Mercredi 25 octobre 2023
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 13 h 30.
Agriculture et pêche - Audition de M. Hervé Berville, secrétaire d'État auprès de la Première ministre, chargé de la mer
M. Jean-François Rapin, président. - Mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui Monsieur Hervé Berville, secrétaire d'État chargé de la mer. Monsieur le ministre, merci d'avoir accepté cette audition. Nous l'avions sollicitée il y a tout juste un mois, au moment où les pêcheurs, réunis à Nice pour leurs assises annuelles, clamaient leur inquiétude, n'hésitant pas à dénoncer une « trahison » du gouvernement après la fin annoncée de l'aide au carburant. Au 15 octobre dernier, devaient en effet cesser les aides à la trésorerie de 20 centimes par litre consenties aux pêcheurs pour les aider à faire face à la flambée du prix du gazole après l'invasion russe de l'Ukraine. La filière halieutique voyait dans l'interruption de ces aides, reconduites depuis dix-huit mois à plusieurs reprises pour un montant total de 75 millions d'euros, un « cataclysme » qui aurait précipité sa fin. Il est vrai que la flotte française, troisième de l'Union européenne derrière celles de l'Espagne et du Danemark, apparaît très fragile, éprouvée par une succession de crises : le covid, le Brexit, l'impact de la guerre en Ukraine... Le nombre de navires a diminué de plus d'un quart en vingt ans, nombre d'entre eux sont vieillissants, sans parler des marins, dont près de la moitié partiront à la retraite d'ici cinq à dix ans et dont la situation sociale est tendue : en effet, la rémunération des marins se réduit à mesure que le prix du gazole augmente.
Vous expliquiez alors ne plus pouvoir prolonger ces aides au gazole en raison de l'expiration du régime européen qui les autorisait. Et vous annonciez un « plan de transition énergétique » des navires de pêche, avec à court terme une réduction de 13 centimes d'euros par litre financée par TotalEnergies, et censée compenser la fin de la remise de 20 centimes d'euros. Ce plan n'a pas apaisé les pêcheurs qui vous ont défié publiquement, en appelant au Président de la République. Vous avez, depuis, fait marche arrière et annoncé il y a deux semaines que l'aide serait finalement prolongée jusqu'au 4 décembre. Pourquoi ce revirement ? Pouvez-vous nous assurer que l'aide au gazole sera prolongée aussi longtemps que durera la guerre en Ukraine et que les prix du gazole demeurent élevés ?
Vous avez en parallèle pris l'engagement de poursuivre la mobilisation au niveau européen afin que l'encadrement temporaire de crise de la Commission européenne, qui autorise jusqu'à fin décembre le versement de cette aide, soit prolongé en 2024 et associé à un relèvement des plafonds. Vous avez rencontré avant-hier le Commissaire européen à Luxembourg où vous participiez à un Conseil pêche : avez-vous obtenu de sa part des garanties à ce sujet ?
Nous restons inquiets. La pêche, vous le savez, représente toute une filière : au moins trois hommes à terre pour un homme en mer. C'est une filière d'avenir pour l'économie, pour l'environnement et pour la souveraineté alimentaire de la France, alors que nous importons déjà plus de 75 % du poisson consommé dans notre pays. Elle façonne nos paysages, notre culture, l'identité des populations côtières.
Pourtant, entre l'absolutisme de la Commission européenne autour des aires marines protégées (AMP), les projets d'éoliennes offshore, et les menaces sur les quotas de pêche dans les eaux anglaises après 2026, les préoccupations s'accumulent. C'est pourquoi nous tenions à vous entendre aujourd'hui sur votre vision de la filière et votre stratégie pour assurer son avenir.
Monsieur le ministre, je vous cède la parole.
M. Hervé Berville, secrétaire d'État auprès de la Première ministre, chargé de la mer. - Merci Monsieur le président. Mesdames et Messieurs les sénateurs, c'est un plaisir d'être auditionné devant votre commission. Ce rendez-vous, en passe de devenir régulier, permet, au-delà des questions urgentes, de réfléchir ensemble sur le long terme à l'avenir de nos pêcheurs et territoires afin d'assurer la souveraineté alimentaire ainsi que la protection de la biodiversité et de la ressource.
Tout en tentant d'être concis pour répondre à vos questions, je souhaite revenir sur trois sujets. Mon premier point portera sur les questions d'urgence, notamment celle de l'aide au carburant. J'aborderai ensuite les réformes structurelles que nous avons engagées, en particulier celles que nous menons en association avec la filière et les territoires, afin d'éviter une gestion de la pêche qui ne serait axée que sur les plans de sortie de flotte ou des aides au carburant. Ce n'est ni souhaitable, ni durable. Nos efforts doivent viser à promouvoir une gestion de la pêche pérenne, s'appuyant notamment sur des mécanismes de solidarité au sein de cette filière, comme il en existe dans d'autres. Enfin, le troisième sujet sur lequel je souhaite échanger concerne quelques échéances de long terme, telles que la préparation de l'accord avec le Royaume-Uni ou encore la nécessité de faire évoluer la politique commune de la pêche afin de garantir notre souveraineté alimentaire, compte tenu des importations des produits de la mer qui s'élèvent à près de 80 % de nos besoins.
La première urgence est celle du report des aides au carburant. Ce dernier ne constitue pas un revirement mais un exercice de vérité, de transparence et de lucidité que nous devions à nos pêcheurs. Je leur ai indiqué, aux Assises de la pêche, qu'à l'heure où je leur parlais, il n'était pas possible de prolonger cette aide au carburant, non pas parce que la France ne le souhaitait pas, mais parce que le cadre européen ne le permettait pas. Il convenait alors de se préparer au refus éventuel du report tandis que le gouvernement français avait demandé la prolongation de l'aide, dès le mois d'août, constatant que le coût du carburant avait augmenté par rapport aux deux mois précédents, passant de 50 centimes d'euros à presque 95 centimes d'euros. J'ai tenu ainsi un discours de vérité, comme je l'ai fait pour les aires marines protégées ou le plan d'accompagnement individuel. Je ne pouvais pas affirmer en septembre qu'une prolongation des aides au carburant était garantie. Il fallait que l'on se prépare à toute éventualité et cela a fonctionné. Des mécanismes de solidarité ont été mis en oeuvre avec un engagement volontaire de Total, conduisant à une diminution de 13 centimes d'euros à la pompe. Le travail sur le contrat stratégique de la filière pêche a également été accéléré.
L'aide consacrée à l'achat de carburant par le gouvernement français, d'un montant total de 75 millions d'euros, n'a ni précédent ni équivalent dans l'Union européenne. Elle a été prolongée quatre fois. Le plafond d'aides qui était de 30 000 euros a été progressivement relevé à 330 000 euros, soit un montant supérieur à ce qui est autorisé dans d'autres secteurs. Nous avons fait en sorte que personne ne soit oublié, en particulier les pêcheurs artisanaux afin qu'ils puissent sortir en mer. Je tiens également à rappeler que depuis le début de la crise, plus de 230 millions d'euros ont été injectés dans la filière, que ce soit pour des arrêts temporaires, pour la sole ou encore pour le plan de gestion Westmed.
L'aide au carburant ayant été reconduite jusqu'au 4 décembre, nous avons d'ores et déjà demandé à la Commission européenne de la prolonger jusqu'en 2024, compte tenu des prix élevés. Toutefois, en toute transparence, je ne peux pas vous garantir que ce sera le cas ad vitam aeternam. Par ailleurs, il convient d'éviter de se retrouver dans une situation où nous dépendons totalement d'une décision de la Commission européenne. Nous avons besoin de mécanismes nous permettant de ne pas être aussi vulnérables car nous ne produisons pas de pétrole.
La deuxième urgence concerne le plan d'accompagnement individuel, ou plan de sortie de flotte. J'avais pris devant vous trois engagements à ce propos. Le premier était le maintien des équilibres géographiques. Cela consiste à éviter qu'un nombre conséquent de navires ne soient détruits dans un territoire, y fragilisant ainsi la viabilité du secteur de la pêche.
Deuxièmement, nous nous étions engagés à ce que la totalité des licences Brexit qui étaient attachées à des navires qui ont été détruits, soient rendues. C'est un fait inédit dans l'histoire des plans de sortie de flotte. Cela permet de maintenir nos capacités de production, en les réattribuant sur le territoire national.
Enfin, le troisième engagement tenu portait sur la préservation de l'aval de la filière. Après huit mois d'échanges avec la Commission européenne, nous sommes parvenus à obtenir un plan d'accompagnement, notamment des mareyeurs. Le plafond d'aides de minimis pour les entreprises de l'aval est passé de 30 000 euros à 200 000 euros. Un plan de soutien aux mareyeurs, à hauteur de 12 millions d'euros, sera mis en oeuvre, en cas de pertes d'exploitation. Ce secteur est vital pour la fourniture de produits transformés de qualité.
La troisième et dernière urgence, après l'aide au carburant et l'accompagnement du plan de sortie de flotte, concerne la négociation des Totaux Admissibles de Captures (TAC) et des quotas de fin d'année. Je me dois de vous dire que celle-ci s'annonce très compliquée. À l'exception de la Manche, tous les autres secteurs géographiques connaissent une situation de baisse significative, voire drastique de la ressource. Le conseil scientifique l'a constaté, ce qui ne signifie pas que les pêcheurs en soient la cause principale. En tout état de cause, cette réduction du stock aura un impact sur nos pêcheries. La défense de notre souveraineté alimentaire sur l'ensemble de nos territoires, est organisée selon trois principes :
- la reconnaissance des efforts qui ont été réalisés par nos pêcheurs pour protéger la ressource ;
- la spécificité des territoires parce que la réalité de la mer Méditerranée n'est pas la même que celle du golfe de Gascogne ;
- et, la viabilité économique de nos entreprises.
Si nous ignorons ces principes, notre capacité à maintenir notre souveraineté alimentaire sur le long terme s'en trouverait d'autant plus affectée que nous n'avons pas mis en place de clauses miroir au niveau européen, qui nous préserveraient de produits qui n'obéissent pas aux mêmes standards environnementaux et sociaux que les nôtres.
C'est pourquoi, j'ai rencontré cette semaine mes homologues belge et néerlandais afin d'échanger sur ces trois principes. Cela nous permettra d'obtenir un résultat qui pourrait être moins négatif que celui envisagé à l'heure actuelle. Vous pouvez compter sur moi pour défendre nos territoires.
