Mardi 24 octobre 2023
- Présidence de M. Cédric Perrin, président -
La réunion est ouverte à 15 heures 30.
Projet de loi de finances pour 2024 - Audition du général Thierry Burkhard, chef d'état-major des armées
M. Cédric Perrin, président. - Mon général, nous sommes très heureux de vous accueillir ce matin au Sénat. Vous êtes accompagné par le général de division Valéry Putz, chef de la division « plans, programmation et évaluation » de l'état-major des armées, ainsi que par l'ambassadeur Arnaud de Sury, votre conseiller diplomatique et précédemment ambassadeur au Panama.
Nous avons auditionné il y a deux semaines le ministre des armées, qui nous a présenté le cadrage général de ce PLF 2024. Nous allons pouvoir aborder avec vous aujourd'hui la mise en oeuvre concrète des crédits correspondants au sein de l'ensemble de nos forces au cours de l'année à venir. Notre commission accueille de nouveaux membres et certains ont pu déjà se familiariser avec le sujet à travers la présentation de l'armée de l'air à Évreux il y a quinze jours et celle de l'armée de terre à l'école militaire la semaine dernière. Ces deux événements nous ont donné un bel aperçu des capacités de ces deux armées mais aussi et surtout de l'engagement de nos militaires au service de notre sécurité nationale.
Vous disposez donc en 2024 d'un budget conforme à la loi de programmation militaire (LPM) votée en juillet dernier, en progression de 3,3 milliards d'euros par rapport à la LFI pour 2023, soit un montant total de 47,2 milliards d'euros.
Au Sénat, nous avions souhaité que cette première marche de la LPM soit plus haute que ce que prévoyait le texte initial afin de mettre l'accent, notamment, sur la préparation opérationnelle et la remontée en puissance de nos armées face à une situation internationale très dégradée.
Il s'agit pour nous ce matin d'évaluer si ces crédits vont permettre de consolider le modèle de défense souveraine auquel nous aspirons tous, modèle dont nous avons encore pu récemment constater la pertinence à travers l'opération Sagittaire au Soudan ou encore l'exercice Pégase en Indo-pacifique.
Nous souhaiterions que cette audition vous permette d'expliquer comment les crédits prévus pour 2024 vont contribuer à la réalisation des contrats opérationnels de nos armées, compte-tenu notamment des sommes prévues pour les matériels, pour la préparation opérationnelle et pour le MCO. Nos armées ont dû vivre avec un sous-financement chronique de certains domaines, comme le MCO ou l'entraînement, notamment du fait de stocks de pièces détachées ou de munitions insuffisants. Cette poursuite de la remontée des crédits permet-elle des améliorations sensibles, et dans quelles proportions ?
De manière plus globale, le tournant vers la haute intensité et le pivot vers l'Est, auxquels la guerre en Ukraine a donné un coup d'accélérateur, prendront-ils bien forme en 2024, à travers les trois grands axes qui avaient été identifiés - cohésion nationale, partenariat stratégique et crédibilité opérationnelle ? Les crédits prévus pour 2024 permettront-ils de couvrir tout le champ des besoins révélés par ce tournant, y compris sur les aspects encore perfectibles comme le sol-air, les capacités de franchissement, l'artillerie, la lutte anti-drones et d'autres encore ?
Cette audition sera également l'occasion d'évoquer nos militaires, leur quotidien et leur vie courante, car c'est aussi là que se joue la qualité de la préparation. Ceci nous amènera aussi sans doute à aborder la question complexe du recrutement et de la fidélisation, y compris en ce qui concerne les réservistes qui doivent monter en puissance, dans un contexte économique qui rend peut-être les choses plus difficiles.
Comment évaluez-vous aujourd'hui la capacité de nos armées à attirer les jeunes dont elles ont besoin, d'une part ; et à les fidéliser dans la durée, d'autre part ?
Enfin, nous souhaitons bien sûr profiter de cette audition pour évoquer la lourde actualité internationale, et plus particulièrement trois sujets. D'abord, le retrait du Niger récemment décidé par le Président de la République à la suite du coup d'Etat survenu dans ce pays en juillet dernier. Comment ce retrait va-t-il peser sur le PLF 2024 compte tenu des coûts que ce désengagement va susciter mais aussi des surcoûts supplémentaires évités, et quels sont les éventuels effets de bords que vous prévoyez sur les autres opérations ou missions ?
Ensuite, la poursuite de la guerre en Ukraine. Il semble que nous nous installions dans une guerre longue. Quel regard portez-vous sur la situation, et sur ses conséquences pour notre environnement géostratégique et, plus directement, pour nos forces ?
Enfin, l'attaque terroriste du Hamas et la riposte d'Israël. Nous observons une accumulation de moyens, notamment navals, dans tout le Moyen-Orient. Pensez-vous que cette accumulation de moyens laisse présager un embrasement général de la région, et quel impact cette situation a-t-elle sur notre dispositif ?
Mon Général, je vous cède la parole, après quoi elle sera à nos rapporteurs budgétaires, puis à l'ensemble de nos collègues.
Général Thierry Burkhard, chef d'état-major des armées. - Permettez-moi d'abord, monsieur le président, de vous féliciter pour votre élection, et de vous dire le plaisir que j'ai de rencontrer les nouveaux membres de cette commission.
Avant d'en venir au projet de loi de finances pour 2024, je ferai un rapide tour des engagements opérationnels des armées depuis ma dernière audition ici-même, le 30 mai dernier, afin d'illustrer le contexte dans lequel ce budget sera discuté.
Notre environnement stratégique est extrêmement mouvant. Il est par conséquent important de faire preuve d'un réalisme total pour voir la situation telle qu'elle est, et non telle que nous voudrions qu'elle soit. Je lui reconnais au moins trois caractéristiques.
La première est que la dynamique de la force supplante le système du droit. Après une phase de réarmement, nous entrons dans une phase d'utilisation désinhibée des armes par ceux qui se sont réarmés. L'exemple du Haut-Karabagh est à cet égard éloquent. Un pays, qui n'était certes pas reconnu comme un véritable État mais qui existait depuis trente ans, a ainsi disparu par la force en 24 heures. L'ordre international se révèle ainsi défaillant, dans le sens où il ne parvient plus à jouer efficacement son rôle d'atténuateur des crises. À cet égard, je regarde avec inquiétude le désengagement de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali, qui se fait dans de mauvaises conditions. La dilution de l'ordre international s'accompagne de volontés de créer un nouvel ordre alternatif par le « Sud global ». Certes, cette expression est sujet à débat car elle désigne un ensemble hétérogène. Il y a néanmoins un dénominateur commun qu'il faut prendre en compte : le rejet du « Nord global ». Cet ensemble est lui beaucoup plus homogène et forme l'Occident, du moins est-ce ainsi qu'il nous considère. Crise après crise, ce rejet se durcit : tandis que certains affichaient une forme de neutralité sur le conflit ukrainien, l'opposition se fait plus nette s'agissant du conflit entre Israël et le Hamas, à propos duquel deux camps se font face.
Deuxième caractéristique de la situation : les grands compétiteurs en profitent pour avancer leurs pions, s'accaparer les ressources et s'installer dans de nouveaux points d'accès. Par ailleurs, certaines puissances régionales ont un comportement opportuniste et utilisent la tactique du fait accompli, pour se positionner à peu de frais. Ces tactiques agressives empêchent d'agir pour retrouver de la stabilité de sorte que les bouleversements vont sans doute s'enchaîner.
Troisième caractéristique, sans doute un peu décalée par rapport aux deux premières : l'impact du changement climatique va provoquer des chocs brutaux. Il serait erroné d'y voir un danger lointain. D'une part car certains de nos partenaires y sont déjà directement confrontés, dans la zone indopacifique, en Méditerranée, en Afrique, et cela a une influence sur la situation sécuritaire. D'autre part car, si les armées bénéficieront sans doute encore un temps d'une forme d'exception, par exemple pour l'équipement en moteurs thermiques elles n'en doivent pas moins anticiper le spectre large des impacts des questions environnementales. Trouvera-t-on encore des constructeurs intéressés pour fournir une cible aussi petite que les armées quand les moteurs thermiques seront bannis d'Europe ? Il faut aussi s'intéresser à la localisation de nos garnisons et de nos terrains d'entraînement. Sera-t-il possible de continuer à utiliser des camps soumis très régulièrement à des températures de 45 degrés ? Voilà un autre aspect à anticiper.
En définitive, l'évolution de l'environnement stratégique se fait moins en tendance et davantage en ruptures, avec des réalignements brutaux. Dans cette forme d'incertitude, il faut donc « penser plus stratégique ». Cela implique en particulier d'anticiper, d'une part en regardant le plus loin possible, et d'autre part d'agir en conséquence. Il faut aussi prendre des risques, faute de quoi nous serons dépassés. Dans ce contexte, il faut chercher à empêcher les événements d'arriver et non plus seulement réfléchir à gérer les événements qui sont survenus. L'inaction est devenue un risque extrêmement coûteux.
J'en viens à l'action des armées dans ce contexte. Sur le territoire national d'abord, qui est le coeur de notre souveraineté et le socle sur lequel ont été tracés les trois axes de la loi de programmation militaire que vous avez rappelés, monsieur le président. Plus de 7 000 hommes sont déployés dans le cadre de l'opération Sentinelle, garantissant sa crédibilité et sa capacité à durer. Environ 500 sites sont ainsi protégés, en coordination avec les forces de sécurité intérieure. Autre illustration à Mayotte, avec l'opération visant à distribuer, de l'eau potable aux plus vulnérables depuis le 20 septembre. Les volontaires du régiment de service militaire adapté de Mayotte y ont notamment participé : c'est une bonne opportunité de contribuer à renforcer localement la cohésion nationale et le lien entre la nation et son armée.
Je serai bref sur la situation opérationnelle sur le flanc est de l'Europe - mais nous pourrons y revenir si vous le souhaitez. Les armées françaises viennent en appui des forces ukrainiennes par le biais de formations en Pologne et en France. Une bascule du mécanisme de cession à un mécanisme d'achat direct, à terme plus performant a également été opéré. Concernant la sécurisation large du flanc est, nos hommes sont en outre présents à terre au sein des dispositifs Aigle en Roumanie et Lynx en Estonie. Nos unités y réassurent nos partenaires roumain et estonien ainsi que les autres nations de l'Otan, et y conduisent des entraînements directement liés à la haute intensité. En mer, au moins un bâtiment est présent en Méditerranée orientale et un autre en Mer du nord ou dans la Baltique, le plus souvent au sein d'un dispositif intégré à l'Otan. En juin dernier nous avons par exemple participé à l'exercice BALTOPS avec 6000 marins de l'Otan, une cinquantaine d'unités de surface et 45 aéronefs. Dans les airs, le dispositif Airshielding est mis en place depuis le début de la guerre en Ukraine, avec des avions de surveillance, des ravitailleurs et des avions de chasse, opérant depuis la France mais également via des dispositifs déployés à proximité, dans les pays baltes ou en Roumanie. C'est le concept d'opération MORANE (mise en oeuvre réactive de l'arme aérienne).
Concernant le Niger, le Président de la République a ordonné le désengagement des forces françaises à la demande de ce pays. Celui-ci a débuté, par voie aérienne depuis l'aéroport de Niamey en direction de la France et par voie routière vers le Tchad. Cela représente un défi logistique de taille. Nous travaillons également à ouvrir la voie par le Bénin, ce qui n'est pas simple mais accélérerait le processus.
En ce qui concerne la situation au Proche et au Moyen-Orient, la France est déployée au sein de la Force Intérimaire des Nations unies au Liban (FINUL), avec un bataillon d'environ 700 militaires qui constitue la force de réserve du commandement de la FINUL. Agissant sur l'ensemble de la zone d'action, elle a la particularité d'intégrer en son sein une compagnie finlandaise. Cette unité remplit les missions dédiées à la FINUL, en particulier la protection des populations. Plusieurs fois par semaine, ces unités sont mises sous abri pour se protéger.
Autre exemple : le déploiement aérien Pégase consistait en la projection d'un module constitué d'une vingtaine d'aéronefs : dix Rafale, cinq A330 MRTT et quatre A400M. Cette mission a donné lieu à de multiples escales stratégiques qui ont permis de valoriser des partenariats sur la péninsule arabique, dans l'océan Indien et dans le Pacifique. Nous avons en outre participé à de nombreux exercices interalliés d'envergure qui renforcent à la fois notre capacité opérationnelle mais aussi notre capacité d'intégration.
