Mercredi 6 décembre 2023
- Présidence de M. Pascal Allizard, Vice-président -
La réunion est ouverte à 10 heures.
Audition de M. David Colon, chercheur au Centre d'histoire de Sciences Po sur son dernier livre « La guerre de l'information »
M. Pascal Allizard, président. - Mes chers collègues, en l'absence du président Cédric Perrin qui est en mission en Colombie, je suis heureux d'accueillir aujourd'hui David Colon, professeur agrégé d'histoire et chercheur au Centre d'histoire de Sciences Po, qui vient de publier un ouvrage remarqué sur la guerre de l'information.
Monsieur le Professeur, dans votre dernier livre, vous considérez que c'est une véritable guerre informationnelle qui a commencé. Vous affirmez même qu' « une menace mortelle » pèse sur les démocraties.
Depuis une dizaine d'années maintenant, on observe des actions de déstabilisation menées par des structures étatiques et non étatiques dans les grandes démocraties. En France on peut citer le piratage des systèmes informatiques de TV5 Monde en 2015, la création de médias proposant des contenus « alternatifs » comme Russia Today, qui a joué un rôle dans la crise des gilets jaunes, des soutiens financiers apportés à des mouvements politiques qui reprennent à leur compte l'argumentaire des États autoritaires... En Afrique, nous voyons l'utilisation désormais systématique de la désinformation par les grands acteurs extérieurs au continent. Aux États-Unis ce sont les élections qui ont été perturbées par des piratages de boîtes mail. Ce phénomène a été constaté en France également, lors des élections présidentielles. Vous datez d'ailleurs de la campagne présidentielle de 2017 la prise de conscience, en France, de l'ampleur de la guerre informationnelle.
Les indices étaient là devant nous, mais nous avons sans doute collectivement tardé à prendre conscience des véritables stratégies mises en oeuvre. Vous évoquez ces stratégies globales, cohérentes, multidirectionnelles déployées par les États autoritaires pour affaiblir les démocraties occidentales. Vous analysez notamment les actions de la Russie, mais citez aussi la Chine, l'Iran ou la Corée du Nord. Vous pourrez sans doute nous exposer le lien entre la guerre informationnelle et les affrontements plus conventionnels, y compris sur les champs de bataille. Comment les États autoritaires en sont-ils venus à développer ces stratégies ? Quels sont leurs contours et leur efficacité ? Comment s'en prémunir ? Et comment répliquer, sans renoncer à notre tour aux libertés démocratiques ? Enfin, vous pourrez peut-être nous indiquer comment nos partenaires et alliés répondent à ces enjeux. Je pense au particulier aux États-Unis, qui ont compris avant les autres l'importance du champ informationnel.
Sans être plus long, je vous laisse présenter votre analyse au cours d'un propos liminaire, puis nos collègues de la commission pourront vous interroger.
Je rappelle que cette audition est captée et diffusée en direct sur le site du Sénat. Je m'en réjouis car je crois que votre audition aujourd'hui a aussi un rôle d'information à l'intention de nos compatriotes.
Monsieur le Professeur, je vous laisse la parole.
M. David Colon, chercheur au Centre d'histoire de Sciences Po - Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Sénateurs et Sénatrices, je voudrais d'abord vous remercier pour votre invitation. Je suis très heureux de pouvoir venir m'exprimer devant vous pour traiter de la guerre de l'information : à mes yeux d'historien, ce sujet sur lequel j'ai publié un livre caractérise non seulement les dix dernières années mais aussi la période qui remonte à la fin de la guerre froide, c'est-à-dire depuis que le déséquilibre de la guerre de l'information a succédé à l'équilibre de la guerre froide. Cette dernière se caractérisait par l'opposition de deux modèles, économiques et idéologiques, le recours à des conflits périphériques et la crainte d'un conflit nucléaire. Pour sa part, la guerre de l'information se traduit par des conflits directs qui restent en deçà du seuil de conflictualité ouvert et par l'utilisation de l'information comme une arme, aussi bien dans l'espace médiatique traditionnel que dans l'espace cybernétique.
Le bouleversement introduit par la fin de la guerre froide est en effet lié à l'avènement des systèmes d'information numérique et à leur utilisation dans le champ médiatique à des fins civiles et militaires. Il se rattache également à l'avènement de médias planétaires comme CNN (Cable News Network). J'ajoute le facteur important que constitue, depuis la fin de la guerre froide, la volonté quelque peu hégémonique des États-Unis en matière d'information. Cette volonté s'est traduite en 1991 par le recours à l'information pour des opérations de cyberguerre ou visant à permettre aux soldats américains de disposer d'un contrôle de l'espace informationnel sur le champ de bataille ; il s'agissait aussi de faire prévaloir le point de vue des États-Unis grâce à une domination informationnelle dans le champ médiatique global. Cela a conduit à une évolution très profonde de la doctrine des États-Unis avec l'avènement du « soft power » qui promeut ce pays à travers ses valeurs, ses symboles, sa culture, la naissance de la cyberguerre - le mot naît à ce moment-là - qui traduit à la fois les actions des pirates informatiques ou des soldats cyberguerriers et la guerre d'Internet, c'est-à-dire la volonté des États, à commencer par les États-Unis, de faire prévaloir leur récit dans ce nouvel espace d'information qui échappe au cadre traditionnel, régulé, des médias dans un régime démocratique ou autoritaire.
Cette volonté de domination de l'information a été très nettement perçue, par un certain nombre de régimes, comme une menace existentielle. Tel a été le cas pour le régime russe, qui a certes connu la disparition de l'URSS et du Parti communiste mais pas celle des services de renseignement qui - depuis 1918 pour le renseignement militaire russe et 1954 pour le KGB devenu FSB et SVR - ont poursuivi sur la longue durée une entreprise qui a été résumée en 1986 à Dresde - alors que Vladimir Poutine y faisait office d'agent de liaison du KGB auprès de la Stasi - comme un « travail de décomposition » des sociétés adverses et ce travail se poursuit. Cette menace informationnelle en provenance des États-Unis a été également perçue comme vitale et existentielle par le régime chinois. On sait aujourd'hui que le président Jiang Zemin, s'adressant aux cadres du renseignement civil en 1993, a dénoncé, je cite, « la guerre mondiale sans fumée » qui, selon lui, était menée par les États-Unis. De même que les dirigeants du renseignement extérieur russe ont vu la main des États-Unis dans la chute de l'URSS, les dirigeants de Pékin ont vu la main des États-Unis dans les événements du printemps de Pékin et perçu dans l'essor des médias planétaires une menace pour la stabilité de leur régime. Cela a conduit ces régimes autoritaires et d'autres, comme l'Iran ou la Corée du Nord, à adopter des mesures de protection de leur espace informationnel à l'égard d'ingérences étrangères en interdisant les antennes satellites ou les médias étrangers et en contrôlant l'information qui circule à destination de ses citoyens. Ces régimes autoritaires se sont également dotés des nouveaux attributs de la puissance à l'ère informationnelle qui constituent le « soft power ». La Chine a été le premier pays à se réapproprier celui-ci en 1993 sous l'appellation « ruan shili » et la Russie l'a fait par la voix de Vladimir Poutine en 2013 en traduisant le « soft power » par « miagkaïa sila » (ìÿãêàÿ ñèëà). Ces pays se sont dotés d'équipes de hackers pour faire face à la menace que représentaient à leurs yeux les équipes de cyberguerriers de la NSA (National Security Agency) et de médias internationaux pour porter leur voix sur la scène internationale puis, dans un second temps, affaiblir la voix de nos démocraties et les fragiliser de l'intérieur. Depuis l'avènement des téléphones portables et des réseaux sociaux, les régimes autoritaires ont perçu une accentuation de la menace. Je crois que le tournant majeur, pour la Russie, se situe en décembre 2011, lorsqu'à la suite des printemps arabes - souvent qualifiés de révolution Twitter ou de révolution 2.0 - le premier ministre Vladimir Poutine a vu dans les manifestations