Jeudi 7 décembre 2023
- Présidence de M. Jérôme Durain, président -
La réunion est ouverte à 10 h 30.
Audition de la juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée (Junalco)
M. Jérôme Durain, président. - Nous procédons aujourd'hui à l'audition de la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco). Je vous remercie très chaleureusement de votre présence devant cette commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à y prendre pour y remédier, débutée depuis deux semaines, sous le contrôle du rapporteur Étienne Blanc.
Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14, 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Stéphane Noël, Mme Laure Beccuau, Mme Sophie Aleksic et M. Éric Serfass prêtent serment.
M. Stéphane Noël, président du tribunal judiciaire de Paris. - En ma qualité de président de la juridiction parisienne, je ferai quelques mots de présentation très générale sur la spécificité de cette juridiction et l'articulation avec l'objet de votre commission d'enquête.
La juridiction parisienne, comme vous le savez, est la première juridiction de France. De par ses caractéristiques voulues par le législateur, elle a de nombreuses compétences : locales, régionales - le tribunal judiciaire de Paris est l'une des huit juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) -, nationales et internationales. La juridiction accueille le siège du parquet national antiterroriste (PNAT) et du parquet national financier (PNF). Nous avons une compétence particulière dans différents domaines, aussi bien en matière civile qu'en matière pénale. Cela explique que la juridiction parisienne dispose d'effectifs ou d'organisations spécifiques pour répondre à ces attentes.
La justice en général, et la justice parisienne en particulier, a la responsabilité de la portée effective des lois et règlements. Lorsque des politiques publiques sont votées par la représentation nationale, voulues et mises en oeuvre par l'exécutif, de nombreux enjeux se règlent très fréquemment devant l'institution judiciaire. Celle-ci, avec ses caractéristiques, notamment les principes généraux du droit que nous devons mettre en oeuvre dans toutes les procédures, a à coeur d'apporter la meilleure réponse possible avec les ressources dont elle dispose.
En matière de lutte contre les stupéfiants, nous avons de nombreux services qui sont saisis : services de droit commun qui gèrent un grand nombre de procédures, trente juges d'instruction, nombreuses chambres correctionnelles, juges de l'application des peines (JAP) et juges des libertés et de la détention (JLD). Nous avons aussi la spécificité d'accueillir la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco), créée en 2019, et qui porte une attention particulière aux différentes procédures relevant de cette matière. Les juges d'instruction, au nombre de neuf désormais, sont tous des magistrats expérimentés, aguerris aux questions de coopération internationale, aux techniques d'enquête et à la procédure pénale en général.
Nous avons également, depuis un certain nombre d'années, une chambre spécialisée, dite « 16-33 », composée aujourd'hui de 14 magistrats, qui a la spécificité de juger les affaires de terrorisme et les affaires de criminalité organisée. Là aussi, j'ai à coeur d'affecter dans cette chambre des magistrats expérimentés et engagés, en nombre suffisant.
Nous avons l'engagement professionnel d'affecter des compétences spécifiques sur ces contentieux extrêmement sensibles. Ces affaires méritent une attention particulière, et votre commission d'enquête y participe. Il est important que le ministère de la justice, notamment la direction des services judiciaires, ait à coeur d'apporter toute la ressource nécessaire pour bien faire fonctionner ces services.
J'insiste sur le fait que cela ne doit pas exclusivement se traduire par des magistrats spécialisés en nombre suffisant : il faut aussi des collaborateurs autour du juge, notamment des assistants spécialisés. À ce titre, même si nous relevons d'importants progrès depuis un certain nombre d'années, nous constatons, au travers des différents dialogues de gestion, que la juridiction parisienne pourrait bénéficier d'équipes renforcées, notamment pour l'approfondissement des enjeux patrimoniaux et fiscaux de certains dossiers. Avec Mme Aleksic et Mme la procureure, nous avons à coeur de porter régulièrement cette spécificité parisienne dans nos échanges avec le ministère de la justice, afin que la capacité judiciaire soit à la hauteur des enjeux.
Vous pouvez compter sur la juridiction parisienne pour être au rendez-vous de ces procédures, qui sont extrêmement lourdes et complexes. Vous avez certainement, au travers des différentes auditions, mesuré l'ampleur du phénomène. Les délinquances de droit commun relèvent des trafics de stupéfiants ; mais les procédures que nous avons à instruire et à juger dans certaines affaires relevant de la grande criminalité organisée sont colossales en nombre de personnes mises en examen et de parties civiles et en temps d'audience nécessaire.
Il faudrait que nous soyons plus performants, avec des délais d'instruction et de jugement plus courts. Nous devons hélas souvent déplorer le fait que nous soyons obligés de passer par un temps de mise en état de l'audiencement pénal, qui retarde la phase de jugement, alors que, dans un monde idéal, il serait souhaitable que, l'instruction étant terminée, l'affaire puisse être jugée dans un délai très court, pour être beaucoup plus efficient en termes de performance judiciaire. Il y a là certainement des marges de progrès sur lesquelles nous pourrons revenir.
Mme Laure Beccuau, procureure de la République près le tribunal judiciaire de Paris. - Permettez-moi d'abord de vous remercier d'avoir sollicité les magistrats de la Junalco dans le cadre de vos travaux. C'est un signal fort. À mes côtés se trouve Éric Serfass, procureur adjoint, qui est à la tête de la troisième division, celle que l'on appelle, au sein des six divisions que comporte le parquet de Paris, la Jirs-Junalco. Cette division est composée aujourd'hui de 22 magistrats, contre 17 il y a quelques mois. J'ai choisi de renforcer cette division au détriment d'autres sections du parquet de Paris, parce que l'état de la menace ne me laissait pas d'autre choix, mais les 22 effectifs me paraissent encore bien réduits.
La Junalco a été créée en 2019 et installée à Paris en janvier 2020. Les critères de saisine résultent d'une note de juin 2020, qui correspond tout à fait à la volonté de se positionner sur le très haut niveau du spectre de la très grande criminalité organisée. Ces critères consistent à s'attaquer à ces groupes parce qu'ils sont hiérarchisés et structurés, parce qu'ils ont un caractère national ou transnational, parce qu'ils ont des modes opératoires sophistiqués, parce que les quantités de profits illicites générés nous interrogent, parce que, aussi, ils sont des cibles de haute valeur.