L'ensemble de ces éléments renforce ma conviction qu'il est important d'évoluer vers la pluriannualité des quotas. La variation annuelle des stocks ne donne aucune visibilité à nos pêcheurs et les empêche d'obtenir des investissements sur le long terme. Cela décourage une gestion durable des pêches. Cette pluriannualité existe déjà pour la gestion du thon et fonctionne avec succès. La France et l'Espagne ont demandé l'an dernier au Conseil de l'Union européenne d'étudier la gestion pluriannuelle d'un certain nombre de stocks. Nous avons identifié pour cette année, la plie, la langoustine et la sole.
Au-delà des trois urgences que je voulais évoquer avec vous, ma responsabilité est de construire des réponses à long terme dans le cadre de réformes structurelles de la filière, demandées par les pêcheurs, par les territoires ainsi que par nos concitoyens. Le premier élément que nous avons porté depuis le salon de l'agriculture est le contrat stratégique de la filière pêche qui vise à réunir autour de la table les trois maillons de la chaîne, représentés par les pêcheurs, les premiers acheteurs (criées et mareyeurs) et la branche de la transformation, afin d'assurer plus de solidarité entre ces acteurs. En effet, lorsque l'un d'entre eux tombe, les autres sont fragilisés.
Cela permet d'étudier des sujets qui, certes, ne feront pas l'ouverture du journal télévisé le soir, mais qui sont fondamentaux pour la souveraineté de notre pays ainsi que pour l'équilibre économique de l'ensemble de nos territoires. C'est pourquoi, je remercie M. Frédéric Toulliou, président de l'association France Filière Pêche, et M. Olivier Le Nézet, président du comité national des pêches, d'avoir porté les travaux sur le suivi économique de la filière avec l'instauration d'un observatoire, sur l'augmentation des prix lors de la première mise en marché et des criées ou encore sur le renforcement de l'attractivité des métiers de la filière. Ce contrat stratégique de filière devrait être lancé lors du prochain salon de l'agriculture.
Au-delà de ce contrat, et s'agissant du deuxième point concernant les réformes structurelles, j'ai souhaité que les acteurs privés proposent également des mécanismes de solidarité. C'est la raison pour laquelle Total a pris un engagement volontaire, notamment envers la filière pêche, avec le verdissement de ses carburants ainsi qu'une ristourne sur leur prix de 13 centimes d'euros dès le 1er janvier 2024, prévue dans le cadre de l'examen du projet de loi de finances. Cet engagement favorise la transition énergétique et le pouvoir d'achat de nos pêcheurs. Il crée également des liens plus forts entre les acteurs. Quant à la Compagnie maritime d'affrètement - Compagnie générale maritime (CMA-CGM), elle a mis en oeuvre un fonds de décarbonation du secteur de la pêche de 20 millions d'euros, en lien avec la Banque Publique d'Investissement (BPI), afin de financer la remotorisation, la réduction de la consommation de carburant ainsi que les techniques de pêche peu énergivores.
Le troisième volet des réformes structurelles porte sur les simplifications, très attendues des pêcheurs. J'en citerai trois particulièrement importantes. La première concerne l'accès à la médecine d'aptitude des gens de mer. Une expérimentation dans l'Hérault et dans le Morbihan va être lancée, ouvrant cet accès via la médecine de ville afin de permettre aux pêcheurs d'obtenir des rendez-vous plus rapidement pour pouvoir embarquer. Cela permet également de réduire les tensions sur le marché du travail.
La deuxième mesure souhaitée par les pêcheurs consiste en l'alignement des températures des criées et des entreprises sur la réglementation européenne, en passant de 0° - 2° à 0° - 4°. Cela peut sembler anodin mais cette mesure vise à accroître la compétitivité de nos criées.
La troisième mesure de simplification concerne le renforcement du lien entre les lycées maritimes et les entreprises de pêche afin d'améliorer les conditions de stage et de consolider l'insertion des jeunes, en lien avec la réforme du lycée professionnel que vous n'ignorez pas. Cela permettra également de leur faire découvrir la diversité des métiers de la mer ainsi que leurs débouchés économiques.
Après les questions d'urgence et les réformes structurelles de la filière, j'aborderai le dernier volet de mon exposé, Monsieur le président, consacré aux prochaines échéances à plus long terme, que nous allons bien évidemment construire ensemble, dès maintenant.
La première concerne la réduction de notre dépendance aux énergies fossiles qui constitue un impératif, tant pour le climat que pour la viabilité économique de nos entreprises. C'est la raison pour laquelle j'ai annoncé un plan de transition énergétique de la flotte que nous devons préparer dès maintenant, segment de flotte par segment de flotte, territoire par territoire, financé par les produits de la taxe éolienne en mer, à hauteur de 450 millions d'euros sur les dix prochaines années. Le choix du gouvernement est de moderniser la flotte afin qu'elle soit adaptée aux enjeux du XXIe siècle ainsi qu'au besoin des jeunes pêcheurs de bénéficier de navires plus confortables, plus silencieux, plus économiques en carburant. Cette mission doit être engagée dès maintenant, compte tenu des éventuelles crises du pétrole dans le futur.
La France est le seul pays à avoir adopté une telle démarche ; or celle-ci porte sur une flotte très diverse, qui se situe aussi bien en Méditerranée, au large de l'océan Indien, dans le Pacifique, ou encore au large des côtes anglaises. C'est pourquoi, il est nécessaire d'y consacrer des moyens financiers importants, associés à un accompagnement, dès maintenant car ce plan s'inscrit dans le temps pour être au rendez-vous de nos objectifs climatiques de 2050.
Le deuxième sujet de long terme consiste en une attention particulière portée dès maintenant aux outre-mer. Une grande partie de notre souveraineté et de notre autonomie stratégique dépendent de ces territoires ultramarins qui composent la grande majorité de notre surface maritime. Nous avons obtenu une belle avancée auprès de la Commission européenne avec une augmentation du seuil de minimis afin d'accompagner la modernisation des navires de moins de 12 mètres, ce qui était attendu depuis très longtemps. Je reconnais, Monsieur le président, que le combat n'est pas achevé car le montant ne suffit pas à couvrir toute la flotte.
Cela nous engage, toutefois, dans une dynamique de reconnaissance du besoin de modernisation des navires de pêche dans les territoires ultramarins, où ils font face à la concurrence parfois déloyale de navires étrangers, pratiquant la pêche illégale. Nos compatriotes ultramarins ne le comprennent pas, à juste titre. Nous devons absolument leur donner les capacités de moderniser leurs navires.
Nous avons transmis à la Commission un rapport national destiné à identifier les navires pour lesquels il existe un équilibre entre la capacité de pêche et les possibilités de pêche du segment de flotte auxquels ils appartiennent. Nous attendons désormais que la Commission valide cette appréciation, afin de pouvoir verser les aides afférentes.
Il est également essentiel de corriger le déficit de formations maritimes dans ces territoires ultramarins, avec la création de formations, de CAP ou de lycées qui permettent le développement de la filière maritime. À titre d'illustration, un CAP maritime sera créé en Guyane dès la rentrée 2024, qui formera non seulement au métier de pêcheur mais également à celui de mécanicien dans le secteur maritime. Un lycée maritime a été ouvert à La Réunion, fruit d'une maritimisation du lycée professionnel. Je tiens à rendre hommage à Madame Huguette Bello, présidente du conseil régional de La Réunion, qui s'est battue sur ce sujet depuis des années. Enfin, je me rendrai le mois prochain en Polynésie où nous travaillons, avec le président, M. Moetai Brotherson, sur des formations maritimes, pour la pêche mais aussi pour la construction de navires et leur réparation, ce qui permettra de renforcer la souveraineté alimentaire et économique du pays.
Un troisième sujet de long terme, Mesdames et Messieurs les sénateurs, concerne la préparation de l'accord de commerce et de coopération avec le Royaume-Uni. Le député, M. Bertrand Bouyx, a été mandaté à cette fin. L'oeil et l'expertise du Sénat seront importants en ce domaine. Nous devons être prêts en 2026 afin de garantir à nos pêcheurs l'accès aux eaux, dans les prochaines années.
Je terminerai par la nécessaire évolution de la politique commune des pêches. Les questions de politique maritime intégrée, de préservation de la biodiversité et de l'habitat marin ainsi que d'approche économique et commerciale de la pêche pourraient être abordées à l'occasion des débats entourant les prochaines élections européennes. Sur ce dernier point, le projet d'introduire des mesures miroir semble fondamental et a donné lieu à l'envoi d'un courrier aux deux commissaires, en attente de réponse. On ne peut demander un certain nombre d'efforts, certes légitimes, à nos pêcheurs, et, par exemple, continuer à importer des crevettes venant de l'Équateur qui ne répondent pas aux mêmes standards que les nôtres. Des mesures de réciprocité existent dans d'autres secteurs. Leur mise en oeuvre pour le secteur de la pêche constituerait un gage de respect vis à vis de nos pêcheurs, de confiance et de qualité, en particulier dans la restauration collective de nos enfants ou dans d'autres secteurs publics.
En conclusion, Mesdames et Messieurs les sénateurs, l'aide au carburant représente une urgence. Nous sommes aux côtés des pêcheurs. Nous continuerons à les défendre, notamment au sein de l'Union européenne afin de porter nos priorités, comme celles des TAC et quotas ou celle de la modernisation des règles pour les territoires ultramarins, avec une vision qui promeut à la fois la biodiversité et la souveraineté économique. Je n'ai aucun doute sur le fait que nous aurons encore des pêcheurs dans les prochaines années, des Hauts de France jusqu'en Bretagne, en passant par nos territoires ultramarins. Je vous remercie.
M. Jean-François Rapin, président. - Merci Monsieur le ministre. Avant de laisser la parole à mes collègues, je souhaiterais revenir sur la réserve d'ajustement au Brexit. Dans le dernier cadre financier pluriannuel, les fonds pour la pêche sont restés relativement stables en euros constants. Différentes hypothèses ont circulé quant aux modalités d'utilisation de la réserve. Vous avez évoqué un moment de vérité. Quelle proportion du montant de la réserve allons-nous in fine restituer à l'Union européenne, même si une partie de ces fonds sera rendue à la France sous une autre forme ? Je déplore, en effet, que cette réserve de 800 millions d'euros que nous avions obtenue de dédier à la pêche, ne soit pas intégralement utilisée à destination de la filière.