J'en viens au projet de loi de finances pour 2024, qui présente trois caractéristiques.
Premièrement, un niveau de crédits important, voire inédit : 47,2 milliards d'euros, soit 3,3 milliards d'euros supplémentaires par rapport à 2023. Les armées se doivent d'être à la hauteur de cet effort de la Nation. Si nous sommes conscients du contexte économique, nous sommes également conscients, comme vous, de la situation internationale qui justifie cet engagement financier important.
Deuxièmement, ce budget constitue la septième année de hausse consécutive des moyens consacrés aux armées. Cette évolution, en phase avec la dégradation du contexte stratégique, nous permet, d'une part, de capitaliser sur ce qui a été réparé pour passer à la vitesse supérieure dans la transformation et, d'autre part, de continuer à produire efficacement des effets. Il nous faut cependant être capables de réorienter nos efforts ou de choisir de nouvelles options lorsque cela est nécessaire, du fait par exemple d'une évolution des besoins ou des technologies.
Troisièmement, 2024 sera la première année de la nouvelle loi de programmation militaire (LPM), au service de la construction de notre modèle d'armée qui se veut autonome et souverain mais aussi complet, devant couvrir un large spectre. Ce modèle est spécifiquement français et résulte des choix faits par notre pays, qui ne sont pas les mêmes que ceux d'autres pays, comme le Royaume-Uni par exemple. L'objectif est de rester une armée de référence en Europe comme l'a demandé le Président de la République.
Je conclus en rappelant que derrière ces matériels, ces doctrines, et ces modes d'action, ce qui est primordial, ce sont les hommes et les femmes qui ont décidé de s'engager pour la défense de leur pays pour servir leurs concitoyens. Ils sont notre ressource et notre bien le plus précieux. Il faut que nous puissions continuer de les attirer et les fidéliser. C'est ma responsabilité, celle des armées, mais aussi de la Nation tout entière et donc celle de la représentation nationale.
M. Cédric Perrin, président. - Vous avez mentionné les conséquences du changement climatique. Je rappelle que notre commission a été à l'origine d'un rapport paru en 2015 sur les conséquences géostratégiques du changement climatique. Peut-être avons-nous été précurseurs sur cette question...
M. Pascal Allizard, rapporteur pour avis. - La direction générale de l'armement (DGA) a lancé un important plan de transformation qui vise notamment à accroître la coordination avec les forces. Deux initiatives peuvent plus particulièrement être relevées. Tout d'abord, la mise en place d'une force d'acquisition réactive en avril 2023, qui doit permettre de répondre à des besoins opérationnels pour lesquels le délai de réalisation est jugé primordial. Ensuite le renforcement de la coordination avec l'état-major des armées (EMA) dans une démarche d'analyse de la valeur. Comment l'état-major des armées a-t-il travaillé avec la DGA pour accompagner la mise en oeuvre de ce plan ? Quel bilan pouvez-vous déjà tirer de ces évolutions ?
Par ailleurs, en 2024, les crédits consacrés aux études opérationnelles et technico-opérationnelles (EOTO), placées sous la responsabilité budgétaire de l'EMA, augmenteront de 5 millions d'euros pour atteindre 27,5 millions d'euros. Si leur montant demeure modeste, les EOTO sont des compléments indispensables aux études amont en ce qu'elles contribuent notamment aux arbitrages en matière de choix capacitaire. Pourriez-vous nous indiquer quelles seront vos priorités en matière d'EOTO ?
Enfin, vous avez évoqué notre désengagement en Afrique. Pensez-vous que le Tchad, compte tenu de l'environnement global dans cette région d'Afrique, puisse être un appui durable ?
Mme Gisèle Jourda, rapporteure pour avis. - J'ai rejoint mon collègue Pascal Allizard en qualité de co-rapporteure du programme 144 relatif à l'environnement et à la prospective de la politique de défense. Ce programme porte l'ambition de la nouvelle LPM d'augmenter de 60 % les crédits relatifs à la recherche et l'exploitation du renseignement intéressant la sécurité de la France, soit plus de 5 milliards d'euros sur la période 2024-2030, contre 3,5 milliards d'euros pour la LPM précédente.
À la lumière de la guerre en Ukraine, de la succession des coups d'État au Mali, Burkina Faso, Niger et de l'attaque du Hamas contre Israël, la question de la capacité du renseignement à nous permettre d'anticiper et préserver notre autonomie de décision se pose légitimement.
Aussi ma question porte sur les effets qu'apportera dès 2024 cet effort budgétaire pour la Direction générale des services extérieur (DGSE) et la Direction du renseignement de sécurité de défense (DRSD). Les crédits en autorisation de paiement vont augmenter de 16 % pour atteindre 540 millions d'euros en 2024, essentiellement pour financer des opérations immobilières, dont le démarrage des travaux du futur siège de la DGSE à Vincennes, mais les crédits de paiement vont stagner à 476 millions d'euros. Est-ce à dire que la multiplication des théâtres de crise ne réclame pas nécessairement d'augmentation des moyens de fonctionnement ?
Par ailleurs quels objectifs fixez-vous pour 2024 à nos services en termes de ressources humains, de moyens cyber et technologiques ?
En reprenant les rapports antérieurs, j'ai remarqué plusieurs points de vigilance sur le renouvellement des moyens aériens de surveillance et de renseignement, mais aussi de télécommunications spatiales ; je cite pêle-mêle les avions légers de surveillance et de reconnaissance, système Archange, drones, projet de constellation de satellites en orbite basse en remplacement du 3e satellite Syracuse IV qui nécessitent des précisions.
Général Thierry Burkhard, chef d'état-major des armées. - La convention de la DGA, qui s'est tenue au cirque Gruss la semaine dernière, réunissait 2 000 personnes sur 10 000 collaborateurs. Le délégué général pour l'armement m'a demandé d'intervenir lors de la séance d'ouverture. J'ai rappelé qu'il était important que les deux chefs s'entendent et qu'il fallait que cela se traduise concrètement et soit visible pour nos subordonnés. Nous travaillons avec le délégué général main dans la main. La DGA met en oeuvre son plan de transformation « Impulsion ». J'ai donné comme directive à l'EMA d'être capable d'évoluer afin que nous restions connectés avec la DGA, voire que nous puissions optimiser le fonctionnement. L'EMA a répondu par un plan « Post-combustion » pour rester en lien avec la DGA, laquelle nous avait sollicités en amont.
Dans le domaine capacitaire, nous avons des responsabilités partagées avec le DGA sur le programme 146, et les choses fonctionnent assez bien. Du côté des armées, l'organisation est complexe. Elle fait intervenir l'EMA mais également chaque armée, qui dispose de sa propre sous-chefferie plan et capacitaire. Il faut que nos organisations fonctionnent en bonne intelligence avec un troisième acteur qu'est l'industriel.
Tous les ans depuis une dizaine d'années environ, l'EMA organisait un retour d'expérience (RETEX) opérationnel qui était présenté à la DGA et aux industriels. Depuis deux ans, ce RETEX opérationnel est présenté par l'EMA et la DGA aux industriels. Cela illustre bien les évolutions en cours depuis quelques temps. Il s'agit cependant d'un processus extrêmement complexe, qui ne se met pas en place d'un coup de baguette magique. Nous travaillons et progressons, notamment dans le domaine capacitaire.
La force d'achat réactive que vous mentionnez répond à un vrai besoin des armées dans le monde actuel. Les armées peuvent déjà acquérir des équipements en urgence opérationnelle. Ce dispositif est mis en oeuvre par l'EMA. La force d'achat réactive est en quelque sorte le doublonnage utile et complémentaire de ce mécanisme côté DGA.
L'analyse de la valeur est également une démarche essentielle. Le dialogue avec la DGA doit être le plus fluide et le plus constant possible afin qu'elle puisse nous éclairer sur les différentes options. Les armées doivent établir un cahier des charges, je veille à ce qu'il prenne en compte la manière dont nous devrons combattre dans 10 ans ou 20 ans. Nous ne devons pas nous substituer à la DGA en identifiant des caractéristiques techniques. Le rôle de la DGA est aussi de nous alerter en nous indiquant, par exemple, que les 10 derniers pourcents d'efficacité opérationnelle ne représenteront pas 10 % du coût du programme mais potentiellement jusqu'à la moitié. Il doit y avoir un dialogue entre l'utilisateur opérationnel et l'expert technique pour identifier la limite qui doit être fixée dans notre ambition. C'est un sujet aussi en matière de soutenabilité. Il est toujours stimulant de vouloir construire une « formule 1 ». Or une « formule 1 » permet de gagner une course mais pas la guerre. Je comprends le besoin de technologie, de démontrer un savoir-faire, mais faut-il utiliser une « formule 1 » en opération ? La soutenabilité, c'est-à-dire la capacité à maintenir en ligne ces matériels sur le long terme, est fondamentale.
Le Tchad est encore un de nos points d'appui, utile et important, où, au niveau opérationnel, nous sommes déployés depuis longtemps. Nous avons un partenariat opérationnel efficace avec ce pays, qui se bat et qui demande qu'on le soutienne. Je constate cependant qu'au vu des difficultés rencontrées par les pays africains, construire des partenariats qui résistent au temps n'est pas facile. Il faut faire preuve de flexibilité.
Le renseignement repose sur plusieurs domaines. Tout d'abord, les ressources humaines : le renseignement fait ainsi partie des domaines prioritaires au sein des 450 créations de postes prévues l'année prochaine. Ensuite, les moyens techniques : le cyber fait l'objet d'un effort important de 330 millions d'euros cette année, avec en particulier l'achat de chiffreurs radio pour l'OTAN ; une composante spatiale optique sera lancée l'année prochaine. Par ailleurs, 1,5 milliard d'euros seront consacrés au programme ARES qui renforcera notre capacité à manoeuvrer, observer et agir dans l'espace.
Le système Archange est également en cours de développement. En termes d'infrastructures, il y a un effort important en cours qui sera poursuivi l'année prochaine pour la DRSD avec un nouveau bâtiment. Des études ont été lancées en ce qui concerne le déménagement de la DGSE à Vincennes pour que notre service de renseignement extérieur dispose d'un complexe adapté à sa mission.
M. Hugues Saury, rapporteur pour avis. - Je succède à Cédric Perrin, donc vous ne serez pas étonné que j'ai une question qui concerne les drones. Mais avant cela, j'aimerais vous questionner à propos de l'Arménie. Vous avez commencé cette audition en évoquant le Haut Karabagh et les menaces qui pèsent sur l'Arménie. Cela a conduit la France à acter le principe d'une aide en équipements militaires. Compte-tenu de votre expérience et les informations dont vous disposez sur cette menace, quels sont les types d'équipements militaires dont l'Arménie pourrait avoir besoin pour la prévenir ? Concernant la lutte anti-drones, les Jeux olympiques et paralympiques devraient mobiliser les armées, notamment dans le domaine de la lutte anti-drones. De nombreuses critiques se font jour sur les performances du système PARADE développé par Thales. Quelles sont les difficultés rencontrées ? Est-ce que ce système sera en mesure d'être effectivement déployé à l'occasion des Jeux olympiques et paralympiques de 2024 ? Existe-t-il des solutions de substitution ou de repli ?
Mme Hélène Conway-Mouret, rapporteure pour avis. - Lors de votre première audition devant cette commission, vous avez présenté l'objectif de « gagner la guerre avant la guerre ». Après l'Ukraine et l'Arménie, qu'est-ce que ceci peut maintenant signifier ? Par ailleurs, le président de la République et le gouvernement ont appelé de leurs voeux la montée en puissance d'une économie de guerre. Comment se déclinerait-t-elle ?
Général Thierry Burkhard, chef d'état-major des armées. - En ce qui concerne l'Arménie, effectivement ce pays se trouve menacé par son voisin azerbaïdjanais. Un certain nombre de déclarations politiques ont été faites, proposant un appui sous forme de matériel. Il y a d'abord bien évidemment un sujet de contrôle de l'espace aérien avec des radars de surveillance mais également des moyens permettant de dissuader et de détruire des aéronefs ennemis qui pénétreraient dans l'espace aérien. Il est également question de missiles antichars, et de la livraison d'un certain nombre de véhicules blindés Bastion.
