Mardi 21 novembre 2023
- Présidence de M. Roger Karoutchi, président d'âge -
La réunion est ouverte à 8 h 30.
Réunion constitutive
M. Roger Karoutchi, président. - Il me revient d'ouvrir la première réunion de la commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier.
Je vous rappelle que cette commission d'enquête a été créée sur l'initiative du groupe Les Républicains, en application du droit de tirage reconnu aux groupes politiques par l'article 6 bis du Règlement du Sénat, et que la recevabilité de la proposition de résolution correspondante a été dûment contrôlée par notre commission des lois. Le plus récent rapport consacré au sujet par le Sénat a été déposé en juillet 2020 ; il présentait un périmètre moins large que celui de nos futurs travaux, puisqu'il s'intéressait spécifiquement au trafic de cocaïne en Guyane. Beaucoup de choses ont changé en l'espace de trois ans, et je ne doute pas que notre commission d'enquête mènera un travail utile et précieux.
Nous devons tout d'abord procéder à la désignation du président de la commission d'enquête. En application du deuxième alinéa de l'article 6 bis du Règlement du Sénat, « la fonction de président ou de rapporteur est attribuée au membre d'un groupe minoritaire ou d'opposition, le groupe à l'origine de la demande de création obtenant de droit, s'il le demande, que la fonction de président ou de rapporteur revienne à l'un de ses membres ».
Pour les fonctions de président, j'ai reçu la candidature de M. Jérôme Durain, du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain.
La commission d'enquête procède à la désignation de son président, M. Jérôme Durain.
- Présidence de M. Jérôme Durain, président -
M. Jérôme Durain, président. - Je vous remercie, mes chers collègues, de m'avoir confié la présidence de cette commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier. Le sujet est au coeur des préoccupations de nos concitoyens, de nos policiers, de nos gendarmes, de nos douaniers, de nos magistrats et de nos services de renseignement, mais aussi de nos services de contrôle fiscal et social. Les exemples de certains de nos voisins montrent à quel point l'enjeu est majeur pour l'avenir de notre pays, à l'heure où le narcotrafic menace dans plusieurs États européens la stabilité des institutions et perturbe le fonctionnement de la démocratie.
La première remarque que je voudrais faire sur notre thème, c'est qu'il couvre un périmètre extrêmement vaste. Nous devrons, en concertation les uns avec les autres et dans le respect du pluralisme, identifier des enjeux, des perspectives qui nous permettent de mener une réflexion à la fois opérationnelle, innovante et pragmatique. Cet impératif est d'autant plus fort que, comme vous le savez, le temps nous est compté : nos travaux devront prendre fin au plus tard le 8 mai 2024.
J'attire d'ores et déjà l'attention de chacun et chacune d'entre vous sur cette date butoir et sur ce qu'elle implique : nous devrons travailler vite et bien car, d'ici au mois de mai, nous aurons trois suspensions des travaux en séance publique, une actualité législative riche et des agendas chargés ; nous devrons donc faire preuve de méthode dans notre organisation et aussi, voire surtout, faire des choix pertinents dans la définition des thèmes que nous voudrons privilégier. À défaut, le risque est de nous trouver noyés sous une masse d'informations, de nous disperser, de perdre le fil. La sagesse populaire le sait bien : qui trop embrasse mal étreint ! Je forme le voeu que nous gardions ce proverbe en tête pendant la durée de nos travaux.
J'en viens au coeur du sujet qui nous occupe ce matin. Si le narcotrafic est par définition opaque, nous avons malgré tout quelques chiffres. Avant de reprendre le cours de la constitution de notre bureau, je voudrais en citer deux.
D'abord, celui de 110 tonnes, qui correspond au niveau des saisies de cocaïne à Anvers en 2022. Dans le port de Rotterdam, on atteignait presque les 50 tonnes. La Belgique et les Pays-Bas sont un point d'entrée majeur de la drogue en Europe, et ce triste constat se répercute aussi en France. Toujours avec l'exemple de la cocaïne, ce sont 27,7 tonnes qui ont été saisies en France en 2022. Ce chiffre a été multiplié par cinq en l'espace de dix ans, et une telle augmentation ne témoigne pas seulement d'un renforcement de l'efficacité des enquêtes : elle atteste aussi une croissance exponentielle du trafic.