moscovites la main de la CIA et considéré que les États-Unis allaient utiliser les réseaux sociaux - qui venaient de faire leur apparition - pour renverser son pouvoir et provoquer un changement de régime. Plusieurs sources attestent qu'il a craint de finir ses jours aussi tragiquement que le Colonel Kadhafi, ce qui a conduit en retour à une militarisation des espaces informationnels numériques au cours des années suivantes. Il en a été de même pour le président Xi Jinping lorsqu'il a accédé au pouvoir au lendemain de l'essor dans les médias sociaux chinois d'une contestation inédite dans l'histoire de la Chine, à la suite du tremblement de terre du Xinjiang. Cette contestation qui a ciblé les dirigeants, les fonctionnaires et le régime politique a suscité en réaction l'adoption par la Chine de mesures de contrôle de son espace informationnel en tous points comparables aux mesures prises par la Russie. Comme le disait Charles Péguy, il faut dire ce que l'on voit ; surtout-il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l'on voit. Nombreux sont ceux qui ont refusé de voir ce qu'ils voyaient parce qu'il voulaient interpréter le discours porté par certains dirigeants de ces régimes autoritaires comme une promesse de changement et de démocratisation. Je cite dans mon livre le discours de Bill Clinton à l'université de Pékin en 1998 qui aujourd'hui peut sembler d'une extraordinaire naïveté lorsque, devant les dirigeants du parti communiste, il explique que ses quatre jours de visites dans des villages en Chine lui ont permis de voir l'information circuler librement, les téléphones portables permettre à des villageois de s'organiser et de se doter de leurs propres syndicats ou d'organiser eux-mêmes leurs élections locales. Percevant un vent de liberté parcourant la Chine, le Président Clinton, lors de son retour en l'avion, avait glissé à l'oreille du correspondant du New York Times qu'il était convaincu que le « free flow » ou libre circulation de l'information allait conduire à l'effondrement du Parti communiste chinois. À l'inverse, non seulement le Parti communiste chinois ne s'est pas effondré mais il s'est doté en l'espace de 20 ans - depuis l'adoption par l'armée populaire de libération de la doctrine dite des trois guerres - du plus grand appareil de renseignement au monde, de la plus grande cyberarmée de la planète, des équipes de cybermercenaires les plus nombreuses, d'outils stratégiques lui permettant de porter sa supériorité informationnelle par-delà ses frontières et d'outils de communication dont ne disposent pas les autres régimes autoritaires. Comme l'indique mon livre, la Russie de Vladimir Poutine a pu instrumentaliser les systèmes publicitaires de Facebook pour semer le chaos et interférer avec les élections aux États-Unis mais le Kremlin n'a jamais disposé de l'équivalent de TikTok qui est aujourd'hui une arme redoutable entre les mains du régime autoritaire chinois avec la capacité d'interférer directement avec le cerveau de milliards de personnes sur la planète au profit de ses ambitions géostratégiques. Très sincèrement mon anxiété était grande en écrivant ce livre et je ne prends aucun plaisir à l'exprimer ou à la transmettre mais j'ai pour habitude de chercher à voir ce que je vois et de le présenter au plus grand nombre, à charge pour mes lecteurs de prendre conscience des réalités et d'y réagir de façon appropriée. J'ai conscience que nos adversaires ont une stratégie de très long terme qui a pour objectif la décomposition des sociétés adverses en affaiblissant leur cohésion : celle-ci est fondée sur la confiance dans nos institutions, notre personnel politique ou administratif, nos médias ainsi que la confiance dans la valeur de l'information qui nous est transmise. Telles sont les cibles des services de renseignement adverses qui continuent leurs activités traditionnelles en employant des outils nouveaux. Le Conseil de sécurité restreint de la fédération de Russie est composé d'une petite dizaine de personnes et cinq au moins d'entre- eux sont des anciens membres du KGB qui, comme Vladimir Poutine, y sont entrés dans les années 1970 et, pour beaucoup, ont également travaillé dans le premier directorat, c'est-à-dire le renseignement extérieur du KGB. Comme Vladimir Poutine, ils ont été formés de main de maître à l'art de la manipulation, de la subversion et de la propagande par Yuri Andropov qui avait coutume de dire que la meilleure désinformation est celle qui trouve ses propres relais, que l'on n'a pas besoin de soutenir à bout de bras et trouve des zélateurs qui amplifient volontairement son contenu, conduisant à diffuser ce que Andropov appelait un virus médiatique. Les stratèges russes de la désinformation utilisent le concept de virus psychologique qui se transmet d'un humain à l'autre et qui peut, comme un virus biologique s'il n'est pas détecté par un test, infecter un grand nombre de personnes avant qu'on en constate les effets. De tels virus peuvent se répliquer en passant d'un esprit à l'autre par-delà les océans et les frontières, grâce aux outils numériques qui permettent une amplification démesurée. Les épidémiologistes surveillent le « R zéro » qui mesure les nouveaux cas d'une maladie qu'une seule personne infectée va générer : 10 à 15 personnes peuvent par exemple être contaminées par un virus biologique tandis qu'un virus informationnel peut en infecter simultanément 256 sur Snapchat et chacun d'entre-eux peut à son tour en contaminer 256. Depuis l'apparition de Snapchat en 2016 un tel virus a donc pu se répliquer des millions de fois. La croissance exponentielle de ce virus de la désinformation a été rendue possible par le ciblage de notre système immunitaire par les adversaires de nos démocraties qui, en fragilisant la distinction entre le vrai et le faux et la crédibilité de ceux qui ont pour fonction d'en tracer la frontière, ont favorisé la croyance dans des théories parfois absurdes. Le fait qu'aujourd'hui au moins 7 millions de personnes aux États-Unis affirment que la Terre est plate et, pire encore, que 23 millions répondent « je ne sais pas » à la question de savoir si la Terre est ronde, est un signe de la déstabilisation profonde des fondements de notre cohésion sociale à travers l'instrumentalisation du chaos, l'exploitation de toutes les failles de nos sociétés, les ingérences électorales et la guerre psychologique ou cognitive. Par-dessus tout, nous sommes confrontés au pire danger qui soit : l'affaiblissement de notre régime de vérité.
Je voudrais, pour terminer cette trop longue introduction, citer Marc Bloch : cet auteur qui m'est cher mentionne dans son essai sur « L'Étrange Défaite » la responsabilité des médias français dans la défaite et dans l'esprit de défaite qui avait pu gagner nos concitoyens en 1940. Il s'interrogeait en particulier sur les influences étrangères, fasciste, nazie ou soviétique auxquelles notre presse était perméable et se demandait ce que nous avions fait pour donner au peuple français le « minimum de renseignements nets et sûrs sans lequel aucune conduite rationnelle n'est possible ». Or ce qui est aujourd'hui visé fondamentalement et sur la longue durée par nos adversaires - à savoir les régimes autoritaires qui veulent faire s'effondrer un certain nombre de nos démocraties - c'est ce que Michel Foucault appelait le « régime de vérité » qui permet l'énonciation de faits partagés, la distinction entre le vrai et le faux et qui donne surtout à nos concitoyennes et concitoyens la possibilité d'adopter une conduite rationnelle. Nous devons aujourd'hui, à mon sens, collectivement défendre aujourd'hui cette capacité citoyenne de disposer d'une information intègre, nette, sûre, qui garantisse une conduite rationnelle dans le respect de ce qui fonde à la fois la faiblesse intrinsèque et la force de nos démocraties : en effet, nous sommes des sociétés ouvertes et des sociétés de liberté - d'expression, de réunion, d'association, d'informer et d'opinion. Toute atteinte à ces libertés au nom de la lutte contre les manipulations de l'information n'a pour effet que de conforter le scepticisme ou la défiance de ceux qui en souffrent ainsi que le discours de nos adversaires qui ont alors beau jeu de comparer notre attitude à celle qu'ils adoptent à l'égard de leurs opposants ou de leurs courants minoritaires.
