Jeudi 26 octobre 2023

- Présidence de Mme Françoise Gatel, présidente -

Réunion plénière relative à la désignation de rapporteurs

Mme Françoise Gatel, présidente. - Mes cher(e)s collègues, le Bureau de notre délégation, qui s'est réuni mardi, a souhaité engager des travaux sur le statut de l'élu local.

Trois missions flash vont ainsi être lancées :

- le 1er rapport sur le régime indemnitaire des élus locaux sera présenté le jeudi 16 novembre matin. Je vous propose de désigner nos collègues François Bonhomme, Éric Kerrouche et moi-même rapporteurs ;

- le 2ème rapport portera sur la facilitation de l'engagement dans le mandat local et l'amélioration de son exercice. Seront examinés les autorisations d'absence, les crédits d'heure, la non-discrimination, la formation initiale et continue notamment. Je vous propose de désigner rapporteurs nos collègues Nadine Bellurot, Pascal Martin et Guylène Pantel ;

- le 3ème rapport aura pour thème la réussite de l'après-mandat et étudiera les questions relatives à la retraite, l'allocation différentielle de fin de mandat, la reconversion...Je vous propose de désigner nos collègues Agnès Canayer, Thierry Cozic et Gérard Lahellec.

Les deux derniers rapports devraient être présentés le jeudi 14 décembre matin, après des tables-rondes qui se tiendront le jeudi 7 décembre matin.

Colloque relatif au financement des transferts de compétences de l'État aux collectivités locales : vers la mise en oeuvre d'un principe « qui décide paie » ?

Mme Françoise Gatel, présidente. - Je voudrais vous dire la joie qui est la mienne, au titre de la délégation aux collectivités territoriales de vous accueillir ici aujourd'hui, et de ce partenariat que nous avons noué avec les universitaires. C'est un vrai bonheur de nous retrouver ; une sorte de mixité intellectuelle fort utile à un moment crucial, puisque la Première ministre a pris le 30 décembre 2022 un décret qui fixe les modalités du calcul de la compensation financière de certains transferts de compétences. Ce décret a relancé un débat qui est une plaie ouverte pour les collectivités et les parlementaires.

Pour le Sénat, il est juste et nécessaire de garantir aux collectivités territoriales une juste compensation des transferts et de la faire évoluer en tenant compte des obligations auxquelles sont tenues les collectivités ayant reçu un transfert de compétences, avec une valorisation à l'instant T. Le temps faisant, les obligations chargent la barque des collectivités. Nous nous interrogeons sur la clause de revoyure.

Je tiens à saluer les universitaires ainsi que mes collègues Sénateurs au nom du Président du Sénat qui ne peut être parmi nous en raison d'un engagement de longue date en Corrèze, auprès d'élus locaux. Il tenait à vous dire le plaisir qui est le sien de vous accueillir ici, ainsi que son total engagement et celui du Sénat en faveur de l'efficacité de l'action publique jusqu'au dernier kilomètre.

Je tiens à saluer, pour l'organisation de ce colloque, les équipes de l'Université Paris Cité, de l'Université de Lille et, en premier lieu, des professeurs Xavier Cabannes et Aurélien Baudu. Je remercie également l'équipe du secrétariat de la délégation qui a accompli un travail formidable. Je veux aussi saluer les membres de la Société de législation comparée qui ont contribué à cette journée.

Ce colloque traduit la volonté du Sénat de renforcer les liens avec les institutions universitaires. Le Président du Sénat - dont je lis les mots - y tient tout particulièrement : les universitaires jouent un rôle fondamental pour éclairer nos réflexions et étayer nos positions. Vous jouez par ailleurs un rôle extrêmement important pour former les étudiants qui pourront demain être amenés à travailler au sein de nos institutions.

Ce colloque fait également suite à l'audition commune qui a été menée par la délégation aux collectivités territoriales et la mission d'information du Sénat sur l'impact des décisions réglementaires et budgétaires de l'État sur l'équilibre financier des collectivités. Je salue Jérôme Bascher, qui a présidé cette mission et nous rejoindra tout à l'heure pour participer à une table ronde. Ses travaux au Sénat ont été particulièrement utiles. Tant la délégation aux collectivités que la mission d'information ont rappelé l'inflation normative, qu'avec mon collègue le premier vice-président de la délégation, nous qualifions de boulimie normative. Au-delà des coûts supplémentaires qu'elles doivent assumer, les collectivités se sentent de plus en plus paralysées dans leur capacité d'action, c'est-à-dire dans leur capacité d'accomplir leurs missions au service des concitoyens. Le code de l'urbanisme a vu son nombre de mots augmenter de 40 % et nous n'arrivons toujours pas à produire des logements. Le code général des collectivités territoriales (CGCT) a quant lui triplé de volume en 20 ans. Le code de l'environnement a été multiplié par 10.

Le Président du Sénat a souligné que nous pouvions plus continuer ainsi. En mars 2023, le Sénat et le gouvernement ont signé, à la suite d'un rapport commis par notre délégation, une charte de simplification. Nous n'avons pas peur d'afficher une ambition qui, parfois, peut s'apparenter à la quête du Graal, mais celui qui n'entreprend pas est sûr de ne rien réussir. Notre objectif est d'enrayer l'inflation normative en fabriquant de manière plus qualitative la loi. Il nous appartient désormais de faire vivre cette charte d'engagements.

La DGCL et le Conseil national d'évaluation des normes (CNEN) ont estimé à plus de 2 milliards d'euros le coût net des normes pour les collectivités pour la seule année 2022. Le premier motif de découragement des élus locaux tient à la complexité de ces normes et des procédures connexes. L'excès de normes tue l'action. Vous savez le nombre significatif, fort préoccupant et croissant de démissions d'élus locaux. Nous avons un État qui assume très bien deux fonctions : l'injonction et le contrôle, alors qu'il devrait aussi être un accompagnateur des collectivités. Les élus nous disent être des auxiliaires, des opérateurs de l'État, des exécuteurs sans marge de manoeuvre, alors que les attentes de leurs concitoyens en termes de performance de l'action publique sont énormes. Il nous semble indispensable de rétablir le lien de confiance entre les élus locaux et l'État. Je crois que l'avenir de notre démocratie dépend très largement de ce lien de confiance qui est renoué et donc, de la capacité à agir des élus locaux.

Donc la question du financement des transferts de compétences de l'État aux collectivités territoriales prend toute sa place. Les transferts de compétences successifs ont-ils été mus par une véritable volonté de gouverner au plus près, une conviction de l'État que le service devait se rendre au juste niveau, répondant ainsi au principe de subsidiarité cher au Sénat, ou ces transferts ont-ils été de simples opportunités pour l'État d'alléger son budget ? Un exemple est celui des dépenses sociales des départements, notamment des allocations de solidarité. En même temps, l'État se contente de limiter les compensations au coût historique.

Le Président du Sénat souhaite que je rappelle que lors de l'examen de la révision de la Constitution de 2003, la Commission des lois du Sénat avait proposé une formulation plus incisive que celle qui figure actuellement au 4ème alinéa de l'article 72-2 de la Constitution. Le Sénat plaidait en effet pour que tout transfert de compétences entre l'État et les collectivités soit accompagné du transfert concomitant des ressources, garantissant la compensation intégrale et permanente de ces charges. Plus récemment, le Sénat a insisté sur le sujet lors de la loi « 3DS », souhaitant qu'une clause de revoyure ou de révision du coût des transferts de charges soit acceptée et donc votée. Hélas, le gouvernement ne semble pas partager notre avis.

Le colloque de ce jour sera une contribution majeure sur les questions juridiques, les enjeux financiers et la forte attente des collectivités. Lorsque le Sénat est l'avocat des collectivités, il n'est pas le secrétaire général d'un syndicat. Les collectivités sont utiles et nécessaires parce qu'elles accomplissent, aux côtés de l'État des missions extrêmement importantes qui rendent service à nos concitoyens.

Vous aurez aussi à répondre à la question portant sur le principe « qui décide paie » et à l'inverse, « qui paie doit être au moins associé aux décisions ». Je vous laisse imaginer notre réponse. Le 6 juillet, le Sénat a formulé 15 propositions pour rendre aux élus locaux leur pouvoir d'agir. Ce travail montre l'obstination positive et constructive du Sénat.

Je vous remercie encore une fois, au nom du Président du Sénat, d'honorer le Sénat de votre présence. Je suis sûre que les propos qui seront tenus ici sortiront de ces murs et contribueront à nourrir la réflexion nationale sur ces sujets.

La première séquence porte sur le cadre général des transferts de compétences. Elle sera présidée par Monsieur Jean Duguerry, président du Département de l'Ain. Je suis très heureuse de la coopération que nous avons nouée avec les Départements et l'Association des maires de France (AMF). Monsieur Laignel nous rejoindra au titre de sa fonction de président du Comité des finances locales. Monsieur le président, je vous remercie et vous laisse la parole.

Première partie : le cadre général des transferts de compétences

M. Jean Duguerry, président du Conseil départemental de l'Ain, porte-parole de Départements de France. - Je suis ravi, en ma qualité de porte-parole de Départements de France et de président du département de l'Ain d'ouvrir la première séquence de travail de ce colloque.

Chacun le sait, les transferts de compétences aux collectivités territoriales doivent s'accompagner des ressources consacrées à l'exercice des compétences transférées. Il convient de préciser que cette compensation financière est soumise au respect de cinq principes :

- l'intégralité de la compensation ;

- la concomitance de la compensation aux transferts ;

- l'évolution de la compensation à l'évolution de la charge ;

- le contrôle de la compensation ;

- la conformité de ladite compensation.

Dans la réalité, ces principes ne sont pas parfaitement respectés ; c'est le moins que l'on puisse dire. Quarante ans après, pour la quasi-totalité des départements, la première des priorités lorsque l'on évoque la décentralisation reste celle des moyens financiers. Avant toute considération sur l'autonomie territoriale, ils veulent bénéficier d'une autonomie financière suffisante pour garantir un niveau de ressources à la hauteur des besoins exprimés et des missions qui leur sont confiées.

Sans autonomie et sans stabilité financière, il est difficile d'adapter les politiques publiques aux réalités territoriales. Ces dix dernières années, les départements ont subi de plein fouet la perte continue de leur autonomie financière et fiscale - en dépit du principe constitutionnel de libre administration des collectivités. Ils ne disposent plus du tout de leviers fiscaux. Leurs ressources sont en nette diminution. Je me permets de citer les droits de mutation à titre onéreux (DMTO), dont la baisse vertigineuse est en train de déséquilibrer un grand nombre de budgets départementaux. Les charges transférées et compensations de l'État sont devenues insuffisantes au regard des allocations individuelles de solidarité (AIS). 10 milliards d'euros de reste à charge : voici un exemple parlant d'une même compensation ratée, et je ne vous parle pas des problèmes que nous rencontrons actuellement avec l'accueil des mineurs non accompagnés.

Aujourd'hui, les départements se sentent muselés dans leur capacité d'initiative et surtout d'investissement. Ce n'est pas la Cour des comptes qui me démentira. Mardi dernier, dans son rapport sur les finances des collectivités, elle prévient que les collectivités territoriales vont dépenser plus qu'elles ne vont percevoir en 2023. Les départements sont particulièrement concernés. Il est donc impératif de revenir à la philosophie des lois de décentralisation. J'espère que ce colloque nous le permettra.

Je donne la parole à Monsieur Michel Degoffe.

Introduction : qu'est-ce qu'un transfert de compétence

M. Michel Degoffe, professeur à l'Université Paris Cité. - Le thème peut surprendre, car la décentralisation suppose un transfert de compétences. Il y a une trentaine d'années, François Burdeau, historien du droit, expliquait dans l'un de ses ouvrages que la décentralisation est un système d'administration qui reconnaît aux organes périphériques le droit de régler des affaires d'une manière plus ou moins complète dans le cadre de collectivités. Le transfert de compétences est donc inhérent à la décentralisation.

La charte de l'autonomie locale, dans son article 3 indique que l'autonomie locale s'entend comme le droit et la capacité effective, pour les collectivités locales, de gérer dans le cadre de la loi, sous leur propre responsabilité et au profit de leur population, une part importante des affaires publiques. Cela suppose un transfert de compétences. La même charte précise dans son article 4 que l'exercice des responsabilités doit incomber de préférence aux autorités les plus proches des concitoyens, ce qui suppose un principe de subsidiarité lorsque la compétence peut être exercée plus efficacement à l'échelon local.

Jean-Marie Pontier explique que la question des transferts de compétences devient un point de discussion important sous la Vème République. Auparavant, deux éléments retenaient l'attention au sujet de la décentralisation : l'élection des organes délibérants au suffrage universel direct (qui traduirait une autonomie par rapport au pouvoir central) et l'élection de l'exécutif par les conseils élus. Un autre point retenait l'attention : l'allègement des contrôles. Jean-Pierre Machelon indique que dans la grande loi de 1884 sur les communes, il est assez peu question de transferts de compétences. Le conseil municipal, par ses délibérations, règle les affaires de la commune. De la même façon, la loi du 2 mars 1982 - considérée à tort comme l'acte I de la décentralisation - n'aborde pas le transfert de compétences. Ce sera l'objet d'une loi du 7 janvier 1983, qui dispose que la répartition des compétences entre les collectivités territoriales et l'État s'effectue, dans la mesure du possible en distinguant celles qui incombent à l'État et celles qui sont du ressort des collectivités (communes, départements ou régions) de telle sorte que dans chaque domaine de compétences ainsi que les ressources correspondantes, celles-ci soient affectées en totalité soit à l'État, soit aux collectivités territoriales. Cet objectif n'a jamais été atteint, car il est difficile de distinguer ce qui relève de l'une ou l'autre collectivité. D'ailleurs, la loi de 1983 indique aussi que le transfert de compétences soit être accompagné d'un transfert de ressources.

Certains considèrent que les collectivités territoriales - en particulier la commune - préexistent à l'État : elles détiennent des compétences sans que l'État ait à les leur donner. Brissot, lorsqu'il présente un plan de constitution municipale pour la ville de Paris au début de la Révolution, dit : « La commune est un corps souverain. Elle n'a pas à recevoir son statut de l'Assemblée nationale. Elle possède un droit propre à établir les règles qui doivent la régir ». Si nous raisonnons ainsi, les compétences sont originaires et n'ont pas à être transférées. Ce débat est encore présent aujourd'hui. Marc Joyau, dans sa thèse « De l'autonomie des collectivités territoriales françaises », soutient que les collectivités territoriales, du fait de la clause générale de compétence, ont des compétences originelles qui ne leur sont pas transférées par l'État. Cette doctrine ne recueille pas l'assentiment général. Jean-Marie Pontier explique à raison que fonder ces compétences originelles sur la clause générale de compétence pose problème, car c'est bien la loi de 1884 qui donne compétence à la commune pour régler les affaires communales ; il y a donc transfert.

Madame la présidente, vous avez évoqué la loi de 2003, qui a ajouté à la Constitution un article 72 alinéa 2, qui dispose que les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions pour l'ensemble des compétences qui peuvent le mieux être mises en oeuvre à leur échelon. Pour l'instant, le Conseil constitutionnel n'a pas tiré beaucoup de conséquences de cette disposition. Nous pouvons simplement citer une décision du 7 juillet 2005 à propos d'une loi de programme pour les orientations de la politique énergétique, qui prévoit que le Préfet définit les zones prioritaires de développement de l'éolien. Les 60 parlementaires qui contestent la loi estiment que les collectivités territoriales sont mieux placées pour délimiter ces zones. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision, rejette l'argument, mais indique que l'État n'a pas commis d'erreur manifeste en confiant cette compétence à l'État. Ce faisant, il sous-entend qu'en cas d'erreur manifeste, la compétence aurait dû être confiée aux collectivités.

La notion de transfert de compétences renvoie à deux éléments importants. Tout d'abord, le transfert est un acte unilatéral de l'État, qui résulte de l'article 34 de la Constitution : la loi détermine les principes fondamentaux de la libre administration des collectivités territoriales, de leurs compétences et de leurs ressources. Ce caractère territorial est accentué lorsqu'on examine les relations entre les communes et intercommunalités. Toute commune doit être membre d'un EPCI à fiscalité propre. L'EPCI est créé par la volonté d'une majorité qualifiée de communes. Cela étant, l'établissement public ne sera créé que par un acte unilatéral de l'État. Cela démontre bien que l'État a la compétence de distribution des compétences. Si je reprends la loi de 1983, elle codifie à l'article L. 1111-2 du CGCT que les collectivités territoriales concourent avec l'État à l'administration, à l'aménagement, au développement économique et social, etc. Il y a donc un concours entre les collectivités territoriales et l'État pour l'exercice des compétences. À l'époque, Jérôme Chapuisat parle de co-administration.

Le caractère nécessairement unilatéral du transfert est renforcé lorsqu'on le compare à d'autres dispositions. Par exemple, le CGCT envisage un aménagement conventionnel des compétences (cf. articles L. 1111-8 et L. 1111-8-1). Une collectivité territoriale peut déléguer une compétence à une autre collectivité. Une délégation est également possible entre l'État et une collectivité. La délégation n'est pas un transfert de compétences ; la collectivité qui reçoit la compétence l'exerce au nom et pour le compte de la collectivité qui délègue. La collectivité qui délègue ne disparaît pas dans le transfert de compétences, puisqu'elle doit s'assurer que la compétence est correctement exercée par la collectivité à laquelle elle a délégué cette compétence. En revanche, dans le cas d'un transfert de compétences, la collectivité qui transfère disparaît. L'article L. 5211-5 du CGCT indique que lorsque l'EPCI est créé, il est substitué de plein droit aux communes qui en sont membres.

