seulement 28 personnes. Nous n'avons pas vocation à nous substituer au rôle de l'Office anti-stupéfiants (Ofast) ou d'autres administrations. Nous avons un rôle d'assemblier et, je l'espère, d'innovateur. Nous travaillons beaucoup sur le développement de la connaissance par le biais d'un certain nombre de recherches, qu'il s'agisse de la prévention, des soins, mais aussi des questions relatives à l'offre.
Dans ce domaine, nous avons par ailleurs constitué, avec l'aide du fonds de concours « Drogues », une forme de consortium, appelé programme interministériel de recherches appliquées à la lutte antidrogue (Piralad). Il vise à documenter davantage un certain nombre de phénomènes repérés sur le terrain en vue de faire émerger dans notre pays une plus grande communauté de chercheurs autour des questions de l'offre en matière de stupéfiants.
L'expérimentation du programme de limitation de la participation des mineurs au trafic de stupéfiants traduit notre soutien au niveau local - j'y reviendrai. Une partie de notre soutien méthodologique et financier s'adresse directement aux préfectures et à leurs partenaires que sont les agences régionales de santé (ARS), les procureurs et les recteurs. Je schématise un peu, mais ce sont les quatre institutions d'État qui sont le plus aux manettes. Viennent ensuite les collectivités territoriales, à qui nous adressons chaque année depuis 2019 un appel à projets pour les mobiliser sur les questions de conduites addictives en direction des jeunes. L'expérimentation tendant à limiter la participation des jeunes aux trafics de stupéfiants, que j'ai déjà citée, s'appuie également sur ce cadre.
Nous menons également un travail important à l'échelle internationale. Le problème des drogues étant mondial, il faut évidemment travailler avec nos partenaires, tout d'abord au niveau européen, niveau auquel sont menées de nombreuses expérimentations. La Mildeca représente la France au sein du groupe horizontal « Drogue » (GHD) de la Commission européenne et, au moment de la présidence française de l'Union européenne, nous avons alors réalisé un certain nombre de travaux sur les questions relatives à la cocaïne et à l'ubérisation des trafics.
Nous sommes aussi en liaison avec l'agence des Nations unies United Nations Office on Drugs and Crime (UNODC), qui réunit chaque année à Vienne l'ensemble des parties prenantes : les États, les ONG, les spécialistes divers sur le sujet. Au-delà de ces grands-messes impressionnantes, nous travaillons sur des projets pilotés par l'UNODC, qui concernent par exemple le développement des cultures alternatives face à la culture de cocaïne en Colombie et en Bolivie - un projet réalisé avec le soutien de l'entreprise française Malongo de façon à faire pousser du café plutôt que de la coca.
J'en viens aux travaux réalisés à partir de la nouvelle stratégie interministérielle de mobilisation contre les conduites addictives 2023-2027, conçue en concertation étroite avec l'ensemble des administrations concourant à la lutte contre les conduites addictives en général, et contre les stupéfiants en particulier. Cette stratégie interministérielle a été validée politiquement et publiée début mars 2023.
Nous avons fait le choix, avec le cabinet de la Première ministre, d'une stratégie qui, pour une fois, porte réellement son nom. Elle permet de dégager quelques lignes de force sans rentrer dans un niveau opérationnel, développé par d'autres éléments de planification, parmi lesquels le programme national de lutte contre le tabac, annoncé par le ministre de la santé et de la prévention il y a une dizaine de jours, et le plan de lutte contre les trafics de stupéfiants rénovés, en cours de finalisation.
Des feuilles de route ont été demandées à l'ensemble des préfets de région et de département pour embrasser le champ de notre compétence et travailler à une articulation au niveau local avec les acteurs susmentionnés, afin que notre stratégie aille au-delà des appels à projets.
Il nous revient aussi de mener des travaux d'expertise sur des sujets de dimension interministérielle. Nous nous sommes ainsi attachés depuis plusieurs années à trouver des réponses à des sujets délicats : faut-il changer ou faire évoluer le statut légal du cannabis ? Quelle est la bonne mesure pour traiter la question du cannabidiol (CBD) ?
Après avoir observé l'émergence du crack il y a quelques années, l'ensemble des administrations régionales ont donné aux travaux d'expertise une dimension plus opérationnelle. Voilà un exemple d'articulation entre l'animation de la politique, l'expertise et la recherche.
Parmi les 28 personnes que comprend la Mildeca, une quinzaine de chargés de mission représentent tous les pans de l'action publique : le commissaire Célia Bobet représente la police ; nous comptons également un lieutenant-colonel de gendarmerie, un inspecteur des douanes, un magistrat, mais également des personnes qui viennent, comme moi, du monde de la santé publique ou de la recherche, des spécialistes des sciences de l'éducation et une conseillère diplomatique qui porte la voix de la France dans différentes instances.
Nous disposons également d'un opérateur au service de l'ensemble des membres du groupement d'intérêt public que constitue l'Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT). Il nous permet d'avoir des photographies des consommations relativement actualisées, sur la base d'enquêtes pérennes.
Enfin, en matière de budget, le programme 129 nous octroie entre 13 et 14 millions d'euros chaque année. Ces crédits abondent pour l'essentiel les préfectures en liaison avec les ARS, les rectorats et les procureurs. Nous sommes également chargés de la gestion du fonds de concours « Drogue » alimentés par les saisies et confiscations des avoirs criminels. La majeure partie des sommes transite par l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc) et nous est reversée de façon que nous la transférions ensuite vers les directions des ministères qui concourent à la lutte contre les stupéfiants, autrement dit la police nationale, la gendarmerie nationale, la douane et les services du ministère de la justice. Nous conservons 10 % de cette somme pour mener des actions de prévention, notamment auprès des collectivités territoriales.
Ces crédits concourent principalement à financer du matériel pour les forces opérationnelles, des formations pour la montée en compétence des personnels, des formations croisées et des actions internationales. À cet égard, en matière de coopération internationale, après avoir constaté un manque de coordination entre les différentes actions de justice et de police à l'échelle internationale, même au sein des territoires cibles, nous avons choisi de coordonner davantage les demandes qui nous sont remontées en vue de mener une action conjointe des services de l'État en direction de tel ou tel pays. Par le biais du fonds de concours, nous nous coordonnons également sur le financement de grands équipements : nous avons ainsi décidé de financer collectivement deux radars sur la zone Antilles-Guyane.
La dynamique de ce fonds de concours est plutôt bonne en matière de ressources. Entre 2016 et 2019, l'Agrasc reversait entre 12 et 15 millions d'euros par an, contre 40 à 50 millions aujourd'hui. Le mécanisme est mieux maîtrisé à la fois par les enquêteurs, qui saisissent, et par les juridictions, qui prononcent la confiscation, comme par les greffiers qui rencontrent moins de problèmes de procédure. Cette augmentation des ressources est aussi due à la saisie et la confiscation des avoirs criminels, jugée comme l'un des leviers les plus pertinents pour priver les trafiquants de leurs profits et porter une atteinte, vraisemblablement douloureuse, à leur trafic.
À présent, faisons un panorama sur la dynamique à la fois de la demande, de l'offre et de la structuration des trafics, ces sujets étant liés.
Selon les enquêtes de l'OFDT, tous les indicateurs sont à la baisse en matière de tabac, d'alcool, de cannabis et d'autres drogues chez les jeunes en classe de troisième ou les personnes âgées de 17 ans. Toutefois, comme l'a révélé le programme national de lutte contre le tabac (PNLT), le recours à la cigarette électronique et d'autres comportements augmentent, avec une stratification sociale très nette. Au demeurant, cela prouve l'efficacité de nos savoir-faire en matière de prévention très précoce de ces substances qui ont un impact sur le cerveau des plus jeunes.
Le cannabis n'explose pas, contrairement à ce que l'on entend souvent. On observe une stabilisation de la consommation générale, voire une baisse modeste chez les jeunes adultes, qui comptent parmi les plus gros consommateurs.
Mon inquiétude porte plutôt sur la demande des drogues dites psychostimulantes. Le produit phare reste la cocaïne, avec son dérivé le crack, mais n'oublions pas toutes les autres drogues dites de synthèse psychostimulantes.
Aujourd'hui, on observe l'appétence d'un nouveau public pour ce type d'effet booster, que ce soit pour la vie professionnelle, festive ou sexuelle. Nous sommes loin de la caricature qui prévalait il y a une dizaine d'années, avec une consommation très parisienne dans les milieux artistiques : ce produit touche désormais une population beaucoup plus large, beaucoup plus habituelle.
C'est un phénomène inquiétant, car nous avons encore peu recul sur les risques que comportent ces produits. Un consommateur de cocaïne a tendance à vous dire qu'il n'en prend que le samedi et qu'il peut s'arrêter quand il le veut, ce qui est faux. C'est un produit très addictif, pour lequel on ne connaît pas de traitement efficace. Car si la France fait figure de fer de lance pour les opiacés, avec notamment des traitements de substitution pour l'héroïne qui expliquent les faibles cas d'overdose, comparés aux États-Unis, nous manquons réellement de traitements pharmacologiques pour la cocaïne et les psychostimulants en général.
Dernier produit qui nécessite une vigilance de tous les instants : les opioïdes. Ils concernent traditionnellement en France l'héroïne. Le chiffre sidérant de 107 000 décès par overdose par an aux États-Unis exige que nous soyons très vigilants sur les opioïdes de synthèse, comme le fentanyl par exemple. Jusqu'à présent, la France n'est pas concernée par la faiblesse du système de santé qui a conduit à une épidémie sur le continent nord-américain, mais la production se développant désormais dans des laboratoires clandestins, nous devons rester attentifs. Quelques cas déclarés à La Réunion et en Occitanie sont liés au Nitrazépam, un produit extrêmement létal même à dose extrêmement faible, ce qui peut entraîner une surmortalité.
Globalement, tels sont les risques massifs que font courir aujourd'hui les drogues de synthèse. Pour des questions de culture de drogues naturelles dans certains territoires, pour des questions d'irrigation, et surtout parce qu'elles génèrent des profits supérieurs, elles cristallisent le marché. Elles circulent très facilement par le fret postal et sont produites dans différents pays, au coeur même de l'Europe désormais, ce qui suscite de vives craintes pour l'avenir.
À quelle demande répond ce marché illicite ? Tous les produits sont disponibles sur l'ensemble du territoire, urbain, périurbain ou encore rural ; le produit phare reste le cannabis, suivi des drogues psychostimulantes et en particulier des drogues de synthèse. On observe une forte tension auprès des réseaux criminels, qui cherchent à marquer leur territoire par des méthodes très violentes empruntées à celles du trafic d'armes ou à celui des cartels outre-Atlantique. L'action des services répressifs crée également des tensions sur ces marchés - on peut s'en féliciter.
Il est à noter que les réseaux ne se concentrent plus sur un seul produit, ce qui nous laisse à penser qu'il est illusoire de croire que la légalisation du cannabis leur porterait un coup fatal. Par ailleurs, ils recourent très massivement à un équipement de haute, voire de très haute technologie - le directeur général de la police nationale a dû vous en parler.
J'évoquerai une autre évolution des modes de distribution. Certes, les points de deal persistent, mais on assiste à un essor du fret postal, particulièrement adapté aux drogues de synthèse, et des call centers avec livraison, devenus importants dans le paysage de l'offre.
Cette situation justifie notre mobilisation sur la prévention de la participation des jeunes au trafic de stupéfiants, avec le recours des groupes criminels à des petites mains de plus en plus jeunes, souvent âgés de 11, 12 ou 13 ans, qui ne sont plus seulement issus des quartiers dans lesquels ces groupes habitent ni dans lesquels s'opère le trafic, mais qui sont recrutés grâce à une sorte de marché national du deal, parfois dans des zones rurales, distantes de plusieurs centaines de kilomètres.
Pour résumer, on observe en France une dynamique de l'offre sous-tendue par une évolution de la structuration des réseaux criminels. Le recrutement de jeunes gens ne peut pas non plus être totalement décorrélé d'un certain nombre de maux qui traversent la société et la jeunesse en particulier. La question de l'éducation, le sentiment d'impunité, une forme d'individualisme et la recherche de l'argent facile sont des éléments frappants quand on observe les plus jeunes participants au trafic. L'extension des réseaux se fait sur leur dos.
La question de la corruption joue aussi un rôle dans notre pays : les annonces récentes du ministre chargé des comptes publics en témoignent. À l'échelle internationale, on note également une polarisation plus forte : les traités et les conventions internationales sont moins respectés qu'auparavant, sans doute pour des questions d'agenda politique ; en attestent les initiatives, en Europe, de légalisation du cannabis, qui sont contraires aux traités européens et internationaux. Ces pays, pour partie, semblent aujourd'hui déchanter, mais les externalités négatives demeurent. N'oublions pas non plus la présence en embuscade de groupes industriels assez puissants, attirés par d'éventuels profits.
M. Jérôme Durain, président. - Y a-t-il un effet covid sur l'évolution des pratiques de consommation ?
M. Nicolas Prisse. - La question est complexe. La crise du covid a eu un impact sur la souffrance psychique : on pourrait s'attendre en contrepoint à observer une augmentation des consommations. Or chez les jeunes, celle-ci a plutôt diminué, étant rappelé que cette diminution peut être également due à une limitation des moments festifs et de sociabilité des jeunes en groupe. Je ne puis donc pas interpréter cette donnée de manière univoque.
Mme Valérie Saintoyant, déléguée générale de la Mildeca. - La tendance à la baisse est amorcée depuis 2014 : elle est donc bien antérieure au covid. Sur les dix dernières années, on observe une baisse continue des consommations chez les jeunes de 17 ans.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - La Mildeca a pour objectif, si on en croit ses orientations stratégiques, que les produits stupéfiants soient moins disponibles et accessibles. Quelles mesures précises ont été mises en place pour y parvenir ?
Deuxièmement, quelle est la place de la Mildeca dans la lutte contre les narcotrafics ? La coordination avec les services judiciaires et les services de renseignement est-elle suffisante ? Dans la négative, quels sont les moyens pour y remédier ?
M. Nicolas Prisse. - Sur l'orientation stratégique, le « plan stup' » rénové est en cours de finalisation. C'est lui qui fixera les actions à mener. Nous participons à cette discussion, coordonnée par l'Ofast, de façon à apporter les éléments qui nous semblent importants. Les arbitrages sont en cours, mais cette feuille de route constituera la vision opérationnelle de l'élément stratégique.
Sur la question de la coordination de l'action publique en matière de lutte contre les trafics de stupéfiants, les efforts réalisés en 2019 avec la création de l'Ofast étaient nécessaires et ont fait leurs preuves. Arriver à faire travailler ensemble des professionnels qui ne se comprennent pas toujours et les rassembler sous un commandement unique, c'est la bonne voie. Faut-il aller plus loin ? Très probablement, et ce par davantage de formations croisées, de partage de compétences et de renseignements.
Il se trouve que je reviens de la zone des Antilles, où j'ai rencontré des acteurs de terrain en Martinique, en Guadeloupe ainsi qu'à Saint-Martin - j'inclus volontiers dans mon raisonnement la Guyane. Cette zone est fondamentale pour nous tous, que l'on habite dans ces territoires, dans l'Hexagone, ou que l'on soit citoyen européen, car c'est par là que passent aujourd'hui les flux qui nous inquiètent le plus, à savoir les drogues psychostimulantes comme la cocaïne. Il est certain qu'il faut renforcer la coordination dans ces territoires qui sont à la pointe de la lutte, qui sont symboliquement importants et qui sont en partie en souffrance, pour d'autres raisons encore, en accordant, si besoin, des moyens supplémentaires via l'État ou le fonds de concours.
M. Michel Masset. - Vous avez évoqué à plusieurs reprises l'activité naissante dans les territoires ruraux. Quelle est l'ampleur du phénomène ? Quelle évolution envisagez-vous dans ces territoires où nous avons effectivement moins de moyens de contrôle ?
Mme Marie-Arlette Carlotti. - Selon vous, la légalisation du cannabis ne portera pas un coup aux réseaux criminels. Mais ne protégerait-elle pas davantage les clients, notamment les jeunes, en les maintenant à distance des petits trafiquants et des réseaux ?
Vous dites que d'autres pays européens ont légalisé le cannabis et qu'ils déchantent. Certes, cela ne résout pas tout, mais la répression à tout crin non plus. Il faut bien trouver une solution et ne pas mettre le problème sous le tapis, comme on le fait la plupart du temps.
Concernant le « plan stup' » rénové, j'entends qu'il faut taxer et cibler les consommateurs. Ne pensez-vous pas que cela soit réducteur, notamment pour les drogues dures comme la cocaïne ? N'oublie-t-on pas la responsabilité des livreurs ? J'ai le sentiment qu'on passe à côté du fond du problème.
Enfin, vous avez indiqué que la saisie des avoirs criminels est l'un des leviers les plus pertinents pour toucher au coeur les trafiquants. Quelles sont, selon vous, les marges de progression en la matière ?
Mme Catherine Conconne. - Je viens de ce triangle auquel vous faisiez allusion, Guyane-Guadeloupe-Martinique, qui est, hélas !, un couloir de circulation de la drogue vers l'Europe.
En tant que maire adjoint pendant quinze ans à Fort-de-France, j'étais chargée de la prévention de la délinquance et de la sécurité : les problèmes sont dus à 90 % à la drogue et à ses travers, les trafics et la consommation. Vous avez dû voir, lors de votre visite, de nombreuses personnes ravagées par le crack, désocialisées, toutes formes de délinquance avec parfois des situations dramatiques. À ce jour, on compte déjà 25 morts qui sont dus, pour la plupart, à des règlements de compte.
Les campagnes de communication vous paraissent-elles être à la hauteur des enjeux de prévention ? Elles me semblent quasi inexistantes, ou trop occasionnelles, pour avoir le moindre impact sur les jeunes publics. Quand je me rends dans des établissements scolaires pour dire qu'il est dramatique de fumer du cannabis à 14 ans et que cela peut conduire à des pathologies graves qui auront des conséquences désastreuses, les élèves sourient. Il n'y a pas de prévention massive, les jeunes semblent considérer que fumer un joint équivaut à fumer une cigarette. Avez-vous prévu d'accentuer cette prévention et de cibler davantage les jeunes ?
Mme Valérie Saintoyant. - Nous recevons des témoignages nombreux et concordants des préfectures, via les directeurs de cabinet, mais aussi des forces de sécurité intérieures, en particulier des gendarmes, sur la consommation de drogues et les trafics sur tout le territoire français, y compris dans de petits villages ou des villes de taille moyenne, lesquels étaient auparavant beaucoup moins affectés que les zones urbaines. Sur l'ensemble du territoire, ce sont, peu ou prou, les mêmes produits qui sont consommés, à l'exception de quelques particularités locales. À l'est de la France, les flux remontant vers la Belgique et les Pays-Bas, la consommation d'héroïne est un peu plus importante et les saisies de cannabis peuvent être plus nombreuses.
Quelques villes de taille moyenne sont plus affectées par l'usage de crack que d'autres en raison de trafics très présents, comme à Alençon, à Troyes, à Compiègne, le crack n'étant plus du tout un phénomène uniquement parisien. De nombreuses petites villes nous signalent également des usagers de crack sur la voie publique.
Face à ce fléau, nous disposons des mêmes outils de lutte que dans les zones urbaines : la police nationale bien sûr, de même que la gendarmerie nationale. Les trafics s'organisent souvent à partir de centres urbains avant d'irriguer le territoire rural aux alentours. Les consommateurs utilisent aussi parfois ces zones rurales pour stocker leurs produits ou les cultiver. Les gendarmes ont mis en évidence de plus en plus d'affaires de cannabiculture. Ce phénomène ne se limite plus aux zones urbaines.
M. Nicolas Prisse. - Faut-il légaliser le cannabis ? Avant de savoir si c'est le bon moyen, il faut s'accorder sur ce qu'on veut obtenir. Pour ma part, je veux que les gens fument moins de cannabis en France et que les réseaux criminels soient moins présents, moins forts et gagnent moins d'argent. Dès lors, il importe de regarder toute la palette des actions possibles.
Dans des pays tels que le Canada et les États-Unis, le bilan de la légalisation n'est positif sur aucun de ces deux objectifs, qui sont le coeur de notre action. La légalisation du cannabis s'accompagne inéluctablement d'une banalisation du produit, qui entraîne une diminution de la perception des risques et une augmentation de la consommation, en particulier chez les jeunes adultes.
Comme je l'ai indiqué précédemment, nous obtenons des résultats positifs pour ces tranches d'âge. On commence à prendre conscience que ce produit est très mauvais pour le cerveau des jeunes, jusqu'à 25 ans, mais aussi au-delà avec des données très claires sur l'insertion professionnelle des adultes. On ne gagnerait rien à banaliser le produit en le légalisant.
Sur les réseaux criminels, on ne gagne pas non plus. Ils ne sont plus spécialisés. On sera obligé de prendre un cannabis à 8 % pour le vendre dans des boutiques ou des bureaux de tabac, si on arrive à les ouvrir - on voit combien c'est compliqué en Allemagne. Et, de leur côté, les trafiquants proposeront du cannabis à 20 %, moins cher, avec des goodies. C'est ainsi que cela va se passer. Au final, deux circuits parallèles vont perdurer, comme c'est le cas actuellement aux États-Unis et au Canada. Si l'on voulait vraiment éradiquer les réseaux criminels, il faudrait ouvrir des superstores officiels pour l'ensemble des drogues, c'est-à-dire légaliser aussi la cocaïne, pourquoi pas l'héroïne, toutes les gammes de cannabis.
Même si cela ne va pas assez vite, en matière de prévention, on peut faire encore mieux, sans doute davantage, mais la légalisation du cannabis est une solution quelque peu hasardeuse au regard des objectifs que je poursuis.
Madame la sénatrice, les chiffres que vous donnez sur la délinquance liée aux stupéfiants en Martinique m'interpellent un peu. Pour en avoir discuté avec les autorités locales, en matière de conduites addictives, l'alcool joue un rôle très significatif, tant en ce qui concerne les accidents que les crimes et les délits. Sur l'ensemble du territoire national, l'alcool est impliqué dans 30 à 40 % des crimes et délits, et en particulier dans les violences intrafamiliales. Mais vous avez raison, le phénomène de la drogue commence à avoir des impacts forts dans ces territoires. Et je souhaite que l'on cible un peu plus pour protéger certes l'Hexagone et l'Europe, mais d'abord, je le répète, les territoires. La consommation était traditionnellement centrée sur le cannabis : on sait aujourd'hui que la cocaïne devient un produit de consommation de plus en plus courant en Martinique comme en Guadeloupe.