La Junalco fait figure de petite nouvelle dans la lutte contre la criminalité organisée aux côtés des Jirs, mais, en dépit de l'ampleur de la menace, je peux affirmer qu'elle avance. Cependant, elle a encore besoin d'autres outils, notamment législatifs.
L'ampleur de la menace vous a été décrite lors d'auditions précédentes. J'ai assumé, dans un propos public médiatique, une formule que je fais toujours mienne : « La réalité dépasse la fiction. » Il ne s'agit pas ici d'une réalité fantasmée. Cette affirmation repose sur l'exploitation des données dont la Junalco a pu disposer. Au moment où la juridiction a été créée, les services d'enquêteurs ont infiltré deux réseaux de téléphonie cryptée, EncroChat et Sky ECC. D'une certaine manière, quand on pénètre ce réseau de téléphonie cryptée, on entre dans le salon des délinquants ; on les écoute et ils ne savent pas qu'ils sont écoutés.
Que constate-t-on ? Il existe des trafics de toute nature, parmi lesquels le narcotrafic. À l'heure actuelle, la Junalco traite 137 dossiers, dont 71 de criminalité organisée et 31 relatifs au trafic de stupéfiants. Les trafics répertoriés se déploient sur l'ensemble du territoire national, mais ont une dimension totalement internationale : au-delà des pays producteurs et consommateurs, certains pays dits « rebonds » sont ciblés en raison de leur positionnement géographique pour permettre l'acheminement des produits, par les ports et les aéroports ou par le trafic routier.
Bien que la coopération internationale progresse de façon significative et que la coopération européenne soit très fluide, nos services juridiques représentent parfois pour nous des entraves, puisqu'il faut s'adapter à des systèmes juridiques différents. Pour les délinquants, c'est en quelque sorte l'inverse, puisque ces différences peuvent tout à fait constituer des leviers. L'une des grandes difficultés à l'heure actuelle, c'est que les « barons de la drogue » du haut du spectre sont aujourd'hui réfugiés dans des pays avec lesquels les processus d'extradition sont interrompus.
En mai 2022 par exemple, la Junalco a permis d'intercepter 22 tonnes d'un mélange de cocaïne et de sucre au port du Havre. Le navire est parti quelques jours plus tôt d'un port colombien. Parmi les personnes interpellées, cinq Colombiens, qui sont en fait des chimistes envoyés depuis l'Amérique latine sur notre territoire pour procéder à la séparation des produits. Vous voyez l'immense capacité fonctionnelle et opérationnelle de ces réseaux, qui savent se déployer sur tous les niveaux. Nous avons également interpellé trois personnes en Espagne et une personne a été arrêtée sur mandat d'arrêt à Dubaï ; elle a depuis été libérée et se trouve toujours sous la surveillance des autorités, mais elle ne nous a pas été remise pour le moment.
Les moyens des narcotrafiquants vous ont été présentés lors d'auditions passées, je ne doute pas que le regard judiciaire rejoigne le regard des services enquêteurs : des achats de produits par kilos, une capacité extraordinaire d'installer des caches dans les navires, des modalités de transport qui s'adaptent constamment. Récemment, 475 kilos de cocaïne dissimulés dans un électro-aimant ont été importés sur notre territoire. Les trafiquants sont prêts à dépenser beaucoup pour amener la drogue. Ils créent des outils dédiés, comme les messageries cryptées, et adoptent une stratégie de saturation de nos ports. On parle souvent de Rotterdam et d'Anvers, mais Le Havre, Montoir-de-Bretagne, Marseille, c'est la même chose. Désormais, les petits bateaux de pêche, les bateaux de plaisance, les croisiéristes, les aéroports sont concernés.
Les narcotrafiquants ont des capacités financières considérables, que révèlent les pertes : dans la méthode du drop off - le produit est passé d'une embarcation à l'autre -, il y a des pertes, mais elles sont assumées. Souvenez-vous de ces ballots de cocaïne qui se sont échoués dans le Cotentin, la quantité totale reconstituée atteignait 2,2 tonnes ! Les saisies augmentent, mais elles sont minimes par rapport aux profits des narcotrafiquants, et elles dévoilent également l'importance des moyens financiers. La Junalco à elle seule a pu procéder en 2022 à des saisies qui correspondent à plus de 9 millions d'euros. C'est dans ce type d'affaires que nous avons besoin de méthodologies efficaces pour saisir encore davantage. Ces saisies entraînent des appels immédiats, bien plus souvent que lorsqu'on place des individus en détention, ce qui démontre notre capacité de nuisance.
Par ailleurs, le recours à la violence est sans limites : nous constatons une sévère aggravation des guerres claniques et des règlements de compte sur tout le territoire. Une grande figure du banditisme marseillais a été assassinée en pleine rue à Paris. Autre exemple : un navire est intercepté au Havre avec de grandes quantités de cocaïne à bord. Les juges d'instruction sont saisis, on pense avoir déchargé de ce navire toute la cocaïne, un certain nombre de personnes sont placées en détention. Alors que l'équipage est resté à bord parce que le navire doit repartir, un commando s'introduit, séquestre et violente l'équipage pour récupérer 500 kilos de cocaïne qui seront découverts par la suite. L'affaire était déjà médiatisée, ils n'ont pourtant pas hésité à investir le navire sous protection judiciaire.
Il faut évoquer enfin leur capacité de corruption, c'est un danger majeur de la grande criminalité organisée. On le voit dans les affaires, cela concerne les dockers, les policiers, les agents des douanes, les greffiers et les agents pénitentiaires. Menace et corruption sont les deux faces de la grande criminalité organisée. Lorsque j'étais procureure à Créteil, j'ai pu constater que les capacités de corruption existaient même dans des petites villes. J'ai eu le cas d'un agent municipal qui avait été corrompu pour laisser les locaux municipaux à disposition des trafiquants afin qu'ils y entreposent leurs produits, pensant qu'on n'irait jamais chercher là. Tous les secteurs sont concernés, la magistrature aussi. La situation économique fragilise les entreprises. Des entreprises de transport peuvent être rachetées pour masquer des trafics.