La France est un État unitaire : il y a des limites aux transferts de compétences. Ces limites ont été données par le Conseil constitutionnel dans une décision du 18 janvier 1985 : le législateur peut transférer les compétences, mais les conditions essentielles d'exercice des libertés publiques doivent être les mêmes sur tous les points du territoire. En matière de transfert, la présentation du droit actuel est assez bien observée dans un article très ancien de Charles Eisenmann, « Centralisation et décentralisation dans le débat politique français ». Il y développe l'idée de semi-décentralisation : dès lors que l'État fixe les droits fondamentaux applicables à l'exercice de la compétence transférée, le plus souvent la décision doit être prise à la fois par la collectivité bénéficiaire du transfert et par l'État. C'est un problème que nous rencontrons par exemple en matière de prestations sociales. Bien qu'elles soient gérées par le département, le Conseil d'État rappelle que les conditions essentielles de ces prestations doivent être fixées par l'État.

Mme Françoise Gatel, présidente. - Merci beaucoup, professeur. Votre intervention a permis de fixer le cadre du transfert de compétences, qui ne doit pas être confondu avec la délégation.

Monsieur le président, je vous rends la présidence.

M. Jean Duguerry. - Merci Madame la présidente. Je donne la parole à Madame Virginie Donier, professeur à l'Université de Toulon, qui va revenir sur 40 ans de décentralisation matérielle et fonctionnelle.

I) Les compétences transférées aux collectivités territoriales par l'État : retour sur 40 ans de décentralisation matérielle et fonctionnelle

Mme Virginie Donier, professeur à l'Université de Toulon. - Merci, Monsieur le président, et merci aux organisateurs du colloque pour cette sollicitation.

Résumer 40 ans de décentralisation en une communication de 20 minutes est un exercice particulièrement délicat. Puisqu'il s'agit principalement de vous proposer une rétrospective, je me contenterai d'agencer l'histoire contemporaine de la décentralisation autour des principales tendances, qui sont caractérisées par la constance. En effet, la dénonciation de la complexité, de l'enchevêtrement des financements croisés fait figure de discours récurrent depuis 40 ans, ou plus précisément depuis les lois du 7 janvier et du 22 juillet 1983. Si l'on excepte le développement économique, la loi du 2 mars 1982 n'était pas à proprement parler une loi de transfert de compétences. Depuis les deux textes précités de 1983, de nombreuses lois ont arboré une volonté décentralisatrice, mais peu ont été aussi denses, réserve faite peut-être de la loi du 13 août 2004 qui comportait de nombreux transferts de compétences, dans le sillage de la révision constitutionnelle du 28 mars 2003.

Pour autant, il ne faut pas croire que les transferts de compétences se trouvent exclusivement dans les lois de décentralisation. Ces transferts sont en réalité le produit de textes épars, dont certains n'ont pas pour principal objet les collectivités territoriales - à l'instar par exemple des lois qui ont été votées récemment en matière environnementale. Lorsque l'on envisage de façon rétrospective la logique des blocs de compétences, l'on peut être frappé par la naïveté de cette idée, aussi séduisante soit-elle. Je pense que sa conceptualisation obéissait davantage à la recherche d'une boussole pour conduire la décentralisation au début des années 1980, plutôt qu'à un véritable principe intangible ; cela a été rappelé par Michel Degoffe. Depuis lors, toutes les lois de décentralisation n'ont pas manqué d'afficher l'objectif de clarification des compétences. Ce constat vaut également pour la révision constitutionnelle du 28 mars 2003.

Cette constance s'explique sans doute par une question épineuse : celle de savoir quels peuvent être les contours de la décentralisation dans un État unitaire. Pour tenter d'éclairer cette question tout en évitant le catalogue de compétences, je vous propose une démarche à la fois classique et schématique autour de deux idées. En premier lieu, la décentralisation repose sur une conception verticale de la répartition des compétences - qui rejoint dans une certaine mesure l'approche unilatérale évoquée précédemment avec, cette fois-ci, la question du contenu matériel des transferts. Ensuite, il faudra envisager les conséquences induites par cette approche verticale dans les relations entre les collectivités territoriales. L'imbrication des compétences a nécessairement des conséquences d'ordre horizontal.

La verticalité s'explique par le rôle prééminent de la loi pour concevoir les transferts de compétences, mais cette verticalité est loin d'être synonyme de simplicité parce qu'elle ne permet pas de systématiser le droit. Le rôle premier conféré au législateur s'explique par la rédaction de la Constitution, qui ne comporte aucune liste des compétences devant être décentralisées. C'est ainsi de la loi que les collectivités détiennent leurs compétences depuis 1983 (planification régionale, développement économique, aménagement du territoire, urbanisme, logement, transports, action sociale et santé). Depuis lors, les matières de la décentralisation se sont parfois épaissies, notamment après l'adoption de la loi du 13 août 2004. Une approche exhaustive des compétences des collectivités territoriales est ici inconcevable. La DGCL a recensé, dans son tableau « synthétique » de 17 pages, pas moins de 23 domaines concernés par la décentralisation. Cela tend à démontrer que peu de politiques échappent à l'action des collectivités territoriales, et explique que soient dénoncés de façon fréquente l'enchevêtrement des compétences et les financements croisés. L'introduction du principe de subsidiarité au sein de la Constitution, par la révision de 2003, n'a rien changé à cet égard en raison de la plasticité de cette notion, qui définit un objectif de bonne gouvernance parfois difficile à appréhender. Il ne faut pas non plus rechercher dans les différentes lois de décentralisation des règles qui auraient guidé l'action du législateur.

Si certaines compétences ont bénéficié d'une véritable intangibilité, à l'image de l'urbanisme ou du développement économique, d'autres ont en revanche fait l'objet d'une recentralisation, comme la santé. De plus, à l'intérieur des grands domaines précités, les transferts de compétences font l'objet de fréquents ajustements en fonction des compromis et choix politiques du moment. La seule boussole qui guide le législateur tient à des considérations d'opportunité, lesquelles ne permettent pas de proposer une définition matérielle de la décentralisation. Pour autant, nous pouvons tenter de dégager de grandes tendances qui mettent en exergue les principales fonctions de chaque niveau de collectivité. En fonction de ces compétences en matière d'aménagement du territoire, de planification et de planification économique, l'on peut considérer que la région a une vocation stratégique. Le département a principalement une fonction d'accompagnement compte tenu de ses compétences dans les domaines de l'action sociale et de l'aide aux communes. Enfin, le niveau communal se voit assigner une vocation de proximité avec la gestion de services publics tels que l'eau, l'assainissement ou encore de par ses compétences en matière d'urbanisme.

Cette présentation synthétique dissimule une grande complexité, d'autant que certaines compétences sont partagées entre différents niveaux de collectivité (tourisme, culture, sport...). De plus, le législateur fait preuve d'inconstance. Le seul exemple de la clause générale de compétence devrait suffire pour s'en convaincre. Il convient par ailleurs de souligner que le législateur n'a pas seulement la maîtrise des transferts de compétences ; il dispose aussi des instruments qui ont été conçus pour assouplir la répartition légale des compétences. Je pense notamment à l'expérimentation, à la différenciation, aux délégations ou encore au recours au contrat, qui devrait néanmoins être un outil de co-administration. La maîtrise dont dispose l'État s'exerce à la fois sur le processus des transferts et les outils de correction de ses choix initiaux.

La pratique de la décentralisation ne permet pas de dégager une grille de lecture qui expliquerait l'approche matérielle de cette notion. Cela signifie, a contrario, qu'il existe une véritable souplesse, la loi pouvant s'adapter aux circonstances. Les acteurs locaux l'ont bien saisi, puisqu'il ne faut pas oublier que la décentralisation est un jeu à plusieurs acteurs. Cependant, cette conception conjoncturelle de la décentralisation dissimule la principale question : celle de la place de l'État. Toute réflexion sur la décentralisation est incontestablement une réflexion sur le partage entre les affaires nationales et les affaires locales, et donc, sur le positionnement de l'État. La décentralisation bouscule l'organisation de l'administration déconcentrée. Les transferts successifs de services, de personnel dans les secteurs économique et social ont inévitablement induit une réorganisation des services extérieurs de l'État. Parallèlement, nous avons assisté à l'émergence d'une nouvelle forme de décentralisation fonctionnelle, par le phénomène de « l'agencification », qui tend à renouveler les modalités de gouvernance publique. Cette réorganisation de l'administration de l'État, combinée à la décentralisation territoriale, aurait pu s'accompagner d'une réflexion sur le rôle de l'État, mais ce ne fut pas le cas. À cet égard, la lecture des différentes lois de décentralisation ne nous renseigne pas davantage, puisque ces textes se présentent généralement comme « un catalogue hétéroclite, sans vision d'ensemble », pour citer l'un des commentateurs de la loi du 13 août 2004, Gérard Marcou.

Pour mieux appréhender le partage des compétences entre l'État et les collectivités territoriales, la doctrine a parfois eu recours à la notion de régalien. Au-delà de la difficulté à définir précisément le contenu des compétences régaliennes, il s'avère que les collectivités territoriales n'en sont pas complètement exclues, comme le démontrent leurs compétences en matière de préservation de l'ordre public. L'action de l'État, loin de se limiter au champ régalien, tend en réalité à s'exercer dans de nombreuses politiques publiques, lesquelles font l'objet d'une co-administration. Cela rend délicat l'établissement d'une frontière entre intérêt national et intérêt local. L'action sociale illustre ce constat, tout comme la politique du logement et l'habitat. Lorsque l'on regarde l'ensemble des politiques publiques, l'on s'aperçoit que l'ombre de l'État ne plane pas nécessairement de la même manière selon les compétences considérées. Parfois, il s'agit d'orienter au moyen d'incitations financières ou d'appels à projets. Parfois, il s'agit plutôt de contraindre au moyen d'une réglementation dense et précise, qui laisse une marge de manoeuvre très limitée aux acteurs locaux. Parmi les compétences transférées, il importe de distinguer entre conception et exécution, car certains transferts de compétences confinent en réalité les collectivités territoriales à un simple rôle d'exécutant. S'il est délicat de dresser une liste des matières devant relever de l'État au nom de l'intérêt national, il est tout aussi délicat de maîtriser le degré de décentralisation, car ce degré est variable. Je ne prendrai qu'un seul exemple : la marge de manoeuvre des départements pour l'élaboration de leur règlement départemental d'aide sociale est sans commune mesure avec celle dont disposent les régions pour définir le régime des aides aux entreprises.

Finalement, l'observateur se trouve placé face à un tableau impressionniste. Cela n'est pas sans conséquence sur les conditions d'exercice de leurs compétences par les collectivités territoriales et sur les relations entre les différents niveaux locaux. J'en arrive à la question des conséquences horizontales de la décentralisation. L'imbrication des compétences a certes créé un phénomène de spécialisation, mais ce phénomène ne s'accompagne pas d'une exclusivité. Cela a conduit le législateur à concevoir des instruments de gestion des enchevêtrements, avec des résultats particulièrement mitigés. La répartition des compétences qui a été conçue par le législateur au gré des lois de décentralisation a permis de conférer une vocation prioritaire à chaque échelon de collectivité. Dans la mesure où la frontière entre les différentes matières peut paraître étanche, les collectivités sont indéniablement invitées à collaborer entre elles. Il existe une forte interdépendance entre les politiques publiques décentralisées. À cet égard, je crois que l'on peut s'interroger sur la pertinence de certains découpages opérés en 1983. En effet, le législateur a choisi de séparer l'action économique de l'action sociale. La première relève principalement des régions et la seconde, du département - département qui, par ailleurs, n'a plus de compétences économiques depuis le retrait de sa clause générale de compétence. Comment concevoir l'insertion professionnelle des personnes en situation d'exclusion (compétence qui incombe au département) sans la corréler à la mise en oeuvre d'une politique de développement économique du territoire ? Le département dispose-t-il de tous les leviers pour exercer sa compétence ? En dépit des apparences, les départements ne sont pas complètement privés de toute compétence économique. Ils peuvent par exemple accorder des aides pour l'exploitation de salles de cinéma ou encore contribuer au financement de programmes d'investissement des établissements de santé depuis la loi « 3DS ».

La spécialisation qu'a voulue le législateur ne propose qu'une version déformée de la réalité. Cette déformation s'est accentuée avec la montée en puissance de l'intercommunalité. Dans son rapport de mars 2023 consacré aux 40 ans de la décentralisation, la Cour des comptes n'a pas manqué de rappeler les incertitudes qui entourent les compétences communautaires et la notion d'intérêt communautaire. De plus, si les EPCI pouvaient initialement détenir leurs compétences des seules communes membres, le législateur s'est éloigné de ce mode de fonctionnement pour leur attribuer des compétences directes. Un EPCI peut aussi être désigné chef de file, de la même façon que les communes dans les domaines de la mobilité durable, de l'organisation des services de proximité, de l'aménagement de l'espace ou encore du développement local.

Le législateur n'a eu d'autre choix que de construire des outils de gestion de l'enchevêtrement afin de favoriser la concertation. La loi du 22 juillet 1983 prévoyait déjà des possibilités de délégation de compétences, mais ces instruments se sont multipliés avec l'introduction de la notion de chef de file ; la création de la conférence territoriale de l'action publique par la loi de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles (MAPTAM). La loi NOTRe a quant à elle eu recours aux schémas pour rationaliser l'organisation des compétences dans les domaines de l'aménagement du territoire et du développement économique, et ce, en faveur des régions. Si les délégations qui ont été autorisées en 1983 peuvent être conçues comme des instruments nécessaires à la respiration de la décentralisation, la consécration d'autres instruments de coordination par la suite a, à mon sens, sonné définitivement le glas de la notion de bloc de compétences, même si cette notion demeure dans le CGCT.

Toutefois, il est intéressant de relever que la consécration de chefs de file a imposé pour le législateur une réflexion sur la vocation particulière de chaque niveau de collectivité. Les régions ont été désignées chefs de file en matière d'aménagement du territoire et de développement économique ; pour certaines compétences environnementales. Le département, lui, est chef de file en matière d'action sociale, de développement social ou de solidarité des territoires. L'inventaire des chefs de file pourrait laisser voir, en creux, les domaines d'intervention de l'État, mais cela supposerait que les domaines dans lesquels un chef de file est désigné relèvent exclusivement des échelons locaux, ce qui n'est pas le cas. Dans ces différentes matières, l'intervention de l'État reste palpable, que ce soit au plan financier ou au plan de la réglementation.

D'un côté, les grandes matières de la décentralisation sont restées sensiblement les mêmes depuis 1983. De l'autre, à l'intérieur des grands ensembles, c'est l'instabilité qui domine, puisque la décentralisation fait l'objet d'incessantes retouches, avec au fil des textes un degré de précision normatif qui nuit à l'autonomie locale. Cela renforce indéniablement la nécessité d'une réflexion sur le rôle de l'État, surtout pour trouver un véritable sens à la décentralisation.

M. Jean Duguerry. - Merci beaucoup, Madame Donier.

Nous accueillons Monsieur Aurélien Baudu, professeur à l'Université de Lille et Monsieur Xavier Cabannes, professeur à l'Université de Paris Cité, coorganisateurs de ce colloque, pour aborder le cadre budgétaire et financier des transferts de compétences.

II) Le cadre budgétaire et financier des transferts de compétences aux collectivités territoriales

M. Aurélien Baudu, professeur à l'Université de Lille, coorganisateur du colloque. - Merci Monsieur le président. Je vous remercie de m'accorder quelques secondes hors temps chronométré pour remercier le Président du Sénat et Madame la présidente Gatel de leur accueil et les services du Sénat pour cette formidable organisation. Je remercie également les partenaires de ce colloque.

Évoquer en quelques minutes cette controverse, qui dure depuis 20 ans (si l'on tient compte de la révision constitutionnelle) ou 40 ans (si l'on tient compte du premier mouvement du transfert de compétences) est exactement délicat. Je traiterai plutôt du cadre juridique, puis Xavier Cabannes traitera de la mise en oeuvre de la compensation financière.

Tout accroissement de charges résultant des transferts de compétences effectués entre l'État et les collectivités doit s'accompagner du transfert concomitant des ressources nécessaires à l'exercice normal de ces compétences. Pendant longtemps, cela a été une compétence législative, qui figure à l'article L. 1614-1 du CGCT et qui est désormais constitutionnalisée à l'alinéa 4 de l'article 72-2 de la Constitution. Nous avons fait le choix, avec mon collègue, de mettre de côté les EPCI au regard de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui a précisé qu'ils ne constituent pas des collectivités territoriales au sens de l'article 72 de la Constitution. Cette interprétation résulte d'une décision du 14 octobre 2022, confirmée par une décision du 29 juillet 2023 (paragraphe 12).