M. Hervé Berville, secrétaire d'État. - Je vais être très clair. Nous avions une réserve d'ajustement strictement liée aux conséquences du Brexit, selon les règles européennes. En ce qui concerne la France, un rapport de la Cour des comptes a certes mentionné une faible mobilisation de certains ministères pour consommer les fonds de cette réserve. Toutefois, en ce qui concerne le ministère de la mer, la Cour a souligné une utilisation appropriée de la réserve, en particulier pour le Plan Accompagnement Individuel (PAI) ainsi que pour d'autres conséquences directement liées au Brexit. Cette réserve d'ajustement au Brexit ne pouvait donc pas être utilisée en matière d'aide au carburant car cela ne répondait pas aux lignes directrices pour sa mise en oeuvre.
En revanche, un accord au niveau européen a autorisé, à hauteur de 400 millions d'euros, l'affectation des fonds disponibles qui ne pouvaient plus être utilisés dans le cadre des conséquences du Brexit, pour la transition énergétique et écologique. Cette affectation est pertinente, en raison de la volatilité des prix et de la dépendance énergétique.
Je le répète : ces fonds n'auraient pu être consacrés aujourd'hui à l'aide aux carburants et il n'y a donc pas de « cagnotte magique de la réserve ». Le ministère de la mer a parfaitement utilisé les fonds de la réserve pour les pêcheurs, notamment dans le cadre du PAI, en prenant soin de ne pas déstabiliser la filière.
M. Jean-François Rapin, président. - Vous nous expliquez que les crédits dédiés aux conséquences du Brexit ne pouvaient être utilisés à d'autres fins, comme l'aide au carburant, tout en nous annonçant qu'une partie l'a été finalement pour autre chose.
M. Hervé Berville, secrétaire d'État. - Ces 400 millions n'ont effectivement pas nécessairement été affectés à la gestion des conséquences du Brexit. Lors de l'élaboration de la maquette budgétaire, nul ne connaissait exactement l'impact du Brexit, notamment en matière de pêche et de destruction des navires. L'enveloppe est donc apparue surdimensionnée. En pratique, les besoins ont été identifiés en février, avec un décaissement en juin ; il était ensuite convenu depuis le début que les fonds restants pourraient être utilisés pour d'autres sujets.
M. Jean-François Rapin, président. - Je rappelle que notre commission avait souhaité que la réserve d'ajustement au Brexit ne serve pas à la sortie de flotte car cela représente un non-sens économique.
M. Hervé Berville, secrétaire d'État. - La pertinence du financement de la sortie de flotte est bien réelle.
Mme Gisèle Jourda. - Monsieur le ministre, je souhaiterais revenir sur la question de la pêche ultramarine. La commission propose d'augmenter de 30 000 euros à 40 000 euros sur trois ans, l'aide pour la rénovation de la flotte de pêche de nos pêcheurs ultramarins. Ce montant n'est pas à la hauteur des besoins. Nos départements ultramarins méritent un soutien plus soutenu. Nous comptons sur votre vigilance pour qu'ils ne deviennent pas les parents pauvres de cette modernisation alors que la pêche ultramarine représente une des ressources essentielles de nos départements ultramarins.
Mme Nadège Havet. - Monsieur le ministre, nous avons voté, en 2023, un texte visant à lutter contre le dumping social, issu d'une proposition de loi de notre collègue député M. Didier Le Gac. Pouvez-vous nous informer sur l'état d'avancement des décrets d'application ? Seront-ils publiés avant la fin de l'année ? Ce sujet sera-t-il traité également au niveau européen ? Cette loi offre, en effet, un cadre global beaucoup plus protecteur.
J'aimerais également illustrer la question des quotas par la situation du Nord Finistère qui compte de nombreux petits pêcheurs de lieus, notamment jaunes. Le journal Le Télégramme a annoncé que cette pêche au lieu jaune serait probablement interdite.
M. Alain Cadec. - Monsieur le ministre, vous nous avez expliqué que tout allait bien, que tout était quasiment réglé. Permettez-moi de vous alerter contre toutes certitudes. Un certain nombre d'éléments que vous avez avancés ne règlent malheureusement pas les problèmes de la pêche.
Vous avez évoqué un grand nombre de sujets, en appelant par exemple, et je partage votre avis, à un plan pluriannuel. Cela fait des années qu'on en parle. Vous avez également mentionné l'aide de 13 centimes d'euros par litre de gazole, qui serait consentie par Total. Vous avez déclaré que c'était sous réserve d'utiliser les biocarburants. Or, encore faut-il que ces biocarburants soient disponibles dans les ports, ce qui ne doit être le cas que dans trois ou quatre d'entre eux. Cette mesure est donc intéressante mais impossible à mettre en oeuvre à l'échelle du pays. En conséquence, pourriez-vous nous expliquer comment vous comptez procéder ?
S'agissant de la transition énergétique, Monsieur le ministre, vous le savez il s'agit d'une évolution à moyen, voire à long terme, pour ne pas dire très long terme. Or vous l'avez souligné, nous sommes dans l'urgence. Nous sommes sans réponse, sans solution. Je crains que la pérennité de la pêche française ne soit trop entamée, Je ne suis pas le seul. Je suis également très inquiet quant à la fin de la période de transition prévue dans l'accord euro-britannique : elle arrive à son terme en 2026 et il sera nécessaire de faire pression sur le Royaume-Uni, avec vos collègues espagnol, néerlandais, belge et allemand pour que les choses se déroulent de manière acceptable.
M. Hervé Berville, secrétaire d'État. - Madame la sénatrice Gisèle Jourda, je partage vos déclarations. Il faut faire comprendre et expliquer la diversité de nos territoires ultramarins qui s'accompagne de la vétusté d'un certain nombre de navires. Le relèvement de 30 000 euros à 40 000 euros est un petit pas mais la discussion, qui a débuté en 2018, n'est pas achevée. Je voudrais rendre hommage à Madame la ministre Annick Girardin, ici présente, qui s'est battue pour ce dossier. Comptez sur moi pour poursuivre cet engagement. L'enjeu réside dans les lignes directrices. Je les aborde à chaque rencontre mensuelle avec le commissaire. C'est un processus parfois fastidieux. Je souhaite également vous remercier ainsi que les députés européens et l'ensemble des élus locaux parce que nous sommes unis sur cette question.
Madame la sénatrice Nadège Havet, vous avez été la rapporteure de la loi sur le dumping social, qui constitue une belle avancée en ce domaine. Nous allons maintenant porter le sujet au niveau européen. Les décrets vont être présentés au Conseil d'État dans les prochains jours, pour une entrée en vigueur au premier semestre de 2024. Les parlementaires ont été consultés. Certains points doivent encore être ajustés mais le processus progresse. C'est une loi qui a été élaborée très rapidement. Nous avons désormais un texte qui va nous permettre de défendre le modèle social français et d'éviter la spirale infernale du dumping social dans nos eaux.
En ce qui concerne le lieu, la situation est très compliquée. Sans certitude sur l'issue de ce dossier, nous allons produire nos meilleurs arguments. Je ferai en sorte de mettre en avant la nécessité de maintenir les activités de pêche là où c'est possible, tout en préservant la ressource.
Monsieur le président Alain Cadec, vous m'alertez contre toutes certitudes. J'ai débuté mon propos en affirmant que la situation est très compliquée, notamment sur les TAC et les quotas. Je dis les choses en vérité, avec des certitudes sur quelques dossiers et avec une attitude offensive sur d'autres pour lesquels l'issue est incertaine. Je conviens qu'il n'est pas optimal de donner à nos pêcheurs seulement un mois et demi de visibilité pour les carburants. C'est ce que nous avons obtenu au niveau européen, dont vous connaissez le fonctionnement. Nous nous sommes battus pour obtenir un maximum de visibilité. Quand je peux agir, je le dis et je le fais. Lorsque je ne peux pas ou que je ne suis pas certain du résultat comme sur les TAC et les quotas, je vous dis alors que c'est très compliqué.
En ce qui concerne Total, il n'y a effectivement, à ma connaissance, que trois stations de biocarburants, dont une à Lorient et une à Brest. C'est pourquoi, on ne commencera pas tout de suite par du biocarburant physique, mais par des titres qui s'échangeront. Nous avons eu des réunions, les deux dernières semaines, avec l'ensemble des distributeurs de carburants, les pêcheurs et les constructeurs. Un questionnaire a également été transmis aux pêcheurs afin de bien répondre aux enjeux. Cela se fait déjà dans d'autres secteurs.
Je terminerai, Monsieur le président Alain Cadec, par les inquiétudes sur les différents sujets urgents. Lorsque vous même étiez président de la commission de la pêche au Parlement européen, la mort de la filière était régulièrement annoncée. Grâce à votre action et celle des différents gouvernements, celle-ci a été maintenue, en dépit d'une disparition de plus de 30 % de la flotte.
Grâce à l'action de la ministre, Madame Annick Girardin, nous avons défendu le dossier des quotas, et bien d'autres sujets. Chaque nouvelle génération ou chaque nouveau ministre s'engage dans de nouveaux combats. Nous agissons toujours dans l'urgence, parce que la politique de la pêche est une politique intégrée qui dépend de l'Union européenne, de la disponibilité de la ressource ainsi que de la demande de nos concitoyens et de leur pouvoir d'achat. Les paramètres établis il y a vingt mois ne cessent d'évoluer. Sans avoir réponse à tout, j'ai un certain nombre de certitudes, en raison des engagements pris notamment sur les aires marines protégées, sur l'enjeu des aides au carburant ou sur les licences. Vous rappelez-vous m'avoir dit qu'il fallait que 100 % des licences soient rendues après le PAI ? Elles l'ont toutes été.
Mme Karine Daniel. - Monsieur le ministre, vous l'avez rappelé, la lisibilité qui est offerte sur les questions de carburant est de court terme, tandis qu'on observe une augmentation structurelle globale des coûts d'exploitation des pêcheurs. Je souhaite relayer dans cette enceinte l'inquiétude portant sur l'installation des nouveaux entrants dans cette filière afin que se renouvelle la main d'oeuvre. Existe-t-il des actions spécifiques, au-delà de la formation que vous avez évoquée, pour d'une part, renforcer l'aide à l'installation, notamment en matière d'investissements dans une période où les taux d'intérêt augmentent, et d'autre part, pour aider les jeunes générations à se projeter dans une économie moins carbonée, qu'il s'agisse de la flotte ou des ports ?