Les professions assermentées sont aussi concernées : les notaires, pour qu'ils ne fassent pas de déclarations de soupçon à Tracfin ; et les avocats, qui peuvent faire fi de leur secret professionnel et révéler ce qu'il y a au dossier. On peut également penser aux banquiers. Les exemples sont très nombreux.
Aujourd'hui, l'une de nos grandes interrogations porte sur l'évasion judiciaire : la corruption d'un greffier de maison d'arrêt peut conduire à ne pas envoyer dans les délais la demande de mise en liberté, ce qui entraîne une remise en liberté d'office.
Le défi est immense et la Junalco avance très rapidement. Elle a su nouer des liens précieux avec les Jirs et elle joue un rôle de coordination important. Même si nous visons le haut du spectre de la criminalité organisée, il nous est nécessaire de connaître les phénomènes locaux pour créer des rapprochements et lutter contre les réseaux de très grande criminalité organisée. La Junalco bénéficie aujourd'hui d'une reconnaissance internationale. La France est vue comme un pays déterminé à lutter contre la très grande criminalité organisée ; elle a développé une coopération opérationnelle avec la Colombie, les États-Unis, la République tchèque, Israël, et bien d'autres pays.
La coopération judiciaire est fluide, mais il reste des difficultés. J'ai évoqué Dubaï, où un magistrat de liaison va être installé. En Espagne, alors qu'il y a un magistrat antidrogue, nos demandes d'enquête sont déclinées au niveau des parquets locaux et sont noyées dans la masse des dossiers - ces délais sont incompatibles avec nos missions.
Les magistrats de la Junalco sont constamment en lien avec l'international comme avec les services locaux. Avec les services d'enquête, nous restons mobilisés sur la cybercriminalité parce qu'il faut continuer de photographier l'existant. Les actions se poursuivent pour pénétrer les nouveaux réseaux cryptés et extraire les données sans éveiller l'attention des utilisateurs . C'est également par le cyber qu'on attaquera la cryptomonnaie, qui représente des enjeux essentiels pour nous en matière de saisie et d'appréhension des dossiers
La criminalité organisée s'adapte constamment et très rapidement à nos avancées : lorsqu'on a repéré un système, les réseaux trouvent dès le surlendemain un autre moyen d'introduction des produits. Cela nous oblige aussi à identifier les nouvelles porosités : la mafia chinoise coopère avec la mafia marocaine, par exemple. Il faut s'attaquer au carburant de la grande criminalité organisée : leur argent sale à blanchir, qui nous conduit à analyser les modalités complexes de dissimulation des produits.
Autre avancée significative pour la Junalco, au regard de l'article 706-106-1 du code de procédure pénale : les liens avec le renseignement judiciaire. Aujourd'hui, de plus en plus de dossiers de la Junalco sont ouverts grâce aux services de renseignement. Cette coopération est précieuse, car il faut faire progresser notre capacité de judiciarisation tout comme il faut que les services de renseignement progressent dans leurs capacités à s'investir dans la lutte contre la criminalité organisée. Aux termes du code de la sécurité intérieure, la prévention de la criminalité organisée et de la délinquance organisée fait bien partie de la défense des intérêts fondamentaux de la Nation.
Au-delà de l'augmentation des moyens, nous souhaiterions quelques modifications législatives.
Il faut, d'abord, faire évoluer la notion de repenti, sur le modèle de la loi italienne antimafia.
Il faut aussi étendre notre possibilité de confiscation du patrimoine des criminels. L'exigence de proportionnalité nous conduit parfois à ne pas pouvoir saisir tout ce que nous souhaiterions.
J'invite également votre commission d'enquête à réfléchir à une cour d'assises spécialement composée. Elle existe déjà en matière de stupéfiants - il n'y a que des magistrats professionnels -, mais pas en matière de règlement de comptes. Or, sans cour d'assises spécialement composée, les jurés sont très exposés aux menaces visant à influencer le délibéré, comme cela s'est produit récemment à Bobigny.
Il faut prévoir un droit d'application des peines spécial, avec un JAP spécialisé, car gérer une personnalité de la grande criminalité organisée est tout à fait différent de gérer un délinquant de droit commun.
Il faut rendre plus sévères les conditions de détention, parce qu'il faut trouver des moyens pour empêcher les délinquants de continuer à gérer leur trafic en prison.
Enfin, il faut encadrer avec un formalisme renforcé les appels des décisions relatives à des détentions provisoires, pour éviter les évasions judiciaires que j'évoquais précédemment.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Après près de quatre années d'activité de la Junalco, quelles sont les évolutions essentielles que vous pourriez nous décrire sur le trafic de stupéfiants, le blanchiment et l'ensemble de ces réseaux ?
Mme Sophie Aleksic, première vice-présidente, coordinatrice du pôle criminalité organisée. - Je commencerai par présenter le pôle Jirs-Junalco à l'instruction pour la criminalité organisée. À Paris, les mêmes juges suivent les dossiers Jirs et les dossiers Junalco. Le contentieux est le même, seul le degré de complexité varie. En matière de criminalité organisée à Paris, la Jirs-Junalco est composée de neuf cabinets d'instruction, chacun disposant d'un juge et d'un greffier. Ce sont des collègues volontaires, dotés d'une grande expérience à la fois en matière d'instruction et sur les sujets de criminalité organisée.
Notre service dispose d'une directrice de greffe ainsi que de deux adjoints administratifs qui s'occupent du secrétariat et de la numérisation de nos dossiers. Nous disposons par ailleurs, s'agissant de l'équipe autour du juge, d'un assistant spécialisé en matière de téléphonie que nous sommes censés partager avec les collègues d'un autre pôle, mais qui, dans les faits, ne travaille que pour nous. La situation est en cours d'évolution puisque nous allons avoir un autre assistant spécialisé qui s'occupera de la saisie des avoirs et de l'entraide pénale internationale et un juriste assistant qui nous aidera dans la rédaction de nos actes.