Mon livre se conclut par les mots du poète allemand Friedrich Hölderlin : « Là où croît le danger, croît aussi ce qui sauve. ». Je suis convaincu que la prise de conscience dont cette audition est, à mes yeux, l'expression est le plus sûr moyen pour nos démocraties de faire face aux enjeux de l'année 2024 qui sera une année difficile pour nous tous.
M. François Bonneau. - Merci Monsieur pour la clarté de vos propos sur les menaces virales du monde. Avec plus de 200 millions d'utilisateurs actifs, ChatGPT s'est imposé comme un acteur de masse dans l'IA conversationnelle et on peut considérer que quiconque prendrait le contrôle de l'architecture neuronale de cette intelligence artificielle pourrait orienter les réponses produites à des fins politiques voire idéologiques. Afin de détecter les productions pures de l'IA, certains chercheurs recommandent d'investir massivement dans les technologies de reconnaissance stylométrique ou de tournures linguistiques redondantes. Quels sont selon vous les outils adéquats pour encadrer l'utilisation de l'intelligence artificielle afin d'en préserver les bienfaits tout en bannissant les pratiques malveillantes ?
M. David Colon - L'intelligence artificielle est un enjeu essentiel et le défi ne se limite pas à contrecarrer la génération de faux contenus, même si c'est le sujet le plus présent dans la discussion publique actuelle. Beaucoup de dangers moins aisément identifiables sont bien plus dommageables pour nos démocraties, comme le recours aux outils d'intelligence artificielle pour détecter automatiquement des failles dans nos systèmes d'information. Ces failles sont par exemple exploitées par des pirates informatiques pour perturber le fonctionnement de systèmes adverses et le Guardian a révélé il y a deux jours la pénétration des systèmes d'une centrale nucléaire britannique par des hackers agissant pour le compte de la Chine et de la Russie. Il faut également détecter l'utilisation des failles de nos esprits car l'une des particularités de l'intelligence artificielle utilisée aujourd'hui par les plateformes numériques réside dans l'exploitation de l'analyse prédictive de la personnalité à des fins de micro-ciblage publicitaire ou de subversion à travers nos failles psychologiques : certains acteurs malveillants visent ainsi à produire des effets parfois dommageables pour nos sociétés. Pour sa part, la génération de faux contenus soulève des difficultés systémiques car les progrès de l'intelligence artificielle sont exponentiels, ce qui devrait prochainement conduire à une situation désagréable dans laquelle le faux primera quantitativement sur le vrai dans l'environnement informationnel, ce qui produira des effets en retour. Tous les systèmes, et par exemple les moteurs de recherche, reposent sur une approche inductive en présumant que le vrai peut être statistiquement déterminé en fonction de l'information qui domine. Si un jour la plupart des gens sur internet affirment que la Terre est plate, un système basé sur la logique actuelle pourrait répondre aux utilisateurs que telle est la thèse la plus probable. Je crains pour ma part que toute approche autorégulatrice soit vouée à l'échec à l'instar de celles qui ont été engagées par la Commission européenne à l'égard de la diffusion de la désinformation sur les plateformes numériques en décembre 2018. Je constate également que l'approche réglementaire du DSA (Digital Services Act), là où elle a été mise en oeuvre, ne donne pas les résultats escomptés et n'apporte pas de réponse en temps réel aux dangers cyber : en effet, tous les chercheurs s'accordent à dire que la désinformation produit ses effets dès lors qu'elle a été diffusée ; on a beau démentir une fausse information, celle-ci laissera des traces. Plus encore, les personnes convaincues que la Terre est plate pourraient, par exemple, être confortées dans leur croyance en soupçonnant une manoeuvre louche tendant à les persuader du contraire. Mon approche consiste plutôt à essayer de privilégier un espace intègre dans le domaine de l'information digitale ; un tel espace permettrait aux internautes d'interagir sans modèle publicitaire susceptible d'exploiter leurs fragilités psychiques et de s'ouvrir à des influenceurs notamment étrangers malveillants. Pourquoi ne pas imaginer un système qui empêcherait aussi l'amplification artificielle des contenus ou le recours à l'intelligence artificielle ? Autrement dit, il s'agirait d'un système d'information exclusivement alimenté par des humains et qui offrirait des garanties d'intégrité pour ses utilisateurs. Il me semble que cette voie a trop peu été envisagée et ce n'est pas la plus compliquée à mettre en oeuvre compte tenu des possibilités techniques utilisées par certaines plateformes décentralisées comme Bluesky. Ces dernières, si la Commission européenne pouvait les encourager, permettraient à tous les utilisateurs européens de bénéficier d'un espace intègre respectueux par définition des règlements européens en vigueur et qui serait moins exposé aux risques systémiques.
M. Roger Karoutchi. - Le phénomène des ingérences étrangères est vieux comme le monde. En 1914, Benito Mussolini qui possédait le journal Popolo d'Italia, avait reçu de l'argent des services secrets français et anglais pour inciter l'Italie à entrer dans le conflit mondial. Dans l'entre-deux-guerres, l'OEuvre française ou « Je suis partout » étaient financés par des nazis et des fascistes italiens pour faire la propagande de ces pays et encourager un changement de politique française. Disons également tout net qu'après la Deuxième Guerre mondiale, les soviétiques d'un côté et la CIA de l'autre ont financé des syndicats ainsi que des journaux, en France et ailleurs. L'ingérence étrangère est donc une composante de la politique étrangère depuis des siècles si ce n'est depuis des millénaires puisqu'Athènes ne se privait pas de payer certains services à Sparte.
Ce qui a changé, c'est le contact direct. À travers les réseaux, il est devenu très difficile d'identifier un responsable et nos services d'enquête ne peuvent plus annoncer qu'on met en examen tel ou tel pour avoir reçu de l'argent des services étrangers. Ledit service étranger a un accès direct à des millions de personnes simultanément, ce qui complique la parade. Comme vous l'indiquez, la priorité est de permettre aux citoyens de reprendre confiance dans la parole publique ou dans leurs médias dans leur propre pays car dès que la confiance faiblit, l'ingérence étrangère est nécessairement plus forte et en tout cas, son impact est plus puissant. J'entends bien votre suggestion de développer un secteur d'information intègre et sans publicité. C'est probablement une réponse simple et claire mais, en réalité, ne peut-on pas également accuser nos gouvernants de ne pas être capables de défendre la démocratie ? Nous allons présenter notre avis budgétaire pour 2024 sur l'audiovisuel extérieur que nous approuvons sans pour autant l'apprécier : je nous trouve extrêmement rêveurs et naïfs de croire qu'il suffira d'allouer quelques maigres subsides à nos médias extérieurs pour trouver une solution alors qu'on se fait promener ou manipuler en Afrique, au Proche-Orient et ailleurs dans le monde. Il est clair que face aux dictatures ou aux régimes autoritaires que je refuse d'appeler le Sud global - une appellation que je trouve particulièrement stupide - je me demande s'il ne faudrait pas parler de la faiblesse de notre réaction et de nos régimes démocratiques avant même de nous focaliser sur l'importance de l'ingérence étrangère. La démocratie ne se défend pas uniquement par la parole : ne devrait-on pas affermir notre présence dans le paysage médiatique extérieur, qu'il soit d'ailleurs français, britannique, ou américain ? Les pays démocratiques ne sont-ils pas trop faibles face aux offensives chinoises, russes ou autres dans le domaine des médias, avant même de l'être sur la toile Internet ?