Pour les JOP 2024, la capacité à mettre en place un système de lutte anti-drone performant est identifiée comme un des critères de succès. Les forces de sécurité intérieure sont concernées aussi. Un dispositif adapté est généralement mis en place systématiquement sur un certain nombre d'événements comme le Salon aéronautique du Bourget, avec les dispositifs particuliers de sûreté aérienne (DPSA). Le Bourget et la Coupe du monde de rugby ont servi en quelque sorte de répétition pour roder la coordination avec les forces de sécurité intérieure. Il n'y a pas un moyen unique qui assurera la sécurité anti-drones, comme nous avions pu l'observer lors de la Coupe du monde de football au Qatar. L'efficacité passe par un système multi-couches avec des systèmes fixes et périmétriques, comme PARADE, et des systèmes beaucoup plus mobiles qui permettent de couvrir les angles morts, en particulier en zone urbaine. Un seul gros système ne permettrait pas de faire cela. PARADE, comme tous les systèmes, a un certain nombre de défauts de jeunesse. Pour autant, je pense qu'il n'y a pas de défi technologique. La véritable difficulté consiste à intégrer les différents systèmes. Des vérifications ont été faites en avril, d'autres seront faites en octobre ; on progresse. Je n'ai pas d'inquiétude particulière sur notre capacité à être au rendez-vous pour les JOP 2024.
M. Cédric Perrin, président. - Dans le cadre de la commission, nous allons lancer une mission sur ce sujet pour rendre des conclusions en janvier.
Général Thierry Burkhard, chef d'état-major des armées. - « Gagner la guerre avant la guerre », c'est empêcher que la guerre arrive. On n'a pas réussi à empêcher la guerre en Ukraine : Notre objectif est d'éviter que la France se retrouve impliquée directement dans un conflit : dès la phase de compétition, il faut être capable de dissuader nos adversaires, leur montrer que nous ne sommes pas un objectif facile. Il faut être prêt à s'engager dans un conflit de haute intensité. Pour dissuader un adversaire, il y a un vrai sujet de crédibilité. On est capable de dissuader si justement on est bien préparé à un conflit.. La loi de programmation militaire dit que nous devons être prêts à nous engager dans un conflit de haute intensité et les choix qui ont été faits dans les différents domaines visent à disposer d'une armée crédible, prête à s'engager, au sein d'une alliance dans une défense collective mais également, si besoin, de s'engager seule, car c'est aussi une des caractéristiques du modèle français. Évidemment quand on s'engage seul, c'est plus compliqué, plus risqué, et on ne fait pas exactement la même chose, mais je pense que c'est une vraie caractéristique des armées françaises pour répondre aux demandes du pouvoir politique.
En ce qui concerne l'économie de guerre, quel est le bénéfice pour les armées françaises ? D'abord, l'industrie française est capable désormais de se connecter directement aux Ukrainiens, de produire pour eux directement. Ensuite, Nexter a réussi à diviser par deux ses délais de production pour le CAESAR, mais cela vaut également pour la production d'obus de 155. Pendant 20 ans, on a plutôt été confronté à des « guerres choisies » face au terrorisme militarisé. Le risque aujourd'hui est d'être confronté à des « guerres imposées ». C'est ce qui arrive à l'Ukraine. Dans ce cas de figure ce n'est pas nous qui décidons si nous utilisons moins d'armes ou tirons moins de munitions. Soit on se bat au niveau imposé par notre adversaire, soit on disparaît. C'est pour cela que nous devons absolument soutenir l'Ukraine, pour qu'elle puisse tenir face aux Russes, parce que elle est dans une guerre imposée et que si elle s'arrête de faire la guerre, elle disparaîtra.
Mme Michelle Gréaume, rapporteure pour avis. - L'année dernière, nous nous étions inquiétés d'un niveau de préparation opérationnelle insuffisant. Dans un contexte d'accroissement de la menace avec l'invasion de l'Ukraine, chacun reconnaissait la nécessité de renforcer cette préparation opérationnelle, clé de la capacité à faire face à la réalisation de l' « hypothèse d'engagement majeur » contre un adversaire symétrique. Pourtant, nous redoutions que les crédits correspondants servent de variable d'ajustement par rapport à l'augmentation du coût des facteurs, comme cela a déjà été le cas par le passé. Nous avons obtenu que la nouvelle programmation débute par une forte hausse des crédits en 2024, en vue, notamment, de mettre l'accent sur la remontée de cette préparation opérationnelle au niveau correspondant à ce contexte dégradé. De fait, au sein du PLF 2024, les crédits de l'opération stratégique « activités opérationnelles » augmentent fortement pour les trois armées. Toutefois, cette hausse correspond essentiellement à la prise en compte du coût des carburants opérationnels. Dans ce contexte, quels seront les principaux axes d'efforts et les principales activités qui permettront de continuer à prioriser la préparation opérationnelle en 2024 ?
En 2019, la précédente LPM évaluait à 6,5 milliards d'euros le besoin en entretien programmé des matériels (EPM) pour 2024. En réalité, le besoin était encore plus élevé du fait des retards pris en cours d'exécution de cette LPM. Or le projet de loi de finances qui nous est proposé pour 2024 prévoit un montant de 5,7 milliards d'euros de crédits de paiement pour l'EPM, soit certes 700 millions de plus que l'année passée, mais aussi 800 millions d'euros de moins que ce que prévoyait la précédente loi de programmation, et ceci alors même qu'il faut tenir compte de l'inflation. Même si les chiffres de la disponibilité technique des matériels sont désormais protégés, nous avons pu y avoir accès via une transmission directe par le ministre des armées. Ceci nous a permis de constater qu'après des difficultés notables dans certains domaines en 2023, les améliorations prévues pour 2024 seront à bien des égards limitées. Dans ce contexte, quels seront vos principaux axes d'efforts pour consolider la remontée de la disponibilité des matériels, garantissant un socle suffisant pour la remontée parallèle de la préparation opérationnelle ?
Plusieurs travaux, dont un tout récent rapport de la Cour des comptes, ont récemment attiré l'attention sur la situation difficile à laquelle est confronté le service de santé des armées (SSA). La Cour souligne notamment, après plusieurs années de diminution des moyens, la nécessité de mesures fortes pour inverser la dégradation de l'attractivité et de la fidélisation des personnels, ainsi que l'impératif d'un renforcement des hôpitaux militaires et d'une meilleure articulation avec les hôpitaux civils. De fait, une dotation globale de 1,7 milliard est prévue au PLF 2024 afin d'assurer un début de remontée en puissance de ce service. Mais au-delà de cet effort tangible, nous nous interrogeons sur la capacité globale du système, intégrant les hôpitaux publics et la médecine civile, à faire face à l'hypothèse d'un engagement majeur et à l'afflux de blessés associé à une telle situation, interrogation rendue plus pressante par les informations qui nous arrivent d'Ukraine. En effet le système hospitalier civil est lui-même en grande difficulté dans notre pays. Dans ce contexte, êtes-vous néanmoins confiant dans notre capacité à entreprendre la remontée en puissance du SSA afin qu'il atteigne les capacités nécessaires pour répondre aux besoins des armées en cas d'engagement majeur ?
Les missions intérieures et singulièrement l'opération Sentinelle pèsent lourdement sur nos armées, en particulier sur l'armée de terre, en ayant notamment un effet d'éviction sur la préparation opérationnelle. S'agissant des JO qui débuteront en juillet prochain, le contexte actuel, avec l'augmentation de la menace terroriste, conduit à examiner plusieurs hypothèses, y compris une mise à contribution des armées allant bien au-delà des effectifs déjà prévus dans le cadre de Sentinelle. Pourriez-vous nous indiquer quel format est actuellement envisagé et, de manière plus globale, comment cette mission sera intégrée dans l'ensemble des activités des armées en 2024 afin de ne pas perturber trop fortement la réalisation des autres axes d'activité prévus et financés par le présent projet de loi de finances ?
Général Thierry Burkhard, chef d'état-major des armées. - Les Jeux olympiques sont un événement international. La contribution des armées à son bon déroulement me semble essentiel, mais aussi absolument normal. Ce n'est pas la première fois : il y a eu les Jeux olympiques de Grenoble en 1968 et d'Albertville en 1992. L'armée avait été engagée en particulier avec la brigade alpine. Au début de ma carrière, j'ai eu la chance de passer six mois dans un bataillon de chasseurs alpins, en 1986, et les anciens parlaient encore avec enthousiasme de leur engagement au profit des JO. Le contexte de la menace terroriste rend cet engagement d'autant plus légitime. Donc je n'ai aucune retenue sur le fait que les armées soient impliquées pour permettre le bon déroulement des Jeux olympiques. Évidemment, cela ne se fera pas sans peine : il y aura des reports de permissions, peut-être des activités de préparation opérationnelle décalées ou annulées. Pour autant, c'est une mission pleine et entière et on ne choisit pas ses missions. Le vrai sujet est le volume : il y a un sujet d'anticipation, en particulier dans le domaine logistique, pour le logement, etc. Par ailleurs, l'engagement ne sera pas constant. Il va y avoir des moments forts où nous aurons probablement besoin de beaucoup de forces de sécurité. Le gouverneur militaire de Paris va assurer la bonne intégration des contributions militaires au dispositif d'ensemble, en coordination avec la Préfecture de Police. C'est ce qu'il fait toute l'année avec la mission SENTINELLE. La contribution à un événement comme celui-ci me semble naturelle et légitime.
Concernant le SSA, certains signaux d'alarme ont justifié un rapport de la Cour des comptes qui pose, objectivement, les vrais problèmes. Mais, il y a, tout aussi objectivement, une vraie réponse : 1,7 milliard d'euros consacrés au SSA. C'est une question qui concerne l'ensemble des armées, car c'est un outil dont elles ont un besoin absolu. Un service de santé en mesure de mettre en place un soutien santé efficace en opérations est pour les soldats une forme de sécurité, qui parfois leur sauve la vie. Ainsi, lors de l'opération SAGITTAIRE au Soudan, nous avions déployé un module de chirurgie vitale dans un aéroport à une trentaine de kilomètres au nord de Khartoum. Sans ce dispositif, le soldat blessé au cours de l'opération serait mort. Nos soldats s'engagent en sachant qu'il existe un tel dispositif ; mais pour moi aussi, en tant que commandant des opérations, l'existence d'un service de santé fort me permet de prendre davantage de risques que si je devais tenir compte de difficultés d'évacuation. Je suis exigeant vis-à-vis du service de santé des armées, parce que c'est un facteur clé de notre efficacité opérationnelle. C'est pourquoi les armées doivent se sentir concernées par la question : on ne peut pas laisser le SSA se développer tout seul, en se contentant de le solliciter quand on en a besoin.
Les armées doivent en particulier s'impliquer dans la fidélisation des jeunes en études de santé qui ont choisi de servir comme médecins des armées : susciter et conserver la « militarité » de ces étudiants est un enjeu majeur, car ils sont formés dans les facultés de médecine civiles. Leurs études durent au moins dix ou onze ans : si l'on n'est pas en mesure de « retremper » régulièrement leur conviction et leur choix de devenir militaire, celles-ci diminuent. Il y a aussi, au demeurant, un taux de fuite non négligeable chez les étudiants civils en médecine en général.
S'engager, pour les armées, implique de fournir du personnel pour encadrer les aspirants médecins, ou élèves-infirmiers, dans les écoles où ils se forment, mais aussi de leur proposer des stages dans les unités pour les mettre en contact avec ce que sera leur métier. Voilà pour la formation initiale ; ensuite, dans le fonctionnement quotidien, il faut un dispositif aussi intégré que possible entre les armées et le SSA ; or, pour être pour être franc avec vous, la réorganisation du soutien avait abouti à un soutien quelque peu éloigné des unités, en particulier le service de santé. Que le médecin soit intégré et se sente connecté à son unité - base aérienne, bâtiment de la marine, régiment de l'armée deTerre - est essentiel pour maintenir la motivation et l'efficacité opérationnelle. Les chefs du SSA l'ont bien compris, et il y a une volonté réelle de rapprochement, par des mesures simples. Faire du chef de l'antenne médicale un véritable conseiller santé du commandant de la formation peut sembler basique, mais c'est extrêmement important.
Vous m'avez également interrogé sur les hôpitaux. En temps normal ou en temps de crise, le service de santé des armées est en appui de la médecine civile ou du service de santé civil ; mais en haute intensité, ce sont le ministère de la santé et ses services qui viennent en appui des armées pour faire face à un afflux de blessés. Sur ce point, je n'ai pas d'inquiétudes. Je constate, comme vous, qu'à l'arrivée du covid nos infirmiers ont tenu le choc ; et, en cas de conflit de haute intensité, les hôpitaux civils seraient tout aussi mobilisés pour appuyer les armées. Je leur fais confiance.