Les dossiers que nous traitons à la Jirs-Junalco ont des caractéristiques différentes de ceux des cabinets de droit commun. Pour vous donner un ordre d'idée, chaque cabinet instruit entre 25 et 35 dossiers et gère à peu près entre 40 et 90 détenus. Le nombre de dossiers peut paraître peu important, mais c'est la condition pour mener une action efficace car ces dossiers sont extrêmement volumineux - jusqu'à 100 tomes - et très complexes. Nous pouvons être amenés à rédiger des centaines de décisions liées à des techniques spéciales d'enquête, des écoutes téléphoniques, des géolocalisations.
Des requêtes en nullité sont déposées systématiquement dans tous nos dossiers et ces personnes sont défendues par des avocats spécialisés, très offensifs. Ces dossiers volumineux nécessitent, de la part des juges d'instruction, une direction d'enquête importante et une coordination des services enquêteurs. À l'international aussi, ces dossiers requièrent un travail très important : ils sont chronophages en temps de réunion et en temps de déplacement des juges à l'étranger.
Nous sommes de plus en plus fréquemment associés à des collègues du pôle financier et du pôle cybercriminalité, notamment sur les dossiers qui portent sur des solutions de téléphonie cryptées. Nous sommes aussi systématiquement en cosaisine à deux ou trois juges d'instruction, ce qui présente l'intérêt, si l'un des juges s'en va, qu'il en reste un qui connaît bien les dossiers. Plus de la moitié de notre portefeuille est constituée de dossiers liés au trafic de stupéfiants, mais nous avons aussi des dossiers qui en sont le corollaire, à savoir des dossiers de blanchiment, des dossiers de violence criminelle, notion qui englobe les homicides et les tentatives d'homicide en bande organisée, les enlèvements ou séquestrations sur fond de trafic de stupéfiants et tout ce qui entrerait sous l'expression de règlement de compte.
Le reste de nos dossiers est constitué de dossiers de trafic de migrants, de gros braquages, de proxénétisme, de traite des êtres humains, de blanchiment, de trafic d'armes, d'associations de malfaiteurs, d'évasion de haut niveau, de vol en bande organisée. Les dossiers de trafic de stupéfiants que nous instruisons portent principalement sur la cocaïne et le cannabis. Le trafic de cocaïne a véritablement explosé - on peut employer cette expression - ces dernières années, avec une montée en puissance spectaculaire.
Nous avons plusieurs typologies de dossiers liés au trafic de stupéfiants. Des dossiers portuaires ou aéroportuaires, concernant des importations depuis l'Amérique du Sud, avec des arrivées dans des ports français, comme Le Havre, Dunkerque, Fos, avec la complicité de dockers ou de personnels de sociétés de logistique. Nous avons aussi des dossiers de narcotrafic de cité, le plus souvent avec des importations de cannabis du Maroc via l'Espagne et des remontées en convois par des poids lourds et des véhicules légers - les saisies pouvant atteindre des centaines de kilos, voire des tonnes.
Nous n'avons qu'un dossier en matière d'héroïne et aucun dossier sur les drogues de synthèse, qui doivent être aussi un sujet de préoccupation. La plupart des dossiers Junalco qui ont été ouverts ont prospéré et le premier dossier Junalco a été récemment jugé, mais il portait sur un trafic de migrants. Actuellement, au sein du pôle, nous avons 43 dossiers Junalco et 7 autres ont été ouverts depuis le début de l'année. Cela vous a été indiqué, la Jirs-Junalco travaille sur le haut du spectre des organisations criminelles.
Les évolutions que l'on peut constater dans le cadre du narcotrafic depuis la création de la Jirs-Junalco s'inscrivent dans une évolution à mon sens amorcée depuis déjà plusieurs années, avec une montée en puissance des trafics de stupéfiants. Les réseaux criminels se sont professionnalisés. Ils utilisent une main d'oeuvre recrutée comme dans n'importe quelle entreprise. Sur certains réseaux sociaux, des organisations proposent des offres d'emploi avec des prix pour recruter un charbonneur, un guetteur. Pour le règlement de comptes, on constate le même phénomène : les organisations font appel à des équipes spécifiques pour tuer telle personne, séquestrer ou enlever telle autre.
Le trafic de stupéfiants s'est complexifié et mondialisé à l'image de ce qui se passe dans notre société. Ces structures sont très organisées. Elles apprennent, elles savent s'adapter pour déjouer les méthodes d'enquête classiques et pour échapper aux forces de l'ordre, ce qui rend beaucoup plus complexes les dossiers à traiter. Nos dossiers judiciaires sont régis par le principe du contradictoire et décrivent en détail toutes nos méthodes, permettant ainsi aux trafiquants de comprendre leurs points de fragilité, de savoir comment ils ont été interpellés et de s'adapter.
S'agissant des techniques spéciales d'enquête, un certain nombre de dispositifs sont encore utilisés, mais parfois à des fins secondaires. Il est très rare aujourd'hui d'avoir des trafiquants de stupéfiants qui parlent en clair sur des écoutes téléphoniques. Ils utilisent des applications de messagerie cryptée dont ils savent qu'on ne peut pas les intercepter. Nous sommes donc constamment obligés de nous adapter et, dans les dossiers de trafics de stupéfiants, le travail de téléphonie est devenu très important. La Junalco a pu prendre en charge de très gros dossiers qui impliquent plusieurs Jirs ou des dossiers où tout est dé-territorialisé. Le décryptage des solutions de téléphonie cryptée EncroChat et Sky ECC a été concomitant avec la mise en place de la Junalco et a contribué à alimenter plusieurs dossiers importants. Ces éléments ont permis de découvrir des trafiquants qui étaient passés sous les radars des services, et nous avons eu accès à des communications très éclairantes et surtout très incriminantes pour ces trafics et ces organisations en termes d'éléments de preuve.
Nous faisons également le constat que des trafiquants français poursuivent désormais leurs activités depuis l'étranger. Établis temporairement ou durablement aux Émirats arabes unis, dans des pays du Maghreb, en Espagne ou dans certains pays d'Amérique du Sud, ces individus continuent à se déplacer en dépit de mandats d'arrêt internationaux ou européens. Comment cela est-il possible ? Deux réponses : ou bien ils utilisent de fausses identités, sachant qu'il y a tout un trafic de faux papiers qui est lié au trafic de stupéfiants ; ou bien ils utilisent leur véritable identité, et se pose alors la question du système de coopération, dont on peut dire qu'il est perfectible.
