Mercredi 6 décembre 2023

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 13 h 35.

Institutions européennes - Audition de S.E. M. Stephan Steinlein, ambassadeur d'Allemagne en France

M. Jean-François Rapin. - Mes chers collègues, nous recevons aujourd'hui Son excellence, M. Stephan Steinlein, ambassadeur d'Allemagne en France. Monsieur l'Ambassadeur, à titre liminaire, je souhaite vous présenter nos condoléances, et vous faire part de toute la compassion de notre commission, pour l'assassinat samedi dernier d'un de vos concitoyens, un citoyen européen, sur le sol français, vraisemblablement par un terroriste, selon les premières données de l'enquête.

Monsieur l'Ambassadeur, je vous remercie d'avoir accepté notre invitation. Vous avez été nommé, il y a seulement trois mois à Paris et il nous paraissait important de lier connaissance sans tarder avec vous, qui représentez dans notre pays notre partenaire européen le plus proche. Originaire d'Allemagne de l'Est, vous avez rencontré la France en août 1989, pour y suivre, à l'université de Strasbourg, un troisième cycle de théologie afin de devenir pasteur. Vous avez rapidement bifurqué vers la diplomatie et la politique, aux côtés du président, M. Frank-Walter Steinmeier, dont vous êtes devenu l'homme de confiance. Vous n'ignorez d'ailleurs pas que le Président Steinmeier a récemment rencontré le Président du Sénat, M. Gérard Larcher, lors de son déplacement en Allemagne, il y a dix jours, auquel j'ai moi-même participé. Ils ont pu évoquer ensemble la mobilisation franco-allemande contre la montée de l'antisémitisme depuis le 7 octobre et le « changement d'époque » que vit l'Allemagne depuis l'agression de l'Ukraine (« Epochenbruch » selon le Président fédéral).

L'objectif de votre audition aujourd'hui devant la commission des affaires européennes est de faire le point sur la relation franco-allemande dans une perspective européenne. Cette relation a connu des moments plus critiques. Je me souviens notamment du report, il y a un an, d'un conseil des ministres franco-allemand, manifestation sans équivoque d'une crise de confiance entre la France et l'Allemagne, alors en pleine crispation sur la façon de sortir au mieux l'Union européenne de la crise énergétique. Les motifs de tension restent nombreux. Toutefois, même s'ils peuvent donner le sentiment de faire parfois cavaliers seuls, nos deux États sont condamnés à s'entendre. Cette entente est à la fois le socle et l'avenir de l'Union européenne, et, à cet égard, la prochaine visite d'État du Président de la République, M. Emmanuel Macron, en Allemagne devrait marquer une étape importante.

Je me félicite également que nos ministres des affaires européennes aient mandaté un groupe d'experts franco-allemands pour appréhender ensemble le défi commun que représente la perspective d'élargissement de l'Union européenne et réfléchir aux nécessaires réformes de l'Union européenne qu'un tel élargissement impliquerait si l'on veut maintenir sa capacité d'action, protéger ses valeurs fondamentales, renforcer sa résilience et la rapprocher des citoyens européens. Nous avons récemment auditionné deux de ces experts qui nous ont présenté les fruits très intéressants de leur travail. Nous serions intéressés de savoir comment ce rapport a été reçu de l'autre côté du Rhin.

L'élargissement qui s'annonce à l'Est ramène encore plus l'Allemagne au centre de l'Europe, ce qu'avait manifesté le discours du chancelier, M. Olaf Scholz, à Prague en août 2022. C'est pourquoi nous nous interrogeons sur l'avenir de la relation franco-allemande. Les sujets de friction restent nombreux, notamment en matière de règles de gouvernance budgétaire, dans le nouveau contexte créé par la récente décision de la Cour constitutionnelle allemande, en matière de stratégie commerciale, notamment à cette heure avec le Mercosur, ou encore en matière de réforme du marché de l'électricité, de vision de l'autonomie stratégique dans le domaine économique mais aussi spatial et militaire, d'articulation entre atlantisme et défense européenne, de vision géopolitique mondiale par rapport à l'Ukraine, Israël, la Turquie, l'Afrique..., autant de vastes chantiers.

Sur tous ces sujets, l'Allemagne est-elle, selon vous, disposée à articuler ses intérêts propres avec l'intérêt stratégique supérieur que nos deux pays partagent, à savoir une Europe de la paix et de la liberté ?

M. Stephan Steinlein, ambassadeur d'Allemagne en France. - Monsieur le Président, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je vous remercie pour vos condoléances, en ce moment difficile pour la France et pour l'Allemagne.

Je suis très honoré et heureux d'être parmi vous aujourd'hui. J'ai eu le plaisir de rencontrer votre président, M. Gérard Larcher, avant son voyage à Berlin, auquel, monsieur le Président, vous avez participé. Je vous remercie de l'intérêt que vous portez aux relations franco-allemandes. J'ai entendu dire que vos discussions à Berlin étaient intéressantes et importantes. Elles ont certainement contribué à une meilleure compréhension mutuelle dans les différents domaines, qu'il s'agisse de la politique de sécurité, de l'économie ou de la politique énergétique.

En amont de votre déplacement, j'ai pu expliquer à certains de vos interlocuteurs à Berlin, l'importance du Sénat dans le système politique français, souvent méconnu ou mal compris. J'ai souligné que son rôle s'était encore considérablement accru, compte tenu de la composition de la majorité à l'Assemblée nationale.

Je suis d'autant plus heureux de pouvoir échanger aujourd'hui avec vous que je suis naturellement très intéressé par votre avis sur les enjeux des relations franco-allemandes ainsi que par vos propositions pour rendre l'Europe plus efficace et plus forte. Je ne cesse de le répéter, le secret des relations franco-allemandes ne réside pas dans le fait que nous soyons d'emblée d'accord, car souvent nous ne le sommes pas, mais dans le fait que nous parvenions presque toujours, par un dialogue parfois ardu et patient, à trouver des solutions qui sont bonnes pour tous, des solutions auxquelles la plupart des européens peuvent se rallier. Dans ce dialogue, vous, les parlementaires des deux côtés, pouvez et devez jouer un rôle crucial. La relation franco-allemande, c'est un travail quotidien, permanent, pas toujours facile, mais toujours fascinant, surtout connaissant notre passé. Notre partenariat est unique et précieux. Il forme la base de la construction européenne. Je me réjouis de travailler avec vous pour rendre cette base aussi solide que possible.

Permettez-moi d'abord quelques remarques personnelles. Certains d'entre vous sauront peut-être que j'ai déjà été une fois, il y a 33 ans, ambassadeur à Paris, pour une courte période, de six semaines, pour être précis. J'ai été ambassadeur d'un autre État allemand, la République démocratique allemande (RDA), envoyé par le premier et dernier gouvernement démocratiquement élu de ce pays.

Le monde autour de nous a profondément changé, malheureusement pas pour le mieux. À l'époque, nous avons tous, moi y compris, célébré la victoire de la liberté et de la démocratie. Certains ont parlé de la victoire définitive des démocraties libérales sur la dictature, et même de la fin de l'histoire. Si nous regardons autour de nous aujourd'hui, nous voyons à quel point ces espoirs étaient trompeurs.

Aujourd'hui, nous assistons au retour de la guerre sur notre continent. Nous assistons à une escalade extrêmement dangereuse de la situation dans notre voisinage immédiat. Nous assistons à une remise en cause des valeurs de l'Occident et de la démocratie libérale sans précédent depuis les années 1930. L'Europe est mise au défi. Et si je dis que l'Europe est mise au défi, cela signifie tout particulièrement que l'Allemagne et la France sont mises au défi.

Au cours des 25 dernières années de ma vie professionnelle, j'ai travaillé très près de la politique berlinoise, à la Chancellerie fédérale, au ministère des Affaires étrangères, au Bundestag, à la Présidence fédérale. J'ai vécu le 11 septembre à la Chancellerie fédérale, la crise de l'Euro au Bundestag et la crise des réfugiés au ministère des Affaires étrangères. Toutefois, je ne me souviens pas d'une situation dans laquelle les fondements de notre société, notre démocratie, notre liberté, notre sens de la tolérance et de l'ouverture, notre insistance sur l'État de droit et le droit international, aient été autant mis à l'épreuve qu'aujourd'hui. Les dangers ne viennent malheureusement pas seulement de l'extérieur, mais aussi de l'intérieur. En Allemagne comme en France, la confiance dans le fonctionnement et dans l'efficacité des institutions démocratiques a nettement diminué.

Face au monde dans lequel nous vivons, nous avons la responsabilité de trouver des solutions ensemble, des solutions européennes, et de rendre notre Europe plus forte, dans un monde où l'avenir de notre continent est tout sauf assuré.

Je suis un ambassadeur chargé de nos relations bilatérales. Je ne suis donc pas un expert de tous les sujets discutés à Bruxelles. Cependant, il est évident que l'Europe et son avenir sont au coeur d'un grand nombre de mes échanges à Paris.

Le Conseil européen de la semaine prochaine marquera une nouvelle étape dans l'histoire de l'Union européenne, de notre continent. Nous pressentons tous que les décisions à venir marqueront un véritable tournant pour notre Europe.

L'Ukraine meurtrie par la brutale invasion russe, au motif qu'elle a choisi la voie européenne, devrait avancer très concrètement vers l'adhésion à l'Union européenne. C'est une question de solidarité avec le peuple ukrainien, mais aussi un test de notre crédibilité et de notre fermeté dans la défense de nos valeurs communes. Le gouvernement fédéral a souligné à plusieurs reprises que l'Ukraine avait fait des progrès considérables en matière de réformes et que son avenir était au sein de l'Union européenne. Le gouvernement fédéral soutient pleinement l'Ukraine dans ses réformes, conformément aux priorités identifiées par la Commission européenne. Nous sommes donc favorables à l'ouverture de négociations d'adhésion avec l'Ukraine. Cela vaut aussi pour la Moldavie.

Aux yeux du gouvernement allemand, nous devrions aussi maintenir notre engagement en faveur de l'élargissement de l'Union européenne aux Balkans occidentaux et encourager tous les États de la région à progresser sur la voie européenne et à se rapprocher de l'Union. Lors d'une conférence sur l'Europe, le 2 novembre, au ministère des affaires étrangères à Berlin, notre ministre des affaires étrangères, Mme Annalena Baerbock a déclaré que, face à la guerre d'agression russe, l'élargissement de l'Union européenne était une nécessité géopolitique, une position qui est partagée par beaucoup en France. Elle a estimé que nous ne pouvions plus laisser de zones d'ombre. Ainsi, le gouvernement fédéral soutient sans réserve la perspective d'adhésion des pays candidats.

Dans son discours, la ministre fédérale a souligné également l'importance de pleinement préparer l'Union européenne à l'adhésion de nouveaux membres. Ce processus de réforme prendra beaucoup de temps. C'est pourquoi, pour bien l'encadrer, pour élaborer et mettre en oeuvre les réformes nécessaires, il faudrait définir une feuille de route concrète. Il ne devrait pas y avoir de concessions concernant l'État de droit, qui est un fondement de notre Union. Concrètement, il s'agit aussi de lier encore plus systématiquement les versements de fonds européens au respect des normes de l'État de droit. Il faudrait trouver un moyen de ne pas agrandir la Commission. Il est évident que 36 droits de veto, c'est trop. Il faudrait donc élargir le champ des décisions à la majorité qualifiée. Tout cela demandera encore beaucoup de travail. Faut-il changer les traités ? Peut-on utiliser les clauses passerelles prévues dans les traités ?

Je sais à quel point ces questions sont sensibles, notamment en France. Je suis heureux que nos deux gouvernements aient l'intention de se coordonner étroitement à cet égard. Le document du groupe de réflexion, mis en place à la demande de nos deux ministres des affaires européennes, a fourni d'importantes suggestions. Mais ce n'est bien sûr que le début d'un long chemin. Nos deux pays veulent et doivent jouer un rôle important de pionniers dans ce domaine. Mais il est tout aussi important d'associer, dès le début, les pays d'Europe centrale et orientale à ce processus de réflexion. Une relance du Triangle de Weimar, rendue possible par le résultat des élections en Pologne, peut être utile à cet égard. Dès que le nouveau gouvernement polonais sera en place, nous devrions entamer la discussion, tout en sachant que celui-ci devra également tenir compte de nombreuses considérations de politique intérieure.

Monsieur le Président, au cours des derniers mois, nous avons réussi à trouver de bons compromis sur nombre de sujets importants sur lesquels la France et l'Allemagne avaient des positions divergentes. C'était le cas pour l'organisation future du marché européen de l'énergie, malgré nos positions divergentes sur l'énergie nucléaire, qui sont d'ailleurs, si je peux me permettre cette remarque, moins problématiques que beaucoup ne le pensent. Ceux qui connaissent un peu la politique énergétique européenne admettent, même en Allemagne, que l'Europe ne pourra pas se passer de l'énergie nucléaire française dans les années à venir. Des deux côtés du Rhin, on sait aussi que nos pays doivent faire d'énormes efforts pour pouvoir respecter les engagements pris en matière de développement des énergies renouvelables. Ceux d'entre vous qui connaissent le débat en Allemagne savent qu'il n'y aura pas de retour au nucléaire dans ce pays. Quant à ceux qui connaissent la France, ils savent qu'elle ne renoncera pas à cette énergie. Mon conseil est de ne pas se livrer à des combats idéologiques, mais à un travail pragmatique pour assurer un approvisionnement énergétique sûr et abordable pour toute l'Europe.

Un autre accord important pour l'avenir d'Ariane 6 et de la politique spatiale européenne a aussi été trouvé après d'âpres débats, lors du sommet de l'Agence Spatiale Européenne (ESA) à Séville, le 6 novembre, garantissant l'avenir financier du programme Ariane et laissant la place à une concurrence accrue.

Je me réjouis également que les deux grands projets d'armement, le char du futur (MGCS) et le système de combat aérien du futur (SCAF), soient à nouveau sur les rails, après une très bonne réunion des deux ministres de la défense, à Évreux en septembre, marquant leur engagement clair et définitif en faveur de ces deux projets importants.

Le seul grand dossier européen qui reste encore en suspens et sur lequel une solution doit être trouvée cette année, c'est l'avenir du pacte de stabilité et de croissance. Nos deux gouvernements travaillent de manière soutenue pour parvenir à un accord avant la fin de l'année. D'après tout ce que j'entends, je suis confiant quant à la possibilité d'y parvenir. On me dit, et j'espère sincèrement que cela se vérifiera, que la crise budgétaire dans laquelle l'Allemagne s'est retrouvée à la suite du récent arrêt de la Cour constitutionnelle allemande, ne rendra pas plus difficile un accord. Toutefois, il est certain que les négociations à venir sur le cadre financier pluriannuel n'en seront pas facilitées. Le respect du frein à la dette imposé par la Constitution et le fait qu'au moins un partenaire de la coalition, les libéraux, exclut catégoriquement les exceptions et les augmentations d'impôts, réduisent la marge de manoeuvre du gouvernement fédéral. Des négociations sont en cours pour trouver une solution à cette crise. Je ne peux pas prédire quel en sera le résultat. Je suis néanmoins confiant sur le fait qu'un accord sera rapidement trouvé.

Hier, le président brésilien Lula était à Berlin. Comme vous pouvez l'imaginer, le Mercosur a occupé une place importante lors de cette visite. Tant le gouvernement allemand que le gouvernement brésilien espéraient pouvoir signer, lors du sommet UE-Mercosur prévu, l'accord commercial négocié depuis de nombreuses années. Malheureusement, le président argentin encore en fonction a décidé de ne pas le faire, de sorte que l'avenir de cet accord est aujourd'hui en suspens. Je sais qu'en France aussi, de nombreuses voix critiques s'élèvent contre cet accord, à commencer par celle du Président de la République. Néanmoins, je voudrais plaider pour que l'on ne sous-estime pas les opportunités qu'offre cet accord de libre-échange. Il ouvrirait la voie à un marché de plus de 700 millions d'habitants qui pourraient plus facilement échanger entre eux. Il pourrait, et c'est le plus important, contrer l'influence croissante de la Chine dans cette région. Il aiderait l'Europe dans sa transition énergétique et améliorerait les normes environnementales dans les pays du Mercosur. J'espère sincèrement que la décision argentine ne sera pas le dernier mot. Mais je suis également conscient qu'il est peu probable qu'une percée ait lieu avant les élections européennes.

Avant de conclure, permettez-moi d'évoquer quelques dates clés de l'année prochaine. 2024 marquera le début d'une série de commémorations, à commencer par le 80e anniversaire du Débarquement. À cette occasion, nous célèbrerons notre histoire commune et la réconciliation unique au monde de nos deux pays.

Le début du mois de juin sera également décisif pour l'Europe avec la tenue des élections européennes. L'enjeu est de taille, à une époque où la liberté et la démocratie sont menacées de l'extérieur, mais aussi de l'intérieur. Dans ce contexte, la visite d'État du président de la République française, M. Emmanuel Macron, en Allemagne juste avant ce scrutin enverra un signal fort qui soulignera la force et l'unité de l'Europe.

Nous nous réjouissons avec vous à la perspective des Jeux olympiques et paralympiques de Paris. Juste avant cet événement, l'Allemagne accueillera le championnat d'Europe de football. Deux immenses événements sportifs qui se dérouleront enfin à nouveau dans des sociétés ouvertes, démocratiques et diverses, chez des voisins et amis européens. Sous le titre de travail « Été sportif 2024 », nous souhaitons célébrer cela ensemble et montrer au monde entier que le sport lui aussi s'épanouit plus et apporte plus de joie là où règne la liberté.

Mesdames et messieurs les sénateurs, monsieur le Président, encore une fois, merci de m'avoir invité à m'exprimer devant vous aujourd'hui. S'il y avait un seul message à retenir de mes propos, ce serait le suivant : « L'Allemagne reste fidèle à son partenariat d'exception avec la France. Travaillons ensemble pour rendre notre Europe forte, agile et solidaire dans un monde plein de dangers ».

M. Jean-François Rapin, président. - Merci, monsieur l'Ambassadeur : vous avez abordé des sujets qui nous intéressent beaucoup et sur lesquels nous travaillons en ce moment. D'ailleurs, nous entendrons tout à l'heure le ministre délégué en charge du commerce extérieur Olivier Becht, en particulier sur la question de l'accord commercial avec le Mercosur: là aussi, nous avons des divergences mais aussi des points de rapprochement. Lors de la dernière réunion de la COSAC (Conférence des organes spécialisés dans les affaires de l'Union européenne) qui s'est tenue à Madrid fin novembre et à laquelle je participais avec mes collègues Didier Marie et Claude Kern, la question a bien entendu suscité un vif intérêt. Initialement, la position des opposants au projet d'accord commercial UE-Mercosur a pu sembler fragile mais elle s'est finalement renforcée dans les dernières heures de la conférence, compte tenu des positions de l'Argentine et des tergiversations du Brésil.

Par ailleurs, vous avez évoqué la révision du pacte de stabilité et de croissance : Christine Lavarde, qui nous présentera demain une communication avec Florence Blatrix Contat sur ce sujet, aura sans doute des questions à vous poser.

Nous avons également eu un échange assez dense avec le Chef de la Chancellerie fédérale, Wolfgang Schmidt, sur la situation engendrée par la décision de la Cour de Karlsruhe : elle semble provoquer chez vous un cataclysme et, en plaisantant, je me suis demandé si les Allemands n'allaient pas désormais devoir s'habituer aux déficits.

Je vais à présent donner la parole aux membres de la commission, en commençant par Ronan Le Gleut qui préside le groupe d'amitié entre nos deux pays.

M. Ronan Le Gleut. - Monsieur l'Ambassadeur, vous avez rappelé que la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a réaffirmé la règle du frein à l'endettement qui plafonne le déficit budgétaire à 0,35% du PIB. Je souhaite vous poser trois questions sur les conséquences de cette décision qui impose au Gouvernement allemand de revoir son projet de budget. Est-elle de nature à déstabiliser la coalition de trois partis politiques avant la fin de son mandat prévue en septembre 2025 ? Un débat s'ouvre-t-il en Allemagne sur la dimension politique de la décision de la Cour ? En France, dans une situation analogue, le réflexe serait sans doute de considérer que la Cour rentre trop dans le champ politique. Enfin, certains remettent-ils en cause le principe même de cette règle d'or du frein à la dette « schwarze Null » ?

Je souhaite également vous interroger sur les élections régionales qui se tiendront en septembre 2024 dans le Brandebourg, en Saxe et en Thuringe. Certains sondages, notamment dans l'Est de l'Allemagne, positionnent l'AFD (Alternative für Deutschland) en tête, à plus de 30 % des suffrages. Je constate également l'émergence d'un nouveau parti politique, le BSW (Bündnis Sahra Wagenknecht- Für Vernunft und Gerechtigkeit / e.V. Alliance Sahra Wagenknecht - Pour la raison et la justice / association déclarée) : son approche de gauche radicale opposée à l'immigration ne me paraît incarnée aujourd'hui en France par aucun parti. Les sondages montrent que ce positionnement semble rencontrer une certaine résonance dans l'opinion publique allemande.

M. Stephan Steinlein. - En réponse à votre interrogation sur la possibilité d'une déstabilisation du gouvernement fédéral, je rappelle que, comme vous le savez, la capacité à trouver des compromis est dans l'ADN de la politique allemande, y compris dans des situations très difficiles, et je suis assez confiant que tel sera encore le cas. Je reconnais cependant que cela ne sera pas facile car les trois partis qui composent la coalition ont des lignes rouges qu'il ne faut pas franchir. Pour les libéraux, la ligne infranchissable serait de ne pas trouver une réponse budgétaire exceptionnelle et d'augmenter les impôts ; pour les verts, la priorité va au financement de la transition écologique et pour les sociaux-démocrates, à l'amélioration de la situation des personnes les plus pauvres. Il sera donc extrêmement difficile de trouver un compromis mais je suis assez confiant sur notre capacité à y parvenir.

J'attire ensuite l'attention sur le fait que notre rapport à la magistrature se caractérise par un degré d'acceptabilité très élevé des décisions de justice et a fortiori de celles de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe : personne ne les critique ouvertement. Il n'en reste pas moins que, dans le contexte de crise que nous connaissons, c'est aussi à la Cour elle-même de s'interroger - comme elle a coutume de le faire - sur les limites politiques de ses décisions. En vertu de la quasi-sacralisation de l'institution judiciaire, il est vraisemblable que personne en Allemagne ne formulera directement une telle remise en question.