Sommes-nous mauvais en matière de campagne de prévention et de communication ?
Mme Catherine Conconne. - Je suggérais plutôt que ce n'était pas suffisant.
M. Nicolas Prisse. - On n'en fait sans doute pas assez, mais on le fait plutôt bien pour les plus jeunes que vous avez ciblés. Certes, la campagne est moins spectaculaire si j'ose dire, parce qu'elle a lieu dans l'intimité des classes, mais nous axons notre travail sur les compétences psychosociales : redonner de l'estime de soi à des jeunes qui en ont perdu, travailler en confiance avec les adultes, respecter l'autorité, se respecter soi-même. C'est ce qui fonctionne le mieux. D'ailleurs, si la consommation de drogue diminue aujourd'hui, toutes substances confondues, chez les plus jeunes, c'est grâce à la mise en place de ces programmes dans ces territoires, même s'ils ne sont pas mis en oeuvre aussi vite qu'on le voudrait.
La question des parents est fondamentale. Les campagnes d'information et de prévention doivent d'abord s'adresser aux parents. Nous avons fait un film sur le cannabis avec France Télévisions il y a quelques années. J'avais été sidéré d'entendre une femme affirmer qu'elle préférait que sa fille fume un joint plutôt qu'une cigarette ! Cela témoigne d'une vraie perte de repères. Certes, j'entends bien qu'il n'est pas bon pour la santé de fumer des cigarettes à 14 ans, mais il est nécessaire d'informer les adultes, au-delà de la sphère familiale, dans le milieu de l'enseignement, dans le milieu socio-éducatif, de leur donner des clés sur les motivations d'usage et la manière de réagir, et surtout de leur donner des éléments consensuels sur la dangerosité de certains produits.
Mme Catherine Conconne. - Je suis d'accord avec vous sur la nécessité de travailler sur la confiance en soi. Mais pour fréquenter la soixantaine d'établissements sur mon territoire, je puis vous dire qu'on est très loin de ce qu'on vous a indiqué.
Mme Marie-Arlette Carlotti. - Je me permets de vous reposer ma question, car elle est très importante pour la suite de nos travaux. Vous avez évoqué l'importance des saisies des avoirs criminels : comment peut-on les faire progresser ?
M. Nicolas Prisse. - Il faut que la procédure soit très sécurisée. De temps en temps, certaines saisies ne se passent pas bien, sont insuffisantes en quantité. Il convient de former davantage les magistrats sur ce qu'ils peuvent faire, jusqu'où ils peuvent aller. Si l'on faisait une règle de trois - ma démonstration est un peu audacieuse - entre le chiffre d'affaires global de la lutte contre les stupéfiants, le nombre de personnes interpellées et les 45 millions saisis, on constaterait une perte en ligne. Aussi, il faut accroître singulièrement le niveau d'information et de sécurisation de la procédure et, d'une certaine manière, en faire la publicité. L'Agrasc a dû vous parler de la vente qui a eu lieu l'an dernier au palais de justice, un événement important. Même si la presse ou certains relais d'opinion critiquent certaines mesures pour telle ou telle raison, on a observé en l'espèce une forme d'unanimité.
Aussi faut-il progresser encore sur la sécurisation des saisies et des confiscations.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Pourriez-vous nous donner quelques exemples de fragilité juridique sur la procédure de saisie ?
M. Nicolas Prisse. - Il y a quelques années, certains avocats attaquaient assez facilement le respect de la procédure, notamment sur ce qui se passait au tribunal. Les greffiers n'avaient pas été assez formés. Depuis lors, on a remédié à ces faiblesses.
Mme Valérie Saintoyant. - Nous avons une visibilité assez réduite sur le process précis de la saisie des avoirs et de la confiscation, car nous sommes en bout de chaîne. Nous constatons une forte augmentation des fonds que nous verse l'Agrasc et nous en déduisons que la formation des enquêteurs, des magistrats et du personnel de la justice s'est améliorée.
Mme Célia Bobet, chargée de mission de police au sein de la Mildeca. - Je pense que le facteur de progrès le plus important serait la systématisation. C'est systématique pour les enquêteurs de l'Ofast, mais cela l'est peut-être moins pour les enquêteurs locaux, car ils sont pris dans un flux plus traditionnel de recherche de preuves. Or, dans le cadre d'une enquête, la saisie et la confiscation vont au-delà de la simple preuve.
M. Jérôme Durain, président. - J'ai lu que les licences Briefcam - le logiciel israélien de reconnaissance faciale -, qui sont contestées, avaient été financées sur le fonds de concours « Drogue ». Est-ce exact ? Avez-vous une politique d'évaluation des actions mises en place avec les crédits de ce fonds ou êtes-vous simplement un bailleur ?
Par ailleurs, vous nous avez parlé d'une expérimentation sur le rôle des mineurs dans les trafics. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
M. Nicolas Prisse. - En tout début d'année, on reçoit la globalité des crédits du fonds de concours. Pour l'année 2023, on devrait être aux alentours de 47, 48 ou 49 millions d'euros. La clé de répartition entre les ministères a été établie lors d'une réunion interministérielle assez ancienne et n'est pas contestée : 35 % pour la police nationale ; 25 % pour la gendarmerie, 20 % pour la justice, 10 % pour la douane et 10 % pour la Mildeca.
Ensuite, chaque ministère ou chaque direction interroge ses services au niveau territorial et les demandes de financement remontent dans chaque direction. Une fois que les arbitrages sont rendus par les directeurs, ils me sont adressés pour vérifier qu'aucune de ces demandes ne soit orthogonale à la stratégie interministérielle ou à la politique que l'on poursuit collectivement - c'est assez rare. Nous faisons parfois quelques remarques sur des projets internationaux, quelques projets de formation, pour qu'ils soient mis en oeuvre ensemble plutôt qu'isolément. Concernant les matériels, nous faisons confiance aux services qui les demandent et à l'arbitrage rendu par les directeurs généraux de la police et de la gendarmerie nationales. Nous ne nous posons donc pas des questions de détail.
M. Jérôme Durain, président. - Il n'y a pas de reconnaissance faciale comme objectif partagé sur ces questions de stupéfiants ?
M. Nicolas Prisse. - Absolument pas. Sur les questions techniques, nous faisons confiance. Nous demandons que les services évaluent certains de leurs projets. Cela fait l'objet d'ailleurs d'un rapport que nous allons vous remettre. On est à la frontière entre la véritable évaluation d'impact, qui est assez rare en réalité, et le suivi de la mise en oeuvre d'un certain nombre d'actions. Il ne s'agit pas d'évaluation de politique publique au sens le plus littéral du terme parce qu'il faudrait un certain recul sur le sujet.
Mme Célia Bobet. - L'expérimentation qui vise à prévenir la participation des jeunes au trafic de stupéfiants s'appelle Limit's. En 2020, nous avons constaté l'implication croissante et très préoccupante des plus jeunes, de 13 à 16 ans, comme petites mains, qu'on appellent les intérimaires du point de deal. Nous voulions intervenir en amont, dans le cadre d'une prévention primaire, en identifiant les leviers qui conduisent un jeune à vouloir participer à ce trafic, au-delà de la simple quête de l'argent facile.
L'expérimentation a été élaborée avec trois territoires directement concernés et les acteurs locaux impliqués au quotidien sur ces questions : on a d'abord travaillé avec la ville de Loos, à côté de Lille ; Lille a voulu rejoindre l'année suivante l'expérimentation ; puis Sarcelles.
Nous avons travaillé sur les leviers que nous avions identifiés avec des chercheurs, avec des spécialistes dans la prévention. Les programmes de compétences psychosociales qui pouvaient être mis en place à l'école sur le long terme auprès des plus jeunes, c'est-à-dire les élèves de CM1, CM2, de sixième ou de cinquième, sont apparus comme des leviers intéressants pour prévenir non seulement la consommation, mais aussi la délinquance, comme aux États-Unis.
Pour ce faire, nous avons décidé de mobiliser les parents. On parle des quartiers les plus touchés, pour lesquels le trafic est presque conçu comme une activité quotidienne. Quand un gamin de 10-12 ans voit dans son immeuble des gens qui participent à ces trafics, il faut faire en sorte que ce ne soit pas conçu comme une activité banale et quotidienne, comme une activité comme une autre, mais une activité illicite et dangereuse à plusieurs égards. Il s'agit donc d'accompagner la parentalité sur ces questions. À Lille, nous avons mis en place plusieurs ateliers de mères - elles sont généralement les plus mobilisées et ont souvent un certain sentiment d'impuissance et de manque d'autorité sur leur enfant - pour partager les expériences, mais nous leur avons aussi proposé des programmes plus structurés d'accompagnement de la parentalité : au-delà des programmes de renforcement des compétences psychosociales (CPS), je pense au programme de soutien aux familles et à la parentalité (PSFP), par exemple.
Le troisième volet du programme consiste à travailler auprès des jeunes sur les idées reçues sur les trafics pour les déconstruire : ce serait de l'argent facile, rapide ; cela n'impacterait qu'eux et ils seraient maîtres de leur destin ; ce serait sans conséquence et cela pourrait être un simple passage pour gagner de l'argent. Dans cette perspective, on a élaboré des capsules vidéo de sensibilisation avec des jeunes de Sarcelles et un réalisateur sarcellois pour travailler sur l'impact que ces trafics peuvent avoir sur les parents. Ce levier est intéressant, car s'ils ne craignent pas de se mettre en danger, ils peuvent prendre conscience de l'impact que cela peut avoir sur leur famille, sur leur mère qui est inquiète, sur leurs proches. Ces outils de prévention sont disponibles pour les professeurs et les travailleurs sociaux, afin qu'ils déconstruisent en partie ces mythes et engagent des discussions.
Nous avons également travaillé avec la justice sur le sentiment d'impunité, en procédant à la reconstitution de procès, ainsi que sur la dangerosité. Il est important de rappeler les risques, notamment judiciaires, et les engrenages. Des jeunes pensent qu'ils vont pouvoir être sur un point de deal pendant un laps de temps défini, mais ils sont finalement retenus par des dettes parce qu'ils se font voler le produit ou parce qu'ils l'ont consommé sans penser qu'ils allaient devoir le rembourser.
Pour illustrer mon propos, je prendrai l'exemple d'un procès. Des jeunes ont accepté une offre d'emploi à Marseille sur les réseaux sociaux, en CDD et logés. Mais ils se sont fait voler leurs produits, ils sont donc remontés à Sarcelles avec des dettes très importantes et ont été amenés à prostituer deux de leurs amies pour les rembourser. Certaines trajectoires criminelles commencent de cette façon. Rares sont ceux qui pensent avoir un parcours de vie dans le deal pour avoir une possibilité d'ascension sociale.
Enfin, nous travaillons aussi sur la prévention urbaine, comme à Loos. Nous avons travaillé avec un bailleur social, la tour était sous protection policière. Le Raid est intervenu, c'était nécessaire pour déstabiliser le point de deal et le faire disparaître. Cela permet aux habitants et au bailleur de se réapproprier positivement le territoire, plutôt que d'envoyer régulièrement des gendarmes.
Enfin, nous proposons des alternatives en montrant que le deal n'est pas une voie normale. Nous avons proposé, notamment à Sarcelles, des « journées d'ouverture des possibles » avec différents métiers, du plus qualifié au moins qualifié, présentés par des personnes qui avaient estimé réussir leur vie.
M. Nicolas Prisse. - Je tiens à souligner que tout ce travail a été fait avec la collectivité, la préfecture, le procureur, l'éducation nationale, l'agence régionale de santé, des associations à vocation de prévention sanitaire ou sociale et les bailleurs sociaux. Il y a quelques années, la fameuse tour de Loos était appelée « la tour de la mort » : quand on y allait, on devait être protégé et on ne pénétrait pas dans les escaliers de secours, tellement ils étaient encombrés parce que c'était là que se faisait le deal. Aujourd'hui, on a l'impression d'un vrai progrès : peut-être est-ce dû un peu grâce à notre programme, mais cela est dû bien sûr grâce à l'action des policiers qui ont débarrassé la tour des points de deal, grâce au bailleur social qui a revu les logements et grâce aux habitants qui se sont réapproprié l'espace.
Par ailleurs, on essaie de toucher tous les jeunes de la commune au travers des actions que mentionnait Célia Bobet, pour essayer de leur montrer qu'un autre avenir est possible, pour fixer des limites tant aux parents qu'aux enfants et les sensibiliser à la vie terrible qu'ils vont avoir s'ils participent au trafic de stupéfiants. Il est fou de constater qu'ils considèrent qu'il est fun de participer à ces trafics - cette évolution est extrêmement inquiétante - et qu'ils se projettent, comme ils le disent eux-mêmes dans la vidéo de Sarcelles, entre quatre planches ou quatre murs, mais que cela ne suffit pas à les arrêter dans ces trajectoires morbides.
Mme Marie-Arlette Carlotti. - Vous avez dit que vous financez de grands équipements, notamment deux radars. De quoi s'agit-il ?
M. Nicolas Prisse. - L'idée est de favoriser aux Antilles les équipements locaux ; ce sont des radars de surveillance maritime.
M. Jérôme Durain, président. - La commission des lois a auditionné il y a quelques mois la cheffe de l'Ofast. Nous nous posions alors la question de savoir si le trafic de stupéfiants était une infraction « mère » ou une infraction « matrice ». Cette focalisation sur ce sujet semble avoir disparu. Cette expression vous évoque-t-elle quelque chose ?
M. Jérôme Durain, président. - Nous vous remercions de votre participation.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de M. Didier Lallement, secrétaire général de la mer
M. Jérôme Durain, président. - Nous sommes heureux d'accueillir M. Didier Lallement, secrétaire général de la mer, accompagné de M. Benoît Piguet, chef de cabinet du secrétaire général de la mer, et de Mme Caroline Legave, chargée de mission « douane » au secrétariat général de la mer.
Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Didier Lallement, M. Benoît Piguet et Mme Caroline Legave prêtent serment.
M. Didier Lallement, secrétaire général de la mer. - Le secrétariat général de la mer est un organisme peu connu. Créé par décret en 1995, il est directement rattaché à la Première ministre, et j'exerce pour son compte l'action de l'État en mer. Celle-ci se définit par une liste de 45 missions, qui vont de la protection de l'environnement - la création de l'organisme est liée aux catastrophes maritimes ayant entraîné d'importantes pollutions dans les années 1970 - à tout ce qui relève de la police de la mer.
En tant que secrétaire général de la mer, j'ai autorité sur les préfets maritimes en métropole et, pour l'exercice de ces compétences, sur les délégués de l'action de l'État en mer dans les territoires ultramarins. Sur chacune des trois façades - Manche-mer du Nord, océan Atlantique et mer Méditerranée -, les préfets maritimes sont à la fois des autorités civiles de police et des chefs militaires. Depuis leur création à l'époque du Consulat, ils peuvent intervenir sur les sujets de police de la mer et, du fait de leurs compétences relevant de la marine nationale, rendre fongible l'ensemble des moyens.
La fonction de garde-côte incarne l'action de l'État en mer - il s'agit bien d'une fonction, et non d'un corps comme aux États-Unis. Concourent à cette fonction la marine nationale principalement, mais également les douanes et tous les services de l'État mettant des embarcations à l'eau. Dès lors qu'un semi-rigide, par exemple, est mis à l'eau par la gendarmerie nationale ou la police de l'air et des frontières, il relève de la fonction garde-côtes.
L'action de l'ensemble des administrations est coordonnée par une comitologie, mais l'opérationnel est géré par les préfets maritimes et, en outre-mer, par les préfets de zone. Aux Antilles, par exemple, le préfet de la Martinique assure, en tant que préfet de zone terrestre, la fonction de délégué de l'action de l'État en mer ; à La Réunion et à Mayotte, c'est le préfet de La Réunion, avec une délégation attribuée au préfet de Mayotte, car les deux territoires sont si éloignés qu'il ne peut gérer seul les sujets maritimes liés à cette île.
Pour les préfets maritimes (PREMAR), c'est assez simple, car ils détiennent l'ensemble des manettes. À titre d'illustration, la région de compétence du PREMAR Atlantique s'étend de la limite des Antilles jusqu'au golfe de Guinée et même en deçà. Dans ces vastes zones s'appliquent des règles fixées par un certain nombre de traités internationaux, qui nous permettent notamment de lutter contre le trafic de drogue.
Dans le cadre d'un centre opérationnel de la fonction garde-côtes, j'assure un suivi de toutes ces activités et réalise des synthèses pour la Première ministre. Ce centre opérationnel est situé à Balard auprès de l'état-major de la Marine ; il est armé, outre la Marine, par les douanes, la gendarmerie, ainsi que par la Direction générale des affaires maritimes. Il s'agit d'un dispositif déconcentré ; je suis tenu au courant de l'ensemble des opérations, mais je ne dirige pas pour autant les saisies dans le golfe de Guinée ! Cela est géré, au niveau opérationnel, par les PREMAR ou les délégués de l'action de l'État en mer.
Ma compétence dans la lutte contre la drogue s'arrête sur le rivage. Une exception à cela, due aux circonstances : la Première ministre m'a demandé de suivre et de mieux coordonner la lutte contre la drogue dans le domaine portuaire. Au sein de la Commission interministérielle de sûreté maritime et portuaire (Cismap), nous examinons un certain nombre de dispositifs afin d'améliorer notre efficacité en matière de lutte contre le trafic de drogues dans les ports.
Pourquoi les ports ? Comme vous le savez, une grande partie de la cocaïne arrive par les ports d'Europe du Nord, qui ont rehaussé leur dispositif de protection ; il était impératif que nous relevions le nôtre. Or le suivi étatique du système portuaire est assez compliqué dans notre pays : le préfet est chargé du suivi de la sûreté ; le ministère des transports, via la direction générale des infrastructures, des transports et des mobilités (DGITM), exerce son autorité de tutelle des différentes autorités portuaires dans les grands ports de l'État - les ports décentralisés ne sont pas concernés ; et enfin, d'autres acteurs, comme les douanes, interviennent sur le dispositif portuaire. La Cismap assure donc une nécessaire coordination interministérielle ; pour marquer son intérêt pour le sujet, la Première ministre a demandé à son directeur de cabinet de présider l'instance.
La première décision de la Cismap a été de confier le traitement de l'ensemble des criblages au Service national des enquêtes administratives de sécurité (Sneas). Toute personne entrant dans un grand port maritime doit présenter une carte d'accès ; celle-ci est délivrée après un criblage sur différents fichiers, afin de juger de l'honorabilité de cette personne. En confiant le criblage au Sneas, organisme rattaché au ministère de l'intérieur, nous avons accès aux fichiers de souveraineté, ce qui est préférable lorsque l'on a affaire à des menaces de haute intensité.
Le dispositif, qui nécessite une modification des textes, se déploiera progressivement à partir du début de l'année 2024. Il est assez complexe, car il concerne à la fois les zones portuaires réservées et les installations portuaires. L'objectif est d'arriver à un criblage plus efficace sur les accès aux zones portuaires.
Par ailleurs, la douane va déployer, à partir du milieu de l'année 2024 - le marché est en cours de passation -, une série de scanners pour traiter les containers. Le nombre de ces containers étant important, seulement 2 % d'entre eux sont actuellement scannés à l'échelle mondiale. La mise en place de ce nouveau dispositif dans les grands ports maritimes courant 2024 nous permettra d'être plus efficaces.
D'autres mesures en faveur de la sécurité portuaire devraient également voir le jour. En dehors de ce travail de coordination, mon rôle s'arrête dès que l'on arrive sur terre ; les préfets terrestres prennent alors la main en matière de lutte contre la drogue comme dans les autres domaines.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Monsieur le secrétaire général, vous avez mentionné l'intervention de plusieurs services de l'État. Comment jugez-vous la coordination entre ces différents services ? Avez-vous diagnostiqué des points faibles ? Si tel est le cas, voyez-vous des pistes pour y remédier ?
Le domaine maritime que nous surveillons est très vaste. Pour cela, nous sommes amenés à communiquer avec d'autres pays côtiers. Existe-t-il, selon vous, des pays défaillants, faute de moyens ou d'une volonté politique, ou car ils ne s'inscrivent pas dans une coopération internationale ? Compte tenu de l'importance de ces trafics de drogues sur l'espace maritime, avez-vous identifié des points faibles ?
M. Didier Lallement. - Oui, de nombreux points faibles ont été identifiés. En matière maritime, des conventions internationales et des traités régissent le droit de la mer, mais il existe un certain nombre d'interstices dans lesquels se glissent les trafiquants ; le récent problème des pavillons en est un exemple.
Lorsque nous souhaitons arraisonner un bâtiment suspect au titre de l'action de l'État en mer, le droit de la mer prévoit que l'on saisisse l'État dont relève le pavillon d'une demande de visite à bord, afin de vérifier si le renseignement en notre possession est confirmé par la présence de drogue. Tous les États doivent donc disposer d'un centre d'appels permettant de donner une réponse rapide afin d'autoriser la visite ; en mer, il va de soi que l'on ne peut attendre une réponse quinze jours, celle-ci doit intervenir rapidement. Or nous avons remarqué que certains États autorisant des facilités fiscales pour l'immatriculation, et se retrouvant ainsi avec de nombreux pavillons, ne sont pas toujours en mesure de répondre dans les délais ; c'est ainsi le cas de nos amis polonais, qui immatriculent beaucoup de navires mais ne se sont pas dotés d'un dispositif pertinent et, dans bien des cas, ne répondent pas aux demandes de visite.
Nous avons à notre disposition des dispositifs juridiques parfois étonnants, le plus efficace pour nous étant celui de la dissociation, permis depuis 1994 par la loi française. En accord avec les parquets, lorsque nous sommes loin de nos bases, par exemple dans le golfe de Guinée, nous saisissons la cargaison sans forcément déférer devant les juges les personnes présentes sur le bateau ; nous détruisons la drogue et laissons le bateau continuer. Bien sûr, des renseignements sont pris sur le navire et l'équipage et le bateau sera signalé au pays de destination, mais le plus important est de détruire la drogue. Sans cette procédure, il faudrait attendre que le navire revienne en France, ce qui prendrait plusieurs jours et atténuerait les effets de notre action.
Les trafiquants de drogue sont très imaginatifs. Sans parler de défaillances, il existe forcément des manques dans notre dispositif collectif. On voit bien, par exemple, que les contrôles au départ d'un certain nombre de pays ne sont pas aussi approfondis que l'on pourrait le souhaiter.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Qu'en est-il de la coordination entre les différents services français ?