Mme Michelle Gréaume, rapporteur pour avis. - Je ne mets pas en doute les capacités du personnel ; mais à une certaine période, il s'est trouvé dans l'obligation de déterminer des priorités dans les personnes à soigner. Il serait malheureux, en cas de conflit de haute intensité, d'avoir à le faire.
Général Thierry Burkhard, chef d'état-major des armées. - Ce que vous décrivez est la réalité du médecin militaire sur le terrain. C'est vrai dans une moindre mesure pour les conflits choisis, où le dispositif médical est pour ainsi dire dimensionné pour les pertes anticipées, mais dans les conflits de haute intensité, le service de santé « fait le tri », même si le terme est assez cru. En premier lieu, il identifie ceux qui ont une chance de survie, qui seront soignés en priorité ; les autres seront soignés plus tard, ou peut-être pas. Cela ne procède pas d'un dédain pour la vie humaine, mais face à un afflux massif de blessés, on pare au plus urgent. Nos médecins militaires sont formés pour cela et préparés à y faire face du point de vue psychologique.
Concernant l'entretien programmé des matériels, les crédits du programme 178 sont en augmentation de 1,4 milliards d'euros au total, dont 300 millions pour l'activité opérationnelle, 300 millions pour les équipements d'accompagnement (EAC) et 745 millions pour l'EPM. Vous soulignez à juste titre que cette augmentation sera considérablement rognée par l'inflation et le coût des carburants, mais je ne me vois pas défendre une prise en compte particulière de l'inflation devant les Français qui, eux, y sont confrontés au supermarché et à la pompe. Oui, cela va affecter la capacité de nos armées à se préparer, mais il ne serait pas décent de ma part de le mettre en avant.
Nous ferons au mieux, notamment dans la conception des exercices pour les rendre plus performants. Cela peut consister à réserver la disponibilité des munitions et du carburant à des séquences pour lesquelles les participants se seront bien préparés en amont. La simulation est désormais intégrée dans nos programmes : elle permet de préserver le matériel. Ainsi, quand des matériels majeurs sont déployés, les soldats sont entraînés au bon niveau. Un dispositif comme Orion, exercice interarmées de grande ampleur, avec l'ensemble des composantes déployées dans la durée, est utile et efficace si les participants ont été entraînés.
Il faut également nous appuyer sur les exercices organisés par nos partenaires, en particulier l'OTAN.
M. Cédric Perrin, président. - Je vous remercie. Je cède la parole, pour terminer, aux rapporteurs du programme 129, Olivier Cadic puis Mickaël Vallet.
M. Olivier Cadic, rapporteur pour avis. - La LPM 2024-2030 va consacrer 4 milliards d'euros aux besoins cyber programmés sur la période. Quels moyens mettez-vous en place dès 2024 pour remplir l'objectif de résilience cyber dite de premier plan, fixé par la revue national stratégique ?
Le président de la République a proposé aujourd'hui à Jérusalem que la coalition internationale actuellement déployée en Irak et en Syrie contre l'État islamique puisse aussi lutter contre le Hamas. Que pouvez-vous nous dire de ce scénario ?
Le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, de retour de Pékin, a déclaré que l'Éthiopie, avec sa population de 150 millions d'habitants, devrait avoir un accès à la mer, de gré ou de force. Il fait référence au port de Zeilah au Somaliland, à la frontière avec Djibouti, mais Djibouti est ciblé depuis longtemps par l'Éthiopie comme devant faire partie de son territoire. Les Chinois arment les Chabab pour déstabiliser le Somaliland depuis Mogadiscio. Que pouvez-vous nous dire de ce que vous prévoyez pour Djibouti ?
M. Mickaël Vallet, rapporteur pour avis. - Certains crédits de la LPM doivent être affectés au financement du commandement de la cyberdéfense (Comcyber) à l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi). Vous êtes également chargé de la création d'un centre de réponse aux incidents cyber spécifiques aux entreprises de la base industrielle et technologique de défense (BITD). Nos visites de terrain l'année dernière, dans le cadre de la préparation de notre rapport, ont mis en évidence un risque de dispersion et de dilution sur le cyber, à force de créer des pôles d'excellence dans le civil.
Nous avons également évoqué, lors de l'audition du ministre des armées, le problème du recrutement et de la fidélisation des spécialistes cyber, dans un cadre de concurrence entre secteur public et secteur privé et, au sein du public, entre le civil et le militaire. Comment abordez-vous ces sujets avec les nouveaux crédits de la LPM ?
Général Thierry Burkhard, chef d'état-major des armées. - Concernant le cyber, il y a deux grands axes de réflexion. D'abord, le recrutement et la fidélisation, compliqués par le fait qu'il s'agit d'un secteur en grande tension, y compris dans le civil. Le risque de « débauchage » est extrêmement important, avec des propositions très attractives. On peut d'abord lutter contre ce phénomène en rémunérant correctement, ce que nous sommes en train de mettre en place. Ensuite, ces personnes resteront si elles sont bien dans leur métier, si elles ont les matériels nécessaires et des missions qui ont du sens. À nous de faire en sorte que cela fonctionne ; la création du Comcyber va en ce sens, en fédérant mieux, par des passerelles plus faciles à établir mais aussi une unité d'action, les unités cyber des différentes armées.
Ensuite, il convient de mettre en place une résilience cyber de premier rang : avant d'être offensif, il faut être capable de se protéger. Dans ce domaine, le réalisme s'impose : plus personne ne peut prétendre être totalement étanche, sauf à se dispenser de matériel informatique. Si nous voulons fonctionner en réseau, échanger, partager, nous sommes susceptibles d'être attaqués, à un moment ou à un autre.
Il faut donc mettre en place des défenses sur plusieurs couches, avec un coeur de système inviolable à partir duquel il est possible de remonter tout notre réseau après uneattaque. Cela se fait progressivement, et cela nécessite bien évidemment une mise à jour des matériels. Ainsi, notre réseau internet fonctionne bien, mais il est assez ancien, et il s'est construit par morceaux. Passer à un nouveau réseau est impératif, car cela réduirait beaucoup les vulnérabilités. Trois cents millions d'euros ont été prévus pour cela. J'ai également mentionné les chiffreurs OTAN. Il convient aussi de citer la poursuite des chantiers de la plaque rennaise, pour concentrer le cyber à Rennes ou en tout cas assurer des synergies. Enfin, 67 postes ont été créés pour le ministère.
Il est prévu que les armées aillent appuyer l'ANSSI dans certaines situations. Cela ne me semble pas inconcevable ; c'est un équilibre à trouver. C'est une situation analogue à d'autres engagements sur le territoire national : un appui utile mais qui, après un temps donné, ne produit plus beaucoup d'effets, et d'autres moyens peuvent alors prendre le relais. J'ajoute qu'il peut être utile d'intervenir sur le terrain d'autres opérateurs, pour entretenir la culture de l'alerte et trouver des cas neufs à prendre en compte. Si l'on arrive à maîtriser l'engagement des armées, c'est gagnant-gagnant, à la fois pour celui que nous appuyons, et pour la formation de nos civils et militaires.
En somme, les armées sont bien dimensionnées pour être réactif et intervenir rapidement, mais elles n'ont pas les reins assez solides pour assurer seules la continuité.
Les frictions entre l'Éthiopie, qui n'a pas d'accès à la mer, et Djibouti qui en est le port naturel, ne sont pas nouvelles. Il y a déjà eu beaucoup de déclarations éthiopiennes à ce sujet, souvent à vocation interne, même si c'est toujours assez inquiétant pour notre partenaire djiboutien. Certaines choses se font déjà, comme l'exemption de droits de douane pour les marchandises qui transitent par Djibouti en direction de l'Éthiopie. C'est dans ce contexte que les accords de défense signés entre Djibouti et la France, qui sont en cours de renégociation, prennent toute leur importance.
M. Cédric Perrin, président. - Merci beaucoup Mon Général pour ces propos très clairs.
Vous avez commencé votre intervention en nous expliquant votre rôle de chef d'État-major des armées (CEMA) : conseiller le Président de la République. Cela consiste à anticiper les crises ou à essayer de les prévenir.
Vous nous avez parlé de « gagner la guerre avant la guerre », de la guerre informationnelle et de la guerre du cyber. Je suis très heureux de vous avoir entendu sur ce sujet qui nécessite une vision de loin.
Ce matin, lors d'un entretien avec le ministre de la Défense d'Arménie, j'évoquais la tradition du jeu d'échecs en Russie et en Iran. Ces États jouent aux échecs sur un échiquier mondial, sur lequel ils placent leurs pièces. Pour moi, le Hamas n'est qu'un pion de l'Iran qui ne se préoccupe pas de son avenir, particulièrement noir aujourd'hui.
Ce jeu d'échecs est mondial pour eux. Alors que nous, en Europe et en Occident, nous ne jouons qu'avec quelques pièces, sans nous préoccuper toujours des conséquences de ces mouvements sur la géopolitique mondiale.
Je suis très heureux de vous avoir entendu préciser votre rôle de CEMA.
Je peux vous assurer que cette commission, et les commissaires qui la composent, continuera à travailler dans l'intérêt général. Nous voulons également produire des rapports qui ont une vision prospective avec des recommandations les plus éclairantes possibles. Jusqu'à présent, nous avons réussi, les uns et les autres, à fournir des rapports qui permettaient d'avoir une vision sur ce que pouvait être l'avenir. Nous nous sommes parfois trompés, mais nous avons également souvent eu raison. J'espère que nous continuerons d'être écoutés et entendus pour travailler en collaboration étroite avec vous-même et l'ensemble des militaires qui font honneur à la France.
La réunion est close à 17 h 30.
Mercredi 25 octobre 2023
- Présidence de M. Cédric Perrin, président -
La réunion est ouverte à 9 heures.
Audition de MM. Élie Tenenbaum, directeur et Léo Péria-Peigné, chercheur à l'Institut français des relations internationales (IFRI) sur le rapport relatif à l'armée allemande intitulé « Zeitenwende : La Bundeswehr face au changement d'ère »
M. Cédric Perrin, président. - Nous entendons aujourd'hui MM. Elie Tenenbaum et Léo Péria-Peigné, auteurs du rapport de l'IFRI sur l'armée allemande : « Zeitenwende : la Bunsdeswehr face au changement d'ère ».
Je remercie avant tout nos deux invités d'avoir accepté de venir nous rendre compte de leurs travaux ; notre commission a l'habitude de vous entendre régulièrement, en particulier pour le suivi de la démarche capacitaire de notre défense, et c'est toujours un moment très important parce vous nous présentez des analyses fines, intéressantes et de manière franche et nous apprécions les intervenants qui nous disent les choses telles qu'elles sont.
Votre audition constitue un prolongement naturel de celle que nous avons eue hier, qui nous a permis d'échanger avec le chef d'État-major des armées. Les défis que doivent relever nos armées ne sont pas très différents, en effet, de ceux que doit affronter notre voisin allemand. Certes, nos histoires sont différentes tout comme nos statuts au regard des armements stratégiques et notre relation à l'OTAN. Mais nous devons faire face aux mêmes défis de la contestation de l'ordre international, de la montée des périls et du réarmement. Les menaces auxquelles nous sommes confrontés sont, pour l'essentiel, communes. Il est, dès lors, particulièrement utile de savoir comment nos voisins allemands ont abordé ce contexte nouveau. Avec quel diagnostic ? Avec quelle ambition et quels moyens ? Avec quels obstacles à franchir ? Mais également avec quelle vision des coopérations à mener avec leurs alliés européens et américains ?
Votre rapport, Messieurs, permet de répondre à nombre de ces questions. Il a déjà suscité de vives réactions - témoignant ainsi de l'intérêt porté à vos travaux - qui souvent se sont concentrées sur telle ou telle proposition. Je crois pourtant que ce rapport a un mérite plus important qui est de mettre en évidence comment a été élaborée dans la durée à la fois un diagnostic partagé d'une situation devenue intenable et une nouvelle doctrine accompagnée de financements conséquents. Ce « changement d'ère » (Zeitenwende) que vous décrivez ne saurait, en effet, se comprendre sans une augmentation des crédits du budget annuel pour atteindre les 2% du PIB auquel est adjoint un fonds exceptionnel (Sondervermögen) de 100 milliards d'euros financé par la dette dédié à l'acquisition de nouveaux matériels.