S'agissant des trois régions de l'Est où des élections régionales auront lieu, nous sommes effectivement confrontés à une situation dans laquelle, selon les sondages, le parti d'extrême droite AFD serait largement majoritaire, avec 30 à 35% des intentions de vote. Il en résulte que tous les autres partis démocratiques de droite ou de gauche devront travailler ensemble : comme vous pouvez le constater en France, la difficulté est que, dans cette situation, les distinctions entre les différents courants ramenés au centre du jeu politique ont tendance à s'effacer, ce qui peut renforcer les extrêmes. Cette configuration politique que connaissent nos deux pays appelle des réponses adaptées que nous n'avons pas encore trouvées.

Le nouveau parti politique d'extrême gauche que vous avez mentionné est tout à fait particulier et assez difficile à comprendre puisqu'il se présente comme anti-européen et surtout contre l'immigration. En Allemagne, l'image du fer à cheval permet de représenter le phénomène - dont il faut peut-être nuancer la singularité - des extrêmes qui se rapprochent. Ce parti n'existe pas encore et on ne sait pas encore quel score il enregistrera mais les sondages le créditent d'intentions de vote avoisinant 10%, ce qui est assez considérable et témoigne de son potentiel.

Mme Christine Lavarde. - Monsieur l'Ambassadeur, vous avez largement évoqué les liens entre la France et l'Allemagne ainsi que le rôle moteur du couple franco-allemand dans la construction européenne. Je rappelle que demain et après-demain, va se tenir le conseil Ecofin (Conseil des Affaires économiques et financières) qui portera sur l'avenir du pacte de stabilité et de croissance. D'après les dernières informations que j'ai pu recueillir, un accord semble assez peu probable surtout en raison des divergences fortes entre la version proposée par la France et les exigences allemandes. Partagez-vous ces craintes et quelle est la stratégie envisagée par l'Allemagne pour faire face aux défis auxquels sont confrontés les États membres ? En effet, en cas d'échec de la négociation après-demain, le système ancien va perdurer à titre transitoire pendant une durée maximale de deux ans selon la Commission européenne, ce qui va poser un certain nombre de difficultés pour plusieurs pays de l'Union et ne va pas faciliter la convergence des pays dépensiers vers la trajectoire privilégiée par les pays dits frugaux.

M. Stephan Steinlein. - Je suis toujours optimiste quant à la possibilité de trouver des compromis. Pas forcément d'ici la fin de l'année pour le Conseil Ecofin que vous avez mentionné. Je pense qu'il n'est pas souhaitable de retomber dans le système précédent car cela ne renforcerait pas la crédibilité du système de gouvernance de l'euro. Il faut donc trouver un compromis et en Allemagne tout le monde y travaille, y compris notre ministre des finances qui me l'a confirmé quand je me suis entretenu avec lui, juste après une de ses discussions avec son homologue français. Je sais également que les équipes en charge du dossier se parlent quasi quotidiennement.

M. Didier Marie. - Merci, monsieur l'Ambassadeur, pour vos propos et votre optimisme que je souhaite partager mais je ne suis pas certain que nous puissions le faire en permanence. Je vais revenir sur les points qui viennent d'être abordés et ensuite évoquer un autre sujet.

Tout d'abord, l'Europe est à un tournant : elle a besoin d'investir massivement pour sa transition écologique et numérique tout en relançant son activité industrielle. Or avec la définition actuelle du pacte de stabilité et de croissance, elle risque de manquer de moyens pour investir. Dès lors, devons-nous recourir à un emprunt commun, comme celui qui a financé la sortie de la période Covid ? Quelle est la position de l'Allemagne à ce sujet ainsi que sur l'évolution des ressources propres de l'Union européenne, le but étant d'aller de l'avant en finançant une stratégie industrielle commune ?

J'en viens à la relation commerciale avec nos partenaires. S'agissant du Mercosur, je pense que la discussion est reportée conformément au souhait du nouveau président argentin. Je m'interroge également sur les relations de l'Allemagne avec la Chine : on perçoit un ralentissement des échanges entre vos deux pays et j'aimerais que vous puissiez nous donner votre sentiment sur cette situation ainsi que nous préciser les orientations du gouvernement allemand sur le sujet.

Enfin, sur la politique migratoire, le chancelier Scholz s'est déclaré favorable à l'externalisation du traitement des demandes d'asile dans des pays africains, supervisé par le HCR, l'agence des Nations Unies pour les réfugiés. Pouvez-vous nous confirmer ce projet et nous en indiquer les conséquences sur les discussions relatives au futur Pacte européen sur la migration et l'asile ?

M. Stephan Steinlein. - Je rejoins votre constat : faire face à la transition énergétique ainsi qu'aux dangers extérieurs qui se manifestent va nécessiter la mobilisation de financements importants. Cela donnera lieu à de longues discussions dont je ne peux pas prédire les résultats. Dans l'immédiat, nous devons mener à bien la révision à mi-parcours du cadre financier pluriannuel (CFP) avant la fin de l'année. Nous estimons que la mobilisation de fonds supplémentaires pour l'Ukraine est une priorité. L'arrêt de la Cour constitutionnelle ayant limité nos marges de manoeuvre, nous demandons à la Commission européenne dans quelle mesure il serait possible de redéployer et de réactiver des fonds non utilisés. La discussion est en cours et j'espère qu'elle aboutira à une solution positive sans quoi il faudra s'engager dans un débat extrêmement compliqué sur l'augmentation des ressources propres de l'Union.

L'Allemagne a adopté l'année dernière une stratégie de redéfinition de ses relations avec la Chine. Vous connaissez sans doute la formule que nous employons : « la Chine est pour nous un partenaire important mais c'est aussi un concurrent et un rival ». L'Allemagne est très liée économiquement à la Chine et nous insistons sur la nécessité de conditions de concurrence équitables, de lutte contre le dumping et de renforcement de la protection de la propriété intellectuelle. Désormais, les entreprises allemandes veillent à ne pas trop s'exposer aux risques du marché chinois. Un des mots-clés importants pour nous est celui de « de-risking » sans que nous parlions de « decoupling ». La réduction des risques vis-à-vis de la Chine sans couper les relations avec ce pays est une thématique de l'Union européenne et les principes que je viens d'évoquer nous guident dans les négociations sur la stratégie à adopter envers la Chine. Je rappelle qu'un sommet UE-Chine se tiendra demain à Beijing. Il faut tenir compte du fait que la Chine est un acteur important au niveau mondial pour résoudre les grandes questions planétaires comme la lutte contre le réchauffement climatique. Il faut donc adopter, dans le dialogue avec la Chine, une attitude plus critique - comme celle a privilégiée par l'Allemagne - et maintenir un nécessaire partenariat pour relever les défis de la planète.

Je rappelle enfin que la discussion sur un nouveau Pacte européen sur la migration et l'asile est en cours au sein de l'UE et il me semble opportun de la mener à son terme avant d'envisager de nouvelles mesures. D'après mes informations, les négociations en trilogue avancent bien et s'orientent vers l'approbation des propositions retenues par le Conseil de l'Union européenne. Je souligne que la position allemande, qui a fait l'objet de débats animés, est avant tout gouvernée par le souci de ne pas abaisser le niveau de protection offert aux réfugiés.

Mme Audrey Linkenheld. - Monsieur l'Ambassadeur, je suis sénatrice du Nord, membre du groupe d'amitié France-Allemagne et, il y a quelques jours, j'ai eu le plaisir d'accompagner, avec le président Rapin et le président du groupe d'amitié, la visite officielle du président du Sénat à Berlin. Par ailleurs, je rentre d'un déplacement à Sarrebruck qui nous a donné hier l'occasion de rencontrer, dans un cadre plus restreint, un certain nombre de parlementaires allemands qu'on peut qualifier d'assez proches du chancelier Scholz. Concernant la coopération en matière énergétique, nous étions hier dans le Land de Sarre où nous avons pu partager une approche pragmatique de ce sujet : au regard des enjeux, il nous a paru préférable de passer outre nos désaccords sur le nucléaire pour nous concentrer sur les coopérations opérationnelles dont nous avons besoin en matière d'hydrogène et d'énergies renouvelables. Vous pouvez donc compter sur un certain nombre d'entre nous pour accompagner cette coopération absolument nécessaire si nous voulons retrouver un esprit similaire à celui de la CECA (Communauté européenne du charbon et de l'acier) dans le domaine de l'hydrogène et des énergies renouvelables.

J'en viens à mes questions. Nous avons évoqué, dans nos différents déplacements, le traité d'Aix-la-Chapelle. Il nous tient à coeur de prouver qu'il se traduira par des actes concrets en s'efforçant d'éviter les mauvais signaux, comme la fermeture des Goethe Institute en France. Je crains qu'elle soit irréversible mais cette fermeture nous attriste tout particulièrement à Strasbourg, à Lille et à Bordeaux. J'ai entendu dire que l'on se tournerait vers les collectivités locales pour essayer de compenser le désengagement de l'État allemand. Nous sommes dubitatifs sur ce point et je dois dire que, par principe, nous ne sommes pas favorables à de tels désengagements de l'État français ou allemand avec un report de charge sur les collectivités. Avez-vous des informations sur ce point et comment pourriez-vous nous accompagner dans ces trois territoires ?

Enfin, quelle est aujourd'hui la position de l'Allemagne sur le fonds souverain ? Il nous semble que la plateforme STEP (Strategic Technologies for Europe Platform) dédiée aux technologies stratégiques pour l'Europe n'est finalement qu'une version très allégée de ce que pourrait être un tel fonds. Or un fonds d'intervention plus largement doté et plus puissant pour favoriser la transition industrielle et énergétique est plus que jamais nécessaire pour l'Europe et pour nos deux nations, qui veulent se réindustrialiser, préserver leurs industries et les emplois qui vont avec.

M. Stephan Steinlein. - La fermeture de sites de l'institut Goethe nous attriste tous. Je précise qu'elle a été demandée par la commission budgétaire du Bundestag qui a jugé excessifs leurs surcoûts de fonctionnement - avoisinant 60 % - . Il ne s'agit en aucun cas d'une mesure dirigée contre la France ou l'Italie, qui subit également une réduction du format des implantations. Il s'agissait de la réponse apportée par l'institut à une demande de plan de réforme.. Au final, il nous faut respecter cette décision. J'ai par exemple visité l'institut Goethe de Toulouse où on m'a indiqué que le déficit correspondant au fonctionnement et à la programmation avoisinait 7 000 euros par an. Par ailleurs, certaines implantations en France été maintenues s'apparentaient en réalité à des coquilles vides, avec des locaux qui s'étaient dégradés comme à Strasbourg, et une seule personne employée mais parfois absente. J'ai plaidé auprès de notre ministère des Affaires étrangères ainsi que de l'institut Goethe à Munich pour que le financement des dépenses de fonctionnement et de programmation des implantations puisse être maintenu : je suis plutôt confiant pour la suite des événements et je rappelle que la France est le pays le plus doté en instituts Goethe. Je précise également que l'idée de travailler avec les collectivités locales est inspirée des solutions qui ont été mises en oeuvre avec les instituts français. Ces derniers ont connu une vague de réformes et de restrictions. Ils se sont alors adressés aux collectivités locales allemandes qui ont co-financé les moyens permettant d'assurer une forte présence des instituts français en Allemagne : il semble logique de rechercher des solutions analogues pour les instituts Goethe en France.

Je ne suis pas un spécialiste de la problématique des fonds souverains européens mais je rappelle que la Cour constitutionnelle a interdit de créer en Allemagne des fonds souverains spécialisés pour le financement, par exemple, de la modernisation industrielle ou de la transformation énergétique. Par conséquent, mettre en oeuvre à l'échelle européenne un dispositif similaire à celui qui a été proscrit en Allemagne va sans doute être politiquement difficile mais la discussion doit se prolonger.

M. Didier Marie. - Vous avez évoqué le soutien à l'Ukraine en précisant qu'il s'agit là pour l'Allemagne d'une des priorités de la révision du cadre financier pluriannuel. Des moyens assez importants sont prévus d'y être consacrés mais les partenaires de l'Ukraine et l'Europe en particulier n'ont pas tenu tous leurs engagements : en effet, l'Union avait prévu de livrer un million de munitions pendant l'année 2023 à l'Ukraine ; or elle n'en a livré aujourd'hui que 300 000 unités. Cela pose la question de notre appareil industriel militaire et de notre politique de défense commune. Vous avez, là encore, fait preuve d'optimisme en indiquant que les projets communs franco-allemands - auxquels pourraient s'adjoindre d'autres pays comme l'Italie ou l'Espagne - d'avions et de chars du futur étaient relancés. Du côté français, nous avons le sentiment que cette relance est extrêmement modeste et qu'elle n'a pour l'instant pas beaucoup avancé. Peut-être pouvez-vous nous apporter plus de précisions à ce sujet ?

Par ailleurs, je voudrais recueillir votre sentiment sur la position de la France qui souhaite la mise en place d'une véritable politique industrielle de défense commune, d'achats communs de matériels militaires et une plus grande interopérabilité entre les forces armées européennes dans l'hypothèse malheureuse d'un changement politique aux États-Unis où un candidat pourrait considérer que l'OTAN coûte trop cher aux États-Unis et décider de nous laisser seuls face à l'adversité. Je crois qu'on a vraiment besoin d'une défense européenne plus intégrée qu'aujourd'hui.

M. Stephan Steinlein. - L'Allemagne est aujourd'hui beaucoup plus ouverte à la négociation sur la défense européenne ainsi qu'à la création d'une industrie de défense commune, compte tenu, en particulier, de la politique conduite par les États-Unis sous la présidence de Donald Trump et d'une possible réélection de celui-ci l'année prochaine. Je ne qualifierai pas de modestes les progrès enregistrés par les programmes SCAF (Système de combat aérien du futur) et de char du futur MGCS (Main Ground Combat System ou Système Principal de Combat Terrestre). En effet, il ressort de mes entretiens avec les acteurs étroitement impliqués dans le développement du SCAF que le travail avance très bien au niveau militaire et industriel, ainsi que de la recherche. S'agissant du MGCS, les piliers de compétences pour mener à bien ce programme ont été définis et nous en sommes au stade où nous devons placer les « drapeaux » sur chacun de ces piliers en précisant quel pays doit en assurer le leadership. Nous avons donc beaucoup avancé sur le programme MGCS et, d'ici la fin de l'année ou le début de l'année prochaine, nous pourrons présenter la programmation complète. Je souligne l'importance primordiale de la volonté des gouvernements dans ce processus pour surmonter les réticences qui ne manquent pas de se manifester au niveau des industriels et parfois même des appareils militaires. Cette volonté exprimée par nos ministres en charge de la Défense est bien présente des deux côtés et, sur cette base, je pense que l'objectif va être atteint. La décision de lancer la prochaine étape du programme SCAF sera prise dès l'été prochain et, à un moment donné, nous atteindrons le point de non-retour où on aura investi des sommes si importantes qu'il faudra continuer à avancer.

On peut aussi envisager d'autres projets de coopération militaire ou d'armement mais il faut en priorité s'attacher à la réussite des deux projets clés vers lesquels tous les regards sont tournés.

M. Jean-François Rapin, président. - Monsieur l'Ambassadeur, mon humble expérience dans le domaine du spatial, sur lequel j'ai produit plusieurs rapports, me conduit à faire une observation : il nous faut éviter l'écueil que constitue l'état d'esprit de « retour géographique » qui a entouré le développement des projets dans le spatial ; il a joué un rôle non pas de frein technologique mais de réel frein financier aux opérations, en particulier concernant le programme Ariane. Je reste convaincu par cette idée, même si beaucoup d'experts la contestent. Sur le plan diplomatique et politique, il est compréhensible que chaque pays puisse tenter de s'arroger telle ou telle tâche mais la volonté de retour géographique est très pénalisante sur le plan logistique et financier. L'esprit de corps doit s'imposer dans ce domaine militaire.

M. Dominique de Legge. - Monsieur l'Ambassadeur, tout en saluant votre optimisme, je crois qu'il faut aussi rester réaliste à l'égard du sujet que nous traitons. Il est vrai que le programme SCAF progresse - pas très vite, comme l'a fait observer Didier Marie - mais, comme vous le savez, la question qui demeure est celle de notre capacité à produire suffisamment d'avions pour que le modèle économique soit viable, ce qui renvoie à la problématique des exportations. Or, dans ce domaine, les règles en Allemagne et en France sont différentes. S'agissant du principe même du projet SCAF, on peut certes tenir un discours sur les bienfaits de la coopération mais les besoins de l'Allemagne et de la France ne sont pas non plus tout à fait identiques. Je reste donc très vigilant sur notre capacité à faire rentrer le SCAF dans sa phase active, avec un modèle économique viable pour que cette coopération prenne réellement corps au-delà des discours auxquels nous adhérons et je fais observer que le rendez-vous pour passer aux actes est très proche.

M. Stephan Steinlein. - Vous avez évoqué les exportations d'armement et pour avoir pu assister aux réunions gouvernementales qui en décident, je peux témoigner de la très grande sensibilité et de la complexité du sujet. Cependant, s'agissant des productions couvertes par les projets de coopération, je signale que l'accord qui a été conclu prévoit par principe - et pour l'essentiel - que l'autorisation d'exportation est acquise sauf si des enjeux directs de sécurité sont concernés. L'Allemagne est bien consciente du fait que si de lourds investissements sont consentis dans des projets de coopération d'armement comme le SCAF ou le MGCS, il faut ménager des possibilités d'exportation des équipements produits. Nous avons une sensibilité particulière dans ce domaine mais le fameux Zeitenwende (« changement d'ère ») s'y applique également et nous savons que disposer d'une industrie de défense forte implique la possibilité d'exporter. L'Allemagne se fixe, comme la France, des règles pour ne pas exporter des armes tous azimuts et dans tous les pays : nous pouvons très certainement nous entendre sur ce point et nous y travaillons intensivement.

M. Didier Marie. - Ma dernière question porte sur le sommet européen qui va prochainement traiter des questions d'élargissement sur lesquelles les décisions sont prises à l'unanimité. Or certains pays, et en particulier la Hongrie, pourraient user de leur droit de veto. Quelle pourrait être la position de l'Allemagne dans une telle situation et votre pays dispose-t-il de moyens de pression spécifiques sur la Hongrie ?

M. Stephan Steinlein. - Les propos les plus récents tenus par la Hongrie nous ont semblé étonnants car ils vont au-delà de ce à quoi ce pays nous avait habitués. À propos de ce risque de blocage total sur un sujet stratégique, notre ministre a appelé à cesser de jouer ou de plastronner. Vous pouvez donc imaginer quel est notre état d'esprit et je suis sûr que chacun va faire le maximum pour convaincre la Hongrie de ne pas bloquer cette décision. Je suis certain que votre Président va s'y employer lors du prochain déplacement du Premier ministre Viktor Orban à Paris.

M. Jean-François Rapin, président. - Monsieur l'Ambassadeur, je vous remercie très sincèrement pour les réponses que vous nous avez apportées.

La réunion est close à 14h40.

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Politique commerciale - Audition de M. Olivier Becht, ministre délégué auprès de la ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé du commerce extérieur, de l'attractivité et des Français de l'étranger, en présence des membres du groupe de suivi des accords commerciaux de l'Union européenne

M. Jean-François Rapin, président. - Nous nous réunissons cet après-midi pour entendre M. Olivier Becht, ministre délégué chargé du commerce extérieur, de l'attractivité et des Français de l'étranger.

Cette audition est captée et diffusée sur le site Internet du Sénat. Elle est ouverte aux membres du groupe de suivi des accords commerciaux de l'Union européenne, qui viennent d'être désignés par les trois commissions compétentes.

Les enjeux commerciaux sont au coeur de l'actualité européenne et ont connu ces dernières semaines des développements que je qualifierais « en dents de scie ».

La Commission européenne, dans son dernier programme de travail, s'était montrée très volontariste. Elle n'atteindra clairement pas ses objectifs. Certes, deux accords commerciaux sont en phase d'aboutissement : celui conclu avec la Nouvelle-Zélande, le processus de ratification au niveau de l'Union s'étant achevé le 27 novembre, et les deux accords avec le Chili, dont la signature devrait intervenir dans les prochains jours.

En revanche, l'accord avec le Mexique n'a pas pu être finalisé. Le projet d'accord avec l'Australie, qui semblait à portée de main, a été refusé par le Premier ministre australien, notamment en raison du volet agricole. Quant à l'accord avec le Mercosur, en dépit des nombreuses pressions exercées par la Commission européenne, par la présidence espagnole du Conseil, comme j'ai pu le mesurer lors de la dernière Conférence des organes spécialisés dans les affaires de l'Union (Cosac), avec Didier Marie et Claude Kern, mais aussi par notre voisin allemand, il n'aboutira pas demain. Vous savez que le Sénat s'était montré très vigilant et opposé à des concessions hâtives pour obtenir un accord à tout prix. Nous constatons désormais que les autorités argentines, y compris le gouvernement sortant, ne veulent pas non plus de cet accord.

Cette séquence interroge néanmoins sur la dynamique à l'oeuvre au niveau de l'Union européenne, ainsi que sur la manière dont les États membres et les parlements nationaux sont associés au processus de négociation des accords.

En s'appuyant sur sa « stratégie européenne en matière de sécurité économique », la Commission européenne a voulu forcer la main, en cette fin de mandature, en mettant en avant les enjeux géopolitiques, voire géostratégiques, notamment pour sécuriser l'accès à certains matériaux critiques pour les transitions écologique et numérique. Nous ne nions ni ces enjeux ni la stratégie de déploiement agressive de la Chine, mais nous considérons que nous devons affirmer avec force les intérêts français, qui ne sont pas moins importants que les intérêts espagnols ou allemands.

Nous serons donc heureux d'entendre votre analyse de ces enjeux commerciaux.

Peut-être pourrez-vous nous rendre compte des résultats du dernier Conseil « commerce », qui s'est tenu le 27 novembre dernier, au cours duquel, outre le calendrier de signature de l'accord avec le Chili, trois points importants ont été évoqués ?

Premièrement, la préparation de la treizième conférence ministérielle de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), la remise en ordre de marche de l'organe d'appel du mécanisme de règlement des différends restant une priorité pour l'Union européenne, qui est certainement le bloc le plus engagé en faveur du multilatéralisme, même si nous devons prendre garde au procès en « protectionnisme vert » qu'on voit monter à notre encontre dans certains pays en développement et que certains concurrents utilisent contre nous.

Deuxièmement, les relations commerciales entre l'Union et les États-Unis, l'acier et l'aluminium demeurant des enjeux majeurs.

Troisièmement, les perspectives de négociation des accords commerciaux, alors que plusieurs négociations sont encore ouvertes, notamment avec l'Inde.

Au-delà de ces thèmes déjà très substantiels, je veux également vous dire que nous accordons une grande attention à la mise en oeuvre des outils de défense commerciale. Nous avons échangé à plusieurs reprises avec Denis Redonnet, le directeur général adjoint de la DG (direction générale) Commerce, qui pilotera notamment l'enquête antisubventions concernant l'industrie automobile électrique chinoise. Vous pourrez nous faire part de votre analyse des enjeux.