M. Didier Lallement. - Étant chargé de cette coordination, je ne peux que dire que celle-ci est excellente ! Cela étant dit, je le crois sincèrement, car les choses se passent bien. En mer, la fiabilité du renseignement est essentielle. Il n'aurait aucun sens, en effet, de contrôler tous les navires à l'aveugle comme on contrôlerait tous les camions en faisant un barrage. Ce qui compte, c'est la fiabilité et la coordination du renseignement entre les services français ; je pense notamment au travail effectué par les commandants de zone maritime (CZM) auprès des préfets maritimes et des délégués de l'action de l'État en mer. Il existe également des outils très efficaces, notamment au niveau européen, comme le Centre opérationnel d'analyse du renseignement maritime pour les stupéfiants (MAOC-N).
Nous travaillons, en outre, sur certains procédés liés au trafic de drogues ; je pense notamment au clignotement de l'AIS (Automatic Identification System), la balise permettant de repérer les navires en mer, accessible en source ouverte. L'extinction de l'AIS est pour nous un signal. Ainsi, un navire dont l'AIS s'éteindrait au large de la Bretagne pour se rallumer en Manche-Mer du Nord a pu être victime d'une panne, mais c'est peu probable. Il en va de même pour un navire décrivant des zigzags alors que les embarcations vont en général le plus droit possible afin d'économiser le carburant.
Monsieur le rapporteur, pour répondre à votre question, le dispositif de coordination est, à mon sens, pertinent. Bien sûr, nous aimerions disposer de davantage de navires et de personnel, afin de réaliser plus de contrôles ; mais indépendamment de cela, notre dispositif est efficace.
Mme Marie-Arlette Carlotti. - Vous avez évoqué le fait que les ports du nord de l'Europe, très touchés par le trafic, ont consolidé leurs dispositifs de sécurité, nous incitant à renforcer les nôtres. Vous avez également évoqué le criblage préalable aux entrées dans les ports, le scanner plus systématique des containers ; je sais que d'autres mesures sont envisagées, concernant par exemple les douaniers, pour leur donner davantage de mobilité et de formation. Sur toutes ces mesures, pouvez-vous nous donner des éléments complémentaires ?
Vous avez beaucoup parlé des grands ports, mais les petits ports sont également touchés ; les trafiquants ont compris que la surveillance y était peut-être moindre. Ces petits ports relèvent-ils de votre compétence ?
Quelles relations entretenez-vous avec le secteur privé dans les ports ? Je pense notamment aux industriels, aux dockers, aux acconiers, aux personnes engagées dans la réparation navale ; un travail de coopération est sans doute envisageable.
Enfin, vous avez évoqué le déchargement au large, avec des bateaux qui, craignant d'être arraisonnés, préfèrent jeter la drogue à la mer. Avez-vous rencontré ce genre de situation dans vos fonctions ?
M. Didier Lallement. - Dans notre jargon, nous appelons cela le drop off, soit le fait de balancer des paquets de drogue étanches à la mer, éventuellement avec une balise, dans l'attente qu'un autre « navire fille » vienne les récupérer. C'est la raison pour laquelle, du fait des courants, on retrouve parfois des ballots non récupérés sur les plages de la Manche.
Dans les ports du Nord de l'Europe, la cocaïne a des effets catastrophiques. En prenant ces mesures, au-delà de la lutte contre le trafic de drogue, il nous importe d'éviter que la corruption entre dans le pays. On connaît l'alternative posée par les « narcos » en Europe du Nord ; c'est une balle dans la tête ou une enveloppe de billets. Notre pays, pour l'instant, est préservé, mais la corruption pourrait entrer par ce biais.
Les ports du Nord de l'Europe prennent des dispositions fortes, mais nous n'en sommes pas à leur niveau de difficulté : à Anvers, au mois d'octobre, 35 tonnes de cocaïne ont été saisies. Pour autant, nous devons rehausser notre dispositif afin, précisément, de ne pas devenir un maillon faible.
Je n'ai, en effet, pas évoqué les ports décentralisés ni les ports de plaisance ; il arrive que l'on trouve de la drogue dans les navires de plaisance. Certes, les tonnages sont moindres, de l'ordre de 500 ou 700 kilos, voire une tonne. Le tarif du kilogramme de cocaïne, à son arrivée en France, s'élève à plus de 30 000 euros, sachant qu'il sort des lieux de production à 1 000 dollars. Pour plusieurs centaines de kilos, on voit bien les sommes que cela représente.
Concernant les petits ports et la plaisance, il faudra donc renforcer le dispositif étatique. Le système de la navigation de plaisance est très ouvert. Aux Antilles, il existe un dispositif dit de clearance, dont j'aimerais m'inspirer, même si cela nécessite de modifier la loi : il oblige un bateau de plaisance à déclarer son lieu de destination ou de provenance. Ce n'est pas le cas pour les navires arrivant en Europe.
Nous devons changer la nature des contrôles pour l'ensemble du dispositif maritime. Avec les grands ports, nous n'en sommes qu'au début ; demain, il conviendra de s'intéresser à tout le reste. À titre de comparaison, il est beaucoup plus difficile d'entrer sur un aérodrome que dans un port. Dans le domaine aérien, on s'appuie notamment sur les données PNR (Passenger Name Record) ; un tel dispositif n'existe pas pour la circulation maritime.
Je coordonne l'effort de lutte contre la drogue dans les ports, mais la relation avec le secteur privé relève du ministère des transports. Pour l'installation des scanners de la douane, nous discutons avec les opérateurs portuaires ; il s'agit de trouver des terrains au plus près du lieu de déchargement des containers, car la rapidité du chargement et du déchargement est décisive pour l'efficacité portuaire ; nous ne devons pas être un obstacle à la compétitivité de nos ports.
Cette relation avec le secteur privé passe également par la demande adressée à tous les opérateurs portuaires de durcir leur dispositif informatique. Au-delà de l'aspect matériel et de l'isolement d'un certain nombre de containers, les dispositifs informatiques doivent également pouvoir résister aux pénétrations des trafiquants, qui leur permettent d'aller se servir directement dans le port.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Des dispositifs informatiques portuaires ont-ils déjà été hackés par des réseaux ?
M. Didier Lallement. - Oui, il y a des exemples.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Les auteurs ont-ils été identifiés et poursuivis ?
M. Didier Lallement. - Des enquêtes judiciaires sont en cours concernant des suspicions d'actions de cette nature. Tous les containers sont immatriculés, et l'autorisation est délivrée par voie informatique. Entrer dans le système pour savoir où se trouve son container est moins compliqué que d'aller le chercher sans autorisation dans le port. En effet, cette dernière option oblige à corrompre la chaîne humaine permettant l'accès au container, voire, comme on l'observe désormais, à laisser des gens dans le container qui, une fois arrivés dans le port, ouvrent celui-ci de l'intérieur et sortent ainsi la marchandise, toujours avec des complices ; et quand cela est trop compliqué à réaliser en zone portuaire, ils attendent que le container soit à l'extérieur de la zone pour sortir la marchandise.
Concernant les petits ports, nous n'en sommes qu'au début des efforts à fournir. Nous sommes confrontés à une variété spectaculaire dans l'organisation des trafics. Nous parlons de navires pilotés mais nous aurons très prochainement à lutter contre les passages transatlantiques par drone maritime.
Mme Catherine Conconne. - Vous avez vanté l'innovation du dispositif de clearance aux Antilles. Ce dispositif est très récent, il date d'à peine six mois. Sa mise en place, qui a pris beaucoup de temps, est réalisée par des entreprises privées. Le dispositif est drastique à Sainte-Lucie, alors qu'un important trafic provient de cette île, aussi bien en matière de drogues que d'armes. Après quelques mois, avez-vous connaissance de premiers bilans ? Les gens se soumettent-ils à ce dispositif, avec la contrainte des horaires d'ouverture des commerces qui le mettent en oeuvre ? Étant régulièrement invitée par des plaisanciers, j'ai pu observer qu'un certain nombre d'entre eux « zappent » cette formalité.
M. Didier Lallement. - C'est probable, mais l'essentiel était de mettre en place la clearance. Elle existait déjà en pratique, mais sans être systématisée, car nous avons éprouvé des difficultés à trouver le biais juridique qui permette au préfet de prendre l'arrêté établissant cette procédure. La douane élabore actuellement un fichier qui sera déclaré à la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) et permettra une traçabilité du dispositif que, pour le moment, nous n'avons pas. Le processus est long et lent, mais nous sommes un État de droit.
J'espère que, lorsque les fichiers seront consolidés, nous pourrons resserrer progressivement le dispositif. C'est à mes yeux exemple à suivre pour la métropole ; sans doute faudra-t-il, lorsque ce moment viendra, modifier la loi, car nous ne disposons pas des outils juridiques pour le mettre en place dans l'hexagone. Vous avez raison de souligner que, dans la zone antillaise, nous devons éviter le décrochage par rapport aux pratiques des autres pays, qui risque de nourrir un report. Par ailleurs, le trafic de drogues n'est pas le seul problème, car le trafic d'armes aussi est un sujet sensible dans cette zone. La clearance préfigure ce que nous devrons faire sur l'ensemble du territoire.
Le monde maritime était jusqu'à présent un espace de liberté, ouvert et peu réglementé, avec des usages réglés par les traités internationaux, comme aller secourir les personnes en cas de naufrage. Mais, en dehors de ces règles générales, notre droit est imprécis ; nous devons le construire en fonction de nouvelles menaces qui arrivent très vite et posent parfois des questions compliquées. Ainsi du cas où des bateaux d'ONG secourent en mer Méditerranée des migrants dont l'embarcation ne coule pas ; en matière de droit maritime, comment qualifier cette action ?
Mme Marie-Arlette Carlotti. - C'est un sauvetage !
M. Didier Lallement. - L'approche dépend de ce que l'on pense de la question ; mais je me limite au droit maritime.
Autre exemple : une des deux routes maritimes d'arrivée de la cocaïne - l'autre, dont nous avons parlé, étant celle des ports d'Europe du Nord - passe par le golfe de Guinée. Une fois la marchandise débarquée dans le golfe, il existe une route de cabotage maritime jusqu'au Maroc, et une route terrestre qui remonte vers l'Afrique du Nord et qui, pour ce qui nous concerne, arrivera soit à Marseille, soit à Sète. Où se positionne-t-on pour être le plus efficace ? La route terrestre n'est plus une possibilité, dans la mesure où nous avons quitté des zones comme le Sahel dans lesquelles notre action militaire servait également à lutter contre le trafic de drogue.
Le cabotage, lui, traverse les eaux intérieures d'un certain nombre de pays, ce qui implique d'avoir des accords avec eux. En matière d'action de l'État en mer, nous essayons d'établir une coopération avec tous ces pays riverains du golfe de Guinée. Il y a une dizaine de jours, la marine sénégalaise a saisi un important tonnage dans ses eaux grâce à notre travail conjoint.
M. Olivier Cadic. - Vous avez évoqué les navires qui éteignent leur AIS, on pourrait citer également les bateaux de pêche de certains pays qui ont l'habitude d'agir ainsi quand ils approchent de nos côtes.
Comme dans le domaine du cyber, les gens qui veulent nous attaquer profitent de nos points faibles. Les saisies importantes recensées à Anvers sont la conséquence du durcissement des contrôles dans le port de Rotterdam, avec un scanner systématique de tous les containers. Un certain nombre de ces containers se sont donc reportés sur le port d'Anvers. Comme vous l'avez signalé, il y a un lien entre la compétitivité, la vitesse et le contrôle ; depuis le Brexit, on met ainsi plus de temps à traverser la Manche.
Comment évaluez-vous la situation de nos ports en termes de protection et de contrôle par rapport aux autres ports européens ? Ne doit-on pas envisager une action au niveau européen ?
Vous avez évoqué le golfe de Guinée ; j'ai vu le nouveau port en eaux profondes, totalement digitalisé, de Kribi, au sud de Douala, où tous les containers seront scannés. Une interconnexion est-elle envisageable au niveau informatique, afin que nous puissions être avertis en amont de l'arrivée des containers ?
Certains ports ont un niveau de contrôle très faible des containers. J'ai récemment visité celui de Santos, au Brésil, qui souhaite augmenter ce niveau. Avez-vous un système de notes pour adapter le contrôle en fonction du port de provenance ? Cela permettrait de faire pression sur l'amont, à défaut de contrôler à 100 %.
M. Didier Lallement. - Cela existe déjà. On contrôle 2 % des containers au niveau mondial, mais 10 % de ceux qui proviennent d'Amérique du Sud. Tous les États sont conscients de la nécessité de mieux contrôler les containers provenant de cette zone. Pour cela, encore faut-il identifier qu'ils proviennent bien de cette zone, car une caractéristique des Antilles est de servir de zone de rebond ; les trafiquants savent très bien camoufler la provenance, notamment en changeant la marchandise de container.
En matière d'information et de contrôle, nous avons une coordination avec les pays d'Europe du Nord, sans que cela relève d'une décision européenne. Nous disposons de tous les outils juridiques nécessaires ; je crains qu'une initiative communautaire ne se traduise par des transpositions complexes.
L'enjeu est de mettre en place les dispositifs, en surmontant la contradiction que vous releviez, monsieur le sénateur, entre rapidité et contrôle. Dans le domaine portuaire, il est compliqué de faire admettre aux différents opérateurs, y compris aux dockers, un contrôle extérieur et un criblage préalable de personnes qui avaient l'habitude d'entrer librement dans certaines zones. Nous allons heurter des habitudes et des pratiques ; mais j'observe que, depuis les meurtres de dockers commis au Havre, ces derniers sont eux aussi demandeurs de sécurité. Les trafiquants de cocaïne sont d'une extrême violence, n'hésitant pas à menacer des familles et, éventuellement, à tuer.
Si vous me permettez cette mauvaise comparaison, ce sera toujours une course entre les gendarmes et les voleurs. Chaque fois que nous rehausserons nos dispositifs, les trafiquants trouveront d'autres moyens. J'évoquais tout à l'heure l'imagination sans limite des trafiquants, entre les personnes placées dans des containers et les caissons contenant la drogue soudés sous les caisses. La cocaïne a cette particularité d'être facilement camouflable dans des liquides ou des pâtes ; on en trouve parfois dans l'armature même des navires, ce qui oblige à les démonter pour la trouver. Si nous parvenons à rehausser le dispositif de contrôle dans les containers, où se trouvent les plus importants tonnages de drogue, nous serons ensuite confrontés à d'autres problèmes. On a déjà trouvé des semi-submersibles. Les trafiquants ont beaucoup d'argent et de moyens à leur disposition, et ils vont se servir des évolutions technologiques.
La coopération dans le golfe de Guinée est moins facile aujourd'hui. D'importants investissements sont réalisés dans des ports avec, semble-t-il, des capitaux étrangers ; cela change la physionomie de cette zone. Nous devons montrer notre efficacité aux personnes chargées de l'action de l'État en mer dans ces pays, en engageant une véritable coopération plutôt que le retour à des pratiques anciennes dont ils ne veulent plus.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - La France s'est-elle dotée d'un dispositif de drones pour surveiller son espace maritime ?
M. Didier Lallement. - La marine nationale dispose de drones embarqués, mais je présume que votre question porte sur les drones partant de la terre en direction de la mer. Nous en utilisons quelques-uns, notamment aux Antilles, qui permettent de surveiller des zones plus vastes. Nous disposons également de radars ; aux Antilles encore, un projet de modernisation de nos systèmes est en cours. En métropole, se pose le problème du dispositif éolien en mer ; il faudra repousser les radars au-delà des éoliennes, afin de voir le plus loin possible.
Les drones de surveillance représentent l'avenir. Ils nous évitent d'immobiliser un moyen nautique et nous permettent de voir beaucoup plus loin. Pour donner un autre exemple, Mayotte est soumise à une forte pression migratoire venant des Comores, mais aussi de Madagascar, voire de l'Afrique des Grands Lacs ; il serait utile de surveiller l'espace international entre Madagascar et les côtes africaines, et nous ne pourrons y parvenir qu'en utilisant les drones.
Les douanes et la direction générale des affaires maritimes utilisent également des drones, pour cette dernière des appareils loués dans le cadre d'accords internationaux. Il est clair qu'il en faudra de plus en plus.
En métropole, nous disposons également du dispositif sémaphorique ; ainsi, dans le cadre de sa posture militaire de surveillance, la marine nationale contribue également à surveiller le trafic maritime, à la fois pour des raisons de police et de sécurité. Le rail Manche-mer du Nord est un endroit très sensible ; des moyens assez lourds sont pré-disposés pour éviter les catastrophes maritimes. Même avec un maillage au plus près des informations, nous ne sommes jamais à l'abri de surprises ; des navires ancrés par malchance à proximité de câbles les arrachent en dérivant, ce qui nous oblige à les aider....
M. Jérôme Durain, président. - Le sujet de la corruption a été évoqué dans nombre de nos auditions. Est-ce un risque émergent, prévalent, ponctuel ? Avez-vous développé des dispositifs au sein de vos services ?
M. Didier Lallement. - La corruption est davantage qu'un risque ; aux Pays-Bas et en Belgique, elle s'avère déjà un modus operandi très efficace. Les gens qui refusent de se faire corrompre sont menacés, ainsi que leur famille - tout cela est connu, et la presse s'en est fait l'écho. Nous souhaitons mettre nos agents à l'abri de ce genre de menaces. Pour cela, le dispositif doit être sous surveillance en permanence. Sous le regard d'une caméra, un agent ne pourrait être corrompu par un trafiquant, même s'il le voulait. Nous devons permettre à nos agents, qu'ils soient dockers, fonctionnaires ou militaires, de résister à la corruption, en maillant le dispositif et en assurant la traçabilité de la circulation dans les ports. Néanmoins, il y aura toujours des êtres faibles pour se laisser corrompre ; mais c'est une corruption qui finit assez mal.
L'hypothèse que les narcotrafiquants arrivent, par ce biais, à ébranler nos fondements républicains me paraît sérieuse. Je suis toujours navré par la consommation de drogue, en particulier de cocaïne ; les consommateurs y voient un acte individuel, alors qu'ils ébranlent les fondements de notre nation et nous plongent, collectivement, dans une situation difficile.
M. Jérôme Durain, président. - Monsieur le secrétaire général, je vous remercie pour toutes ces informations très utiles.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de M. Christophe Perruaux, directeur du service d'enquêtes judiciaires des finances du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique
M. Jérôme Durain, président. - Nous entendons à présent M. Christophe Perruaux, directeur du service d'enquêtes judiciaires des finances (SEJF) du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. Je le laisse nous présenter les deux personnes qui l'accompagnent.
M. Christophe Perruaux, directeur du service d'enquêtes judiciaires des finances (SEJF) du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. - Sont à mes côtés M. Pascal Filippi, l'un de mes deux directeurs adjoints, qui se consacre à la branche « douanes et droits indirects » du service, ainsi que Mme Valérie Maniez qui est la cheffe du pôle « investigations judiciaires ».
M. Jérôme Durain, président. - Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Christophe Perruaux, M. Pascal Filippi et Mme Valérie Maniez prêtent serment.
M. Christophe Perruaux. - Je suis le directeur du SEJF, anciennement le service national de douane judiciaire (SNDJ), créé en 2002. Le SNDJ avait regroupé les officiers de douane judiciaire (ODJ), dont l'origine remonte à 1999 avec la demande des douaniers de disposer de moyens procéduraux supplémentaires pour aller plus loin dans leurs enquêtes, notamment en matière d'identification des trafics et des trafiquants.
Le SEJF présente la particularité d'être le seul service de police judiciaire à compétence nationale à être dirigé par un magistrat de l'ordre judiciaire. Le code de procédure pénale en dispose ainsi.
Antérieurement, j'ai été juge d'instruction, en me consacrant principalement à la lutte contre la criminalité organisée. J'ai notamment été responsable de l'instruction au sein de la juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) de Marseille. Avant de rejoindre le SNDJ-SEJF, j'étais procureur de la République adjoint à Paris, chargé de la criminalité organisée. Avec François Molins et Rémy Heitz, j'ai alors participé à la création de la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco).
M. Jérôme Durain, président. - Nous en avons entendu les représentants la semaine dernière.
M. Christophe Perruaux. - Le SEJF a succédé au SNDJ en 2019. Aux compétences particulières des ODJ, la nouvelle structure s'est vue ajouter une compétence fiscale. Celle-ci se traduit par la présence d'officiers fiscaux judiciaires (OFJ), qui traitent des présomptions de fraudes fiscales complexes.
La démarche qui a présidé à la création du SEJF, et qui le différencie des autres services de police judiciaire, consiste à recourir à ces agents issus d'administrations travaillant sur les flux financiers ou de marchandises ainsi que sur leurs irrégularités, et déjà compétents en matière de fraudes. Nous les formons ensuite à la procédure pénale et au droit pénal pendant six mois, au sein du service, afin qu'ils deviennent des enquêteurs judiciaires sous l'autorité exclusive des magistrats.
En effet, si je suis administrativement rattaché à la directrice générale des douanes et au directeur général des finances publiques, je n'interviens que pour les magistrats, procureurs ou juges d'instruction, qui me saisissent au titre d'une enquête de flagrance, d'une enquête préliminaire ou sur commission rogatoire. Je ne rends compte qu'auprès d'eux. Nos partenaires les plus habituels sont les juridictions spécialisées : Jirs, Junalco et parquet national financier (PNF).
À la différence de ceux des autres services d'enquête à compétence nationale que sont les divers offices, les agents de notre service, ODJ et OFJ, ne disposent que des compétences d'attribution que la loi leur confère. Ils n'interviennent donc pas sur n'importe quelle infraction ; on ne peut les saisir que sur les infractions limitativement énumérées aux articles 28-1 et 28-2 du code de procédure pénale : infractions douanières, escroqueries à la TVA, blanchiment des principales infractions pour les ODJ ; présomption de fraude fiscale complexe, blanchiment de ces présomptions, escroqueries à la TVA depuis la loi de finances pour 2023 pour les OFJ, et, avec la loi du 18 juillet 2023 visant à donner à la douane les moyens de faire face aux nouvelles menaces, escroqueries aux finances publiques pour les ODJ comme pour les OFJ.
Dans le cadre du plan de lutte contre la fraude engagé par Gabriel Attal et poursuivi par son successeur chargé des comptes publics, le SEJF connaît une profonde mutation. Il est appelé à se transformer en office national antifraude aux finances publiques (Onaf). Nous exercerons un chef de filât, à l'instar de l'Office antistupéfiants (Ofast) dans son domaine ou d'autres offices dans d'autres matières.