Si votre rapport nous est précieux, c'est aussi qu'il éclaire l'ambition nouvelle de notre voisin qui vise à établir son leadership au sein du pôle européen de l'OTAN à travers le recours au concept de nation-cadre. Ce concept doit permettre à la Bundeswehr d'intégrer sous son autorité des unités d'autres nations européennes plus petites. Il s'agit bien d'une intégration et non d'une simple coopération, comme vous le rappelez en expliquant comment des unités néerlandaises et britanniques entreront de manière native dans la composition des trois grandes divisions que prévoit de reconstituer la Bundeswehr. Cette intégration sera d'autant plus poussée qu'elle s'appuiera sur l'utilisation de matériels communs issues de coopérations bilatérales, mais produits par l'industrie allemande. Cette stratégie interroge bien évidemment la relation franco-allemande et résonne particulièrement dans le contexte des difficultés que nous rencontrons dans l'avancement de nos programmes de défense communs. J'observe qu'elle n'est pas non plus sans poser question à la Pologne qui n'entend pas être subordonnée à cette nouvelle Bundeswehr. Et ce d'autant moins que la Pologne fait un effort considérable de montée en puissance.
Si l'on comprend assez bien l'ambition du Zeitenwende, il apparaît plus difficile d'en apprécier la mise en oeuvre. Les achats sur étagères de matériels d'origine américaine ont suscité des réticences de la part, entre autres, des industriels allemands. Ils ont également pour conséquence de doter la Bundeswehr d'équipements différents de ceux dont elle disposait déjà ou qu'elle pourrait acquérir à l'avenir, ce qui constitue une source de coût et de complexité. Mais ce qui me frappe dans votre rapport, ce sont aussi les interrogations concernant la réalité des moyens mobilisés. Dans les premières pages de votre rapport (page 4) vous indiquez en effet que le fonds extraordinaire de 100 milliards « vient se rajouter à un budget régulier ayant lui aussi vocation à s'accroître pour atteindre, à terme, la cible des 2% du PIB ». Mais plus loin dans le rapport (p. 26), après avoir indiqué que la forte inflation réduira nécessairement la portée de ces financements - il en va de même pour notre pays - vous indiquez que le fonds exceptionnel a été décomposé sur plusieurs années afin de permettre au budget de la Bundeswehr d'atteindre 2% du PIB jusqu'en 2027, sachant que rien n'était prévu au-delà de 2027. Ces précisions ne viennent-elles pas contredire, ou du moins nuancer, l'ambition initiale de faire cohabiter un budget régulier rehaussé et un fonds exceptionnel ? Vous rappelez en outre que le fonds de 100 milliards est inférieur de moitié voire des deux-tiers aux besoins qui avaient été estimés en 2022. Vous aurez l'occasion de nous donner votre sentiment sur ce que représentent réellement les moyens mis au service du Zeitenwende.
Je ne saurais achever cette présentation sans évoquer l'enjeu que représente la stratégie allemande pour notre pays et le regard que vous portez sur les débats et les choix qui ont émaillé la récente loi de programmation militaire (LPM). Vous invitez dans votre rapport les responsables de notre pays - parmi lesquels figurent bien sûr les parlementaires - à, je cite, « prendre en compte l'évolution de la place que se donne l'Allemagne dans sa propre stratégie de défense et d'influence » sans appeler pour autant, je vous cite à nouveau, « à un changement d'ère à la française ». J'ai pourtant envie de vous interroger sur ce point. Notre stratégie de défense ne manque-t-elle pas encore d'un concept global pour repenser notre rôle en Europe et dans le Monde ? Notre pays ne doit-il pas également envisager la reconstitution de grandes unités en intégrant des capacités d'autres nations européennes comme le fait l'Allemagne ? C'est d'ailleurs la voie ouverte par la coopération avec la Belgique (partenariat CaMo). La création d'un fonds exceptionnel ne serait-elle pas également pertinente pour corriger les insuffisances de la LPM qui n'a pas pu prendre l'exacte mesure des besoins dans un contexte qui a déjà beaucoup évolué en quelques mois ?
Les questions soulevées par votre rapport sont nombreuses et passionnantes. Je vais donc vous céder la parole. Après quoi je donnerai la parole à l'ensemble des collègues qui souhaiteront vous interroger.
Je rappelle que cette audition est captée et diffusée sur le site du Sénat. Messieurs, je vous cède la parole.
M. Élie Tenenbaum directeur à l'Institut français des relations internationales (IFRI). - Merci beaucoup pour cette invitation. Tout d'abord, comme vous l'avez signalé, vous avez à plusieurs reprises en 2023 et par le passé entendu des chercheurs de l'IFRI. Nous répondons bien entendu toujours présents et nous considérons que l'une de nos missions fondamentales est d'éclairer la décision et le débat public. Nous souhaitons contribuer aussi utilement que possible, comme vous le jugerez, aux travaux parlementaires dont nous sommes grand consommateurs.
Avant de résumer les points essentiels de cette étude, je souligne que même si cette dernière a été publiée en français et traduite en anglais, c'est bien le public français qui était initialement ciblé afin de changer un peu le regard habituellement porté en France sur la politique de défense allemande. En effet, les attentes françaises nous ont semblé décalées par rapport à la manière dont la République fédérale elle-même ainsi que la Bundeswehr envisagent la transformation, l'ambition et les défis de leur politique de défense
Mon exposé liminaire se limitera à vous présenter les quatre grandes leçons que nous tirons de cette étude et je laisserai Léo Péria-Peigné apporter des compléments, en particulier sur les défis capacitaires.
Le premier point qui nous semble important est que le « Zeitenwende », que nous traduisons par « changement d'ère », annoncé par le chancelier Scholz dans son discours du 27 février 2022 au lendemain de l'agression russe contre l'Ukraine, est bel et bien en marche. Un certain nombre de réflexes dubitatifs ou sceptiques se sont manifestés du côté français après cette annonce en raison d'un certain manque de rapidité dans sa mise en oeuvre au cours de l'année 2022, avec un ministère de la défense allemand qui semblait manquer de leadership politique. Cependant, les choses ont changé au début de 2023 : le choc du 24 février a fortement marqué les esprits et l'Allemagne est assurément en train de transformer son rapport aux questions de défense. Cette évolution avait déjà commencé antérieurement mais aujourd'hui l'Allemagne a gravi une nouvelle marche.
Ceci étant dit, il ne faut pas négliger les défis considérables que doit relever cette transformation : je résumerai les quatre principaux d'entre eux. Le premier défi est d'ordre capacitaire et il est considérable, avec une situation en termes d'équipement de la Bundeswehr qui part de très loin et souffre d'années de vaches maigres. On retrouve des affres de même nature que ceux dont a souffert l'armée française mais à un degré bien plus important en Allemagne, en termes de disponibilité technique de matériels, au niveau des fonctions de soutien et avec des unités dont les dotations ont été creusées. Le deuxième défi est humain : voici plusieurs années que les armées allemandes ne parviennent pas à atteindre leurs cibles en termes d'effectifs. L'objectif de 203 000 hommes pour l'ensemble des forces armées allemandes a été fixé il y a plusieurs années mais aujourd'hui plus de 20 000 postes restent non pourvus. Cela témoigne non seulement des tensions démographiques allemandes mais aussi du manque d'attractivité du métier des armes malgré des rémunérations structurellement plus élevées que dans d'autres pays comme la France. Le troisième défi, comme vous l'avez indiqué, Monsieur le Président, est d'ordre budgétaire et l'effort de rattrapage pour atteindre la cible des 2 % est considérable. Le fonds exceptionnel (sondervermögen) va sans doute permettre d'atteindre ces 2 % en 2024 et peut-être en 2025, ce qui permettra à l'Allemagne de faire bonne figure au sommet de Washington en juillet 2024. Toutefois, ce fonds exceptionnel sera tari à partir de 2026 et il aura été principalement consommé pour l'acquisition de matériels extrêmement onéreux, comme l'avion multifonctions F-35. On peut donc prévoir un trou d'air financier et c'est seulement au prix d'un effort considérable d'augmentation du budget régulier de la défense que ces déficits capacitaires et humains pourront être comblés. Cela implique pour l'Allemagne, et c'est le quatrième grand défi, une transformation de la mentalité politique. Aujourd'hui, le budget fédéral de la défense dépasse l'addition de plusieurs grands budgets sociaux et économiques. L'État providence allemand, tel qu'il s'est constitué dans sa dimension fédérale, doit-il en partie sacrifier ses dépenses sociales et économiques sur l'autel de la sécurité et de la défense ? Ce débat politique "welfare state versus warfare state" n'est pas aujourd'hui tranché en Allemagne et se posera sans doute avec davantage d'acuité dans les années à venir, à mesure du tarissement programmé, si je puis dire, du fonds spécial consacré à la défense.
J'en viens au second axe de mon exposé : nous soulignons que l'armée allemande ne va pas se transformer pas du jour au lendemain, ni même à terme, en une armée d'emplois au sens où nous l'entendons en France. Il faut ici pointer le biais de compréhension qui se manifeste de notre côté du Rhin : nous devons en effet comprendre que, contrairement à la France, l'Allemagne ne prévoit pas de transformer la Bundeswehr en une armée tournée vers les opérations extérieures ou les missions de gestion de crise. Ce sera une armée résolument centrée sur la défense du continent européen dans une logique, j'insiste bien, de dissuasion conventionnelle, ce terme étant aujourd'hui honni dans la culture stratégique française en raison de notre héritage et de notre tradition de dissuasion nucléaire. Je fais cependant observer que cette conception militaire allemande correspond non seulement aux capacités de cet État non doté en arme atomique mais aussi, dans une certaine mesure, au concept stratégique de l'OTAN de défense et dissuasion de l'espace euro-atlantique. Nous pourrions également évoquer l'évolution du rapport allemand au nucléaire mais, fondamentalement, la Bundeswehr se projette aujourd'hui comme une armée de dissuasion conventionnelle qui n'a pas vocation à faire la guerre mais à être crédible face à un adversaire qui envisagerait une agression dans l'espace euro-atlantique et en particulier sur le flanc Est de l'alliance - ce qui renvoie à la situation en Russie, en Ukraine, mais aussi dans les États baltes et le long de la frontière biélorusse. La Bundeswehr ne devient donc pas une armée d'emploi au sens où nous l'entendons en France mais une armée de défense continentale tournée vers la dissuasion conventionnelle.
Mon troisième axe est que, dans cette logique de défense continentale et de dissuasion conventionnelle, la Bundeswehr se perçoit comme l'un des piliers, sinon le pilier principal de l'Alliance atlantique. Il faut ici rappeler l'ADN de la Bundeswehr et sa création en tant qu'armée de l'OTAN en 1955 après l'échec de la Communauté européenne de défense. Il s'agit donc pour l'armée allemande d'un retour aux fondamentaux en tant qu'armée de la guerre froide, à cette grande différence près que l'Allemagne ne sera plus le champ de bataille de la conflictualité future mais plutôt la rotule logistique ou l'arrière essentiel avec une ligne de front qui se déplace désormais plusieurs centaines de kilomètres vers l'Est où l'armée allemande entend désormais occuper une position essentielle. Une telle transformation, adoptée dès 2014 au sommet du pays de Galles de l'Alliance atlantique, a été mal perçue et mal identifiée en France car, comme c'est souvent le cas en Allemagne, elle a été menée sans fanfaronnade excessive. Je rappelle qu'au moment où ce concept de "nation-cadre" a été adopté par l'alliance, la France était très engagée dans des opérations extérieures au Sahel ainsi qu'au Moyen-Orient et le Royaume-Uni se remettait de ses dix années de contribution à la guerre américaine contre le terrorisme tout en faisant face à la perspective de Brexit. L'Allemagne a alors estimé qu'elle était le principal acteur crédible en Europe pour constituer des coalitions ad hoc à travers ce concept de nation-cadre qui comporte deux volets : l'un opérationnel et l'autre capacitaire ainsi qu'industriel. Sur le plan opérationnel, l'Allemagne a constitué depuis 2014, et de manière accélérée depuis 2022, une architecture de commandement et de contrôle intégrée sous sa supervision avec un certain nombre de pays : les Pays-Bas en tête ainsi par exemple que la Lituanie et dans une moindre mesure la Roumanie ou la République tchèque. Ces pays se sont intégrés dans des structures de commandement principalement allemandes. Les Pays-Bas sont particulièrement avancés dans le domaine terrestre, avec le modèle divisionnaire allemand intégrant désormais les trois brigades des forces terrestres néerlandaises. On trouve des structures de commandement similaires dans le domaine maritime, avec le commandement dédié à la mer Baltique, et dans le domaine aérien, avec la constitution d'un groupe aérien multinational ayant vocation à remplir le rôle de JFAC (Joint Force Air Component) de commandement de la composante aérienne pour des opérations interarmées. Du point de vue capacitaire, ce concept de nation-cadre repose sur une industrie de défense allemande intégrée et intégratrice, avec un rôle essentiel des États-Unis. Je rappelle que la relation germano-américaine est essentielle à la fois sur le plan industriel et opérationnel, avec une industrie aéronautique fortement intégrée et, de ce point de vue, le choix de l'avion américain F-35 par les Allemands semble logique. L'industrie allemande vise également à intégrer des capacités européennes, particulièrement dans le domaine terrestre et naval, avec d'importants contrats et une clientèle européenne de poids.