Certains trafiquants poursuivent également leurs activités depuis leur lieu de détention, et ce à un haut niveau. Ils arrivent à se procurer des téléphones qui leur permettent de communiquer avec l'extérieur, ce qui constitue un élément de complexité.
Le travail sur ces organisations nécessite de repenser complètement nos schémas d'enquête classique. La Junalco est encore une jeune juridiction, mais elle doit avoir cette vision globale au niveau du réseau des Jirs et cette fonction de coordination. Cela suppose que tous les acteurs, à chaque niveau, jouent le jeu de la remontée d'informations et de la coordination. Cela suppose également que cette remontée d'informations puisse être traitée et que nous soyons à la hauteur des enjeux et de ce que l'on est en droit d'attendre d'une juridiction nationale.
Le renseignement criminel prend une part de plus en plus importante. Les choses ont évolué ; à l'origine, cela n'entrait pas dans notre culture de magistrat, mais nous intégrons désormais le renseignement pour la grande criminalité organisée. Pour ce qui est de l'instruction, cela passe souvent par l'intermédiation du parquet et des services enquêteurs. Le renseignement en matière criminelle va être, le plus souvent, un point de départ pour une enquête judiciaire.
Le bilan des Jirs est plutôt positif. La spécialisation des acteurs de la chaîne pénale et le fonctionnement en réseau - le fait que les collègues se connaissent davantage et soient identifiés comme tels - a permis de renforcer l'efficacité de la lutte contre les trafics. Au regard de la professionnalisation de ces organisations, cela était indispensable. Cela a également permis de développer la coopération internationale, bien plus qu'un juge d'instruction de droit commun ne pourrait le faire, et d'être aussi identifié par nos partenaires étrangers sur les réseaux Jirs et Junalco.
Le logiciel Sirocco (système informatisé de recoupement et d'orientation contre la criminalité organisée) en est aux balbutiements. Si nous ne le maîtrisons pas encore, sa création est née d'un besoin identifié. Ce logiciel est une bonne chose mais, comme tout nouvel outil, il demande des ajustements et un temps d'appropriation, avec des amendements nécessaires sur certains aspects.
Avons-nous besoin de traitement de données ? Avons-nous recours à d'autres technologies ? Les juges des Jirs sont considérés comme des juges d'instruction comme les autres. Avant de parler du recours à de nouvelles technologies, il faut savoir que nos applicatifs métiers et notre environnement informatique sont totalement inadaptés à nos besoins et à la volumétrie de nos dossiers - 20, 30, 50, 100 tomes -, avec parfois beaucoup de mises en examen, de parties civiles, de données à traiter. Notre logiciel métier Cassiopée (chaîne applicative supportant le système d'information opérationnel pour le pénal et les enfants) s'avère lent et manque de fluidité par rapport au précédent logiciel, dépassé car trop ancien.
En outre, ce logiciel ne nous permet pas de sortir des statistiques exactes, ce qui impose parfois des comptages manuels assez arides. Notre logiciel de numérisation NPP (numérisation des procédures pénales) connaît constamment des difficultés ; nous ne disposons pas de capacités suffisantes de stockage, le réseau est souvent lent, ce qui induit beaucoup de ralentissement dans les traitements. Nos dossiers sont volumineux et, pour vous donner une idée, notre serveur à Paris est actuellement rempli à 99 %.
Nos ordinateurs sont bridés pour des raisons de sécurité, ce que l'on peut tout à fait entendre. Mais nous nous retrouvons en difficulté pour exploiter certains résultats d'expertise. Pour donner un exemple, certains fichiers ne vont pas s'ouvrir car ils sont trop volumineux par rapport à la capacité de notre ordinateur, ou alors cela prendra deux jours. Nous rencontrons cette difficulté dans tous les pôles spécialisés, et elle touche aussi nos collègues du service général. En découlent également des complications pour nos greffes dans le traitement des dossiers. De manière générale, cela complique le traitement déjà complexe de nos dossiers.
Les Jirs et la Junalco expriment des besoins croissants en matière d'analyse criminelle. Nous disposons actuellement d'un assistant spécialisé pour neuf cabinets. Rien que pour l'analyse criminelle, c'est-à-dire pour analyser les données et faire des liens, nous aurions besoin d'au moins deux assistants supplémentaires afin de traiter tout ce que nous avons à traiter. Les services d'enquête sont, à cet égard, également démunis. Nous avons parfois recours à des experts, mais les expertises ont un coût, et le nombre d'experts maîtrisant ce savoir-faire est limité. Par ailleurs, certains experts ne veulent plus travailler avec nous, car ils sont payés avec beaucoup de retard, au titre des frais de justice. Nous avons donc là-aussi des marges de progression.
Concernant les aspects de coopération internationale, on observe des avancées. En vingt ans, l'évolution a été très importante. La décision d'enquête européenne, le mandat d'arrêt européen, le certificat de gel ont été des avancées majeures pour nos dossiers. Au sein de l'espace Schengen, le constat s'avère plutôt satisfaisant. En dehors de l'Europe, cela dépend des pays et il est difficile d'avancer des généralités. Avec un même pays, la coopération peut très bien fonctionner sur un dossier et pas du tout sur un autre, sans que nous puissions l'analyser de façon rationnelle.
Nos plus gros trafiquants se sont installés dans des pays où ils savent que leur extradition ne sera pas possible ou, à tout le moins, compliquée. De même, ils ont compris que la saisie de leurs avoirs criminels serait beaucoup plus compliquée si celle-ci devait être demandée à l'étranger, et non en France. Les contacts directs entre magistrats français et étrangers, ainsi que le fait de se déplacer, sont des éléments facilitateurs. Je dois également souligner le soutien d'Eurojust, qui apporte une contribution importante sur l'aspect de coopération dans nos dossiers.