M. David Colon.- La force de notre société réside dans ses valeurs et nous devons les défendre pour rester attractifs dans le monde. Vous avez raison de souligner que l'influence étrangère n'est pas nouvelle mais que sa portée a changé de dimension et apparait aujourd'hui sans commune mesure avec ce que nous avons connu dans le passé. Face à cette situation, la transparence me parait la première exigence à mettre en oeuvre pour mettre en évidence aux yeux du plus grand nombre la réalité des ingérences étrangères. À cet égard, la proposition qui a été formulée par l'un de nos services de renseignement, et qui me paraît parfaitement judicieuse, est l'adoption d'une loi comparable à celle qui existe depuis 1938 aux États-Unis et qui fait obligation à quiconque mène une action d'influence à l'intérieur de son territoire pour le compte d'un agent étranger, étatique ou non étatique, de déclarer son activité. Ce texte n'est pas liberticide, contrairement à la loi sur les agents étrangers du Kremlin qui expose aux pires sanctions la personne qualifiée d'agent étranger. Nous envisageons ici une loi de transparence pour quantifier et rendre visible à chacun les ingérences des différents pays, autoritaires ou non qui s'efforcent de faire prévaloir un certain nombre de récits. Certains pays tentent, par exemple, de fragiliser le soutien de notre opinion publique au rayonnement de la France en Afrique et dans l'océan Indien : ce phénomène doit être rendu visible au plus grand nombre pour que la société s'en empare et qu'il ne soit plus le monopole de nos services dédiés à la défense et la protection de notre souveraineté. En même temps, il me semble indispensable de renforcer et de doter plus considérablement les services qui sont en première ligne dans cette guerre de l'information et qui ont fait la preuve de leur efficacité. Je pense en premier lieu à Viginum (Service de vigilance et protection contre les ingérences numériques étrangères) et à la sous-direction du Quai d'Orsay en charge de ces questions stratégiques. Ils sont, de mon point de vue de chercheur, sous-dotés et sous-équipés, compte tenu de la menace qui plane à la veille d'une année électorale ; j'ajoute que 2024 sera également marquée par les Jeux Olympiques qui vont s'apparenter à un supermarché mondial de l'ingérence et de la déstabilisation. Il est donc plus qu'urgent de leur donner les moyens de faire face à cette menace.
Enfin il est nécessaire de rappeler que nos médias de service public ne sont pas des médias d'État aux ordres du pouvoir exécutif : leur mission est de porter la voix de l'intérêt général et de la France, sans recourir à la manipulation comme le font d'autres médias d'État dont les rédacteurs en chef s'honorent eux-mêmes publiquement d'être, je les cite, des « guerriers de l'information » aux ordres de leurs autorités politiques. Il faut investir dans le journalisme de qualité : je rends ici hommage aux journalistes extraordinairement valeureux qui, dans nos médias internationaux, font face à des campagnes de déstabilisation d'une brutalité inouïe en les visant parfois personnellement. Ils affrontent la croissance exponentielle de la désinformation avec peu de moyens et ont besoin aujourd'hui d'être aidés. Pour renforcer l'immunité de notre société face aux ingérences, favoriser le journalisme de qualité est une nécessité. J'entends par là le journalisme qui s'engage à suivre une démarche déontologique et éthique : on peut citer en exemple celle de Reporters Sans Frontières, qui s'appelle JTI (Journalism Trust Initiative), par laquelle les journaux adhérents s'engagent à respecter des règles déontologiques et accepter un audit extérieur pour vérifier la conformité de leur démarche. On pourrait réorienter une partie des aides publiques à la presse en privilégiant ce journalisme de qualité et contraindre les plateformes numériques à amplifier la portée de ces professionnels de confiance, sans pour autant stigmatiser l'autre journalisme.
M. Olivier Cadic. - Je signale que nous avons reçu un spécialiste de l'OTAN qui combat les trolls : il nous a montré que le temps moyen pour lire une information est de 7 secondes. Effectivement, les technologies de manipulation ne sont pas nouvelles mais j'ajoute que tout dépend de l'idée qu'on se fait du vrai et du faux : il faut ici faire référence au concept de vérité alternative et rappeler que très souvent les attaques informationnelles russes visent à créer la confusion dans les esprits. Comme vous l'avez indiqué, une fake news est réussie à partir du moment où elle est disséminée et je voudrais rappeler le cas d'école qu'a constitué l'affaire du mariage à Bounti au Mali qui aurait été bombardé : aujourd'hui encore cet épisode est présenté comme un fait avéré sur les réseaux sociaux ou les moteur de recherche alors que personne n'a jamais vu une photo du mariage ni des mariés ; on ne sait donc pas de quoi il s'agit exactement mais toujours est-il que l'impact sur les esprits a été important.
J'apprécie vos propos qui visent à encourager une production d'informations intègres mais j'ai l'impression qu'ils se situent dans le cadre de réactions exclusivement défensives. Je signale que Taiwan a développé des stratégies de réponse en faisant sorte que la collectivité participe aux réponses permettant par exemple de répondre en deux heures et avec humour à une fake news. Tout ceci reste défensif et ne trouvez-vous pas que Prigogine, chef du groupe paramilitaire Wagner, nous a en quelque sorte montré la voie pour déstabiliser la Russie ? Quels sont les points faibles de ce pays ainsi que de la Chine sur lesquels nous pourrions travailler pour être de notre côté un petit peu offensifs ?
M. David Colon. -J'insiste sur l'aspect défensif car je sais que la dimension offensive a fait l'objet d'investissements importants depuis longtemps. Nos armées ont pris conscience depuis bien des années de la menace que constitue la propagande djihadiste et, par exemple, l'amiral Coustillère a constitué une équipe pour mener des actions de contre-discours. La France s'est également dotée d'un commandement de la cyberdéfense (COMCYBER) qui est un modèle international pour porter le combat au-delà de nos frontières. Vous aurez compris que je n'évoque pas l'aspect offensif car ma priorité, en tant que chercheur et auteur de ce livre, est de préserver la sérénité de nos débats démocratiques, notre démocratie et nos libertés face à des ingérences étrangères auxquelles on n'oppose pas toujours une réponse adaptée.
L'approche de Taïwan que vous mentionnez est une approche horizontale : la société dans son ensemble y est consciente de la menace ; elle a accès à des informations factuelles sur l'état de cette menace et elle est éduquée non seulement aux médias en général mais aussi aux moyens de détecter la désinformation et de s'en prémunir. La société taiwanaise est donc mobilisée dans une démarche que je qualifie de « défense informationnelle ». En France, nous conservons une approche en silos avec des services qui ne collaborent pas toujours suffisamment entre eux ; de plus nous avons une tendance assez lourde à privilégier le secret pour tout ce qui relève des questions dont nous traitons ce matin. Cette tendance nous est préjudiciable car elle nous conduit souvent à ne pas appréhender les opérations d'ingérence à l'échelle qui est la leur. Je prends ici l'exemple récent des moldaves qui ont dessiné sur les murs des étoiles de David. Vous avez, d'un côté, le volet judiciaire et sécuritaire, de l'autre, le volet de l'amplification artificielle sur Twitter pour porter ces incidents à la connaissance des journalistes et s'y ajoute le volet médiatique avec l'absence de formation des journalistes à ce type d'opérations de déstabilisation dont ils sont couramment la cible : tout cela est traité de façon dispersée. Monsieur le Président, vous avez évoqué les mesures prises aux États-Unis et leur principale réalisation a été en la matière le GEC - Global Engagement Center ou centre d'engagement global. Comme son nom l'indique, ce dispositif appréhende la menace à l'échelle globale et unit les personnels militaires du Pentagone à des civils du département d'État ainsi qu'à des personnels de la communauté du renseignement - à savoir 15 principaux services de renseignement américains. Sont également associés à la discussion les représentants des médias internationaux et un écosystème de chercheurs ou d'industriels. Nous avons besoin d'une approche globale similaire.
J'ai récemment été invité par le COMCYBER à m'exprimer à Rennes à l'occasion du Cyber Week et j'ai présenté un panorama de notre industrie en matière de cyberdéfense. Je ne citerai aucun nom mais j'ai été frappé par le fait que nous disposons vraiment d'industriels remarquables qui proposent tout ce qui est nécessaire en matière de défense de nos systèmes d'information. La France est un pays leader dans le monde en matière de cybersécurité mais je note que les industriels ne proposent pas grand-chose à l'égard de la faille de sécurité que constitue l'être humain qui va cliquer sur le lien sur lequel il ne devrait pas cliquer, relayer l'information qu'il ne devrait pas relayer ou va réagir par un acte de colère et, dans certains cas, passer à un acte délictuel ou criminel après avoir reçu une information. En raison de cette carence, il me paraît aujourd'hui plus que jamais nécessaire d'engager une démarche de défense informationnelle pour sensibiliser nos concitoyens à la menace, les doter d'outils pour la percevoir et agir en conséquence. Il faut également allouer à nos services et à notre armée les moyens d'établir des liens consubstantiels non seulement avec les industries de défense mais aussi avec tous les citoyens préoccupés par ces questions et adopter la démarche défensive qui nous permettra d'affronter la menace qui ne va pas malheureusement pas décroitre.