Le SEJF compte actuellement 321 agents, au sein de dix unités réparties sur le territoire national. Ces unités dépendent directement du siège du service. Les magistrats me saisissent en ma qualité de directeur et il me revient ensuite d'attribuer les enquêtes aux unités. Leur implantation géographique ne répond à aucune logique, sinon à celle que l'histoire des douanes nous a léguée. Elle ne correspond ni aux régions administratives, ni aux cours d'appel, ni aux Jirs. Nos unités se situent à Lille, Metz, Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux, Nantes, Paris et Fort-de-France. Pour l'heure, une seule unité fiscale est présente dans la capitale. Le développement du service doit par ailleurs nous conduire à constituer une unité fiscale à Marseille. Nous disposons enfin de trois petites antennes, situées à Perpignan, Nice et Dijon. Notre présence à Perpignan n'est pas anodine s'agissant de la lutte contre le trafic de stupéfiants.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Dans un entretien que vous avez accordé au journal Le Point, vous évoquiez le Centre international de commerce de gros France-Asie (Cifa) d'Aubervilliers. Au sujet des systèmes de blanchiment mis en place par ces grossistes, vous indiquiez qu'« ils fournissent des produits clés en main avec le paiement d'une commission assez raisonnable et blanchissent pour toutes les activités illégales : stupéfiants, contrefaçons, import-export, fraude à la TVA ». Pouvez-vous nous expliquer ces mécanismes, bien identifiés à Aubervilliers, et ce que vous avez entrepris pour lutter contre ?
M. Christophe Perruaux. - Lorsque j'étais en fonction au parquet de Paris, la criminalité qu'on appelle « chinoise » était un phénomène que tous les services d'enquête décrivaient chacun de leur côté comme étant à fort enjeu, sans toutefois que cela se traduise par une quelconque action coordonnée. L'information existait de part et d'autre, mais n'était pas partagée entre les services et aucune véritable stratégie commune n'était menée. Je ne suis pas certain que nous ayons beaucoup progressé sur ce sujet...
Le Cifa, c'est d'abord un problème de déclarations mensongères sur la valeur ou l'origine des produits importés, c'est-à-dire d'importations réalisées en fraude des droits de douane et à la TVA.
Il s'agit de la fraude au régime douanier 42 : des produits arrivent par exemple au port du Pirée en Grèce, on y déclare un container pour une valeur de 10 au lieu de 100 et le container ne fait l'objet d'aucun contrôle. Le principe veut que les droits de douane soient acquittés non dans le port d'entrée de l'Union européenne, mais dans le port du pays de destination. Or nombre de containers « se perdent » en chemin. Les sociétés prétendument à l'origine de leur importation sont totalement fictives ou disparaissent très vite aussitôt qu'on entreprend de les contrôler. Un grand nombre de ces marchandises se retrouvent ainsi au Cifa d'Aubervilliers, et dans d'autres places européennes équivalentes, notamment en Italie ou en Espagne, d'où leur redistribution alimente toute une économie parallèle, grise ou noire, fort destructrice pour l'économie régulière. Elles génèrent beaucoup de cash. La criminalité chinoise a dû apprendre à gérer et à employer ce cash pour régler les expéditeurs et les fournisseurs du pays d'origine, mais également pour l'investir et en profiter. C'est pourquoi elle a développé des circuits de blanchiment.
Comme j'en avais à connaître au parquet de Paris, le SEJF est saisi de manquements aux obligations déclaratives. Concrètement, des véhicules partent d'Aubervilliers vers le nord de la France chargés de cash - 200 000, 300 000, 500 000 euros, voire 1 million d'euros. Ils se dirigent ensuite plutôt vers des pays de l'est de l'Europe, tels que la Hongrie ou la Pologne, où la bancarisation des fonds s'effectue dans des conditions moins exigeantes. Une fois bancarisé, le cash disparaît très vite vers des pays ou vers des territoires tels que Hong Kong, qui ne coopèrent pas avec nous.
Ce système existe partout en Europe, ce qui explique par exemple que les interventions pour manquement aux obligations déclaratives sont fréquentes entre l'Espagne et l'Italie. Les douaniers contrôlent de nombreux camions chargés de marchandises non déclarées à l'aller et d'argent au retour.
La communauté criminelle chinoise - mais elle n'est pas la seule - a acquis une véritable compétence en matière de blanchiment. Elle la met à disposition de ceux qui veulent en user, et ce dans bien d'autres domaines que le textile, son commerce d'origine : elle la propose ainsi aux acteurs de la fraude fiscale, du travail illégal et du trafic de stupéfiants, qui connaissent parfaitement la qualité de ses prestations. L'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) a d'ailleurs pu retrouver dans de mêmes dossiers des trafiquants de stupéfiants et des fraudeurs fiscaux, ce qui plaisait certainement moins aux seconds qu'aux premiers...
M. Étienne Blanc, rapporteur. - L'article de presse que je mentionnais fait état de ces systèmes de blanchiment liés les uns aux autres alors qu'ils se rapportent à des activités distinctes. Les entreprises spécialisées dans le blanchiment peuvent-elles en définitive tout blanchir, quelle que soit l'origine des fonds ?
M. Christophe Perruaux. - C'est tout à fait cela. Il y a une vingtaine d'années, je travaillais davantage sur la criminalité classique et je m'intéressais moins au problème du blanchiment d'argent. Nous avons changé notre manière d'appréhender cette criminalité, en la considérant davantage sous l'aspect des produits des infractions, des circuits financiers et du blanchiment.
Auparavant, dans les milieux criminels, chacun tâchait de blanchir son activité de son côté. Désormais, nous constatons que les circuits de blanchiment regroupent l'argent en provenance d'infractions de diverses natures. L'argent n'a pas d'odeur : quel que soit le délit ou le crime initial, il est blanchi par des organisations qui montrent un authentique savoir-faire. Celles-ci recourent à des sociétés fictives, à des comptes bancaires volatils ou difficilement traçables. Elles disposent de numéros de téléphone et d'adresses électroniques pour ouvrir des comptes en banque.
Le blanchiment des revenus du trafic de stupéfiants n'y échappe donc pas, bien que ce système n'ait pas totalement remplacé les phénomènes de compensation que nous connaissions plus classiquement, comme l'hawala.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Dans un autre article, publié dans le journal Le Monde, vous abordez la présomption de blanchiment. Vous posez la question de savoir jusqu'où vous pourrez aller dans l'utilisation de cet outil particulièrement efficace. Au terme de vos propos, vous semblez néanmoins tempérer l'affirmation de son efficacité en remarquant qu'« au regard de la criminalité organisée telle qu'on la connaît, on est encore très loin de pouvoir atteindre véritablement les chefs des réseaux ».
M. Christophe Perruaux. - C'est un outil très efficace.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Est-il typiquement français ?
M. Christophe Perruaux. - Je ne pourrais l'affirmer. En tout cas, quand nous en échangeons avec nos collègues étrangers, ils nous regardent avec envie et nous disent que nous disposons d'un outil juridique très efficace.
Son efficacité dépend pour beaucoup de la portée que la Cour de cassation et sa chambre criminelle lui donneront à l'avenir et qu'elles lui ont donnée jusqu'à présent, par une interprétation particulièrement large. Il permet un renversement de la charge de la preuve : un acte de dissimulation suffit, en l'absence de justification économique évidente, non à constituer la culpabilité, mais à obliger la personne qui s'est livrée à l'opération à démontrer l'absence de blanchiment.
La présomption de blanchiment a d'abord servi pour les véhicules remplis de cash qui sortaient du Cifa. Il est en effet assez peu naturel d'avoir caché dans les ailes ou sous les fauteuils de son véhicule 1 million d'euros en espèces...
Lors d'un franchissement de frontière, le transport d'espèces et l'acte de dissimulation constituent déjà un manquement à l'obligation déclarative auprès des douanes, dès que la somme atteint 10 000 euros. L'incapacité à en préciser l'origine ajoute à cette première infraction une présomption d'opération de blanchiment. Autrement dit, l'autorité qui poursuit n'a pas à démontrer l'infraction d'origine, c'est-à-dire que l'argent provient d'une activité illégale, criminelle ou délictueuse. Nous avons toutefois vu les limites de cette approche dans certains dossiers dont nous sommes saisis, qui mettent notamment en cause des oligarques d'un pays actuellement en guerre.
L'utilisation en empilement de sociétés situées à l'étranger et le choix de complexifier des schémas de financement répondent parfois non pas à une volonté de dissimuler l'origine frauduleuse des fonds, mais à une logique économique complexe, à une recherche d'optimisation fiscale, qui n'est pas une fraude fiscale, voire à la tentative de se mettre à l'abri de dirigeants d'un pays hostile. À partir de quand doit-on considérer que la dissimulation est en soi un élément de preuve suffisant pour nous permettre de basculer vers la présomption de blanchiment ?
Une autre thématique portée par le SEJF a trait au blanchiment via les cryptoactifs. Leur utilisation n'est pas illégale en soi et n'équivaut pas en tant que telle à une volonté de dissimulation. Cependant, il arrive qu'un service étranger nous informe qu'il a identifié sur une plateforme étrangère un portefeuille détenu par un résident français, dont les fonds sont au préalable passés par un « mixeur », une prestation destinée à anonymiser les cryptoactifs en les mélangeant à d'autres et à rompre ainsi la fameuse blockchain. Nous considérons ce type de procédé comme un acte de dissimulation laissant présumer une opération de blanchiment en ce qu'il ne revêt pas de logique économique intrinsèque et parce qu'il fait l'objet d'une facturation de l'ordre de 20 % à 30 % du capital.
Dans pareil cas de figure, la présomption de blanchiment nous est extrêmement pratique. Elle nous a permis de saisir plusieurs dizaines de millions de cryptoactifs sur des plateformes. Sans elle, nous aurions été démunis, ne pouvant démontrer l'origine frauduleuse des sommes présentes sur les portefeuilles.
M. Jérôme Durain, président. - La corruption a été fréquemment évoquée lors de nos précédentes auditions. À l'occasion des enquêtes du SEJF, avez-vous déjà constaté des faits de corruption, spécialement d'agents publics, qui auraient facilité la mise en place de circuits de blanchiment de flux financiers liés au narcotrafic ?
Vos diverses fonctions et responsabilités vous ont mis au contact de trafics de stupéfiants en divers lieux du territoire. Quelles dynamiques observez-vous dans ces trafics ?
M. Christophe Perruaux. - Sous réserve de ce qu'en diront mes collaborateurs, la corruption n'est pas un phénomène que nous détectons particulièrement dans les enquêtes que nous traitons. Nous ne l'en connaissons pas moins et nous ne le perdons pas de vue.
De fait, nos homologues néerlandais du service d'information et d'enquête fiscale (Fiod, Fiscale inlichtingen en opsporingsdienst), service équivalent du SEJF et de la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) français, que j'ai rencontrés, jugent la situation de la corruption aux Pays-Bas à ce point catastrophique qu'ils la considèrent comme quasiment perdue, ne sachant plus comment la traiter.
Je ne peux vous en dire utilement plus sur la corruption. Néanmoins, avec la création de l'Onaf, nous veillons à bien séparer nos compétences de celles de l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF), l'entité spécialement chargée des faits d'atteinte à la probité. Si, dans notre activité, nous décelons ou soupçonnons un phénomène de corruption, nous en rendons compte au magistrat mandant, en l'invitant à saisir l'OCLCIFF. Au sens légal du terme, le SEJF n'est pas compétent pour connaître de ces matières, sauf à les traiter en tant qu'infractions connexes, mais tel n'est pas le coeur de son sujet.
Quant à la dynamique qui anime le narcotrafic, je vous dirai que je suis heureux lorsque nous remportons des batailles ; depuis trente ans que je mène une guerre, je n'ai pas l'impression que nous la gagnons un peu plus chaque jour...
Sans doute la directrice de l'Ofast, Mme Stéphanie Cherbonnier, avec laquelle j'ai longtemps travaillé en partenariat - elle comme enquêtrice dans différents services, moi en tant que magistrat -, vous en a-t-elle parlé, ce sont les dossiers EncroChat et Sky ECC qui ont révolutionné notre approche du phénomène. Jusqu'alors, nous entretenions une vision des trafics de stupéfiants qui, peut-être, ne correspondait plus à une réalité pourtant déjà ancienne, celle d'un trafic à l'aspect international très marqué. Évidemment, tout le monde savait qu'on ne produisait pas la cocaïne en France, mais ces dossiers nous ont révélé un monde d'affaires mû, comme n'importe quel autre, par des considérations de rentabilité, de coût, de productivité, entre des vendeurs et des acheteurs.
Nous avons constaté la capacité d'un véritable commerce international à acheter et à vendre des produits, par exemple au travers de l'application de messagerie chiffrée Sky ECC. Dans ce commerce, le coût de fabrication ne représente pratiquement rien : c'est le transport des produits stupéfiants et leur livraison aux consommateurs qui, en revanche, s'avèrent onéreux. C'est là que réside tout l'enjeu. Ce commerce s'internationalise, les échanges qu'il produit se massifient.
Ne soyons cependant pas trop pessimistes. Je citerai les propos que m'a un jour tenus à Marseille un voyou que je mettais en examen avant de l'écrouer : « Monsieur le juge, ici on ne peut plus travailler ! ». La législation française reste très efficace sur le territoire national. Elle oblige les différents acteurs du secteur économique à des dénonciations et révélations de flux manifestement illégaux, que Tracfin traite ensuite, avec suivi. Nous travaillons d'ailleurs en partenariat étroit avec ce service.
De tels systèmes conduisent aujourd'hui les contrevenants à s'installer dans des places financières comme Dubaï. Ils sont en réalité très peu présents en France. Les effets de leur commerce se font sentir chez nous et les plus désastreux sont manifestes à Marseille, dans les cités, où de pauvres gosses se tirent dessus et meurent. Mais les commanditaires ne sont pas basés à Marseille ou à Paris, c'est ce que Sky ECC nous a révélé. Avant, notre vision du trafic se déployait à hauteur de « tonton » ou d'informateur, ce dernier connaissant son n+1, voire son n+2, mais rarement ceux qui sont au-dessus. Nous avons réalisé qu'il existait un échelon supérieur, plutôt basé à l'étranger.
Mme Marie-Arlette Carlotti. - Pour pratiquer le blanchiment, les narcotrafiquants ont-ils recours aux mêmes stratégies financières que les grandes entreprises multinationales ou mettent-ils en place des systèmes particuliers ? Certes, je fais la différence entre des activités criminelles et des activités légales, mais s'agit-il des mêmes circuits et réseaux ?
Votre service est rattaché aux douanes et deviendra bientôt l'Onaf. Vous occuperez-vous, ou vous occupez-vous déjà, du blanchiment qui s'opère sur notre territoire, notamment dans les golfes, les hôtels ou les magasins de luxe ? Ce domaine fait-il partie de vos compétences ? Si ce n'est pas le cas, de quel service relève-t-il ?
M. Christophe Perruaux. - Nous changeons de nom mais restons rattachés aux douanes et aux finances publiques. Nous traitons donc du blanchiment commis sur le territoire national, sous toutes ses formes. Ces dossiers représentent 40 % de ceux sur lesquels nous travaillons. Il s'agit d'un blanchiment qui n'est pas forcément douanier mais qui est commis sur le territoire national, et qui est plutôt lié à des affaires complexes, dites « du haut du spectre ». Nous traitons notamment de blanchiment commis par ou au sein des multinationales. Le secret de l'instruction m'interdit de vous répondre davantage sur ce sujet.
Nous n'intervenons que de manière marginale dans le domaine du blanchiment de trafic de stupéfiants. Même si les mécanismes utilisés se ressemblent, nous n'appréhendons pas de la même manière le blanchiment quand il est commis par une multinationale et quand il est le fait de narcotrafiquants. Il est intéressant de noter que les organisations criminelles ou les voyous à titre personnel ont pour objectif de légaliser leurs activités et de devenir des chefs d'entreprise. Lorsque leurs activités légales deviennent aussi, voire plus, importantes que leurs activités illégales, notre tâche devient très difficile, surtout s'ils sont basés à l'étranger. En effet, il est très compliqué de faire la différence entre ce qui est légal et ce qui ne l'est pas quand on se penche sur l'origine des fonds. Certains acteurs ont si bien réussi que leurs activités sont désormais essentiellement légales.
À la création du service, il y a vingt ans, le ministère de l'intérieur n'a pas souhaité que nous travaillions sur le blanchiment de trafic de stupéfiants ou sur les stupéfiants, malgré la volonté des douanes. Ainsi, le SEJF ne s'occupe de ce type d'affaires qu'en cosaisine avec un autre service. Nous avons recensé ces dossiers de blanchiment de trafic de stupéfiants depuis trois ans et nous en comptons 36, dont les intensités sont très variables. Je donnerai un exemple : un manquement aux obligations déclaratives est constaté, une somme de 100 000 euros est découverte lors d'un contrôle et le chien des douanes permet d'identifier la présence de stupéfiants. Le parquet nous cosaisit alors, avec un autre service de police ou de gendarmerie.
Par ailleurs, nous sommes cosaisis avec l'Ofast sur des dossiers très intéressants. Chaque service apporte ses compétences et son savoir : l'Office travaille sur les trafiquants et le produit, quand nous nous concentrons sur le blanchiment et notamment sur les cryptomonnaies. Depuis mon arrivée dans le service, j'ai fait en sorte que nous nous formions à cette dernière question, qui prend beaucoup d'importance puisque nous découvrons des cryptomonnaies lors de la quasi-totalité de nos perquisitions. Notre collaboration avec l'Ofast est très efficace et les ODJ comme les OFJ travaillent très bien avec les officiers de police judiciaire (OPJ).
S'agissant de la question des finances publiques et du narcotrafic, j'évoquerai un dossier intéressant, qui trouve son origine dans une escroquerie au chômage partiel, domaine sur lequel nous travaillons également. Une société fictive avait détourné de l'argent public et obtenu le paiement de 200 000 euros de salaires. L'affaire a été dénoncée par une direction départementale des finances publiques et le parquet nous a saisis, avec peu d'espoir car tout le monde avait compris que la société dépendait d'un gérant fictif. Mais, en travaillant sur cette entreprise, en croisant ses numéros de compte, ses numéros de téléphones et ses adresses mail, nous avons identifié toute une structure de sociétés fictives. Des dizaines de sociétés étaient gérées par un individu franco-marocain basé à Dubaï, qui les mettait à disposition de toutes les organisations criminelles qui le souhaitaient. Nous avons compris que ces sociétés avaient notamment servi à importer 600 kilos de cocaïne saisis au départ d'un aéroport en Amérique du Sud, 10 tonnes de tabac saisies à Anvers et deux fois 200 kilos de méthamphétamine saisis en Allemagne. Nous avons travaillé avec l'Ofast car nous avions repéré que 22 tonnes de sucre devaient arriver grâce à ces sociétés ; le container était contaminé à la cocaïne. Grâce à ce travail commun, des individus d'un cartel colombien venus à Barcelone avec leur chimiste ont été arrêtés, ainsi que les personnes formant la logistique française. De plus, nous avons fait arrêter le commanditaire à Dubaï par les autorités émiraties. L'affaire ne s'est pas arrêtée là puisque nos collègues du service étaient à Bogota il y a un mois. En collaboration avec la Drug Enforcement Administration (DEA), le reste du cartel a été interpellé par les Américains et est en voie d'extradition vers les États-Unis. Tout est parti d'une dénonciation pour escroquerie au chômage partiel par la direction départementale des finances publiques et par notre saisine.
M. Franck Menonville. - Des pays peuvent permettre de bancariser d'importantes sommes en liquide plus facilement que d'autres, grâce à leur système bancaire. Des améliorations et des partenariats sont-ils envisageables dans ce domaine, notamment au niveau européen ?
M. Christophe Perruaux. - Je ne peux que les appeler de mes voeux, même si la question échappe à mes compétences. Les obligations en matière de connaissance du client (Know Your Customer), qui s'appliquent sur le territoire national, devraient être les mêmes dans tous les pays de l'Union européenne (UE) pour éviter une bancarisation plus facile dans certains pays.
Ces manquements ne nous ont pas empêchés de poursuivre la Bank of China lorsque j'étais au parquet de Paris. Nous avions obtenu une convention judiciaire d'intérêt public (CJIP) car, après l'avoir identifiée dans une affaire de blanchiment, nous considérions que cette banque ne respectait pas ses obligations de vérification. Nous avions ouvert une information judiciaire et, après discussion, la Bank of China a accepté de payer une amende dans le cadre de la CJIP. Nous avons donc des moyens d'action judiciaire, mais il serait plus simple que les règles appliquées sur le territoire national s'étendent au sein de l'UE.
M. Olivier Cadic. - Je reviens du Panama, pays de transit des stupéfiants, où les autorités font de la lutte contre le crime organisé une priorité. Nous avons déjà évoqué la mise en place de dispositions législatives permettant de connaître les bénéficiaires finaux des entreprises. En effet, pour contourner les sanctions économiques, des États utilisent ces réseaux d'entreprises fictives. Où en est-on sur ces questions ? J'ai évoqué le Panama, sans l'accuser, et je pourrais aussi mentionner Dubaï, Singapour ou Hong Kong. Certains s'accommodent de l'existence de ces places financières. Dans le cadre de vos enquêtes, comment travaillez-vous avec les pays peu coopératifs ?
Je voudrais aussi évoquer le problème des narco-États, qui ont pignon sur rue, siègent à l'ONU et facilitent le trafic de drogue, y compris sa financiarisation. Quel regard portez-vous sur ce phénomène ? Ces États peuvent faire du lobbying à l'ONU et tenter de bloquer des réglementations internationales qui ne conviendraient pas au crime organisé.
M. Christophe Perruaux. - Pour nous, cette problématique se traduit de façon concrète par une absence de réponse donnée par certains États aux questions que l'on pose, ce qui peut mettre fin à une enquête. Ainsi, quand nous adressons aujourd'hui une demande d'entraide ou une commission rogatoire internationale à Hong Kong, nous n'obtenons pas de réponse, alors que nous en recevions encore récemment.
Inversement, nous obtenons certains résultats, notamment grâce au rôle joué par le Groupe d'action financière (Gafi). À titre d'exemple, les Émirats arabes unis ont été soumis à un examen du Groupe et nous avons, de façon ponctuelle, obtenu d'eux davantage de réponses à des questions ou à des demandes d'entraide.
Ces questions nous dépassent, puisqu'elles relèvent des relations internationales. Nous faisons simplement le constat qu'effectivement, on nous répond ou on ne nous répond pas.