J'évoquerai, en premier lieu, les hypothèses de mise à l'écart de la compensation financière et les principes du contrôle de la compensation. Sur les transferts, créations et extensions antérieurs à la révision de 2003, le Conseil constitutionnel exerce un contrôle au regard du principe de libre administration, au sens de l'article 72. Le présent alinéa de l'article 72-2 ne s'applique pas en cas d'absence de transfert, d'extension ou de création de compétence. Dans sa jurisprudence, le Conseil fait preuve d'habilité terminologique pour que la compensation financière ne puisse être retenue (simple aménagement, simple consolidation, modification sans extension...). Dans sa décision du 19 novembre 2016, il fait référence aux compétences qui concernent le maire, en tant qu'agent déconcentré de l'État. Il faut rappeler que le droit à compensation financière est limité aux seules compétences obligatoires. Il faut exclure donc les simples facultés ; les modifications de règles de portée générale ayant une incidence financière sur l'exercice de la collectivité au titre de ses compétences (cf. arrêt du Conseil d'État du 21 février 2018 « Département du Calvados »).

Deuxième point que je souhaitais évoquer : les principes qui concernent cette compensation financière. En matière de transferts de compétences, les textes imposent l'attribution des ressources équivalentes à celles qui étaient jusqu'alors consacrées à leur exercice, et ce, à la date du transfert. Depuis la décision 509-DC du Conseil constitutionnel du 13 janvier 2005, et d'après l'article L. 1614-1 du CGCT, la compensation est intégrale en ce qu'elle correspond à la totalité des dépenses supportées par l'État pour l'exercice des compétences transférées. Cette solution est également retenue par le Conseil d'État dans un arrêt du 29 octobre 2010 « Département de la Haute-Garonne », dans le cadre d'une QPC. Il est donc fait reproche à l'État de ne transférer aux collectivités territoriales que des compétences pour lesquelles il ne consacre plus que des sommes réduites - notoirement insuffisantes, souvent.

Dès lors que les collectivités veulent exercer efficacement la compétence transférée (recrutement d'agents, amélioration de la qualité du service...), les collectivités n'ont pas d'autre possibilité que d'abonder les crédits transférés à partir de leurs ressources propres. Nous comprenons que le système comporte une forme de perversité, puisque l'État est incité à transférer tout ce qu'il néglige et à négliger tout ce qu'il envisage de transférer. Comme le souligne justement notre collègue Virginie Donier dans son ouvrage « Le droit des collectivités », le Conseil n'impose pas au législateur la mise en place d'une forme de compensation glissante visant à prendre en compte les dépenses à venir pour les collectivités. Je crois me souvenir que dans le cadre des débats sur la loi « 3DS » et les transferts de compétences dans le cadre de la loi de finances, la collectivité d'Alsace concernée évoquait ses besoins supplémentaires en termes d'ETPT par rapport à ceux consacrés par l'État. L'exercice n'est toutefois pas aisé, et suppose une méthodologie qui, à mon avis, reste à définir. Je crois que nous sommes plutôt dans le tâtonnement, le cas par cas.

À la lecture du communiqué de presse de l'AMF, je suis un peu embarrassé d'évoquer le fascicule 2 de la Cour des comptes. Pour autant, la Cour des comptes nous rejoint quant à la nécessité de définir une méthode. Lorsqu'il y a carence de la collectivité à exercer une compétence qui lui a été transférée par le législateur, cette carence est susceptible de mettre en cause sa responsabilité, comme l'a précisé la Cour administrative de Nantes dans un arrêt du 10 février 2017.

Je laisse à mon collègue le soin de prendre le relais.

M. Xavier Cabannes, professeur à l'Université Paris Cité, coorganisateur du colloque. - Nous avons la partition. Maintenant, il faut la jouer. Nous allons nous intéresser à la mise en oeuvre de la compensation financière des transferts de compétences opérés par l'État à l'égard des collectivités.

Les transferts de compétences opérés par l'État peuvent donner lieu à trois formes de compensation financière : des versements de dotations de la part de l'État ; des prélèvements sur recettes du budget général de l'État ; de la fiscalité transférée. Les dotations correspondent à des crédits budgétaires inscrits au budget général de l'État, et que l'État va verser aux collectivités territoriales. Je citerai pour exemple la dotation générale de décentralisation. Les prélèvements sur recettes peuvent, de manière surprenante, être utilisés pour compenser des transferts de compétences (dotations départementales d'équipement des collèges, dotation régionale d'équipement scolaire, etc.). Le financement par le biais de la fiscalité transférée a été opéré dès l'acte I de la décentralisation, à travers la taxe sur les cartes grises, l'ancienne vignette automobile ou encore les DMTO. Au moment de l'acte II et depuis l'acte II, nous avons assisté à des transferts de fractions de taxes sur les conventions d'assurances (TSCA) ou de taxes intérieures de consommation sur les produits énergétiques (TICPE). Depuis 2010, ces transferts se sont accentués.

Je formulerai deux observations. Premièrement, la fiscalité transférée est devenue la forme privilégiée pour compenser les transferts de compétences. Sans doute faut-il y voir ici l'effet de l'article 72-2 de la Constitution et la volonté de respecter les ratios d'autonomie qui découlent de cet article.

Deuxième observation : nous n'y comprenons plus rien, et ce, pour deux raisons. Tout d'abord, les transferts de compétences peuvent être compensés par des dotations, des prélèvements sur recettes et de la fiscalité transférée. En réalité, ces ressources ne servent pas uniquement à financer des transferts de compétences, mais peuvent aussi être utilisées pour financer le fonctionnement normal des collectivités territoriales ou encore à financer les effets financiers de réformes fiscales locales. Par ailleurs, la fiscalité transférée peut être utilisée pour compenser les effets d'une réforme fiscale. En outre, le concept même de fiscalité transférée devient lui aussi assez illisible, puisque la fiscalité transférée comprend des impôts intégralement transférés aux collectivités territoriales, mais aussi des impôts intégralement transférés aux collectivités territoriales ; des impôts dits partagés entre l'État et les collectivités. La lecture se complique d'autant plus que la TVA est considérée comme de la fiscalité partagée, et non comme de la fiscalité transférée. Certaines fractions de la TVA sont néanmoins considérées comme de la fiscalité transférée.

Une carte est nécessaire pour s'y retrouver, tant d'un point de vue conceptuel que d'un point de vue financier. Nous savons maintenant que les transferts de compétences peuvent être financés de différentes façons. Quels sont les problèmes qui en découlent ? Avec Aurélien Baudu, nous vous proposons une nouvelle formule des trois E : « Évaluation, Évolution, Évaporation ».

L'Évaluation de la compensation financière est une question extrêmement technique, qui demeure entre les mains de l'État d'un bout à l'autre de la procédure. Le législateur fixe la forme de la compensation financière, les dépenses et la période de référence. Ensuite, le pouvoir exécutif précise par décret le calcul des charges en cause, puis un arrêté ministériel établit le montant des dépenses de référence pour chaque catégorie de collectivité concernée, après avis de la Commission consultative sur l'évaluation des charges (CCEC). Cependant, la CCEC, par sa composition, permet d'associer les collectivités territoriales. Sur son site Internet, la CCEC précise avoir examiné, depuis 2005, 329 projets d'arrêtés ministériels, dont 320 ont été approuvés à l'unanimité - y compris donc par les élus locaux qui en sont membres. Cela voudrait donc dire que le problème que nous évoquons ne proviendrait pas de l'évaluation initiale de la compensation financière. Dès lors que les élus locaux votent ces arrêtés, il n'y aurait pas de péché originel - sauf si le problème ne vient pas de la technique d'évaluation, mais de son application à chaque collectivité en propre. La disparité relativise la pertinence d'un raisonnement par catégorie de collectivités territoriales, et relativise fortement la pertinence d'un raisonnement global pour évaluer les charges à compenser.

Quant à l'Évolution, le grand problème résulte du fait que la compensation financière se fait au coût historique des charges transférées et que rien, dans la Constitution, n'est prévu pour faire évoluer ces montants. Dans le fascicule 2 de son rapport, la Cour des comptes indique : « la compensation peut vite devenir obsolète au regard des dynamiques induites par des facteurs exogènes (démographie, inflation, attentes sociales, etc.). Cette compensation globale peut être décorrélée des charges effectivement assumées par les collectivités territoriales ». Les travaux du Sénat montrent bien une attente quant à une évolution constitutionnelle sur cette question.

Enfin, en raison de la prépondérance de la fiscalité transférée, nous assistons à un phénomène d'Évaporation des compétences fiscales des collectivités territoriales. En transférant toujours plus de fiscalité pour ne pas porter atteinte au ratio d'autonomie, le législateur n'ouvre pas forcément aux collectivités l'exercice de compétences fiscales nouvelles et donc, les prive de nouvelles marges de manoeuvre fiscales et budgétaires. En effet, le Parlement, et donc l'État, et donc, le gouvernement garde sur une partie de cette fiscalité transférée (qu'elle soit partagée ou non) toute la compétence ou presque en ce qui concerne le taux et de l'assiette. Il est donc nécessaire de réfléchir à l'opportunité et à la faisabilité d'une évolution constitutionnelle.

M. Jean Duguerry. - Merci beaucoup, monsieur le professeur. Je suis à la fois rassuré (car nous partageons les mêmes inquiétudes et incompréhensions) et inquiet. Je compte sur vous, Madame la présidente, pour essayer de faire évoluer les choses, car les départements subissent une crise financière grave. Si nous voulons continuer à assurer nos missions auprès des populations, il faut que nous en ayons les moyens et que la compensation financière soit à la hauteur des compétences transférées.

Merci à tous.

Mme Françoise Gatel, présidente. - Je voudrais vraiment saluer le partenariat que nous avons noué avec l'ADF sur ces sujets, comme avec l'ensemble des associations d'élus. Le coeur des compétences des départements étant l'action sociale, il y a aujourd'hui, sur différents sujets (y compris celui du vieillissement et du financement des EHPAD) un quatrième E : celui de l'Émotion, qui passe à la lettre I comme Inquiétude.

Merci monsieur le président. Soyez assuré de l'attention qui est la nôtre et de notre détermination à continuer à faire avancer les choses. Messieurs les professeurs, je tiens vraiment à vous remercier. Vous nous aidez à poser le cadre. Vos exposés sont autant de suggestions dont nous pourrons nous emparer au moment de l'examen de la loi de finances, et au-delà.

Deuxième partie : les modalités et enjeux du financement des transferts de compétences

Mme Françoise Gatel, présidente. - Nous accueillons Monsieur Thomas Montbabut, chef de bureau du financement des transferts de compétences à la sous-direction des finances locales et de l'action économique de la Direction générale des collectivités locales (DGCL), et Secrétaire de la CCEC. Ensuite, nous accueillerons Monsieur Louis Bahougne, Premier conseiller à la Chambre régionale des comptes des Pays de la Loire, et Nathalie Gervais, présidente de la Chambre régionale des comptes de Provence-Alpes-Côte d'Azur. Enfin, Monsieur Arnaud Haquet, professeur à l'Université de Rouen, abordera la question de la constitutionnalité de la garantie de la compensation financière des transferts de compétences dans le temps.

Monsieur Montbabut, la parole est à la défense, si je puis dire.

I) La DGCL et l'établissement des règles de la compensation financière des transferts de compétences

M. Thomas Montbabut, chef de bureau du financement des transferts de compétences à la sous-direction des finances locales et de l'action économique de la Direction générale des collectivités locales (DGCL) et Secrétaire de la Commission consultative sur l'évaluation des charges (CCEC). - Merci Madame la présidente.

Mesdames et Messieurs les Sénateurs,

Mesdames et Messieurs les élus,

Mesdames et Messieurs les professeurs,

Je voudrais vous remercier de cette invitation, et vous prie de nous excuser de l'absence de Madame Cécile Raquin, Directrice générale des collectivités locales, qui, comme vous le savez, est très prise en ce moment par la discussion du projet de loi de finances.

Créée en 1802, la DGCL s'est profondément réorganisée après l'acte I de la décentralisation pour tirer les conséquences de la loi de 1982. D'une direction chargée d'administrer les collectivités territoriales, elle est passée à une direction chargée de la conception du droit applicable à ces mêmes collectivités. Elle fait figure, dans le grand dialogue interministériel, d'une direction amie des collectivités territoriales. Éric Giuily, ancien directeur général des collectivités locales, avait l'habitude de dire que la DGCL (notamment sa sous-direction des finances locales et de l'action économique) était l'ambassadrice de l'État auprès des collectivités, et qu'elle était également l'ambassadrice des collectivités auprès de l'État.

La DGCL a pour mission de faire prévaloir le droit applicable aux collectivités territoriales (notamment constitutionnel). Dans le grand dialogue interministériel, notre direction générale a donc pour mission de faire prévaloir auprès des autres directions de l'État le facteur « finances locales » dans la prise de décision du gouvernement. Nous mettons en lumière l'impact potentiel des mesures gouvernementales sur les budgets locaux et les finances de l'État. En matière de compensation financière des transferts de compétences, ce rôle est particulièrement important, la DGCL étant à l'interface des collectivités, des ministères et des administrations métiers.

Je me suis interrogé sur les raisons ayant conduit l'État à confier à cette direction générale la mission de procéder à la compensation financière des transferts de compétences, alors que cette mission aurait naturellement pu incomber à la Direction du Budget. Tout d'abord, les conséquences financières et opérationnelles de la décentralisation nécessitent d'être suivies par un acteur tiers, qui est dégagé des contingences propres à la mise en oeuvre de chaque domaine de compétences, ainsi que de l'impérieuse nécessité d'assurer les intérêts financiers de l'État. En parallèle de ce critère financier, il est nécessaire de disposer des éclairages d'une direction générale spécialisée en matière de collectivités territoriales. En effet, la gestion des compensations financières et, plus généralement, le processus de décentralisation requièrent une connaissance fine de ces éléments. Le rôle de la DGCL consiste avant tout à garantir l'existence et le maintien des compensations financières, mais aussi de procéder à leur organisation concrète et, plus largement, de recourir à une responsabilisation des ministères décentralisateurs.

Au sujet de la garantie de l'effectivité et de la pérennité des compensations financières des actes de décentralisation, nous pouvons indiquer que la DGCL est quotidiennement sollicitée par d'autres directions générales pour examiner si une mesure est susceptible de donner droit à compensation. La DGCL travaille fréquemment avec la Direction générale de la cohésion sociale (DGCS), qui est responsable de la politique des minima sociaux ; avec la Direction générale des infrastructures, des transports et des mobilités (DGITM), pour la gestion des routes. Dans ce cadre, les agents qui composent le Bureau du financement des transferts de compétences sont chargés de suivre quotidiennement l'évolution de leur secteur de compétences.

Un autre observatoire assez important pour la DGCL est une instance qui vous est chère, Madame la présidente, puisqu'il s'agit du Conseil national d'évaluation des normes (CNEN), dont le secrétariat est confié au Bureau du financement des transferts de compétences. Ce conseil est saisi pour tout projet de loi ou d'acte réglementaire susceptible d'avoir un impact sur les collectivités territoriales, et donc susceptible d'avoir une incidence sur la compensation financière. Comme vous l'avez dit, le CNEN a évalué l'impact financier des normes examinées par le Conseil en 2022 à 2,5 milliards d'euros en 2023. La norme examinée par le Conseil en 2022 et qui a généré le plus de surcoûts est relative au système de chauffage des bâtiments. Ces surcoûts ne donnaient pas droit à compensation, car cette norme n'est pas propre à l'exercice d'une compétence transférée. Il s'agit d'une norme à caractère réglementaire. Elle n'emporte pas non plus une création ou extension de compétence. Ni le constituant ni le législateur n'ont prévu, dans ce type de situation, l'ouverture d'un droit à compensation.

Une norme ayant un impact important pour les collectivités territoriales est le relèvement du point d'indice. Effectué par décret, ce relèvement du point d'indice n'est pas non plus propre à l'exercice d'une compétence transférée, puisqu'il s'applique aussi bien à la fonction publique d'État qu'à la fonction publique hospitalière et la fonction publique territoriale. Il ne donne pas droit à compensation. Cet empilement de normes, cette frénésie normative peuvent parfois expliquer le mécontentement des élus locaux, en ce qu'ils peuvent générer des surcoûts très importants sans donner droit à compensation.

Je vous livrerai plus de détails sur les différents cas d'ouverture. Le cas le plus générique concerne le financement des transferts de compétences, dont la compensation est prévue par la loi depuis 1983. La constitutionnalisation des normes de compensation qui résulte de la révision de 2003 permet à la DGCL, dans le dialogue interministériel de préparation, d'indiquer à l'administration que le projet de norme envisagé doit nécessairement donner droit à compensation et que ce droit n'est pas négociable.

Mme Françoise Gatel, présidente. - La défense aura bientôt épuisé son temps de parole. Pour autant, n'ayez pas l'impression que je fais preuve de censure à votre égard.

M. Thomas Montbabut. - Je poursuis la défense sur un point important : la question de l'évolution de la compensation glissante, qui a donné lieu à plusieurs propositions de loi constitutionnelle. Ce point pose plusieurs difficultés, parmi lesquelles la volonté de l'État de ne pas augmenter le coût des charges de compensation, qui représentent environ 40 milliards d'euros. La plus importante de ces charges concerne les DMTO, qui s'établissaient à 14 milliards d'euros en 2022. Ces derniers, qui constituent une ressource importante pour les collectivités territoriales, ont connu une très forte dynamique. L'État est probablement en partie opposé à une compensation glissante, probablement pour des raisons ayant trait à la gestion des deniers de l'État. La DGCL n'y est pas forcément favorable non plus, car cette compensation glissante nécessiterait un suivi extrêmement fin de chaque compétence transférée. Il s'agirait de faire déterminer par l'État, dans la croissance du coût des compétences transférées, quelle est la part de cette croissance qui relève de la libre administration des collectivités territoriales (et n'a donc pas vocation à faire l'objet de compensations) et la part qui relève de l'adoption de normes plus générales par l'État, ou d'une évolution exogène.