En dehors de l'Europe, il y a des États avec lesquels nous n'avons pas de convention bilatérale ou multilatérale, ce qui rend la coopération compliquée. Enfin, les aléas de la géopolitique mondiale ont une incidence directe sur le traitement de nos dossiers.
Concernant les liens entre le trafic de stupéfiants et les autres types de réseaux criminels, ces organisations s'associent entre elles, ou font appel les unes aux autres. Pour blanchir des fonds, elles se servent de réseaux de collecteurs ; pour communiquer, elles utilisent des organisations vendant des systèmes de téléphonie réputés inviolables. Ces organisations savent s'associer et se partager certains territoires.
Sur le sujet de la direction des enquêtes complexes, l'instruction partage l'inquiétude des parquets. Compte tenu de l'état de l'investigation en général, et particulièrement en sécurité publique, la réforme de la police judiciaire, sur le point d'entrer en vigueur, nous laisse craindre que les effectifs de police judiciaire ne soient absorbés pour éponger ces procédures en retard. Nous craignons la dilution d'un savoir-faire et une perte de qualité. Les directives seront fixées par le préfet et le directeur territorial de la police. Quelle sera alors la place laissée au procureur et au juge d'instruction en termes de direction d'enquête si les objectifs poursuivis ne sont pas les mêmes ?
Par ailleurs, sachant que de nombreuses organisations poursuivent leurs activités au niveau international ou, à tout le moins, à l'échelle du territoire national, le choix du département ne manque pas de nous interroger, alors même que, quelques années auparavant, ont été créées des directions zonales. Laissera-t-on encore nos enquêteurs travailler sur le haut du spectre de la criminalité, quand la priorité médiatique sera donnée à tel ou tel objectif ?
Il est clair que les offices centraux ne pourront pas tout absorber et qu'ils travaillent déjà souvent en cosaisine avec des services de police judiciaire territoriaux. Enfin, pour des équipes itinérantes, quand plusieurs ressorts sont touchés, il n'est pas aisé en l'état actuel de découvrir que des faits commis en plusieurs endroits du territoire ont en réalité été commis par une seule et même équipe. Ce découpage nous interroge par rapport à la criminalité que nous traitons.
Ce qui nous manque le plus fréquemment en termes de saisie des avoirs criminels, c'est le travail d'identification. Dans nos dossiers de trafics de stupéfiants, nous ne pouvons pas demander à nos services d'enquête, qui se consacrent déjà à des enquêtes complexes sur les stupéfiants, de faire ce travail qui relève davantage de services à caractère financier. Or les effectifs de ces services sont déjà sous-dimensionnés pour travailler sur leur matière ; il s'agit d'une difficulté importante, surtout quand les avoirs sont situés à l'étranger. Une autre difficulté réside, pour l'instruction, dans le temps nécessaire pour rédiger ces ordonnances ; c'est là que l'équipe autour du juge prend tout son sens.
Une autre source d'inquiétude concerne l'exploitation des données. Elle provient d'une récente jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation, qui a conduit à modifier les pratiques et qui exige une motivation pour chaque facturation détaillée de numéros demandés. La criminalité organisée et l'antiterrorisme ont, un temps, paru préservés. Nos dossiers reposent sur un important travail de téléphonie ; si nous devons motiver chaque demande pour un numéro, nous allons perdre en efficacité, alors que nos enquêteurs travaillent sur des centaines, voire des milliers de numéros.
Les moyens pour travailler sur ces réseaux ne sont pas infinis. On ajoute et on complexifie de plus en plus les enquêtes, et cela profite en réalité à des criminels du haut du spectre. Aussi, la désertification d'un certain nombre d'enquêteurs de l'investigation peut se comprendre à l'aune de ce que je viens d'indiquer.
Dans notre arsenal législatif, nous ne pouvons pas recourir à la procédure dite « coffre ». Les Belges, de leur côté, disposent d'un dossier dit « confidentiel ». Dans le dispositif juridique belge, ce dossier « confidentiel » n'est accessible qu'au procureur ayant dans ses attributions « les méthodes particulières », et trois conseillers de la cour d'appel sont chargés du contrôle de la légalité de ces méthodes.
En résumé, trois méthodes peuvent faire l'objet d'un dossier « confidentiel ». La première méthode concerne le recours aux indicateurs, celle-ci ne faisant l'objet d'aucun contrôle par la cour d'appel et étant gérée exclusivement par le procureur. La deuxième méthode concerne l'infiltration, soit par un policier sous couverture, soit par un civil, étant précisé qu'en France nous ne connaissons pas d'infiltration par des civils ; dans le dossier, ne sont mis en procédure que les éléments d'exécution, tout le reste se trouvant dans le dossier « confidentiel ». Enfin, la troisième méthode concerne l'observation avec moyen technique ; les techniques sont protégées, les suspects ne savent jamais ce que l'on a utilisé pour les observer.
Les collègues belges estiment que le dossier « confidentiel » est utile car cela leur permet de consigner des éléments en procédure secrète, que seule la cour d'appel pourra lire. La défense n'a aucun droit d'accès, le secret est validé, notamment par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). La pratique veut également que, si le juge d'instruction le souhaite, le parquet lui communique le dossier « confidentiel ».
Doit-on adopter un tel dispositif en France ? Le fait est que nous devons travailler sur plusieurs aspects : les infiltrations, que nous ne pratiquons pas suffisamment dans nos dossiers ; la question des informateurs et de leur statut également, qui est liée à la question de la sécurité juridique pour les enquêteurs ayant recours aux informateurs. À mon sens, les questions des infiltrations et des informateurs doivent être traitées de concert.
Enfin, je souhaite évoquer un point relatif à la corruption et à la compromission. La question de la corruption est de plus en plus présente dans nos dossiers, et nous devons davantage en tenir compte. Ces organisations ont une surface financière que l'on peine à imaginer tellement elle est importante. Le pouvoir corrupteur de ces organisations est un phénomène en expansion. Ces mêmes organisations disposent également d'armements importants ; les saisies de stupéfiants s'accompagnent presque systématiquement de saisies d'armes de guerre. Ces organisations entendent aussi parfois contrôler certains points du territoire de la République. Ces éléments doivent, à mon sens, être pris en compte sérieusement. Au vu de ce que nos voisins belges et néerlandais connaissent déjà, nous ne sommes pas différents, et cela pointe déjà dans nos dossiers.