Sur le plan européen, vous l'avez souligné, il convient de trouver un équilibre entre les enjeux environnementaux, notamment le renouvellement de la ressource halieutique, et les enjeux économiques de court et moyen terme. Je constate que les filières sont plus à même aujourd'hui d'accepter des mesures de court terme afin de préserver leur activité à moyen et long terme. La position de la France sera examinée de ce point de vue. Nous espérons que ces enjeux seront également discutés dans le cadre des élections européennes.
S'agissant du volet de contrôle des pêches, ma question portera sur les investissements à effectuer, en matière d'outils numériques notamment, par les pêcheurs et par les flottes, afin de contrôler les volumes et la nature des pêches. Qu'est-il prévu comme accompagnement ?
Mme Mathilde Ollivier. - Monsieur le ministre, je souhaiterais revenir sur l'article 17 de la politique commune de la pêche qui impose aux États membres lors de l'attribution des possibilités de pêche, d'utiliser des « critères transparents et objectifs y compris les critères à caractère environnemental, social, économique ». Les quotas de pêche sont décidés au niveau européen, puis répartis entre États membres dans des proportions stables d'année en année Par ailleurs, en France, la répartition des quotas se fait en fonction des antériorités de captures des navires. Si un navire avait 2 % des quotas de merlu, il y a quinze ans, il continuera de disposer de 2 % des quotas de merlus, en 2023 et en 2024. Cela fige le système et permet à des armateurs de concentrer une part de plus en plus importante des quotas, en rachetant des bateaux. Que prévoyez-vous pour intégrer des critères sociaux et environnementaux dans cette attribution des quotas ? Un vadémécum de la Commission européenne doit être rédigé à cet effet : articiperez-vous à lsa rédaction ? Quelle est la position du gouvernement sur ces critères environnementaux et sociaux qui peuvent avoir un impact sur l'installation des jeunes pêcheurs ainsi que sur le développement durable de la pêche, en tentant de favoriser une petite pêche côtière et une répartition plus équitable des quotas ?
S'agissant de la préservation de la biodiversité et, notamment de la situation dramatique des dauphins échoués sur les côtes, de nombreuses alertes des scientifiques ont été émises ces dernières années. Le Conseil d'État a rappelé le gouvernement à ses obligations, il y a quelques mois maintenant. Où en est la protection de ces dauphins ? Un projet d'arrêté était prévu mais était assez éloigné des injonctions du Conseil d'État.
M. Didier Marie. - Monsieur le ministre, je vous remercie pour les informations que vous nous avez communiquées. Mes questions porteront sur deux sujets. Premièrement, le 17 octobre dernier, le Parlement européen a adopté un accord après cinq années de négociations avec la Commission européenne et les États membres sur le renforcement des contrôles et des sanctions relatives aux prises ainsi qu'aux rejets illégaux en mer, en vue de protéger la réserve halieutique. Cet accord prévoit, notamment, la nécessité de l'enregistrement électronique des prises à venir, ce qui aura des conséquences financières importantes pour nos pêcheurs. Quelle sera la position du gouvernement au prochain Conseil, sur cet accord ? Le validera-t-il ou non ? En cas de validation, quelles seront les mesures qu'il défendra afin d'accompagner le financement de cette numérisation, compte tenu des difficultés que rencontre déjà notre flotte artisanale ?
Ma deuxième interrogation est liée à la Chine, qui poursuit le développement de sa présence dans les mers du monde. Elle représente à peu près 15 % des prises totales, contre 5 % il y a moins de dix ans. Un grand nombre de bateaux sous pavillon chinois pratiquent une pêche illégale. Or l'accord précité prône un plus grand contrôle de l'ensemble des prises. Comment comptez-vous procéder afin de mieux contrôler cette flotte, dont on ne connaît d'ailleurs pas exactement le nombre de bateaux ?
Corrélativement, comment éviter des importations de poissons qui auraient été pêchés illégalement, en Europe ou en France ? Quelles sont les dispositions que la France souhaite défendre dans le cadre du Conseil contre cette pêche illégale?
M. Hervé Berville, secrétaire d'État. - Madame la sénatrice Karine Daniel, j'ai déjà répondu à la question sur l'aide au carburant. En ce qui concerne l'installation des jeunes, nous devons tenir un discours aussi positif que possible car nous avons connu des crises dans le passé, que nous sommes parvenus à surmonter. Nous faisons face à un enjeu primordial : celui de la préservation de la biodiversité et de la transition énergétique nécessaire pour acquérir la souveraineté de nos flottes. J'ai observé, en visitant des lycées maritimes, l'envie des jeunes de s'installer, en pratiquant des pêches différentes de celles de leurs aînés, tout en souhaitant participer à l'activité économique de leurs pays.
Plusieurs leviers existent au-delà de la formation que vous avez évoquée. Tout d'abord, on peut mentionner l'accès à des bateaux plus modernes qui respectent l'environnement, tout en offrant notamment des espaces de convivialité, qui sont appréciés lors des longues sorties en mer. La convivialité constitue un élément important dans le choix de la carrière. Cette modernisation est inscrite dans le plan de 450 millions d'euros.
En ce qui concerne les aides à l'installation des jeunes pêcheurs, elles sont prévues dans le cadre du Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche (FEAMPA) dont l'attribution est pilotée par les régions. L'enjeu de l'installation qui était certes moins prégnant, il y a vingt ans, est devenu désormais primordial. Le gouvernement travaille avec les régions afin de calibrer cette aide pour une promotion optimale des installations.
Il convient également d'aborder la question de la répartition des quotas, comme l'a souligné Madame la sénatrice Mathilde Ollivier, en permettant que celle-ci bénéficie également aux plus jeunes. C'est ce que nous avons réalisé notamment dans le cadre du PAI, en affirmant qu'il convient de donner la capacité de s'installer, de pêcher, et de produire à des jeunes qui n'ont pas de quotas.
Un autre levier d'action consiste à les accompagner avec des aides privées, à l'instar de la CMA-CGM, dont le fonds de 20 millions d'euros accompagne les projets novateurs, qui visent à expérimenter et tester de nouveaux modèles de pêche ou de types de pêche ce qui entre dans l'aspiration naturelle de nos jeunes. Il convient de leur en donner les moyens.
Pour répondre à votre dernière question, sur l'enjeu de filière, ce dernier se situe au coeur du contrat stratégique de filière qui tend à ce que les acteurs dialoguent ensemble, créent des mécanismes et soient plus solidaires. À un moment donné, la question de la contractualisation se posera.
L'installation des jeunes serait, en effet, favorisée par la pluriannualité des quotas pour une meilleure visibilité ainsi que par l'achat de poissons, non seulement à la semaine mais sur quelques mois, voire quelques années, à l'instar d'autres secteurs. Ces pistes de réflexion conduiraient à un modèle économique plus durable et soutenable pour nos jeunes.
Madame la sénatrice Mathilde Ollivier, j'ai répondu en partie à votre interrogation sur l'article 17. Vous avez raison quant à l'obligation de le mettre en oeuvre. Rappelons néanmoins que les antériorités constituent l'un des piliers de la politique commune de la pêche et donnent de la visibilité. Celles-ci protègent les petits pêcheurs des nouveaux entrants très capitalistiques dotés de moyens importants. Certes, il convient également d'examiner les conséquences de ce que vous signalez, à juste titre. C'est pourquoi, dans le cadre de la réserve de quotas à la suite du PAI, un décret en Conseil d'État sera pris afin de pouvoir décliner cet article 17.
Vous m'avez interrogé sur la préservation des dauphins : le décret relatif à la lutte contre la capture accidentelle de cétacés est en cours de consultation. Il se peut qu'il ne satisfasse pas entièrement les pêcheurs ou les Organisations non gouvernementales. Il répond à trois impératifs, celui de se conformer à la volonté du Conseil d'État de prévoir des fermetures spatio-temporelles, ce qui est inédit. Ces dernières couvrent tout le golfe de Gascogne, ce qui fait de la France le seul pays au monde à avoir une fermeture spatio-temporelle d'une telle ampleur. Le deuxième impératif porte sur le maintien de la filière, en évitant qu'elle ne s'effondre. Le troisième consiste à disposer de mécanismes permettant d'améliorer notre connaissance afin de pouvoir notamment expliquer le regroupement des dauphins dans certains endroits, pour en limiter les captures accidentelles. Nous allons donc tester des dispositifs avec des caméras et augmenter le nombre de navires prenant part à cette expérimentation. Plus de 650 navires seront affectés par cette fermeture spatio-temporelle.
Nous répondons donc bien à la demande du Conseil d'État et allons également améliorer la science et la connaissance des données sur ces sujets, tout en essayant de donner de la visibilité aux scientifiques, aux pêcheurs ainsi qu'aux collectivités parce que pour chaque emploi en mer, il y a quatre emplois à terre.
En ce qui concerne le vadémécum, nos équipes y participent effectivement, avec notamment l'Espagne et le Portugal. Je pourrai vous donner des éléments plus précis sur ces réunions, si vous le souhaitez.
S'agissant du règlement de contrôle, il a déjà été examiné en trilogue. Notre ambition repose sur le pragmatisme. Nous serons attentifs à ce qu'il soit décliné de manière réaliste, notamment en matière d'obligations d'installation de caméras et de période de mise en oeuvre afin de laisser le temps nécessaire aux navires de s'équiper.
Concernant la pêche illégale, je vous remercie d'avoir abordé ce sujet crucial. La surpêche et la pêche illégale constituent le premier facteur de baisse de la ressource et de l'effondrement du stock d'un certain nombre d'espèces. Madame Annick Girardin avait commencé à traiter ce sujet. Le Président de la République en a fait une priorité en termes de stratégie maritime, depuis 2020. Nous avons porté ce dossier dans les G7 des deux dernières années avec succès. En effet, depuis le dernier G7 qui s'est tenu au Japon, la pêche illégale est considérée comme un enjeu prioritaire. Dans ce prolongement, je vais organiser une réunion ministérielle avec tous les ministres du G7 afin de mettre en oeuvre cette décision politique de haut niveau qui a été portée par les différents chefs d'État ou de gouvernement.
En outre, la France a rejoint l'alliance internationale contre la pêche illégale (Illegal, unreported and unregulated (IUU) fishing). Cette dernière permet de mettre en commun un certain nombre de moyens et des données.