Mon quatrième et dernier point porte sur les limites de cette ambition allemande. L'Allemagne se perçoit désormais comme intégratrice de petites nations, ce qui fonctionne bien avec les Pays-Bas ainsi que les pays baltes ou d'Europe centrale et orientale. Cependant, l'intégration de pays de l'UE disposant de forces armées considérables - et a fortiori des pays disposant de l'arme nucléaire - soulève des difficultés. Cette posture intégratrice de l'Allemagne au niveau européen crée des tensions, en particulier avec la France puisque notre pays continue à se situer dans une logique de moteur bilatéral franco-allemand alors que l'Allemagne se positionne comme intégratrice depuis 2014. Du côté polonais, le défi est également considérable même si on peut espérer que les relations se détendent aujourd'hui avec une éventuelle coalition polonaise moins orientée vers les tensions politiques avec l'Allemagne. J'ajoute que la relation entre l'Allemagne et le Royaume-Uni peine encore à se définir. Enfin, la relation germano-italienne est forte mais n'atteint pas le degré intégrateur du concept de FNC (Framework Nations Concept ou nation-cadre) allemand.
Je m'arrêterai là sur ces propos liminaires, dont je résume les quatre axes : le changement est bel et bien en marche en Allemagne. La Bundeswehr ne va pas devenir une armée d'emploi au sens où nous l'entendons en France, mais une armée de défense conventionnelle et continentale en Europe. La Bundeswehr se veut moins une armée nationale qu'une armée intégratrice, probablement une forme pilier européen de l'OTAN et il existe enfin des limites à cette ambition.
M. Léo Péria-Peigné, chercheur à l'Institut français des relations internationales (IFRI). - Je vais aller assez vite en développant quelques points saillants issus de ces huit mois de recherche pour laisser le plus de place possible à vos questions.
Tout d'abord, analyser l'Allemagne et la politique de défense allemande, c'est aussi nous étudier nous-mêmes car cela questionne la place de la France dans l'OTAN ou en Europe, notre rapport à la culture stratégique atlantique et notre positionnement à l'égard de l'héritage de la guerre froide ainsi que de la Russie.
Ensuite, la France considère encore l'Allemagne comme son premier partenaire militaire de défense en Europe mais la réciproque n'est pas vraie. La France n'est plus le premier partenaire militaire de l'Allemagne en Europe. C'est, et de très loin en termes d'intégration, les Pays-Bas qui occupent cette place même si politiquement les Allemands ne l'exprimeront pas de façon aussi directe ; viennent ensuite les États-Unis et d'autres pays d'Europe.
J'ajoute que la France parle depuis longtemps de défense européenne, d'armée européenne et de souveraineté européenne mais, au vu de la dynamique actuelle, il s'avère que l'armée européenne, c'est l'armée allemande : la solution qu'elle propose à ses partenaires est largement le socle d'une future armée européenne très différente de ce que la France envisageait - les faits en témoignent.
Enfin, un sujet qui revient très souvent quand on parle de la relation franco- allemande, en particulier avec les militaires français, est que la France a du mal à travailler avec les Allemands car nous n'avons pas la même culture stratégique. Une des interrogations qui ressort de mes huit mois de recherches est de déterminer quel pays a la même culture stratégique que la France en dehors peut-être du Royaume Uni qui n'est aujourd'hui plus dans l'Union européenne. En réalité, au sein de l'union européenne continentale, peu de pays semblent partager notre culture stratégique. J'indique que la présente étude va être complétée par un travail sur la relation franco-italienne pour examiner si des similitudes se dégagent avec la relation franco-allemande et essayer de mieux comprendre comment la France a géré ses partenariats européens. Globalement, dans la compétition pour le leadership régional qui s'établit à demi-mot entre le modèle de défense européenne qu'a voulu proposer la France et celui que l'Allemagne met en place, la question de la culture stratégique sera décisive. Or la conception stratégique allemande, qui est bien plus intégrée à l'OTAN et basée sur une approche continentale des problématiques de défense, semble plus attractive pour beaucoup de nos partenaires européens que celle proposée par la France dans le passé et aujourd'hui. De plus, les opérations militaires extérieures de la France (OPEX) sont en voie d'extinction alors qu'elles pouvaient servir de base à une tentative d'intégration, comme l'a illustré la task force Takuba qui est intervenue au Mali. Un des moyens pour la France de se différencier de l'Allemagne en apportant une réponse aux craintes de certains partenaires européens serait de proposer une offre plus attractive, moins centrée sur l'OTAN, mais offrant peut-être un partage plus équitable des tâches, ce qui correspond au souhait actuel des pays baltes par exemple.
M. Cédric Perrin, président. - Merci beaucoup pour cette présentation des éléments clés de votre rapport. Nous allons maintenant passer aux questions.
Mme Hélène Conway-Mouret. - Merci pour votre exposé et votre excellent rapport. J'aborderai deux points, l'un technique et l'autre politique. En premier lieu, je voudrais revenir sur le char franco-allemand MGCS (Main Ground Combat System ou système principal de combat terrestre). Dans votre rapport, vous indiquez assez justement que les perspectives d'avenir de ce projet emblématique ne sont pas aujourd'hui évidentes mais qu'une commande de char E-MBT (Enhanced Main Battle Tank) allègerait la pression sur les chars Leclerc restants, en attendant l'arrivée de cet hypothétique nouveau char en 2040. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce sujet ?
Mon deuxième point est plus politique : aujourd'hui, l'Allemagne fait face à des difficultés économiques dans le prolongement d'un certain nombre de choix qu'elle a faits par le passé, d'une part, en matière énergétique et de dépendance vis-à-vis de certains pays comme la Russie et, d'autre part, en matière industrielle avec une dépendance économique envers la Chine. Or l'Allemagne a choisi de se fonder sur la sécurité otanienne et donc des États-Unis : si demain les tensions sino-américaines s'exacerbaient et que les États-Unis demandaient à l'Allemagne de choisir entre sa sécurité et son économie, quel choix ferait-elle, selon vous ?
M. Cédric Perrin, président. - Pour nos collègues nouvellement arrivés à la commission, je précise que le sigle E-MBT désigne le char de combat intermédiaire entre ce qu'est aujourd'hui le Leclerc et le char du futur au sein du programme MGCS. Schématiquement, l'E-MBT est une combinaison entre le corps du char Léopard allemand et la tête d'un char qui pourrait être fabriqué par le groupe français Nexter. Il correspond donc à une catégorie intermédiaire entre le futur MGCS et les actuels chars Leclerc ou Léopard.
M. Léo Péria-Peigné. - Le char MGCS ainsi que d'autres projets lancés à la fin des années 2010 comme le SCAF (système de combat aérien du futur) rencontrent un problème majeur : la volonté politique y est bien présente mais la volonté industrielle et militaire reste défaillante.
Je rappelle que pour fabriquer le MGCS, l'idée a consisté à créer une nouvelle entité sous forme de holding constituée entre le producteur de blindés français Nexter et KMW (Krauss-Maffei Wegmann) qui est le plus petit des deux grands producteurs de blindés allemands. Il s'agit de réunir des compétences complémentaires - Nexter pour l'armement et KMW pour la motorisation et le châssis - pour fabriquer le char du futur à l'horizon 2040. Je précise qu'assez rapidement, et alors que l'Allemagne était dans en position de leader sur ce projet tandis que la France bénéficiait de la prééminence pour le projet aérien SCAF, le conglomérat industriel allemand Rheinmetall AG qui est un concurrent acharné à la fois de Nexter et de KMW a été rajouté au projet ainsi qu'à la holding KNDS (KMW+Nexter Defense Systems).
Au plan industriel, la grande difficulté est de faire travailler ensemble des acteurs qui sont concurrents ou très clairement en situation d'inimitié. De plus, parvenir à une cohérence dans la volonté militaire est encore plus complexe puisque Français et Allemands ne partagent pas nécessairement les mêmes désirs pour leur char de combat.
Une piste de réflexion pour renforcer cette synergie industrielle serait de faire en sorte que KNDS, qui rassemble les trois entreprises précitées, ne soit plus une coquille vide sans aucune production commune en dehors du char E-MBT. Je rappelle que ce dernier reste un démonstrateur qui n'a pas vocation, pour le moment, à être un produit industrialisable et demeure donc un jalon sur le chemin du projet de char franco-allemand MGCS. Je pense qu'on peut affirmer aujourd'hui que le projet va mal parce que l'industrie allemande estime ne pas avoir besoin de la France pour produire un char au regard de ses succès techniques et commerciaux dans ce domaine. Une solution envisageable, sans doute un peu audacieuse si on en juge par certains retours qu'elle a suscité, serait d'armer une unité commune franco-allemande avec le E-MBT en attendant la réalisation du MGCS. Cela permettrait à KNDS d'exister industriellement à travers un produit commun sans nécessairement qu'il faille en produire ou en acheter de grandes quantités. Les discussions postérieures à la publication de notre étude nous ont permis de formuler une idée encore plus ambitieuse : pourquoi ne pas transformer la brigade franco-allemande en une brigade blindée ? Je fais observer que, dans l'armée de l'air, l'escadron franco-allemand localisé à Évreux et basé sur du matériel commun est une des rares initiatives qui, à l'heure actuelle, fonctionne. On peut donc envisager de répéter l'expérience pour l'armée de terre tout en rétablissant, au moins partiellement, la colocalisation des unités de la brigade franco-allemande : celle-ci n'a fait que se déliter, puisque les personnes censées y appartenir ne se connaissent plus, ce qui pose un énorme problème.
Notre idée est donc de former au moins une unité avec un matériel commun. En effet, la France n'achètera pas le char allemand Léopard 2 et le char Leclerc n'est plus fabriqué tandis que l'E-MBT a le mérite d'exister et de pouvoir être redéveloppé pour devenir industrialisable à moyen terme. Cela permettra à la France de maintenir dans le temps son équipement en chars lourds car étant donné le retard déjà pris par le MGCS, il sera difficile de maintenir le parc de chars Leclerc jusqu'à 2040.
M. Elie Tenenbaum.- J'ajoute que, dans ses conclusions, notre rapport appelle au réalisme sur le paysage industriel et économique français ou allemand. Quoi qu'il arrive, on ne pourra pas éluder le poids de l'entreprise Rheinmetall qui devra donc trouver une place dans les grands projets de défense, au moins du côté allemand et sans doute européen. L'une des manières de surmonter les importantes difficultés actuelles serait également de considérer le MGCS non pas seulement comme un char d'assaut mais aussi comme une des composantes d'un système plus vaste. C'est aujourd'hui la stratégie qui permet au SCAF d'être moins sur la sellette que le MGCS même si, en matière de blindés lourds, les besoins industriels des uns et des autres rendent la tâche compliquée.
M. Léo Péria-Peigné. - En complément, je précise que le gros avantage de l'E-MBT est que sa fabrication ne réunit aujourd'hui que les deux entreprises KMW et Nexter, ce qui autorise un niveau de synergie acceptable puisque Rheinmetall, qui constitue aujourd'hui le principal élément bloquant du programme, reste en dehors de ce projet.