M. Didier Rambaud. - Ma question porte sur vos moyens d'investigation, et plus particulièrement sur la fonction d'informateur. Il existe beaucoup de mystères et de fantasmes autour de cette fonction. Est-elle officielle ?
M. Roger Karoutchi. - Le chiffre d'affaires du trafic de drogues s'élèverait à 250 milliards d'euros dans le monde, et entre 5 et 6 milliards d'euros en France. Vous avez évoqué les évolutions depuis 2019, mais on en perçoit les limites en termes de moyens matériels, de moyens humains ainsi que dans le domaine du droit - je pense à ces criminels qui poursuivent leurs activités depuis leur lieu de détention - ou encore en matière de coopération internationale.
Les trafiquants ont visiblement des moyens matériels et informatiques supérieurs aux nôtres, on a l'impression de courir en permanence derrière eux. Ne faudrait-il pas que le Gouvernement et le Parlement se saisissent de cette affaire en proposant un plan d'urgence global, susceptible à la fois de renforcer les conditions humaines et matérielles, d'adapter la législation et de proposer un plan de coopération internationale ? La guerre contre la drogue se fait avec des guerriers valeureux, mais qui ne sont pas équipés comme ils devraient l'être pour la gagner. Ce plan d'urgence global est-il, selon vous, nécessaire en France pour modifier la donne et changer les équilibres ?
M. Laurent Burgoa. - Merci pour la qualité des informations, qui m'ont été très instructives. Madame Aleksic, pourriez-vous revenir sur les liens entre les territoires et votre compétence nationale ? Et je m'adresse à vous tous : y a-t-il un espoir qu'un jour nous puissions vaincre ces narcotrafiquants ?
M. Olivier Cadic. - En tant que sénateur des Français établis hors de France, j'observe depuis dix ans environ la situation en Amérique latine, dont je crois que nous sommes encore loin, puisqu'un candidat à la présidence de la République peut y être assassiné, que des journalistes sont tués et que dès que des policiers sont efficaces, ils sont tués et leurs familles également. On voit le niveau de violence auquel on peut arriver et je crois que notre rôle est d'éviter que la même chose se produise sur notre territoire. Or il paraît difficile de lutter efficacement contre le narcotrafic en France si on ne lutte pas efficacement contre ce même phénomène de l'autre côté de l'Atlantique. Il y a deux semaines, des députés brésiliens me rappelaient ce besoin de coopération au niveau parlementaire pour aligner les législations.
Vous évoquiez avec justesse ce qui se passe en Belgique et aux Pays-Bas où la situation est un peu plus grave qu'ici ; vous avez complètement raison - et je vous en remercie - de nous demander de faire évoluer notre législation. C'est ce que j'attends de la commission d'enquête, mais c'est vraiment un travail au long cours.
Un sujet m'interroge, en lien avec vos propos sur les trafics de faux papiers, c'est celui de l'identité numérique : lorsque nous sommes face à une personne décédée, pour nous assurer que cette personne est bien la personne qu'elle doit être, on l'identifie, on a des moyens à notre disposition. Est-ce qu'il ne va pas falloir faire parallèlement évoluer nos procédures pour repérer les individus ?
Au Brésil par exemple, pour lutter contre les trafics, l'intelligence artificielle est utilisée pour reconnaître les plaques d'immatriculation des automobiles, ce qui permet d'identifier les parcours qui ne sont pas « réguliers » et donc de cibler plus facilement les gens. Ne faudrait-il pas faire aussi évoluer la loi dans ce domaine ?
En termes de différences entre les législations, si je regarde d'un côté ou de l'autre de l'Atlantique, se pose la question des mules qui transportent une certaine quantité de drogue vers l'Europe. Aux Pays-Bas, pour une prise inférieure à 4 kilos, la cocaïne est détruite et la mule renvoyée. Au Brésil, la peine est assez lourde. C'est au minimum cinq ans de prison. Chez nous, c'est autant d'années que de kilos d'après ce que nous avons entendu en audition. Mais quelle est l'effectivité des peines réalisées? Cela pose la question de la bonne application des textes que nous votons : quelle est la bonne mesure entre le modèle brésilien et celui des Pays-Bas ?
M. Éric Serfass, procureur adjoint, chargé de la division Jirs-Junalco au parquet de Paris. - Concernant les sources, oui, c'est tout à fait officiel. La majorité des affaires dont se saisit la Junalco ont lieu à partir d'un renseignement ; ce n'est pas du flagrant délit avec une découverte en flagrance. Le renseignement repose souvent sur des sources, c'est-à-dire des personnes en lien avec les services enquêteurs et les services de renseignement, inscrites, repérées, officielles, et que nous, autorités judiciaires, nous ne connaissons pas nominativement.
En revanche, il y a transparence entre le service enquêteur, le service de renseignement et le parquet puisque toute saisine de la Junalco commence par un rendez-vous physique au parquet avec le service enquêteur qui vient exposer son affaire pour envisager la saisine de la Junalco. La source est officielle, répertoriée, contrôlée et, le cas échéant, rémunérée avec de l'argent public et tracé par les services. Ce n'est donc pas quelque chose de clandestin.
M. Stéphane Noël. - M. Karoutchi a posé une question tout à fait pertinente sur les priorités. Nous nous la posons souvent dans les juridictions parisiennes : où met-on la priorité lorsque tout est prioritaire ? De même, où mettons-nous la ressource ? On peut rester un peu optimiste.
La détermination de politiques judiciaires prioritaires n'est toujours pas d'actualité, nous n'avançons pas sur ce sujet. Le Parlement a récemment voté une augmentation considérable des moyens de la justice. C'est une réalité. La création de postes, de magistrats, de greffiers, d'équipes autour du juge, était attendue depuis des années, et nous allons dans le bon sens. J'ajoute que dans le déploiement à venir des effectifs qui rejoindront les juridictions, le ministère a bien conscience qu'il faut réserver une partie de ces effectifs aux principales juridictions concernées par la lutte contre les affaires les plus compliquées. Et Paris, évidemment, doit bénéficier d'une ressource adaptée, notamment au regard des besoins de la lutte contre la criminalité organisée. Je crois que nous serons au rendez-vous.