Ensuite, celui de 44, soit le nombre de morts à Marseille (qui, certes, ne résume pas le phénomène du narcotrafic) dans des règlements de comptes entre le début de l'année et la mi-septembre 2023, selon le parquet. C'est autant que sur toute l'année 2021, et pour toute la France. Parmi ces morts, on compte des trafiquants mais aussi des victimes collatérales dont le seul tort a été d'être au mauvais endroit au mauvais moment.
La réalité dramatique du narcotrafic impose de rénover nos modes d'action et, sûrement, de mettre à jour nos logiciels de pensée sur la nature du phénomène. L'une des nouveautés marquantes est son expansion dans les villes moyennes et dans les zones rurales ; dans certains territoires zones, on assiste à une véritable submersion ; dans d'autres, c'est un ancrage insidieux qui se développe chaque jour.
Au vu de ce contexte difficile, je salue l'initiative du groupe Les Républicains qui rejoint les préoccupations exprimées par d'autres groupes politiques du Sénat et qui nous permettra, au sein de cette commission d'enquête, de mener un travail approfondi sur ce sujet aussi grave qu'essentiel.
Après ces quelques mots, je vous invite à poursuivre la constitution du Bureau de la commission d'enquête.
Nous procédons, dans un premier temps, à la désignation du rapporteur.
J'ai reçu la candidature de M. Étienne Blanc, du groupe Les Républicains.
La commission d'enquête procède à la désignation de son rapporteur, M. Étienne Blanc.
M. Jérôme Durain, président. - Je vous félicite, monsieur le rapporteur.
Nous procédons, dans un second temps, à la désignation des vice-présidents.
Compte tenu des désignations du président et du rapporteur qui viennent d'avoir lieu, la répartition des postes restants est la suivante : pour le groupe Les Républicains, deux vice-présidents ; pour le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, un vice-président ; pour le groupe Union Centriste, deux vice-présidents ; pour le groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants, un vice-président ; pour le groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste - Kanaky, un vice-président ; pour le groupe Les Indépendants - République et Territoires, un vice-président ; pour le groupe Écologiste - Solidarité et Territoires, un vice-président ; pour le groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen, un vice-président.
Pour les fonctions de vice-président, j'ai reçu les candidatures suivantes : pour le groupe Les Républicains, Mme Valérie Boyer et M. Stéphane Le Rudulier ; pour le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, Mme Marie-Arlette Carlotti ; pour le groupe Union Centriste, M. Olivier Cadic et M. Franck Menonville ; pour le groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants, Mme Marie-Laure Phinera-Horth ; pour le groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste - Kanaky, M. Ian Brossat ; pour le groupe Les Indépendants - République et Territoires, Mme Vanina Paoli-Gagin ; pour le groupe Écologiste - Solidarité et Territoires, M. Guy Benarroche ; pour le groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen, M. Michel Masset.
La commission d'enquête procède à la désignation des vice-présidents : Mme Valérie Boyer, M. Stéphane Le Rudulier, Mme Marie-Arlette Carlotti, M. Olivier Cadic, M. Franck Menonville, Mme Marie-Laure Phinera-Horth, M. Ian Brossat, Mme Vanina Paoli-Gagin, M. Guy Benarroche et M. Michel Masset.
M. Jérôme Durain, président. - Avant d'entrer dans le vif du sujet, permettez-moi de vous rappeler brièvement les règles spécifiques qui s'appliquent au fonctionnement des commissions d'enquête.
Nous disposons de pouvoirs de contrôle renforcés, comme celui d'auditionner toute personne dont nous souhaiterions recueillir le témoignage ; la comparution des personnes convoquées est obligatoire et elles doivent prêter serment. Le refus de comparaître, le faux témoignage ou la subornation de témoin sont pénalement et lourdement sanctionnés. Nous sommes également habilités à conduire, par le biais de notre rapporteur, des contrôles sur pièces et sur place et à obtenir communication de tous documents utiles à nos travaux, à l'exception de ceux qui revêtent un caractère secret, qu'il s'agisse du secret-défense ou du secret professionnel, ou qui porteraient atteinte à la séparation des pouvoirs.