Nous pensons que le point névralgique n'est pas tant la question de la compensation glissante que celle des vecteurs de compensation. Les dotations budgétaires ne sont pas indexées : la valeur de la compensation diminue au fil des années. La fiscalité transférée est, par nature, plus propice à générer une dynamique naturelle de compensation financière. Les DMTO ont augmenté en moyenne de 10 % par an au cours des 10 dernières années. Les vecteurs de compensation sont à la main du législateur. S'il choisit la TVA pour vecteur, la compensation sera beaucoup plus dynamique que s'il choisit la TICPE ou une dotation budgétaire.

La mission de la DGCL consiste avant tout et in fine à responsabiliser les administrations, en leur rappelant que chaque acte de décentralisation qu'elles envisagent est susceptible de donner droit à compensation, et même doit donner droit à compensation. Ce rappel est susceptible de modifier les projets du législateur ou du pouvoir réglementaire, pour ne pas aggraver les charges qui pèsent sur les collectivités territoriales.

Mme Françoise Gatel, présidente. - Merci beaucoup, Monsieur Montbabut de votre présence et de votre travail. Je vois que nous devons poursuivre notre travail de conviction. Nous sommes assez obsédés par les travaux du CNEN et la mesure des dépenses. Vos subtilités de langage sont assez remarquables.

Je suis très heureuse de poursuivre cette séquence avec des partenaires importants et des interlocuteurs précieux pour les collectivités, que sont les chambres régionales des comptes. Je laisse la parole à Monsieur Louis Bahougne, Premier conseiller à la Chambre régionale des comptes des Pays de la Loire, puis à Madame Nathalie Gervais, présidente de la Chambre régionale des comptes de Provence-Alpes-Côte d'Azur.

II) Le coût des charges transférées : quels contrôles comptables ?

M. Louis Bahougne, Premier conseiller à la Chambre régionale des comptes des Pays de la Loire. - Je vous remercie, Madame la présidente. J'aborderai tout d'abord le recours à l'outil comptable dans le contrôle de la compensation des montants transférés, en m'appuyant sur le contrôle dans le cadre des transferts de compétences entre l'État et les collectivités. Ensuite, la présidente Gervais abordera ce sujet sous l'angle des relations entre les groupements et collectivités locales.

La collectivité occupe une place déterminante au sein du processus de régulation et de contrôle du montant de la compensation des charges transférées aux collectivités territoriales par l'État. En ce domaine, le principe de la compensation intégrale, dite compensation à l'euro près (suivant une logique essentiellement rétrospective basée sur le coût historique), donne à la comptabilité un plan moyen d'expression. Le caractère rétrospectif de la comptabilité fournit un élément supposé d'arbitrage rationnel, au moyen d'un outil de preuve supposé objectif du coût de transfert de la compétence, dans un environnement potentiellement conflictuel entre l'État et les collectivités territoriales.

Plus fondamentalement, le recours à la comptabilité est potentiellement vu comme un facteur de réduction de l'asymétrie d'information sur le calcul du montant de la compensation. En revanche, le recours à la comptabilité apparaît plus dilué en dehors des cas de transferts de compétences stricto sensu, à l'instar des cas de création ou d'extension de compétences, dans la mesure où le principe du droit à compensation s'exprime cette fois de façon beaucoup moins exigeante.

A priori, le cadre juridique du droit à compensation semble définir une méthodologie claire. Premièrement, l'État tient des comptes de ses opérations de gestion et en assure la restitution au moyen d'états financiers dont il garantit l'accessibilité. Deuxièmement, un organisme ad hoc (la CCEC), associant l'État et les collectivités suivant une logique paritaire, conduit objectivement le retraitement de ces données comptables afin de calculer le droit à compensation, en conformité avec la loi opérant le transfert de compétences. Troisièmement, ce même conseil rend un avis obligatoire au gouvernement sur la méthodologie employée, à la suite duquel des décrets interministériels interviennent.

Pour rassurant qu'il soit, cet algorithme décisionnel laisse dans l'ombre l'essentiel des difficultés susceptibles de s'élever. Ces difficultés méthodologiques et techniques conduisent à s'interroger sur notre rapport à la comptabilité ou, à tout le moins, sur l'attachement à une représentation idéalisée de la comptabilité en tant qu'instrument « indépensable » de l'analyse des coûts des charges transférées. En effet, en définissant un cadre normatif autour de la CCEC et en s'attachant au caractère rétrospectif de la comptabilité, l'État définit essentiellement un cadre d'appréhension des données comptables ex ante du montant de la compensation des charges transférées, et laisse potentiellement dans l'ombre la question plus redoutable du contrôle comptable ex post. Nous prenons véritablement la mesure des difficultés associées au contrôle financier ex ante en consultant les rapports demandés par la CCEC auprès de différentes missions d'inspection.

Ces difficultés sont de trois ordres. La première question à se poser est celle de la comptabilité à laquelle se rapporter pour déterminer les charges de fonctionnement et d'investissement sur la période de référence. Le choix du référentiel dépend essentiellement de deux variables : d'une part, le mode de gestion par l'état de la compétence faisant l'objet du transfert et d'autre part la granularité des données comptables à sa disposition. Le principe d'unité de caisse peut poser un obstacle majeur au recueil de données comptables pertinentes, notamment lorsque les compétences transférées étaient gérées de façon décentralisée. Or, il n'existe pas de cadre normalisé de la tenue de la comptabilité analytique. Les missions d'inspection sollicitées par la CCEC ont ainsi régulièrement soulevé l'incapacité de disposer de données comptables fiables. À l'inverse, lorsque les modalités de gestion par l'État de la compétence transférée conduisent à une certaine individualisation comptable, la computation des droits à compensation des collectivités territoriales s'en trouve a priori grandement facilitée. De ce point de vue, la stricte individualisation comptable d'une compétence transférée, notamment sous la forme d'un budget annexe, représente en théorie une facilité indéniable.

Une fois réglé le choix du référentiel comptable, une deuxième interrogation comptable apparaît : les données comptables extraites sont-elles suffisantes à la computation du droit à compensation ? La pratique montre qu'il n'en est absolument rien, notamment en matière de compensation des dépenses de personnel. Il n'est pas possible de calculer un droit à compensation sans croiser les informations comptables issues des systèmes d'information RH (SIRH). Or, le recours à ces SIRH présente deux difficultés. D'une part, s'il existe des normes comptables assurant l'homogénéité de la tenue des états financiers de l'État, il n'existe en revanche aucune norme en matière de tenue et d'emploi uniforme de ces systèmes d'information. Or, la maîtrise de ces systèmes d'information n'est en réalité détenue que dans les mains des seuls utilisateurs. De ce point de vue, les collectivités territoriales sont dans une stricte relation de dépendance à l'égard des opérateurs de l'État et des données qu'ils veulent bien leur fournir, sans possibilité de réaliser une véritable contre-expertise.

Le troisième écueil tient à l'effet photographique des documents comptables, qui est la source de possibles biais. Il existe trois types de biais. Premièrement, la comptabilité de l'État ne saisit que ce qu'on lui demande de saisir et uniquement ce qu'il y a à saisir. Autrement dit, l'image fournie par les états financiers est dépendante tant de la précision des instruments qui la réalisent que de la complétude de l'objet photographié. Certains éléments ne sont pas pris en compte par les règles de la comptabilité de l'État du fait du dualisme budgétaire et comptable, là où ils doivent à l'inverse être pris en compte par les collectivités. Par exemple, les dotations aux amortissements enregistrées en comptabilité générale de l'État ne trouvent pas symétriquement de pendant dans les dépenses budgétaires en fonctionnement. Quand on sait l'état de vétusté dans lequel l'État a parfois transmis certaines immobilisations aux collectivités, cette absence de prise en compte dans ses comptes n'a rien d'anodin. Par ailleurs, certains éléments ne sont pas retranscrits dans les comptes de l'État en raison de règles générales du droit public, à l'instar du principe selon lequel l'État est son propre assureur. En dehors du recours à la technique de la provision de propre assureur, cela ne le conduit pas ou peu à inscrire en comptabilité budgétaire prévisionnelle et d'exécution le coût d'une annuité de police d'assurance pour les immobilisations indispensables à la continuité de l'exécution d'une compétence transférée.

Deuxième biais : les données de la comptabilité de l'État ne sont que la transcription financière de droits et obligations de l'État qui résultent de la mise en oeuvre des normes qu'il s'applique à lui-même. À chaque fois que ces normes diffèrent pour les collectivités se pose alors la question de la pertinence de la méthode consistant à extraire un calcul des données étatiques pour les appliquer strictement au cas des collectivités territoriales. Troisième et dernier biais de l'effet photographique de la comptabilité : la comptabilité de l'État fournit une représentation financière du mode d'organisation de la compétence transférée à un instant T. D'une part, le transfert de la compétence à un échelon infraétatique peut être à l'origine de surcoûts liés à des « déséconomies » d'échelle. D'autre part, il y a un risque de cristallisation d'éventuelles inégalités territoriales dans le mode de gestion de la compétence transférée, en figeant le montant du droit à compensation par arrêté. Pour ce faire, nous avons régulièrement recours à la technique des ratios.

Mme Nathalie Gervais, présidente de la Chambre régionale des comptes de Provence-Alpes-Côte d'Azur. - Je remercie Monsieur le Premier conseiller, qui vient d'exprimer toute la subtilité de la question qui nous occupe : comment le contrôle comptable intervient dans l'évaluation des charges transférées.

J'aborderai en premier lieu la nature des compétences transférées. Monsieur le Premier conseiller a conclu son propos sur la question de la garantie dans la durée de la neutralité des transferts pouvant remettre en cause le sens même de la décentralisation, reléguant les collectivités au rang de simples opérateurs dépensant à l'euro près des budgets dédiés. Si une telle remarque paraît contre-intuitive, elle trouve toute sa pertinence dans le fait que le sens même de la décentralisation consiste à doter les pouvoirs locaux de ressources fongibles en quasi-totalité, dont l'emploi est décidé par les élus. La recherche d'une compensation neutre dans le temps long peut apparaître en contradiction avec le principe de libre emploi des ressources financières, en introduisant une sorte d'affectation des ressources aux charges. Une telle logique ne pourrait trouver une application concrète qu'à supposer que la dynamique de la dépense transférée soit tendancielle, et ne dépende pas d'autres décisions (par exemple, en matière de niveau de service). Je vous invite toutefois à considérer la problématique en sens inverse : les velléités de neutralité sur le temps long n'émanent-elles pas de la nature même des compétences transférées, qui, pour certaines d'entre elles, ne laissent que peu de marge d'appréciation aux pouvoirs locaux ? Tel est notamment le cas du RSA. Si le financement de l'allocation a été décentralisé, les critères d'éligibilité et les montants applicables sont définis par l'État.

Le second point concerne la notion même de transfert : Que faut-il entendre par « neutralité des transferts » ? Au sens littéral, un transfert correspond à une dépense qui n'est plus assumée par un budget, et qui incombe désormais à un autre budget. Si ces deux conditions sont cumulatives, alors un certain nombre de dépenses ne seront pas compensées. Tel est le cas de certaines charges de structure, comme le coût de la gestion des ressources humaines des personnels transférés. Dans les faits, les commissions locales d'évaluation des charges transférées (CLECT) estiment les charges de structure nouvelles supportées par la collectivité bénéficiaire et assurent leur compensation par la collectivité d'origine. Si elle peut sembler restrictive, l'approche des transferts par la double condition précitée présente l'avantage de circonscrire l'évaluation de la compensation aux directes, qui connaissent une traduction facilement identifiable dans la comptabilité.

La mise en oeuvre des politiques publiques suppose l'exercice de compétences complémentaires de plusieurs collectivités territoriales et une coopération efficace entre elles et l'État. Les chambres régionales des comptes se penchent régulièrement sur la question des transferts de compétences dans le cadre de leur répartition au sein du bloc communal. Le travail d'évaluation des charges rattachées aux compétences transférées par les communes est mené sous l'égide de la CLECT. Les principales observations des chambres émanent de l'application parfois élargie de la procédure de révision libre des attributions de compensation décrites à l'article 1 609 nonies C5°) du code général des impôts, qui permet sous certaines conditions aux collectivités de s'éloigner de la méthode prescrite au 4°) du même article. La chambre régionale des comptes Provence-Alpes-Côte d'Azur a eu l'occasion de se prononcer sur la portée de la procédure de révision libre lors de l'avis qu'elle a rendu en application de l'article 181 de la loi « 3DS » sur les relations financières entre la métropole Aix-Marseille-Provence et ses communes membres. La juridiction a considéré que la procédure permettait aux communes et à l'établissement de déroger à la méthode légale de détermination de la neutralité des transferts, mais qu'elle n'avait pas vocation à prendre en compte des paramètres étrangers à la recherche de cette neutralité. Cette procédure a été utilisée pour introduire, dans les attributions de compensation, des versements dépourvus de lien avec la neutralité des transferts. Cette lecture s'appuyait sur la lettre de l'article 1 609 nonies C, qui précise que la révision libre des attributions s'effectue en tenant compte du rapport de la CLECT, laquelle est chargée d'évaluer les transferts de charge. Tout élément étranger à cette évaluation n'a donc pas vocation à intervenir dans la procédure.

Si la chambre a formulé pour la première fois une telle lecture dudit article, les autres chambres en font une application de longue date. Elles constatent que l'héritage de pratiques antérieures n'a pas toujours fait l'objet d'un réexamen à l'occasion de nouveaux transferts, les autres dispositifs de solidarité venant tantôt compenser certains écarts bien identifiés, tantôt les accentuer, s'ils n'ont pas été suffisamment mis au jour. Le transfert d'une compétence à un EPCI entraîne de plein droit la mise à disposition à la collectivité exerçant la compétence des biens meubles et immeubles utilisés à la date du transfert. Les instructions budgétaires et comptables contiennent les procédures de constat comptable des transferts. Les procédures comptables permettent, lorsqu'elles sont correctement appliquées, de suivre les immobilisations mises à disposition ainsi que la bonne prise en compte des amortissements.

En ce qui concerne le transfert des emprunts dédiés au financement des équipements, le principe de non-affectation des emprunts à un investissement particulier fait régulièrement obstacle à la désignation de lignes spécifiques d'emprunt à transférer. La comptabilité ne permet pas, dans ce cas, de déterminer le montant réel du passif à transférer. Une formalisation des règles de calcul de la dette récupérable serait certainement la bienvenue.

S'agissant de la compensation pérenne du coût que représente l'investissement, l'approche comptable classique, fondée sur la moyenne des dépenses actualisée des cinq dernières années, paraît simple dans la mesure où elle est fondée sur la seule analyse des flux budgétaires en investissement. Comme pour le fonctionnement, l'identification précise des flux relatifs aux investissements réalisés dans le cadre de la compétence transférée bute régulièrement sur la qualité de l'information budgétaire et comptable. Si elle apparaît simple à mettre en oeuvre, cette méthode d'évaluation présente toutefois des insuffisances évidentes : le cycle de cinq ans est souvent inférieur au cycle d'investissement et les cinq dernières années ne sont pas toujours représentatives. La collectivité qui transfère sa compétence peut trouver un intérêt à faire cesser toute politique d'investissement pour minorer la moyenne servant de base de calcul. Cette méthode avantage les collectivités qui ont peu investi par le passé, et qui remettent des actifs potentiellement détériorés et, à l'inverse, désavantage les collectivités qui investissent.

La méthode décrite à l'article 1609 nonies C applicable aux transferts de compétences au sein du bloc communal est plus convaincante, car elle permet d'appréhender la charge d'investissement de manière homogène et sans effet de cycle. Elle nécessite cependant de s'appuyer sur des états comptables fiables et exhaustifs. Or, les comptabilités locales ne présentent pas toujours les garanties suffisantes en la matière.

Nous avons montré par quelles méthodes, parfois très élaborées, le législateur a entendu assurer la neutralité des transferts de compétences entre l'État et les collectivités, et entre les collectivités territoriales et leurs groupements. Force est de constater que l'attention portée à la stricte neutralité des transferts perd de son sens lorsque l'on considère avec précision les relations financières entre l'État et les collectivités territoriales. Par exemple, les extensions de compétences ne donnent pas nécessairement lieu à compensation. Par une application restrictive du droit à compensation, l'État a refusé la prise en charge des dépenses supplémentaires générées par la gestion des PACS par les communes. Cette activité relevant de l'état civil, il a considéré qu'il ne s'agissait pas d'un transfert de compétences. Afin de garantir le respect de l'enveloppe normée, qui rassemble les dotations de l'État aux collectivités, les lois de finances appliquent des coefficients de minoration à certaines dotations dites variables d'ajustement.

À la lumière de ces quelques exemples, la rigueur des calculs des compensations des transferts de compétences peut apparaître décalée. Au-delà de la seule question des transferts de compétences, la préservation de la répartition des ressources entre niveaux d'administration nécessite d'être prise en compte à l'échelle globale des relations financières entre l'État et les collectivités territoriales.

Mme Françoise Gatel, présidente. - Merci beaucoup, Madame la présidente et Monsieur le Premier conseiller. Je vais maintenant donner la parole au professeur Arnaud Haquet pour la question philosophique du jour.

III) Garantir la compensation financière des transferts de compétences aux collectivités territoriales dans le temps : quelle constitutionnalité ?