Là où nous devons être très vigilants en termes d'amélioration de la réponse judiciaire et de la réponse de l'État, c'est dans l'informatique, le numérique, demain l'intelligence artificielle, pour exploiter au mieux ces dossiers. Nous accumulons depuis des années des retards considérables, et ce n'est pas normal que des juges d'instruction soient confrontés à des capacités de traitement informatique extrêmement faibles, qui limitent leur efficacité.
Dans l'exécution budgétaire, nous veillerons à ce que tous les moyens nous soient donnés et soient bien utilisés, avec un retour sur les améliorations que nous pourrons enregistrer. Mais il reste, je crois, à définir des priorités. Avec Mme la procureure, nous avons aussi la responsabilité de mettre l'accent sur les violences intrafamiliales : ce sont des procédures en grand nombre, beaucoup de temps d'audience et des capacités de jugement prises sur d'autres audiences.
Même si souvent l'action judiciaire est vue sous le spectre pénal - et c'est bien légitime au vu des attentes de nos concitoyens -, il ne faut jamais perdre de vue que la justice civile, dans toutes ses déclinaisons, constitue aussi une réalité du quotidien. La justice civile ne doit pas être marginalisée, elle doit également être revitalisée, parce que c'est un enjeu de cohésion nationale pour les nombreux justiciables qui ont des litiges civils.
Il y a donc matière à être optimiste par rapport aux objectifs fixés par le Gouvernement et soutenus par le Parlement. Nous mettrons tout en oeuvre, mais il reste encore des axes majeurs à privilégier.
Mme Sophie Aleksic. - Le rôle de coordination entre Jirs et Junalco revient plutôt au parquet, puisque nous instruisons ce que le parquet nous confie.
M. Éric Serfass. - À partir de certains seuils ou d'un certain niveau d'intérêt, les Jirs ou les parquets qui sont infra-Jirs avisent en temps réel, par téléphone, la Jirs de Paris ou la Junalco qu'ils sont saisis d'une affaire, pour que cette dernière puisse d'autorité s'en saisir. L'information circule correctement. On peut regretter quelques exceptions ou des avis qui ont tardé, mais, dans l'ensemble, la collaboration entre les Jirs et la Junalco est très bonne. Elle sera renforcée par l'application informatique Sirocco, en cours de mise en oeuvre.
Mme Laure Beccuau. - S'agissant des mules - c'est un terme que je n'apprécie pas - leur situation tragique nous fait hésiter à les voir comme des victimes ou comme des auteurs. Les peines dépendent du volume de drogue transportée et des antécédents de l'intéressé - y a-t-il eu des voyages récurrents depuis la Guyane jusqu'au territoire métropolitain ? A priori, les peines sont exécutées, sous la réserve des réductions de peine que tout un chacun a le droit d'avoir. Les JAP ne font pas de différence et essayent de trouver des modalités de formation et d'intégration, ce qui a fait que, d'ailleurs, un certain nombre de personnes d'origine guyanaise souhaite rester sur le territoire métropolitain pour bénéficier de ces possibilités qui n'existent peut-être pas en Guyane. Le sujet est d'importance, des progrès peuvent être faits du côté guyanais, même s'il faut aussi souligner les efforts du préfet pour éviter les embarquements.
Il me semble que les pays qui effectuaient des destructions systématiques sont en train de revenir sur cette pratique, qui n'a pas forcément démontré son efficacité. Si elle a permis de gérer des flux, elle n'a pas eu pour effet d'interrompre les trafics. Le volume de ces trafics est si important qu'au final, perdre du produit importe peu. D'une certaine manière, les « mules », un terme que je n'aime pas, sont des trafiquants sacrifiés.
Je ne me suis jamais interrogée sur l'identité numérique, mais peut-être est-ce effectivement une piste à exploiter ? Tout ce qui permet d'éviter les faux papiers est évidemment un progrès.
Alors faut-il être optimiste ? Monsieur le président vous a déjà donné quelques pistes. Pour ma part, mon optimisme tient au fait d'avoir été convoquée devant vous et de voir que la représentation parlementaire s'empare du sujet, comme le Gouvernement s'en est emparé. L'optimisme, c'est aussi que grâce au décryptage de Sky ECC et d'EncroChat, nous marquons quelques points.
En demandant une évolution législative, je peux laisser penser que le législateur n'a pas été totalement au rendez-vous. Mais il y a une incrimination que certains pays nous envient, c'est celle de la présomption de blanchiment. C'est un outil extrêmement précieux pour la Junalco. Si un individu dispose de moyens qu'il ne peut pas expliquer, on peut le poursuivre en déduisant que s'il n'apporte pas l'explication de ses revenus, on présumera qu'il les blanchit. Cet outil n'existe pas dans tous les pays, mais il est très opérationnel et donne de l'optimisme par rapport à ce champ qui reste à investir et qui est celui de la saisie des avoirs criminels. Il faut rester optimiste parce que nous sommes mobilisés !
M. Éric Serfass. - Oui, l'article 324-1-1 du code pénal sur la présomption de blanchiment fait partie de ces quelques outils nouveaux sur lesquels nous sommes en train de construire une jurisprudence, pour mieux connaître la manière dont les juridictions vont utiliser ce levier fort pour faire des saisies et des confiscations sur la base de présomptions qui n'ont pas été renversées par la partie adverse.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - J'aimerais que vous nous adressiez des réponses écrites sur deux sujets. Le premier concerne l'amélioration des procédures de saisie. Nous avons auditionné Tracfin, qui nous a donné un certain nombre de pistes. Nous aimerions avoir des propositions très concrètes.
Le second concerne les conséquences de la jurisprudence de la Cour de cassation qui rendra beaucoup plus complexe l'instruction des dossiers en matière de téléphonie. Une mesure législative pourrait en effet s'avérer nécessaire.
M. Jérôme Durain, président. - Nous vous remercions très chaleureusement pour la qualité de vos interventions et pour le matériau très solide dont nous disposons maintenant pour avancer.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 11 h 45.