S'agissant des auditions, celles des commissions d'enquête sont en principe publiques. Je vous propose donc que toutes les réunions de notre commission fassent l'objet d'une captation audiovisuelle - à l'exception, bien évidemment, de celles pour lesquelles nous déciderions d'appliquer le secret ou le huis clos, ce qui sera inévitable pour l'audition de personnalités sensibles. Dans certains cas exceptionnels, il pourra également être fait appel à la formule des « auditions rapporteur », ce qui autorise une procédure plus légère, et peut-être mieux adaptée à certains profils.
J'attire enfin votre vigilance sur un point essentiel du fonctionnement des commissions d'enquête, et qui touche à la confidentialité de leurs travaux : en effet, les travaux non publics de la commission d'enquête, donc autres que les auditions publiques et la composition du bureau de la commission, sont soumis à la règle du secret pour une durée de vingt-cinq ans.
Le non-respect du secret est puni des peines prévues à l'article 226-13 du code pénal, soit d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende. En outre, l'article 100 du Règlement du Sénat prévoit que « tout membre d'une commission d'enquête qui ne respectera pas les dispositions du paragraphe IV de l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relatives aux travaux non publics d'une commission d'enquête pourra être exclu de la commission par décision du Sénat prise sans débat sur le rapport de la commission après avoir entendu l'intéressé », et que cette exclusion « entraînera pour le sénateur qui est l'objet d'une telle décision l'incapacité de faire partie, pour la durée de son mandat, de toute commission d'enquête ».
J'appelle donc chacune et chacun d'entre nous à la plus grande discrétion sur ceux de nos travaux qui ne seront pas rendus publics. Plus généralement, je vous invite à éviter toute communication auprès de l'extérieur quant à la nature des travaux et des réflexions de notre commission d'enquête.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Je vous remercie, mes chers collègues, de m'avoir accordé la responsabilité d'être votre rapporteur : votre confiance m'honore. Je remercie également le président Durain pour son introduction dont je partage chaque mot. Je m'associe tout particulièrement, monsieur le président, aux propos que vous avez tenus quant au calendrier de nos travaux, qui imposera de sélectionner avec soin les thématiques dont nous voulons faire nos priorités parce qu'elles nous paraîtront les plus pertinentes, les plus novatrices ou les plus efficaces - et idéalement les trois à la fois.
Nous ne pourrons de toute évidence pas épuiser le sujet et je ne crois pas que cela doive être notre ambition. Je vous en propose une autre : tenter de voir le narcotrafic sous un angle différent, en nous détachant de l'image d'Épinal qui voudrait le résumer aux métropoles et à leurs banlieues, aux jeunes et aux marginaux, à un monde souterrain qui n'a pas d'impact sur la vie des « honnêtes gens ». L'actualité le montre, et nous le savons tous et toutes grâce aux liens étroits que nous entretenons avec les élus locaux et avec nos territoires : ces constats sont dépassés.
Je voudrais donc que la commission d'enquête puisse se concentrer sur les évolutions récentes du narcotrafic contre lesquelles nos forces de sécurité peinent à lutter : non seulement le narcotrafic crée par lui-même des drames humains, comme le président l'a rappelé dans son propos introductif, mais il est de plus au coeur d'une économie parallèle qui alimente d'autres trafics autant qu'elle se nourrit d'eux.
Alors, quelles sont ces évolutions, les grandes lignes que nous pouvons identifier dès aujourd'hui ? Elles me semblent être de quatre ordres, que je vais résumer à grands traits.
La première évolution me semble concerner la production, l'acheminement et l'entrée de stupéfiants sur notre territoire, avec l'émergence de nouvelles routes de la drogue. Certes, les points d'entrée traditionnels n'ont pas disparu : de Cayenne au Havre, ils restent actifs. Ce qui a changé, c'est d'abord que les trafiquants déploient des méthodes nouvelles pour être indétectables, en donnant de nouvelles formes à leurs produits - je pense à la cocaïne liquide -, en se créant des bases arrière ou en exploitant de nouveaux circuits. Parallèlement, on voit apparaître des points de transit inédits, avec des plaques tournantes en Afrique et jusqu'en Europe. La presse évoque aussi la montée en puissance d'une production domestique européenne pour certaines drogues de synthèse, ainsi que l'émergence de stupéfiants encore peu connus et très toxiques, comme la 3-MMC et la cocaïne rose, ou d'un trafic de médicaments dévoyés de leur utilisation première.