Nous avons également demandé à la Commission européenne de se saisir de ce sujet. J'ai à nouveau abordé cette question lundi dernier avec le commissaire à l'environnement, M. Virginijus Sinkevièius. L'Union européenne devrait utiliser ses « cartons jaunes » et « cartons rouges » vis à vis de pays tiers qui ne respectent pas leurs obligations en matière de lutte contre la pêche illégale. À titre d'illustration, 90 % des tortues luths en Guyane ont disparu en raison de la pêche illégale par des pêcheurs du Brésil et du Suriname. Nous menons diverses actions commerciales, de coopération ou de développement avec ces pays. Si des activités illégales se déroulent sur notre territoire, impliquant des pêcheurs de ces pays tiers, il conviendrait que l'Union européenne prenne des sanctions ou joue sur d'autres leviers afin d'empêcher cette pêche illégale. L'action de la France est ferme, dans le Pacifique, en passant par les Caraïbes et l'Océan indien. Des actions « coup de poing » de la marine française ont visé à éloigner notamment les pêcheurs brésiliens. Nous allons également conduire des actions de coopération entre les marines européennes afin de renforcer la sécurité maritime et préserver les ressources de nos pays. Cette lutte est donc menée au niveau international, dans le cadre du G7, au niveau européen car nous demandons à la Commission européenne de prendre ses responsabilités, et au niveau national dans le cadre de coopérations.
Au cours de la prochaine année, un travail d'identification des produits que nous consommons, qui pourraient être issus de pêches illégales, sera réalisé. Le député européen, M. Pierre Karleskind, a rédigé un premier rapport sur le sujet.
Enfin, signalons la dimension sociale de la lutte contre la pêche illégale. Les conditions sociales et d'emploi des marins relèvent le plus souvent de l'esclavagisme.
Mme Marta de Cidrac. - Monsieur le ministre, vous avez évoqué dans vos propos liminaires les éoliennes ainsi que les mesures compensatoires pour le monde de la pêche professionnelle. Quelle signification donnez-vous à ces dernières ? Étant membre de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, j'ai pu constater que l'impact des éoliennes sur l'environnement et en particulier sur notre biodiversité marine, interroge un certain nombre d'acteurs. Leur acceptabilité est loin d'être assurée. Les mesures compensatoires suffiront-elles ?
Mme Cathy Apourceau-Poly. - La filière pêche subit de nombreuses contraintes depuis plusieurs années, avec le Brexit, la guerre en Ukraine, le covid, les quotas, et d'une manière plus générale, la mise en oeuvre d'une réglementation que l'on peut qualifier de très lourde, pour les petits marins pêcheurs, soumis aux mêmes normes que les grands bateaux qui embarquent parfois plus de 70 marins.
Le Président de la République insiste souvent sur notre souveraineté alimentaire. On peut se féliciter que vous ayez annoncé, à la suite des mobilisations, la prorogation de l'aide au carburant, du 15 octobre au 4 décembre 2023. En revanche, on ne peut que déplorer que les pêcheurs soient suspendus à de telles décisions du gouvernement qui prolongent cette aide de quinze jours ou d'un mois, deux mois, voire trois mois, compte tenu des difficultés de leur métier. Étudiez-vous des solutions à beaucoup plus long terme ? Avez-vous réfléchi notamment à créer une taxe flottante qui pourrait limiter la hausse des prix à la pompe ?
Mme Annick Girardin. - Monsieur le ministre, je vous remercie de vous tenir à nos côtés pour résoudre les différents problèmes de la filière. Vous avez répondu à la plupart des sujets. Je vais revenir sur la question des outre-mer et la lier à celle de la recherche et des données scientifiques, avec une inquiétude également sur l'avenir de l'Institut Français de recherche pour l'exploitation de la mer (Ifremer).
Le premier sujet porte sur les sorties de flotte, trop nombreuses dans l'hexagone. J'ai toujours pensé que celles-ci pouvaient répondre aux besoins des territoires en outre-mer, en rendant ces navires plus sobres et en les adaptant aux nouvelles normes. Dans un monde aspirant au développement durable et à une économie raisonnable, cette piste de réflexion doit être abordée au niveau européen. Je déplore vivement de voir des bateaux détruits tandis que l'on cherche des financements pour l'acquisition de navires en outre-mer. On nous annonce un soutien de 30 000 euros à 40 000 euros, jugé insuffisant. Ce sujet devrait faire l'objet d'une mission particulière ou être abordé dans le cadre des prochaines élections européennes.
Ma deuxième interrogation porte sur les régions ultrapériphériques (RUP), et notamment sur les aides à l'investissement. Ces sujets sont très liés à notre connaissance de ces zones maritimes et des données qui sont malheureusement insuffisantes. Nos organismes scientifiques n'ont pas obligatoirement mené d'études sur ces points. C'est pourquoi il serait souhaitable que le ministère de la mer ait davantage de capacité à agir sur les programmes de l'Ifremer.
Mon troisième sujet est le suivant : existe-t-il un accompagnement des pêcheurs ? Cette question se posera dès que seront résolus les différents problèmes que soulève l'aide à l'investissement dans les territoires ultramarins pour l'acquisition de navires. Travaille-t-on à l'apurement des dettes des entreprises outre-mer ? Les Trésoriers-payeurs généraux avaient été missionnés sur chaque territoire. Je crains que plus personne ne suive ce dossier.
M. Hervé Berville, secrétaire d'État. - Madame la sénatrice Marta de Cidrac, vous avez parfaitement posé le débat de l'enjeu de la biodiversité. Sur ce point, nous finançons un observatoire de l'éolien en mer afin d'en identifier précisément les impacts et d'acquérir les connaissances nécessaires. Je suis pleinement conscient de cet enjeu car je viens d'un territoire dans lequel a été créé un parc d'éoliennes, au large de la baie de Saint Brieuc. Les nombreux marins qui y pêchent à la coquille, sont très soucieux de la préservation de leur ressource. Nous avons également fait en sorte que le parc éolien au large de la Nouvelle-Aquitaine ne soit pas installé au coeur du parc naturel marin d'Oléron.
L'ambition de souveraineté énergétique doit être conciliée avec celle de la préservation de la biodiversité pour éviter de défaire d'un côté ce que l'on essaie de faire de l'autre. Réciproquement, en l'absence de souveraineté énergétique, toute hausse de la température aura un impact négatif sur la biodiversité, si nous n'accélérons pas le développement des énergies renouvelables.
Il convient donc de promouvoir ces deux ambitions, dans le cadre d'une stratégie reposant sur un triptyque : éviter, réduire et compenser. L'objectif d'éviter est illustré par le parc en mer d'Oléron qui n'a pas été localisé dans le parc naturel marin. Réduire consiste à diminuer au maximum les impacts négatifs, à l'instar de toute construction, que ce soit une autoroute, un hôpital etc. Compenser conduit à « reconstituer » ou « renaturer », lorsqu'il n'est pas possible de réduire les impacts négatifs.
L'enjeu global consiste à bien objectiver les situations. C'est pourquoi l'observatoire que j'ai mentionné est essentiel. Nous allons travailler également avec la Ligue de protection des oiseaux sur un programme visant à étudier les couloirs de migration des oiseaux. En acquérant une connaissance précise, il sera possible de localiser les parcs d'éoliennes dans les meilleures conditions, en appliquant ce tryptique : « Éviter, réduire et compenser ».
Madame la sénatrice Cathy Apourceau-Poly, les pêcheurs ne peuvent pas être, en effet, suspendus tous les quatre mois à une décision d'aide au carburant. Deux leviers d'action existent. Le premier réside dans la mise en oeuvre de la transition énergétique de la flotte afin de réduire notre dépendance énergétique et de nous prémunir contre la volatilité des marchés.
Le second levier consiste à instaurer au sein de la filière des mécanismes de couverture lors des achats de carburant. À titre d'illustration, vous annoncez acheter dans six mois du carburant à un prix donné, afin de vous protéger contre toute hausse ultérieure, particulièrement onéreuse lorsque cet achat contribue à 80 % du coût de production. On peut également internaliser la contrainte du carburant au sein de la filière par des mécanismes de solidarité, que ce soit avec l'engagement volontaire de compagnies comme Total ou avec des répercussions de ce coût sur les maillons de la chaîne.
Concernant la taxe flottante, une telle taxe n'existe pas sur le carburant maritime.
Madame la ministre Annick Girardin, je partage vos convictions sur la sortie de flotte et le fait de réutiliser ces navires ailleurs. Ne pas y être encore parvenus ne nous dispense pas de mener une véritable réflexion sur ce sujet. Si mon espoir est qu'il n'y ait plus de sortie de flotte massive, on peut imaginer des dispositifs tendant à éviter de détruire des navires qui pourraient poursuivre leur vie dans une autre flotte, après avoir été réparés ou remis aux normes.
S'agissant de l'enjeu de la connaissance dans les RUP, nous sommes en train d'amender le contrat d'objectifs et de performance (COP) de l'Ifremer, avec M. François Houllier, son président-directeur général, pour l'enrichir, au-delà de ses compétences scientifiques, d'une capacité d'appui technique notamment à la modernisation, à la décarbonation, à la transformation et aux évolutions des techniques de pêche. L'Ifremer représente, en effet, un outil précieux.
Enfin, en ce qui concerne l'apurement des dettes des entreprises outre-mer, nous y avons procédé avec succès dans le cadre du plan chlordécone. Il convient d'y procéder avec pragmatisme.
M. Jean-François Rapin, président. - Monsieur le ministre, je vous remercie et vous donne rendez-vous pour notre prochain échange qui est devenu une tradition.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La séance est close à 14 h 50
Jeudi 26 octobre 2023
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 9 h 10.
Budget de l'Union européenne - Audition de Mme Anne-Hélène Bouillon, sous-directrice de la 7e sous-direction, et de Mme Oriane Penny-Lepastier, cheffe du bureau des finances et des politiques de l'Union européenne, à la direction du budget du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique
M. Jean-François Rapin, président. - Mes chers collègues, nous recevons ce matin la direction du budget du Ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, et je remercie Mme Anne-Hélène Bouillon, sous-directrice, et Mme Oriane Penny-Lepastier, cheffe du bureau des finances et des politiques de l'Union européenne, pour leur présence. Il nous a semblé en effet important d'échanger avec le Gouvernement sur la contribution de notre budget à l'Union européenne, au moment où celle-ci entreprend, de manière inédite, une révision de son cadre financier pluriannuel à mi-parcours dont le Conseil européen doit discuter demain, et alors que le Sénat s'apprête à examiner le projet de loi de finances, et notamment le prélèvement sur recettes qu'il prévoit au bénéfice de l'Union européenne.