Nous avons le sentiment que l'Union européenne est réellement sortie d'une forme de naïveté en la matière mais, manifestement, des progrès peuvent encore réalisés pour permettre aux petites et moyennes entreprises (PME) qui n'appartiennent pas à des fédérations puissantes et structurées, de faire valoir leurs droits et de défendre leurs intérêts. Elles ne sont quelquefois même pas informées des possibilités qui leur sont offertes.

M. Olivier Becht, ministre délégué auprès de la ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé du commerce extérieur, de l'attractivité et des Français de l'étranger. - Merci de me donner l'occasion de revenir sur le Conseil des ministres de l'Union européenne (UE) dédié au commerce qui a eu lieu le 27 novembre dernier.

Ce Conseil des ministres a commencé par débattre de la position de l'Union et des États membres lors de la prochaine réunion ministérielle de l'OMC qui se tiendra du 26 au 29 février 2024 à Abu Dhabi. Son enjeu principal portera sur la réforme des institutions de l'OMC, notamment le déblocage de l'organe de règlement des différends, paralysé depuis de nombreuses années par les États-Unis qui ne nomment pas les personnes qu'ils devraient nommer. Tout processus de règlement des litiges, qui doit présider au multilatéralisme établi dans le cadre de l'OMC, est bloqué. C'est important pour l'UE, car plus de 40 % de nos accords commerciaux internationaux sont régis par les règles de l'OMC. Ne pas pouvoir régler les différends de manière juridictionnelle fragilise les règles et remet en cause la possibilité de ce multilatéralisme commercial. Cette situation ouvre une perspective de retour à des comportements unilatéraux qui peuvent être très préjudiciables, non seulement au commerce, mais aussi à l'ensemble de notre économie avec le retour de barrières tarifaires et non tarifaires qui feraient peser un coût supplémentaire sur les consommateurs et pourraient réduire le pouvoir d'achat de nos concitoyens.

Je me rendrai la semaine prochaine aux États-Unis pour discuter des solutions envisageables pour débloquer cet organe d'appel. Mais à Abu Dhabi, nous discuterons aussi des secteurs dans lesquels accroître encore nos efforts en matière de réglementation commerciale. Nous avons obtenu de justesse l'an dernier, lors de la douzième conférence, un accord pour interdire les subventions aux pêches illégales, mais beaucoup reste encore à faire, y compris sur la mise en oeuvre de cet accord et son élargissement aux subventions à la pêche légale.

Le deuxième point que nous avons abordé concerne les relations avec les États-Unis, au-delà de la question de l'organe de règlement des différends. Elles sont marquées par deux contentieux que nous avons depuis plusieurs années.

Le premier, vous y faisiez allusion, concerne l'acier-aluminium depuis 2018. En 2021, un accord temporaire a permis de suspendre les droits de douane supplémentaires imposés par les Américains et les mesures que l'Union européenne avait prises en réponse à ces droits de douane. Nous recherchons une solution pérenne, qui paraît compliquée puisque, lors du dernier sommet UE-États-Unis, les Américains n'ont pas fait de proposition en ce sens. Nos discussions portent essentiellement sur les quotas d'acier dans un contexte mondial où la production reste excédentaire par rapport à la demande, mais aussi sur les quotas par pays.

La probabilité que nous trouvions un accord pérenne d'ici à la fin de l'année est faible, mais les discussions se poursuivent pour a minima proroger l'accord temporaire en vigueur avant que la mandature de l'administration Biden prenne fin et avancer sur le règlement de la fameuse mesure 232 américaine (section 232 du Trade Expansion Act de 1962). Nous souhaitons avant tout éviter le retour des droits de douane qui peuvent entraver un certain nombre de nos acteurs et pourraient gêner d'autres filières, comme celle des vins et spiritueux, au travers des mesures prises en représailles de part et d'autre en 2018. Nous ferons tout notre possible pour protéger nos filières d'un retour des droits de douane ou de contingents supplémentaires.

Nous travaillons en parallèle sur le contentieux Airbus-Boeing en cherchant également une solution pérenne à l'accord temporaire que nous avons avec les Américains.

Le troisième point abordé lors du Conseil du 27 novembre dernier concerne le rapport de la Commission européenne sur la mise en oeuvre des accords commerciaux. Des progrès ont été faits avec la mise en place d'un Chief Trade Enforcement Officer (responsable de l'application des règles commerciales) qui veillera à la bonne mise en oeuvre des accords et au démantèlement des barrières tarifaires - chaque année, cela représente un gain de 3 milliards d'euros pour nos entreprises.

En parallèle, le ministère de l'Europe et des affaires étrangères met en place avec celui de l'Economie des événements pour informer nos filières, notamment agricoles, afin qu'elles puissent utiliser de manière optimale ces accords commerciaux et minimiser les droits de douane à payer. Fournir ces informations est essentiel et nous le faisons de manière très dynamique car les petites entreprises ne savent pas toujours bien se servir de ces accords commerciaux. C'est pourquoi nous avons inscrit ce point dans le plan « Oser l'export », pour faire en sorte que chaque entreprise ait la capacité de tirer le meilleur parti de ces accords.

Cela m'amène au dernier point abordé par le Conseil. La décision de signature de l'accord avec la Nouvelle-Zélande a été ratifiée par le Conseil des ministres de l'UE la semaine dernière. Concernant les relations commerciales avec le Chili, la décision de signature des deux accords - l'accord global et l'accord intérimaire - a été validée hier par le Conseil., Ces accords, qu'on peut considérer comme définitifs, sont largement favorables à la France, notamment à nos filières agricoles sur les vins et spiritueux ou les fromages.

Nous pourrons évoquer le sujet de la viande ovine qui a suscité quelques crispations mais je tiens à vous rassurer : la Nouvelle-Zélande utilise cet accord comme une précaution pour réduire les risques, dans des situations géopolitiques compliquées, avec certains des acteurs qui sont aujourd'hui ses clients. Mais la Nouvelle-Zélande n'utilise pas la totalité de ses contingents OMC. Elle en utilise moins de 70 % sur la viande ovine. Il est donc peu probable que les 38 000 tonnes équivalent carcasse qu'elle a obtenues dans l'accord soient réellement envoyées vers l'Union européenne. Il n'y a pas de péril pour notre filière ovine du fait de cet accord avec la Nouvelle-Zélande.

L'accord avec le Chili est très important d'un point de vue minéro-critique, puisqu'il ne sert à rien de produire des voitures si l'on n'a pas de lithium pour les batteries. Or le Chili détient l'une des premières réserves mondiales de lithium : c'est donc un partenaire important et je m'y suis rendu en juin dernier pour cette raison.

L'accord avec l'Australie n'a pas pu aboutir malgré les discussions que nous avons eues en marge du G7 à Osaka en octobre dernier, et ce pour plusieurs raisons, notamment parce que les Australiens nous demandaient l'équivalent accordé aux Néo-Zélandais en matière de viande ovine, c'est-à-dire 38 000 tonnes équivalent carcasse, ce qui n'était pas possible. En effet, l'Australie est actuellement en situation de surproduction car elle a perdu des marchés importants au Moyen-Orient. En ouvrant de tels quotas, nous aurions vu arriver cette production sur le marché européen, ce qui aurait mis en péril nos filières, car cela aurait représenté près de 12 % de la production européenne. Nous avons donc été extrêmement fermes, la Commission européenne nous a suivis et a défendu le secteur agricole français. En ce qui concerne les standards environnementaux, en revanche, nous nous acheminions vers un accord parfait avec l'Australie.

Ce n'est pas le cas avec le Mercosur : l'accord signé en 2019, négocié depuis 1999, avait fait l'objet de recours par la France et d'autres pays de l'Union au motif qu'il n'était pas conforme à la nouvelle approche que nous souhaitions imposer aux accords commerciaux, c'est-à-dire remettre l'humain et la planète au centre. Nous sommes ouverts sur le monde, mais pas à n'importe quelles conditions. Nous attendons une réciprocité et l'adaptation aux standards actuellement en vigueur au sein de l'Union sur le droit du travail et le droit de l'environnement : les conventions de l'Organisation internationale du travail (OIT) sur l'interdiction du travail forcé, l'interdiction du travail des enfants, le respect des accords de Paris, l'interdiction de la déforestation, l'alignement du chapitre relatif au commerce et au développement durable sur les standards de l'Union européenne, avec la possibilité de prendre des sanctions en cas de non-respect et, enfin, des clauses miroirs, pour que les normes sanitaires et environnementales imposées à nos produits le soient également aux produits importés.

Certains pays du Sud disent qu'il s'agit d'une sorte de néoimpérialisme, alors qu'il s'agit pour toute exportation vers l'Union de respecter les standards que celle-ci s'impose. Nous ne pouvons pas appliquer des standards toujours plus ambitieux à nos propres producteurs et ouvrir nos marchés à des exportations qui ne les respecteraient pas. Cela protège aussi nos consommateurs. Nous avons tenu bon sur cette position, en conformité avec la ligne de conduite adoptée par l'Assemblée nationale et le Sénat, et avons réaffirmé notre position lors de chaque Conseil des ministres de l'Union, formel ou informel, ainsi qu'auprès des Etats membres qui partagent notre vision. Certains Etats membres ne la partagent pas et estiment que nous devrions signer cet accord à tout prix, pour « dé-risquer » des positions industrielles prises notamment en Chine. Nous le comprenons et nous soutenons l'industrie de ces pays ; nous souhaitons qu'ils puissent trouver de nouveaux marchés, mais cela ne peut pas se faire au détriment de nos propres intérêts et de nos propres standards ou des ambitions que l'Union européenne porte avec ses États membres en matière environnementale, de lutte contre la déforestation ou de bien-être animal.

L'Argentine a fait savoir qu'elle n'était pas prête à signer ce traité, dont l'avenir reste incertain. Deux positions divergentes coexistent : au sein du Mercosur, les États sont en désaccord sur la manière de traiter la position de l'UE ; et au sein de l'UE, quand bien même le traité serait signé par la Commission européenne, il ne serait pas nécessairement ratifié par ses États membres car, en l'état, les conditions de ce traité ne sont pas acceptables, au moins pour la France.

Les discussions se poursuivent avec l'Inde. Deux sujets sont sensibles. D'une part, se pose la même question des standards européens environnementaux à respecter. D'autre part, il est compliqué d'envisager l'application des engagements fédéraux au niveau des États fédérés, car le gouvernement fédéral ne peut y garantir la mise en oeuvre des accords. Cela reviendrait à dire, par exemple sur les marchés publics, qu'en réciprocité, les Indiens seraient éligibles aux marchés publics lancés par la Commission européenne, mais qu'il leur faudrait ensuite négocier avec chacun des 27 États membres de l'UE pour chacun de leurs marchés, ce qui est évidemment infaisable. Ces négociations présentent moins d'intérêt stratégique sur le plan agricole pour la France que celles avec le Mercosur mais nous les suivons également avec une très grande vigilance.

Je répondrai maintenant avec plaisir à vos questions, notamment sur l'Accord économique et commercial global (Ceta) qui est un sujet sensible au sein de votre Haute Assemblée.

M. Jean-François Rapin, président. - Avant de donner la parole à mes collègues, je souhaite faire une observation concernant le Mercosur . Nous resterons vigilants. Certes, les Argentins nous sauvent la mise pour le moment mais le nouveau président argentin sera vite rendu aux réalités régionales et reviendra peut-être à la charge avec le Brésil.

Par ailleurs, vous nous rassurez concernant la ratification par les parlements nationaux. Alain Cadec avait posé une question sur le sujet, relevant le passage en force de la Commission en quelque sorte, par le biais d'un accord intérimaire sans ratification, ce qui était insupportable. Le Gouvernement a aussi été interrogé à ce sujet la semaine dernière lors de la séance de questions d'actualité.

M. Didier Marie. - Je souhaite d'abord vous poser une question sur la stratégie globale de l'Union européenne, illustrée par l'accord avec la Nouvelle-Zélande. Comment concilier la dimension géopolitique des accords commerciaux, comme la sécurisation de nos approvisionnements en matières premières critiques et en composants divers, et le respect de l'exigence climatique ?

Je partage votre argumentaire sur le Mercosur, on ne peut pas ratifier cet accord dans les termes proposés. L'accord avec la Nouvelle-Zélande, aussi positif soit-il, est-il compatible avec les objectifs que je viens de mentionner ? Sachant que le pays se situe à 20 000 kilomètres de l'Union européenne, que l'on sait sa production agricole très émettrice de gaz à effets de serre - méthane et protoxyde d'azote - et que de nombreux échanges existent déjà dans le cadre de l'OMC, ne faudrait-il pas réviser totalement la doctrine de l'Union européenne en matière d'accords commerciaux ?

Ma deuxième question porte sur la place des parlements nationaux dans le processus de négociation et de validation de ces accords. S'il est normal que la Commission ait la priorité, étant donné sa compétence exclusive en matière commerciale, le fait que les parlements nationaux ne soient pas associés à la ratification de ces accords lorsqu'ils ne comportent pas de dispositions relatives à l'investissement est problématique. En outre, j'observe que le Ceta, qui est un accord mixte, est en vigueur à titre provisoire depuis plusieurs années et qu'il n'a toujours pas été soumis au Sénat pour ratification. Quand le Gouvernement saisira-t-il notre assemblée à cette fin ?

Enfin, je veux évoquer un sujet qui ne relève pas du thème de notre audition mais qui entre dans le champ de vos compétences ministérielles. Avec quelques collègues, nous vous avons sollicité sur la mise en oeuvre du devoir de vigilance. Vous nous avez répondu de manière détaillée mais quelques éléments restent en suspens. D'une part, quelle est la position du Gouvernement sur le seuil de salariés et d'entreprises ? D'autre part, les entreprises du secteur financier seront-elles concernées par le dispositif adopté ?

M. Alain Cadec. - Il est vrai que depuis quelques mois, si ce n'est quelques années, la Commission fait feu de tout bois pour favoriser l'ultralibéralisme et le libre-échange, chers au commissaire Dombrovskis.

Le chancelier allemand et le président brésilien souhaiteraient manifestement une ratification rapide de l'accord avec le Mercosur. Quelle est la position de la France concernant ces éventuelles pressions ? Les Allemands ne seraient-ils pas encore en train de nous « la faire à l'envers », si vous me permettez cette expression ?

Je partage votre analyse sur le Chili. C'est un bon accord pour la France et l'Union européenne en particulier, même s'il faut être vigilant. En revanche, concernant la Nouvelle-Zélande, si certaines barrières ont été posées, que répondez-vous aux craintes légitimes de notre filière agricole ?

Dans quel sens souhaitez-vous moderniser l'accord avec le Mexique, toujours en suspens, mais déjà daté ?

Concernant le Ceta, nous sommes, depuis sa mise en oeuvre provisoire il y a six ans, dans une période de transition. La Commission peut l'imposer tant qu'elle veut, puisque tous les parlements des 27 pays membres n'ont pas encore ratifié ce traité. Le Gouvernement français entend-il demander au Sénat de ratifier cet accord qui, au passage, comporte quelques trous dans la raquette ?

(Sourires.)

M. Louis Vogel. - La France est très bien placée dans l'accueil de projets d'investissement. On ne compte plus les annonces de gigafactories, comme « la vallée de la batterie » dans le nord du pays. En revanche, quelle est votre politique pour que les territoires ruraux accèdent à cette attractivité retrouvée ?

M. Olivier Becht, ministre délégué. - Monsieur Marie, vous m'interrogez sur la pertinence de conclure des accords avec des pays éloignés. Chacun le sait, les flux du commerce, à l'époque moderne comme dans l'Antiquité, sont liés aux avantages comparatifs et à la réciprocité d'ouverture. Pourquoi importer de la poudre de lait ou du kiwi de Nouvelle-Zélande, alors que nous pourrions en obtenir de pays plus proches ? Dans le sens inverse, pourquoi exporter des avions Airbus en Nouvelle-Zélande ?

Si l'on suit ce raisonnement, on aboutit au localisme, autrement dit le fait de tout produire localement, ce qui est impossible. Si chaque pays se mettait à produire ses avions, le modèle ne tiendrait pas. Tout le monde ne pourrait pas atteindre la masse critique ni assumer les dépenses technologiques nécessaires ; ce serait un appauvrissement global. C'est pourquoi nous commerçons avec les pays d'à peu près toute la planète.

Je considère donc que s'interdire de faire du commerce avec un pays au prétexte qu'il est loin n'est pas viable. D'autant que nous sommes en excédent commercial avec la Nouvelle-Zélande. Si l'on arrêtait le commerce avec ce pays, on appauvrirait de fait le nôtre, notamment en termes d'emplois.

La question du bilan carbone est légitime, mais la solution réside plutôt, à mon sens, dans notre capacité à décarboner les transports, en l'occurrence les cargos et le fret aérien. Nous y travaillons dans le cadre de France 2030. J'étais il y a quelques semaines à Saint-Nazaire, sur le site des Chantiers de l'Atlantique, où se mettent en place des prototypes de bateaux véliques, dotés de voiles gigantesques et de moteurs alimentés en gaz naturel liquéfié (GNL), qui nous permettront demain de ne plus être dépendants des moteurs diesel.

La deuxième question portait sur la doctrine des accords commerciaux. J'ai le sentiment qu'il sera de plus en plus compliqué de signer des accords globaux : on ne peut aligner tous les pays du monde sur nos standards du jour au lendemain. En même temps, se priver des capacités de commerce dans un certain nombre de secteurs, comme les minéraux critiques qui sont indispensables à notre propre transition énergétique, c'est également se mettre en difficulté.

L'avenir se fera davantage avec des accords sectoriels, pays par pays, sur des matières qui présentent un intérêt stratégique convergent. Nous verrons si cette approche est partagée par la Commission européenne et nos partenaires.

J'en viens à la question de la ratification du Ceta. Normalement, lorsqu'un accord est strictement commercial, la compétence revient exclusivement à l'Union européenne ; nous la lui avons transférée par référendum au moment du traité de Maastricht. Mais lorsque l'accord est mixte, c'est-à-dire qu'il comprend à la fois une dimension d'investissement et une dimension commerciale, la compétence est partagée avec les parlements nationaux qui sont au nombre de 47, si l'on ajoute les parlements fédérés d'Allemagne et de Belgique - ce qui fait un certain nombre d'assemblées !

L'Assemblée nationale a déjà ratifié le Ceta. Je suis très favorable à ce qu'on ait cette discussion ici, au Sénat. Selon les chiffres dont nous disposons, le Ceta est très bénéfique à la France : + 37 % d'exportations, notamment sur le textile, + 95 % pour les chaussures du fait de l'abaissement des droits de douane, + 61 % pour les produits chimiques et cosmétiques. Même la filière agricole en bénéficie, puisque nos exportations sont en augmentation de 45 %. La catastrophe qu'on nous avait prédite sur le boeuf n'a pas eu lieu : on exporte trois fois plus de boeuf au Canada qu'on importe de boeuf canadien en France.

Nous avons donc tout intérêt à ratifier ce traité. En outre, cela montrerait à la Commission européenne que nous savons faire la part des choses et ratifier les traités lorsque cela est justifié. Si nous nous en tenons au contraire à une opposition de principe, nous sommes certains que la Commission trouvera toutes les procédures possibles pour contourner les parlements nationaux.

S'agissant du devoir de vigilance, les seuils proposés sont de 500 salariés, pour un chiffre d'affaires net mondial de 150 millions d'euros. Les seuils sont abaissés pour les secteurs à fort impact à 250 salariés et 40 millions d'euros de chiffre d'affaires - cela concerne les secteurs de l'agriculture et du textile.

Sur ce point, la position de la France n'est pas d'exclure le secteur de la finance. En revanche, un devoir de vigilance appliqué aux clients paraît très compliqué. Surveiller les clients ferait peser sur les entreprises des contraintes qu'elles ne peuvent matériellement pas assumer. Il faut être pragmatique et réaliste.

Monsieur Cadec, concernant la volonté du Chancelier Scholz et du Président Lula de ratifier rapidement ce traité, nous avons exprimé notre position : nous ne soutiendrons pas un traité qui ne répond pas aux conditions que nous avons posées. Même si l'Argentine avait été en faveur de l'accord, cela n'aurait rien changé. Nous avons été clairs auprès de tous les partenaires, que ce soit les Allemands, les Brésiliens ou encore les Uruguayens.

Au demeurant, je suis sensible, en tant qu'Européen, au fait de ne pas fragiliser l'industrie allemande, tout comme les Allemands peuvent être sensibles aux problématiques agricoles françaises. Si cela ne peut pas se faire par un accord global, regardons une autre échelle.

Rappelons tout de même que nous partageons avec nos amis allemands la même préoccupation concernant les standards environnementaux. Il est impossible d'imaginer un compromis qui fasse table rase des questions de déforestation et de l'accord de Paris.

Concernant les craintes de la filière agricole liées à l'accord avec la Nouvelle-Zélande, j'y ai répondu précédemment, notamment sur la question des quotas OMC non remplis. Il est peu probable qu'ils le soient avec l'ouverture de ce traité. Au demeurant, on voit bien les intérêts stratégiques de nos filières agricoles, notamment celle des vins et spiritueux, celle des fromages ou encore celle des céréales. Comme avec le Ceta, l'accord est profitable pour notre pays.

Je rassure toujours les filières à ce sujet lorsque je les rencontre : je comprends leurs craintes au regard des volumes, mais nous savons dire non quand il le faut. C'est ce que nous avons fait, notamment, vis-à-vis de l'Australie.

M. Alain Cadec. - Il faut pouvoir dire non.

M. Olivier Becht, ministre délégué. - Non seulement nous avons su dire non, mais nous avons pu dire non, les yeux dans les yeux, à Don Farrell, le ministre du commerce australien. Même si je l'apprécie beaucoup, au demeurant, je ne pouvais accepter des quotas qui auraient mis en péril la filière ovine française.

Concernant l'accord avec le Mexique, tant que l'équipe mexicaine ne revient pas à la table des négociations, il n'est pas à l'ordre du jour.

Monsieur Vogel, nous avons en effet la chance d'être depuis quatre ans le pays le plus attractif d'Europe - c'est le fruit de notre ouverture commerciale et des réformes votées au sein de cette majorité. Chaque année, nous accueillons autour de 1 750 projets d'investissements étrangers. Ce sont le plus souvent des extensions d'usines, parfois des créations de plain-pied, mais avec le fameux objectif « zéro artificialisation nette » (ZAN) des sols, il est plus compliqué de trouver du foncier pour de nouvelles usines.

Vous avez raison de porter une attention à l'équilibre territorial de ces implantations. Elles se trouvent être pour moitié à destination des territoires ruraux ou périurbains, de moins de 200 000 habitants.