Quand nous perquisitionnons un important fraudeur fiscal et que nous découvrons, sur son ordinateur ou son téléphone, des échanges sur des transferts d'argent à destination d'un compte à Hong Kong, nous pouvons l'interroger. Nous retombons alors sur des éléments nous permettant de considérer que des sommes peuvent être dissimulées à l'étranger et de caractériser une présomption de blanchiment.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vos services ont participé avec le commandement de la gendarmerie (ComCyberGend) à la fermeture d'un trafic de stupéfiants dans le cyberespace. Le trafiquant opérait sous le pseudonyme explicite de « DrugSource ». Comment avez-vous été saisis et par qui ? Quels moyens d'investigation avez-vous mis en place pour mettre un terme à ces activités ? Le sujet des cryptomonnaies est techniquement très compliqué ; de quels moyens disposez-vous pour traquer ces flux financiers occultes ?
M. Christophe Perruaux. - Je ne pourrai pas évoquer ce dossier qui n'a pas encore été jugé. L'affaire trouve son origine dans une dénonciation de la douane et de Cyberdouane, service d'élite de la gendarmerie. Les membres de ce service de grande qualité chassent les délinquants sur le darknet, notamment les trafiquants de stupéfiants, et certains sujets nous sont communs. Le darknet offre l'anonymat et permet de vendre aussi bien des stupéfiants que des armes ou des médicaments, mais donne aussi accès à des sites pédopornographiques. Tous les paiements s'y effectuent en cryptomonnaies. Cette problématique m'intéresse depuis l'exercice de mes anciennes fonctions, qui m'ont permis de comprendre que pour lutter efficacement contre la criminalité internationale, il nous fallait aller sur le darknet et récupérer de l'argent dans le cyberespace.
Nous avons des outils, mais ils coûtent cher. Il faut organiser des formations et sensibiliser l'ensemble des agents. Nous y parvenons, si bien que d'autres services de police judiciaire nous sollicitent ou demandent aux magistrats de nous cosaisir pour que nous puissions travailler spécifiquement sur la blockchain, les identifications des avoirs et leur saisie. Ces questions peuvent paraître très complexes mais, une fois qu'on y est formé, on comprend qu'il suffit d'identifier le propriétaire d'un wallet pour remonter à l'infini. Investir en la matière était donc important et nous l'avons fait avec succès, comme nous le disent les magistrats et l'ensemble des services de police et de gendarmerie. Ainsi, le Centre de lutte contre les criminalités numériques (C3N) de la gendarmerie a demandé à être saisi avec nous, alors que leurs compétences techniques en matière de cyber sont grandes. Mais ils étaient intéressés par notre compétence particulière dans le domaine du blanchiment des cryptoactifs.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Quelle part de votre activité occupent les dossiers ouverts grâce à des informateurs ?
M. Christophe Perruaux. - Cette part est nulle car nous ne pouvons pas nous autosaisir. Notre champ d'intervention a été limité sur les stupéfiants, puisque nous devons être cosaisis, et, de la même manière, nous ne pouvons pas nous saisir d'un dossier. Quand un informateur nous donne des éléments, nous le renvoyons vers le service pertinent.
M. Jérôme Durain, président. - Je vous remercie de votre présence et des informations que vous avez partagées.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de M. Guillaume Airagnes, directeur de l'Observatoire français des drogues et des tendances addictives
M. Jérôme Durain, président. - Nous procédons, pour clore l'après-midi, à l'audition de l'Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT). Je vous remercie de votre présence devant cette commission d'enquête et vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14, 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Guillaume Airagnes, directeur de l'Observatoire français des drogues et des tendances addictives, et Mme Ivana Obradovic, directrice adjointe, prêtent serment.
M. Guillaume Airagnes, directeur de l'OFDT. - Je commencerai par une brève présentation de l'Observatoire et de son activité.
L'Observatoire s'appuie sur un conseil scientifique et une équipe pluridisciplinaire, qui comporte notamment une unité d'études quantitatives et une unité d'études qualitatives. Nous nous intéressons aux drogues licites comme illicites, mais aussi aux jeux de hasard et d'argent. Notre mission est l'information des décideurs publics, des professionnels et du grand public ; nous avons vocation à être un « point focal » national pour la France auprès de l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (EMCDDA), qui est une agence de l'Union européenne.
S'agissant des grandes tendances en population générale française, les enquêtes menées auprès des adolescents montrent, depuis les années 2010, une tendance à la baisse de l'ensemble des expérimentations et des usages, pour les substances licites comme illicites. À titre d'exemple, pour le cannabis et à 17 ans, l'usage au moins une fois par mois est passé de 22 % en 2011 à 14 % en 2022. Ces tendances à la baisse se retrouvent aussi à l'âge adulte, avec une exception qui est celle des stimulants comme la cocaïne, marquée par une augmentation de l'usage - soit un usage dans l'année en population générale adulte qui s'élevait à 0,9 % en 2010 et qui est passé à 1,6 % en 2017) ; les premiers résultats pour 2023 montrent un quasi-doublement de l'usage dans l'année de la cocaïne comparativement à 2017.
Pour continuer sur le sujet de la cocaïne, cette augmentation s'accompagne d'une perception de la dangerosité qui diminue : en 2008, 6 % de la population adulte considérait que la consommation était dangereuse seulement si elle était quotidienne, contre 14 % en 2022.
Autre facteur d'inquiétude : on constate une augmentation de la pureté des produits consommés, qu'il s'agisse de la résine de cannabis, d'herbe de cannabis, d'héroïne ou de cocaïne, alors même que les prix sont stables.
Plus largement, le marché des drogues illicites est globalement en augmentation à l'échelle de l'Union européenne dans son ensemble. Les infractions à la législation sur les stupéfiants en Europe sont majoritairement liées à l'usage illicite (il y a quatre fois plus de condamnations pour l'usage que pour le trafic), l'immense majorité étant liées au cannabis (quatre cinquièmes des condamnations pour usage). Pour la France, on observe une réponse pénale généralisée, plutôt sous la forme d'une amende pour l'usage, et de l'emprisonnement (avec sursis ou ferme) pour le trafic.
Pour en venir au cannabis, la France est le quatrième pays européen où la prévalence d'usage au cours du dernier mois est la plus élevée. En témoigne la demande de soins dans les structures spécialisées : 30 % des usagers rapportent un trouble de l'usage du cannabis comme source de la consultation. Cela va de pair avec une augmentation très marquée de la concentration en Delta 9 THC, la substance psychoactive du cannabis, avec pour la résine une concentration de 11 % dans années 2010 qui atteint 30 % en 2022. Cette évolution pose des problèmes en termes de santé publique, avec notamment l'apparition d'effets psychoactifs nouveaux.
S'agissant des modes d'approvisionnement, on constate une différence entre usagers irréguliers de cannabis (qui se fournissent généralement grâce à des connaissances) et usagers réguliers (qui font appel aux livraisons à domicile ou sur rendez-vous, ou qui fréquentent des points de deal). Le cannabis reste le plus grand marché illicite dans l'Union européenne et représenterait environ 11,4 milliards d'euros par an, un record de saisies ayant été atteint récemment, en 2021. La résine provient essentiellement du Maroc et entre en Europe via l'Espagne ; quant à l'herbe, elle est désormais produite en majeure partie produite au sein de l'UE, dont à 75 % environ en Espagne.
J'en reviens à la cocaïne : pour la France, le taux d'usage dans l'année dans la population adulte devrait atteindre 2.8 % en 2023, même si ce chiffre reste à consolider. Cela génère des dommages de santé publique assez majeurs, et notamment une augmentation très forte de la demande de soins pour intoxication aiguë ou troubles de la consommation. Sur l'approvisionnement, la cocaïne est l'une des substances pour lesquelles le recours à un point de deal est le mode le moins déclaré par les utilisateurs (moins d'un quart, soit taux le plus bas des substances illicites) ; ils recourent à internet, se font livrer à domicile, ou commandent sur les réseaux sociaux. La cocaïne provient, à parts quasiment égales, du Pérou et de la Colombie ; les saisies de produit faites en France concernent majoritairement (84 % en 2021) des régions portuaires : sur 15,8 tonnes saisies, 10,3 ont été faites sur le port du Havre.
L'usage des opioïdes est généralisé : 1,2 % de la population mondiale en a déjà consommé, avec une stabilité entre 2020 et 2021 qui succède à une légère augmentation entre 2017 et 2019. Ce sont les drogues les plus meurtrières, responsables de deux tiers des décès directs liés à l'usage de drogue. Deux épidémies sont en cours : celle du fentanyl en Amérique du Nord, et celle du tramadol en Afrique du Nord et de l'Ouest.
Pour l'héroïne, opioïde le plus classiquement utilisé par les personnes dépendantes, on constate une baisse sensible de l'usage par injection depuis 2014, au profit de la consommation sous forme inhalée et fumée. La demande de soins liée aux opioïdes reste stable, représentant environ 30 % des patients fréquentant les structures sociales spécialisées en addictologie.
Plus de 80 % de la production d'héroïne provient de la culture de l'opium en Afghanistan. En 2022, elle représentait 7 800 tonnes au niveau mondial, la route du trafic empruntant principalement les Balkans.
Deux points de vigilance sont à relever. D'abord, la récolte d'opium en 2023 en Afghanistan est compromise, ce qui pourrait faire émerger des marchés alternatifs. De fait, même s'il est trop tôt pour tirer des conclusions, les données de l'Office des Nations-Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) pour 2023 montrent une forte augmentation des saisies d'opioïdes pharmaceutiques depuis 2021.
Ensuite, l'immense majorité des héroïnes disponibles sur le territoire national sont coupées avec des adultérants aux propriétés psychoactives - caféine et paracétamol surtout. Mais dans certaines régions comme l'Île-de-France et l'Alsace, notre dispositif de contribution à la veille sanitaire a mis en évidence de nouveaux produits de coupe, dont les cannabinoïdes de synthèse, qui n'ont pas les effets attendus par les consommateurs et peuvent causer des dommages médicaux sévères.
En 2022, l'ensemble des nouveaux opioïdes recensés par le système d'alerte sanitaire de l'Agence européenne des drogues appartiennent à la classe des nitazènes.
Parmi les nouveaux produits de synthèse de type amphétaminiques, l'amphétamine reste en France le stimulant synthétique le plus répandu, alors que dans beaucoup d'autres pays c'est la methamphétamine qui domine. La production est principalement européenne et concentrée dans deux pays : la Belgique et les Pays-Bas. On utilise comme précurseur un produit industriel, le BMK, souvent acheté directement pour la fabrication de ces substances.
Dans les structures spécialisées, la demande de soins liée aux substances amphétaminiques a légèrement augmenté entre 2020 et 2021.
Concernant les autres produits de synthèse, les principaux signaux portent sur les psychédéliques comme la kétamine, les cannabinoïdes de synthèse aussi utilisés, on l'a vu, comme produits de coupe, et les cathinones. Ces substances sont responsables de la plus forte augmentation en demande de soins dans les structures médico-sociales spécialisées en addictologie. Dans la file active pour 2020 des usagers des centres de soin, d'accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa), 1,9 % déclaraient consommer des cathinones, contre 6,8 % en 2021. C'est également pour ce type de substances que l'approvisionnement à distance via les réseaux sociaux, internet et le darknet est le plus important.
En conclusion, nous constatons une abondance de l'offre, une tendance à la diversification des produits, une disponibilité en hausse, des modalités d'approvisionnement qui se diversifient, avec des points de vigilance sur l'expansion de l'usage de la cocaïne et des stimulants en population générale, ainsi que des nouveaux produits de synthèse.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Comment expliquez-vous la diminution de 23,9 % à 9,1 % de la part d'élèves de troisième ayant expérimenté le cannabis ? Pourquoi n'a-t-on pas constaté une tendance analogue pour la cocaïne ?
M. Guillaume Airagnes. - On observe chez les jeunes adolescents et pré-adolescents une baisse de l'expérimentation pour l'ensemble des substances ; elle est particulièrement visible pour le cannabis car les niveaux d'origine étaient plus élevés. La baisse de la diffusion dans les jeunes générations concerne les substances licites comme illicites. Pour le cannabis, la baisse très marquée peut aussi s'expliquer par la baisse de l'expérimentation du tabagisme, les deux consommations étant fortement corrélées.
D'après des études qualitatives, l'accessibilité perçue du cannabis par les jeunes diminue : ils ont le sentiment qu'il est plus difficile de s'en procurer.
Enfin, on constate aussi une transformation des modalités de sociabilisation des jeunes, qui reposent moins qu'auparavant sur l'usage de substances.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Est-ce le résultat des politiques de prévention, en particulier des campagnes menées dans les collèges ?
M. Guillaume Airagnes. - Certains dispositifs ont montré leur efficacité dans la prévention de l'entrée dans les usages - notamment les dispositifs interventionnels de développement des compétences psychosociales, qui ont entraîné un retardement de l'âge d'expérimentation. Mais les études ne permettent pas d'imputer directement une ou plusieurs causes à ces évolutions, qui sont probablement multifactorielles.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - On constate une flambée de la consommation de cocaïne. Quelles campagnes pourrait-on imaginer pour sensibiliser aux dangers de cette drogue ?
M. Guillaume Airagnes. - Les stratégies les plus efficaces combinent action sur l'offre et action sur la demande. Du côté de la demande, la Mildeca finance des campagnes de prévention pour lutter contre l'érosion de la dangerosité perçue de la cocaïne, en rappelant que les usages, même ponctuels, peuvent avoir des conséquences graves, parfois létales.
Les campagnes de prévention doivent également être systématisées et ciblées sur les publics les plus vulnérables.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Quelle est votre collaboration avec les services de police et de justice ? Que leur apportez-vous ?
Mme Ivana Obradovic, directrice adjointe de l'OFDT. - Les ministères de l'intérieur et de la justice sont membres du groupement d'intérêt public (GIP) OFDT ; à ce titre, ils participent à notre assemblée générale et sont régulièrement informés de notre programme de travail. Ils peuvent aussi nous solliciter pour des études.
Nous travaillons avec les services du ministère de l'intérieur, notamment l'Ofast, à travers la transmission de données, ainsi qu'avec les cinq laboratoires de police scientifique rattachés au Service national de police scientifique (SNPS) à Lille, Paris, Marseille, Rennes et Lyon. Nous sommes également en lien avec les services statistiques de l'Intérieur et de la Justice, ce qui nous permet de suivre l'évolution des interpellations et de la réponse pénale.
Dans le cadre de notre dispositif « Tendances récentes et nouvelles drogues » (TREND), nos neuf coordinations régionales enquêtent auprès des publics les plus consommateurs de produits - espaces urbains (squats, rue, centres d'accueil bas seuil), espaces festifs (raves, teknivals). Des observateurs physiquement présents nous font remonter des informations qualitatives sur le comportement des consommateurs, les types de produits qui circulent et les manières de consommer ; ils collectent également des produits que nous faisons analyser par les laboratoires de police scientifique que j'ai cités, et par le laboratoire du CHU de Lille.
Enfin, nous organisons, toujours dans le cadre de TREND, des focus groups avec l'ensemble des acteurs locaux de l'application de la loi, en vue d'échanger autour des dynamiques de circulations de produits et de porter un diagnostic territorial actualisé chaque année, ce qui permet des comparaisons.
M. Jérôme Durain, président. - Au sein du collège scientifique de l'OFDT, quels sont les sujets qui font débat et qui animent vos réflexions ? Vous avez évoqué des statistiques mais est-ce qu'il existe des sujets clivants, d'intérêt ou d'inquiétude que vous seriez amenés à approfondir dans vos travaux ?
M. Guillaume Airagnes. - Notre collège scientifique a effectivement pour objectif de nous aider à élaborer notre programme de travail. Ce dernier vise à donner des informations scientifiques, de nature statistique mais aussi de type ethnographique, sociologique ou encore médico-économique s'agissant, par exemple, de l'analyse du coût social. Ces analyses de type « veille sanitaire » peuvent nous orienter vers des problématiques sur lesquelles nous devons focaliser davantage notre attention. Par exemple, lorsqu'on observe en population générale une augmentation de l'usage des stimulants, nous avons envie de savoir quelles sont les personnes concernées et quels seront les sous-groupes les plus à risque. De la même manière, lorsqu'on observe l'émergence de substances nouvelles, à l'instar des cannabinoïdes de synthèse, ou bien des changements de teneur en produit, à l'instar du taux de THC (tétrahydrocannabinol) qui devient très élevé dans certains échantillons de cannabis, cela nous intéresse car cela aboutit à des nouvelles demandes de soins et des symptômes cliniques nouveaux.
Nous avons également des débats relatifs aux stratégies innovantes pour tenir compte de l'évolution du marché, des drogues et des usages. À cet égard, il existe deux nouveaux types d'usage. Il y a d'un côté, parmi les populations migrantes, les mésusages de la Prégabaline, pour lesquels il n'y a pas encore de protocole de prise en charge des patients car ce sont des problématiques récentes. Le second exemple est lié au « chemsex », c'est-à-dire l'usage de substances dans un contexte sexuel, qui implique d'autres problématiques très intriquées que sont les maladies sexuellement transmissibles. Nous essayons d'observer ces phénomènes le plus précisément possible, non pas pour dresser des recommandations de politiques publiques, mais pour essayer d'aider les décideurs publics en leur fournissant des informations scientifiques les plus éclairantes et précises possibles afin de leur permettre de formuler des recommandations.
M. Olivier Cadic. - Est-ce que la baisse de la consommation de cannabis constatée chez les jeunes français, dont vous nous avez fait part, s'observe également dans d'autres pays européens ? Afin de contextualiser les statistiques nationales, pouvez-vous nous préciser les pays qui, actuellement, ont les meilleurs résultats en matière de baisse d'utilisation de drogues parmi cette population ?
Mme Ivana Obradovic. - Je vais parler essentiellement du cannabis puisque c'est le produit principalement consommé à l'adolescence. En effet, tous les autres produits sont très marginaux même s'il y a une dynamique autour des stimulants.
La tendance globale illustre une baisse de la consommation de cannabis chez les jeunes avec quelques exceptions et justement, la France, qui se classait il y a encore quelques années en tête des tableaux européens du point de vue de la consommation de cannabis chez les jeunes, est en train de perdre sa place de tête puisque la consommation augmente dans d'autres pays, par exemple en Espagne ou en République Tchèque. La France, qui était à un niveau historiquement élevé de consommation, assiste à une tendance baissière qui la rapproche de la moyenne européenne.
Concernant la cocaïne, il y a une baisse caractérisée de consommation parmi les adolescents français de 17 ans d'après les dernières données de 2022, ce qui n'est pas le cas dans les autres pays européens : c'est une spécificité intéressante.
M. Michel Masset. - Parmi les jeunes, quels sont les publics et les classes sociales concernés ? Est-ce qu'il y a des évolutions particulières ?
Mme Ivana Obradovic. - Nous constatons que la baisse réelle de consommation de cannabis débute en 2014 : elle n'est pas uniquement liée à la crise sanitaire et à la réduction des sociabilités qui aurait empêché les jeunes d'entrer en consommation.
Il y a donc une baisse globale, mais avec un gradient social qui reste très important. Les jeunes de 17 ans qui sont déscolarisés, les apprentis ou les élèves des filières professionnelles ont beaucoup plus consommateurs que les élèves des filières générales. Cette dimension sociale est essentielle. Si on regarde le noyau des usagers de cannabis à 17 ans, on repère, par un certain nombre de critères, qu'il est socialement plus défavorisé que l'ensemble des usagers.
On le voit aussi à travers certaines études : la capacité à sortir de la consommation de cannabis à l'adolescence est favorisée par le milieu social. C'est-à-dire que, sans doute, on dispose de davantage de « filets sociaux » lorsqu'il y a une supervision parentale importante ou lorsqu'on est dans un établissement scolaire avec un encadrement plus fort. Il y a évidemment une perte de chances pour l'avenir du fait de la consommation importante de cannabis à l'adolescence, qui est majorée dans les milieux sociaux les plus défavorisés.
M. Jérôme Durain, président. - Nous avons évoqué lors d'autres auditions l'inefficacité de la légalisation du cannabis en termes d'impact sur les trafics dans la mesure où plus aucun trafiquant n'était « mono-produit ». Est-ce que l'OFDT estime que toutes les drogues doivent être soumises à la même approche, en termes de communication, en direction notamment des jeunes publics ?
Mme Ivana Obradovic. - Concernant la légalisation du cannabis, l'OFDT suit les évolutions internationales de très près. Aujourd'hui, en Europe, aucun pays n'a légalisé l'usage du cannabis, si ce n'est Malte par une loi de décembre 2021. Ce texte légalise, non pas en ouvrant un marché commercial, mais en autorisant la culture à domicile dans la limite de quelques plants et l'ouverture de cannabis social clubs, c'est-à-dire des coopératives de consommateurs. En revanche, il n'existe pas de boutiques vendant du cannabis comme dans les 23 états des États-Unis d'Amérique et dans l'ensemble du Canada. Nous avons un recul encore limité sur ces expériences qui ont moins de 10 ans d'ancienneté.
Les modèles libéraux, dits « business friendly », qui se sont développés aux États-Unis sont allés de pair avec un développement économique très important et la santé publique n'a pas été au centre de ces dispositifs de régulation. Dans les argumentaires en faveur de la légalisation, le contrôle du produit et la protection des consommateurs étaient des sujets très présents ; pour autant, en pratique, les politiques de régulation ont perdu de vue ces objectifs. En outre, les autorités de régulation sont principalement des administrations fiscales ou des instances ad hoc où les représentants de la santé publique sont relativement absents.
En termes d'effets sur le marché noir, nous constatons que personne ne pensait que la légalisation du cannabis irait de pair avec un asséchement immédiat de ce marché illicite. Il y a forcément un recul progressif qui est attendu mais la question est de savoir selon quel rythme, étant précisé que ce recul est multifactoriel.
Cela dépend notamment du modèle de régulation. L'exemple du Canada doit être appréhendé avec précaution dans la mesure où le pays compte 13 provinces : les modèles mis en place sont différents selon la province considérée. Plus précisément, au Québec, il y a un monopole public sur la distribution et la vente de cannabis ; le modèle de l'Alberta est très libéral et ressemble davantage aux modèles développés aux États-Unis. Les effets ne sont évidemment pas les mêmes sur le marché noir.
Nous pouvons effectuer une comparaison avec un petit pays, l'Uruguay, premier pays au monde à avoir légalisé le cannabis. Cet État n'entendait pas du tout tirer profit de cette légalisation : la quantité de cannabis qui était produite légalement était plafonnée à 10 tonnes et le produit mis sur le marché était plafonné à 8 % en teneur de THC. Par rapport aux chiffres évoqués au début de cette audition, il s'agit d'un taux relativement bas par rapport à celui qu'on trouve sur le marché européen.