M. Claude Malhuret. - Merci beaucoup monsieur le professeur : vous avez publié un livre de salubrité publique et je suis bien entendu entièrement d'accord avec vos propos. Je voudrais formuler quelques remarques. La première, c'est que vous datez le début du phénomène à la fin de la période de la guerre froide. Sans remonter jusqu'à Sparte et Athènes je dirai que nous avons en réalité un retard d'un siècle et pas seulement de quelques décennies. Le sujet de la désinformation, de l'infiltration et de la cinquième colonne a commencé en 1917 avec la création de la Tchéka et du NKVD et nous avons connu des périodes particulièrement difficiles et dangereuses dans le passé. La première de ces tentatives de déstabilisation, qui a duré 70 ans, a été la création des partis communistes qui ont constitué le principal outil de désinformation, avec une capacité de nuisance largement aussi grande que celle des réseaux sociaux. Plus récemment, le Mouvement de la paix a désarmé la France et beaucoup d'autres démocraties. Pour citer une anecdote, dans les années 80, lorsque j'étais président de Médecins sans frontières, Solidarnosc nous avait révélé que les correspondants du Figaro à Varsovie et à Moscou étaient des agents du KGB : la direction du Figaro le savait et y voyait un avantage permettant d'avoir des renseignements de première main. Je rappelle que Jean-François Revel a écrit Comment les démocraties finissent au début des années 1980 : c'était l'époque de Jimmy Carter, des otages américains en Iran ; les Russes ou les Soviétiques étaient en Afghanistan, en Éthiopie, et s'efforçaient de prendre position dans une bonne partie de l'Afrique pour en chasser les Occidentaux. Ce n'est pas parce que nous avons gagné la guerre de l'information ou du renseignement que cette évolution a pris fin. Je recommande la lecture du livre de Robert Littell La compagnie qui relate l'histoire de la guerre entre la CIA et le KGB. Sur le plan de l'information et du renseignement, le KGB a gagné cette guerre haut la main. Celle-ci s'est terminée contre tous les pronostics grâce à Ronald Reagan qu'on présente en Europe de façon dévalorisante alors qu'il a été un des plus grands présidents des États-Unis. C'est Reagan qui a décidé de remporter cette guerre par la volonté politique et a mis l'URSS à genoux, en particulier avec la guerre des étoiles qui a entrainé l'effondrement de l'URSS. Ce n'est donc pas tant un problème de renseignement que de volonté politique, et celle-ci nous fait à l'évidence défaut aujourd'hui.
Tout ceci m'amène à ma deuxième remarque qui porte sur la naïveté. J'avais demandé ici, au Sénat, en 2018, à Cédric O alors ministre en charge du numérique, l'interdiction des médias d'État russes Sputnik et RT -fabriqués ou contrôlés par le FSB (Service fédéral de sécurité russe) - et je me suis fait renvoyer dans mes buts au nom de la liberté d'expression. Il était évidemment de salut public d'interdire ces non-médias ou chaînes de désinformation mais Cédric O s'était offusqué de cette demande. Puis, le 27 février 2022, du jour au lendemain, on s'est aperçu qu'il n'y avait plus de problème de liberté d'expression et l'interdiction a été prononcée par les autorités européennes. La naïveté est assurément le problème qui handicape nos démocraties. Elles réagissent parfois et d'ailleurs, jusqu'à présent, elles ont gagné, mais elles réagissent tard.
Ma troisième remarque est que le plus grand danger ne vient pas de l'influence extérieure mais de la menace intérieure. Je ne parle pas ici de la désinformation médiatique mais je reprendrai les propos de Barack Obama qui, en 2022 dans le journal The Atlantic, a indiqué que les réseaux sociaux sont devenus la principale menace contre nos démocraties. Je ne reviens pas sur tous les travers de ces réseaux sociaux et sur l'abrutissement qu'ils suscitent et je précise que Xi Jinping a formulé un constat similaire devant un aéropage de chefs d'entreprises. Certes la censure des réseaux sociaux existe en Chine mais ce pays a également recours à des pratiques assez intelligentes comme le contrôle des horaires d'utilisation des réseaux sociaux par les enfants. Xi Jinping a expliqué que cette limitation avait pour but d'éviter de détruire une génération qui ne fait plus rien en classe et ne dort pas la nuit. Nos démocraties, en revanche, ne mettent pas en place de telles protections des enfants.
Mickaël Vallet et moi-même avons récemment rendu un rapport qui s'intitule « La tactique TikTok : opacité, addiction et ombres chinoises » que nous terminons en appelant à prendre des mesures de santé et de salubrité publique comme le contrôle de l'âge des utilisateurs, la modération des contenus... etc. Nous sommes allés porter ces recommandations au ministre en charge du Numérique qui nous a tenu des propos rassurants en se référant à la préparation d'un projet de loi d'adaptation du DSA en France. Je rejoins les propos de Thierry Breton sur le DSA qui a constitué un espoir de progrès. Le texte européen a été publié et il donnait jusqu'au mois d'août aux plateformes pour se mettre en conformité avec ses recommandations, la principale étant que tout ce qui est interdit hors ligne doit être interdit en ligne, ce qui apparait comme le bon sens. Or c'est exactement le contraire qui se passe aujourd'hui. Le RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données) n'avait rien réglé et les problèmes dont vous avez donné un exemple parmi des milliers s'aggravent alors que le DSA a été mis en place.
Tout cela participe d'une grande naïveté et je reprends la formule de Lénine « que faire », parce que la tâche est gigantesque à l'extérieur comme à l'intérieur et nous partons avec un handicap considérable car les dictatures, que l'on a crues mortes dans les années 1990, sont de retour. On s'aperçoit aujourd'hui que le 20ème siècle ne s'est pas terminé par la victoire des démocraties et que c'est même la tendance inverse qui est à l'oeuvre. On en vient à espérer que les dictatures soient elles-mêmes en train de commettre des erreurs pires que les nôtres, comme celle de la guerre en Ukraine qui, quel que soit son résultat, va affaiblir le clan des dictatures. On s'aperçoit également que la situation en Chine est du point de vue démographique, économique, etc., beaucoup moins bonne qu'on ne le pensait. L'Iran également en proie à des difficultés si bien que les dictatures ne vont pas beaucoup mieux que les démocraties.
Ma dernière question porte sur un amendement que le Sénat avait, à mon initiative, adopté à l'unanimité en 2021 au cours des débats sur le projet de loi de lutte contre le séparatisme : alors que les plateformes indiquaient qu'en tant qu'hébergeurs elles n'étaient pas responsables des contenus mis à disposition du public, cet amendement considérait qu'à partir du moment où une plateforme trie l'information qu'elle reçoit de ses abonnés par des algorithmes, elle a un statut d'éditeur et non pas d'hébergeur. L'adoption définitive de cette disposition ferait porter aux plateformes une responsabilité dont elles peuvent aujourd'hui se dégager et toute la source du problème est là. Bien entendu, cet amendement voté au Sénat n'a pas été retenu à l'Assemblée nationale et ne sera pas présenté par le Gouvernement. Je souhaite recueillir votre avis à ce sujet.
M. Mickaël Vallet. - Je précise avoir été co-rapporteur du rapport d'information sur la cyberdéfense et je n'ai fait que présider la commission d'enquête TikTok dont Claude Malhuret, qui vient notablement de citer Lénine, était le rapporteur et l'initiateur.