Lors du dernier sommet Choose France, 28 grandes annonces ont été faites, représentant au total 13 milliards d'euros d'investissements et 8 000 créations d'emplois. Elles correspondent concrètement à des projets allant de Sarreguemines à Gron, Fécamp, Annonay, Bourbon-Lancy, Rambouillet, Bussac, Marnay, La Chaussée-Saint-Victor, Lannion ou encore Honfleur.

Je veille de manière très scrupuleuse à cet équilibre. Il répond à la fois à la nécessité de réindustrialiser les territoires ruraux et au sentiment de fracture révélé par la crise des gilets jaunes, entre les grandes métropoles sorties gagnantes de la mondialisation et les territoires ruraux ou périurbains laissés en marge.

Mme Mathilde Ollivier. - N'est-ce pas un paradoxe de signer des accords à l'autre bout de la planète, compte tenu de nos objectifs environnementaux ? Votre réponse oppose, d'un côté, les avantages comparatifs et, de l'autre, l'idée du localisme, mais il y a un juste milieu entre les deux.

L'objectif n'est pas d'interdire le commerce avec la Nouvelle-Zélande, mais de réfléchir, dans notre économie mondiale, à la manière de ne pas aggraver les émissions de gaz à effet de serre. Par ailleurs, ce n'est pas forcément la technologie qui nous permettra d'y répondre. Elle doit nous permettre de réduire nos émissions, et non de compenser celles que créent ces accords commerciaux. Comment comptez-vous faire évoluer nos accords commerciaux pour qu'ils répondent aux objectifs de réduction fixés ?

Y a-t-il un lien entre l'accord commercial avec la Nouvelle-Zélande et celui signé dans le cadre du programme Horizon Europe ?

Enfin, s'agissant de la réforme de l'OMC, il me semble que l'objectif était, à la rentrée, de parvenir à un accord d'ici à février 2024 à Abu Dhabi. Quels sont les éléments de blocage qui nous empêchent actuellement d'avancer vers cet accord ? Je pense à la question du règlement des différends. Les objectifs de développement durable sont-ils également inclus dans la réforme ?

M. Olivier Henno. - Le multilatéralisme est en crise, on l'entend un peu partout, plus encore dans le domaine du commerce. Se pose donc la question d'accords commerciaux bilatéraux, ou régionaux, qui nécessiteront des choix géostratégiques.

Lundi, un forum sur l'Asie du Sud-Est était justement co-organisé ici, au Sénat, par les groupes interparlementaires d'amitié concernés et Business France. L'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (Asean) souhaite ouvrir l'étau entre la Chine et l'inde. Ces pays sont très friands d'accords commerciaux avec l'Europe et la France, qui dans leur esprit s'articulent ainsi : leur technologie contre nos vins et spiritueux.

Quel serait l'impact d'un monde qui ne serait plus multilatéral ? Et quel serait alors le rôle des parlements sur ces questions d'intérêts géostratégiques ?

M. François Bonneau. - Alors que le déficit du commerce extérieur de la France n'a cessé de progresser ces dernières années, et que l'on entend ici ou là des industriels particulièrement tentés par ce que proposent les Américains, notamment avec l'Inflation Reduction Act (IRA), que comptez-vous faire pour éviter que certaines entreprises choisissent de s'installer ailleurs ?

M. Olivier Becht, ministre délégué. - Madame Ollivier, nous sommes totalement favorables aux circuits courts et nous les encourageons partout où cela peut se pratiquer. Toutefois, certains produits sont inadaptés à cette logique. Les bananes ne poussant pas en métropole, je ne suis pas sûr qu'on y renonce simplement parce qu'elles viennent de loin.

C'est un juste équilibre à trouver. Lorsque j'étais maire, j'ai évidemment encouragé la culture de tomates à proximité des cantines scolaires et des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) de ma ville, ainsi que la création d'associations pour le maintien d'une agriculture paysanne (Amap), mais lorsque des avantages comparatifs entrent en jeu, on a tout intérêt à échanger certains produits au long cours.

Pour reprendre l'exemple de l'avion, cela n'aurait pas de sens que chaque pays dans le monde se dote d'une industrie aéronautique. Cela aboutirait à une catastrophe, avec des avions moins sûrs et des développements technologiques, y compris pour le futur, dont on se priverait.

La question du localisme, et surtout de la relocalisation, pose aussi celle du prix. Sur le principe, tout le monde est d'accord pour faire du made in France, mais bien souvent le consommateur voudrait qu'il le soit au prix du made in China ! Je suis un peu caricatural, mais il faut avoir conscience que si on rapatrie tout chez nous, cela coûtera 35 % plus cher au consommateur, d'où l'intérêt des accords commerciaux pour avoir la meilleure qualité au meilleur prix.

En ce qui concerne Horizon Europe, un accord a en effet été signé en juillet 2023 entre l'Union européenne et la Nouvelle-Zélande, mais il n'a aucun lien avec l'accord de libre-échange.

S'agissant de la réforme de l'OMC, le coeur de la discussion porte sur la capacité d'un organe d'appel à créer sa jurisprudence. Les Américains veulent un organe de première instance, mais sont réservés à l'égard de l'organe d'appel car ils craignent que ceux qui y siègent développent une jurisprudence autonome. Ils souhaitent l'application nette du droit afin d'éviter de se retrouver, à un moment ou un autre, avec des contrats dont les règles ont été interprétées dans un sens pour lequel ils n'ont pas signé. C'est le sujet principal pour nos amis américains.

Les objectifs de développement durable (ODD) sont-ils introduits dans les accords signés avec l'OMC ? Oui, chaque fois qu'on peut le faire. L'exemple le plus parlant est le dernier accord signé lors de la douzième conférence ministérielle sur les subventions à la pêche illégale. Il respecte clairement les objectifs de développement durable.

Monsieur Henno, les choix géostratégiques sont en effet fondamentaux, mais j'ai la conviction qu'il faut tout faire pour sauver le multilatéralisme. Renoncer au multilatéralisme implique de rentrer dans un monde où chacun agit de manière unilatérale et généralement brutale. J'en veux pour preuve tous les pays qui s'en sont éloignés ces dernières années. Cela implique généralement des mesures de protectionnisme, qui ont un effet tout à fait délétère sur les prix. C'est toujours le consommateur ou le contribuable qui paye la facture à la fin.

Si la pandémie nous a éclairés sur le fait qu'il était dangereux de mettre tous nos oeufs dans le même panier, rien n'empêche de préserver le multilatéralisme tout en veillant à une diversification des approvisionnements. Celle-ci peut se pratiquer en « colocalisation », c'est-à-dire en fabriquant le produit sur différents sites afin d'éviter qu'à un moment ou à un autre, si l'un d'eux fait l'objet d'un choc sanitaire, géopolitique, climatique ou autre, l'ensemble de la production mondiale ne soit remise en cause.

Comme vous le soulignez, nous avons un intérêt à signer des accords avec les pays de l'Asean. Nous sommes actuellement en train de moderniser ceux qui existent déjà, notamment avec l'Indonésie ou encore le Vietnam, dans une optique de rapport gagnant-gagnant, y compris d'un point de vue technologique.

À chacun de mes déplacements dans les pays de l'Asean, je fais en sorte de nouer des partenariats entre les entreprises françaises et ces acteurs majeurs de la zone indopacifique. Ils représentent à eux seuls 40 % du PIB mondial et 60 % du commerce mondial, c'est fondamental.

Monsieur Bonneau, si nous continuons la discussion avec nos amis américains sur l'IRA, nous aurons du mal à aboutir à une solution globale et totalement satisfaisante, car la majorité pour modifier la loi votée par le Congrès a disparu.

Nous travaillons entre autres à des accords sur les minéraux et sur la transparence en matière de subventions publiques, mais également à notre propre réponse européenne et nationale à l'IRA pour faire en sorte que les investissements restent chez nous.

Lorsqu'on regarde les chiffres cités précédemment sur l'attractivité, nous ne constatons pas pour l'instant de départ massif vers les États-Unis de projets français ou de projets portés par des investisseurs étrangers prévus en France. Pour autant, cela ne veut pas nécessairement dire que nous sommes à l'abri d'un tel phénomène.

Nous avons déployé nos propres outils, notamment le plan France 2030, doté de 54 milliards d'euros de subventions, rien que pour la France, pour les projets de décarbonation et d'innovation. Nos outils européens devraient achever de convaincre les investisseurs de rester chez nous.

J'ajoute que la détente des marchés sur les prix de l'énergie est une réponse satisfaisante pour l'Europe, là où nous étions l'année dernière dans une position extrêmement difficile. L'énergie étant essentiellement à base de pétrole et de gaz de schiste aux États-Unis, les prix énergétiques étaient beaucoup plus compétitifs là-bas qu'ils ne l'étaient en Europe, y compris chez nous, lorsque nos centrales nucléaires étaient à l'arrêt et que le prix de l'électricité avait, comme le prix du gaz, été multiplié par trois.

Même si chacun a sa compétitivité, nous devons, entre amis et entre alliés, converger sur des procédures qui n'exacerbent pas la compétition de part et d'autre de l'Atlantique. Auquel cas nous en sortirions l'un et l'autre perdants vis-à-vis de nos vrais concurrents, situés plutôt sur le continent asiatique.

M. Didier Marie. - Monsieur le Ministre, nous ne suggérons pas de cesser le commerce avec les pays du monde entier.

Cela étant, nous partageons avec le Gouvernement sa volonté de soumettre et faire respecter un certain nombre de conditionnalités dans les accords commerciaux. À cet égard, quels moyens et quels instruments la Commission met-elle en place pour le suivi de ces accords ? Il serait intéressant de pouvoir, le cas échéant, diligenter des enquêtes et, pourquoi pas, imposer des sanctions quand celles-ci sont prévues dans les accords ?

Un accord a été signé avec le Kenya. Que pensez-vous de la stratégie à adopter à l'égard de l'Afrique en matière de commerce international ?

Mme Nadège Havet. - Vous avez annoncé il y a quelque temps un plan pour mieux préparer et accompagner les très petites entreprises (TPE) et PME françaises à l'international. Il existe un outil : le volontariat territorial export (VTE). Comment fonctionne-t-il ? Comment une PME peut-elle le mettre en place si elle le souhaite ?

M. Olivier Becht, ministre délégué. - Monsieur Marie, bien entendu, nous défendons le principe de réciprocité et un certain nombre de conditionnalités en matière de politique commerciale de l'Union européenne - nous sommes ouverts, je l'ai dit, mais pas à n'importe quelles conditions.

Pour ce faire, nous avons plusieurs outils. D'une part, les clauses miroirs qui permettent de poser des conditions à l'entrée des produits. Elles sont inscrites dans les accords commerciaux. D'autre part, les mesures miroirs, inscrites dans la législation européenne, qui s'imposent également hors de nos accords commerciaux.

Par exemple, pour des pays comme les États-Unis et la Chine, avec lesquels nous n'avons pas d'accord commercial, une mesure miroir s'applique quand même. On ne fait pas entrer dans l'Union européenne un produit qui ne respecterait pas nos normes sanitaires ou environnementales.

Pour nous assurer du respect de nos propres normes ainsi que des accords commerciaux eux-mêmes, nous avons, entre autres, mis en place les instruments antisubventions et anticoercition. Ils ont permis récemment à la Commission européenne de lancer la fameuse enquête sur les subventions accordées par la Chine à l'industrie des véhicules électriques. Elle aboutira à un rapport et, potentiellement, à des mesures de protectionnisme français, face à une industrie qui utiliserait des subventions massives pour fausser les prix sur le marché.

En ce qui concerne l'Afrique, un accord de partenariat économique avec le Kenya devrait en effet être ratifié par le Conseil des ministres de l'Union européenne dans les prochaines semaines - je le souhaite.

À mes yeux, l'Afrique est le continent de la croissance du XXIe siècle : la croissance démographique - le continent passera de 1,5 milliard à plus de 2,5 milliards d'habitants d'ici à 2050 -, d'une part, et la croissance financière, d'autre part. Même si seulement 20 % des plus de 2 milliards d'Africains ont le niveau de vie d'un Européen ou d'un Nord-Américain, cela représente 400 millions de personnes. C'est un marché très important que nous aurions tort de négliger.

Pour tordre le cou à une idée répandue par certains ou par les réseaux sociaux, qui affirment que la France serait en déclin en Afrique ou que nous en serions chassés, la réalité est tout autre : aujourd'hui notre pays investit trois fois plus et compte deux fois plus d'entreprises en Afrique qu'il y a dix ans. Nos grands groupes, et à présent nos PME, ont pris le chemin de l'Afrique. Je les accompagne sur le continent, avec les missions de Business France ou du Medef International.

Enfin, Madame Havet, nous avons lancé le 29 août dernier le volontariat territorial export (VTE). Il se rapproche de l'esprit du volontariat international en entreprise (VIE), que vous connaissez déjà, et qui consiste à envoyer un jeune bien formé à l'étranger pour prospecter les marchés. Sa rémunération est en partie prise en charge par l'État.

Pour le VTE, le profil est le même, à savoir un jeune bien formé, pris en charge à 50 % par l'État pour un montant maximum de 12 000 euros par an, mais cette fois-ci placé au sein de l'entreprise.

Les chefs d'entreprise nous disent souvent regretter de n'avoir ni le temps ni les compétences internes pour développer leur stratégie à l'export, trop occupés qu'ils sont déjà à se battre pour maintenir leur PME sur le marché local ou national. L'objectif du VTE est de leur donner ce temps et ces compétences.

Je suis certain que cet outil aura le même succès que le VIE, qui vient de célébrer le mois dernier son 100 000ème contrat. On en compte actuellement 11 500 en poste. Il répondra tout autant à notre envie de porter davantage nos petites et moyennes entreprises à l'export. En quatre ans, nous sommes passés de 120 000 entreprises exportatrices en France à 150 000 aujourd'hui, mais c'est un progrès relatif en comparaison de l'Italie et de l'Allemagne, qui en comptent respectivement 200 000 et 350 000. On peut mieux faire.

Par ailleurs, cette mesure contribuera à réduire notre déficit commercial, en complément bien sûr de la transition énergétique, qui permettra de moins importer l'énergie, et de la réindustrialisation de la France qui permettra de reproduire sur le territoire et d'exporter ce que nous ne produisons pas aujourd'hui.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci, Monsieur le Ministre, pour vos réponses précises et, je le crois, appréciées.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17 h55.

Jeudi 7 décembre 2023

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 9 h 05.

Institutions européennes - Programme de travail de la Commission européenne pour 2024 - Examen de la proposition de résolution européenne et de l'avis politique

M. Jean-François Rapin, président. - Nous abordons tout d'abord le premier point de cette réunion, à savoir la proposition de résolution européenne (PPRE) sur le programme de travail de la Commission européenne pour 2024.

M. Didier Marie, rapporteur. - Le 17 octobre dernier, la Commission européenne a présenté son programme de travail pour 2024, intitulé « Obtenir des résultats aujourd'hui et préparer demain ». Il s'agit d'un programme de fin de mandature pour l'actuelle Commission européenne, et l'heure est effectivement au bilan de son action, mais aussi à la définition d'orientations stratégiques pour le prochain collège des commissaires.

Toujours marqué par la guerre en Ukraine, ce programme prend acte de la remise en cause des modèles et organisations ayant contribué au développement de la mondialisation et, disons-le, de l'influence de l'Union européenne dans cette dernière.

Toutefois, malgré l'importance de ces bouleversements et des remises en cause qu'ils engendrent, l'Union européenne doit poursuivre et achever ses objectifs de long terme, et ce pour garantir l'avenir du continent européen. J'entends par là la mise en oeuvre du Pacte vert, l'élaboration de règles commerciales et de concurrence allant de pair avec une vraie politique industrielle européenne, la garantie et la protection des droits de chacun et la reconnaissance de l'économie sociale.

Quelques mots sur le programme de travail pour 2023, au sujet duquel nous avons adopté un avis politique le 13 mars dernier. Composé de 43 nouvelles actions, ce programme fourni était marqué par la mise en oeuvre de l'agenda climatique, mais aussi par la présentation d'initiatives aussi diverses qu'importantes : cadre réglementaire sur les semi-conducteurs ; proposition de mise en place d'un revenu minimum au sein de l'Union européenne ; développement des ambitions spatiales européennes, ou encore actualisation des règles de l'espace Schengen. La plupart de ces initiatives sont encore en discussion.

À titre d'exemple, on peut évoquer les propositions de textes réformant le marché européen de l'électricité, présentées parce que la crise de l'énergie avait révélé les faiblesses de ce marché alors que la stabilisation de celui-ci est prioritaire pour nos concitoyens.

A contrario, plusieurs textes importants ont pu être adoptés. Je veux citer l'adoption définitive de la directive visant à renforcer l'application du principe de l'égalité des rémunérations entre les femmes et les hommes pour un même travail ou un travail de même valeur par la transparence des rémunérations, qui contribue, je cite la Commission européenne, « à faire en sorte que le principe de l'égalité des rémunérations pour un même travail devienne enfin une réalité de terrain ».

Dans ce contexte d'application de ce programme 2023, la Commission européenne a présenté, le 6 juillet dernier, son quatrième rapport de prospective stratégique. Ce rapport est important, car il remet en perspective les urgences invoquées en décrivant les nombreux défis auxquels l'Union européenne et ses États membres sont aujourd'hui confrontés.

Le rapport mentionne ainsi une « bataille des visions » opposant les États membres de l'Union européenne à certains pays tiers, tels que la Russie, qui mènent des actions de remise en cause du système international, mais aussi la mise au jour de certaines dépendances stratégiques de l'Union européenne, les « répercussions disproportionnées » du changement climatique « sur les plus pauvres et les plus vulnérables », ou encore la hausse des inégalités au sein des États membres et le vieillissement des populations de l'Union européenne. En énumérant cette liste, nous comprenons que nous sommes en train de changer de modèle. Le rapport affirme ainsi que « la mondialisation telle que nous la connaissons est fondamentalement remise en question ».

En conséquence, le rapport estime que l'Union européenne, qui connaît « un moment charnière », doit répondre à trois priorités.

Première priorité : bâtir un « nouveau contrat social européen adapté à un avenir durable », avec en particulier des incitations supplémentaires pour favoriser la participation du plus grand nombre au marché du travail et des politiques de protection sociale adaptées aux formes d'emplois atypiques, ainsi qu'au vieillissement.

Deuxième priorité : mettre à profit le marché unique pour que l'Union devienne l'économie pionnière en technologies « zéro net » tout en déployant toutes les actions nécessaires pour préserver sa puissance économique, que ce soient les instruments de défense commerciale, les négociations internationales pour diffuser le modèle européen de transition climatique ou encore les actions de renseignements contre la désinformation et les ingérences étrangères.

Troisième priorité : améliorer le bien-être des citoyens européens, avec l'amélioration des conditions de travail, l'enrichissement de l'éducation et de la formation, et le renforcement des dispositifs de sécurité civile contre les catastrophes.

Cette démarche de la Commission européenne apparaît comme une prise de conscience bienvenue qu'il faut saluer. Néanmoins, la plupart des intentions affichées ne sont suivies d'aucun engagement concret. De fait, elles ne sont que très partiellement déclinées dans le programme de travail pour 2024 que présente la Commission.

J'en viens aux grandes lignes du programme de travail de la Commission européenne pour l'année à venir. Il est introduit par ces mots de sa présidente, Mme Ursula von der Leyen, lors de son discours sur l'état de l'Union, le 13 septembre dernier : « L'Europe doit, une fois de plus, répondre à l'appel de l'histoire. [...] Et dans les 300 prochains jours, il nous faudra impérativement terminer le travail que les [citoyens européens] nous ont confié. »

Dans une période axée sur l'achèvement des projets présentés depuis 2019, la présentation de nouvelles initiatives par le programme de travail est donc logiquement limitée. Elle comporte 15 nouvelles actions, déclinées en 19 initiatives, toujours réparties selon les six grandes ambitions définies fin 2019 par la Commission von der Leyen. Je les rappelle : « un pacte vert pour l'Europe » ; « une Europe adaptée à l'ère du numérique » ; « une économie au service des personnes » ; « une Europe plus forte sur la scène internationale » ; « la promotion de notre mode de vie européen » ; et « un nouvel élan pour la démocratie européenne ».

Jean-François Rapin présentera le contenu de ces initiatives et le détail de notre proposition de résolution. Je veux néanmoins insister, pour ma part, sur l'importance du Pacte vert, qui permet à l'Union européenne de conduire la nécessaire transition écologique, en favorisant la biodiversité, l'économie circulaire et la décarbonation de nos sociétés. À ce titre, nous pouvons nous féliciter de l'achèvement des négociations sur le paquet « Ajustement à l'objectif 55 », qui met en oeuvre une réduction ambitieuse des gaz à effet de serre et doit garantir le développement des énergies renouvelables.

Je veux également rappeler le caractère essentiel des réformes européennes visant à renforcer la responsabilité sociale des entreprises, c'est-à-dire des textes sur le devoir de vigilance et l'interdiction des produits du travail forcé.

Permettez-moi enfin d'approuver la perspective d'élargissement confirmée aux pays des Balkans occidentaux par l'aide européenne de 6 milliards d'euros qui leur est allouée.

Le programme de travail présente également les révisions et évaluations auxquelles la Commission européenne envisage de procéder au cours de l'année, au titre du programme Refit de simplification de la législation de l'Union européenne. Figurent ainsi dans ce programme 31 décisions de simplification des dispositifs, mais force est de constater que ces décisions consistent, pour l'essentiel, à supprimer des obligations de publication de rapports. Or ces derniers peuvent être utiles pour comprendre l'évolution de l'application d'une politique européenne. Plus pertinentes sont les évaluations envisagées de 16 textes ou principes fondateurs des politiques européennes, comme le principe « pollueur-payeur » ou la mise en oeuvre du Fonds européen de développement régional (Feder) sur la période 2014-2020.

Enfin, de nombreux textes restent en négociation. Le programme de travail en recense 154. Il est légitime de s'interroger sur la possibilité d'adopter l'ensemble de ces textes avant les prochaines élections européennes du 9 juin. Je note à cet égard que, dans sa réponse à notre avis politique sur le programme 2023, la Commission européenne avait indiqué partager les interrogations du Sénat, reconnaissant par là même les limites des calendriers qu'elle propose.

Bien sûr, l'évolution à la hausse du stock des propositions en attente d'adoption est logique à ce stade du mandat de la Commission européenne. Il faut néanmoins observer qu'elle a pris de très nombreuses initiatives sans avoir toujours anticipé les délais nécessaires pour leur adoption définitive. En attendant, il ne reste que quelques semaines aux négociateurs européens pour achever la discussion de ces textes en temps utile.

Nous leur souhaitons de réussir, car il en va de la crédibilité des institutions européennes, mais nous ne sommes pas particulièrement optimistes. En effet, dès le mois de mars, nous entrerons dans la campagne électorale des élections européennes, il sera alors trop tard pour légiférer.