M. Arnaud Haquet, professeur à l'Université de Rouen. - Merci Madame la présidente. La compensation financière appelle deux questions : quelles sont les garanties apportées par la Constitution aux collectivités ? Sont-elles suffisantes ? En cas d'insuffisance, est-il nécessaire de modifier la Constitution ?

Deux considérations constitutionnelles doivent être prises en compte : la forme de l'État et la participation de la France à l'effort collectif de maîtrise des dépenses publiques. L'État français est un état unitaire décentralisé. Le législateur organise la décentralisation. Les collectivités ne peuvent choisir leurs compétences, ou de manière secondaire. Elles n'ont pas d'autonomie fiscale garantie par la Constitution, comme l'a précisé le Conseil constitutionnel dans une décision du 29 décembre 2009. Le législateur doit rendre effective la libre administration des collectivités territoriales. Tel est le sens du principe de compensation financière prévu à l'alinéa 4 de l'article 72-2. La question de l'effectivité du principe de compensation est une question complexe, car la forme de l'État doit être articulée avec d'autres exigences constitutionnelles. Il faut aussi prendre en considération la participation de la République française à l'Union européenne. Des règles européennes s'imposent à tous les organes de l'État, parmi lesquelles l'effort collectif de maîtrise des dépenses publiques. Il concerne les collectivités territoriales, car l'UE retient une approche globale de la situation budgétaire des États membres. Cette question ne dépend pas de la forme unitaire de l'État. En Espagne, État autonomique, l'article 135 de la Constitution dispose que toutes les administrations publiques conforment leur action au principe de stabilité budgétaire. L'État et les communautés autonomes ne peuvent encourir de déficit structurel qui dépasse les limites fixées par l'UE pour ses États membres.

Par conséquent, il ne faut pas imaginer que l'évolution de la décentralisation française permettrait aux collectivités de se désolidariser de l'effort collectif de réduction du déficit public. En France, une disposition similaire figure dans l'avant-dernier alinéa de l'article 34 de la Constitution (objectif d'équilibre des comptes des administrations publiques). Les collectivités territoriales sont concernées par cette disposition, comme l'a souligné le Conseil constitutionnel dans sa décision du 18 janvier 2018 sur la loi de programmation des finances publiques. Il estime que le législateur peut assujettir les collectivités territoriales ou leurs groupements à des obligations et à des charges qui répondent à des exigences constitutionnelles ou concourent à des fins d'intérêt général.

Le principe de la compensation a été constitutionnalisé à l'alinéa 4 de l'article 72-2 dans des termes qui ont permis une interprétation restrictive. Une première phrase dispose que tout transfert de compétences entre l'État et les collectivités territoriales s'accompagne de l'attribution de ressources équivalentes à celles qui étaient consacrées à leur exercice. La deuxième mentionne que toute création ou extension de compétences ayant pour conséquence d'augmenter les dépenses des collectivités territoriales est accompagnée de ressources déterminées par la loi. Il faut reconnaître qu'une interprétation restrictive de ces dispositions peut trouver dans l'étude des travaux préparatoires de la loi constitutionnelle de 2003 de solides arguments. Initialement, le projet de loi constitutionnelle comportait un alinéa 4 qui se limitait à la première phrase. Cette phrase n'a pas été modifiée au cours de la procédure parlementaire. En réaction, la Commission des lois du Sénat avait retenu la formule suivante : « Tout transfert de compétences entre l'État et les collectivités territoriales et toute charge imposée aux collectivités par des décisions de l'État sont accompagnés du transfert concomitant de ressources garantissant la compensation intégrale et permanente de ces charges ». La formule n'a pas été reprise dans le texte présenté en séance. Lors de la séance du 6 novembre 2002, le ministre délégué aux libertés locales, Patrick Devedjian, a expliqué que l'idée d'une compensation intégrale et permanente était difficilement acceptable, dans la mesure où elle crée une confusion entre les dépenses qui proviennent du transfert de compétences et celles qui sont de la seule responsabilité de la collectivité bénéficiaire. Un amendement du gouvernement a ajouté la seconde phrase, selon laquelle toute création ou extension de compétences est accompagnée de ressources déterminées par la loi. L'absence de référence à une obligation constitutionnelle de compensation des charges ne relève pas de l'oubli.

L'interprétation du Conseil constitutionnel distingue clairement les deux situations qui imposent une compensation ou un accompagnement. Pour les transferts de compétences, l'interprétation de la compensation retenue est celle du coût historique. Dans ses décisions du 18 décembre 2003 et du 29 décembre 2003, le Conseil constitutionnel considère que la compensation renvoie à l'équivalence entre les charges constatées à la date du transfert et les ressources transférées. Il souligne néanmoins la nécessité, après transfert, de respecter le niveau de ressources établi lors du transfert, mais cette obligation constitutionnelle de compensation ne vaut pas pour l'augmentation des charges. Pour les créations et extensions de compétences présentant un caractère obligatoire, il n'est fait obligation au législateur d'accompagner les créations et extensions, dont il lui appartient d'apprécier le niveau - sans toutefois dénaturer le principe de libre administration des collectivités. Pour les créations et extensions de compétences qui ne présentent pas de caractère obligatoire, il considère que la violation du 4ème alinéa de l'article 72-2 est inopérante pour la seule faculté donnée par la loi à des collectivités d'exercer une compétence. Le Conseil constitutionnel ajoute que le législateur peut alourdir les charges des collectivités dès lors que ce choix répond à un motif d'intérêt général ou une exigence constitutionnelle, sous réserve que ces charges n'entravent pas leur libre administration.

Pour infléchir la jurisprudence du Conseil constitutionnel, il apparaît nécessaire de réviser la Constitution pour que l'État ait l'obligation de compenser intégralement et de façon permanente les charges qu'il impose aux collectivités. Cette solution ne serait pas nécessaire si l'on pouvait utiliser le contrôle de conventionnalité, mais nous ne disposons pas de convention internationale contraignante en la matière. Le professeur Michel Degoffe a évoqué la charte de l'autonomie locale et son article 9, selon lequel les ressources financières des collectivités doivent être proportionnées aux compétences prévues par la Constitution ou la loi, mais ces dispositions sont trop générales. Le Conseil d'État l'a précisé dans un arrêt du 26 juillet 2011 « Département de la Seine-Saint-Denis » : elles ne garantissent pas aux collectivités un droit à une compensation spécifique des charges liées à l'exercice de chacune de leurs compétences. Cette interprétation de la charte a d'ailleurs été confirmée récemment dans un arrêt du 13 juillet 2003 « Région Île-de-France » à propos du mécanisme de péréquation du fonds de solidarité régional.

L'on peut envisager deux types de modifications : l'évolution des termes de l'article 72-2 de la Constitution ou la création d'une catégorie de loi de financement pour les collectivités territoriales. La révision de l'alinéa 4 de l'article 72-2 a fait l'objet de différentes propositions de loi constitutionnelle, parmi lesquelles la proposition « Pour le plein exercice des libertés locales » en date de juillet 2020, adoptée par le Sénat en première lecture le 20 octobre 2020. Une autre proposition a été enregistrée au Sénat en août 2022 a été discutée cette année. Ces propositions défendent le principe d'une compensation financière intégrale des dépenses résultant des transferts/extensions/création de compétences, mais aussi des dépenses résultant de la modification des conditions d'exercice des compétences imposées par l'État. Elles prévoient également un réexamen régulier des ressources attribuées pour l'exercice des compétences selon des conditions fixées par une loi organique. L'examen de ces propositions reste en suspens, mais il ne paraît pas impossible d'en reprendre les termes.

Quant à la création d'une loi de financement des collectivités territoriales, le dispositif paraît trop complexe et peut se révéler préjudiciable pour les collectivités. L'on pourrait parfaitement envisager une modification de l'article 72-2 de la Constitution, mais il faut prêter la plus grande attention au choix des termes.

Mme Françoise Gatel, présidente. - Merci, Monsieur le professeur.

IV) Débat

M. Jérôme Germain, maître de conférences à Metz. - Vous avez parlé de l'abandon du modèle initial de comptabilité analytique. Pensez-vous qu'une comptabilité analytique est faisable à court terme ? Permettrait-elle de mesurer le coût des transferts de compétences ?

M. Robert Hertzog, président d'honneur de la Société française de finances publiques. - Je formulerai une remarque pour les jeunes juristes présents dans la salle. Nous utilisons des concepts juridiques qui ont un sens dans le domaine du droit. En matière de finances, la notion juridique ne suffit pas, car il nous faut des éléments quantitatifs, par exemple pour parler d'autonomie ou de compensation. Finalement, ces sujets relèvent du domaine politique.

Il n'est peut-être pas nécessaire de changer la Constitution, mais il faut changer le mode de calcul des dotations. Cela est facile à énoncer, mais difficile à mettre en oeuvre. Il suffirait que les compensations soient calculées d'après des données physiques, et pas seulement des critères financiers. Encore faut-il savoir calculer le coût d'une charge, et son coût par rapport à d'autres collectivités. Je crois savoir qu'ici, il demeure de fortes résistances quant à la charge de travail que cela représenterait.

Enfin, les transferts de parts de TVA sont inscrits comme des ressources fiscales, mais ce n'est que de la cosmétique, sinon de la tromperie. Il s'agit d'un transfert de dette, puisque l'État n'a pas compensé ces pertes de TVA par une hausse des impôts. Les pertes subies renforcent le caractère irréductible de la dette.

M. Louis Bahougne. - Les limites du recours à la comptabilité analytique sont intrinsèques à la comptabilité analytique. Pour qu'elle soit opérationnelle, il faut disposer d'une comptabilité analytique de la compétence transférée, préalablement au transfert. Cela est rarement le cas, à supposer qu'une compétence transférée recouvre exclusivement le périmètre d'un programme. La seconde limite tient aux clés d'imputation des coûts indirects et dépenses d'administration générale.

Mme Nathalie Gervais. - En matière de comptabilité analytique, un coût se discute. Il ne faut donc pas envisager la comptabilité analytique comme une vérité absolue que l'on pourrait imposer.

La culture de la comptabilité analytique est encore assez peu présente dans les collectivités territoriales, notamment en ce qui concerne les charges indirectes. Lorsqu'elles essaient d'utiliser la comptabilité analytique, c'est plutôt à leur détriment.

Mme Françoise Gatel, présidente. - Professeur Haquet, je vous propose de répondre à la deuxième question.

M. Arnaud Haquet. - Dès lors que l'on considère que la question de l'augmentation des charges ne comprend pas une réponse constitutionnelle, nous allons continuer de rechercher des solutions qui n'auront pas de fondement supra-législatif.

M. Thomas Montbabut. - Je ne crois pas qu'une comptabilité analytique réponde aux questions posées ce matin et aux griefs parfois soulevés par les élus locaux quant à l'absence ou l'insuffisance de compensation. Par exemple, le RSA ne pose aucun problème de suivi comptable. Les collectivités territoriales souhaitent-elles vraiment que l'État effectue un contrôle aussi resserré de l'évolution des charges des compétences qu'il leur a transférées ? Je rappelle que la compensation financière des compétences transférées est libre d'emploi. Il n'y a aucune obligation, pour la collectivité territoriale, d'utiliser le strict montant perçu au titre de la compétence transférée pour cette même compétence transférée.

Par ailleurs, la dynamique de la fiscalité transférée est autoportée. Nous ne demandons pas au législateur tous les ans de réinterroger l'évolution du montant de la fiscalité transférée, contrairement à celui des dotations budgétaires.

M. Patrick, doctorant à l'Université Paris-Saclay. - Je viens de terminer ma thèse sur la loi tendant à garantir la continuité de la représentation des communes dans les conseils communautaires. Je voudrais savoir quelles instances peuvent permettre aux collectivités territoriales de suivre les questions relatives à la compensation financière, et quels sont les mécanismes dont elles disposent auprès du juge pour assurer l'effectivité de cette compensation financière.

M. Gilles Desmoulin, maître de conférences à Sciences Po Rennes. - Par la suppression d'impôts relativement stables, nous faisons entrer les collectivités dans une zone de risque. Le dynamisme peut s'inverser, en cas de récession puisque ces recettes fiscales sont basées sur l'activité économique. Certes, il s'agit d'une solution de facilité pour le financement des collectivités. La TVA n'est pas infinie.

Mme Françoise Gatel, présidente. - J'invite nos intervenants à vous répondre, puis je formulerai un message personnel sur votre suggestion.

M. Thomas Montbabut. - Les collectivités participent à la détermination des compensations financières, qui obéissent à une logique quasi paritaire par l'intervention de la CCEC. Cet organe paritaire donne le plus souvent un avis favorable aux compensations financières, telles qu'elles sont calculées. Ce processus associe très largement les collectivités territoriales par la voie des associations représentatives d'élus locaux. Avant de proposer une évaluation des coûts transférés, un processus itératif s'engage entre les directions générales métier, la DGCL et les associations nationales d'élus. Nous pourrions également citer le CNEN qui, de manière réitérée, a pu produire des alertes sur l'absence de compensation. Parfois, à la DGCL, nous prenons connaissance de l'existence de droits à compensation grâce au CNEN.

Mme Françoise Gatel, présidente. - Au Sénat, nous rendons grâce au CNEN, dont le rôle et la mission devraient être confortés pour lui permettre de jouer un véritable rôle d'alerte en amont. Les évaluations sont d'une très grande légèreté, a fortiori lorsqu'elles sont portées par le ministère qui présente le projet de loi.

J'adresserai ensuite un message personnel à la DGCL. La TVA est une incongruité audacieuse. L'introduction de parts de TVA attribuées aux collectivités est apparue comme une sorte de rustine qui, de prime abord, semblait séduisante : contrairement à beaucoup d'autres recettes, celles de la TVA progressent. Les collectivités n'ont aucune responsabilité sur le taux ni sur la part, mais se trouvent assurées d'avoir une progression dynamique. Lorsque les collectivités ont connu des épisodes successifs de contraction budgétaire, pour ne pas dire de disette, à partir de 2015 (avec une baisse des dotations jusqu'à 40 %), les collectivités ont pris ce qui leur donnait comme une respiration.

Je pense que la table ronde suivante abordera ce sujet. Je salue M. André Laignel, président du Comité des finances locales, premier vice-président délégué de l'AMF, et le remercie de sa présence. Je pense que sur la question des dotations, il faut renverser la table. Nous avons sédimenté, alors que le contexte de l'économie locale a fortement évolué.

Merci mille fois de vos interventions. Je vous propose que nous passions à la séquence suivante. Cet après-midi, nous organiserons une séquence très intéressante de benchmark sur les pratiques européennes, susceptibles de nous inspirer.

J'invite M. Jérôme Bascher, ancien Sénateur de l'Oise, à nous rejoindre. Il a accompli un travail formidable sur ces sujets. Je tiens à lui dire combien nous sommes heureux de le voir. J'invite également M. Vincent Dussart, professeur à l'Université de Toulouse Capitole et Premier adjoint aux finances de la commune de Castelnau-d'Estrétefonds à nous faire part de sa double expérience. Je salue également M. Mathieu Darnaud, Sénateur de l'Ardèche, premier vice-président du Sénat et spécialiste des collectivités territoriales ; Mme Corinne Féret, membre de la délégation aux collectivités et Sénatrice du Calvados ; M.  Alain Pariente, maître de conférences à l'Université de Bordeaux et Mme Agnès Canayer, Sénateur de la Seine-Maritime, membre de la Commission des lois et de la délégation aux collectivités.

Monsieur le président, je vous passe la parole.

Troisième partie : présentation des pistes d'évolutions par la mission d'information sur l'impact des décisions réglementaires et budgétaires de l'État sur l'équilibre financier des collectivités locales

I) Présentation des pistes d'évolutions par la mission d'information sur l'impact des décisions réglementaires et budgétaires de l'État sur l'équilibre financier des collectivités locales

M. Jérôme Bascher. - En changeant de président, il vous est proposé de changer de point de vue, en tirant parti de l'expérience de ceux qui appliquent les textes et les regardent, élus locaux et sénateurs. Ces points de vue sont différents, mais ne s'opposent pas. Heureusement que les pères de la Constitution sont tous décédés, sinon certains s'inquiéteraient. Il y a la théorie, l'étude du changement et la pratique.

Ce travail que le Sénat a entrepris, à la demande du groupe Rassemblement démocratique et social européen (RDSE), à travers la mission d'information sur l'impact des normes sur les finances des collectivités locales (dont la rapporteure est l'excellente Sénatrice Guylène Pantel), il n'est pas le seul à le faire. Mardi, la Cour des comptes a rendu son rapport sur les collectivités locales, qui reprend assez largement des conclusions que nous avons portées au Sénat. Nous avons demandé à un ancien responsable des finances publiques de Bercy, ancien Sénateur dorénavant et modeste président d'une commission des finances d'un département, de présider une mission sur les finances locales. Nous pouvons comprendre les aspects macroscopiques (Union européenne, maîtrise des finances publiques), mais il faut aussi tenir compte de l'expérience microscopique des collectivités locales.

Notre rapport comprend dix recommandations. Tout d'abord, nous avons formulé des recommandations de dialogue. Bien souvent, le dialogue est une suite de monologues. Il faut ouvrir un dialogue entre l'État et les collectivités représentées au plan national : Sénat, CNEN et Comité des finances locales. Ces deux instances, que l'État considère comme des instances de conseil, doivent travailler en symbiose. Les 2,2 milliards d'euros d'alourdissement de charges n'ont aucunement été compensés. En outre, il est extrêmement important que les Outre-mer soient beaucoup mieux représentées. Les élus locaux doivent être présents au CFL et au CNEN. Les réunions pourraient se tenir en visioconférence pour favoriser une plus large participation des élus locaux.