Je prolonge le parallèle que vous avez fait avec les virus biologiques en faisant observer que face à une épidémie imprévue, on s'organise en très peu de temps pour expliquer à la population comment le virus circule, quels sont les bons gestes barrière, l'utilité des masques et les risques liés aux contacts. Le message est passé puisque, l'un dans l'autre, les mesures qui ont été mises en oeuvre pour lutter contre la Covid ont été plus ou moins respectées, quoi qu'on puisse en penser du point de vue des atteintes aux libertés publiques. La pédagogie est donc primordiale. Vous avez parlé des États étrangers et du rôle de Viginum ou de COMCYBER et, dans ce domaine, se pose aussi la question de très long terme qui est celle de l'éducation. Pendant la pandémie, les biologistes et les épidémiologistes nous ont expliqué comment fonctionnait le virus mais la vulgarisation scientifique est insuffisante sur les mécanismes de fonctionnement de notre cerveau : certaines télévisions de service public comme Arte ont diffusé quelques capsules vidéo pédagogiques et efficaces mais cela reste une goutte d'eau dans l'océan. La façon dont nous réagissons obéit à des schémas très précis. Comme cela nous a été démontré au cours des auditions de la commission TikTok, en étant convenablement doté en termes de raison critique, on peut balayer une fausse information à sa première ou deuxième occurrence ; cependant, si elle est martelée toute la journée 50 ou 100 fois, alors, mécaniquement et en raison de la plasticité cérébrale mise en évidence par les neuroscientifiques, les fausses informations pénètrent notre cerveau et on finit par se dire - je résume - qu'il n'y a pas de fumée sans feu.
Nous avons également auditionné des scientifiques qui travaillent très sérieusement au niveau mondial sur des cohortes confrontées aux infox. Les premiers résultats montrent que quand on explique dans un cadre éducatif à des groupes d'enfants ce qu'est une infox et comment il faut vérifier la source des informations, l'un des premiers effets constatés est que les enfants en viennent à douter de tout : telle la difficulté qui se présente quand on met en place des mécanismes de défense. Ma première question est donc de savoir si au-delà des questions de défense, de cybersécurité ou de technique, l'enjeu primordial n'est pas celui de l'éducation. A-t-on les moyens financiers de mettre en oeuvre quasiment une nouvelle matière éducative dont l'objectif, au-delà de l'éducation morale et civique, serait d'outiller nos citoyens pour les rendre libres ?
En deuxième lieu, je comprends qu'on puisse parler des étrangers et de notre naïveté mais avant même la montée en puissance des réseaux sociaux, n'a-t-on pas commis une erreur fondamentale dans la façon dont les pouvoirs publics et l'État ont financé le réseau TNT (Télévision Numérique Terrestre) qui a introduit dans tous les foyers 18, 20 ou 25 chaînes quand on en avait 5 ou 6 et qui, quand on zappe de l'une à l'autre, - j'exprime une opinion personnelle qui ne sera peut-être pas partagée par tout le monde - donne l'impression que la France est entourée de criminels en puissance puisque pullulent les documentaires traitant de crimes. On en vient à hésiter à sortir dans la rue l'été au Cap d'Agde ou ailleurs parce des reportages anxiogènes sur la police municipale au Cap d'Agde, ou que sais-je, sont constamment diffusé ainsi que des émissions de télévision où les gens s'en mettent plein la figure en permanence. S'agissant de transmissions effectuées à travers les canaux publics de la TNT, c'est à la puissance publique qu'il revient de choisir ceux qui les utilisent. J'estime donc qu'il faut inclure cette composante quand on évoque notre naïveté collective. En effet, Claude Malhuret ayant cité Lénine, je rappellerai la phrase de Poutine selon laquelle « Quelque chose qui n'est pas passé à la télévision n'a pas existé ». Il en résulte que si on ne voit à la télévision que des événements marginaux dans la vraie vie, on finit par croire qu'on vit tous dans un quartier où la BAC doit fréquemment intervenir, où le voisin est victime d'arnaques - merci à Julien Courbet pour sa célèbre émission - et où le locataire sans histoire sur le palier d'en face se révèle être un tueur en série en puissance.
M. David Colon - Merci pour vos questions. Tout d'abord, il ne fait aucun doute, pour le spécialiste de la propagande numérique que je suis, que les plateformes ne peuvent pas prétendre être uniquement des hébergeurs : ils ont la qualité d'éditeur à partir du moment où ils hiérarchisent les contenus. Par exemple, l'actuel propriétaire de X-Twitter a choisi de diminuer le nombre de personnes qui pouvaient être touchées par les publications du New York Times et d'augmenter drastiquement celles qui peuvent être ciblées par des publications à caractère antisémite. Nous sommes là en présence du choix éditorial d'un éditeur de contenus et il devrait être traité comme tel.
S'agissant de l'action Ronald Reagan, je voudrais juste rappeler que le renseignement français avait à l'époque permis au président François Mitterrand de transmettre des informations à Ronald Reagan sur l'état réel de l'économie russe qui ont pu aider celui-ci dans sa stratégie.
Plus fondamentalement, vous avez fait référence à la guerre cognitive : c'est là -comme le font savoir publiquement les dirigeants de l'armée populaire de libération de la République populaire de Chine - que se trouve le théâtre de combat ultime des nations au XXIe siècle, à l'intérieur même du cerveau de nos concitoyens ; c'est la raison pour laquelle des investissements considérables sont mobilisés par les acteurs comme la Chine pour pénétrer l'esprit de nos concitoyens.
Vous avez cité TikTok qui est une porte d'entrée majeure et particulièrement inquiétante mais n'oublions pas toutes les autres. Un récent rapport publié le 3 septembre au nom, semble-t-il, de Microsoft indique que parmi tous les influenceurs financés par le ministère des Affaires étrangères chinois en Europe, les plus nombreux sont les Français. Leur recrutement a notamment pour but d'achever de réduire l'influence de la France en Afrique ainsi que dans l'océan Indien. Je fais observer que cette entreprise manifeste de déstabilisation à l'égard de notre pays n'est même pas dissimulée : toutes les doctrines militaires de la Chine et de la Russie sont par exemple disponibles en ligne. Il en va de même de toutes les adaptations qui sont faites aujourd'hui par les doctrines militaires occidentales comme celle du Pentagone qui date de quelques jours ou celle de l'OTAN qui est en train d'évoluer. Ces adaptations témoignent de la prise de conscience mondiale de la gravité et de l'intensité inédites de la menace cognitive chinoise dans toutes les dimensions.
S'agissant de l'information, je rejoins vos propos : nous sommes confrontés à une « infodémie » et pour y faire face il nous faut sortir des cloisonnements universitaires et scientifiques français. Dans les différents livres que je consacre aux parcours des manipulateurs de masse, je constate souvent que ces derniers ont suivi des trajectoires inenvisageables en France : ils étudient la physique nucléaire puis l'informatique ou encore l'informatique et la psychanalyse ou la psychologie sociale. Certaines disciplines aujourd'hui très dévalorisées en France, comme la psychologie, jouent un rôle crucial dans d'autres pays ; dans l'entourage de M. Zuckerberg figurent bon nombre de psychologues et ceux que votre commission a auditionnés sont régulièrement consultés par telle ou telle plateforme pour les aider à faire face au phénomène d'infodémie. Il nous faut donc adopter une approche plus globale et décloisonner le dialogue entre des scientifiques relevant de disciplines habituellement séparées. Pour ma part, parmi les scientifiques que je côtoie, celui qui m'apporte le plus est un mathématicien, David Chavalarias, dont l'un des talents est de rendre visibles les phénomènes difficiles à détecter d'interactions sur les réseaux sociaux et en particulier le virus informationnel sur Twitter.