Ces éléments viennent bousculer l'action de nos douanes et de nos forces de sécurité intérieure, et nous devrons déterminer comment elles doivent se réorganiser pour y faire face.
La deuxième évolution concerne la revente des produits stupéfiants. Le deal s'est modernisé en s'appuyant sur les pratiques numériques. Cela touche les commandes et les livraisons sur internet, mais aussi le recours de plus en plus fréquent à des messageries cryptées ou satellitaires, ce qui bloque l'accès au contenu des messages et pose de réelles difficultés pour la conduite des enquêtes. De manière plus inquiétante encore, on assiste à l'apparition de messageries créées par, et pour, les trafiquants, comme les plateformes EncroChat ou Sky ECC récemment démantelées. On a pu, de même, constater que les trafiquants étaient capables de hacker les systèmes d'information qui leur sont utiles : chez un de nos voisins, les Pays-Bas, c'est le système d'accès à un port qui a été touché il y a quelques mois, permettant aux trafiquants d'avoir un accès direct à la gestion des entrées et des sorties de marchandises.
Les trafiquants recourent aussi à des cryptoactifs et à des outils de dernière génération pour dissimuler leurs flux financiers : là encore, cette pratique inédite constitue un défi pour nos institutions, nos forces de sécurité et nos services de renseignement.
La troisième évolution porte sur le fonctionnement des réseaux de narcotrafic. Tout d'abord, les trafiquants sont devenus plus jeunes et plus violents. Nous avons tous en tête l'exemple de Marseille et de ses règlements de comptes à l'arme de guerre, en pleine rue, en plein jour. Mais ailleurs dans notre pays, y compris dans des villes moyennes, la violence déferle en lien avec le trafic de drogues et fait irruption dans la vie quotidienne de quartiers jusqu'alors paisibles. Les trafiquants sont, par ailleurs, de mieux en mieux structurés. On voit arriver dans les réseaux une division horizontale des tâches : c'est un véritable taylorisme du crime dans lequel certains délinquants sont spécifiquement chargés des basses oeuvres, des tortures, des séquestrations, tandis que certains autres s'occupent des exécutions, d'autres d'activités connexes comme le vol de voitures pour le transport ; d'autres enfin, chimistes aguerris, se chargent de récupérer les stupéfiants dissimulés et transformés pour les besoins du transport.
Toujours sur le fonctionnement des réseaux, comme le relevait la cheffe de l'Office antistupéfiants (Ofast) Stéphanie Cherbonnier lors de son audition par notre commission des lois au mois de mai dernier, la corruption opérée par les trafiquants joue désormais un rôle central. Elle touche des acteurs privés, comme les dockers et les chauffeurs routiers, mais aussi des agents publics : en témoignent des cas de consultation de fichiers par des policiers, des douaniers ou des gendarmes compromis, ou encore des précédents de destruction de scellés dans un tribunal.
J'en viens au quatrième axe, qui englobe tous les autres : l'expansion territoriale du trafic en France, la « submersion » décrite il y a quelques instants par notre président. Je l'évoquais au début de mon propos : nos préjugés font du trafic de drogue une réalité urbaine, concentrée dans les grandes villes. Du point de vue du citoyen lambda, le narcotrafic est un phénomène des banlieues ; vendue dans les cités, la drogue alimenterait principalement de grandes villes, en lien notamment avec des évènements festifs ou la consommation de personnes désocialisées.
Si on regarde le sujet de loin, le trafic de drogues irait des quartiers Nord de Marseille à la colline du crack à Paris, en passant peut-être par quelques festivals, mais il serait contenu dans quelques lieux identifiés. Vu sous cet angle, le phénomène a des frontières, des limites, un début et une fin, et on pourrait presque en faire un schéma avec des « zones interdites » bien délimitées, qu'il suffirait de ne pas fréquenter pour être en sécurité.