La deuxième recommandation consiste à renforcer le dialogue entre l'État et les collectivités territoriales, sous l'autorité du Préfet. Pour ce faire, il faudrait que le Préfet (conformément aux conclusions de nombreux rapports du Sénat) ait l'autorité sur l'ensemble des services de l'État. Nous recommandons également de privilégier les expérimentations. Si la décision a déjà été prise, l'on ne peut parler d'expérimentation.

Prévoir que les décisions impactant les finances locales entrent en vigueur avant le vote des budgets locaux paraît relever du bon sens. L'État décide du point fonction publique au 1er juillet. Or, je rappelle que les collectivités locales établissent leur budget à la mi-avril. Les finances des collectivités locales se sont fortement dégradées en 2022. Certaines sont déjà bien en peine de sortir un excédent de fonctionnement.

Parmi nos autres recommandations, nous proposons la constitutionnalisation de la compensation des transferts de compétences. Nous n'avons pas besoin de constitutionnalisation ; il suffirait que l'État le veuille, mais ce n'est pas le cas. Il faudra aussi introduire un examen régulier des transferts de compétences réalisés, tous les cinq ans. Le nombre de demandeurs du RSA a augmenté. Si les demandeurs sont majoritairement des femmes seules avec enfants, le coût de cette prestation sera plus élevé. Cette révision tous les cinq ans est absolument nécessaire. Il faut garder à l'esprit qu'elle ne sera pas toujours en faveur des collectivités.

Afin d'améliorer les ressources des collectivités, nous proposons d'accélérer la révision des valeurs locatives cadastrales. Nous ne le faisons pas aujourd'hui, car cela fait vingt ans que les effectifs de la Direction départementale des finances publiques (DDFIP) et des services des hypothèques ont été diminués. L'État s'est donné lui-même les moyens de ne pas pouvoir réviser les valeurs locatives cadastrales. En supprimant la taxe d'habitation, il a supprimé aux collectivités locales leur autonomie, sans supprimer l'injustice à la base. Nous recommandons d'accorder un peu de liberté aux collectivités locales, en supprimant la liaison des taux entre le foncier bâti et le foncier non bâti.

Notre recommandation n° 9 fait figure de voeu pieux : réformer la dotation globale de fonctionnement (DGF). Pour les communes, les critères de la DGF sont au nombre de 31. Dans mon département de l'Oise, nous avions pour objectif de réaliser 80 millions d'euros d'économies en pied de colonne. La première année, nous avons atteint 54 millions d'euros d'économies. Ce montant a été abaissé à 50 millions d'euros, car nous avons perdu 4 millions d'euros dans la péréquation. Il faut donc réformer l'ensemble.

Notre dernière recommandation consiste à mettre fin aux variables d'ajustement en faisant évaluer tous les 5 ans les critères de compensation.

Mme Françoise Gatel, présidente. - Merci, président, de votre intervention, tant sur le fond que sur la forme. Professeur Dussart, je vous invite à nous rejoindre pour animer la table ronde.

II) Table ronde sur le financement des transferts de compétences

M. Vincent Dussart, professeur à l'Université de Toulouse Capitole, Premier adjoint aux finances de la commune de Castelnau-d'Estrétefonds (Haute-Garonne). - Je remercie le Sénat d'avoir organisé ce colloque. En tant qu'élu, je m'occupe des finances d'une petite commune de 7 000 habitants du nord toulousain, ainsi que des finances d'une intercommunalité de 27 000 habitants. Je préside également une CLECT.

En préambule, je voudrais rappeler les mots de Guy Carcassonne, dans son commentaire sur l'article 72-2 alinéa 4 de la Constitution : « Finalement, les transferts de compétences sont une servitude s'ils ne s'accompagnent pas des ressources compensées (...). Même accompagnées du transfert de ressources, ces attributions nouvelles sont un piège si le montant des crédits est largement inférieur aux besoins. (...) L'État a sans doute une tendance à faire le généreux avec l'argent des autres, à savoir : les collectivités territoriales ». Je crois que ses propos sont toujours pleinement d'actualité.

Peut-être pouvez-vous nous donner votre sentiment sur la question du financement des transferts de compétences et partant, de la compensation. Commençons par le Sénateur Darnaud, premier vice-président du Sénat.

M. Mathieu Darnaud. - J'ai eu l'honneur de présider une CLECT, une intercommunalité et une commune et de constater les affres que tout ceci peut engendrer. Je centrerai mon propos sur la genèse des transferts de compétences. En 2017, j'ai eu l'occasion de rendre un rapport intitulé « Laissez respirer nos territoires », dont la première des préconisations consiste à ériger en principe sacré le principe du « qui décide paie ». Faut-il un volet constitutionnel ? Assurément, oui, pour une simple et bonne raison : quand bien même l'État veille à limiter les normes et les transferts de compétences, je pense qu'il faudrait revenir à des études d'impact dignes de ce nom.

Avec la présidente Françoise Gatel, nous avons été co-rapporteurs de ce texte génial sur la 3DS « Différenciation, décentralisation, déconcentration et simplification ». Nous avons hérité de 107 articles de l'Assemblée nationale, à traiter sous l'angle d'une CMP. Alors que nous avions voté le maintien du caractère facultatif de la disposition sur les référents déontologues dans les collectivités, l'État a rendu cette disposition obligatoire dans un décret d'application. C'est anecdotique en soi, sauf pour ceux qui vont devoir se conformer à cette disposition qui a largement entravé le travail du législateur, et symbolique de la situation de notre pays. Nous devons absolument modifier la Constitution, sans quoi nous continuerons de nous interroger sur l'opportunité d'instaurer un principe du « qui décide paie ». Je remercie le Comité des finances locales de son action particulièrement utile, dans un temps où les finances publiques sont dans une situation déplorable. Il faut faire preuve de bon sens.

M. Vincent Dussart. - Merci Monsieur le Sénateur. Je cède la parole au président André Laignel, dont nous soulignons l'expertise.

M. André Laignel, président du Comité des finances locales, Premier vice-président délégué de l'AMF. - Merci. Je resterai dans la veine politique. Vous aviez demandé, au travers d'un rapport que nous laissions respirer les collectivités. J'affirme aujourd'hui que nous sommes dans un étouffement programmé. J'ai en ma possession la liste des nouveaux transferts de compétences envisagés. Aucun n'est compensé - soit pas du tout, soit seulement à l'aune de ce que l'État dépense. Oui, il faut renforcer la gouvernance des compétences locales. C'est pourquoi Alain Lambert et moi avons proposé de fusionner le CFL et le CNEN, et de les transformer en autorités administratives indépendantes dotées des moyens d'études qui leur permettent d'agir. Nous avons déposé des amendements en ce sens et espérons qu'ils seront retenus.

Je vais reprendre quelques éléments annoncés ces derniers mois : le plan Eau, le plan Vélo, le plan Chaleur, la loi Industrie verte, le plan Logement, le plan École (rénovation de 44 000 écoles), le plan Petite enfance (300 000 berceaux nouveaux). Aucun des financements correspondants n'est prévu. Lorsque l'État annonce un plan Petite enfance et un service public petite enfance (dont nous pouvons nous réjouir intellectuellement), sans prévoir les crédits correspondants, cela veut dire que chacun de nos concitoyens va pouvoir reprocher aux maires leur défaillance, si la demande de berceaux est supérieure à l'offre. En la matière, nous nous heurtons à la difficulté à trouver du personnel ainsi qu'au blocage financier.

Face à ce mouvement de bulldozer qui écrase tout sur son passage, j'ai envie de vous dire que la loi de finances de 2024 sera la plus mauvaise de ces quarante dernières années. Il faut raisonner en euros constants. Quelle que soit la majorité, nous nous sommes vu amputer nos crédits. Cette année, la masse des transferts des crédits de l'État vers les collectivités locales s'élève à un peu plus de 108 milliards d'euros. Sur cette somme, nous perdons déjà 560 millions d'euros du fait de l'inflation (si nous retenons un taux de 5 %). Si nous y ajoutons les 550 millions d'euros d'ores et déjà déduits de ce que nous avions pour l'année 2023, nous parvenons à 5,960 milliards d'euros. Chaque transfert de charges paraît insignifiant, mais nous sommes face à une opération d'étouffement massive. Sur 34 800 communes, 32 000 ont moins de 2 000 habitants. Pour les communes de moins de 500 habitants, cela représente plus de 500 jours de trésorerie, contre 28 jours pour les villes de plus de 100 000 habitants. Lorsqu'on ne raisonne qu'en macro, l'on peut considérer que cela ne va pas trop mal pour les communes. Or, nous constatons que toutes les communes de plus de 5 000 habitants sont en recul en ce qui concerne leur capacité d'autofinancement. Nous avons donc une crise majeure. Lorsque j'ai annoncé les mêmes éléments que la Cour des comptes il y a deux ans, l'on m'a reproché d'être un affreux politicien, pessimiste et pas forcément compétent. Je rappelle que toutes les familles démocratiques républicaines sont représentées au CFL. Nous prenons nos décisions quasiment toujours à l'unanimité. Je vous fais part de la position du CFL dans son ensemble.

Quant à la DGF, elle est simplement la compensation d'un certain nombre d'impôts supprimés par l'État, ou de compétences nouvelles octroyées par l'État. Si la DGF n'est pas compensée par l'inflation, elle est nécessairement en recul. Pour 2024, l'augmentation est de 220 millions d'euros, par rapport à un peu plus de 26 milliards d'euros de DGF (soit 0,8 %). Avec une inflation de 5 %, nous perdons 1 milliard d'euros rien que sur la DGF. Je souhaitais vous fournir des éléments qui dépassent le cadre strict du colloque, car je ne crois pas que nous puissions isoler les seuls transferts de compétences par rapport à la masse de l'érosion des dépenses et recettes des collectivités. Aujourd'hui, le principal outil de tutelle de l'État est la nationalisation des impôts. Chaque fois que nous recevons une part d'impôt national, nous perdons la liberté de taux, la liberté d'assiette et donc, la liberté tout court. Albert Camus disait : « Supprimez le pain du travailleur : que lui reste-t-il de liberté ? ». Supprimons les crédits des collectivités : que va-t-il leur rester ?

M. Vincent Dussart. - Merci Monsieur le président. Je passe la parole à Madame le Sénateur Agnès Canayer pour nous exprimer son point de vue.

Mme Agnès Canayer. - Il est toujours compliqué d'intervenir après deux éminents spécialistes des finances publiques et de la gestion des collectivités locales. Nous sommes effectivement face à un étouffement financier, fiscal, mais aussi administratif. Les transferts de charges viennent, doucement, mais sûrement, peser sur les collectivités. Je vous livrerai trois exemples. Premièrement, l'appel à projets sur le Fonds vert permet à toutes les collectivités de bénéficier de nouveaux financements en matière de développement durable et de décarbonation, mais celles-ci n'ont pas les moyens techniques pour répondre aux demandes de l'État, et doivent donc recourir à des cabinets d'ingénierie extérieurs, qui pèsent sur leur budget. Deuxième exemple : les aides à la pierre ont été transférées aux intercommunalités, sans transférer l'ingénierie. Troisième exemple : les communes doivent désormais porter les résultats des élections dans le bureau centralisateur, parfois situé à 50 kilomètres. Ces petits transferts, parfois visibles, souvent à bas bruit, viennent alourdir les charges des collectivités.

La constitutionnalisation du principe « qui décide paie » est un enjeu. Il est important de mener une évaluation a posteriori de ces coûts. Je ne pense pas que la constitutionnalisation du principe de loi de financement des collectivités territoriales soit la bonne réponse ; ce serait un outil de plus à la main de l'État, source d'opacité puisque des dispositions dépendront nécessairement du budget de l'État et d'autres, du projet de loi de financement. Scinder les problèmes en deux les rendrait plus complexes. Il faut trouver des réponses adaptées aux objectifs - ce qui est peu le cas dans les lois, faute de connaissance réelle de l'impact de ces mesures.

M. Vincent Dussart. - Quand on voit ce qu'on a fait de l'article 72-2 alinéa 3 de la Constitution, la constitutionnalisation n'est pas forcément la solution. Le ratio d'autonomie des régions s'établit à 73,9 % en 2020. Si nous expliquons à Madame Delga que l'autonomie financière des régions n'a jamais été aussi bonne, je crois que nous avons intérêt à courir vite !

Je passe la parole à Madame Corinne Féret, Sénatrice du Calvados.

Mme Corinne Féret. - Je reviendrai sur la recommandation visant à prévoir une clause de revoyure, pour non seulement évaluer le niveau des charges subies par les collectivités, mais aussi les réévaluer. Bon nombre d'élus n'évoquent plus un transfert de compétences, mais un véritable transfert de charges. Les cinq présidents de département de notre région Normandie ont poussé un vrai cri d'alarme sur l'augmentation constante du reste à charge, et la diminution des ressources.

En matière de personnel pour les lycées (qui relèvent de la compétence de la région) et les collèges (qui relèvent de la compétence des départements), l'État a octroyé des moyens inférieurs aux besoins. Pourtant, les collectivités ont fait plus. Quant à la compétence d'aide et d'action sociales, les dépenses au titre du RSA, de l'allocation personnalisée d'autonomie (APA) et de la prestation de compensation du handicap (PCH) augmentent. Il faut absolument pouvoir mettre en oeuvre ces accompagnements du quotidien de nos concitoyens, mais comment faire quand le reste à charge ne cesse de croître ? En ce qui concerne la prise en charge de nos aînés, nous savons que les collectivités seront aussi sollicitées. Comment faire, alors que de nombreux autres plans sont annoncés ?

L'instauration d'une clause de revoyure est donc une mesure prioritaire. Les budgets des collectivités ne sont pas suffisants, sans parler des transferts non signifiés. Certaines opérations, telles que la délivrance des passeports, retombent sur les collectivités, mais l'État n'a prévu aucune compensation financière.

M. Vincent Dussart. - Nous nous souvenons tous de la loi de validation législative à propos des compensations sur les papiers d'identité. La jurisprudence avait commencé à donner raison aux collectivités locales en matière de compensation des transferts de charges. Par ailleurs, le glissement vieillissement technicité (GVT) ne donne pas lieu à compensation.

Je donne la parole à Monsieur Alain Pariente.

M. Alain Pariente, maître de conférences à l'Université de Bordeaux. - Je remercie le Président du Sénat de son accueil, ainsi que la présidente Françoise Gatel et les professeurs Baudu et Cabannes de m'avoir associé à cette manifestation.

Le bilan des interventions précédentes est implacable. L'étouffement est indéniable. Je dirige à l'Université de Bordeaux un groupe de travail et de recherche en finances locales. Je tenterai de faire preuve d'un optimisme modéré, dans un contexte morose, pour apporter un peu d'espoir. Le principe « qui décide paie » est acquis ici, mais ne l'est pas dans les faits. Depuis 1982, deux phases se sont succédé : 1982-2002, puis 2003-2023. La première phase a été marquée par un hiatus politique ; un décalage croissant entre le coût des compétences et la compensation. À partir de 2003 se pose la question d'une solution par le droit, grâce aux travaux du Sénat et à la révision constitutionnelle. Un hiatus juridique s'est fait jour, car l'outil des ratios d'autonomie dysfonctionne et l'autonomie mesurée s'éloigne de la réalité de la décentralisation. À partir de ce constat, notre groupe de recherches a proposé une réflexion théorique et pratique. Sur le plan théorique, nous nous sommes appuyés sur la thèse de Matthieu Rouveyre sur l'autonomie financière. Le raisonnement reprend le principe « qui décide paie », en partant du postulat que l'autonomie est fondée sur les ressources. Cependant, la liberté dans l'utilisation de celles-ci est la clé de la libre administration. La question de la liberté de dépenser devient essentielle.

Pour la première fois, la Cour des comptes a reconnu aussi nettement l'importance de l'autonomie dans les dépenses, sans véritablement renverser le paradigme de l'autonomie par les ressources. Le principe d'universalité budgétaire (qui regroupe la non-compensation et la non-affectation) isole en partie artificiellement les recettes, des dépenses. L'accent mis sur le volet ressources, dans la définition de l'autonomie financière se comprend, mais mène à une impasse, tellement l'autonomie de dépenser est vaine. L'autonomie se niche plus sûrement dans la liberté de dépenser que dans l'autonomie de détermination des ressources. Il faut identifier la marge de manoeuvre résiduelle des collectivités, qui pourrait être qualifiée de dépense propre : existe-t-il des dépenses qui ne soient pas contraintes ? Ce sont elles qu'il faut protéger. La Cour des comptes indique : « Il est délicat de déterminer un juste niveau de dépenses en l'absence de définition de coûts standards, qui permettraient de différencier ce qui relève d'un socle incompressible de dépenses à l'exercice, par la collectivité, d'une compétence et le choix d'extension ou d'amélioration du niveau de service offert par la collectivité ».

Notre projet de recherche « Profil Dataviz » s'appuie sur un logiciel, qui permet de comparer les comptes de toutes les collectivités françaises et de rentrer dans les nomenclatures comptables fonctionnelles afin d'identifier à quoi correspondent les dépenses engagées, en lien avec les services. La généralisation de l'instruction comptable M57 permettra peut-être de faciliter cette identification. L'Université peut nouer des partenariats avec les collectivités pour les aider à participer à l'appel à projets sur le Fonds vert, par exemple. Il existe donc des outils techniques permettant de plaider plus facilement pour la recherche de dépenses propres.