Bien évidemment, il faut - comme le font Taïwan, la Finlande, la Suède et d'autres pays - éduquer nos enfants dès le plus jeune âge non pas tant au scepticisme à l'égard de l'information qu'à une démarche constructive : il s'agit de leur expliquer comment on construit l'information, comment on distingue le vrai du faux et comment certains peuvent chercher à affaiblir cette distinction pour les tromper. Une des démarches cognitivistes qui me paraît la plus porteuse d'espoir aujourd'hui est celle d'un laboratoire de l'université de Cambridge dont je précise qu'il est distinct de celui dont sont issues certaines des innovations les plus dommageables pour l'histoire de l'humanité comme celles qui ont été exploitées par Cambridge Analytica et par le renseignement militaire russe à partir de 2014. Sander van der Linden - qui est du côté clair de la force et non du côté obscur - y travaille à l'élaboration de vaccins psychologiques. Je rappelle que dans l'analyse traditionnelle de la propagande, il y avait ce que l'on appelait à partir de 1937 la vaccine : cela consiste à atténuer l'impact d'une information dommageable en devançant sa diffusion par un petit message préventif. De la même façon qu'une souche affaiblie du virus sert à fabriquer les vaccins traditionnels, une petite dose de désinformation peut renforcer le système immunitaire des individus face aux fake news : nous avons besoin de tels mécanismes de protection. J'ajoute que l'OCDE a créé un groupe d'experts sur les manipulations de l'information qui a récemment tenu une première réunion publique. L'OCDE a également lancé des initiatives pour collecter les bonnes pratiques de ses États membres et son secrétaire général a une formule qui me semble tout à fait pertinente pour nous indiquer la direction souhaitable à prendre : il remplace la libre circulation de l'information ou « free flow of information », qui correspond à l'approche traditionnelle des États-Unis, par la libre circulation d'informations fiables ou « free flow of trusted informations ». Notre réflexion collective devrait ainsi porter sur le cadre et les modalités d'une diffusion libre d'informations fiables aussi massive que possible pour répondre à l'infodémie.
J'en termine en évoquant les médias d'État russes Sputnik et RT. Lorsque leur interdiction a été prononcée, je fus l'un des rares parmi les chercheurs à m'exprimer publiquement en sa faveur au nom de ce que j'appelais l'état d'urgence informationnelle. Cependant je constate d'abord que cette mesure a été sans effet puisque malgré l'interdiction de RT, ses contenus ont continué à circuler soit grâce au recours à des VPN (Réseau Privé Virtuel) pour des consultations sur le web, soit par la diffusion massive de ces contenus par des vidéos sur YouTube. Au passage, je souligne que le modèle de diffusion privilégié à l'échelle mondiale par la rédactrice en chef de RT repose sur un micro ciblage à travers les médias sociaux sans chercher à atteindre le plus grand nombre de téléspectateurs ; par conséquent, l'interdiction de la chaîne télévisée RT ne change pratiquement rien. Plus encore, comme je le constate à chacune de mes conférences publiques, l'interdiction de RT a eu pour effet de conforter la défiance d'un grand nombre de nos concitoyens à l'égard de ceux qui ont pris cette mesure interprétée comme liberticide. Il est possible d'expliquer les raisons de cette interdiction mais il est beaucoup plus difficile de faire face à cette défiance, alors même que les personnes qui l'expriment, y compris ceux qui sont adeptes de théories du complot déconnectées de toute réalité, sont plutôt d'accord avec un discours fondé sur les valeurs de notre République, à commencer par la liberté d'expression ou d'opinion : le paradoxe est que les arguments fondés sur ces principes qu'ils acceptent ne vont pas dans leur sens. Somme toute, tel ou tel a de droit de chanter les louanges de Vladimir Poutine ou d'affirmer que la terre est plate ; cela devient problématique quand ce discours est artificiellement amplifié, relayé et porté par des agents d'influence financés par le Kremlin qui lui donnent une place tout à fait disproportionnée dans notre espace informationnel. Nos démocraties ont les moyens d'assumer la force de leurs libertés et de leur modèle : tel est ma conviction en tant que citoyen et chercheur.
Mme Gisèle Jourda. - Je ne reviendrai pas sur le cas de la Chine : alors qu'il était de bon ton de minimiser le rôle du Parti communiste chinois, nous avons longuement étudié avec Pascal Allizard le grand combat qu'a constitué la stratégie dite des routes de la soie. En revanche, s'agissant de la Russie, avez-vous mesuré l'ampleur de l'implication de son appareil désinformationnel dans le conflit actuel au Proche Orient ?
Je souhaite également vous interroger sur le rôle de l'Inde dans cette guerre de l'information car ce pays progresse sur les marchés internationaux et se situe en pointe dans beaucoup de domaines comme le spatial.
Vous avez également évoqué les propos de Thierry Breton relatifs au développement du réseau Blue Sky : quelle est votre opinion sur sa faisabilité ?
Enfin, le président de la République a affirmé que l'influence était un objectif stratégique de notre défense et sécurité nationale. Cela témoigne d'une prise de conscience, mais le problème est de savoir avec quels outils une démocratie peut s'engager dans une guerre de l'information. Je constate que nos médias RFI ou France 24 refusent d'être perçus comme des outils de notre influence : quelles méthodes concrètes la France peut-elle employer pour atteindre ses objectifs ?
M. Alain Houpert. - Je crois qu'il n'y a rien de pire dans l'histoire que les trous de mémoire et on oppose toujours le bien et le mal sans trop savoir où ils se situent. Le problème de la parole officielle a été particulièrement mis en évidence au cours de la guerre du Golfe où la question des armes de destruction massive a fait l'objet d'une manipulation mondiale. J'ai alors été fier d'être français quand notre premier ministre Dominique de Villepin s'est exprimé au risque de se faire quasiment traiter de menteur par le reste du monde.
J'ajoute qu'on est trop souvent fort contre le faible et faible contre le fort. Vous avez évoqué les printemps arabes en tant que guerre 2.0., mais ces événements sont également le résultat de la guerre du Golfe ainsi que d'opérations françaises en Iran ou en Lybie : n'oublions donc pas le rôle des événements historiques.
De plus, la manipulation a toujours existé : souvenez-vous du président Woodrow Wilson, promoteur du pacifisme mais qui - heureusement pour nous - a fait appel à Edward Bernays, considéré comme le père de la propagande politique et d'entreprise, pour infléchir l'opinion américain qui ne voulait pas entrer dans la Première Guerre mondiale.
Je rappelle également que la République française est issue d'une révolution qui a commencé à se développer à travers les réseaux sociaux de l'époque qui s'appelaient les libelles : au risque de leur vie, certains de nos grands écrivains comme Mirabeau ont diffusé ces petits opuscules ou affiches pour réveiller ceux qui ne savaient pas.
Mme Valérie Boyer. - J'ai trois questions à vous poser.
Tout d'abord, mes collègues ont évoqué les réseaux du Parti communiste extrêmement puissants et bien organisés qui ont déstabilisé nos démocraties à travers leurs nombreuses ramifications comme certaines universités, certains journaux, qui existent encore, ou certains grands acteurs - l'un d'entre eux devant prochainement bénéficier d'un spectacle à sa gloire. Il était difficile de résister à la force de cette propagande qui s'est diffusée y compris par le canal des petits journaux pour enfants comme Pif Gadget. Aujourd'hui un phénomène un peu similaire se développe avec le wokisme. Pourquoi n'avez-vous pas évoqué ce mouvement extrêmement important ? Je rappelle que le wokisme est aujourd'hui sanctionné par certains consommateurs - qui ont par exemple contraint Walt Disney d'en revenir à des images comportementales plus traditionnelles - alors qu'en politique ce mouvement est imposé aux démocraties de façon parfois très violente, comme on le constate aux États-Unis, ou parfois dans notre pays.
Ma deuxième question porte sur une affaire qui m'a beaucoup frappée, à savoir l'arrestation d'une ancienne journaliste grecque et d'autres personnes qui ont subi l'influence du Qatar et du Maroc au niveau des instances européennes. Pourquoi n'a-t-on quasiment plus du tout entendu parler de cette affaire alors la police belge a trouvé chez elle des valises voire des baignoires de billets de banque destinées à encourager des activités d'influence sur lesquelles je m'interroge également.
Enfin vous avez évoqué l'interdiction de RT et je voudrais vous demander pourquoi on ne parle pas aujourd'hui de la chaine de télévision Al Jazeera.