Mais ce préjugé, s'il a eu pendant quelques décennies sa part de réalité, est désormais faux, dépassé, obsolète. L'été dernier, Valence, dans la Drôme, a connu trois morts en quatre jours dans des règlements de comptes ; quelques jours auparavant, c'était à Villerupt, commune de 10 000 habitants en Meurthe-et-Moselle, que l'on déplorait cinq blessés dans une fusillade liée au trafic de drogues, un samedi soir, en plein centre-ville. Nous ne pouvons plus détourner les yeux en espérant que le narcotrafic se limite à quelques villes ; nous ne pouvons pas davantage penser, comme d'autres pays l'ont fait à tort, que laisser prospérer un peu les trafics, c'est acheter la paix civile en obtenant à faible coût une soupape qui maintient les criminels à l'écart du reste de la population. Nous le voyons aujourd'hui, la nature même du narcotrafic est gazeuse ; car comme le gaz, sa propriété première est de s'étendre partout où il trouve un espace.
Il nous appartiendra, mes chers collègues, de trouver comment nous pouvons donner à nos institutions les moyens de lutter ce phénomène. Prendre le phénomène à la légère, ce serait ne pas voir que, en Belgique et aux Pays-Bas, les réseaux de narcotrafic sont déjà assez puissants pour former des menaces crédibles contre des élus, des ministres, des responsables publics de toute nature, et que la situation y est assez grave pour que les observateurs se demandent sérieusement si on peut qualifier, sous certains aspects bien sûr, ces pays de « narco-États », comme on le fait pour la Syrie, la Colombie et l'Afghanistan.
Il appartient au Sénat de prendre toute la mesure de sa responsabilité et de mettre, dans les quelques mois qui nous sont impartis, ses efforts au service d'une réflexion essentielle pour l'avenir de notre pays.
M. Jérôme Durain, président. - Nous ferons une première série d'auditions pour poser les termes généraux du débat, avant de retenir quelques thématiques auxquelles nous souhaitons porter particulièrement attention.
Mme Marie-Arlette Carlotti. - Je remercie le groupe Les Républicains d'avoir utilisé son droit de tirage pour que ce sujet soit évoqué.
Si les grandes villes sont bien sûr concernées par le trafic de drogue, il ne faut pas oublier les villes moyennes et les zones rurales. Des tueurs à gages très jeunes, quelquefois même mineurs, issus de petites communes situées aux alentours, viennent à Marseille exécuter le contrat pour lequel ils ont été recrutés par des réseaux.
M. le rapporteur a évoqué quatre grandes lignes, mais j'aimerais que soit également abordée la question de l'accompagnement social des familles des jeunes concernés par le trafic de drogues.
M. Franck Dhersin. - J'ai travaillé sur ces questions il y a vingt-cinq ans déjà en tant que député à la commission des lois de l'Assemblée nationale. Nous avons affaire à des mafias. Si notre rôle se cantonne à comprendre comment le système fonctionne, cela a déjà été fait ; si, en revanche, nous cherchons les moyens de mettre un coup d'arrêt aux trafics, notre mission aura davantage de sens.
En tant que vice-président chargé des ports au conseil régional des Hauts-de-France, je peux vous dire qu'un docker touche 50 000 euros en liquide pour prendre un conteneur sur un bateau et le placer à un endroit bien précis. Dans mon territoire, nous sommes également confrontés à la mafia des migrants : quelques jours après avoir l'arrestation des lieutenants et des « petites mains », d'autres prennent le relais...
Une seule solution pour faire tomber les mafias : le contrôle fiscal. Il faut bloquer le blanchiment d'argent des grands patrons de la drogue, en France, en Europe et à l'international.
M. Laurent Burgoa. - J'aimerais que nous entendions Jérôme Bonet, le nouveau préfet du Gard, ancien directeur central de la police judiciaire, car il a des idées sur le sujet.