M. Elie Tenenbaum.- S'agissant, Madame la Sénatrice, de votre question du choix allemand entre l'économique et le sécuritaire, je souligne tout d'abord que cette thématique est essentielle et très présente dans la réflexion stratégique en Allemagne. Nous parlons ici non seulement de la dépendance économique allemande à l'exportation vis-à-vis du marché chinois mais aussi des chaînes d'approvisionnement et en particulier d'une partie de la chaîne de valeur de l'industrie civile allemande qui est aujourd'hui implantée en Chine.
Je précise que la question du découplage est, pour l'instant, écartée au profit d'une notion de réduction des risques pesant sur ces chaînes de valeur. En France ce "dérisquage" est perçu comme une réduction de la dépendance à l'économie chinoise. En Allemagne, cet objectif se traduit, de manière qui peut sembler paradoxale à nos yeux, par des réinvestissements en Chine destinés à renforcer l'autonomie des filiales allemandes implantées sur le territoire chinois afin de limiter les risques en cas de montée des antagonismes. Bien entendu, les annonces portant sur des milliards d'euros investis en Chine par les grands groupes de l'industrie automobile allemande peuvent surprendre alors que le message envoyé par les États-Unis va dans un sens divergent.
Toutefois, il me semble clair que si d'aventure les Allemands devaient être confrontés au dilemme sur lequel vous vous interrogez, c'est le choix sécuritaire et le choix américain qui l'emportera. En l'absence de rupture brusque, les Allemands s'efforceront de maintenir autant que possible les relations économiques avec la Chine et, à tout le moins, de ménager une évolution graduelle de leur balance économique ainsi que de leur système productif. Ceci étant, la puissance du message américain a bien été perçue par les Allemands : ceux-ci ont été à plusieurs reprises, pendant la présidence Donald Trump, sommés de faire des choix cornéliens ; ils n'y sont pas parvenus mais cela a renforcé temporairement l'idée d'autonomie stratégique européenne en Allemagne. Aujourd'hui, cette tendance s'est quasiment effacée en raison du visage que je qualifierai de plus jovial de l'administration Joe Biden. Bien entendu la situation pourrait à nouveau se retourner : tout dépend de la manière dont la pression américaine se traduira et de la brutalité avec laquelle elle pourrait s'exercer, mais, fondamentalement, conformément à l'héritage et aux choix politiques allemands, la seule chose sur laquelle il sera impossible de transiger, c'est cette garantie transatlantique de sécurité.
M. Olivier Cigolotti. - Merci pour votre apport et votre présentation. Avec ma collègue Michèle Gréaume, nous sommes rapporteurs du programme 178 « Préparation et emploi des forces ». À ce titre, nous sommes particulièrement attentifs et sensibles aux éléments constitutifs de la disponibilité technique (DT) et de la disponibilité technique opérationnelle (DTO). Or votre étude met en exergue un certain nombre d'éléments assez alarmants en matière de disponibilité technique de la Bundeswehr. Certes, comparaison n'est pas raison, mais trois avions de transport A400M sur quinze étaient disponibles en 2017, treize hélicoptères NH90 sur 58, 105 chars Léopard 2 sur 224, et douze hélicoptères Tigre sur 62. Ces chiffres remontent à 2017 mais vous signalez que la situation reste très préoccupante aujourd'hui. Un certain nombre de systèmes d'armes anciens ont une DTO inférieure à 50% et votre rapport précise que lorsque la Bundeswehr a pris pour la première fois la responsabilité de la force de réaction rapide de l'OTAN, les unités désignées avaient été contraintes de se livrer à une cannibalisation du reste de l'armée pour obtenir un certain nombre de pièces détachées.
La question est de savoir comment on peut parler d'un pilier européen de l'OTAN avec une si faible disponibilité technique opérationnelle ? Peut-on également considérer la Bundeswehr comme une armée alliée, puisque vous avez rappelé que la Bundeswehr n'était pas une armée d'emploi et qu'elle n'avait pas vocation à le devenir. Certes, le gouvernement allemand, à l'instar de la France, a décidé de classifier les éléments de la DT. Je rappelle que notre commission a très largement abordé ce sujet et je souhaite vous demander s'il est néanmoins possible de disposer d'éléments plus récents sur la disponibilité technique opérationnelle des différents équipements de la Bundeswehr.
J'ajoute, s'agissant des chars allemands Léopard 2 dont on a parlé dans le cadre du conflit russo-ukrainien, que leur très faible disponibilité suscite des interrogations et conduit à relativiser la disponibilité des chars Leclerc dont nous plaignons parfois en France.
M. Roger Karoutchi. - L'Allemagne a acheté le système israélien de défense anti-aérien « Dôme de fer » et a visiblement demandé à plusieurs États européens de s'y associer mais, pour diverses raisons, la France n'a pas suivi cette voie. Quel est votre avis à l'égard de la position allemande sur l'acquisition du Dôme de Fer ? J'ajoute une question subsidiaire : Israël se dote d'un système de destruction par laser, mis en place ces jours-ci, pour compléter le Dôme de fer. J'ai cru comprendre que l'Allemagne souhaitait bénéficier de cet ajout en concluant des avenants à son contrat principal portant sur le Dôme de Fer. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
M. Léo Péria-Peigné. - En ce qui concerne la disponibilité technique opérationnelle des équipements allemands, comme vous l'avez souligné, les chiffres mentionnés dans notre document datent de 2017. Aujourd'hui nous nous situons trois ans après que les budgets militaires allemands aient commencé à augmenter après avoir atteint un plancher historique, quasiment en dessous de 1 % du PIB. Comme c'est le cas en France, augmenter la DTO est un processus complexe et lent. Il est évidemment difficile d'obtenir des données précises et actualisées mais je souligne que tous nos interlocuteurs chercheurs, industriels ou militaires nous ont confirmé que les indicateurs de la DTO sont aujourd'hui bien meilleurs et en voie d'amélioration, même s'ils ne sont pas encore excellents comme c'est le cas aux États-Unis.
Reprenant la formule selon laquelle observer l'Allemagne c'est aussi nous observer nous-mêmes, j'attire votre attention sur le fait que certaines données de disponibilité technique présentées par l'Allemagne sont assez souvent très proches des chiffres français. Sur la base de ces éléments, on constate que les matériels très modernes et les matériels très anciens ont fréquemment des taux de disponibilité similaires. Je mentionne également ici les chiffres de disponibilité des hélicoptères français dont chacun a pu prendre connaissance : j'ose croire qu'ils se sont améliorés grâce à la verticalisation des contrats de maintenance car nous étions aussi très proches, voire pires dans certains cas, que les chiffres de disponibilité allemands.
M. Elie Tenenbaum.- J'ajoute que la Bundeswehr a évidemment pris conscience de ce problème de disponibilité. Il est difficile d'analyser ces chiffres faute de pouvoir délimiter avec précision leur périmètre ou leur assiette de calcul : tout dépend du nombre de plateformes prises en compte pour déterminer la disponibilité technique et la disponibilité technique opérationnelle. Les chiffres annoncés ou ceux qui filtrent dans la presse mériteraient d'être interprétés à la lumière d'éléments contextuels dont on ne dispose pas la plupart du temps.
Globalement, les enjeux de la maintenance et de la disponibilité ont été pris en compte. Du côté de la Deutsche Marine, par exemple, des évolutions intéressantes sont intervenues avec la renationalisation des chantiers navals pour remédier à une dépendance à l'égard d'acteurs privés qui avaient tendance à les placer en bas de leur liste de priorités. Cela entraînait une indisponibilité trop longue des navires mais il a suffi d'une ou deux années pour apporter des correctifs efficaces à cette situation.
Au-delà, il est important de comprendre que le pilier européen que l'Allemagne souhaite incarner au sein de l'OTAN est centré sur des systèmes de commandement davantage que sur des systèmes de combat. Cela suscite un débat y compris en France : toute la question est de savoir jusqu'où on peut légitimement assumer le commandement et le contrôle de grandes unités sans en être un contributeur majoritaire en raison d'une capacité dégradée. Dans quelle mesure peut-on également accepter que des petits pays constituent la majeure partie des troupes à force de les agglomérer ? Tel est un des principaux défis auxquels l'Allemagne sera confrontée, comme d'autres grands pays et je fais observer que le Royaume-Uni a fait un choix similaire dans le cadre de sa revue de défense intégrée. À ce stade, l'Allemagne met l'accent sur un certain nombre de capacités de niveau de commandement dans de grandes unités ce qui peut expliquer un certain retard accumulé sur les petits équipements et la maintenance.
Enfin, je rappelle que le fonds exceptionnel de dotation (Sondervermögen) est dédié à l'acquisition de nouveaux matériels et non pas à la maintenance. C'est préoccupant car les nouveaux matériels requièrent un haut niveau maintenance pour les mettre en service et les intégrer au sein des forces ; or les coûts de maintenance ne sont actuellement pas bien intégrés dans le budget de défense régulier de l'Allemagne.
Monsieur le Sénateur, j'en viens à votre question portant sur l'initiative européenne Sky Shield (bouclier du ciel ou ESSI pour European Sky Shield Initiative) qui a été annoncée par l'Allemagne à la fin du mois d'octobre 2022. Je rappelle que la défense aérienne et antimissile avait été mentionnée dès 2014 dans l'un des projets du concept de nation cadre comme un segment sur lequel l'Allemagne entendait pouvoir diriger une coalition de pays européens. Ainsi, en France, l'annonce de 2022 a pu surprendre mais en prenant du recul on constate que la guerre en Ukraine a joué un rôle d'accélérateur plus que de déclencheur de cette initiative.
À ma connaissance, le Dôme de Fer ne fait pas partie de cette architecture. Je précise que le système israélien Arrow 3 est quant à lui intégré dans le bouclier du ciel ESSI : il s'agit d'un intercepteur antibalistique dans la couche haute produit par une société israélienne. En revanche, le Dôme de Fer qui couvre la couche basse n'y est pas intégré dans le bouclier du ciel : c'est le système allemand IRIS-T (Infra Red Imaging System Tail/Thrust Vector-Controlled) - produit par la firme allemande Diehl BGT Defence - qui devrait remplir cette fonction de protection de la couche basse. La couche intermédiaire serait, pour sa part, protégée par une version améliorée du système Patriot américain.
L'initiative European Sky Shield a suscité de nombreuses questions, notamment en raison de la présence du système israélien Arrow 3 dans la couche haute du dispositif. Cela soulève d'abord un problème technique d'intégration d'un équipement israélien dans une architecture d'alerte avancée de l'OTAN, ce qui n'était pas le cas jusqu'à présent. S'y ajoute une question de sécurité des données, comme cela a pu être le cas par exemple au sein de l'OTAN, avec l'achat du système de défense aérien russe S-400 par les Turcs. La France a également mis en avant un enjeu stratégique à savoir que la défense antimissile balistique de l'OTAN a été soigneusement conçue pour ne pas altérer la stabilité stratégique, notamment avec la Russie. La France s'était montrée réservée au début des années 2000 sur ce schéma mais le système balistique de l'OTAN existant est ainsi explicitement orienté vers des menaces du Sud et en particulier vers la menace balistique iranienne. L'objectif initial était de ne pas déclencher une nouvelle course aux armements avec la Russie : par la suite, la Russie s'est cependant retirée de la plupart des régimes de contrôle des armements. Au final, le message envoyé par les pays européens qui acquièrent un système antimissile balistique potentiellement orienté vers l'Est suscite des interrogations et des désaccords entre Français et Allemands.
Enfin, il y a un problème industriel lié au choix, pour ce système de bouclier du ciel multi-couches, de deux fournisseurs sur trois qui ne sont pas européens alors qu'il existe des acteurs européens impliqués dans la défense antimissile comme le consortium franco-italien Eurosam. L'Allemagne justifie le schéma prévu en invoquant l'urgence et l'absence de système fabriqué en Europe immédiatement disponible sur le marché. Ce choix industriel non-européen de l'Allemagne et de la coalition qui lui est associée suscite des interrogations ; la France a organisé, au mois de juin dernier à l'occasion du Salon du Bourget, une conférence sur la défense aérienne et antimissile en Europe qui se voulait une forme de réponse à l'ESSI, Des annonces ont été faites avec un certain nombre de pays qui, aujourd'hui, joignent leur voix à la France, ce qui ne les empêche pas d'être également présents dans le bouclier du ciel. À mon avis, la réponse alternative est encore à construire mais il s'agit d'un chantier important pour la France pour que celle-ci se montre capable non pas simplement de critiquer mais aussi de proposer des solutions constructives aux préoccupations de sécurité exprimées par les pays aujourd'hui impliqués dans ce projet.