Pour rappel, les principaux textes en attente d'adoption concernent : le rétablissement de l'autonomie de l'Union européenne dans des domaines clés - instrument d'urgence pour le marché intérieur, règlement sur l'approvisionnement en matières premières critiques, réforme du marché européen de l'électricité, système de ressources propres - ; la mise en oeuvre du Pacte vert, avec des textes relatifs aux déchets d'emballage, à la qualité de l'air, au traitement des eaux, et à la performance énergétique des bâtiments ; la transition numérique, notamment sur les thèmes de l'intelligence artificielle et de la cybersécurité ; ou encore le Nouveau pacte pour la migration et l'asile. Vous pouvez mesurer le travail restant jusqu'aux prochaines élections.

Simultanément, le faible nombre de retraits de propositions inutiles ou anachroniques - seulement six - traduit l'abandon des ambitions initiales de la Commission Juncker dans ce domaine, qui visaient à améliorer la clarté des priorités européennes et à limiter les processus bureaucratiques.

C'est pourquoi notre proposition de résolution appellera la future Commission européenne à présenter moins de textes, mais à mieux les préparer et à mieux les expliquer.

Sur le fondement de ce panorama général, Jean-François Rapin va vous présenter les projets de résolution européenne et d'avis politique qui vous ont été transmis et que nous vous soumettons en les souhaitant consensuels.

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Après la présentation générale de notre collègue Didier Marie, je voudrais évoquer le contenu du programme de travail de la Commission européenne pour 2024. Comme il l'a rappelé, nous examinons un programme de fin de mandature. En pratique, nous avons rassemblé nos observations dans la proposition de résolution européenne et dans l'avis politique qui vous ont été transmis. La première sera adressée au Gouvernement et le second, à la rédaction quasiment identique, est destiné à la Commission européenne.

Dans ce cadre, nos propositions formulent d'abord plusieurs observations générales sur les méthodes suivies par la Commission européenne qui valent pour le présent et pour l'avenir. Nous nous félicitons ainsi de la qualité du dialogue politique mené avec la Commission européenne mais notre proposition souhaite aussi que la voix des parlements nationaux soit mieux entendue à l'échelon européen, sur la base des conclusions du groupe de travail de la Conférence des organes spécialisés dans les affaires de l'Union (Cosac) de juin 2022, que je présidais. Pour rappel, ces conclusions demandaient en particulier un assouplissement des règles du contrôle de subsidiarité et la consécration d'un droit d'initiative européen, dit « carton vert ».

En outre, dans un souci de transparence, nous demandons à la Commission européenne d'accompagner chacun de ses textes par une analyse d'impact permettant d'en évaluer la nécessité et la proportionnalité.

Nous voulons aussi souligner l'attachement du Sénat à la place de Strasbourg comme siège de la démocratie européenne, alors que ce rôle vient d'être conforté par l'inauguration du nouveau bâtiment Simone Veil du Parlement européen.

Enfin, je dois vous avouer notre inquiétude et, disons-le, notre tristesse sur le recul rapide du multilinguisme et de l'usage de la langue française dans l'Union européenne. Trop souvent, nous sommes désormais confrontés à des réunions ou à des documents « in English only ». L'annonce par la Commission européenne de procédures de recrutement excluant l'utilisation du français pour pourvoir des postes stratégiques a été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase, et nous soutenons par conséquent les actions contentieuses entreprises par le Gouvernement contre ces procédures qui constituent une véritable discrimination à l'encontre de nos concitoyens.

Concernant les actions que la Commission présente afin de donner un nouvel élan à la démocratie européenne, nous prenons acte des progrès constatés dans son dialogue annuel sur l'État de droit avec les États membres. Nous appelons à l'adoption définitive des textes relatifs à la protection des journalistes et aux médias et à la lutte contre les violences faites aux femmes.

Nous insistons aussi sur l'importance des propositions de la Commission européenne pour renforcer la lutte contre la corruption en Europe. Pour rappel, le coût annuel de cette dernière en Europe est évalué à 120 milliards d'euros. Dans le même esprit, nous considérons avec intérêt l'instauration prochaine d'un comité d'éthique européen afin de renforcer la culture de l'intégrité dans l'Union européenne, à la suite du « Qatargate ». Avec Didier Marie et Claude Kern, nous effectuons à l'heure actuelle un travail d'auditions sur ce sujet crucial.

Examinant le Pacte vert pour l'Europe, l'Europe de l'énergie, la politique agricole commune (PAC) et la pêche, nous considérons que la priorité absolue est de trouver un accord définitif sur la réforme du marché européen de l'électricité. Nous souhaitons aussi procéder à une évaluation approfondie des politiques déployées en vue de l'établissement de l'objectif climatique à horizon 2040. Et nous voulons garantir une transition écologique juste pour tous en veillant à ce que les financements prévus pour le Fonds social pour le climat, qui doit aider les plus vulnérables, soient effectivement disponibles. Nous soutenons également le principe de la directive sur la résilience des sols, que nous attendions depuis plusieurs années.

Concernant la PAC, la PPRE et l'avis politique déplorent les silences répétés de la Commission européenne sur l'impact de sa stratégie « De la ferme à la fourchette » concernant la production agricole européenne. Nous refusons en effet le remplacement de cette production par des importations qui ne respectent pas nos normes sanitaires et environnementales, en référence à notre discussion d'hier avec le ministre Olivier Becht. C'est pourquoi nous voulons engager notre commission dans le dialogue stratégique sur la PAC qui est annoncée pour le début de l'année prochaine. Nous demandons également une meilleure prise en considération de la pêche côtière et artisanale qui contribue, comme la PAC, à notre autonomie alimentaire.

Au titre des objectifs de l'Europe du marché intérieur, notre résolution évoque la nécessité d'une politique commerciale européenne fondée sur la concurrence loyale et sur la réciprocité dans l'accès aux marchés, et défendant les intérêts des États membres. Dans le même esprit, nous demandons l'adoption rapide de l'instrument d'urgence pour le marché intérieur et du cadre réglementaire pour l'approvisionnement de l'Union européenne en matières premières critiques.

Au titre de l'Europe du numérique, qui possède désormais un cadre normatif solide qu'il s'agit désormais de faire vivre, nous prenons acte de l'adoption définitive du règlement portant sur la gouvernance européenne des données, le Data Governance Act (DGA), et nous observons avec intérêt les discussions en cours sur la réglementation européenne sur l'intelligence artificielle, en espérant qu'un compromis assurera l'équilibre entre innovation et protection des droits fondamentaux.

Concernant l'économie au service des personnes, l'Europe sociale et celle de la santé, nous proposons de mettre en avant nos interrogations sur la révision du cadre financier pluriannuel (CFP). En vérité, les crises successives ont déjà épuisé les ressources prévues, mais toutes les nouvelles dépenses demandées par la Commission sont-elles nécessaires ? Sans doute pas en ce qui concerne le montant de 1,9 milliard demandé pour l'administration européenne ! Je rappelle que la France est aujourd'hui contributrice nette au budget européen.

Or l'Union européenne ne dispose toujours pas de nouvelles ressources propres. À cet égard, la proposition d'une ressource statistique temporaire fondée sur l'excédent brut d'exploitation des entreprises n'est pas satisfaisante car, comme le soulignait Mme Stéphanie Riso, la directrice générale du budget de la Commission européenne que notre commission a auditionnée, il s'agit d'une contribution nationale.

En complément, nous souhaitons, au nom du Sénat, attirer l'attention sur l'urgence de la réforme importante de la gouvernance économique européenne. À défaut, au 1er janvier prochain, nous allons nous retrouver sous les fourches caudines des règles du pacte de stabilité et de croissance (PSC), dont la mise en oeuvre est gelée depuis 2020.

Je note, dans la réforme proposée, l'introduction d'assouplissements intéressants pour notre pays, mais aussi l'introduction d'un nouveau critère numérique uniforme d'obligation d'ajustement du déficit, qui serait contraignant pour la France. Par ailleurs, nous voulons examiner plus avant le projet d'euro numérique, dont les avantages n'apparaissent aujourd'hui pas évidents. Nos collègues Pascal Allizard et Florence Blatrix Contat ont engagé un travail sur ce dossier et devraient nous aider à y voir plus clair.

Nous soulignons enfin notre attachement à une meilleure prise en considération des régions ultrapériphériques (RUP) et des pays et territoires d'outre-mer (PTOM) dans l'ensemble des politiques européennes.

Au titre de l'Europe plus forte sur la scène internationale, de l'Europe de la défense et de l'Europe spatiale, le programme de travail de la Commission européenne insiste sur l'élaboration d'une stratégie pour l'industrie de la défense.

Sur ce point, nous saluons d'abord la solidarité européenne sans faille qui a été mise en oeuvre, dès l'agression de l'Ukraine, pour la soutenir en financements, en armes et en munitions. Sur cette base, la Commission européenne a présenté récemment deux projets d'instruments, l'European Defence Industry Reinforcement through common Procurement Act (Edirpa) et le règlement Action de soutien à la production de munitions (Asap). Nos collègues Dominique de Legge et Gisèle Jourda nous en ont tenus informés.

Soyons clairs : nous sommes favorables au principe d'une coopération européenne des industries de défense, mais, à cette occasion, la Commission européenne ne peut essayer de s'attribuer des compétences que les traités lui refusent. Il en va de notre souveraineté nationale.

Par ailleurs, il faut aujourd'hui déplorer le choix assumé par plusieurs États membres de privilégier les achats d'armements américains, ce qui ne constitue pas vraiment un signe de renforcement de l'Europe de la défense.

L'autre point essentiel dans ce domaine est la dernière communication de la Commission européenne ayant proposé d'ouvrir une perspective d'adhésion claire à l'Ukraine et à la Moldavie et de reconnaître aussi le statut de candidat à la Géorgie et à la Bosnie-Herzégovine, moyennant plusieurs conditions strictes. En pratique, le Conseil européen des 14 et 15 décembre prochains devrait examiner ces propositions.

Dans le contexte géopolitique difficile que nous connaissons, cette perspective d'adhésion est historique. Au-delà de la question qui demeure en arrière-plan de la nécessité de ne pas importer de conflit dans l'Union européenne, ces candidatures, comme les précédentes, devront impérativement respecter les critères de Copenhague, ce qui signifie, pour les candidats, avoir des institutions stables respectant la démocratie et les droits de l'Homme, ainsi qu'une économie de marché viable, et reprendre l'acquis communautaire, mais ce qui implique aussi la nécessaire compatibilité de ces candidatures avec la capacité d'absorption de l'Union européenne. Nous constatons aussi que ces perspectives interrogent sur le devenir du partenariat oriental.

Notre résolution soutient la réaffirmation de la trajectoire européenne des pays des Balkans occidentaux, qui est confortée avec 6 milliards d'euros d'aides et de prêts pour soutenir les réformes qui mènent à l'adhésion. Enfin, nous appelons à redynamiser le partenariat euro-méditerranéen.

Dans le domaine spatial, nous rappelons notre soutien à l'Agence spatiale européenne (ESA), sans laquelle l'Europe n'aurait pas accès à l'espace. Nous voulons aussi la mise en oeuvre d'Iris2, constellation de satellites qui doit sécuriser les communications européennes. Tout en approuvant l'accord du 6 novembre dernier qui va permettre la pérennité des lancements d'Ariane 6, nous constatons que la France a dû mettre la main à la poche, alors que certains États membres, comme l'Allemagne, sont désormais partisans d'une logique de concurrence intraeuropéenne et d'une « privatisation » de l'accès à l'espace, comme nous l'a rappelé hier l'ambassadeur d'Allemagne en France.

Enfin, concernant l'espace de liberté, de sécurité et de justice, le programme de travail de la Commission européenne prévoit une accentuation de la lutte contre le trafic de migrants. Notre résolution insiste sur la nécessité d'adopter définitivement le Nouveau pacte sur la migration et l'asile, qui est en discussion depuis trois ans et qui doit renforcer l'efficacité de contrôles aux frontières tout en mettant en place un mécanisme de solidarité à l'égard des États membres en première ligne.

Nous formulons la même demande pour le cadre réglementaire européen relatif à la lutte contre les abus sexuels sur les enfants, qui était présenté comme prioritaire, mais n'est toujours pas adopté. Je conseille aux négociateurs de reprendre les dispositions de la résolution proposée par nos collègues Catherine Morin-Desailly, Ludovic Haye et André Reichardt, en mars dernier, qui fixait un cap clair.

Enfin, à la lumière des récentes catastrophes naturelles, qui ont touché en particulier mon département du Pas-de-Calais, mais aussi la Bretagne et la Normandie, notre résolution sollicite une réflexion sur le renforcement des moyens de prévention et de sécurité civile européenne en soutien aux États membres. Il existe déjà des dispositifs d'urgence, mais il faut pouvoir les enclencher plus vite.

Au final, la Commission européenne semble courir après le temps. C'est un enseignement pour la prochaine Commission. Afin d'être plus efficace et plus respectueuse des compétences des États membres, tout en étant mieux comprise par les citoyens, elle devra proposer sans doute moins de textes, mais mieux préparés et selon un calendrier réaliste. Cet enjeu est fondamental à l'heure où notre coopération européenne est plus essentielle que jamais.

J'ajouterai pour conclure que cet activisme normatif de la Commission européenne a eu aussi des conséquences sur notre propre rythme de travail expliquant l'afflux de textes à traiter dans l'urgence par notre commission, et l'inflation du nombre de ses réunions - parfois trois en 24 heures. Certains collègues m'ont fait part de leurs réserves à ce sujet, mais nous sommes malheureusement tributaires de cet afflux de travail, et de l'agenda des ministres et des ambassadeurs.

Mme Gisèle Jourda. - Je voulais tout d'abord remercier les rapporteurs pour leur travail de synthèse. Par ailleurs, vous connaissez mon attachement au partenariat oriental (PO) et au maintien de cet outil de la politique de voisinage de l'Union européenne. C'est pourquoi je souhaiterais insérer le paragraphe suivant entre l'alinéa 72 et 73 de la PPRE : « Reconnaît la contribution importante et durable des outils et instruments du partenariat oriental au rapprochement de l'Ukraine, la Moldavie, et la Géorgie avec l'Union européenne, dans le cadre d'une politique de voisinage qui a permis le renforcement des liens politiques et économiques entre l'UE et ces trois pays ainsi que la modernisation de leur économie, grâce aux accords d'association et de libre-échange conclus ; recommande de développer les acquis de cette politique de partenariat oriental, en la faisant évoluer parallèlement aux négociations qui pourraient s'ouvrir avec l'Ukraine et la Moldavie et à l'éventuelle reconnaissance de statut de candidat à la Géorgie, tout en la poursuivant à l'égard des trois autres pays qu'elle vise ».

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Je n'y vois pas d'inconvénient.

M. Didier Marie, rapporteur. - Cet ajout permet en effet de préciser la suite des évènements. Le partenariat oriental a aidé fortement les pays concernés à se rapprocher de l'Union européenne. Les crédits qui lui sont alloués ont vocation à être maintenus à l'égard des pays candidats, mais aussi de ceux qui ne le sont pas, comme l'Arménie. La procédure de candidature, qui devrait mettre un certain temps à se mettre en place, sera accompagnée de crédits complémentaires.

La proposition de Gisèle Jourda ne soulève donc pas de difficultés.

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Nous proposons donc de l'insérer dans la PPRE après l'alinéa 72 relatif aux critères de Copenhague.

Il en est ainsi décidé.

M. Louis-Jean Nicolaÿ. - Je veux évoquer la problématique des ventes d'armes américaines et européennes. N'oublions pas que, sans les Américains, l'Ukraine n'existerait plus. Si l'on écoute M. Orban, l'Europe n'ira pas plus loin vis-à-vis de l'Ukraine ou de la Moldavie. Ne devrait-on pas nuancer notre propos en nous positionnant comme un acteur complémentaire, et non concurrent, dans le cadre de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (Otan) ?

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Merci pour cette observation. Nous estimons effectivement que l'industrie de défense européenne doit mieux s'organiser. Mais notre réflexion tient évidemment compte du contexte international actuel. Or, il existe deux incertitudes sur les choix américains dans le dossier ukrainien : en premier lieu, le président Joe Biden entend les interrogations de la population américaine sur la poursuite d'un soutien inconditionnel à l'Ukraine , et a commencé à émettre certaines réserves sur la durée et les modalités de ce soutien ; en second lieu, le candidat Donald Trump a d'ores et déjà annoncé qu'il quitterait l'Otan s'il était réélu président des États-Unis.

Notre propos n'est pas ici de considérer les Américains comme de potentiels concurrents en matière de vente d'armes, mais de défendre une autonomie accrue des États membres dans le domaine militaire , qui serait nécessaire si les États-Unis cessaient leur aide.

Par ailleurs, nous n'émettons pas de critique dans la proposition de résolution. Nous regrettons les choix récents de plusieurs États membres en faveur d'équipements de défense extraeuropéens et réaffirmons ainsi la nécessité de consolider le Fonds européen de la défense (FED).

M. Didier Marie, rapporteur. - L'industrie de défense européenne est un enjeu central. D'une part, l'UE n'est visiblement pas en capacité de répondre aux engagements qu'elle a pris à l'égard de l'Ukraine de lui fournir un million de munitions pour l'année 2023 - nous n'en sommes qu'au tiers promis. D'autre part, l'industrie de défense européenne n'est pas coordonnée : elle se concurrence sur les mêmes marchés et, inversement, n'occupe pas certains créneaux restés vacants.

L'idée est donc de favoriser la crédibilité de l'industrie de défense européenne en mettant en place une véritable coordination, des moyens et un appui. Cela étant, soutenir cette industrie ne signifie pas proposer de substituer la défense européenne au choix de participer à l'Otan, qui relève de la souveraineté des États membres. Mais pour produire les armements nécessaires pour notre sécurité, il faut pouvoir les vendre. Or, récemment, un certain nombre d'États membres ont choisi d'acheter des munitions d'origine américaine et sud-coréenne, alors qu'il existait sur le marché les mêmes produits européens.

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - J'ajoute que, le 30 novembre dernier, Ursula von der Leyen précisait elle-même dans son discours devant l'Agence européenne de défense (AED) que, si la coopération transatlantique demeurait importante, les États membres devaient davantage développer « le réflexe européen ». Nous verrons ce qu'il en sera au moment des élections européennes.

Mme Marta de Cidrac. - Vous l'avez souligné, le programme est très ambitieux au regard du temps qui reste à la Commission actuellement en place. Je reviendrai sur trois points.

Le premier concerne la corruption au sein de l'Union européenne. Dans l'alinéa correspondant, nous « remercions » la Commission pour sa proposition de future directive sur ce sujet. Peut-on en connaître la teneur ? Le sujet est éminemment grave, sachant que la corruption participe à la défiance vis-à-vis de nos institutions européennes. Doit-on se contenter de cette proposition ? Quels sont les moyens d'action à la disposition du Parlement français ?

Mon deuxième point porte sur la disparition de la langue française et, par conséquent, la discrimination d'un certain nombre de candidats au prétexte qu'ils ne sont pas bilingues. Que peut-on espérer des recours que vous avez évoqués ?

Mon troisième point concerne l'Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex). Le texte est plutôt bien formulé, mais ne peut-on pas accentuer la nécessité, pour le Parlement, d'être plus impliqué et consulté sur ce point ? Nous avions déjà exprimé ce souhait l'année dernière. Que s'est-il passé entre 2022 et aujourd'hui ?

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - La corruption et l'éthique font, à l'heure actuelle, l'objet de deux initiatives distinctes, avec une proposition de directive harmonisant les moyens de présentation et de lutte contre la corruption au niveau européen, et une proposition d'accord entre institutions européennes pour mettre en place un organisme d'éthique à l'échelle de l'Union européenne. En pratique, avec Didier Marie et Claude Kern, qui sont mes co-rapporteurs, nous avons choisi de réunir l'examen de ces deux propositions car leur objet est le même : une Europe plus transparente et plus intègre.

Nous menons actuellement un cycle d'auditions - la dernière en date était ainsi celle de Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Disons-le clairement : le dispositif français, qui en pratique, ne nous semble pas toujours parfait, est souvent pris en exemple dans le reste de l'Union européenne. Bien sûr, aucune règle n'empêchera jamais totalement un lobbyiste de proposer à un parlementaire de changer son vote contre une valise de billets.

Néanmoins, il est possible de créer une culture de l'intégrité et d'établir un cadre réglementaire dissuadant les actions de corruption. C'est ce que l'Union européenne tente de faire à l'heure actuelle. Elle le fait avec des moyens contraints, et avec une volonté limitée de ses différentes institutions, qui souhaitent continuer à s'autoréguler dans ce domaine, ne serait-ce que sur la question du « pantouflage » entre secteurs public et privé. Trouver parmi elles un organisme qui réussisse à harmoniser le tout est assez difficile, c'est pourquoi la Commission européenne propose la mise en place d'un organisme dédié à l'éthique. Certes, l'organisme envisagé aurait des compétences restreintes. Par ailleurs, le calendrier de la réforme est peu lisible. Mais nous espérons revenir devant vous prochainement avec des propositions permettant d'améliorer cette réforme.

Sur l'organisation, les missions et les moyens de Frontex, agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, je rappelle que nous avons mené un travail de fond avec le président de la commission des lois, François-Noël Buffet, qui a donné lieu à l'adoption par le Sénat d'une résolution européenne en séance publique, le 8 février dernier. Cette résolution rappelle que Frontex doit être mieux pilotée politiquement, ce qui implique une meilleure association des parlements nationaux au contrôle de son activité. Il convient désormais de convaincre nos principaux partenaires européens de la pertinence de nos demandes. Sur ce point, ayant accompagné, il y a quelques jours, le Président du Sénat en Allemagne, j'ai pu constater que nos homologues avaient examiné attentivement notre travail.

Mme Marta de Cidrac. - Sur le volet de la corruption, peut-on substituer le terme « remercier » par un autre ? Cette formule donne l'impression que nous nous contentons de cette annonce.

M. Jean-François Rapin, président. - En effet, si cette annonce constitue une réelle avancée et si cette réforme nous convient bien car elle s'inspire de nos propres pratiques, il faut tenir compte des grandes différences existant à ce sujet dans l'Union européenne et être prudents sur la mise en oeuvre de ces effets d'annonce. Donc, si cela vous convient, nous remplacerons le verbe « remercier » par un salut de principe à cette initiative.

M. Didier Marie, rapporteur. - Je partage l'avis de Marta de Cidrac. Le travail préalable mené sur l'éthique et la lutte contre la corruption l'a montré : la Commission européenne est forcée d'avancer sur le sujet, mais le fait de façon très mesurée. Quand nous serons amenés à présenter notre résolution, nous lui demanderons d'aller un peu plus loin en la matière. La substitution de termes que suggère le Président Rapin me convient donc assez bien.