La conséquence directe de ce faible taux a été que le marché noir s'est montré particulièrement vigoureux après la légalisation en Uruguay puisque les usagers les plus réguliers ne trouvaient pas leur compte dans l'offre légale. La situation aux États-Unis est assez fragmentée : la moitié des États ont légalisé mais cela reste interdit au niveau fédéral. Au Canada, le marché noir a reculé de manière assez substantielle même s'il y a un nouveau type de marché noir alimenté par une offre légale qui repose sur une surproduction dans les provinces où le cannabis a été légalisé. Il y a une filière industrielle qui s'est développée très rapidement créant un boom économique. Le Canada, comme les États-Unis, a donc des quantités de cannabis produites légalement qui sont extrêmement importantes et qui dépassent la demande locale ; toutefois, il ne peut pas l'exporter puisque cela reste classé comme stupéfiant.
In fine, l'offre légale alimente un marché illégal et c'est donc une nouvelle modalité de rebond des marchés illicites du cannabis.
M. Olivier Cadic. - Est-ce que votre analyse relative au Canada et aux États-Unis s'applique également à ce qu'on observe en Espagne ?
Mme Ivana Obradovic. - Effectivement, à la différence près qu'en Espagne, la production est illégale. Elle ne s'inscrit pas dans une filière industrielle et manufacturée - à l'inverse de l'Amérique du Nord où il s'agit d'entreprises professionnalisées disposant d'infrastructures de production, d'outils informatiques et technologiques très performants. En termes d'ampleur et d'échelle, nous ne sommes pas tout à fait sur les mêmes dimensions.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Selon vous, le marché de la drogue est-il piloté par l'offre ou par la demande ?
M. Guillaume Airagnes. - Je ne suis pas certain que la littérature scientifique nous permette de dire si c'est l'un ou l'autre. A priori, ce que l'on constate, comme souvent dans notre champ d'études, c'est qu'il s'agit d'une rencontre de l'offre et de la demande. C'est l'un et l'autre qui jouent indirectement.
Concernant la demande, il existe des facteurs de vulnérabilité menant à la consommation de substances. Certains facteurs sont exogènes, avec pour origine l'environnement social, socio-culturel, socio-anthropologique ; ils peuvent même jouer un rôle très important pour certains individus. Les événements de vie précoces (éventuellement marqués par l'existence de traumas) sont très vulnérabilisants et favorisent le risque, à terme, de développer des troubles mentaux et des usages de substances. Il existe aussi des facteurs de vulnérabilité endogènes, notamment d'ordre génétique. Nous ne sommes pas tous génétiquement égaux face au risque de développer des pathologies ou des conduites addictives.
Si vous agissez exclusivement sur les facteurs environnementaux, vous aurez des personnes qui vont davantage accrocher aux produits s'ils sont plus accessibles, car ils présentent des facteurs de vulnérabilité endogènes favorables. Agir sur les facteurs environnementaux et notamment la prévention, le repérage précoce, le traitement des comorbidités, permet aussi de réduire l'exposition des personnes qui pourraient être à risque de rentrer dans des usages de substances psychoactives.
Mme Ivana Obradovic. - L'évolution des niveaux de consommation dépend majoritairement de deux facteurs : l'accessibilité financière, d'une part, et l'accessibilité physique du produit, d'autre part, qui correspond à la représentation que les consommateurs se font de la facilité de s'approvisionner. De mémoire, d'après les enquêtes que nous menons, 40 % des jeunes savent comment se procurer du cannabis. J'ajouterai à ces deux premiers facteurs la représentation des risques liés à la consommation du produit, c'est-à-dire l'image sociale qui y est associée.
M. Etienne Blanc, rapporteur. - J'imagine que les réseaux de trafiquants organisent cela dans un écosystème qui permet de capter les consommateurs comme en témoigne, par exemple, la présence de points de deal dans des lieux stratégiques, à proximité des collèges et des lycées. Je pense que l'offre est organisée par les réseaux pour accroître la consommation, notamment de cannabis dont la commercialisation s'opère avec une facilité déconcertante.
M. Guillaume Airagnes. - Cet écosystème a pour objectif de dégager une rentabilité économique. Les enquêtes qualitatives révèlent une généralisation des offres du type soldes, prix bradés, campagnes de publicité axées sur les jeunes consommateurs, etc. Les distributeurs ont recours aux stratégies habituellement observées dans les domaines du marketing et de la publicité.
M. Jérôme Durain, président. - Peut-on se fixer un objectif d'éradication de la consommation de la drogue ou existe-t-il un taux de consommation résiduel, comme le taux de chômage résiduel ?
M. Guillaume Airagnes. - C'est une question vraiment difficile. Il existe déjà, pour certaines substances comme l'alcool, des repères de consommation actualisés en 2017 par Santé Publique France. En deçà de ces repères, on considère que les risques individuels que vous prenez à consommer la substance sont acceptables au regard des autres risques. Il convient de manipuler cet outil avec précaution car le niveau de tolérance est dépendant des autres risques de la vie courante et de ce que la société est prête à accepter.
Mme Ivana Obradovic. - Historiquement, il n'y a pas eu de société sans drogue. Dans les États où l'interdit est absolu, les individus consomment toutes sortes de produits détournés de leur usage : solvants industriels, colles, médicaments, etc. Il convient par ailleurs de ne pas négliger la fonction sociale des drogues qui calment la douleur et sont utilisées pour régler des problématiques individuelles ou sociales.
L'objectif de 0 % de consommation de drogue n'a jamais été affiché en tant que tel dans les sociétés démocratiques. Pour le tabac, l'objectif est d'atteindre la première génération de « non-fumeurs » en 2032, lorsque les fumeurs ne représenteront que 5 % de la population générale en 2032. Viser l'éradication totale semble donc chimérique, même pour les pouvoirs publics.
M. Guillaume Airagnes. - Je me permets d'insister sur le poids des facteurs de vulnérabilité liés à la petite enfance. Il faut encourager toutes les mesures qui vont dans le sens de la protection de la jeunesse et de la prévention des traumas de l'enfance, dans le but de réduire au maximum les risques au niveau populationnel de développer des usages de substances et des conduites addictives à l'âge adulte. Ce point est particulièrement bien documenté dans la littérature scientifique.
L'autre axe majeur, c'est la question du traitement des comorbidités. Un individu atteint de pathologies mentales ou de douleurs chroniques est plus à risque de s'automédiquer en consommant des substances. La prise en charge précoce des troubles physiques et psychiques constitue donc un levier d'action important.
M. Etienne Blanc, rapporteur. - Peut-on dire que l'on consomme d'abord du cannabis avant de passer aux opiacés et à la cocaïne ? Ce phénomène a-t-il été mesuré scientifiquement ? Il est encourageant de constater qu'aujourd'hui, moins de jeunes consomment du cannabis.
M. Guillaume Airagnes. - La littérature soutient le fait que plus la consommation de substances psychoactives est régulière, plus le risque de développer d'autres addictions est élevé : c'est ce que l'on nomme la co-agrégation des phénomènes addictifs, qui augmente la vulnérabilité aux autres usages de substances. Les usages de substances, lorsqu'ils créent une dépendance, dérégulent le fonctionnement cérébral : ces dérégulations sont, en elles-mêmes, de facteurs de vulnérabilité qui accroissent le risque de développer d'autres conduites addictives.
J'ajouterai que la tendance à l'automédication par d'autres drogues est forte pour les personnes qui souffrent de symptômes de sevrage. Il existe donc des phénomènes d'imbrication entre les usages. Pour autant, il ne faut pas raisonner en termes de passage d'une drogue moins dure à une drogue plus dure. La dangerosité d'une substance n'est pas quantifiée par rapport aux autres substances car, quoi qu'il en soit, les conséquences individuelles de la consommation sont importantes même lorsqu'il s'agit de cannabis. Cela plaide pour un repérage le plus précoce possible des usages afin d'enrayer les phénomènes de poly-consommations qui rendent plus difficile la prise en charge des individus.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 heures.
Mardi 12 décembre 2023
- Présidence de M. Jérôme Durain, président -
La réunion est ouverte à 9 h 00.
Audition de M. Yann Bisiou, juriste, docteur en droit privé et sciences criminelles, maître de conférences à l'université Paul-Valéry Montpellier 3, Mme Clotilde Champeyrache, économiste, maîtresse de conférences habilitée à diriger des recherches au Conservatoire national des arts et métiers, M. Nacer Lalam, économiste, directeur de la recherche et de la prospective à l'Institut des hautes études du ministère de l'intérieur et M. David Weinberger, sociologue, chercheur associé à l'Institut des relations internationales et stratégiques et co-directeur de l'Observatoire des criminalités internationales, chargé de mission « recherche » à la Mildeca
M. Jérôme Durain, président. - Nous procédons aujourd'hui à l'audition de M. Yann Bisiou, Mme Clotilde Champeyrache, M. Nacer Lalam et M. David Weinberger. Nous sommes très heureux de votre présence devant cette commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à y prendre pour y remédier, qui a commencé ses travaux il y a quelques semaines, sous le contrôle du rapporteur Étienne Blanc.
Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14, 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Yann Bisiou, Mme Clotilde Champeyrache, M. Nacer Lalam et M. David Weinberger prêtent serment.
M. Yann Bisiou, juriste, docteur en droit privé et sciences criminelles, maître de conférences à l'université Paul-Valéry Montpellier 3. - Je commencerai par souligner un problème de définition de la notion de narcotrafic, soulevé par les questions que vous nous avez adressées et qui visent l'ensemble du trafic. Le narcotrafic, c'est en principe le trafic international, le crime organisé, les cartels et les mafias qui ne représentent aujourd'hui qu'une partie du trafic de stupéfiants et tendent à diminuer. Dans mon propos, j'adopte une approche plus large pour embrasser l'ensemble des trafics. Ainsi, l'aspect digital est relativement réduit pour le narcotrafic, mais très fort pour le trafic en général. Sur certains points, j'apporterai donc une précision sémantique.
J'ai été assez surpris par vos questions, lesquelles relèvent d'une interprétation qui ne dispose peut-être pas de tous les éléments historiques. Vous nous interrogez par exemple sur une éventuelle transformation du trafic en zone rurale. Si l'on fait une recherche historique, aussi bien les articles de presse que la jurisprudence le montrent : dès les années 1960, il existe un trafic en zone rurale. Qu'est-ce qui a changé ? À l'époque, la zone rurale est utilisée comme lieu de production : on y trouve des laboratoires clandestins et des cultures clandestines. Aujourd'hui, elle est devenue un marché. La distribution au détail s'est développée dans les campagnes, où l'on trouve 800 000 ou 900 000 consommateurs quotidiens de cannabis, un nombre suffisant pour intéresser les trafiquants. La question des drogues dans les villes moyennes et dans les campagnes a toujours existé - au moins, je le redis, depuis les années 1960. Néanmoins, la nature des pratiques de trafic est nouvelle sur ces territoires : c'est donc à cela qu'il faut s'intéresser.
Je fais la même observation sur d'autres aspects, par exemple sur le taux de tétrahydrocannabinol (THC) que vous n'évoquez pas - je vous transmettrai une note documentée que j'ai rédigée sur ce point -, ou sur le rajeunissement des délinquants participant au trafic. Ainsi, la gendarmerie de Lannion se plaignait, dès 2003, d'interpeller des gamins de 12-13 ans participant aux trafics. Puisque ce phénomène est signalé depuis vingt ans par les autorités, pourquoi n'arrive-t-on pas à l'endiguer ?
S'agissant des réponses à apporter, deux schémas existent actuellement.
Le premier passe par l'hyperrépression, comme en Chine ou aux Philippines. Aux Philippines, c'est un échec. La Chine, quant à elle, prétend avoir des résultats remarquables, annonçant 30 % de baisse des saisies et des interpellations l'année dernière. Mais cette situation était liée au confinement, et les Américains viennent de leur reprocher d'être la plaque tournante du fentanyl. Je ne suis pas sûr que le système chinois soit efficace.
Le second consiste en une légalisation, comme au Canada, en Uruguay et maintenant aux Pays-Bas.
Il faut s'interroger sur ces deux stratégies qui se développent dans le monde.
À votre question sur les failles et les réussites, j'ai d'abord pensé répondre qu'il n'y avait pas de réussite, puisque le trafic de drogue n'a pas été bloqué. Mais, en y réfléchissant, je dirais que la politique française s'est traduite par une réussite dans le contrôle des opiacés. Notre pays a connu une crise des opiacés dans les années 1970, qui a été résolue.
Nous n'avons pas eu non plus de crise des opioïdes pour l'instant. Les mesures prises en 2017 pour interdire la vente sans ordonnance des médicaments codéinés ont permis un contrôle efficace. Certaines interdictions sont donc des réussites. Environ 400 produits sont classés comme stupéfiants en France, parmi lesquels seulement dix posent problème. On dispose donc de critères permettant de distinguer ce qui fonctionne de ce qui ne fonctionne pas.
Mme Clotilde Champeyrache, économiste, maîtresse de conférences habilitée à diriger des recherches au Conservatoire national des arts et métiers. - J'ai regroupé mes réponses à vos nombreuses questions en trois points.
Premier point, la menace croissante multiforme, un point été largement évoqué lors de vos précédentes auditions. Il faut toutefois faire attention aux chiffres, notamment ceux relatifs aux saisies. L'augmentation des saisies peut être causée par l'augmentation des produits en circulation ou par l'augmentation des contrôles effectués. Il ne faut donc pas tirer trop de conséquences de ces chiffres qui ne donnent qu'une image très partielle, comme toujours en matière criminelle.
De plus, les modes de consommation évoluent, notamment pour la cocaïne dont la consommation, à l'origine essentiellement récréative, sert maintenant à tenir le rythme dans certaines professions. Il faut prendre ce point en compte si l'on veut comprendre les pratiques des consommateurs et lutter contre la demande. En parallèle, on constate une banalisation du cannabis, alors que la teneur en THC flambe. Enfin, on observe l'émergence d'un risque avec les nouveaux produits de synthèse, qui posent un problème d'identification des circuits - car ils ne passent pas par les mêmes routes. Ils peuvent être fabriqués à proximité du consommateur, à la différence de la coca qui est produite en Amérique latine. La diversité de produits permet une diversité de gammes de prix, et donc de toucher les consommateurs de façon très large. Un même prestataire peut proposer plusieurs types de stupéfiants : l'offre est adaptable.
Il faut aussi évoquer un effet « Covid » majeur, qui met en évidence la spécificité des stupéfiants : l'addiction. Contrairement à ce qui a été annoncé au début du confinement, trafic de stupéfiants n'a pas été stoppé, loin de là ! Des produits de remplacement et de nouveaux modes d'acheminement sont apparus, ce qui montre l'extrême résilience criminelle. L'ubérisation, les livraisons à domicile, les colis postaux sont devenus tellement importants qu'on ne contrôle plus rien ; les réseaux sociaux permettent d'accéder à des sites ; des promotions sont offertes par SMS. Ces nouveaux aspects du trafic perdurent aujourd'hui.
Dans le même temps, la production de la cocaïne a augmenté : le Covid a entraîné des déplacements de populations, permettant aux narcotrafiquants d'accéder à davantage de terrains agricoles. Ce mouvement a également favorisé une économie de subsistance pour des populations pauvres, qui ont estimé que travailler pour les narcotrafiquants générait un revenu comme un autre. Du côté de la demande, le Covid a engendré un malaise social, psychologique, qui a conduit certaines personnes à basculer dans la consommation de drogues.
Deuxième point que je souhaite aborder : il faut sortir de l'illusion que nous connaissons et que nous comprenons les acteurs. Nous avons un biais cognitif dans la compréhension du crime organisé, que l'on voudrait conforme à l'image, notamment cinématographique, que l'on en a.
J'évoquerai trois éléments : la violence, le monopole, le blanchiment.
C'est la violence qui a attiré notre attention sur le narcotrafic ; il existe pourtant aussi du trafic sans violence. Cette dernière constitue un point de fragilité pour les organisations criminelles, notamment la Mocro Maffia, qui opérait jusque-là tranquillement : le déploiement de la violence a attiré l'attention des forces de l'ordre et de la justice aux Pays-Bas et en Belgique et suscité des réactions. Elle s'explique par la baisse du prix de la vie chez les criminels : comme il y a un intérêt économique objectif à embaucher un tueur à gages, le recours à la violence est favorisé. L'externalisation de certaines opérations crée ainsi une nébuleuse autour des organisations criminelles, comme les communications cryptées l'ont montré.
La place des jeunes dans les réseaux n'est pas nouvelle mais elle se renforce, à la fois parce que le risque pénal est moindre pour les mineurs et parce que les petits dealers, les choufs, ont une vision du crime très valorisée et valorisante. Ces enjeux culturels dans le crime sont souvent négligés au profit de la vision économique, alors qu'ils sont fondamentaux. De plus, les petites mains du crime ne sont pas affiliées aux organisations criminelles : quand on les arrête, ces jeunes ne savent pas forcément grand-chose des personnes pour lesquelles ils travaillent, ce qui signifie qu'ils sont assez inutiles en termes de collaboration avec la justice. Les organisations criminelles peuvent être de tailles très variées, faibles ou fortes. Nombre d'entre elles ont développé des activités multiples : si elles subissent des revers dans la drogue, elles continuent d'opérer dans d'autres domaines.
Les brokers ont un rôle méconnu : il s'agit des intermédiaires dans le trafic de gros de la drogue. Ils sont difficiles à interpeller. Je le répète, nous ne voyons qu'une partie du phénomène global : les saisies, les petits dealers, les points de deal, qui ne représentent que le bas du panier et qui n'atteignent pas le trafic en lui-même. Ces intermédiaires de gros sont peu nombreux et ils ne sont pas forcément violents - ce qui les soustrait au regard - car ils n'ont pas besoin de l'être : leur réputation criminelle suffit - songez par exemple aux mafieux calabrais dont on sous-estime largement la menace.
Les trafics s'appuient donc sur de nombreux acteurs, avec des hiérarchies criminelles, des coopérations, des externalisations et des effets d'émulation et d'apprentissage. C'est ainsi que la méthode mafieuse se diffuse, sans qu'on ait nécessairement des organisations mafieuses au sens réel du terme.
Ces marchés n'ont absolument pas de structure monopolistique, malgré la vulgate économique selon laquelle un marché illégal est forcément un marché en monopole. Il est problématique d'annoncer le démantèlement d'un maxi-cartel de la drogue à Dubaï, car les maxi-cartels n'existent pas : aucune rupture d'approvisionnement n'a eu lieu. Ces grands mots servent à mettre en valeur la coopération internationale, mais ils véhiculent des idées fausses sur le sujet.
Il est nécessaire d'être plus exact, d'autant plus qu'il existe des trafics joints : le trafic de drogue s'accompagne ainsi de trafic d'armes, de trafic d'êtres humains, d'une criminalité forcée avec des personnes contraintes d'opérer pour des acteurs illégaux. Pour financer leurs produits, certains consommateurs basculent dans la prostitution et peuvent ensuite tomber dans des réseaux. On constate également des diversifications criminelles avec des activités de corruption, ou avec le réinvestissement de sommes très importantes dans d'autres trafics.
Le blanchiment fait, lui aussi, l'objet d'idées reçues : il passerait toujours par des montages extrêmement complexes nécessitant des coopérations avec des professions spécialisées. Cela existe mais, dans nos économies, l'argent sale circule aussi sans être blanchi. Les statisticiens des comptes nationaux le savent : la somme des emplois n'est jamais égale à la somme des ressources, parce que les salaires de la main-d'oeuvre criminelle ou les pots de vin ne sont pas blanchis. Cet argent sale circule tout à fait librement.
L'espace européen ne restreint pas uniformément l'utilisation de cash. En Hollande, au Luxembourg, en Irlande, en Hongrie, en Allemagne, en Autriche, à Chypre, en Estonie, en Finlande, il n'y a pas de limite. Parfois, quelques justificatifs sont demandés, mais dans l'ensemble la liberté de circulation prévaut. Enfin, n'oublions pas les blanchiments de basse intensité, comme le petit restaurant ou le bar, qui fournissent de surcroît une façade légale et permettent au passage de s'enraciner territorialement, ce qui est très important pour les mafias.
Certaines professions, pourtant assujetties à des obligations de déclaration des opérations atypiques, sont complices de ces activités. Parmi de nombreuses autres affaires du même acabit, rappelez-vous de l'affaire FinCEN aux États-Unis en 2020, avec ces institutions financières qui ont déclaré des soupçons mais qui avaient auparavant validé l'opération financière douteuse, jouant un double jeu. Le marché de l'art, avec un taux de croissance exponentiel, n'est pas en reste. Il s'agit d'une anomalie économique. Des sociétés tout à fait légales peuvent aussi aider à la création de sociétés offshore. Il s'agit de prestataires de services aux sociétés et de fiducies. Il est très rapide et peu cher de créer une société-écran en toute légalité, en quelques clics sur internet. Enfin, le blanchiment s'appuie aussi sur des coopérations criminelles : les Chinois blanchissent de l'argent pour le compte d'autres organisations, sans recours à la violence.
Mon troisième point, sur les pistes possibles pour répondre à ces défis, peut être abordé au cours de la discussion.
M. Nacer Lalam, économiste, directeur de la recherche et de la prospective à l'Institut des hautes études du ministère de l'intérieur. - En économie néoclassique, travailler sur les drogues revient à travailler sur une matière occulte : il n'y a pas de données pour faire tourner des modèles, ou alors elles présentent de nombreuses faiblesses. Il nous faut donc faire de la pluridisciplinarité, de l'interdisciplinarité, en allant chercher du côté de la sociologie, de l'ethnologie, de l'histoire, et évidemment du droit. Par conséquent, j'aborderai ces questions d'un point de vue phénoménologique et évoquerai les réponses des pouvoirs publics de manière très schématique.
L'économie de la drogue n'est pas nouvelle. L'héroïne, la cocaïne ou les drogues de synthèse sont, pour beaucoup, issues de l'économie légale. L'héroïne était légale il y a quelques dizaines d'années, puisqu'elle dérivait de l'industrie pharmaceutique avant que des conventions internationales ne l'interdisent. Cette prohibition, motivée par des enjeux de santé publique notamment, a constitué une opportunité pour certains. Je pense à la French Connection : la morphine-base venait d'Asie du Sud-Est, arrivait en Turquie et était ensuite acheminée en grande partie dans le sud de la France, où des laboratoires la transformaient en héroïne. Elle était ensuite exportée en Amérique du Nord, contribuant à l'émergence d'un véritable problème de santé publique aux États-Unis, au Canada et dans une moindre mesure au Mexique. Richard Nixon a alors fait la guerre à la drogue, en pointant notamment la responsabilité de la France.