Adopté en 2020 et destiné à planifier les dépenses européennes pour sept ans, le cadre financier pluriannuel de l'Union n'apparaît plus adapté à présent. Mme Stéphanie Riso, qui est la tête de la direction générale du budget de la Commission européenne, est venue en juillet devant notre commission nous en expliquer les raisons et nous présenter les propositions que la Commission a faites en juin dernier pour le revoir. Il s'agit de mettre en place une facilité pour l'Ukraine et de faire face à la hausse des coûts de financement, due notamment à l'augmentation des taux d'intérêt. En parallèle, la Commission a complété sa proposition de nouvelle Décision Ressources propres, en envisageant une nouvelle ressource assise sur l'excédent brut d'exploitation des entreprises. Quelle est l'appréciation du Gouvernement sur ces propositions de la Commission ? Approuve-t-il les priorités retenues par la Commission et les montants que l'UE devrait y consacrer ? La nouvelle ressource propre envisagée en est-elle une à proprement parler, dès lors qu'elle ne serait en fait pas vraiment une taxe sur les entreprises, mais bien une contribution budgétaire supplémentaire des États membres, fonctionnant sur le même principe que la ressource TVA ou plastique?
À propos de notre contribution nationale, la légère baisse du prélèvement sur recettes au profit de l'Union européenne dans le projet de loi de finances 2024 ne doit pas nous rassurer trop vite : d'abord parce qu'elle trahit un retard dans la mise en oeuvre de la politique de cohésion 2021-2027 ; ensuite parce que l'inflation gonfle le revenu national brut des États membres et le produit des droits de douane reversés au budget européen, ce qui réduit mécaniquement le niveau de notre contribution nationale. Pourtant les préoccupations de fond demeurent à moyen terme : comment financer les défis supplémentaires que constituent aujourd'hui le soutien à la guerre en Ukraine, le déploiement de la stratégie de souveraineté européenne et la réponse à la pression migratoire croissante, alors même que nul ne sait encore quelles ressources permettront de rembourser à partir de 2028 l'emprunt mutualisé, levé il y a deux ans pour financer la relance post-Covid ? Pour faire court, je dirais que l'équation budgétaire européenne semble en l'état insoluble.
Nous souhaitons donc aujourd'hui faire le point avec vous sur les perspectives du prélèvement sur recettes au profit de l'UE dans le PLF mais, plus généralement, sur l'avenir du financement de l'UE, au regard des propositions de nouvelles ressources propres à l'étude. Il y a là, il me semble, un imbroglio à régler. En effet, la contribution nette française au budget de l'Union ne pourra pas augmenter si elle ne répond qu'à des dépenses de fonctionnement de l'UE, comme Madame la Ministre l'a elle aussi rappelé récemment.
Mme Anne-Hélène Bouillon, sous-directrice de la 7e sous-direction, à la direction du budget du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. - Je vous remercie monsieur le Président, mesdames et messieurs les sénateurs, pour votre invitation et ces propos liminaires. Je souhaitais tout d'abord aborder brièvement deux éléments d'actualité européenne cette année : d'une part, la révision du Cadre financier pluriannuel (CFP) - inédite en effet par son ampleur et son calendrier - et d'autre part, la décision ressources propres. Les propositions émises par la Commission européenne, aujourd'hui à l'étude au Conseil, revêtent effectivement un enjeu particulier puisqu'il faut aussi préparer le remboursement de l'emprunt européen à compter de 2028.
Concernant la révision du CFP 2021-2027, je tiens à rappeler que le principe de révision a pu déjà être prévu dans le passé. Dans le précédent CFP 2014-2020, une révision à mi-parcours constituait même une condition à l'accord trouvé entre le Conseil et le Parlement. Elle avait concerné un montant bien plus faible que celui aujourd'hui envisagé. Néanmoins, la révision actuelle est proposée alors que l'accord conclu en 2020 excluait explicitement le principe d'une telle révision. La Commission a estimé indispensable de présenter une révision du CFP 2021-2027 en juin dernier, compte tenu de la situation particulière liée à la guerre en Ukraine depuis plus d'un an et de l'évolution du contexte macro-économique.
Cette révision porte sur le montant significatif de 66 milliards d'euros supplémentaires sur la période 2024-2027. L'objectif de cette démarche est de répondre à des besoins non-identifiés au moment de la conclusion de l'accord en 2020. Trois priorités politiques sont identifiées. Tout d'abord, le soutien à l'Ukraine par la création d'une Facilité Ukraine qui serait dotée de 50 milliards d'euros et dont l'objectif est de répondre à des besoins à court-terme (la stabilisation et résilience économiques) et à moyen-terme (la reconstruction de l'Ukraine). Cette proposition comporte deux aspects : un volet budgétaire à hauteur de 17 milliards d'euros et un volet sous forme de prêts à hauteur de 33 milliards d'euros.
La seconde priorité concerne la création d'une plateforme européenne pour les technologies critiques émergentes, dite STEP. Cette plateforme a été demandée en réponse à l'Inflation Reduction Act (IRA) américain à la suite des conséquences économiques de la guerre en Ukraine sur les États membres de l'Union Européenne. Pour ce faire, la Commission propose de renforcer la synergie entre programmes européens via un volet réglementaire, notamment la flexibilisation des instruments financiers européens en termes au titre de la politique de cohésion, et un volet budgétaire, à hauteur de 10 milliards d'euros supplémentaires.
La dernière priorité est celle des questions migratoires. L'objectif est d'agir à la fois sur les composantes intérieures, c'est-à-dire sur le soutien aux États membres dans l'accueil des réfugiés, mais aussi sur les composantes extérieures, via le soutien à des États tiers comme la Turquie, les pays méditerranéens et balkaniques. La Commission propose à ce titre une augmentation de 15 milliards d'euros.
Deux autres postes correspondent à des besoins qu'il n'avait pas été possible de prévoir en 2020. Le premier concerne le financement des intérêts européens sur l'emprunt levé, qui subit la hausse des taux et est aujourd'hui chiffré à hauteur de 19 milliards d'euros. La Commission prévoyait au moment de la conclusion du CFP des taux d'intérêt moyens, qui se révèlent aujourd'hui inférieurs aux taux effectifs actuels. Sans rentrer dans des détails techniques, les types de dépenses du budget européen sont plafonnés, ces plafonds étant sujets à des accords entre les chefs d'État ou de gouvernement. Ce faisant, la Commission était techniquement contrainte de proposer une révision du CFP a minima pour l'augmentation des intérêts associés à Next Generation EU, avant que ne se greffent d'autres priorités politiques. Le deuxième besoin concerne la hausse des dépenses administratives, chiffrée à 1,9 milliard d'euros. Cette augmentation est justifiée par la hausse des effectifs de la Commission, conséquence de l'accroissement des sujets qu'elle doit traiter, et par l'indexation salariale sur l'inflation.
Les propositions équivalent donc à une hausse de 66 milliards d'euros en termes budgétaires, auxquels s'ajoutent les 33 milliards d'euros sous forme de prêts évoqués précédemment, soit presque 100 milliards d'euros au total.
Les négociations ont débuté formellement en juillet dernier. Des groupes de travail ad hoc ont été constitués au Conseil, des réunions du COREPER se sont également déroulées, et le sujet est à l'ordre du jour du Conseil européen de cette fin de semaine. Il devrait établir des premières orientations, en sachant que le Conseil n'est pas entré dans des discussions chiffrées. Si l'objectif affiché des négociations demeure la finalisation d'un accord d'ici la fin de l'année 2023 pour une mise en oeuvre en 2024, le Conseil européen d'aujourd'hui ne devrait déboucher que sur des orientations, et non sur un accord. La procédure d'adoption du CFP prévoit un accord à l'unanimité, contrairement à la procédure budgétaire annuelle qui se fait à la majorité qualifiée. Il est donc plus délicat de trouver des consensus, chaque État membre défendant ses intérêts propres. Le Parlement européen doit également, depuis 2014, approuver cet accord.
Concernant le volet portant sur les négociations autour de la décision ressources propres, vous savez que la France, comme l'Italie, soutiennent le principe de création de nouvelles ressources propres à chaque négociation du CFP. La Commission propose systématiquement cette création et est soutenue sur ce sujet par le Parlement européen. Les chefs d'État ou de gouvernement réunis au Conseil européen ne parviennent cependant pas à se mettre d'accord sur la question. Il faut rappeler que l'accord global sur l'emprunt de 2020 prévoyait une feuille de route sur l'établissement de nouvelles ressources propres à l'horizon 2028. La Commission s'emploie à respecter cette feuille de route institutionnelle et a présenté en décembre 2021 un paquet contenant de « vraies » ressources propres, à savoir la ressource fondée sur l'ETS 1 & 2 (marchés de quotas carbone) et celle sur le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF). Le paquet comprenait également la ressource fondée sur le pilier 1 de l'accord de l'OCDE sur la fiscalité internationale.
Ces trois propositions nécessitent un accord sectoriel pour détailler la mise en oeuvre de ces ressources ainsi qu'une modification transversale de la Décision ressources propres. La modification de cette décision requiert l'unanimité au Conseil et une ratification par les parlements nationaux. C'est un processus long, qui dure généralement 18 mois. Les gouvernements négocient donc en considérant le degré d'acceptabilité des modifications par leurs parlements. La directive ETS et le règlement MACF ont été adoptés en mars 2023 après des progrès considérables enregistrés durant la Présidence française du Conseil de l'Union européenne. Ce sont des accords sectoriels de mise en oeuvre des dispositifs.