À noter que les propositions du Parlement européen vont plus loin que celles de la Commission. Dans le cadre du trilogue, certains éléments seront sans doute modifiés le moment venu.

M. Ronan Le Gleut. - Le débat soulevé sur l'industrie de défense européenne est essentiel. On ne peut dissocier l'enjeu de la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE) de la capacité des États membres à se défendre eux-mêmes hors de l'Otan. Je prends en exemple le partage nucléaire, notamment les ogives nucléaires B61, stationnées dans plusieurs pays de l'Union, mais pilotées par des chasseurs américains. On comprend donc, dans ce contexte, que l'Allemagne achète des Lockheed Martin F-35. On ne peut évoquer la question des choix militaires sans aborder celle de la capacité d'engagement des forces militaires.

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Tout cela dépend aussi de l'histoire spécifique des États membres. Si la France, par volonté politique continue depuis le général de Gaulle, a réussi à développer sa propre industrie militaire, il est bien évident qu'au sortir de la Seconde guerre mondiale, l'Allemagne avait abandonné tout un pan de son industrie de défense. L'achat de matériels militaires américains est alors apparu pour elle, comme un substitut nécessaire mais également comme un moyen d'obtenir la protection américaine dans un contexte de Guerre froide.

Il est important d'avoir à l'esprit que le redémarrage d'usines d'armement n'est pas une mince affaire et qu'il doit être anticipé. Or, on se rend compte aujourd'hui de notre grande dépendance aux décisions américaines. Si demain les États-Unis arrêtaient leur aide à l'Ukraine, que se passerait-il ? Sachant la différence considérable entre le montant de leur aide et celle octroyée par l'Union européenne, serions-nous capables de fournir suffisamment d'armes à l'Ukraine ?

Mme Mathilde Ollivier. - L'alinéa 29 de la proposition de résolution, relatif à l'établissement d'un objectif climatique à l'horizon 2040, rappelle que les parlements nationaux doivent être associés à l'établissement des objectifs climatiques, mais la fin du paragraphe, qui parle « d'un juste équilibre entre l'ambition souhaitable et le réalisme nécessaire », ne me paraît pas en ligne avec lesdits objectifs. Le réalisme, cela conduit en effet à l'augmentation des émissions carbone.

Je propose donc de supprimer la fin de cette phrase : « afin de trouver le juste équilibre entre l'ambition souhaitable et le réalisme nécessaire, en prenant en considération les contraintes industrielles, sociales et territoriales des États membres ». Il ne faut pas mettre dos à dos l'ambition et le réalisme.

Par ailleurs, pourquoi à l'alinéa 31 de la proposition, « s'interroge »-t-on sur l'objectif de 42,5 % d'énergies renouvelables ? Est-ce parce que l'on considère qu'il ne sera pas atteint au niveau européen ? Il est par ailleurs dommage d'en parler seulement sous l'aspect de son impact sur la biodiversité.

En revanche, j'approuve l'alinéa 33 en ce qu'il mentionne les silences de la Commission européenne sur le système agroalimentaire durable. Il s'agit en effet d'un manque important de ce programme, notamment au regard la stratégie « De la ferme à la fourchette », qui était une des grandes priorités de la Commission européenne et sur laquelle on note finalement peu d'avancées et d'ambitions affichées dans la deuxième partie du mandat.

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Le « réalisme nécessaire » est une référence directe aux nombreux rapports et résolutions adoptés par notre commission au cours des dernières années, notamment sur la stratégie « De la ferme à la fourchette ». Ces rapports et résolutions défendaient les moyens nécessaires aux ambitions. Ils dénonçaient également l'absence de transparence de la Commission européenne, qui n'a communiqué aucune analyse d'impact, alors même que le risque d'une chute de la production agricole européenne était considéré comme probable par les experts. Ainsi, une étude américaine a démontré qu'atteindre les objectifs fixés entraînerait un recul de 10 à 15 % de la production agricole de l'Union européenne.

Comment infliger cela à nos agriculteurs alors qu'ils sont déjà contraints par de nombreuses exigences environnementales, et qu'ils sont les premiers - avec les pêcheurs - à devoir mettre en oeuvre et financer la transition écologique ?

Comment exiger d'eux des investissements supplémentaires et une moindre production, alors que les ressources de la PAC sont de plus en plus incertaines si l'on examine les reconfigurations budgétaires en discussion à l'occasion de la révision à mi-parcours du cadre financier pluriannuel (CFP) ? Il est important d'insister sur ce point.

Je comprends les modifications suggérées - chacun a sa vision des choses. J'ajouterai tout de même que, dans le « réalisme nécessaire », nous prenons en compte les contraintes sociales et territoriales des États membres.

Mme Marta de Cidrac. - Je comprends tout à fait la démarche de Mme Ollivier, mais, vous l'avez rappelé à juste titre, monsieur le président, il est important de faire attention aux conséquences sociales de certaines mesures écologiques, comme celles relatives à l'énergie. Je serai donc plutôt favorable au maintien du paragraphe tel qu'il est écrit.

N'oublions pas que de nombreux concitoyens se détournent des objectifs environnementaux pour des raisons économiques. Je l'entends souvent dans mon département : il faut donc être vigilant sur ce point.

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Les mots sont importants. Ne déclenchons pas sur ces sujets, de nouvelles crises sociales, comme on a pu en connaître lors du mouvement des gilets jaunes.

Mme Karine Daniel. - Il nous faut parfois pointer les contradictions de l'agenda européen, et j'en donnerai un exemple. D'un côté, il semble y avoir urgence à légiférer sur les nouvelles technologies génomiques, dites « nouveaux OGM », et, de l'autre, les autorisations d'utilisation du glyphosate sont prolongées. Ces deux mouvements sont antinomiques et décalés. Nos concitoyens ne le comprennent pas et il faut faire preuve de vigilance sur les enjeux de temporalité et les signaux que nous envoyons, dans nos débats sur l'agriculture comme sur d'autres sujets.

M. Didier Marie, rapporteur. - Il est précisé à l'alinéa 29 précité que la Commission européenne entend lancer un processus pour établir un objectif climatique à l'horizon 2040. À l'origine, nous avions un objectif de réduction de 55 % des émissions de gaz à effet de serre à l'horizon 2030 et un objectif de réduction de 100 % pour 2050. Sous la pression de certains États membres, la Commission fixe une étape intermédiaire, qui reste à définir. Certains États souhaiteraient que l'objectif soit de 90 %. La formule « trouver le juste équilibre entre l'ambition souhaitable et le réalisme nécessaire » s'intègre à cet endroit-là. Aura-t-on déjà atteint 55 % en 2040 ? Pourrait-on jalonner le parcours de plusieurs étapes entre les 55 % et les 100 % ? Nous mettons en parallèle notre ambition et notre capacité à réaliser nos objectifs, mais il ne s'agit pas d'une remise en cause de ces derniers.

Par ailleurs, nous cherchons à atteindre le consensus. À cet égard, l'expression « s'interroge sur le réalisme du calendrier prévu », à l'alinéa 31, est interprétable de deux façons. On peut s'interroger soit du fait que l'on estime qu'on va trop vite, soit parce que l'on considère qu'il faut accélérer. La formulation est suffisamment neutre pour que chacun s'y retrouve. À titre personnel, je pense que ces mots signifient qu'il faut aller un peu plus loin et un peu plus vite, tout en sachant que certains défis ne sont pas réglés. La formule paraît équilibrée.

Enfin, à l'alinéa 30, pour répondre aux questions d'acceptabilité sociale, nous soulignons « le rôle essentiel du Fonds social pour le climat » et la nécessité de l'abonder avec un financement pérenne. Il s'agit d'un point important pour que la transition écologique et énergétique advienne sans laisser personne sur le bord du chemin. Là aussi, la formulation semble équilibrée.

Mme Mathilde Ollivier. - Je remercie les rapporteurs pour leurs explications mais je maintiens mon propos sur la dernière partie de l'alinéa 29 que je propose de supprimer. La nécessité d'une transition juste est déjà indiquée.

La proposition de modification n'est pas adoptée.

Mme Gisèle Jourda. - L'alinéa 32, qui fait référence à un cadre réglementaire européen pour protéger les sols, répond tout à fait aux demandes que nous avions émises avec Cyril Pellevat.

M. François Bonneau. - La mise en place de l'euro numérique implique inévitablement le traitement des données à caractère personnel des utilisateurs. Dans la résolution, nous prendrions acte « avec prudence » de ce projet. Compte tenu du poids de l'économie souterraine et des enjeux d'une telle question, la formule est-elle assez forte ?

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Florence Blatrix Contat et Pascal Allizard sont en train de mener un travail de fond sur le projet d'euro numérique. Nous sommes prudents dans la mesure où nous présenterons probablement une proposition de résolution européenne sur le sujet.

Mme Florence Blatrix Contat. - Nous allons mener une première audition la semaine prochaine.

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Le secteur bancaire est, sur ce dossier, aussi prudent que nous le sommes. Je propose de maintenir la formule en l'état.

M. François Bonneau. - Très bien.

La commission adopte la proposition de résolution européenne ainsi modifiée, disponible en ligne sur le site du Sénat, ainsi que l'avis politique qui en reprend les termes et qui sera adressé à la Commission européenne.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE

SUR LE PROGRAMME DE TRAVAIL

DE LA COMMISSION POUR 2024

Le Sénat,

Vu l'article 88-4 de la Constitution,

Vu l'article 12 du traité sur l'Union européenne,

Vu le discours de Mme Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, devant le Parlement européen, le 16 juillet 2019,

Vu la réponse de la Commission européenne du 26 mai 2023 (C(2023) 3568 final) à son avis politique relatif au programme de travail de la Commission pour 2023 du 8 février 2023,

Vu le rapport de prospective stratégique 2023 de la Commission européenne, intitulé « La durabilité et le bien-être des personnes au coeur de l'autonomie stratégique ouverte de l'Europe », en date du 6 juillet 2023, COM(2023) 376 final,

Vu le discours sur l'état de l'Union prononcé par la présidente de la Commission européenne devant le Parlement européen, le 13 septembre 2023,

Vu la communication de la Commission européenne au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions du 17 octobre 2023 présentant son programme de travail pour 2024, intitulée « Obtenir des résultats aujourd'hui et préparer demain », COM (2023) 638 final,

Salue la qualité de son dialogue politique avec la Commission européenne et, plus généralement, avec les institutions de l'Union européenne ; appelle cependant la Commission européenne à la vigilance sur le respect des principes de subsidiarité et de proportionnalité dans les initiatives normatives qu'elle présente ; demande la présentation simultanée par la Commission européenne d'une analyse d'impact en accompagnement de chacune de ses initiatives législatives afin d'en contrôler efficacement la nécessité et la proportionnalité ;

Constate que le programme de travail de la Commission européenne pour 2024 est le dernier présenté par l'actuel collège des commissaires et constitue également un document d'orientation politique pour la prochaine Commission européenne ; souligne que le contexte géostratégique actuel, marqué par le retour des conflits sur le continent européen et l'émergence de menaces graves sur les démocraties européennes, dont par ailleurs les marges de manoeuvre budgétaires sont réduites, imposent aux États membres une solidarité accrue, une réflexion sur leurs priorités et la détermination de politiques communes pragmatiques ;

Approuve le programme de travail de la Commission européenne pour 2024, articulé encore autour des six grandes ambitions définies dans les orientations politiques présentées en 2019 par Mme Ursula von der Leyen, à savoir « Un pacte vert pour l'Europe », « Une Europe adaptée à l'ère du numérique », « Une économie au service des personnes », « Une Europe plus forte sur la scène internationale », « Promouvoir notre mode de vie européen » et « Un nouvel élan pour la démocratie européenne », tout en rappelant les observations émises dans sa résolution européenne n° 69 du 13 mars 2023 sur le programme de travail 2023 qui relevaient l'inadaptation de cette présentation au regard des nouveaux enjeux européens ;

Préfère ainsi, dans un double souci de clarté et de cohérence à l'égard des traités, examiner ici les priorités de la politique commerciale européenne et sa stratégie pharmaceutique dans le titre relatif à l'Europe du marché intérieur, aux côtés des autres dispositions confortant l'autonomie stratégique de l'Union européenne ; les défis de l'Europe spatiale et les nouvelles perspectives de l'élargissement de l'Union européenne dans un titre relatif à « une Europe plus forte sur la scène internationale » commun à l'industrie de défense, aux enjeux internationaux de souveraineté et à la politique de voisinage ;

Appelle la Commission européenne à améliorer la sincérité de cette programmation en instituant deux nouvelles annexes, respectivement relatives aux décisions et accords préparés pour l'année à venir en matière de relations internationales et de politique commerciale, ainsi qu'aux actes délégués et aux actes d'exécution devant être adoptés conformément aux articles 2901(*) et 2912(*) du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) ;

S'interroge sur le nombre très important d'initiatives réglementaires européennes, présentées par la Commission européenne comme demeurant en discussion (154), parfois depuis plus de cinq ans, alors que la fin du mandat de la Commission actuelle est imminente ; appelle le prochain collège des commissaires à mettre en oeuvre, comme proposé dans sa résolution européenne n° 69 précitée, un principe de sobriété réglementaire ; considère que ce principe, sans la contraindre à une baisse de ses ambitions de réforme, doit la conduire à diminuer le nombre de ses initiatives normatives, à réduire leurs délais d'examen et à supprimer les normes redondantes ou défaillantes ;

Souligne également la nécessité, pour les institutions européennes, d'associer plus étroitement les parlements nationaux au processus de décision européen, afin de rapprocher l'Union européenne des citoyens des États membres ; demande donc de nouveau la mise en oeuvre des conclusions du groupe de travail de la Conférence des organes spécialisés dans les affaires de l'Union (COSAC) sur le rôle des parlements nationaux dans l'Union européenne, rendues publiques en juin 2022 ; rappelle que ces conclusions recommandent en particulier l'instauration d'un droit d'initiative législatif des parlements nationaux (carton vert), l'amélioration des modalités d'application du principe de subsidiarité par l'extension du délai d'examen des textes et par l'abaissement du seuil de déclenchement du « carton jaune », et l'institutionnalisation d'un droit de questionnement écrit à l'égard des institutions européennes ;

Affirme avec solennité que le respect de la diversité linguistique des États membres de l'Union européenne est un pilier fondateur de l'adhésion de ces États à l'Union européenne et de l'appropriation citoyenne de la construction européenne, reconnu par les dispositions de l'article 3 du traité sur l'Union européenne (TUE)3(*) et de l'article 22 de la Charte européenne des droits fondamentaux4(*) ; déplore à cet égard le monolinguisme de fait qui s'installe au profit de la langue anglaise dans les institutions, organes et agences de l'Union européenne et qui fragilise le contrôle démocratique de leurs décisions ; appelle par conséquent ces institutions, organes et agences à se mettre en conformité avec les traités en assurant l'emploi des autres langues de travail, au premier rang desquelles le français, dans l'ensemble des réunions décisionnelles, sur leurs sites Internet, ainsi que dans la rédaction et la traduction des documents d'importance de l'Union européenne ;

Dans ce contexte, dénonce avec gravité les procédures de recrutement lancées par la Commission européenne qui écartent les candidats maîtrisant la seule langue française ; considère que cette décision constitue une discrimination à l'encontre des citoyens français qui souhaitent travailler dans les institutions européennes ; soutient en conséquence les actions contentieuses ouvertes par le Gouvernement contre ces décisions de recrutement ;

Souligne enfin que le Gouvernement et les institutions européennes doivent continuer à valoriser le siège du Parlement européen à Strasbourg, qui symbolise la réconciliation franco-allemande et incarne l'Europe du droit ; dans ce cadre, se félicite du choix du Parlement européen de conforter sa présence sur son site strasbourgeois, avec l'inauguration, le 20 novembre dernier, du bâtiment « Simone Veil » ;

Sur un nouvel élan pour la démocratie européenne

Prend acte du dialogue institué entre la Commission européenne et les États membres depuis 2020 sur le respect des droits fondamentaux dans le cadre du cycle annuel de suivi de l'État de droit ; se félicite des progrès constatés sur 65 % des recommandations émises à l'intention des différents États membres par la Commission européenne dans son rapport annuel 20235(*), en particulier pour renforcer l'indépendance de l'autorité judiciaire et améliorer son efficacité ; prend note avec attention des recommandations faites à la France lui demandant de poursuivre la numérisation des procédures judiciaires et de doter la justice de moyens de fonctionnement suffisants ;

Déplore simultanément l'ampleur de la corruption dans l'Union européenne, dont le coût global annuel pour les États membres est estimé à 120 milliards d'euros ; observe qu'elle fausse les règles du marché intérieur et est à l'origine d'une réelle défiance des citoyens des États membres à l'encontre de leurs représentants6(*) ; salue par conséquent la présentation, le 8 juin dernier, par la Commission européenne d'une proposition de directive qui tend à prévoir une harmonisation européenne des mesures de prévention et des sanctions pénales de la corruption à l'échelon européen ;

Rappelle que, pour être crédibles dans leur exigence à l'égard des États membres en matière d'État de droit, les institutions de l'Union européenne doivent elles-mêmes être exemplaires et améliorer leurs cadres éthiques, comme l'observait la Cour des comptes de l'Union européenne en 20197(*) ; soutient les efforts actuels du Parlement européen pour conforter ses procédures internes destinées à prévenir les conflits d'intérêts et à garantir la lutte contre les ingérences étrangères, dans le cadre du « plan d'action en 14 points » annoncé par sa présidente Mme Roberta Metsola ; estime en outre bienvenue la création d'un organisme d'éthique pour l'Union européenne, afin d'y instituer une véritable culture de la transparence et de l'intégrité ;

Souligne que la liberté et l'indépendance de la presse sont des conditions existentielles de la démocratie ; se réjouit donc des progrès dans la sécurité et les conditions de travail des journalistes constatés dans l'Union européenne par le rapport précité sur l'État de droit ; rappelle aux négociateurs européens ses résolutions portant avis motivés n° 127 et n° 36, adoptées le 30 juin et le 11 décembre 2022, afin que les compromis qu'ils élaborent sur la proposition de règlement relative à la « la liberté des médias » et la proposition de directive visant à protéger des procédures judiciaires abusives, les journalistes et toute personne participant au débat public, respectent les principes de subsidiarité et de proportionnalité ;

Salue la priorité accordée par l'Union européenne à la promotion de l'égalité entre hommes et femmes ; se réjouit notamment de l'adoption du cadre européen permettant la mise en oeuvre effective du principe de l'égalité de rémunérations entre hommes et femmes ; salue également l'adhésion de l'Union européenne à la Convention du Conseil de l'Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique (dite Convention d'Istanbul), le 1er octobre dernier, et insiste sur l'importance, pour les institutions européennes, de s'accorder définitivement sur la proposition de directive sur la lutte contre les violences faites aux femmes, conformément à sa résolution européenne n° 46 en date du 26 novembre 2021 ;

Appelle enfin à l'adoption de la carte européenne du handicap et au renforcement des dispositifs en vigueur dans le cadre de la carte européenne de stationnement pour les personnes handicapées, d'ici la fin de la mandature actuelle ;

Sur le pacte vert pour l'Europe, la politique agricole commune et la pêche

Demande avec insistance la mise en oeuvre de la réforme du marché européen de l'électricité, qui doit assurer une meilleure protection des consommateurs contre la volatilité des prix des énergies, renforcer la souveraineté industrielle de l'Union et encourager le développement des énergies décarbonées dans le respect du principe de neutralité technologique, avant la fin du mandat de la présente Commission européenne ; estime essentiel que cette réforme préserve pleinement la compétence des États membres dans la définition de leur bouquet énergétique ; soutient le développement des contrats de long terme et la pérennisation des interventions publiques à destination des consommateurs en cas de crise sur les prix de marché, dans les termes retenus par sa résolution européenne n° 41 du 19 juin 2023 ;

Salue la mise en oeuvre du plan d'action européen pour l'économie circulaire et de l'achèvement des négociations du paquet « Ajustement à l'objectif 55 » qui constitue un ensemble de normes interdépendantes destinées à mettre en oeuvre la réduction des émissions de gaz à effet de serre d'au moins 55 % d'ici à 2030 par rapport aux niveaux de 1990 et à atteindre la neutralité carbone à l'horizon 2050, conformément aux objectifs fixés par le règlement (UE) 2021/11198(*) ;

Observe que la Commission européenne entend lancer le processus visant à établir un objectif climatique à l'horizon 2040 et présenter une initiative sur la gestion industrielle du carbone ; considère que la décarbonation de l'économie ne peut se concevoir sans mesures adaptées destinées à garantir une transition écologique « juste pour tous » ; appelle en conséquence à une évaluation et à un travail approfondi avec les parlements nationaux en vue de l'établissement de cet objectif climatique, afin de trouver le juste équilibre entre l'ambition souhaitable et le réalisme nécessaire, en prenant en considération les contraintes industrielles, sociales et territoriales des Etats membres ;

Souligne à cet égard le rôle essentiel du Fonds social pour le climat et du plan de relance Next Generation EU ; appelle à un financement pérenne de ces outils pour permettre aux Etats membres d'atteindre les objectifs prescrits par l'Union européenne ;

S'interroge sur le réalisme du calendrier prévu pour parvenir à l'objectif d'au moins 42,5 % d'énergies renouvelables (ENR) dans la consommation européenne d'énergie d'ici à 2030, fixé par la directive (UE) 2023/2413 du 18 octobre 2023 dite « énergies renouvelables », compte tenu des capacités réelles des États membres à assurer leur déploiement ; demande de garantir l'indépendance et l'automaticité des études évaluant l'impact des installations d'énergies renouvelables sur l'environnement et la biodiversité, ces derniers étant, tout comme le développement des énergies renouvelables, des objectifs du « pacte vert » qui engagent l'Union européenne, ainsi que le souligne la Cour des comptes de l'Union européenne dans son rapport spécial consacré aux énergies marines renouvelables9(*) ;

Salue la présentation de la proposition de directive sur la surveillance et la résilience des sols par la Commission européenne, le 5 juillet dernier, destinée à imposer aux États membres une surveillance de l'état de leurs sols, la mise en oeuvre de pratiques de gestion durable et une évaluation des risques pour les sols potentiellement contaminés ; rappelle qu'il préconise de longue date, conformément aux orientations de sa résolution européenne n° 147 du 23 juillet 2021, l'élaboration d'une telle directive ; constate que ce cadre réglementaire, comme souhaité par le Sénat, couvre les enjeux de la prévention de la dégradation tous les sols et préconise d'établir un registre des sites potentiellement pollués ;

Regrette les silences répétés de la Commission européenne en réponse à sa demande de publication de l'analyse d'impact de la stratégie « De la ferme à la fourchette » et réitère donc cette demande, soucieux d'éviter le remplacement de la production agricole des États membres par des importations de substitution avec des standards sanitaires, sociaux et environnementaux inférieurs ;