Pourquoi revenir sur cette dimension historique ? Parce que l'on retrouve des acteurs du grand banditisme un peu plus tard dans l'économie de la cocaïne ou du cannabis. La France avait de très bons chimistes qui sont allés en Colombie participer à la transformation de la coca en cocaïne.
Petit à petit, cette économie, compte tenu de la répression, a dû besoin de trouver des débouchés. En France, on a pu voir, dans les années 1980, l'émergence d'une véritable épidémie d'héroïne, avec son lot d'overdoses et de problèmes de santé publique. Les acteurs à l'époque étaient déjà ceux de la French Connection ; là encore, on voit des liens entre cette histoire et celle de l'économie du cannabis. Les acteurs du grand banditisme ont pu, de temps à autre, faire des braquages avant de passer au trafic de stupéfiants.
Dans les années 1990, avec David Weinberger, nous avons réalisé un travail fondateur sur l'économie souterraine de la drogue, sous l'égide du Conseil national des villes. On observe des éléments permanents, comme le rajeunissement des acteurs, la question du modèle du trafiquant - un modèle de « réussite » -, ou celle de l'argent facile. Patrick Devedjian était l'animateur de ce groupe de travail, et on parlait déjà des dérives mafieuses des quartiers.
Le terme « mafieux » est employé de manière abusive, comme le mentionnait Clotilde Champeyrache, mais cela témoigne d'une préoccupation liée à la violence, à l'impact sur la vie sociale locale, sur les jeunes qui s'engagent dans le trafic, sortent du système scolaire et constituent une armée de réserve pour les trafiquants. La conclusion de ce travail était que les quartiers en sortaient grands perdants - les seuls gagnants de ces trafics étant ailleurs.
Comment a évolué la réponse des pouvoirs publics ? La loi Perben II a représenté un grand tournant en donnant aux acteurs policiers des pouvoirs considérables d'enquête : infiltrations, écoutes et introduction de la notion de repenti, même si elle n'est pas complètement entrée en vigueur.
Progressivement, le parent pauvre de la réponse de l'État - la coordination et la coopération internationale - s'est développé. Les drogues nous propulsent immédiatement dans la sphère internationale, et des organisations telles qu'Interpol, Europol, l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) ont joué un rôle important dans la mise à jour de ces phénomènes et dans la réponse des pouvoirs publics.
À l'échelle locale, la réponse a été plus balbutiante. On constatait une antinomie entre les policiers, par exemple la police judiciaire départementale, qui s'intéressaient plutôt au milieu et au bas du spectre, et, à l'époque, l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (OCRTIS), qui s'intéressait pour sa part au haut du spectre. D'un point de vue économique, on a constaté que le travail de la police départementale sur le bas du spectre conduisait à une sélection : les trafiquants les moins aguerris et les moins professionnels se faisaient interpeller, ce qui contribuait à une forme de monopolisation ou d'oligopolisation.
Inversement, lorsque l'OCRTIS s'attaquait aux têtes de réseau, cela conduisait à ce qu'on appelle en économie une « politique antitrust » : les petits trafiquants prennent la place de celui qui est interpellé.
M. David Weinberger, sociologue, chercheur associé à l'Institut des relations internationales et stratégiques et co-directeur de l'Observatoire des criminalités internationales, chargé de mission « recherche » à la Mildeca. - L'approche de marché permet de mieux comprendre le narcotrafic : l'offre, la demande et la régulation - ou la réponse publique -, qui est parfois oubliée. Ces trois familles d'acteurs interviennent dans la construction du phénomène.
Il est extrêmement difficile de répondre à votre question sur les routes de la drogue en raison de l'effet « ballon » - un concept relativement simple largement utilisé dans la géopolitique des drogues. Quand la pression répressive appuie sur un côté du ballon, l'air va de l'autre côté. Cette image renvoie à l'éternel jeu d'adaptation entre les narcotrafiquants et les forces de l'ordre.
Aujourd'hui, le marché est caractérisé par la globalisation des échanges : on le voit clairement avec la cocaïne qui se déploie dans une économie globalisée. L'écart du prix de vente de la cocaïne en gros entre l'Amérique latine et la France a diminué. Les prix sont quasiment similaires, ce qui montre que l'offre est prolifique : la cocaïne arrive de partout.
Nous sommes confrontés en France et en Europe à un déferlement de la cocaïne depuis quelques années, qui représente un vrai danger pour les États de droit. On considérait que ce qui était classique en Amérique latine n'arriverait jamais en Europe. Or, aujourd'hui, la question se pose, notamment lorsqu'on observe le phénomène aux Pays-Bas.
On constate également une professionnalisation des trafics. Aujourd'hui, les narcotrafiquants sont extrêmement performants, notamment grâce aux nouvelles technologies qui interviennent sur l'ensemble de la chaîne de valeur, de la production à la vente au détail. Si l'ensemble des activités humaines, ou presque, connaît un boom technologique, le trafic de stupéfiants n'est pas épargné. Cela a été bien démontré lors ses précédentes auditions que vous avez menées.
Pour ma part, en tant que chercheur de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), la cocaïne est devenue l'enjeu majeur, en termes tant de santé publique que de lutte contre les trafics. Au regard des chiffres que vous a présentés en primeur M. Guillaume Airagnes, le directeur de l'Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT), on remarque que le marché de la cocaïne double tous les cinq à sept ans depuis quinze ans, avec des régions extrêmement exposées, comme la Guyane et les Antilles.
La situation en Guyane a énormément changé en quinze ans. La région vit en tension avec le trafic de cocaïne en raison de sa position géographique, située à 1 800 kilomètres des zones de production.
La lutte contre les narcotrafics est difficile partout : il n'y a pas de spécificité française dans ce domaine, même si notre police se situe plutôt dans le haut du panier. Les chiffres des saisies sont un indicateur phare. Je parle sous le contrôle de mes amis économistes, mais quand on soustrait de la marchandise au marché, même si les stocks sont importants, cela influe sur le prix de vente au détail. De ce point de vue, la démarche engagée en France depuis quelques années va dans donc le bon sens.
Enfin, des indicateurs robustes, accompagnés d'analyses plus poussées, sont nécessaires. Nous sommes peu d'experts en France et à l'étranger à travailler sur ce sujet. Les données sont fragiles, si ce n'est faibles, et la marge de progression est grande. Aussi, l'un de mes objectifs à la Mildeca serait de monter un programme de recherche appliquée à la lutte antidrogue afin de faire émerger des travaux de recherche de qualité qui soient utiles à l'action publique.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Avez-vous identifié et hiérarchisé les faiblesses du système français dans la lutte contre le narcotrafic ?
M. Yann Bisiou. - J'en cible deux : une au niveau de la loi, une au niveau de l'action policière.
Au niveau de la loi, je rappelle que vous avez voté cent lois sur les stupéfiants depuis le 31 décembre 1970, dont 22 lois depuis mai 2017, soit environ une loi tous les trois mois et demi. C'est considérable ! Beaucoup de travaux ont été réalisés, tant à l'Assemblée nationale qu'au Sénat, sur l'usage des stupéfiants ; en revanche, sur le fonctionnement du trafic de façon globale, votre commission d'enquête est, à ma connaissance, la première. On multiplie les textes, mais on ne s'interroge jamais sur leur efficacité.
Prenons l'exemple du GBL, un lubrifiant que l'on peut trouver en vente libre sur internet et qui, quand vous l'absorbez, se transforme dans votre estomac en GHB, autrement dit la drogue du viol. En 2011, la commercialisation du GBL a été interdite en France pour éviter ce type de détournement. Or l'évaluation du dispositif par les centres d'addictovigilance a révélé en 2015 que cela n'avait eu aucune incidence sur le nombre d'accidents et de saisines des centres antipoison. Il ne suffit donc pas de changer la réglementation, il faut réfléchir aux outils et aux moyens nécessaires.
Ce qui m'amène à ma deuxième critique : la question des méthodes policières. Je suis sévère, mais l'action policière donne l'impression d'être restée bloquée au XXe siècle, sur le modèle de la police américaine des années 1950, pour faire face au trafic du XXIe siècle. Nous devons viser les deux bouts du spectre. Avec l'Office antistupéfiants (Ofast), anciennement l'OCRTIS, on sait parfaitement viser le narcotrafic et les mafias. En revanche, du côté de l'usager, un trafic intermédiaire s'est développé ces dix dernières années. L'ensemble de la littérature scientifique évoque « des structures informelles d'opportunités » entre des personnes qui ne se connaissent pas, qui se réunissent pour « faire un coup » et disparaissent aussitôt. Dans ce cas, les méthodes proactives d'infiltration sont inefficaces faute de temps, ce qui rend le travail policier beaucoup plus compliqué. Cette dimension n'est pas du tout appréhendée.
Ensuite, le narcotrafic est touché par la digitalisation à la fois au niveau logistique et au niveau du blanchiment d'argent. La vente au détail se passe désormais sur Twitter, par le biais de comptes éphémères renvoyant vers des messageries Telegram. Cette nouvelle forme de trafic n'est plus basée sur l'appartenance géographique ou familiale - quasi tribale -, mais repose sur des alliances soudaines de compétences pour gagner de l'argent.
M. Nacer Lalam. - L'évaluation des politiques publiques est un enjeu important. On souffre, en France, de ce manque d'évaluation, que ce soit sur le plan de la consommation ou des aspects du trafic, en particulier l'impact de la répression sur l'évolution des marchés. Si l'on connaît la forte capacité d'adaptation des organisations, celle-ci n'est pas suffisamment prise en compte.
Des pistes sont ouvertes du côté de l'Ofast pour prendre en compte cette dimension du renseignement, que les Anglo-saxons appellent l'Intelligence-led policing. Cela nous permet par exemple d'anticiper des phénomènes comme celui observé aujourd'hui en Europe sur la place du cannabis, à l'heure où le Maroc commence à s'intéresser au cannabis médical.
Ensuite, j'insisterai sur deux aspects. Le premier concerne les indicateurs, qui sont essentiellement pensés en termes quantitatifs - saisies, armes et numéraire. Il faut trouver des indicateurs de démantèlement de réseaux. Un travail important est fourni en amont par les services de police, mais il est très peu valorisé alors qu'il permet d'accumuler énormément de renseignements. Le deuxième point concerne la saisie-confiscation. Des progrès considérables ont été réalisés, mais il faut aller encore bien plus loin.
Je terminerai par la question du blanchiment. Le Groupe d'action financière (Gafi) travaille à l'échelle internationale sur des études de cas, mais les trafiquants font preuve d'une grande imagination. Je citerai l'exemple de l'hawala, un système ancestral de compensation que les collecteurs utilisent et qui sert au blanchiment, puisqu'il n'est pas nécessaire que l'argent circule.
Mme Clotilde Champeyrache. - Quelques remarques sur les faiblesses de la France en général, notamment sur la compréhension du crime dans sa globalité, au-delà des fantasmes. J'entends dire que les organisations criminelles sont « des opérateurs d'ultrarationalité économique », que leur seule motivation est le profit, mais cela va bien plus loin. Elles n'ont pas toutes les mêmes structures et la même puissance, mais beaucoup visent le pouvoir plus que l'argent. Certaines se comportent même de manière irrationnelle économiquement.
C'est le cas de la mafia calabraise, du cartel d'El Chapo, ou encore de la mafia sicilienne - toujours vivante et puissante malgré ce qu'on en dit - qui ont opéré des distributions alimentaires pendant le Covid. En aidant la population, ils créent un consensus social et diffusent la notion de culture criminelle.
Il faut comprendre ces différences entre les organisations et bien nommer les choses. Une mafia, au sens strict du terme, ne s'infiltre pas. Leurs modes de recrutement sont bien trop spécifiques. Ce sont des organisations criminelles totales, dont la Mocro Maffia ne fait pas partie, fort heureusement.
Si l'on adopte un système inspiré de l'article 416 bis du code pénal italien, ce qui serait un grand pas, le terme « mafia » ne remplacerait pas celui « d'association de malfaiteurs » et ne pourrait être utilisé de façon indiscriminée, bien au contraire.
M. Jérôme Durain, président. - Pouvez-vous définir ce point ?
Mme Clotilde Champeyrache. - L'Italie est le seul pays au monde à définir juridiquement les mafias, par l'article 416 bis du code pénal qui en dresse la liste des caractéristiques. Il peut s'agir de la force du lien associatif, qui produit de l'assujettissement ou de l'omerta en interne et au sein de la population - l'assujettissement est en cours de discussion en Italie, parce qu'il est de plus en plus considéré comme de la complicité active. Ces organisations commettent une grande variété de délits qui, dans le code pénal italien, ne sont pas systématiquement associés au trafic de stupéfiants.
Les mafias exploitent ponctuellement le trafic de stupéfiants, mais n'en vivent pas. Ce qui compte pour elles, c'est le rapport à la sphère légale. Une mafia a des activités économiques légales. Elle capte les marchés publics et conditionne la vie politique. Les Italiens appellent cela le vote d'échange.
Dans cette logique de pouvoir, les mafieux contrôlent un nombre incalculable de voix par leur contrôle des territoires. Ces voix sont proposées aux politiciens qui, une fois élus, rendent la faveur en leur attribuant des marchés publics, par exemple pour construire des centres commerciaux. Le nombre de centres commerciaux en Sicile dépasse la capacité de consommation de la population. La Corse est victime des mêmes dérives. L'obtention de places en crèche ou en maison de retraite favorise, là encore, le consensus social. Tout cela fausse les rapports à la démocratie et au pouvoir légal et légitime.
Pour bien comprendre le crime, il faudrait sortir de la logique, bien française, de fonctionnement en silo. L'Ofast a, certes, obtenu des résultats, mais se concentrer sur le marché des stupéfiants empêche de lutter contre le système dans sa globalité.
La cartographie des points de deal n'a plus vraiment de sens. Est-il pertinent de comptabiliser les points de deal quand on assiste à la montée en gamme de l'ubérisation et des colis postaux ? Un maire témoignait qu'une berline se rendait régulièrement dans le village pour approvisionner les clients.
Je regrette le manque de coopération entre les chercheurs et les services. Cela relève peut-être d'un manque de confiance, mais en tant que chercheuse je n'ai par exemple pas accès au rapport du service d'information, de renseignement et d'analyse stratégique sur la criminalité organisée (Sirasco). Je ne peux non plus pas apporter mes compétences au Sirasco sur la question des mafias italiennes. Il faudrait sans doute faciliter les passerelles. D'autres pays le font, comme l'Italie.
Il faudrait également développer la formation initiale et continue. Aujourd'hui, on peut suivre un cursus d'économie en France sans jamais parler d'économie criminelle ! Même chose pour la criminologie : il n'existe pas de section au Conseil national des universités, alors même que cette discipline ne relève pas de la théorie et qu'il existe une criminologie opérationnelle. Nous sommes en retard sur le sujet par rapport à l'étranger.
Nous n'avons pas tiré les leçons de l'Italie, en avance sur nous dans la lutte contre les mafias. Il ne s'agit pas seulement de l'article 416 bis, mais de tout ce qu'il y a autour, comme la saisie des avoirs criminels. Cet élément est fondamental car il permet de frapper beaucoup plus largement que le monitorage des flux financiers. L'argent sale non blanchi qui circule dans l'économie est capté grâce à ces saisies. Toutefois, cela nécessite un réseau d'agents de sécurité, des douanes et des acteurs judiciaires motivés et impliqués. Encore une fois, l'Italie a plus de facilités à déclencher des enquêtes patrimoniales, dès lors qu'il y a inculpation pour mafia, grâce à la notion de « dangerosité sociale », absente du droit français.
Je serai plus nuancée concernant les collaborateurs de justice. Il est excessivement rare qu'une telle personne ait beaucoup d'informations à fournir. Cela relève d'un lien interpersonnel, de l'ordre de l'extraordinaire, comme celui entre le juge Falcone et Tommaso Buscetta. Il faut un cadre, mais ne nous attendons pas à une potion magique qui ferait parler les criminels.
Enfin, le concours externe en association mafieuse, utilisé en Italie, est peu évoqué chez nous. Il s'agit de frapper plus durement un non-affilié qui apporte sciemment son concours à l'organisation criminelle. Cette zone grise est assez importante ; elle concerne la corruption et bien d'autres acteurs. Si on la casse, on détruit la capacité des mafias à s'étendre. L'illégal a des liens avec le légal. Il est primordial de casser ces liens si l'on veut affaiblir les organisations criminelles. Je prends l'exemple de la messagerie cryptée EncroChat, qui était au départ une société légale de télécommunication, mais proposait des services susceptibles de plaire aux criminels.
Que faire également concernant la législation maltaise sur l'industrie du jeu ? Le cadre juridique, en théorie, ne permet pas de parier du cash. Or, dans la réalité, le recours au cash est massif, ce qui favorise le blanchiment d'argent. L'autorité de régulation maltaise est inefficace, sans compter les conflits d'intérêts majeurs sous-jacents, mais rien n'est fait pour régler la situation.
Ce point rejoint la question des ports, où l'efficience économique - 2 % seulement des marchandises sont contrôlées à l'entrée des ports européens - a été préférée à la sécurité. Nous risquons de le payer très cher à l'avenir.
M. David Weinberger. - Vous m'interrogez sur les faiblesses, mais je tiens à rappeler qu'il y a aussi des forces. Depuis une quinzaine d'années, un vrai changement a été opéré dans la manière de concevoir la lutte antidrogue. Cela a été évoqué lors de vos dernières auditions : les résultats sont plutôt satisfaisants, même s'il faut rester humble et continuer à améliorer les leviers d'action.
Parmi les principaux leviers, il faut améliorer la coordination entre les services, au niveau national mais également à l'international. Que ce soit aux États-Unis, dans les pays européens ou sud-américains, les polices antidrogue rencontrent les mêmes problématiques de coordination. Même si la mise en concurrence des services des forces de sécurité intérieure joue un rôle dans nos sociétés, il faut trouver le bon équilibre.
On observe une nette amélioration des moyens de la coopération internationale, avec des outils très puissants comme le mandat d'arrêt européen : il a permis de réaliser d'énormes affaires qui auraient été auparavant extrêmement difficiles à mettre en place. À ce sujet, la France a une force d'action à l'international grâce à son réseau d'attachés de sécurité intérieure, de policiers et de gendarmes dans les ambassades - le deuxième ou le troisième meilleur au monde après les États-Unis et peut-être les Britanniques.
Les magistrats, les attachés douaniers : toutes ces personnes permettent de lutter en amont de la filière. C'est ce qu'on appelle la théorie du bouclier, autrement dit lutter à proximité des zones de production et de transit. Je rappelle que, selon les chiffres de l'ONU, 70 % des saisies mondiales de cocaïne sont réalisées en Amérique du Sud. Cette stratégie est soutenue par le fonds de concours « drogues ». L'impulsion d'une entité interministérielle, qui permet de mieux coordonner ces actions, est un vrai plus, salué et recherché dans les pays qui ne bénéficient pas de ces outils.
Ensuite, il faut continuer à améliorer les connaissances scientifiques et technologiques, centraliser et partager davantage les données. Les actions de formation, évoquées par Clotilde Champeyrache, sont également très importantes. Il est indispensable de soutenir et d'améliorer sans cesse les outils d'enquête et le cadre du renseignement, ce qui nécessite un certain budget. Le budget de fonctionnement de l'Agence américaine antidrogue (Drug Enforcement Administration), poids lourd de la lutte antidrogue dans le monde, se situe autour de 3 milliards de dollars. Certes, les États-Unis sont un pays riche, mais ils se donnent les moyens ! Il serait peut-être intéressant pour nous d'en faire une priorité nationale, à l'instar de la lutte contre le terrorisme, afin de faciliter la coopération interministérielle.
Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - Je suis sénatrice de la Guyane et je compte sur vous en tant que chercheurs pour trouver des solutions. Malgré le dispositif « 100 % contrôle » à l'aéroport de Cayenne, le fléau des mules continue de s'amplifier. La coopération internationale n'empêche rien chez nous. Les parents, les élus et la police n'en peuvent plus.
Il s'agit d'enfants, et pas forcément issus de classes défavorisées, qui partent parfois en évacuation sanitaire. La situation est grave. Il faut trouver le moyen d'arrêter ce flux de déplacement et de transport de cocaïne.
M. Khalifé Khalifé. - Vous ne vous êtes pas prononcés sur le lien entre narcotrafic et terrorisme international. Ne constitue-t-il pas un problème ? S'agit-il au contraire d'une réalité dont on évite de parler ? Cette réalité est-elle appréhendable ?
Quelle est l'indépendance des structures qui luttent contre le narcotrafic ? Les personnes qui y concourent bénéficient-elles d'une protection spécifique ? Parviennent-elles à prendre leurs décisions sans être menacées ? À Metz, d'où il était originaire, nous restons traumatisés par l'assassinat du juge Pierre Michel, survenu à Marseille en 1981.
Mme Karine Daniel. - Nous ne pourrons qu'appuyer l'assertion selon laquelle les services de l'État doivent se nourrir des travaux de la recherche et je retiens que tout un pan intermédiaire du trafic reste peu analysé.
Il me semble qu'on ne met jamais l'accent sur la production, sa localisation, son contrôle, sa maîtrise et son éventuelle destruction, c'est-à-dire sur la partie qui se situe en amont du phénomène, pour intervenir toujours très en aval des filières.
M. Michel Bonnus. - Avez-vous travaillé sur le parcours des jeunes trafiquants ? Pouvons-nous apporter notre contribution sur les aspects de prévention ?
Pourquoi notre pays est-il l'un des plus gros consommateurs de cannabis, avec les conséquences que cela emporte ?
Dans les cas de descentes des forces de police dans un quartier, il apparaît clairement que l'économie illégale influe sur l'économie légale. Disposez-vous d'informations à ce sujet ? Un directeur de supermarché me disait que, depuis une importante intervention de la police dans un quartier de Toulon, il avait vu ses ventes diminuer de 30 %.
M. Jérôme Durain, président. - Vous avez utilisé l'expression de « criminalité forcée ». Depuis le début des auditions que nous menons, les termes de corruption, d'appât du gain et de menace reviennent. Y a-t-il ici un noeud à reconnaître dans le problème du narcotrafic ?
M. Yann Bisiou. - On demande toujours plus de moyens. J'ai suivi les auditions des différents acteurs de la sécurité. Madame Champeyrache, vous citez les dispositions du droit italien, qui se caractérisent par leur violence d'un point de vue juridique. Or la 'Ndrangheta et la Camorra existent toujours. Tôt ou tard, il faudra se questionner sur l'efficacité des dispositifs répressifs.
Je connais un exemple de prohibition réussie. C'est celle, imposée par la France, de l'opium à Tahiti en 1916. Cette drogue avait disparu de l'île cinq ans plus tard, en 1921. Jamais le problème de l'opium n'y a reparu.