M. Jérôme Durain, président. - Merci de votre proposition.
M. Franck Menonville. - J'ai apprécié que vous intégriez dans vos propos introductifs l'ensemble des territoires. La Meuse - un territoire de 182 000 habitants dont je suis l'élu, situé non loin du Luxembourg et de la Belgique - est considérée comme l'une des zones rurales connaissant la plus forte concentration de trafics.
Aujourd'hui, aucun endroit n'est épargné par le fléau de la drogue. On constate que, face à la pression que subissent certaines zones urbaines, des territoires ruraux peu denses deviennent la base logistique des trafics.
Enfin, je veux attirer votre attention sur la variabilité des prix : dans les territoires ruraux proches des frontières, les drogues sont beaucoup moins chères qu'ailleurs, ce qui a des conséquences dramatiques sur nos populations.
Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - Je me réjouis de faire partie de cette commission d'enquête.
La Guyane est une plaque de transit de cocaïne, compte tenu de sa proximité géographique avec les pays producteurs. Nous devons faire face au phénomène des mules, ces jeunes chargés du transport de la drogue vers l'Europe. Les maires de Guyane n'en peuvent plus, en particulier ceux des villes proches du Suriname. Ils croisent dans leurs communes des jeunes de 18 ans qui conduisent des voitures de luxe achetées avec l'argent de la drogue.
Nous essayons de trouver des solutions : la politique de « 100 % contrôle » à l'aéroport, l'arrêté « anti-voyages » pris par le préfet pour les voyageurs contrôlés en possession de drogue... Nous avons envisagé la mise en place d'un scanner corporel, mais il semblerait qu'il faille demander leur autorisation aux passagers avant de les y soumettre.
Avec l'augmentation du taux de chômage, trop de jeunes Guyanais sont oisifs : alors ils ne refusent pas les 4 000 euros qui leur sont promis pour transporter la drogue vers la France. On les voit exhiber de grosses coupures dans l'avion...
M. Jérôme Durain, président. - La mission d'information sur le trafic de stupéfiants en provenance de Guyane avait évoqué cette question dans son rapport en 2020.
Mme Catherine Conconne. - Je félicite nos deux collègues, qui ont accepté d'assumer une lourde responsabilité pendant six mois. Je remercie le groupe Les Républicains d'avoir pris l'initiative de cette commission d'enquête. Comme le disait Marie-Laure Phinera-Horth, l'outre-mer, en particulier celle du bassin Atlantique, est particulièrement touchée.
La Martinique est une plaque tournante de la drogue. Nous avons l'impression que l'État s'inquiète peu de l'entrée des stupéfiants sur le territoire. Chaque semaine, des centaines de kilos de cocaïne sont interceptés, mais ils ne représentent qu'une minuscule part de la drogue qui passe. Nous sommes entourés d'îles de la Caraïbe qui sont des narco-États - je pense à Sainte-Lucie, dont le premier ministre a demandé de l'aide à la France.
Les bateaux déposent la nuit, sur nos centaines de kilomètres de côtes, des ballots de drogue ou des armes sans difficulté. Depuis le début de l'année, nous recensons déjà 25 morts violentes liées à ces trafics, avec de nombreux crimes non élucidés. La drogue pourrit notre pays, sans même parler des effets sur les consommateurs, ces zombies errants accros au crack. Des centaines de drogués remplissent nos établissements de santé mentale de Martinique.
Les agents de l'Ofast se sont plaints de leur manque de moyens auprès du ministre de l'intérieur - huit effectifs sont arrivés la semaine dernière. Les services de la douane ne disposent que d'un seul bateau, qu'il faut quatre heures pour armer. Dans le port du Marin, un poste de la police aux frontières vient d'être installé, mais aucun contrôle douanier n'est effectué.
M. Pascal Martin. - J'ai participé à la mission d'information sur le trafic de stupéfiants en provenance de Guyane, qui nous avait permis de faire un travail très intéressant.
Je me réjouis que vous ayez fait référence à une approche globale, incluant territoire métropolitain et territoires ultramarins.
J'aimerais savoir si vous envisagez d'éventuels déplacements de la commission d'enquête. En tant que sénateur de la Seine-Maritime, je pense au port du Havre, notamment Port 2000, pour vérifier les moyens de contrôle mis en oeuvre par les pouvoirs publics.