Approuve l'ouverture d'un dialogue stratégique sur l'avenir de l'agriculture, début 2024, afin d'esquisser une « feuille de route agricole » pour la prochaine Commission européenne ; indique qu'il prendra part à ce dialogue et appelle le Gouvernement français et les professionnels du secteur à faire de même, afin de préserver notre souveraineté alimentaire, de redynamiser la politique agricole commune (PAC) tout en l'adaptant aux enjeux sociaux et environnementaux ainsi qu'à la perspective de l'élargissement envisagé de l'Union, et de favoriser l'installation des jeunes agriculteurs ;

Conformément à sa résolution européenne n° 125 du 6 juin 2023, demande aussi à l'Union européenne d'assurer, dans l'ensemble de ses politiques et dans ses financements dédiés, la défense et le développement de la pêche artisanale et côtière, qui contribue à la préservation de la biodiversité marine et également à la souveraineté alimentaire des États membres ;

Sur la politique commerciale, l'Europe du marché intérieur et la transition numérique

Souligne avec force l'urgence, pour les États membres et l'Union européenne, d'assurer ou de rétablir leur autonomie dans les domaines essentiels, notamment en matière économique, pour décider de leur avenir ; salue la prise de conscience de la Commission européenne sur la nécessité de traduire cette urgence dans ses programmes de travail annuels depuis 2021 ;

Relève que la Commission européenne a conclu au cours des derniers mois des négociations sur des accords commerciaux avec le Chili, la Nouvelle-Zélande et le Kenya mais que les négociations avec l'Australie ont échoué ; s'interroge sur la volonté de la Commission européenne de finaliser rapidement les accords en cours de négociation avec le Mexique et le Mercosur observe qu'elle souhaite également poursuivre les négociations avec l'Inde, l'Indonésie, Singapour et la République de Corée ; rappelle, s'agissant de l'accord avec le Mercosur, la nécessité de le compléter par des engagements contraignants des pays partenaires en ce qui concerne le respect de l'accord de Paris sur le climat, la lutte contre la déforestation et la conformité aux normes européennes des produits agricoles importés dans l'Union ;

Demande à la Commission européenne, dans la négociation de nouveaux accords commerciaux avec des pays tiers, d'assurer une ambitieuse conditionnalité sociale et environnementale et de garantir à la fois, une concurrence loyale, des conditions de marché équitables et la réciprocité dans l'accès aux marchés publics ; réitère son appel à réviser la méthodologie de négociation des accords commerciaux internationaux afin de mieux associer les parlements nationaux au processus de négociation ;

Affirme que le calendrier contraint de la fin de la législature actuelle du Parlement européen ne doit pas amener l'Union européenne à accorder des concessions inappropriées en vue d'obtenir un accord commercial au plus vite ;

Considère que l'Union européenne fait face à une compétition internationale intense et qu'elle doit demeurer un centre de production industrielle mondial ; affirme qu'à cette fin, l'Union doit utiliser l'ensemble des outils de défense commerciale dont elle dispose pour protéger son industrie des mesures commerciales déloyales mises en oeuvre par certains États tiers ; accueille à cet égard positivement l'enquête antisubventions lancée par la Commission européenne sur les véhicules automobiles électriques en provenance de Chine ;

Prend note du fait qu'après la crispation majeure qu'a constituée l'adoption par les États-Unis d'Amérique de l'Inflation Reduction Act (IRA), la Commission européenne fait état d'un renforcement des relations transatlantiques grâce au travail réalisé au sein du Conseil conjoint du commerce et des technologies ; observe néanmoins que cette formulation positive ne saurait masquer les divergences d'approche qui demeurent en matière de politique commerciale, en particulier eu égard aux enjeux relatifs à la souveraineté ;

Rappelle qu'aux côtés de cette redéfinition des priorités des accords commerciaux, la réponse européenne au défi de l'autonomie stratégique doit conduire à une actualisation de la politique européenne de concurrence ; dans cette perspective, salue l'évolution pragmatique du régime applicable aux aides d'État et réitère son souhait d'une actualisation de la définition des « marchés pertinents » retenue par la Commission ; ceci, afin de conforter le développement de « champions industriels » européens et d'éviter aux entreprises européennes des secteurs stratégiques de devoir s'allier avec des partenaires de pays tiers, au risque de perdre leur savoir-faire et de subir des ingérences étrangères ;

Constate que l'instrument d'urgence pour le marché unique vient pallier les carences de ce dernier pour faire face aux crises, en prévoyant des procédures d'alerte et une gestion graduée et proportionnée permettant d'assurer l'approvisionnement des citoyens et des entreprises en biens essentiels ; souhaite toutefois, conformément à sa résolution européenne n° 101 du 9 mai 2023, que la place des États membres, qui sont les premiers en charge de la protection de leurs populations, soit renforcée dans la gouvernance de l'instrument ; et, conformément à ses résolutions européennes n° 168 du 18 août 2023 et 169 du 25 août 2023, appuie la proposition visant à l'approvisionnement sûr et durable de l'Union européenne en matières premières critiques par la diversification des sources d'approvisionnement et le développement des capacités de production, de raffinage et de recyclage sur le territoire des États membres, ainsi que le renforcement de l'écosystème européen de fabrication des produits de technologie « zéro net » afin d'assurer le rôle premier de l'industrie européenne dans la neutralité carbone ; demande avec solennité au Parlement européen, au Conseil et à la Commission européenne, de travailler à l'adoption définitive de ces réformes majeures avant les prochaines élections européennes ;

Dans cette même perspective de renforcement de l'autonomie stratégique de l'Union européenne, encourage l'accélération de la stratégie pharmaceutique européenne afin d'assurer l'autonomie de l'Union européenne dans la recherche et la production de principes actifs et de médicaments ;

Salue l'accord obtenu au Parlement européen et au Conseil sur le règlement sur les données (« Data Act »), qui doit assurer une réelle harmonisation des règles d'accès aux données et à une utilisation équitable des données personnelles ;

Constate l'urgence d'un cadre juridique européen pour réguler l'utilisation de l'intelligence artificielle (IA) afin de disposer de systèmes sûrs et respectueux des droits fondamentaux sans décourager l'innovation ; appelle donc le Conseil et le Parlement européen à s'accorder au plus vite sur la proposition de règlement établissant des règles harmonisées en matière d'intelligence artificielle (COM(2021) 206 final), dans les termes de sa résolution européenne n° 100 en date du 9 mai 2023 ;

Prend acte du « train de mesures pour les petites et moyennes entreprises (PME) », présenté par la Commission européennes le 12 septembre dernier, afin de conforter l'activité de ces entreprises et de favoriser leur compétitivité ; souhaite, dans ce cadre, que soient mieux évaluées les conséquences concrètes de l'imposition du délai maximal de trente jours pour le paiement des factures dues aux PME, prévu par la proposition de règlement sur la lutte contre les retards de paiements, qui, par son automaticité, semble susceptible de fragiliser certains secteurs économiques ;

Appelle, en cohérence avec sa résolution européenne n° 17 du 14 novembre 2022, à l'obtention d'un compromis européen ambitieux sur la proposition de directive sur les conditions de travail des travailleurs des plateformes, afin de garantir à l'échelon de l'Union européenne, un juste équilibre entre la liberté d'organisation du travail et le respect des droits des travailleurs ;

Demande l'achèvement des négociations, débutées en 2016 et interrompues en 2021, sur la révision du règlement sur la coordination des régimes de protection sociale, qui doit contribuer à une lutte plus efficace contre le « dumping social » par la notification aux organismes de sécurité sociale des travailleurs préalablement à leur détachement et clarifier l'indemnisation du chômage des travailleurs frontaliers.

Sur l'économie au service des personnes et sur l'Europe sociale et de la santé

Prend acte de la proposition de révision du Cadre financier pluriannuel (CFP) 2021-2027 de la Commission européenne ; demande le maintien des fonds de l'Union européenne qui bénéficient à notre pays, déjà contributeur net, et garantissent l'efficacité de la politique agricole commune (PAC) et de la politique de cohésion ; souhaite que les redéploiements de crédits annoncés n'affectent pas les programmes décisifs pour l'autonomie et l'avenir de l'Union européenne ; s'interroge sur la pertinence de la forte augmentation des dépenses administratives sollicitée par la Commission européenne pour son fonctionnement, à hauteur de 1,9 milliards d'euros ;

Souligne la nécessité, pour l'Union européenne, de se doter rapidement de nouvelles ressources propres, dès lors, qu'en leur absence, les nouvelles dépenses se traduiront par une augmentation des contributions nationales ; rappelle à cet égard que la Commission européenne a proposé l'instauration de trois nouvelles ressources propres pour le budget de l'Union européenne, à partir des recettes tirées du système d'échange de quotas d'émission de l'Union européenne (SEQE-UE), des ressources générées par le projet de mécanisme d'ajustement carbone aux frontières de l'Union européenne, ainsi que d'une fraction des bénéfices résiduels des multinationales et prend note des accords partiels intervenus pour leur instauration ;

Demande de nouveau une association étroite des parlements nationaux au processus de mise en place de ces nouvelles ressources propres, d'autant qu'ils devront ratifier la décision du Conseil afférente ; souligne que la proposition d'une nouvelle ressource statistique temporaire fondée sur l'excédent brut d'exploitation des entreprises ne constitue pas une véritable ressource propre pérenne ; constate ainsi que le financement du budget européen continuerait d'être majoritairement assuré par les contributions des États membres ;

Insiste sur l'urgence d'aboutir à un accord sur la réforme de la gouvernance économique européenne avant la fin de l'année 2023 ; rappelle en effet, qu'à défaut d'accord, les règles du pacte de stabilité et de croissance, dont la mise en oeuvre avait été « gelée » depuis le printemps 2020, seront de nouveau pleinement applicables, en particulier la nécessité pour les États membres d'avoir un déficit public maximal de 3 % du PIB et une dette publique maximale de 60 % du PIB ;

Précise que la Commission européenne propose de réformer le pacte en fixant des règles budgétaires permettant aux États membres ayant un niveau de dette publique élevé de réaliser les investissements publics majeurs nécessaires aux transitions écologique et numérique ; prend note à ce titre de l'instauration de trajectoires de réduction de dette différenciées selon les États membres et de l'abandon de la règle dite du 1/20ème 10(*) ; appelle simultanément à la vigilance sur l'introduction d'un critère numérique uniforme d'obligation d'ajustement annuel du déficit de 0,5 point de PIB pour les États dont le déficit public dépasse 3 % du PIB ;

Approuve les actions de l'Union européenne clarifiant la responsabilité sociale des entreprises et rappelle que la législation française actuelle a été pionnière dans ce domaine ; demande l'achèvement des négociations relatives aux initiatives législatives en cours de discussion sur le devoir de vigilance des entreprises et sur l'interdiction des produits du travail forcé, dans les conditions prévues par sa résolution européenne n° 143 en date du 1er août 2022 ;

Demande une nouvelle fois à l'Union européenne de parachever, d'une part, l'union des marchés de capitaux, par l'instauration d'un système de compensation efficace, une harmonisation des régimes d'insolvabilité et une actualisation de la cotation, et, d'autre part, l'union bancaire, par la mise en place des règles solides de gestion des crises bancaires et de garantie des dépôts bancaires ;

Prend acte avec prudence de l'avancement du projet d'euro numérique avec le lancement, par le Conseil des gouverneurs de la Banque centrale Européenne (BCE), d'une phase préparatoire d'une durée de deux ans ; souligne la nécessité d'en évaluer les avantages et inconvénients comme mode de paiement, ainsi que l'impact sur les activités des commerçants de détail et des banques commerciales et sur le respect de la protection de la vie privée dans sa mise en oeuvre ;

Salue la recommandation du Conseil du 27 novembre 2023 précisant les conditions-cadres pour le développement de l'économie sociale et solidaire (ESS), qui constitue un vecteur de création d'emplois, un facteur d'intégration des jeunes et des personnes handicapées, et une réponse aux défis sociaux et environnementaux, à travers l'action des coopératives, des mutuelles et des associations ;

Examinera avec intérêt les conclusions du sommet des partenaires sociaux de Val Duchesse au premier semestre 2024 et de l'initiative visant à améliorer le fonctionnement des comités d'entreprises européen (CEE) et à renforcer leurs droits ;

Souhaite une prise en compte souple et adaptée des spécificités des régions ultrapériphériques (RUP) et des pays et territoires d'outre-mer (PTOM) dans la mise en oeuvre et le financement de l'ensemble des politiques européennes ;

Sur une Union européenne plus forte sur la scène internationale et sur l'Europe spatiale

Souligne que l'ensemble des choix stratégiques des États membres et de l'Union européenne sont durablement bouleversés depuis le 24 février 2022, date de l'agression de l'Ukraine par la Russie ; salue leurs efforts conjoints pour soutenir le peuple ukrainien et pour tirer toutes les conséquences de ce choc géopolitique sur les politiques européennes, et appelle à préserver cette solidarité européenne au cours des prochains mois ;

Observe qu'en complément de l'adoption ou de la présentation de mesures financières d'accompagnement de l'Ukraine, l'année 2023 a notamment été marquée par un relèvement significatif du plafond de la Facilité européenne pour la paix, porté à 12 milliards d'euros (en euros courants) en particulier pour faire face aux besoins liés à la guerre en Ukraine, par le déstockage urgent de munitions et de missiles conformément aux conclusions de la réunion du Conseil européen du 23 mars 2023, par la mise en place d'une « task-force » sur les acquisitions conjointes dans le domaine de la défense, ainsi que par la troisième déclaration conjointe sur la coopération entre l'Union européenne et l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN) ;

Rappelle également l'adoption de deux textes importants en matière d'industrie de défense - d'une part, la proposition de règlement relatif à la mise en place de l'instrument visant à renforcer l'industrie européenne de la défense au moyen d'acquisitions conjointes pour 2022-2024 (EDIRPA) et, d'autre part, le projet de règlement relatif à l'établissement de l'action de soutien à la production de munitions (ASAP) ;

Relève que le programme de travail de la Commission européenne pour l'année 2024 prévoit la présentation d'une stratégie industrielle de défense européenne afin de donner une impulsion supplémentaire au développement des capacités de défense des États membres, ainsi que la poursuite de la mise en oeuvre de la boussole stratégique11(*) ;

Rappelle avec insistance que le domaine de l'industrie de la défense répond à des enjeux de souveraineté nationale spécifiques et met en garde la Commission européenne contre l'idée d'utiliser cette future stratégie pour procéder à une extension indue de ses compétences, par le biais de remontées d'informations intrusives ou le contournement d'autorisations gouvernementales ; considère que la mise au point d'une stratégie industrielle de défense européenne doit réellement permettre la consolidation de l'outil industriel de défense européen ; regrette à cet égard les choix récents de plusieurs États membres en faveur d'équipements de défense extra-européens ; insiste sur la nécessité de consolider le Fonds européen de la défense ;

Réaffirme son soutien à l'expertise et au rôle premier de l'Agence spatiale européenne (ESA) qui a permis aux États membres d'obtenir un accès à l'espace, ainsi qu'au développement de la plateforme spatiale de Kourou ; conformément à sa résolution européenne n° 149, en date du 9 août 2022 ; se félicite de l'accord intervenu, le 17 novembre dernier, sur la proposition de règlement dit « connectivité sécurisée » qui prévoit le déploiement d'une constellation de satellites destinée à renforcer la sécurité des communications européennes et recommande la présentation d'une initiative européenne contre la pollution de l'espace ;

Approuve le principe de l'accord du 6 novembre 2023 intervenu entre les principaux États membres parties au programme Ariane 6 pour garantir le financement des vols du lanceur lourd européen et salue le volontarisme des autorités françaises ; déplore simultanément les décisions prises qui conduisent de facto à une privatisation de la fabrication et de l'exploitation des lanceurs légers et à l'instauration d'une concurrence intra-européenne ;

Prend acte de la communication de la Commission européenne, demandant l'ouverture des négociations d'adhésion avec l'Ukraine et la Moldavie et, sous certaines conditions, avec la Bosnie-Herzégovine et la reconnaissance du statut de candidat à la Géorgie ; rappelle que ces propositions doivent être désormais débattues par le Conseil européen des 14 et 15 décembre 2023 ;

Affirme que la pertinence d'un tel élargissement doit être évaluée à l'aune des « critères de Copenhague »12(*), qui soumettent les pays candidats à la triple exigence d'institutions stables respectant la démocratie, l'État de droit et les droits de l'Homme, d'une économie de marché viable et d'une reprise de l'acquis communautaire, et subordonnée à la capacité d'absorption de l'Union européenne ;

Reconnaît la contribution importante et durable des outils et instruments du partenariat oriental, au rapprochement de l'Ukraine, la Moldavie, et la Géorgie avec l'Union européenne, dans le cadre d'une politique de voisinage qui a permis le renforcement des liens politiques et économiques entre l'UE et ces trois pays ainsi que la modernisation de leur économie, grâce aux accords d'association et de libre-échange conclus ;

Recommande de développer les acquis de cette politique de partenariat oriental, en la faisant évoluer parallèlement aux négociations qui pourraient s'ouvrir avec l'Ukraine et la Moldavie et à l'éventuelle reconnaissance du statut de candidat à la Géorgie, tout en la poursuivant à l'égard des trois autres pays qu'elle vise ;

Appuie les efforts déployés par l'Union européenne pour réaffirmer la perspective européenne des pays des Balkans occidentaux ; appelle ces pays à se saisir de l'enveloppe d'aide européenne récemment annoncée pour réformer leurs institutions et leur économie afin de se rapprocher des standards de l'Union européenne et de conforter leur dynamique de pré-adhésion ;

Souligne enfin la nécessité pour l'Union européenne de redynamiser ses initiatives en faveur d'un partenariat euro-méditerranéen renouvelé afin de travailler à constituer avec les pays des rives sud et est de la Méditerranée, un bassin de paix, de stabilité et de prospérité ;

Sur l'Espace de liberté, de sécurité et de justice

Appelle le Conseil et le Parlement européen à adopter définitivement le Nouveau Pacte sur la migration et l'asile et son approche globale rassemblant politique migratoire, politique de l'asile et contrôle des frontières extérieures de l'Union européenne, avant les prochaines élections européennes ; approuve le principe d'une nouvelle stratégie de lutte contre le trafic de migrants ; et soutient les efforts conjugués des États membres, du Service européen pour l'action extérieure et de la Commission européenne, sous l'impulsion de la France, pour développer la dimension externe de la politique migratoire européenne ;

Réaffirme la nécessité d'assurer un contrôle parlementaire conjoint de l'agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes Frontex par le Parlement européen et les parlements nationaux, conformément aux dispositions de l'article 112 du règlement 2019/1896 et à sa résolution européenne n° 55 adoptée le 8 février 2023 ;

Observe que le système ETIAS, qui imposera une autorisation de voyage aux ressortissants de pays tiers n'ayant pas besoin de visa pour voyager dans l'Union européenne, préalablement à leur séjour dans un État membre, et le système d'entrée et de sortie, qui permettra l'enregistrement automatisé de ces ressortissants aux frontières extérieures de l'Union européenne, sont des projets prioritaires pour sécuriser ces frontières et fluidifier les entrées ; déplore les retards constatés dans leur mise en oeuvre et souhaite leur entrée en vigueur immédiatement après les Jeux Olympiques d'été 2024 en France ;

Rappelle que la Commission européenne, lors de la présentation de son projet de cadre normatif européen pour prévenir et combattre les abus sexuels contre les enfants en ligne, avait souligné l'urgence de l'adoption de cette réforme ; constate néanmoins que ce projet n'est toujours pas adopté ; demande donc solennellement aux États membres, au Parlement européen et à la Commission européenne de mettre en oeuvre cette réforme importante sans délai, conformément aux préconisations de sa résolution européenne n° 77 du 20 mars 2023 ;

Constate, une nouvelle fois, la recrudescence des catastrophes naturelles en Europe, en particulier, des inondations, notamment dans le Pas-de-Calais en novembre dernier, des tempêtes et des incendies ; encourage par conséquent l'Union européenne à renforcer sa capacité de prévention des inondations et de soutien aux États membres en matière de sécurité civile, pour démontrer la solidarité européenne face à ces crises ;

Salue l'importance des initiatives de la Commission européenne visant à conforter le réseau des universités européennes, et, en particulier, le lancement d'un projet-pilote de label de « diplôme européen », et la place importante de la France dans ces initiatives européennes ; souhaite que la place de la langue française y soit pleinement garantie ; estime important d'évaluer la mise en oeuvre de ces initiatives ;

Rappelle, conformément à sa résolution européenne n°123 en date du 5 avril 2022, que l'Union européenne, riche de l'histoire de ses États membres, est l'héritière d'un patrimoine culturel, artistique et linguistique unique au monde, auquel chaque citoyen doit avoir accès ; exprime son soutien au programme dénommé « nouveau Bauhaus européen », exposé dans la communication de la Commission européenne en date du 15 septembre 2021, et appelle à une extension du « label du patrimoine européen », créé par la décision du Parlement européen et du Conseil du 16 novembre 2011 ;

Invite le Gouvernement à soutenir ces orientations et à les faire valoir dans les négociations en cours et à venir au Conseil.

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 9 h 05.

Économie, finances, fiscalité - Révision du pacte de stabilité et de croissance - Communication

M. Jean-François Rapin, président. - Florence Blatrix Contat et Christine Lavarde présentent aujourd'hui une communication sur un sujet clé : la réforme du pacte de stabilité et de croissance (PSC). Leur éclairage nous permettra de faire le point sur l'avancée des négociations alors que des décisions pourraient être prises aujourd'hui-même, lors d'un dîner des ministres des finances de l'Union européenne (UE).

Le PSC, adopté en 1997, vise à garantir une coordination des politiques budgétaires des États membres afin d'assurer le bon fonctionnement de l'Union économique et monétaire (UEM). Il reprend les critères de Maastricht : ratio de 3 % du PIB pour le déficit et de 60 % du PIB pour la dette. Un premier volet préventif vise à garantir des politiques budgétaires saines à moyen terme. Un second volet correctif prévoit une procédure de déficit excessif, qui peut être déclenchée lorsque les seuils sont dépassés.

Depuis mars 2020 et le début de la crise du covid, les règles du PSC sont suspendues en raison de l'activation de la clause dérogatoire. Initialement prévue pour fin 2022, la désactivation de cette clause a été repoussée à fin 2023, en raison des conséquences économiques de l'invasion de l'Ukraine par la Russie.