Un tel exemple montre que trois conditions sont nécessaires au succès d'une prohibition. Il faut d'abord une adhésion sociale : le collectif doit avoir envie que la drogue, son trafic et sa consommation disparaissent. Il s'agit ensuite d'être capable de faire respecter l'interdit. Cette seconde condition était d'une application facile à Tahiti quand seulement un bateau par mois y accostait. Enfin, il convient de disposer d'un produit de substitution. Nous le constatons avec ce qui s'est passé au moment de la décolonisation au Maroc et en Tunisie, quand le tabac a été mis en avant en remplacement du cannabis.
Les prohibitions demeurent infructueuses si ces trois conditions ne sont pas réunies. Au-delà, il est possible de réfléchir à d'autres solutions.
Je reste très optimiste sur le cannabis. Les statistiques européennes montrent que la France est certes le premier consommateur de cannabis, avec une consommation massive de ce produit, en raison d'une histoire commune avec la région africaine du Rif ; mais, et c'est sa chance, cette consommation s'avère monomaniaque et la France n'occupe nullement la place de tête pour d'autres produits tels que la MDMA, ou ecstasy, ou pour les nouvelles substances psychoactives. Notons que la production de cannabis, pour un marché qui est essentiellement celui de l'« herbe », n'est aujourd'hui plus située dans le Rif, mais en Europe.
Si, en France, nous parvenons à avancer sur la question de la consommation du cannabis, par exemple à l'aide de produits de substitution comme le cannabidiol (CBD) et en travaillant sur la prévention auprès des jeunes, il y a matière à optimisme. La consommation de cannabis est en baisse chez les jeunes - profitons-en. Certes, nous assistons aussi en France à l'essor de la consommation de cocaïne.
En comparaison, certains pays sont confrontés à d'autres substances psychotropes. La consommation de kétamine explose par exemple en Chine, en augmentation de 118 % en un an.
Je n'ai pas abordé le lien entre narcotrafic et terrorisme international, que ce soit dans mon exposé oral ou dans la note écrite que je vous ai transmise, car je ne l'identifie pas en France. Le problème du captagon, notamment, ne touche pas le territoire français. On apprend aussi que la Birmanie est devenue le premier producteur mondial d'opium parce que les talibans ont arrêté la production d'opium en Afghanistan. Le lien entre production de drogue et terrorisme n'est donc pas évident.
Dans le parcours des jeunes trafiquants de drogue, le trafic a de longue date utilisé la ruralité. Dès les années 1970, des jeunes de milieux ruraux participaient au narcotrafic. Pourquoi ne sommes-nous pas parvenus à apporter une solution à ce problème majeur ? Qu'est-ce qui a échoué dans les politiques publiques françaises depuis quarante ou cinquante ans pour empêcher que des jeunes de 12 ou 13 ans participent à ce trafic ? Je ne connais pas la réponse.
Mme Clotilde Champeyrache. - Je relierai la question des jeunes trafiquants à la réflexion plus globale que j'ai ouverte précédemment en parlant d'un discours économique problématique. Il s'agit de théorie économique, mais elle n'est pas sans conséquence sur le fonctionnement de nos économies et de nos sociétés. Nous observons un mouvement de déconnexion entre l'économie et l'éthique.
L'économie s'autonomise. Certains chercheurs revendiquent une hégémonie économique, qui suppose de tout évaluer à l'aune d'instruments économiques. On parle d'efficience économique, de maximisation du profit, etc. Il en résulte un glissement dans la perception du rapport à la loi et à ce que l'on ne doit pas faire. L'intériorisation des normes tend à disparaître, non seulement auprès des jeunes générations, mais aussi chez les élites.
Dans le monde de la finance, un marché de la transgression s'est clairement mis en place. Des banques sont régulièrement condamnées. Dans le système de droit anglo-saxon, la négociation, qui aboutit à un accord financier, permet d'éviter la honte du procès ; on donne donc un prix à la transgression. La banque ING a ainsi réglé un total de 775 millions d'euros d'amendes en raison de failles dans son système antirecyclage. Les condamnations interviennent de manière répétée, sans aucune forme de dissuasion ou d'incitation pour l'auteur à redresser sa conduite. La fraude coûte en définitive moins qu'elle ne rapporte.
La banque HSBC, de son côté, a été condamnée à payer 1,9 milliard de dollars en 2012 pour « recyclage » pour le compte des narcotrafiquants mexicains et violation d'embargo. Autre exemple de ce marché de la transgression qui se met en place, la banque JPMorgan Chase avait en 2014 provisionné sa ligne comptable « Contentieux » à hauteur de 23 milliards de dollars... On provisionne en sachant que certaines actions illicites seront identifiées, quand d'autres ne le seront pas.
En 2016, le scandale des Panama Papers impliquait plus de 500 banques, et non des moindres - y compris d'importantes banques européennes - qui utilisaient les services du cabinet Mossack Fonseca, dont on connaît l'absence de scrupules.
Des processus d'émulation entrent également en ligne de compte. Des économistes non orthodoxes comme Thorstein Veblen ont mis en avant un concept de consommation ostentatoire. Ils expliquent que l'attitude des élites et des classes supérieures donne le « la » à l'égard de la société tout entière. Le sociologue Edwin Sutherland a inventé le concept de criminalité en col blanc. Selon lui, cette criminalité est plus grave que les vols ou les braquages en ce qu'elle mine la confiance dans les institutions.
C'est cette logique pernicieuse que nous voyons à l'oeuvre. Les trafiquants de drogues distribuent d'une certaine façon la mort. Rétablissons simplement le lien entre cause et conséquences : commettre tel acte entraîne telle sanction pénale et telle réprobation sociale.
On relève également un décalage marqué entre le court et le long terme. L'immédiateté du profit prévaut ; les conséquences des actions sont amoindries, leur responsabilité rejetée sur d'autres. Au port du Havre, une secrétaire avait perçu 10 000 euros pour insérer une clé USB dans son ordinateur, ce qui avait conduit à pirater un système informatique et permis aux malfaiteurs de contrôler l'arrivée des containers. L'intéressée ne s'était pas posé la question des conséquences de son acte et n'avait considéré que le gain qu'elle y ferait.
On ne réfléchit plus aux conséquences de ses actes, et parfois non sans naïveté. Des dockers se sont ainsi laissé prendre en pensant qu'il ne s'agirait que d'un coup unique (one shot) et n'ont pu ensuite s'extraire des griffes d'organisations criminelles. Peut-être faut-il expliquer aux gens que mettre un pied dans ces opérations comporte un risque majeur d'y basculer pour longtemps.
Ces considérations rejoignent la question de la criminalité forcée. Des opérateurs ont peur, en effet. Les dockers du Havre, par exemple, naguère fiers de leurs fonctions, n'adoptent plus le comportement qui était le leur, préférant faire profil bas, se sachant ciblés, mais également davantage contrôlés.
En matière de corruption, c'était auparavant l'appât du gain qui provoquait le basculement d'un opérateur vers l'illégalité. Le regard sur la corruption a changé. En économie, on l'associait traditionnellement aux bas salaires. L'explication manquait cependant de pertinence à l'égard des dockers qui bénéficient de rémunérations plus attractives. La logique qui est à présent davantage mise en exergue est celle de la violence, avec des menaces sur la famille. Elle pèse aussi sur les douaniers.
À ce titre, je souligne la centralité du service des douanes. Il est fondamental car ses agents traitent de la matérialité des marchandises et travaillent sur la territorialité - reposons-nous d'ailleurs la question des frontières. Les douanes ont besoin de moyens humains et techniques, ainsi que de protection de leurs agents dans les opérations d'infiltration. Nombre des agents participant à ces opérations craignent que, au moment de la judiciarisation, des informations transparaissent à leur sujet et ne les exposent au danger.
Sur le plan du renseignement, beaucoup reste à faire. Follow the goods n'est pas moins important que follow the money. Les marchandises parlent, plus que les collaborateurs de justice. Ne nous contentons donc pas de les saisir et étudions-les ! On constate notamment que les criminels aiment à les marquer d'un signe tel qu'un logotype.
La politique appartient sans conteste au temps court. Une annonce sur les points de deal revêt une dimension symbolique : on se réapproprie le territoire en cartographiant puis en luttant contre ces points de vente. Mais ce type de réaction n'a aucun poids sur la filière dans son ensemble.
À cet égard, la coopération internationale apparaît déterminante pour appréhender les criminels les plus influents. Nous devons reconnaître qu'elle a accompli des progrès énormes. Si le terme de mégacartel est inapproprié, le vaste démantèlement qu'Europol a réalisé fin 2022 représente une indéniable réussite.
La coopération internationale passe également par l'harmonisation des législations. Tous les pays n'ont pas par exemple une approche analogue en matière d'écoutes, ce qui peut susciter des difficultés dans l'administration de la preuve au moment d'un procès.
Enfin, dans le rapport entre économie, éthique et droit, je conçois mal que notre système criminalise le blanchiment de l'argent sale, tout en intégrant le trafic de stupéfiants dans le calcul du PIB et du taux de croissance de l'économie.
M. Jérôme Durain, président. - Merci d'avoir souligné ce paradoxe.
M. Nacer Lalam. - En partie sur les injonctions d'Eurostat, l'Insee intègre en effet l'économie de la drogue dans les comptes de la Nation.
Quant au parcours du jeune trafiquant, je dirai qu'on ne naît par définition pas trafiquant, mais qu'on le devient. Des phénomènes pull et push interviennent dans les conditions d'émergence des trafics.
Les gros trafiquants savent utiliser les plus jeunes dans leurs organisations en profitant de leur malléabilité, comme ils savent les sélectionner. Un article que j'ai rédigé il y a quelques années, intitulé « La cannette et le sandwich », s'intéressait à la manière dont on hameçonne les jeunes dans le narcotrafic. Un trafiquant tenant un point de vente et ne pouvant se déplacer demandera à un très jeune d'aller lui chercher une cannette ou un sandwich, service en contrepartie duquel il lui abandonnera sa monnaie. Par la même occasion, il sélectionnera ceux qui lui paraissent les plus fiables. C'est le phénomène pull.
Le phénomène push renvoie à l'attraction des plus jeunes pour les lumières du prétendu gain facile. Avec le mécanisme de la répression, il y a beaucoup de candidats, mais très peu d'élus. Les plus jeunes restent cependant soumis à une forme d'enfermement dans le narcotrafic.
On ne saurait faire l'économie de la question sociale. En intervenant dans les quartiers, j'ai assisté à la désertion d'un ensemble d'associations et de travailleurs sociaux. Ce phénomène a ouvert la porte aux trafiquants, qui ont trouvé une armée de réserve disponible dans ces quartiers en sachant pertinemment que les peines encourues par les mineurs sont plus faibles que pour les majeurs. Les pouvoirs publics doivent impérativement trouver une solution pour occuper le terrain.
En tant que citoyen plus que comme chercheur, je milite en faveur de la mise en place d'un plan Marshall du social dans les quartiers. Nous n'enrayerons pas totalement le narcotrafic ; il s'agit plutôt de ramener à la République ceux qui se trouvent sur une ligne de crête, hésitant à verser dans le narcotrafic.
En Guyane, où nous nous sommes rendus avec David Weinberger, il existe un tissu associatif très dynamique. Il permet de travailler auprès des populations des zones situées du côté de Saint-Laurent-du-Maroni, les Bushinengués et les Amérindiens. Cependant, bien qu'important, ce travail n'est peut-être pas à la hauteur de l'enjeu.
On a assisté à un report du trafic du Surinam à la Guyane à la suite de la mise en place, notamment à l'aéroport d'Amsterdam Schiphol, d'un nouveau dispositif très puissant de contrôle par scanner des passagers et des biens. Une réponse technologique existe peut-être, mais je ne suis pas certain qu'elle soit fiable à 100 %.
En ce qui concerne la production, sa localisation et sa destruction, les autorités locales effectuent déjà un important travail. Tout dépendra en fait des drogues concernées.
Les drogues de synthèses se caractérisent par leur déterritorialisation : on peut les produire un peu partout, si tant est qu'on possède les bons intrants et produits de coupage. Elles nous posent assurément une question épineuse.
Le cannabis pousse pour sa part un peu partout également. Il reste extrêmement difficile d'enrayer sa production. En Europe, la culture indoor, ou en intérieur, a engendré tout un marché.
Peut-être devrions-nous également nous pencher sur ce qui se passe aux États-Unis ainsi qu'au Canada en matière de légalisation : elle crée un appel d'air vers la production illégale.
La production d'opium demeure plus localisée et nous confronte à des problématiques générales de développement. Les tentatives de substitution des plantes à drogue n'ont pas donné les effets escomptés, car les gains associés à ces cultures restent en deçà de ceux de la culture de l'opium, comme ailleurs la culture de la feuille de coca.
M. David Weinberger. - J'ai vécu en Guyane et continue de travailler activement sur ce territoire, en soutenant aussi un jeune chercheur guyanais dans ses propres recherches sur les passeurs. Félicitons-nous que les Guyanais s'emparent de ce champ de la recherche.
La Guyane m'apparaît comme la tête de pont française devant le narcotrafic de la cocaïne. La problématique est régionale : Nacer Lalam vient d'évoquer le Surinam et nous pourrions également parler du Brésil, qui est la première porte de sortie de la cocaïne sur le continent sud-américain.
Une enquête journalistique à laquelle j'avais modestement contribué suivait le parcours d'un passeur vénézuélien. Depuis Caracas, où il avait été recruté par des groupes criminels, il avait été informé que des départs s'organisaient à Cayenne. Il était parti à Manaus au Brésil rejoindre de nombreux autres passeurs, ensuite disséminés vers les différents ports et aéroports.
On le voit, ces schémas régionaux sont extrêmement structurés. Ce sont des groupes criminels puissants qui les animent. Ils recrutent à foison auprès des jeunes en déshérence et qui ont peu d'argent.
L'ancienne dichotomie entre les pays producteurs et les pays consommateurs, entre les pays du Sud et ceux du Nord, n'existe plus pour une partie des drogues. Les rapports de l'ONUDC nous apprennent ainsi que 190 pays dans le monde produisent aujourd'hui du cannabis. Les drogues de synthèse sont également produites partout.
La dichotomie subsiste pour la cocaïne, que seuls trois pays produisent ; mais la situation est susceptible d'évoluer par l'emploi de nouvelles variétés. Elle existe encore, quoique dans une moindre mesure, pour l'héroïne, dont l'Afghanistan, la Birmanie et des États sud-américains, en particulier le Mexique et la Colombie, sont les principaux producteurs.
Je vous conseille les publications de David Mansfield sur le trafic de drogue en Afghanistan. Elles montrent les tensions qui y prévalent entre la production de méthamphétamines et celle de l'opium, tensions qui peuvent contribuer à expliquer certains mouvements de masse en matière de production.
Le lien entre terrorisme et narcotrafic était au coeur d'une étude qui nous a occupés, mais qui n'a jamais abouti. Nous avions identifié des points de jonction entre les deux phénomènes, avec ceux que Clotilde Champeyrache qualifie de « facilitateurs », au sens que Douglas Farah donne à ce terme. Il s'agit de structures et de personnes qui mettent en contact l'économie aussi bien illégale que légale avec des groupes terroristes. Je précise que le concept de terrorisme, en ce qu'il s'applique à des organisations qui poursuivent un objectif politique, reste un concept « mou » pour le chercheur. Tenons-nous-en ici à la classification internationale, européenne et française qui s'y attache.
Des liens existent. Ils passent par les dirty banks que Clotilde Champeyrache a évoquées, avec parfois des logiques un peu différentes : afin de financer des actions politiques terroristes, il arrive en effet que ces structures bancaires récupèrent des fonds qui ne sont pas forcément illégaux.
Ces liens se révèlent complexes, volatils et, en définitive, difficiles à établir selon des lignes directrices claires.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Je suggère que, dans vos réponses écrites, qui compléteront les nombreuses informations que vous nous avez d'ores et déjà communiquées et qui nous aideront à étayer nos travaux, vous insistiez sur deux points.
D'une part, quels liens et échanges se tissent-ils entre vos laboratoires ou dispositifs de recherche et les entreprises privées qui travaillent sur les technologies et sciences nouvelles ? Il a été question de la Guyane et des scanners. Ceux-ci évoluent très rapidement. Ils permettent de contrôler non seulement les personnes, mais également les containers. Bien que ces derniers soient en métal, on parvient à connaître la masse, les couleurs et les formes de ce qu'ils contiennent, et, à l'aide de logiciels adaptés, à repérer les produits stupéfiants qui s'y trouveraient.
D'autre part, nous avons tous été frappés par le chiffre d'affaires que la drogue engendre en France. On le dit compris entre 4 et 6 milliards d'euros par an. Dans l'économie française, une telle somme doit se voir ! C'est d'autant plus vrai que nous parlons de flux monétaires en argent liquide, plus aisément décelables que les flux numériques. Les saisies, la surveillance, les contrôles des petits flux qui remontent ensuite vers les trafiquants plus importants nous paraissent mal connus. Nous disposons actuellement de trop peu de moyens pour contrôler cette économie souterraine du quotidien qui s'effectue en espèces. Ce que nous en savons n'est pas à la mesure de ce total de 4 à 6 milliards d'euros. Nous serions ici très intéressés par vos propositions de pistes de travail. Nous le savons : si nous parvenons à tarir ces petits réseaux, nous déstabiliserons l'ensemble de la filière.
M. Jérôme Durain, président. - J'aimerais pour ma part que vous vous prononciez les uns et les autres sur l'opportunité et les limites de la légalisation.
M. Yann Bisiou. - Je suis très intéressé par le modèle québécois relatif au cannabis. Le Québec s'était prononcé contre la légalisation de ce produit. Le Gouvernement fédéral la lui a imposée : il ne s'y est conformé qu'à regret et a enregistré un lourd échec pendant les deux premières années. Désormais, ses résultats sont impressionnants : en trois années seulement, la légalisation a provoqué une baisse de 40 % du volume financier du trafic illégal ; l'offre légale représente maintenant 60 % de l'activité. Ce choix a donc été des plus efficaces ; il n'a par ailleurs entraîné ni transfert d'activité ni augmentation des consommations. Seul s'accroît le nombre des expérimentateurs.
Le prochain bilan devrait paraître sous une semaine. Nous aurions tout intérêt à le regarder de près.
Mme Clotilde Champeyrache. - Je me prononce contre la légalisation.
Elle est évidemment plus ou moins envisageable selon les drogues. Nous nous accordons pour l'exclure tout à fait s'agissant de la cocaïne ou de l'héroïne.
M. Yann Bisiou. - Le choix de la Suisse, depuis les années 1990, d'encadrer plutôt que de prohiber la consommation d'héroïne s'avère tout à fait probant !
Mme Clotilde Champeyrache. - Même pour le cannabis, ce n'est pour moi pas une solution.
Légaliser n'équivaut pas à libéraliser. La légalisation consiste pour l'État à encadrer une activité ; et dès lors qu'un cadre existe, des acteurs chercheront à le contourner. On ne fait disparaître ni le trafic ni les organisations criminelles, et un marché illicite perdure. Peut-être jouera-t-il sur les différences de teneur en THC.
La consommation de stupéfiants emporte aussi des conséquences dans la population. Prendre par exemple le volant sous l'emprise de la drogue n'est pas anodin. D'autres alors que les consommateurs en payent les frais. Nous ne sommes malheureusement plus dans des sociétés où nous associons spontanément les conséquences à leurs causes.
Je le répète : ma logique est celle d'une reconnexion de l'économie au droit, non de la primauté absolue du marché. Ce n'est pas parce qu'il existe une offre et une demande qu'on doit créer et valider un marché. Des choix de nature politique s'imposent. Nous n'avons pas à subir les dictats économiques. C'est l'établissement de frontières et d'interdits qui fait société. Revenir sur un interdit au motif qu'il connaît un trop grand nombre d'infractions s'avérerait problématique du point de vue de la cohésion sociale.
M. Nacer Lalam. - Je serais plutôt partisan d'observer ce qui se passe dans tous les pays qui ont légalisé le cannabis et d'objectiver les constats, du point de vue sanitaire, de l'état de la criminalité, des effets sur les ressources publiques ou de la sécurité routière. Il nous faut documenter, par des études et recherches précises, toutes ces dimensions et en tirer les conclusions. Il reviendra ensuite aux politiques de s'en emparer.
La France peut s'appuyer sur les exemples de plusieurs pays. Peut-être demain l'Allemagne légalisera-t-elle le cannabis et nous entraînera-t-elle à sa suite.
M. David Weinberger. - L'Allemagne a annoncé la semaine dernière qu'elle revenait quelque peu sur ses intentions.
M. Yann Bisiou. - Un vote y interviendra au mois de mars prochain.
M. David Weinberger. - On ne peut que souscrire à l'invitation d'observer les pratiques existantes et d'en tirer les conclusions.
Je me suis rendu à l'édition de 2022 de la Conférence européenne sur les comportements addictifs et les dépendances, dite Lisbon Addictions, « grand-messe » de l'état de la recherche sur les drogues. Ses « papes », Beau Kilmer et Rosalie Pacula, y ont reconnu leur gêne devant un engouement que les résultats des expérimentations nord-américaines ne paraissent nullement justifier : sous l'angle sanitaire et de la consommation, les résultats qu'obtiennent les États-Unis et le Canada, hors Québec, ne sont pas positifs.
Une étude que nous avions réalisée il y a quelques années avec Nacer Lalam et l'OFDT sur les premières expérimentations ne concluait pas, non plus, à un quelconque cercle vertueux de la légalisation sur la criminalité, bien qu'une partie de l'économie soit alors réinjectée de manière assez mécanique dans le circuit légal. Je rejoins les propos de Clotilde Champeyrache : les groupes criminels s'adaptent et, comme toujours, ce sont les plus modestes qui en pâtissent.
Mme Clotilde Champeyrache. - La Mocro Maffia a commencé par approvisionner les coffee shops. Elle s'est ensuite orientée vers le trafic de cocaïne.
M. Yann Bisiou. - Les Pays-Bas n'ont précisément jamais légalisé le cannabis et c'est bien le problème. Ils ont simplement dépénalisé, ce qui est une erreur de taille, puisque cela revient à ouvrir un marché au narcotrafic. À partir du 15 décembre prochain, ils engagent une expérimentation de la légalisation. Nous verrons ce qu'elle donnera.
M. Jérôme Durain, président. - Le débat est vif et mérite d'être poursuivi.
Nous vous remercions très chaleureusement de votre présence et de votre disponibilité, et attendons avec impatience vos écrits.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 10 h 35.