Mme Gisèle Jourda. - J'ai lu attentivement votre rapport et je souhaiterais des précisions qui portent sur les relations au sein de l''OTAN et en particulier de la perception qu'ont les Allemands de la position française que vous qualifiez d' « entre-deux ». Je m'interroge également sur son point d'articulation avec notre positionnement vis-à-vis de l'Europe et de l'Union européenne. En effet, au vu de ce qui se passe en Ukraine où se manifestent des menaces qui peuvent être directes sur le sol européen, on peut certes avoir une vision otanienne mais une stratégie de défense européenne me semble s'imposer. J'aimerais que vous puissiez évoquer notre rapport à la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) : vous indiquez dans votre étude que celle-ci est perçue comme un défaut par les Allemands. Enfin, pouvez-vous préciser le montant de la contribution de l'Allemagne dans le Fonds européen de la défense (FED) qui porte sur la période 2021 - 2027.
M. Didier Marie. - à mon tour de vous remercier pour vos exposés qui ouvrent un vaste champ de sujets et d'interrogations. Vous avez évoqué la relation de l'Europe avec les États-Unis : nous avons constaté le déplacement de l'intérêt stratégique de l'administration Trump et celui-ci a émis un certain nombre de menaces de désinvestissement dans l'OTAN en faisant pression sur les pays européens pour qu'ils atteignent collectivement les 2 % du PIB en matière de défense. En 2024 se tiendront les élections américaines et aujourd'hui, on observe que la stratégie de l'Allemagne est alignée sur la stratégie de l'administration Biden. Selon vous, qu'en sera-t-il en 2024 en cas de changement politique aux États-Unis ? Dans cette hypothèse, la stratégie allemande sera-t-elle à votre avis pérenne ou peut-elle, au regard des décisions qui ont déjà été prises, être infléchie vers une stratégie européenne plus intégratrice ? En complément, pouvez-vous rappeler quelles sont les positions de chaque partie prenante au sein de la coalition allemande au pouvoir aujourd'hui à l'égard de cette stratégie militaire nouvelle ?
M. Elie Tenenbaum.- S'agissant de la relation à la politique de sécurité et de défense commune, il me semble clair que, vu d'Allemagne, l'Union européenne est un acteur légitime sur les questions de défense et en particulier sur la construction de coalitions capacitaires en Europe, avec une contribution allemande au Fond Européen de Défense dont je n'ai pas le montant précis sous les yeux - veuillez m'en excuser - mais qui est en principe proportionnelle aux contributions allemandes au budget européen général. J'observe que l'Allemagne est plus bénéficiaire que la France du Fonds européen de la défense et de la coopération structurée permanente (CSP ou PESCO Permanent Structured Cooperation) - qui sont les deux grands projets de coopération capacitaires portés par l'Union européenne. Cela s'explique par la capacité allemande à intégrer des partenaires européens et à rassembler une clientèle et des coalitions sur un certain nombre de projets. Cependant, qu'ils se rattachent au FED ou à la PESCO, ces projets ne sont portés que dans la mesure où ils sont cohérents, complémentaires et jamais concurrents avec un cadre otanien qui reste pour l'Allemagne le cadre principal de la défense du continent et de la défense collective. Il est difficile de leur reprocher ce positionnement puisque le traité de l'Union européenne énonce que l'OTAN demeure le cadre principal de la défense collective : l'Union européenne, sur le plan opérationnel comme sur le plan capacitaire, intervient par des actions complémentaire dans les interstices laissés par l'OTAN. Ce n'est pas forcément la perception en France mais cela reste la perception très largement dominante en Allemagne, avec un ministère de la défense allemand qui reste fondamentalement socialisé à l'école de l'OTAN, bien avant l'école de l'Union européenne. Un certain nombre de parcours de carrière et de réflexes illustrent ce constat et, de ce point de vue, l'UE n'est pas repoussée mais elle est considérée comme un outil complémentaire à l'outil principal qu'est l'OTAN pour les questions de défense.
En ce qui concerne votre question sur les États-Unis et les prochaines élections américaines, je pense qu'il faut distinguer deux choses. D'une part, le consensus bipartisan qui existe aujourd'hui aux États-Unis sur la bascule vers l'espace indopacifique - qui est aujourd'hui considéré comme l'axe d'effort principal pour la stratégie nationale de sécurité américaine - s'est exprimé sous la présidence Barack Obama, dès 2010, avec le pivot vers l'Asie. Ce consensus s'est poursuivi, avec le style que l'on connaît, sous l'administration Trump et il se prolonge aujourd'hui - de manière moins brutale - sous l'administration Biden. L'Allemagne entend ce message qui est diffusé de façon continue et consensuelle par les États-Unis. Par conséquent le fait que les 100 000 Américains intégrés dans le commandement américain pour l'Europe EUCOM soient aujourd'hui plus nombreux que ceux du commandement INDOPACOM (Indo-Pacific Command) n'est pas une situation durable et soutenable du point de vue de la stratégie américaine. L'implication américaine en Europe va donc se réduire et les Américain attendent des Européens, et en particulier des Allemands, de faire plus. La dynamique de Zeitenwende, la recapitalisation de ses forces armées et ses initiatives pour renforcer le pilier européen de l'Alliance apparaissent comme les réponses allemandes à ce message qui, encore une fois, est envoyé depuis 2014. Les Allemands expriment ainsi leur intention de développer ce pilier européen en le rendant plus autonome mais sans pour autant envisager une disparition ou un retrait total des Américains dont les contributions sont aujourd'hui considérées par les Allemands comme irremplaçables, ce qui inclut évidemment la dissuasion nucléaire élargie offerte par les États-Unis. L'Allemagne, y compris dans la coalition actuelle, a validé le principe d'accord de partage nucléaire avec la bombe à gravité B61 qui demeurera présente sur le territoire allemand et actionnable par la Luftwaffe. Dans le domaine du renseignement, du spatial et du cyber, l'Allemagne souhaite un maintien durable de l'engagement américain. Pour le reste, l'Allemagne est prête, je pense, à prendre davantage de responsabilité. La question que vous posez sur l'élection de 2024 est essentielle car si la tendance générale est anticipée, la vitesse du mouvement américain et son ampleur pourraient désorganiser, déstabiliser, voire provoquer une forme de crise : tel serait le cas si cela prenait la forme que le président Trump avait évoquée en 2020, avec un retrait quasi total des forces américaines en Allemagne. Celle-ci n'est pas prête et ne souhaite pas une telle initiative qui pourrait provoquer une crise de confiance entre ces deux alliés qui sont également ceux de la France.
Par ailleurs, au sein de l'actuelle coalition allemande, les positions sont différentes. Historiquement, le parti social-démocrate SPD était le plus nuancé dans son héritage atlantiste et le plus ouvert à d'autres types de partenariats y compris européens : ce parti qui était le plus compréhensif vis-à-vis de la Russie a évolué en raison choc de la guerre en Ukraine. Le Parti Vert a aussi beaucoup évolué dans sa relation à l'OTAN et son soutien américain. Au total, aujourd'hui, on perçoit une forme d'unanimité sur l'importance accordée à la relation avec l'administration Biden et sur la posture américaine actuelle.
M. Olivier Cadic. - Vous avez opportunément rappelé la différence de vision stratégique de défense entre la France et l'Allemagne. J'ajoute que l'Allemagne a fait le choix stratégique de s'arrimer au gaz russe pour son énergie, à la Chine pour son industrie et aux États-Unis pour la défense. La France n'a partagé aucune de ces orientations et je laisse chacun juger ici de la pertinence des choix stratégiques outre-Rhin. Une crise dans le détroit de Taïwan serait très grave pour nos intérêts économiques et l'ensemble des chaînes de valeur. En décembre 2022, l'entreprise Rhodium Group a estimé à 2 500 milliards de dollars le coût économique d'un simple blocus de Taïwan. Les conséquences économiques seraient plus lourdes pour les pays européens que celles de l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Ma question est de savoir comment la stratégie allemande d'une armée tournée vers la défense continentale répondrait aux enjeux de l'indopacifique.
M. Elie Tenenbaum.- La question de la dépendance économique vis-à-vis de la Chine comporte une double dimension. La première est celle de la réaction politico-économique allemande dans l'hypothèse d'une crise dans le détroit de Taiwan et de la capacité de l'Allemagne à mettre en place un paquet de sanctions contre la Chine similaire à ce qui a été fait contre la Russie. Le coût de telles sanctions pour l'économie allemande et européenne dans son ensemble serait incommensurablement supérieur, de même que l'impact mondial sur les chaînes de valeur. C'est pour cette raison qu'à mon sens, en tant qu'Européens, nous devons nous y préparer dès maintenant et réfléchir à la fois sur les modalités et la faisabilité de telles sanctions, ne serait-ce que dans une logique propice à décourager la Chine - pour ne pas employer le mot de dissuasion - et à crédibiliser cette menace de rétorsions économiques.
Au plan militaire, les messages ont assez clairement indiqué, notamment du côté de la marine allemande, que la contribution militaire allemande serait minimale dans l'indopacifique et une éventuelle crise de Taiwan. Aujourd'hui, la Bundeswehr dans son ensemble prévoit une présence indopacifique symbolique qui se limite à un déploiement par an de manière rotative des trois principales forces armées. Un déploiement naval devrait ainsi intervenir en 2024 dans le cadre de l'exercice RIMPAC 24 (Rim of the Pacific) avec une frégate et un bateau ravitailleur. Un déploiement aérien a eu lieu cette année et un déploiement terrestre l'année précédente.
Les préoccupations, y compris françaises, pour une présence coordonnée européenne en indopacifique sont entendues mais elles sont aujourd'hui considérées comme moins prioritaires que l'enjeu européen. Ainsi, il est très clair que l'horizon rapproché de la marine allemande se concentre sur la mer Baltique et, dans une moindre mesure, sur l'Atlantique Nord. L'océan Indien et a fortiori l'océan Pacifique sont considérés comme bien loin aujourd'hui de la zone de déploiement naturel d'action de la marine allemande avec un effet militaire.
M. Cédric Perrin, président. - Merci beaucoup pour vos propos particulièrement éclairants. Notre commission suit très attentivement les questions de coopération industrielle en matière de défense et nous avons beaucoup travaillé sur les dossiers du MGCS et du SCAF. Grâce à l'initiative du président Cambon, il y a deux ans, le SCAF a quelque peu été relancé, avec des réunions qui ont permis de rencontrer d'abord le dirigeant de Dassault Aviation Éric Trappier, puis Dirk Hoke alors PDG de Airbus Defence and Space.
Nous sommes évidemment très attachés à faire avancer ces sujets car nous sommes un certain nombre à penser que d'un point de vue industriel, la coopération avec l'Allemagne au niveau européen est une nécessité, mais pas seulement. Il faut aussi nous montrer capables de coopérer avec d'autres pays européens, voire d'anciens pays membres de l'Union européenne comme la Grande-Bretagne en tenant compte des montants et des investissements majeurs requis dans ce domaine.
Le rapport que vous venez de nous présenter a également le mérite d'éclairer les divergences de vue et d'analyse entre la France et l'Allemagne en particulier quand notre pays reste attaché au couple franco-allemand alors que les Allemands considèrent que nous sommes un partenaire parmi d'autres.
Votre travail très intéressant nous permet également de préparer notre prochain déplacement à Berlin, conjoint avec nos homologues députés et accompagnés par le chef d'état-major de l'armée de terre, où nous évoquerons ces coopérations.
Je veux garder confiance : lors d'une réunion récente à l'Assemblée parlementaire de l'OTAN à Copenhague il y a une dizaine de jours, nous avons organisé une bilatérale avec les Allemands qui m'a impressionné car nous étions deux Français pour communiquer avec 11 Allemands accompagnés d'un important staff, ce qui constitue un indice de changement d'état d'esprit.
Nous verrons de quelle manière se dérouleront nos discussions et nos débats à Berlin : il nous faut faire preuve de persévérance mais aussi nous rendre compte de nos faiblesses. Par exemple, l'entretien et la rénovation des chars Leclerc dont le coût atteindra plusieurs centaines de millions d'euros n'ont pas été suffisamment anticipés. Nous devons donc nous montrer plus réactifs et la loi de programmation militaire actuelle doit le permettre.
Encore merci pour ce rapport qui permet de mieux comprendre l'Allemagne et la relation que nous devons avoir avec eux. Nous apprécions aussi beaucoup votre habituel franc-parler.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 10 h 20.