Le retour aux règles d'avant 2020 paraît aujourd'hui difficile. D'une part, il mettrait en difficulté de nombreux États membres, compte tenu des niveaux très dégradés de leurs finances publiques. D'autre part, la prise de conscience de l'importance des investissements à réaliser en matière de défense et de transitions numérique et climatique rend inadapté le cadre actuel. Une réforme s'impose donc, mais quels en seraient les contours ?

Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure. - En avril 2023, la Commission a présenté sa proposition de révision du PSC et de difficiles négociations se sont engagées. Ce soir, un dîner des ministres des finances de l'UE a lieu et, demain, un conseil Écofin annoncé comme potentiellement décisionnel se tiendra. Le sujet est donc particulièrement brûlant, d'autant que la clause dérogatoire arrive à échéance.

En vue de cette communication, nous avons procédé dans un temps très court à quatre auditions : la direction générale du Trésor, chargée de la préparation des positions françaises sur le sujet, le cabinet de Paolo Gentiloni, commissaire européen aux affaires économiques et monétaires, à la fiscalité et à l'Union douanière, Mme Audrey Gross, conseillère chargée des affaires européennes au cabinet du ministre Bruno Le Maire, et la Cour des comptes européenne, qui a récemment publié un rapport d'analyse assez critique sur les propositions de la Commission en matière de réforme des règles budgétaires.

Je commencerai par revenir sur les raisons de cette réforme. Avant même la crise du covid, un consensus avait émergé au sein de l'Union pour reconnaître que les règles de gouvernance budgétaire étaient obsolètes. Le cadre fixé par le PSC, qui prévoit des seuils maximaux de 3 % du PIB pour le déficit et de 60 % du PIB pour la dette, faisait l'objet de nombreuses critiques. Trois défauts majeurs étaient particulièrement pointés.

D'abord, ce cadre de gouvernance s'est extraordinairement complexifié au fil des années et des crises. Des flexibilités, des dérogations et des exceptions se sont ajoutées au gré des révisions répétées, faisant perdre de sa lisibilité au système. Des indicateurs souvent difficilement observables ont été retenus, comme la croissance potentielle, l'écart de production et surtout le solde structurel, multipliant les critiques sur la fiabilité du cadre.

Ensuite, les règles actuelles ont été critiquées pour leur caractère procyclique. Comme elles fixent des critères numériques uniformes, le cadre peut conduire à amplifier les effets du cycle économique plutôt qu'à les contrebalancer. Ce risque est particulièrement problématique en cas de choc ou de faible croissance. La règle des 3 % empêche théoriquement les États membres de déployer des politiques budgétaires volontaristes en cas de crise. Pourtant, une hausse de l'investissement public paraît incontournable dans les années à venir, pour remédier aux difficultés. Nous sommes confrontés à un mur d'investissements pour financer les transitions écologique et numérique, ainsi que les efforts en matière de défense. Symétriquement, il n'existe aucune incitation à être vertueux quand on se trouve en haut de cycle.

Surtout, ces règles se sont révélées inefficaces. Le PSC visait à assurer une convergence des économies européennes afin d'assurer le bon fonctionnement de l'UEM. Pourtant, nous constatons une forte hétérogénéité des finances publiques des États de l'UE, les niveaux de dette et de déficit restant très disparates. Au deuxième semestre 2023, six pays de l'Union européenne, dont la France, ont encore une dette supérieure à 100 % de leur PIB. À l'inverse, les ratios d'endettement des pays du Nord ont eu tendance à se stabiliser, voire à décroître. Les ratios des dettes publiques de l'Allemagne et des Pays-Bas sont ainsi restés sensiblement les mêmes entre 2007 et 2022 : autour de 66 % pour la dette allemande et de 50 % pour la dette néerlandaise.

Ces règles complexes, procycliques et inefficaces doivent être révisées. Il faut encore ajouter à ces critiques le manque de crédibilité des sanctions. Des amendes comprises entre 0,2 et 0,5 % du PIB pouvaient être infligées aux États ne respectant pas le seuil des 3 %. Ces sanctions très lourdes, qui auraient encore alourdi les difficultés des États, n'ont jamais été appliquées. Dès lors, l'incitation à respecter les règles apparaît bien faible.

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Je poursuivrai en évoquant le contenu de la proposition de la Commission présentée en avril 2023.

Il faut noter que les fameux critères de 3 % et de 60 %, parfois critiqués car perçus comme arbitraires, ont été conservés. Quand nous avons entendu le cabinet du commissaire, on nous a fait comprendre que modifier les traités pour revoir ces deux critères était très difficile et que nous risquions de les garder longtemps.

Pour parvenir à conserver ces seuils tout en assouplissant le cadre, la Commission propose une individualisation des trajectoires budgétaires des États membres. Plutôt que d'imposer des règles uniformes, le cadre de gouvernance budgétaire doit permettre une différenciation en fonction des spécificités de chaque État.

Les plans budgétaires et structurels nationaux à moyen terme constitueraient la pierre angulaire du nouveau dispositif. Ces plans seraient élaborés par les États, qui y définiraient leurs objectifs budgétaires et leurs réformes et investissements prioritaires sur une période de quatre ans. Ces plans seraient évalués par la Commission et approuvés par le Conseil de l'UE sur la base de critères communs à l'Union. Cette trajectoire d'ajustement pourrait être allongée à sept ans en cas de réformes et d'investissements répondant aux priorités communes de l'Union.

L'indicateur clé de ces plans serait celui des dépenses nettes, en remplacement de l'indicateur du solde structurel. Cet agrégat couvre les dépenses publiques primaires - donc hors paiements des intérêts de la dette -, financées au niveau national, déduction faite des mesures discrétionnaires en matière de recettes, des dépenses conjoncturelles liées aux indemnités chômage et de toute dépense publique correspondant à des projets financés par l'UE.

Les critères numériques uniformes seraient abandonnés. Dans la communication initiale de la Commission, l'objectif affiché était de ne plus appliquer à des situations nationales différentes des exigences numériques identiques. La règle de la réduction de la dette d'un vingtième par an est donc supprimée. Cependant, sous la pression de l'Allemagne, la Commission a proposé d'introduire un nouveau critère quantitatif : les pays dont le déficit excéderait 3 % du PIB devront réduire ce ratio de 0,5 point par an au minimum, tant que le déficit restera supérieur à 3 % du PIB.

De plus, le montant des sanctions diminuerait pour les rendre plus crédibles et efficaces. En cas de déficit excessif, le montant de l'amende s'élèverait à 0,05 % du PIB - contre 0,5 % dans la version actuelle - pour une période de six mois et serait versé tous les six mois jusqu'à ce que le Conseil estime que l'État membre a engagé une action suivie d'effets. Le montant cumulé des amendes ne pourrait pas excéder 0,5 % du PIB.

Comment ces propositions ont-elles été accueillies par les États membres ? Quels sont les sujets de discorde principaux dans les négociations actuelles ?

La Commission européenne et la direction générale du Trésor ont insisté sur la place centrale dans les discussions des mesures de sauvegarde, dénommées benchmarks ou safeguards dans le jargon bruxellois. Les pays frugaux, Allemagne en tête, ne consentent à l'individualisation des trajectoires qu'à condition d'obtenir des garanties sur des critères minimaux d'ajustement. Autrement dit, si la réforme vise à instaurer de la différenciation, certains pays poussent encore pour conserver certaines règles numériques uniformes.

Sur ce point, la version finale de la réforme pourrait être très éloignée de la version initiale proposée par la Commission. Une mesure de sauvegarde pourrait être appliquée s'agissant de la réduction de la dette. En remplacement de la règle du « un vingtième », un critère quantitatif serait instauré, différent selon le niveau d'endettement du pays. De même, s'agissant de la réduction des déficits, des exigences numériques seraient envisagées. Contradictoires avec l'esprit initial de la réforme, ces nouveaux critères risquent de réinstaurer de la procyclicité selon la Commission.

La méthodologie de l'évaluation conduite par la Commission des plans nationaux structurels fait aussi l'objet de critiques. L'analyse de la soutenabilité de la dette (ASD) doit permettre à la Commission de formuler un avis sur les plans des États membres. Plusieurs institutions, dont la Cour des comptes européenne, ont alerté sur le manque de transparence de cette évaluation, certains évoquant même une boîte noire. L'analyse par pays prendrait en compte quatre éléments : le taux d'intérêt, le niveau du déficit, la croissance potentielle et les projections de vieillissement. Ces hypothèses sous-jacentes peuvent évoluer grandement entre le début et la fin du plan, surtout si ce dernier dure sept ans. La Cour des comptes européenne note ainsi que ces analyses relèvent davantage de « la boule de cristal » que de « la prévision économique ».

Sur ce sujet, des avancées semblent avoir été obtenues, à la satisfaction de la France. Un groupe de travail sur la méthodologie de l'ASD devrait être constitué, au sein duquel se trouveraient des représentants d'États membres, et pas seulement des experts de la Commission.

Enfin, la réforme devait également faciliter les investissements publics, pour répondre au nouveau contexte économique et géopolitique. Sur ce point, elle devrait bien permettre une extension de quatre à sept ans de la période d'ajustement en cas d'investissement dans les domaines jugés prioritaires pour l'Union. En revanche, les investissements verts ou les dépenses de défense ne devraient pas être exclus du calcul conduisant à la procédure pour déficit public excessif. Pour la France, cette décision ouvrirait en effet une boîte de Pandore, conduisant à un long débat méthodologique sur la comptabilisation ou non de certaines dépenses.

Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure. - Le principal sujet de débat se concentre donc sur la question de la réintroduction ou non de critères quantitatifs.

La France souhaiterait que la réforme du PSC soit la plus fidèle possible à la proposition d'avril 2023 de la Commission et qu'elle préserve deux principes importants : ceux de l'appropriation et de la différenciation. À l'inverse, les États frugaux demandent des garanties chiffrées, afin de limiter le pouvoir d'appréciation de la Commission, qu'ils estiment trop important. L'objectif des négociations est donc de concilier différenciation des trajectoires budgétaires et garanties communes.

L'équation est difficile, surtout depuis que l'Allemagne traverse une crise budgétaire à la suite de la récente décision prise par la Cour de Karlsruhe. En effet, le 15 novembre dernier, la Cour constitutionnelle a jugé que le gouvernement allemand avait enfreint les règles constitutionnelles de frein à l'endettement. Ces règles limitent les nouveaux emprunts publics à 0,35 % du PIB par an. La réaffectation de 60 milliards d'euros, initialement destinés à la lutte contre le coronavirus, à un fonds pour le climat, a été jugée contraire à ces règles. Cette décision oblige le gouvernement allemand à réduire de près d'un tiers le montant de ce fonds.

Dans une vision optimiste, ce revers pourrait conduire l'Allemagne à assouplir ses conceptions en matière budgétaire. Une vision plus pessimiste et peut-être plus réaliste, qui semble privilégiée par les personnes que nous avons entendues, voudrait en revanche que le gouvernement allemand réagisse en se montrant encore plus ferme. Accusé d'avoir été laxiste en interne, il ne voudrait pas apparaître comme tel au niveau externe et souhaiterait donner des gages à son opinion publique.

La situation politique aux Pays-Bas complique encore la donne. Ce pays frugal avait fait preuve d'ouverture en signant, en avril 2022, une position commune de compromis avec l'Espagne sur la réforme du PSC. Cette entente entre pays traditionnellement divisés sur ce sujet était de bon augure. La nouvelle incertitude politique rend moins probables de telles alliances.

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - À quel calendrier faut-il s'attendre s'agissant de cette réforme ?

D'abord, la clause dérogatoire s'achève au 31 décembre 2023 et, ayant déjà été prolongée, elle ne devrait pas être reconduite. Qu'une réforme soit adoptée ou non d'ici à la fin de l'année, 2024 constituera une année de transition. Les règles d'avant-covid recommenceraient à s'appliquer, ce qui pourrait potentiellement conduire la France à se retrouver en procédure pour déficit public excessif l'année prochaine. Cette procédure n'est cependant pas automatique. En outre, des représentants de la Commission nous ont précisé que cette procédure, si elle était proposée, ne serait enclenchée qu'après les élections européennes de juin 2024, comme cela avait été le cas après les élections européennes de 2019.

Ensuite, même si un accord était trouvé d'ici à la fin de l'année au Conseil, la réforme ne verrait pas le jour tout de suite. Conseil et Parlement européen sont colégislateurs sur le sujet et des trilogues devraient donc se tenir au premier semestre 2024. Pour entrer en vigueur en 2025, des accords devront être trouvés avant la fin de la session du Parlement européen, soit avant avril 2024. À défaut, la mise en oeuvre de la réforme serait encore repoussée. Globalement peu optimiste, la Commission européenne indique que 2024 et 2025 pourraient alors être des années de transition, pendant lesquelles des règles présentées pourtant comme obsolètes continueraient de fait à s'appliquer.

Un premier verdict sera rendu demain, après les décisions prises par le Conseil Écofin. Il n'est pas exclu que ce sujet, en cas d'absence d'accord lors du Conseil des ministres des finances, remonte au Conseil européen de la semaine suivante. La position du Parlement européen, qui semble désireux de préserver l'équilibre de la proposition initiale de la Commission, méritera d'être analysée. La commission des affaires économiques et monétaires du Parlement européen doit arrêter sa position le 11 décembre. Le processus est donc loin d'être terminé et il ne s'agit que d'un premier point d'étape devant notre commission.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci à nos deux rapporteures. Nous excusons Christine Lavarde, qui doit partir. Je précise que notre commission tente de trouver un modus operandi avec la commission des finances pour continuer d'avancer sur le sujet.

Le fait de dire qu'on ne peut pas revoir les critères parce qu'il faudrait revoir les traités me semble un peu court. Ces critères ambitieux sont, pour plusieurs États membres dont le nôtre, largement dépassés, et nous ignorons comment nous reviendrons un jour à leur respect. En termes de déficit budgétaire, la situation ne pourrait s'arranger qu'au prix de coupes sombres. En revanche, je ne vois pas comment ce retour pourrait se produire en matière d'endettement, en tout cas à court et moyen termes. Ces propos me semblent donc relever d'une certaine naïveté ou d'une forme de déni.

Ensuite, je note une différence de vues entre la Commission, qui tente d'apporter des solutions, et le Parlement européen, qui voudrait apporter une certaine souplesse à ces mesures.

Enfin, les Allemands vont devoir apprendre à faire avec le déficit, ce qui est nouveau pour eux. Nous les sentons inquiets sur le sujet. Cette évolution crée aussi chez nous une incertitude ; quelle sera leur position par rapport à la révision du PSC ? Peut-être auront-ils besoin de plus d'Union, financièrement et budgétairement, auquel cas ils pourraient relâcher leur pression. A l'inverse, ils pourraient aussi la resserrer afin de mieux se conformer à leurs exigences internes.

Je commence à nourrir de grandes inquiétudes sur le budget de l'UE. Nous n'en parlons pas souvent, parce que ce sujet semble lointain et que nous ne payons pas d'impôt européen à proprement parler. Lors de sa finalisation, nul n'aurait pensé qu'une révision du cadre financier pluriannuel (CFP) 2021-2027 puisse devenir nécessaire en cours de période ; aujourd'hui, nous commençons à l'envisager par la force des choses. En raison des conjonctures, les situations s'aggravent et l'UE, dont les compétences s'étendent, se retrouve confrontée à ses limites budgétaires. Tous les États membres ne seront pas en mesure de supporter l'effort qui leur sera demandé.

M. Didier Marie. - L'UE est entrée dans une nouvelle ère. D'une part, nous avons connu les crises successives du covid et de la guerre en Ukraine, avec ses conséquences en matière de coût de l'énergie et d'inflation. D'autre part, nous sommes confrontés à un mur d'investissements pour réaliser les transitions écologique et numérique. Ainsi, le pacte de stabilité tel qu'il existait paraît totalement obsolète.

La proposition de la Commission a le mérite de prendre acte de situations différenciées au sein de l'UE. Les points de départ des pays n'étaient pas les mêmes et les points d'arrivée sont encore plus éloignés. La différenciation semble indispensable.

Cependant, différencier n'implique pas de devenir laxiste et de lâcher les cordons de la bourse. Des lignes directrices doivent être fixées. Il me semble possible de trouver un compromis entre la position de la Commission, soutenue par la France, et celle des pays frugaux, d'autant que l'Allemagne, confrontée à une situation nouvelle, devra évoluer. Une véritable bataille politique aura lieu sur le sujet dans les mois qui viennent.

Au-delà de cette lutte et de la question du rigorisme budgétaire, il en va de l'avenir de l'UE. Soit elle se donne la capacité de répondre aux grands enjeux, notamment en se permettant d'emprunter, d'avoir des ressources propres et d'assumer ses responsabilités, soit elle reste dans le cadre budgétaire actuel, qui offre de faibles marges de manoeuvre, et nous ne serons pas en mesure de réaliser les objectifs fixés. Il s'agit de décider de ce que nous souhaitons faire ensemble.

M. Ronan Le Gleut. - En ce qui concerne l'Allemagne, la sacro-sainte règle des 0,35 % de PIB pour le déficit a été rappelée par la Cour de Karlsruhe et l'utilisation de fonds spéciaux a été retoquée. Lors de son audition hier, l'ambassadeur d'Allemagne à Paris a rappelé l'attachement à ces règles des libéraux du FDP, l'un des trois partenaires de la coalition gouvernementale. Selon moi, il n'y a pas de perspective de changement de doctrine, ce qui représente un motif d'inquiétude dans le cadre des négociations.

M. Jean-François Rapin, président. - Pourriez-vous revenir sur les échéances à venir ? J'entends notamment que le Conseil Écofin de demain ne serait pas forcément conclusif.

Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure. - Nous avons entendu plusieurs sons de cloche à ce sujet. La Commission a beaucoup de doutes sur la possibilité d'aboutir à un accord lors du Conseil Écofin de demain. En revanche, la France semble très optimiste.

Comme Ronan Le Gleut, je pressens que l'Allemagne adopte une position plus ferme, face à la proposition initiale de la Commission, qui me semblait aller dans le bon sens et laisser du temps.

Le Parlement européen sera sans doute plus proche de la position de la Commission européenne, mais il compte en son sein des parlementaires des pays frugaux. Il devrait donc plutôt se situer dans un entre-deux. Selon les derniers éléments qui nous sont parvenus, des benchmarks seront mis en place mais des dérogations seront possibles. Je ne suis pas certaine que de nouvelles sanctions soient instituées à l'issue de cette réforme.

On peut aussi se poser la question du respect de la démocratie dans le processus envisagé par la réforme. Les plans sur trois ou sept ans vont inclure des réformes et des investissements dans des domaines privilégiés. Quel sera le rôle des parlements nationaux une fois que la trajectoire aura été acceptée ? Quelles seront leurs marges de manoeuvre ?

Je partage les inquiétudes évoquées s'agissant des ressources propres. Nous sommes confrontés à des murs d'investissements, aux niveaux national et européen. L'Union doit avoir recours à des nouvelles ressources propres car les États refuseront de participer davantage. Il faut avancer pour redonner des marges budgétaires à l'UE.

En ce qui concerne le calendrier, nous attendons la réforme au mieux pour le premier semestre 2024, et au pire après les élections. Selon la Commission, 2025 pourrait donc aussi constituer une année de transition, sauf en cas de bonne surprise demain soir.

M. Jean-François Rapin, président. - L'audition par notre commission de Bruno Le Maire, prévue la semaine prochaine, vient à point. Le dîner de ce soir et le Conseil Écofin auront eu lieu et ce sera le moment de lui poser toutes nos questions.

Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure. - Je salue le fait qu'il vienne la semaine prochaine alors que nous ne l'avons sollicité que très récemment.

M. Jean-François Rapin, président. - Il doit être très sensible à cette question et tenir à apporter des réponses lui-même. Il faudra l'interroger sur la crédibilité des objectifs qui ne sont plus tenables.

Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure. - La soutenabilité de la dette constitue la vraie question. L'intérêt de l'approche actuelle est de la prendre en compte.

Par ailleurs, il ne faudrait pas que la nouvelle version du PSC soit aussi complexe et incompréhensible que l'ancienne, à force de négociations. L'un des objectifs était de simplifier le cadre.

M. Jean-François Rapin, président. - On peut douter de la capacité des pays endettés à peser dans les discussions au sein de l'Union aujourd'hui. Il y a quelques jours, l'agence Standard & Poor's a maintenu la note de la France au niveau AA, toujours assortie d'une perspective négative. Depuis quelques mois, des signes commencent donc à confirmer des difficultés de soutenabilité de la dette française, ce qui est nouveau.

La réunion est close à 10 h 40.


* 1 « Un acte législatif peut déléguer à la Commission le pouvoir d'adopter des actes non législatifs de portée générale qui complètent ou modifient certains éléments non essentiels de l'acte législatif. »

* 2 « Les États membres prennent toutes les mesures de droit interne nécessaires pour la mise en oeuvre des actes juridiquement contraignants de l'Union. Lorsque des conditions uniformes d'exécution des actes juridiquement contraignants de l'Union sont nécessaires, ces actes confèrent des compétences d'exécution à la Commission (...). »

* 3 Cet article affirme en particulier que l'Union européenne « respecte la richesse de sa diversité culturelle et linguistique et veille à la sauvegarde et au développement du patrimoine culturel européen. »

* 4 « L'Union respecte la diversité culturelle, religieuse et linguistique. »

* 5 Rapport annuel 2023 sur l'État de droit, COM(2023) 800 final, 5 juillet 2023.

* 6 Selon l'Eurobaromètre spécial 2023, 70 % des citoyens et 65 % des entreprises des États membres de l'Union européenne estiment que la corruption est répandue dans leur pays.

* 7 Rapport spécial n° 13 : « Les cadres éthiques des institutions européennes auditées : des améliorations sont possibles. »

* 8 Règlement (UE) 2021/1119 du 30 juin 2021 établissant le cadre requis pour parvenir à la neutralité climatique et modifiant les règlements (CE) n° 401/2009 et (UE) n° 2018/1999.

* 9 Rapport spécial n° 22, « Énergies marines renouvelables : des plans de croissance ambitieux, mais une durabilité difficile à garantir. »

* 10 Aux termes des traités, la dette publique des États membres ne doit pas - en principe - dépasser 60 % du PIB. Dans ce cadre, la règle du 1/20ème, qui s'applique aux États membres dont le niveau d'endettement dépasse cet objectif de 60 %, prévoit qu'ils doivent réduire chaque année leur ratio dette/PIB d'au moins 1/20ème de la différence entre leur ratio dette/PIB actuel et l'objectif de 60 %.

* 11 Adoptée par le Conseil européen du 25 mars 2022, la « boussole stratégique », est un livre blanc sur les grandes orientations à suivre par la politique de sécurité et de défense communes (PSDC) d'ici à 2030.

* 12 Ces critères d'adhésion à l'Union européenne ont été définis lors du Conseil européen de Copenhague de 1993 et précisés lors du Conseil européen de Madrid de 1995.