M. Vincent Dussart. - Merci Alain. Encore faut-il que les élus aient le temps de s'y pencher.

Indexation et/ou revoyure : quel est votre avis ?

M. André Laignel. - Je suis pour l'indexation, afin de ne pas perdre cinq ans.

M. Mathieu Darnaud. - Nous pouvons viser prioritairement l'indexation, tout en envisageant une forme de revoyure.

Plus qu'un phénomène d'étouffement, je parlerais d'une strangulation des collectivités. Lorsque vous élargissez les périmètres, tout en éloignant la prise de décision, dans un contexte marqué à la fois par l'inflation, la hausse du coût de l'énergie, comment voulez-vous que nos collectivités s'en sortent ? Il faut redonner la capacité aux collectivités de revoir les compétences transférées et, au sein du bloc communal, répartir les compétences dans une logique de proximité et d'agilité. Le principe d'immédiateté plonge les élus dans une obligation de répondre aux concitoyens, sans capacité à prendre du recul. Redonnons les moyens aux élus locaux d'être acteurs de leur destin. Actuellement, ils sont cornérisés, face à un rouleau compresseur auquel ils n'ont pas la capacité d'échapper.

Mme Agnès Canayer. - Je suis normande : je pense que l'indexation et la clause de revoyure peuvent être complémentaires. Encore faut-il bien identifier le périmètre initial.

Mme Corinne Féret. - Je partage l'analyse et les propositions de Mathieu Darnaud. Je suis aussi normande. La double possibilité d'une indexation et d'une clause de revoyure pourrait être la bonne formule.

M. Alain Pariente. - Pour la première fois, le rapport de la Cour des comptes met en lumière un ratio individuel, département par département et région par région. Si nous établissons un ratio commune par commune, 75 % des collectivités auraient un ratio individuel inférieur au ratio moyen. Il faut individualiser le ratio.

M. Vincent Dussart. - Pour expliquer les ratios d'autonomie financière à mes étudiants, j'ai l'habitude de comparer ma commune de 27 habitants à celle de Paris. Raisonner de manière systématiquement globale n'a pas de sens. De plus, l'État essaie toujours de transférer des compétences à moindre coût pour faire des économies.

Je vais conclure cette table ronde et laisser la place à mon collègue Bertrand Faure. Merci à tous les intervenants.

III) Synthèse des travaux de la matinée

M. Bertrand Faure, professeur à l'Université de Nantes. - Madame la présidente, Mesdames et Messieurs les Sénateurs et responsables locaux, chers organisateurs, chers collègues, l'autonomie financière devrait représenter une valeur sûre pour les collectivités territoriales, car elle est un bien suprême aujourd'hui reconnu par la Constitution. Cela devrait être une heureuse constatation pour les élus locaux qui, pourtant, demeurent perplexes. Chaque année, les recours devant le juge administratif, les QPC devant le juge constitutionnel, les propositions de réformes font l'actualité. L'on nous présenterait même cette charte constitutionnelle de l'autonomie locale comme un enfer dont il faut s'évader. Pourquoi cette fièvre ? Qu'on ne nous dise pas que nos collectivités territoriales vivent des temps d'arbitraire, de tyrannie administrative de la part de l'État. Qu'on ne nous réponde pas non plus que les élus locaux sont des enfants gâtés qui nageant en pleine liberté constitutionnelle, demandent la lune ; ce ne serait pas plus sérieux.

Avant d'expliciter ce malentendu, je souhaiterais poser le statut scientifique de ce principe d'autonomie financière des collectivités territoriales. Il a incontestablement un statut textuel, puisque cette expression a donné son titre à la loi organique du 29 juillet 2004. Cependant, le juge constitutionnel emploie cette expression de manière supérieure. Dans sa motivation, elle prend la forme d'une expression récapitulative d'un ensemble de garanties de fond qui correspondent à cette idée, et qui se rangent au sein de l'article 72-2. Donc l'autonomie financière n'est pas un principe unique, mais un ensemble de principes qui relèvent tous de l'article 72-2 de la Constitution. Dans cette stricte mesure, nous pourrions présenter l'autonomie financière comme un principe général du droit constitutionnel. Ces garanties peuvent être situées sur les deux champs complémentaires du jeu financier : celui des recettes et celui des dépenses.

Le problème a été diagnostiqué : il vient de l'absurdité de l'appareil de mise en oeuvre de ces garanties qui, par sa trop grande souplesse, aura malmené les principes, altéré leur portée jusqu'à défier la logique conceptuelle de l'opération. Ce principe d'autonomie financière n'aura finalement pas survécu à l'attrait de sa nouveauté. À l'encontre du projet initial de révision constitutionnelle désiré par les élus locaux, nous aurons assisté à une perte d'autonomie des collectivités, tant dans leurs recettes que dans leurs dépenses.

La quasi-disparition de la fiscalité directe locale n'aura même pas mis en péril la garantie de niveau incompressible de ressources propres. Pire, alors qu'un principe d'autonomie fiscale s'était implicitement agrégé au droit constitutionnel dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui en avait fait un élément du principe de libre administration, ce même Conseil constitutionnel nous dit aujourd'hui qu'il ne résulte « ni de l'article 72-2, ni d'aucune autre disposition constitutionnelle que les collectivités bénéficient d'une autonomie fiscale ». Curieuse charte constitutionnelle, sur le fondement de laquelle le législateur organique et les juges auront orchestré des retours en arrière. Quant à la compensation financière de leurs charges, les collectivités ne se sont pas trouvées soulagées d'une application de la Constitution par laquelle les juges administratif et constitutionnel ont ajusté les possibilités de lecture de l'alinéa 4 de l'article 72-2 au moins mal des intérêts financiers de l'État, laissant dériver le reste à charge des collectivités territoriales.

La décentralisation à l'euro près, annoncée du temps de Jean-Pierre Raffarin, ressemble aux promesses d'un père Noël facétieux. L'on aura donc pris toute liberté d'appréciation vis-à-vis des mots, sans doute parce qu'il fallait tenir contre d'autres intérêts, notamment les contraintes de la réalité budgétaire de l'État. Ce faisant, nous aurons tordu le texte ; forgé un droit qui ment. Quant aux mots, aujourd'hui l'on n'éprouve plus que les défauts de leur trahison. Trahison du mot autonomie, du mot compensation, du mot liberté. Des mots à la règle, le rapport est devenu inconsistant. Ici comme ailleurs, l'on convoque les mots (loi sur la modernisation, loi sur la libéralisation...) pour masquer la disparition de l'objet observé, et faire oublier que cette disparition est vécue comme frustratoire.

Cette référence à l'autonomie financière ne joue plus que le rôle d'un baume réparateur, d'un état des choses et des règles qui a disparu, d'une éthique de la décentralisation qui a disparu. Je citerai cette expression du cinéaste Louis Malle : « Les mots sont nos vieilles prostituées ».

La politique, à la différence de la morale et du droit, n'est pas faite d'impératifs catégoriques. L'autonomie ne naît pas d'une proclamation, fût-elle inscrite dans la Constitution. Elle peut éventuellement naître d'une certaine structure politique, financière, historique. Le malaise des relations financières entre l'État et les collectivités locales n'est pas le symptôme d'une maladie que l'on pourrait traiter par un médicament approprié, mais le symptôme d'une infirmité. Une infirmité est un mal permanent dont on ne guérira jamais vraiment et qui n'est pleinement justiciable d'aucun remède. Dans le problème qui nous préoccupe, il y a la manifestation d'un mal français. C'est pourquoi les médicaments péremptoires, les procédures rusées inventées en 2003 et celles imaginées pour l'avenir ne peuvent que nous bercer de l'espoir que la situation dénoncée soit efficacement rectifiée. À cet égard, l'on pourra toujours trouver des tremplins, mais chaque tremplin risque de trouver sa planche pourrie. Nous sommes en effet plus infirmes que malades.

Cette infirmité résulte d'une affectation longue de plus de deux siècles, des relations tutélaires entre l'État et ses collectivités qui font partie de notre tempérament national et de nos habitudes - que l'on rattacherait volontiers à notre identité constitutionnelle implicite. Tous nos régimes semblent s'être transmis ce trait caractéristique sur leur lit de mort, comme une tendance familiale à l'hypertension ou à l'asthme. Durant les premières années qui ont suivi la Révolution française, les maires avaient acquis un pouvoir fiscal : le droit de taxer la vente de viande et de pain, mais le roi gardait toujours le pouvoir d'annuler les décisions locales. La contribution financière, principal impôt révolutionnaire, était répartie entre les communes et les départements, mais fixée par le gouvernement.

En revanche, l'État, même démocratique, n'a pas d'interdiction ni de tuteur. Il ne s'exécute que par sa propre volonté et ne peut être contraint. Les allocations de ressources de sa part sont toujours en grande partie autoritaires et incontestables. Cet autre trait de caractère se relie à celui que je viens d'expliquer, selon lequel tous nos régimes républicains ont manifesté leur préférence pour le légicentrisme. Les juges constitutionnel et administratif n'écartent pas la loi, dès lors qu'elle ne leur apparaît pas injustifiée au regard de l'intérêt général, c'est-à-dire de la politique législative du moment. Comment pourrait-elle leur paraître injustifiée si elle ménage les ressources budgétaires de l'État, après que celui-ci se soit engagé au plan européen à maîtriser ses déficits ? Comment pourrait-elle leur paraître injustifiée dans une époque moderne où tous les acteurs publics collaborent dans le cadre des mêmes politiques publiques, décidées, organisées et financées par l'État, si bien qu'il est difficile de dissocier ces acteurs dans leur stratégie et leurs finances ?

Il n'existe plus de structure des ressources locales. Les collectivités vivent de plus en plus d'expédients financiers, calculés au plus juste et qui se distinguent de plus en plus mal des ressources de l'État. La décentralisation ne se construit plus depuis longtemps sur l'opposition entre le national et le local, mais multiplie les institutions, actions et financements en forme de réseau. Or, installer les conditions d'une véritable autonomie financière des collectivités exigerait de poser d'abord les frontières entre les politiques de l'État et celles des collectivités territoriales et, ce faisant, de porter atteinte à la souveraineté politique et économique du Parlement. Il est peu probable que l'État soit disposé à en payer le prix.

Le constituant de 2003 a pris le soin de préciser que l'article 72-2 n'a de portée que dans les conditions prévues par la loi. L'on pensait que la décentralisation changerait notre État ; c'est notre État qui a changé la décentralisation. Continuons de traiter le problème en nous efforçant de tirer parti de nos ressources, notamment le goût français pour la réclamation auprès de l'État - que nos collectivités endossent avec un légitime orgueil, sachant le poids de leur responsabilité publique, qui les autorise à parler plus haut et plus fort à l'État. La réclamation a toujours été un facteur d'émancipation et d'autonomie locales. L'autorité suprême est aussi celle qui pratique le plus aisément la conciliation individuelle et collective. Il suffit de rappeler comment le président de la République a exercé son influence sur le découpage des nouvelles régions. Je citerai Georges Vedel, dans sa préface d'un ouvrage de Maurice Bourjol paru en 1970 : « Au fond, les régions ne demandent pas forcément des bases pour leur autonomie. Ce qui leur importe plus est d'avoir une aide nouvelle de la part de l'État, une subvention nouvelle ». Stratégie plus discrète, mais aussi plus efficace. Lorsqu'on s'interroge sur la santé financière des collectivités territoriales, nous avons sous les yeux des données paradoxales, des malentendus. Le sujet de ce matin aura magnifiquement illustré Freud : « Les échecs programmés par nos actes manqués nous révèlent à nous-mêmes la réalité de notre vie publique ».

IV) Clôture des travaux de la matinée

Mme Françoise Gatel, présidente. - Merci, professeur, pour cet excellent compte-rendu de ces travaux. Je vous remercie d'avoir été si studieux.

Professeur, je fais miens les propos que vous avez tenus, y compris dans leur philosophie. J'adresse mes plus chaleureux remerciements à tous les participants de ce colloque et à ceux qui l'ont préparé.

Je rappellerai un fait : l'obligation pour les collectivités locales d'avoir des budgets de fonctionnement en équilibre. Quand il charge la barque des dépenses des collectivités, l'État devrait garder cette obligation en mémoire. Je pense aussi qu'il devrait se souvenir que les élus et collectivités sont des partenaires de confiance, et non des sous-traitants. Ils font preuve d'une agilité que nous sommes heureux de trouver en période de crise. Le sens des responsabilités des élus permet aux collectivités de jouer un rôle complémentaire de l'action de l'État sans lui enlever ses prérogatives.

Cher Monsieur de la DGCL, j'ai découvert la subtilité du langage. Il était important de définir le transfert. Quand vous expliquez que la revalorisation du point d'indice ne peut être considérée comme un transfert de charge, je trouve cela miraculeux. Les fonctionnaires des collectivités exercent des compétences au nom de l'État. Il faudra élaborer ensemble un dictionnaire.

Merci de cet échange, qui pose le cadre sans rien enlever à notre persévérance et notre obstination. Nous pensons avoir raison, non pas parce que nous serions un syndicat des collectivités, mais parce que les missions exercent une mission exceptionnelle, qui est d'assurer l'égalité des droits de tous jusqu'au dernier kilomètre. Cela a un coût. Si nous nous battons avec autant d'énergie avec les associations, c'est parce que nous sommes engagés au service de nos concitoyens.

Je vous remercie très chaleureusement et vous souhaite un bon déjeuner et un bon après-midi.

Quatrième partie : regards juridiques et pratiques financières à l'étranger

M. Aurélien Baudu. - Je suis ravi de vous retrouver pour évoquer le droit comparé. Je suis au regret de vous annoncer que Marie Gren, professeur à l'Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, secrétaire générale de la Société de législation comparée, n'a pu nous rejoindre, car elle est retenue pour des enseignements à Queen Mary University, à Londres. Elle vous prie de bien vouloir l'excuser, et tient à remercier Madame la Sénatrice Gatel, la délégation ainsi que les services du Sénat pour cette belle manifestation, à laquelle la Société de législation comparée est étroitement associée, ainsi que les laboratoires de l'Université Paris-Cité et de l'Université de Lille.

En tant que président de la section de Droit public financier de cette société savante, je me réjouis que les services du Sénat aient accepté qu'il y ait une fenêtre comparatiste dans le cadre de ces travaux. La France peut toujours être éclairée par les expériences étrangères. Je me réjouis d'accueillir à cette table les très jeunes comparatistes juristes et les plus expérimentés. J'espère qu'à l'avenir, nous aurons la possibilité de convier à leurs côtés des professeurs étrangers.

Issu du latin comparare, comparer signifie « former une paire », mettre d'égal à égal. Au 13ème siècle, il s'agissait d'examiner les rapports de ressemblance et de différence entre les personnes et les choses. Pour un juriste, il est essentiel de connaître les dispositions constitutionnelles étrangères. Plusieurs des pères fondateurs du Droit public français ont consacré des parts significatives de leurs ouvrages aux comparaisons, comme Laferrière et Gaston Jèze. Ce dernier distinguait traditionnellement les États fédéraux des États unitaires décentralisés. Nous avons demandé au professeur Ramu de Bellescize, auteur d'un remarquable ouvrage sur le système budgétaire des États-Unis, de nous parler du système fédéral américain, du financement de la répartition des compétences au sein des États fédérés et des réserves amérindiennes. Sans plus tarder, je vous cède la parole. Je présenterai ensuite les autres intervenants.

I) Au sein des États fédéraux (États-Unis, Allemagne)

1) Évolutions et influences récentes aux États-Unis d'Amérique

M. Ramu de Bellescize, professeur à l'Université de Lille. - Merci à tous les organisateurs. Quand je passe devant le Sénat, je pense toujours à mon ancêtre, membre de la chambre haute au XIXème siècle. C'était un grand chimiste, qui a inventé notamment le bleu cobalt et le blanc céruse. Il a également participé à l'invention de l'eau oxygénée. Au Sénat, il était assis à côté de Victor Hugo. Les deux hommes ne s'aimaient pas. Mon ancêtre s'appelait Louis Jacques Thénard. Vous avez compris comment Victor Hugo s'est vengé, puisque mon ancêtre est devenu Thénardier dans Les Misérables. Il est d'autant plus difficile pour moi de parler que Thénardier est un peu là !

En France, l'État a accepté progressivement d'octroyer des compétences aux collectivités locales. Sous l'Ancien Régime, les provinces et les paroisses constituaient la monarchie. Les États-Unis ont adopté le modèle inverse : 13 anciennes colonies ont créé un état fédéral en lui octroyant des compétences limitées. En théorie, la question du transfert de l'État central vers les États fédérés ne se pose donc pas. La réalité est toute différente, car l'État fédéral est devenu puissant. Des compétences ont continuellement été transférées des États fédérés vers l'État fédéral, notamment lors du New Deal (1934-1938) sous Roosevelt, ou encore sous Lyndon Johnson, puis lors de la guerre contre la pauvreté sous Nixon. Pour cette dernière, il s'agissait à de remédier à des inégalités importantes entre des groupes ethniques ou des États. La question du financement de ces interventions s'est alors posée, de même que celle d'une remise en cause du caractère fédéral des États-Unis.