En juin 2023, la Commission a amendé sa proposition et propose désormais d'affecter 30 % des recettes de l'ETS et 75 % de celles du MACF au budget européen. Elle maintient également sa position concernant le pilier 1 de l'accord OCDE, même si rien ne laisse présager la conclusion proche d'un accord sur ce sujet. La Commission propose également la création d'une nouvelle ressource propre statistique fondée sur l'excédent brut d'exploitation des entreprises (EBE). Cette ressource statistique correspond à la reconstitution d'une assiette statistique par État membre, ici fondée sur l'EBE, à laquelle on applique un taux d'appel et qui permet une nouvelle contribution nationale. Cette nouvelle ressource n'est donc pas un impôt sur les entreprises, comme celles assises sur les plastiques ou la TVA, quoiqu'elle pourrait poser les jalons d'une future ressource de la sorte. Cette ressource statistique permettrait selon la Commission de générer 36 milliards d'euros de recettes par an en moyenne à partir de 2028. Elle permettrait à la fois de rembourser l'emprunt européen et de financer le fonds social climat, créé dans le cadre de la négociation sur le paquet ajustement climat pour accompagner la transition des États membres. Ce fonds doit aussi être financé par une partie des recettes ETS.
Les discussions au Conseil ont commencé et les groupes « ressources propres » échangent sur les aspects techniques de ces propositions. La France soutient activement ces propositions, comme le fait d'ailleurs le Parlement européen, mais la présidence espagnole n'est à ce stade pas partisane de les intégrer à la révision de mi-parcours. Les États membres disposant de rabais, qui sont par ailleurs ceux qui renâclent à la création de nouvelles ressources propres, n'ont aucun intérêt à soutenir les propositions de la Commission dans la mesure où une révision du CFP ne modifie par leurs rabais. Ils devront cependant défendre, lors des négociations sur le prochain CFP 2028-2034, le renouvellement de leur rabais et seront contraints de négocier avec les États membres défendant la création de nouvelles ressources propres. Le Conseil européen d'aujourd'hui devrait donner des orientations et des priorités de travail à la présidence espagnole. Une autre réunion du Conseil européen étant prévue à la fin de l'année, l'objectif est de parvenir à un accord à cette échéance afin d'ouvrir rapidement les négociations avec le Parlement européen pour une mise en oeuvre début 2024.
M. Jean-François Rapin, président. - Merci pour ces détails. Avant de passer aux questions, j'ai deux remarques à la suite du débat préalable au Conseil européen que nous avons eu avec la ministre Laurence Boone.
Tout d'abord, j'aimerais rappeler que, dans un récent rapport, la Cour des comptes européenne a porté une opinion défavorable sur la légalité et la régularité des dépenses budgétaires de l'Union : elle considère qu'entre 4,2 et 6 % des dépenses du budget européen font l'objet d'erreurs. Or, 5 % de 1 800 milliards (l'enveloppe totale pour 2021-2027) équivalent aux sommes supplémentaires que la Commission souhaite ajouter au CFP. Il me semble donc qu'une lutte accentuée contre ces irrégularités pourrait couvrir les besoins budgétaires européens sans nécessiter une révision du CFP. Nous sommes conscients des difficultés à trouver un accord sur les ressources propres, en dépit de ce qu'on nous faisait miroiter au moment de l'accord sur l'emprunt. Je vois se profiler une hausse de la contribution nette des États, particulièrement ceux qui ne profitent pas de rabais à l'instar de la France.
Ma seconde remarque concerne la possible fragilisation du budget européen par les emprunts consentis en aide à l'Ukraine, sans aucun provisionnement.
Je ne désespère pas que d'un accord sur de nouvelles ressources propres, mais gardons en tête qu'il a fallu trois ans de négociation pour aboutir au CFP actuel. Espérons que les négociations de révision ne prennent pas autant de temps !
Mme Florence Blatrix Contat. - Merci mesdames pour vos très clairs propos liminaires. Vous avez évoqué la suppression lointaine, à l'horizon 2028, des rabais et des rabais sur rabais. La France reste-t-elle la première contributrice au financement de ces rabais ?
Ma deuxième question porte sur le prélèvement sur recettes de la France au profit de l'UE, évalué dans le PLF 2024 à 21,6 milliards d'euros, en baisse par rapport à 2023. Une des raisons évoquées de cette baisse est le retard pris par la mise en place de la politique de cohésion 2021-2027. Comment explique-t-on ce retard, et comment devrait évoluer la contribution de la France au CFP 2021-2027 pour les annualités budgétaires suivantes ?
Concernant les ressources propres, quelles seraient les conséquences pour la France et sa contribution de la non-adoption des nouvelles ressources propres proposées par la Commission ?
Enfin, vous n'avez pas évoqué la question de la taxe sur les transactions financières : où en est-on sur ce sujet ?
M. Alain Cadec. - J'ai deux remarques. La France est depuis longtemps à la pointe pour demander la création de nouvelles ressources propres. Une taxe sur les produits financiers a été évoquée dans le passé, un sujet porté par Alain Lamassoure. Où en est-on concrètement ? Je suis personnellement persuadé que cette taxe demeure pertinente.
Par ailleurs, je découvre que la Présidente de la Commission, Mme von der Leyen, qui comme à son habitude prend des décisions unilatérales, vient d'annoncer 83 milliards d'euros d'aide à l'Ukraine. Je ne remets pas en cause la légitimité de cette aide, mais j'insiste sur son niveau important. À quel niveau la France contribue-t-elle aujourd'hui au budget européen, étant historiquement un contributeur net ?
Mme Christine Lavarde. - Nous sommes dans une situation ubuesque. La contribution de la France va diminuer l'an prochain mais nous réfléchissons en même temps à des moyens pour augmenter les recettes. Comment peut-on mieux utiliser les ressources disponibles et donc épuiser l'ensemble des programmes avant de demander des fonds supplémentaires ?
Concernant la hausse des dépenses administratives de la Commission, j'ai compris que la France estime trop élevée les 1,9 milliard d'euros demandés. Sommes-nous les seuls à penser ainsi ?
Enfin, concernant la contribution statistique sur les entreprises, je comprends de vos propos qu'elle constitue une nouvelle contribution des États membres. La Commission souhaite-t-elle en rester là, où cela ne présage-t-il pas, comme vous avez semblé l'esquisser, de la création d'un impôt sur les sociétés européennes ?
Mme Anne-Hélène Bouillon. - Concernant les rabais, l'accord sur la décision ressources propres 2021-2027 a simplifié le paysage des rabais existants. Le Brexit a permis de supprimer le rabais britannique ainsi que les « rabais sur le rabais » britannique obtenus par des États membres et auxquels la France contribuait de manière très importante. Surtout, les rabais restants ont une date d'expiration, ce que n'avait pas le rabais britannique. Tous les États disposant d'un rabais devront choisir lors des prochaines négociations entre l'obtention d'un nouveau rabais, la promotion de dépenses qui leur sont favorables, ou encore la création de ressources propres. Cela change considérablement la dynamique des négociations. La France reste de fait le premier financeur des rabais.
Dans l'esprit de ses partenaires, la France bénéficie de son propre rabais sous la forme de la PAC. La France est toujours le premier bénéficiaire de la PAC et jouit d'un taux de retour important. Or, les rabais ont initialement été créés pour compenser les déséquilibres entre les contributions nationales et les taux de retour des politiques européennes. La France est le 1er contributeur des rabais et le 2e contributeur du budget européen en volume derrière l'Allemagne. Si l'Allemagne ne disposait pas de son rabais, elle contribuerait bien au-delà de sa part relative. Le Pays-Bas, le Danemark, la Suède et l'Autriche bénéficient également des rabais.
Vous avez évoqué le retard dans la mise en oeuvre de la politique de cohésion. L'accord européen prévoit en la matière des plafonds annuels sur sept ans, avec une montée en charge progressive. Les premières années du cadre nécessitent le passage de textes législatifs et la structuration des instruments politiques avant le décaissement de fonds. L'année 2024, étant la 4e année de mise en oeuvre du CFP, aurait dû être une année de montée en charge. Or la Commission a présenté une baisse notable du budget u titre de la politique de cohésion. Les analyses qui nous ont été communiquées indiquent que, compte tenu des nombreux nouveaux programmes européens, de la Facilité pour la reprise et la résilience (FRR) et des modifications des règles de dépenses de cohésion, les États n'ont pas la capacité de mettre en oeuvre de manière simultanée la FRR et la politique de cohésion. Les programmes nationaux de réforme en réponse à la FRR ont demandé un temps significatif aux États, qui en ont fait une priorité au détriment de la mise en oeuvre de la politique de cohésion. Cette baisse constitue un creux et n'entraine pas une perte des crédits initialement alloués, qui seront dépensés dans les années à venir, sans date ou modalités d'utilisation encore fixées. Les années budgétaires prochaines verront donc un accroissement des dépenses en théorie, mais il est difficile de prédire l'impact du creux de l'année 2024.
Mme Oriane Penny-Lepastier, cheffe du bureau des finances et des politiques de l'Union européenne, à la direction du budget du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. - S'agissant du rapport de la Cour des comptes européenne, les autorités de gestion font en réalité face à un « embouteillage » avec la mise en place concomitante de nombreux programmes : React-EU, la FRR, la fin de programmation 2014-2020 pour la cohésion, la programmation 2021-2027... Les autorités de gestion sont ainsi en difficulté, ce qui explique l'augmentation du taux d'erreur constaté.
M. Jean-François Rapin, président. - Pour participer au fonctionnement d'une autorité de gestion en tant que conseiller régional, je confirme la frilosité dans l'utilisation des fonds européens par crainte de devoir les rembourser. Les gestionnaires craignent d'avoir à se retourner vers les porteurs de projets des années plus tard pour leur demander de rendre l'argent alloué. C'est un réel problème, qu'il est nécessaire de traiter en amont.
M. Olivier Henno. - Merci pour la clarté de vos propos. La question des ressources propres ne date pas d'aujourd'hui : c'est un serpent de mer ! J'ai côtoyé par le passé Jean-Louis Bourlanges, qui était député européen, et avec qui j'ai beaucoup discuté de ce sujet. Derrière cette notion se cache la création d'un nouvel impôt, d'une nouvelle taxe ou bien même des deux. Vous faites un lien entre l'établissement de ces nouvelles ressources et le paiement de la dette et de l'aide à l'Ukraine. J'ai le sentiment qu'il est peu convaincant. En lisant les propos du commissaire Thierry Breton, j'avais le sentiment que ces ressources propres étaient plutôt liées à un projet, celui du fonds de souveraineté ou de la mutualisation des outils pour la transition environnementale. J'ai du mal à croire que nous mobiliserons les opinions publiques seulement sur un narratif « négatif » de remboursement de la dette. C'est en effet très important d'un point de vue budgétaire, mais cela ne permet pas une dynamique d'adhésion de la part de la population.