M. Khalifé Khalifé. - Mon département, la Moselle, est aussi une plateforme importante du trafic de drogue.
Pour ma part, j'aimerais que nous évoquions un point particulier : l'alimentation du terrorisme international par l'argent de la drogue.
Nous devons nous pencher attentivement sur la méthode que nous mettrons en oeuvre pour sélectionner nos thèmes de travail afin d'éviter les culs-de-sac qui nous feraient perdre notre temps.
M. Michel Bonnus. - Je veux attirer votre attention sur les conséquences économiques directes et indirectes des trafics pour notre pays. Une descente dans un quartier entraîne une baisse du chiffre d'affaires de tous les commerces alentour.
Il faut se pencher sur le blanchiment de l'argent liquide qui découle du trafic de drogue. Certains professionnels - avocats, concessionnaires de voiture, vendeurs de montres... - sont payés en espèces. Nos forces de police, nos magistrats, ont une lourde tâche pour combattre au quotidien ce fléau. La drogue doit être l'entreprise qui rapporte le plus grand revenu dans notre pays !
Pendant que certains essayent de faire bien les choses, déclarent leurs employés, payent leurs impôts et leurs charges, d'autres montent des commerces, comme des salons de coiffure, qui deviennent des blanchisseries. Et d'autres encore, comme moi qui suis un commerçant, peuvent légitimement se poser des questions lorsque leurs clients payent en liquide : ne sommes-nous pas alors involontairement complices ?
Mme Valérie Boyer. - J'avais sollicité la création de cette commission d'enquête auprès du président Retailleau notamment pour aborder la question des trafics dans les collèges et lycées et l'abandon des familles des enfants drogués.
Il faudrait mettre en place un grand plan de dépistage et de prévention auprès des élèves car l'échec scolaire, la survenue de maladies psychiatriques, les problèmes familiaux sont aggravés par la consommation de drogues. On ne peut pas laisser la situation dégénérer davantage car il s'agit d'enfants. Nous devons sortir des sentiers battus, de l'approche classique qui a conduit à un échec.
M. Franck Dhersin. - Les tests urinaires de dépistage que l'on fait passer à ceux qui veulent devenir conducteur de bus conduisent à éliminer 35 % des candidats...
Mme Valérie Boyer. - L'armée lutte aussi contre l'usage de la drogue chez les militaires.
Je reviens sur le nécessaire accompagnement des familles, souvent en proie à la honte. Il ne faut pas les laisser dans la détresse et l'isolement, car ils ne savent ni vers qui se tourner ni quoi faire.
M. Jérôme Durain, président. - Je vous remercie, mes chers collègues, pour cet échange qui montre la dimension plurielle du sujet.
Il y a non pas une drogue, mais des drogues ; certains aspects sont médiatisés, d'autres passent sous les radars. Les consommateurs de cannabis, par exemple, appartiennent à toutes les catégories ; chefs d'entreprise, mères de famille, étudiants...
Il nous faudra rester dans le cadre du cahier des charges défini par le groupe Les Républicains : les narcotrafics et les moyens d'y remédier. Les questions périphériques pourront enrichir notre réflexion, mais le sujet est déjà très large !
Nous devrons déconstruire un certain nombre d'idées reçues, relatives notamment à la consommation des jeunes ou au coût social de la drogue comparé à celui de l'alcool ou du tabac, sur le phénomène du trafic de drogues, dont il est difficile de définir les contours.
Après notre première série d'auditions, nous pourrons décider des déplacements à effectuer.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - En vous écoutant, mes chers collègues, nous prenons la mesure de l'ampleur du sujet. Évitons de nous perdre dans une foule d'informations et trouvons dans ce thème complexe les sujets sur lesquels nous pourrons apporter une plus-value.
La question financière - les petits flux entre dealers, les énormes flux internationaux - est importante : comment conjuguer les enquêtes pour que ces petits flux qui font les grands flux puissent être identifiés par les services fiscaux et des douanes et pour que le produit de la drogue soit saisi ? Car la drogue, c'est avant tout des bénéfices gigantesques.
La réunion est close à 9 h 30.