M. David Colon. - Ma réponse à propos de la Russie concernera également la question que vous posez sur le wokisme. La Russie, depuis très longtemps, a constitué un réseau d'information et d'interactions - avec les partis communistes à l'étranger du temps de la guerre froide - qui demeure très vivant aujourd'hui à travers certaines ONG et certains experts. Il y a de très nombreux soutiens de la Russie dans des organisations françaises qui se déploient à grande échelle. S'agissant des ingérences étrangères, je souligne l'existence d'un axe de désinformation qui unit la Russie, l'Iran, la Chine et leurs alliés respectifs comme la Corée du Nord, la Syrie de Bachar el-Assad et le Hezbollah. Il s'agit d'une grande communauté d'information contrefactuelle qui s'emploie à contrecarrer les messages officiels en présentant une multitude de vérités alternatives sans grand souci de cohérence, le but étant davantage de déconstruire que de construire un réel discours alternatif. Nous sommes ici en présence d'acteurs qui s'emploient depuis longtemps à instrumentaliser toutes les failles préexistantes de nos sociétés et, là où les failles n'existent pas, à en créer de nouvelles. À mon sens, la question du wokisme s'inscrit dans cette perspective : la Russie, pour ne prendre que cet exemple, a développé depuis la guerre froide une stratégie de long terme qui consiste à instrumentaliser les revendications des minorités de toute nature ainsi que toutes sortes de dénonciations d'inégalités ou de racisme dans les sociétés occidentales pour y approfondir et creuser les divisions. Vous avez cité le Qatar et il ne fait aucun doute que ce pays est aujourd'hui un acteur majeur d'ingérence non seulement en France mais aussi dans de nombreux autres pays avec des relais qui sont parfois extrêmement bruyants. Je pense qu'une loi de transparence en matière d'ingérence étrangère comparable au FARA (Foreign Agents Registration Act ou Registre des agents étrangers) des États-Unis serait de nature à nous permettre de recueillir des faits sur lesquels s'appuyer. Il me semble que la simple possibilité de quantifier cette ingérence favoriserait la prise de conscience et peut-être la mobilisation de certains esprits. Il est important, quand des gens s'expriment en particulier sur les chaînes de télévision, de savoir d'où ils parlent et s'ils sont ou non financés directement ou indirectement, par la Chine, le Qatar, le Kremlin ou par un autre État.
S'agissant de l'Inde, effectivement je ne me suis pas focalisé sur l'action de ce pays dans la mesure où mon livre traite de la guerre de 30 ans entre les démocraties et les régimes autoritaires. Il m'apparaît que dans le domaine cybernétique, l'Inde est d'abord l'endroit où l'on trouve beaucoup de gens qui vendent des services - de support informatique de trolling ou de modération - utilisés par les uns et les autres. Peut-être est-ce une faiblesse de ma part mais je n'ai pas identifié, de la part de l'Inde, de velléité agressive à l'égard de nos démocraties occidentales.
Par ailleurs, vous avez mentionné l'échange assez surréaliste de messages entre Thierry Breton et Elon Musk sur Twitter, par lequel notre commissaire européen rappelait à Elon Musk ses obligations au titre des règlements européens et du DSA avant d'inviter les utilisateurs mécontents de Twitter à aller sur Blue Sky. Ce dernier est un réseau auquel on ne peut accéder aujourd'hui que sur invitation et qui se présente comme une sorte de paradis des journalistes et des experts où on ne risque pas d'être trollé ou confrontés à de l'agressivité, de la désinformation ou à des automates dits bots - en tous cas pas de grande ampleur. Il me semble que Thierry Breton aurait pu matérialiser sa déclaration en décidant la création d'un serveur européen, accessible à tous, financé sur fonds publics et qui nous permettrait de mettre les esprits - et tout particulièrement ceux de nos enfants - à l'abri des ingérences étrangères. La plus grande de mes deux filles a 7 ans et la question du téléphone portable commence à se poser ; or sur les écrans des appareils utilisés par les élèves de de CM1 ou de CM2, on voit principalement des contenus TikTok guidés par une volonté manifeste de subvertir les esprits, d'encourager la violence et de fragiliser ces enfants en les exposant à la pornographie ainsi qu'à la propagande. Il y a là un enjeu sanitaire qui précède l'enjeu de souveraineté.
À propos de la parole officielle, il est certain que le fait que nos démocraties aient pu mentir et manipuler l'opinion publique mondiale ne leur a pas rendu service sur le long terme. Les États-Unis n'ont rien gagné à manipuler l'opinion publique mondiale comme ils l'ont fait en 2003, au moment de l'entrée en guerre contre l'Irak. Cela doit être pour nous un enseignement : une démocratie ne doit pas mener des opérations de manipulation de l'information ni les parrainer et je me réjouis de voir que la France a signé la Déclaration mondiale pour l'intégrité de l'information été lancée à l'ONU en septembre dernier ; les pays signataires s'engagent à ne pas se livrer à de telles de manipulation.
Pour conclure, je voudrais insister sur le fait que l'enjeu dont nous traitons ici, c'est également la distinction entre une démocratie et un régime autoritaire. Si par notre réaction face aux manipulations de l'information, nous en venons - volontairement ou non - à brouiller cette distinction, nous conforterons en définitive les régimes autoritaires qui attendent précisément une telle réponse de notre part. Ils guettent le moment où nos démocraties pourraient porter atteinte à notre régime de liberté et renforceraient la défiance à l'égard des institutions publiques par l'adoption de mesures contraignantes ou liberticides. Nous avons plus que jamais besoin de nous défendre par notre modèle et par la liberté.
Mme Valérie Boyer. - Je voulais juste savoir quelle différence vous faites entre RT et Al Jazeera.
M. David Colon - À mon avis, il n'y en a pas dans la mesure où Al Jazeera m'apparaît comme un média d'État. Je peux me tromper mais il ne s'agit probablement pas d'un média de service public.
M. Pascal Allizard, président. - Monsieur le professeur, merci d'avoir consacré du temps à notre commission.
J'ajoute deux observations. En premier lieu, vous avez évoqué les recrutements d'agents francophones par les Chinois et je mentionne, qu'avec Gisèle Jourda, lors de notre premier rapport sur les routes de la Soie, nous avons visité en Chine une université qui ne correspond pas à notre conception de ce type d'établissement puisqu'elle accueille des élèves âgés de 4 à 23 ans avec cette particularité que l'enseignement se déroule en français. Nous avons rencontré de jeunes enfants du primaire qui nous récité des poèmes et chanté des petites chansons en français. Les plus grands nous ont parlé des matières qu'ils apprenaient et il en a été de même des étudiants en technologie ou en ingénierie. L'avenir de ces cohortes de jeunes en formation était, pour les plus talentueux, d'être affectés en France. Ceux qui l'étaient peut-être un peu moins, tout en étant très bien formés, étaient plutôt destinés à l'encadrement dans l'Afrique francophone. Ces systèmes de formation nous ont fortement impressionnés et nous les avons visités en 2018.
Mme Gisèle Jourda. - J'avais été très frappée par la remarque d'un étudiant chinois qui s'était demandé comment on pouvait critiquer le pouvoir en place dans les démocraties et cette anecdote particulière apporte un peu d'eau à notre moulin collectif.
M. Pascal Allizard, président. - Je vous remercie de votre présence et je me félicite de la qualité de nos échanges qui témoignent que nous travaillons ici dans le temps long. Le sujet que nous avons traité n'est pas nouveau mais son importance s'accélère sous l'effet des innovations technologiques de plus en plus rapides. Je retiens que la distinction entre le bien et le mal se situe toujours sur une ligne de crête. Une fois que nous parvenons à tirer nos propres conclusions la question est de savoir comment nous pouvons les partager avec nos concitoyens en les amenant à comprendre la nécessité, à un moment donné, de décider de mesures de régulation en évitant tout biais liberticide. Telle est la plus grande difficulté de l'exercice auquel nous devrons nous livrer et ce combat n'est certainement pas gagné d'avance.
La réunion est close à 11 h 30.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.