M. Didier Marie. - Sur les 66 milliards d'euros de nouveaux crédits injectés, seuls 10 sont dédiés à la plateforme STEP, censée remplacer le fonds de souveraineté pour la politique industrielle. Le ministre de l'économie et des finances français déclarait pourtant, il n'y a pas si longtemps, qu'il fallait répondre à l'IRA américain par une initiative d'échelle similaire au niveau européen. Or, on en est malheureusement très loin, d'autant que les 10 milliards d'euros visent à renforcer des programmes tels qu'Invest-EU ou Horizon censés mobiliser des investissements privés. De mémoire, la Commission a annoncé une enveloppe de 160 milliards d'euros pour le développement économique de l'Europe. Donnez-vous du crédit à ce chiffre, et dans quelle mesure cette somme pourrait-elle être utilisée dans la période ?
Vous n'avez pas évoqué l'éventualité de redéploiement de crédits au sein de programmes existants. En additionnant les sommes supplémentaires annoncées, on atteindrait un total supérieur aux 66 milliards d'euros proposés, il me semble.
Concernant les nouvelles ressources propres, vous n'avez apporté qu'une réponse partielle à la question de ma collègue. Vous n'avez pas évoqué la taxe sur les transactions financières (TTF), que le Président de la République avait portée devant ses pairs mais dont nous n'entendons plus parler. La France continue-t-elle de défendre cette proposition lors des négociations ? C'est selon moi une question indispensable au regard à la fois de la nécessité de rembourser l'emprunt contracté et de la pérennité de la capacité d'emprunt de l'Union pour répondre aux défis climatiques et technologiques.
Mme Anne-Hélène Bouillon. - S'agissant des redéploiements et de la bonne utilisation des fonds existants, il reste 4 années d'exécution du budget européen et tous les crédits ne sont pas encore engagés. On assiste, il est vrai, à des débats autour de la re-priorisation. Il est admis que les priorités de l'UE sont aujourd'hui le soutien à l'Ukraine, la question migratoire et la souveraineté industrielle et que des dépenses, qui avaient été discutées en 2018, devraient être réallouées. Ces discussions ont lieu entre les États membres et il existe déjà une certaine flexibilité sur ce sujet. C'est à la Commission d'aider les États à identifier leur marge de redéploiement. Nous verrons au sortir du Conseil européen d'aujourd'hui si les dirigeants européens ont demandé de l'aide à la Commission à cet effet, compte tenu du montant important des crédits supplémentaires demandés à mi-parcours.
Concernant la position des États membres sur la révision du CFP, les négociations actuelles ont plusieurs particularités. Au moment de négocier un CFP, chaque État a une logique de retour net : les États bénéficiaires de la politique de cohésion regardent les critères de cette politique, ceux bénéficiaires de la PAC se penchent sur l'enveloppe prévue...Nous ne sommes pas dans une logique de ce type car les lignes d'augmentation budgétaire présentées par la Commission concernent des priorités européennes qui dépassent les intérêts nationaux particuliers (soutien à l'Ukraine, plan NGEU, enjeu européen de l'immigration...). La dynamique de négociation en est changée. De manière générale, les États ont accueilli fraîchement le volume des augmentations demandées par la Commission, et les discussions devraient s'orienter sur les augmentations par rubrique.
Mme Oriane Penny-Lepastier. - La France continue de soutenir le principe d'une TTF au niveau européen sur le modèle de ce qui a été fait en France. Malheureusement la Commission n'a pas fait de proposition en ce sens. Elle a privilégié la simplicité et la rapidité de mise en oeuvre en proposant des textes qu'elle pensait pouvoir aboutir d'ici 2028. À l'heure actuelle, il n'y a effectivement pas de soutien suffisant parmi les États membres pour la mise en place d'une TTF même sous la forme d'une coopération renforcée.
Mme Anne-Hélène Bouillon. - Je partage votre analyse : la question des ressources propres est en effet un serpent de mer. Les négociations ont un côté répétitif, la Commission proposant inlassablement la création de nouvelles ressources, toujours soutenue par la France et par le Parlement européen mais toujours bloquée par les autres États. Ces ressources propres doivent en effet servir un projet nouveau et pas seulement rembourser l'emprunt. Elles doivent financer d'autres politiques européennes : une partie doit également financer le Fonds social climat qui s'inscrit dans une logique d'accompagnement des États membres vers la transition énergétique et climatique. Une nouvelle ressource propre constitue, il est vrai, un nouvel impôt, qui doit être juste et utile pour l'ensemble de l'Union. Quoiqu'il en soit, il y a bel et bien un projet politique derrière la création de nouvelles ressources propres, même si la communication de la Commission met en avant la nécessité de rembourser l'emprunt et l'échéance de 2028.
Mme Oriane Penny-Lepastier. - La Commission a proposé la plateforme STEP pour répondre à l'IRA, poussée par la volonté française de construire une réelle politique industrielle au niveau européen. Néanmoins, cette politique industrielle européenne n'est pas un sujet consensuel au niveau européen, et son financement par le budget de l'Union l'est encore moins. La Commission a publié une étude sur les effets de l'IRA, où elle estime que 580 milliards d'euros sont déjà mobilisés en termes de soutien public via le budget européen, pour des objectifs comparables à l'IRA. La problématique ne serait pas tant le volume du soutien public - les montants européens et américains étant comparables - mais concernerait davantage la facilité et la simplicité d'accès pour les entreprises. Aux Etats-Unis, le système de crédit d'impôts est facilitant pour les entreprises quand l'accès au financement européen reste complexe pour les acteurs privés.
Dans une logique de rapidité, la France a fait le choix de répondre nationalement par la loi Industrie verte, par le crédit d'impôt qui y est associé ou par les financements utilisés dans le cadre de France 2030. La question de la réponse européenne à l'IRA est également à l'ordre du jour du Conseil européen d'aujourd'hui, mais le sujet n'est pas consensuel, a fortiori dans le contexte des négociations budgétaires en cours.
Mme Christine Lavarde. - Vous avez évoqué la possibilité d'un accord d'ici la fin de l'année, sans mentionner le différend qui oppose la France et l'Allemagne sur la vitesse de diminution de l'endettement des États membres. Je comprends que c'est ce différend qui bloque les évolutions sur le CFP. Hier, Eurostat publiait des chiffres n'incitant pas à l'optimisme. La France est 23e sur 25 au niveau européen en termes de taux d'endettement. Si on s'en tient à la loi de programmation de finances publiques corrigée par le Sénat, avec une baisse de seulement 3,7 point sur le quinquennat, il faudrait 64 ans pour que la France atteigne le niveau d'endettement de l'Allemagne. Peut-on trouver un accord au regard de telles données ?
Mme Anne-Hélène Bouillon. - Il y a, il est vrai, un désaccord franco-allemand sur la réforme de la gouvernance économique. Nous ne suivons pas dans le détail ce sujet, qui est du ressort prioritaire de la direction générale du Trésor. Nous ne percevons pas, à la direction du budget, de lien entre la position de l'Allemagne sur la révision de la CFP et la situation des finances publiques françaises, du moins au niveau des négociations techniques. Cela est peut être différent au niveau politique.
M. Didier Marie. - La tenue des élections européennes en juin prochain peut-elle jouer un rôle dans l'accélération ou le ralentissement de la prise de décisions ?
Mme Anne-Hélène Bouillon. - C'est une question à laquelle nous n'avons pas la réponse. La Commission avait annoncé en juin l'objectif d'une révision « chirurgicale » du CFP, pour permettre un accord rapide. Compte tenu de l'ampleur de la révision, du nombre de rubriques concernées et des désaccords entre États membres sur les dépenses administratives, l'objectif d'un accord au Conseil européen d'aujourd'hui n'est pas atteignable. En revanche, il nous semble qu'il ne serait bon pour aucun État membre d'échouer à trouver un accord avant les élections européennes.
M. Jean-François Rapin, président. - Permettez-moi de revenir sur le risque que représentent pour le budget européen les 18 milliards d'euros de prêts à l'Ukraine qui ne sont pas provisionnés.
Mme Anne-Hélène Bouillon. - Les 18 milliards d'euros correspondent à l'assistance macro-financière (AMF+), mise en place l'an passé pour venir en aide en urgence à l'Ukraine en 2023. La facilité Ukraine a vocation à prendre le relais de l'AMF+ en tant qu'instrument de soutien à l'Ukraine.
Mme Oriane Penny-Lepastier. - L'AMF+ est l'outil de financement pour l'année 2023. La Facilité Ukraine prendrait le relais en 2024. Ce sont donc deux instruments qui se relayent dans le temps.
M. Jean-François Rapin, président. - Ces prêts sont-ils provisionnés ?
Mme Anne-Hélène Bouillon. - Ils sont provisionnés de manière indirecte par la marge sous plafond des ressources propres du budget européen. Cela signifie que les États membres garantissent ces prêts indirectement en cas de défaut. Ils seront peut-être restructurés par la suite. Certains prêts datent d'avant la guerre puisque l'UE accordait déjà des aides macro-financières à l'Ukraine avant 2022.
Mme Oriane Penny-Lepastier. - L'AMF+ est un prêt très concessionnel avec une période de grâce de 10 ans. La question ne se poserait donc pas à court terme.
M. Jean-François Rapin, président. - La facilité pour l'Ukraine suivrait-elle le même dispositif ?
Mme Oriane Penny-Lepastier. - 33 des 50 milliards d'euros proposés par la Commission seraient en effet sous forme de prêts, dans le même format que les prêts réalisés en 2023 et garantis par le budget européen.
M. Jean-François Rapin, président. - Cela ne me rassure pas.
M. Jacques Fernique. - Concernant les ressources propres, à quelle date peut-on espérer un accord et quand tomberait la période de ratification par les parlements nationaux ?
Mme Anne-Hélène Bouillon - Le scénario le plus probable est qu'il n'y ait pas d'accord sur les ressources propres dans l'immédiat. Un accord rapide est à exclure, les décisions ressources propres ne sont pas rapides par définition. Si un accord en 2027 est trouvé pour respecter la feuille de route à l'horizon 2028, les processus de ratification peuvent être lancés à cette période. Même si le processus de ratification s'achève après la date visée, le texte prévoit une entrée en vigueur rétroactive.
M. Jean-François Rapin, président. - Je vous remercie pour vos éclairages.
La réunion est close à 10 h 15