Contrairement au Royaume-Uni, qui s'est doté d'une véritable formule (décidée par la Chambre des communes) applicable aux transferts de compétences, ou encore à la France, qui a déterminé des modalités, les États-Unis n'ont eu aucune volonté de considérer que les transferts financiers de l'État fédéral aux États fédérés devaient être uniformes. En effet, ces interventions se sont faites progressivement, toujours dans le but de remédier ponctuellement à des inégalités. Aujourd'hui, la Californie paie à l'État fédéral 280,83 billions de dollars via l'impôt sur le revenu et les prélèvements sociaux, contre 2,43 billions pour l'Alaska et 82,260 billions pour le Texas. Les inégalités peuvent être très fortes au sein d'un État (Louisiane, par exemple) ou encore d'un district (comme celui de Washington, qui a été la première ville d'accueil des esclaves). En Arizona, des transferts sont effectués au profit des populations défavorisées des réserves amérindiennes.

L'essentiel des interventions financières de l'État fédéral vers les États fédérés passe soit par des transferts financiers continuels (à travers des lois-programmes renouvelées chaque année par le Congrès), soit par des transferts ponctuels visant des groupes spécifiques à l'intérieur d'un état. L'État fédéral met en oeuvre le principe de subsidiarité et fait évoluer ses priorités. La part des recettes totales issues des subventions fédérales dans le budget des États fédérés a augmenté au cours des trois dernières décennies. En 1989, ces subventions fédérales représentaient 13 % du budget des États, contre 19 % en 2019 et 20 % aujourd'hui. En 1946, ces transferts coûtaient à l'État fédéral 0,4 % du PIB américain, contre 3,1 % en 1975 et 5 % en 2022. Washington DC est le territoire qui perçoit le plus de subventions de l'État fédéral par habitant, avec 6 983 dollars. Entre 1940 et 1970, la priorité des transferts est l'aide aux familles (notamment en matière alimentaire) et la construction/sécurisation des routes. À partir de 1989 sont privilégiées la sécurité, la lutte contre la criminalité, la construction des autoroutes et la sécurisation des routes. À partir des années 2000, entre 52 % et 84 % de ces financements vont au programme Medicaid (sécurité sociale des personnes défavorisées) et le Medicare (pour les plus de 65 ans), le reste étant destiné aux routes.

Les transferts ponctuels représentent 5 % des dépenses de l'État fédéral. Un autre mode d'intervention représente 1 % et 2 % des dépenses de l'État fédéral. Ce mode, très controversé, est issu du « pork barrel ». Au temps de l'esclavage, l'on donnait de la viande de porc séchée aux esclaves méritants, les meilleurs pouvant par la suite être affranchis. Progressivement, l'expression est devenue synonyme de cadeau budgétaire. Les « ear marks » sont des subventions qui se rapportent à un membre du Congrès identifié. Elles ne figurent pas dans la proposition de budget du président, mais ont été ajoutées pendant les débats pour être versées à un État particulier. Leur finalité est de pacifier le débat budgétaire. En 1987, le Sénateur démocrate du Massachusetts est parvenu à obtenir un « pork barrel » de 1,4 milliard de dollars pour faire construire un échangeur dans la capitale. Le coût de cet ouvrage étant monté à 14,6 milliards de dollars, le Massachusetts n'a plus bénéficié d'aucun « pork barrel » pendant de nombreuses années. Le plus souvent, ces subventions sont beaucoup plus modestes. Elles concernent par exemple la construction d'un centre de vacances pour des familles de militaires, d'un centre sportif dans une école ou encore une opération de plantation d'arbres.

M. Aurélien Baudu. - Cher Ramu, en tant que Thénardier, je tiens à vous remercier du respect du temps. Nous aurions pu vous entendre pendant des heures. Je retiens l'idée d'un modèle inversé, celle d'un mythe fondateur qui s'est éclipsé sous l'effet d'une volonté non dissimulée de couvrir les charges en matière de santé - dans un souci d'assistance à l'égard d'une population fragilisée. Je note qu'il n'existe aucune volonté d'uniformité ; le principe d'égalité ne règne pas aux États-Unis comme nous le connaissons en France. La série télévisée « Yellow Stone » montre ces relations difficiles entre collectivités. Je note enfin cette idée de transferts continuels. Merci pour cette présentation.

Qu'en est-il en Allemagne ? Je me tourne vers Jérôme Germain, maître de conférences à l'Université de Lorraine. En Allemagne, les länder disposent de compétences très étendues en matière de santé. Les communes ont également des compétences dans ce domaine. À la suite des dysfonctionnements observés durant la crise sanitaire, un débat s'est ouvert sur l'opportunité de réformer ce système. Merci de votre présence.

2) Les règles de financement des transferts de compétences en Allemagne

M. Jérôme Germain. - Je tiens à remercier le Sénat de m'avoir invité à ce colloque. Je remercie également les professeurs Baudu et Cabannes, dont l'invitation m'honore. J'essaierai d'être à la hauteur de leur amitié.

Les finances locales allemandes ne sont pas un modèle, car les communes sont mises sous pression par l'État pour redresser les finances publiques. En matière d'attribution de missions nouvelles aux collectivités locales par l'État, en revanche cela se passe un peu mieux qu'en France. Les différents tribunaux constitutionnels fédérés jouent peut-être ici le rôle de Jean Valjean pour aider les communes à ne pas perdre au change.

En Allemagne, l'État est plural. Il s'incarne au travers de l'État central et des Länder. La Constitution prévoit que les collectivités locales bénéficient de l'autonomie administrative, de l'auto-administration. Elles sont décentralisées, à l'intérieur des Länder. Les Länder ont une compétence exclusive en matière de décentralisation : l'État central (Bund) n'a pas le droit d'intervenir, sauf exception. Il existe 13 systèmes de décentralisation différents. En Allemagne, la commune est la collectivité locale dominante. Dans les années 1970, les fusions de communes ont mieux marché en Allemagne, si bien que l'intercommunalité y demeure secondaire. Comme en France, l'attribution de missions nouvelles aux collectivités doit s'accompagner de transferts financiers suffisants. Cependant, il semblerait que ces transferts soient calculés et garantis selon des modalités plus favorables qu'en France.

La loi fondamentale garantit l'autonomie locale aux collectivités locales, et fait dériver de ce principe l'autonomie financière locale. Cette autonomie financière locale signifie que les collectivités disposent d'une certaine autonomie pour gérer leurs dépenses, et que certaines recettes fiscales doivent de droit revenir aux collectivités locales. Au niveau fédéral, ni la loi fondamentale ni la jurisprudence constitutionnelle n'opposent un droit des collectivités locales à des financements suffisants ; l'on ne trouve pas non plus de droit des collectivités locales à des financements supplémentaires pour accompagner l'extension de leurs missions. Au niveau fédéré en revanche, la Constitution et la jurisprudence des Länder obligent les Länder à verser aux collectivités locales des dotations minimums pour rendre effective leur autonomie financière locale. S'inspirant de décisions de la Cour administrative fédérale, la doctrine dominante considère que le financement minimum doit permettre aux collectivités d'assurer leurs dépenses obligatoires, tout en leur laissant une marge pour des dépenses facultatives.

Pour assurer des financements minimums aux collectivités locales, les Länder disposent de deux instruments : la péréquation et le principe de connexité. Dès que le Land élargit les missions des collectivités, il doit compenser de façon complète le surcoût qui en résulte. Ce principe de connexité est reconnu par les 13 Constitutions fédérées des grands Länder. Il n'est pas absolu, puisqu'il ne concerne que les missions nouvelles attribuées par les Länder. Durant la pandémie, la loi fondamentale a été révisée pour permettre au Bund d'aider les communes à financer les frais de chauffage des bénéficiaires du revenu minimum. Le principe de connexité ne peut être invoqué par les collectivités locales que pour compenser des surcoûts résultant d'une norme juridique. Cependant, il est interprété généreusement. Par exemple, il s'applique même si le Land ne délègue pas l'une de ses compétences.

Cette compensation des charges supplémentaires évolue avec le temps, notamment pour tenir compte de l'inflation. Cette pratique est rendue obligatoire par la compréhension du principe de connexité. En tant que composante fondamentale de l'autonomie financière locale, ce principe peut donc être invoqué devant le juge constitutionnel fédéré par n'importe quelle collectivité lésée. La décision du tribunal contraindra le Land à créer une loi, qui devra bénéficier à toutes les collectivités concernées. Enfin, il existe une procédure spéciale (requête statutaire territoriale) qui permet aux collectivités de défendre leur autonomie locale y compris dans son volet financier.

M. Aurélien Baudu. - Merci, cher Jérôme, de cette intervention et du respect du temps. Vous montrez qu'il existe plusieurs modèles de décentralisation financière. Le caractère évolutif de la compensation fera plaisir à Madame la présidente de la délégation, dont nous savons l'attachement à ce concept. Nous voyons le rôle prééminent du juge et l'inversion du raisonnement, centré non plus sur les recettes, mais sur les dépenses. Ce modèle peut être source d'inspiration pour le droit français.

Je vais me tourner vers les États unitaires décentralisés. Nous recevons Monsieur François Barque, maître de conférences à l'Université de Grenoble. Je suis sûr, cher François, que les relations conflictuelles entre la Catalogne et le pouvoir central Madrid seront au coeur de vos préoccupations. Le tribunal constitutionnel espagnol joue également un rôle central.

II)  Au sein des États unitaires décentralisés (Espagne, Italie)

1) Mutations récentes et controverses en Espagne

M. François Barque, maître de conférences à l'Université de Grenoble. - Merci beaucoup pour votre invitation. Les 17 communautés autonomes jouissent d'une autonomie politique très importante, avec un véritable pouvoir législatif. Elles existent au côté d'autres collectivités territoriales, notamment les entités locales (communes, provinces). La Constitution du 27 décembre 1978 a mis fin au franquisme et au centralisme exacerbé qu'avait instauré la dictature de Franco. Elle a donné la possibilité aux autorités espagnoles de décentraliser leur administration. Cette décentralisation est essentiellement régionale, à tel point que certains auteurs évoquent un fédéralisme ou un État régional. Les communautés autonomes tirent leurs compétences d'une liste inscrite dans la Constitution. Les transferts ne sont pas imposés de manière unilatérale par l'État. Les communautés autonomes, par leur statut (une norme permettant d'organiser leur fonctionnement) ont choisi leurs compétences parmi une liste inscrite dans la Constitution (santé, agriculture, tourisme, éducation, développement économique...). Ce statut est une norme mixte, car il doit être adopté par les autorités nationales dans le cadre d'une loi organique.

Le droit espagnol opère une distinction entre transfert et délégation, mais la quasi-totalité des compétences des communautés autonomes correspond à des compétences transférées de l'État. Elles ont des compétences propres déterminées par la loi et des compétences déléguées. Une fois que la loi leur a attribué ces compétences, il a été procédé à très peu de transferts de compétences. 33 % des dépenses publiques sont assurées par les communautés autonomes, contre 11 % seulement pour les communes et provinces. Il est important de garantir un bon système de financement, car ces compétences autonomiques ont joué un rôle fondamental dans l'avènement de la démocratie, l'émergence de services publics de qualité et le rattrapage par l'Espagne de son retard par rapport à ses voisins européens.

Énoncé par la Constitution, le système de financement a été mis en oeuvre par une loi organique du 22 septembre 1980 sur le financement des communautés autonomes (LOFCA). Sa dernière révision remonte en 2009. Ce système de financement mériterait d'être modernisé. Deux principes peuvent être conservés : le caractère suffisant des ressources dont disposent les communautés pour exercer leurs compétences, et la coresponsabilité fiscale. En dépit de ces deux principes, le système actuel est à bout de souffle.

Le principe du caractère suffisant des ressources n'est pas consacré explicitement par la Constitution, mais celle-ci formalise le principe d'autonomie financière des communautés autonomes. Une autre disposition énumère les ressources des communautés autonomes : transferts du budget de l'État, impositions propres (très rares) ou encore les impositions que l'État transfère aux communautés autonomes. Le système de la LOFCA a donné aux communautés de véritables ressources pour financer leurs compétences : transfert de moitié de la TVA et de l'impôt sur le revenu, fonds pour la garantie des services publics fondamentaux. Financé par l'État et les régions les mieux dotées en termes de recettes fiscales, ce fonds bénéficie aux communautés autonomes les moins dotées. Le calcul est basé sur un indice de nécessité de dépenses qui tient compte de la démographie et de la superficie du territoire. À cela s'ajoute un fonds de suffisance, qui intervient une fois que les communautés autonomes ont perçu toutes les ressources. L'objectif est de s'assurer qu'elles ont perçu des ressources d'un montant équivalent à celui qui prévalait avant la précédente révision de la LOFCA.

Le principe de coresponsabilité fiscale a été consacré par la LOFCA lors de la révision de 1992, date de l'harmonisation des compétences des communautés. En France, la TVA peut être assimilée à une véritable dotation déguisée. Les communautés ont le pouvoir de fixer le barème progressif de l'impôt sur le revenu ou encore d'accorder des avantages fiscaux. Elles perçoivent la totalité des DMTO et des droits de succession à titre gratuit et ont un large pouvoir d'attribuer des exonérations, ce qui pose des problèmes de concurrence fiscale entre les régions. Si la communauté autonome n'exerce pas son pouvoir fiscal sur les impositions transférées, la législation étatique prend le relais. Le montant du fonds pour la garantie des services publics fondamentaux est un montant théorique, calculé à partir de la législation étatique. Par conséquent, les communautés devront assumer leurs choix fiscaux. Si elles décident de réduire la fiscalité, l'État ne compensera pas le manque à gagner.

En 2017, en pleine crise catalane, le gouvernement a réuni les présidents des régions (à l'exception de la Catalogne) pour commencer une révision du système de financement des compétences, mais ce projet a été abandonné. Le sujet est toutefois revenu sur le devant de la scène lors de la crise politique récente. Le système de 2009 comprend deux grandes lacunes. En effet, le principe selon lequel chaque communauté doit avoir suffisamment de ressources ne semble pas vraiment garanti et il existe de fortes disparités entre les collectivités. La crise de la Covid-19 a fait émerger de nouvelles attentes des usagers. Il faudrait revoir les modalités de calcul. De nombreux auteurs proposent de demander l'autorisation de l'UE pour donner du pouvoir fiscal aux régions sur la TVA. Cela permettrait de rendre la fiscalité autonomique beaucoup plus concrète pour le consommateur, et donnerait tout son sens à la coresponsabilité fiscale.

M. Aurélien Baudu. - Merci, cher François, pour ces réflexions. Nous nous étions alertés avec Xavier Cabannes de l'émiettement de la TVA, dont une part significative en France est affectée au financement de la Sécurité sociale, des collectivités territoriales, et, depuis la loi de finances rectificative du 16 août 2022, au financement de l'audiovisuel public. Auparavant, l'État percevait 160 milliards d'euros de recettes de TVA, contre moins de 100 milliards d'euros en 2022. La conception de l'État en Espagne est fondamentalement différente. Est-ce un modèle à suivre ? La révision de la loi organique du 29 juillet 2004 pourrait faire évoluer la jurisprudence constitutionnelle.

Je me tourne vers notre dernier orateur. Inspiré par des travaux d'Eugenio Mase-Dari, Gaston Jèze relève que la conception des lois fiscales est fondamentalement différente en Italie. Plus récemment, Katia Blairon, de l'Université de Lorraine, et un rapport sénatorial de 2015 nous a convaincus de l'existence de similitudes entre la France et l'Italie (dévitalisation des départements, mise en place des métropoles, encouragement de l'intercommunalité, situation financière). Est-ce toujours le cas ? Est-ce que l'Italie constitue encore une voie à suivre ? Nous accueillons un jeune enseignant-chercheur, M. Edward Chekly, ATER à Sciences Po Lille et doctorant à l'Université de Lille.

2) Les règles de financement des transferts de compétences en Italie

M. Edward Chekly, ATER en Droit public à Sciences Po Lille. - Merci le Monsieur le président. Mesdames et Messieurs les professeurs, Mesdames et Messieurs, la conclusion de cette journée est consacrée au cas italien. Je me joins aux remerciements formulés par les intervenants et intervenantes précédents à l'attention des organisateurs et organisatrices de ce colloque.

De façon générale, le cas italien est sans aucun doute un modèle. L'étude du cas italien est utile pour anticiper une évolution possible du système français, puisque le législateur italien a acté la fin de l'approche dite comptable pour définir son système de financement du secteur local, en particulier celui des transferts de compétences. Cependant, le cas italien se distingue du cas français par une organisation politique et administrative régionalisée, caractérisé par le partage du pouvoir législatif entre l'État et les 20 régions. Aux transferts de compétences de l'État vers les régions sont associés des transferts de compétences des régions aux autres entités locales, soit 7 904 communes, 76 provinces et 14 villes métropolitaines. Ces nombres correspondent aux 15 régions à statut ordinaire, en écartant le cas des 5 régions à statut spécial. Le cas italien se distingue encore du cas français par une décentralisation asymétrique, tandis que la Cour constitutionnelle italienne n'identifie pas a priori de compétences historiquement consolidées des différentes entités locales. Une telle asymétrie, ajoutée aux inégalités économiques et sociales s'est traduite dans les transferts financiers courants des administrations de l'État vers ces entités locales. En 2021, ils étaient de 1 190 euros par habitant pour la ville métropolitaine de Venise en 2021, contre 93 euros pour la ville métropolitaine de Gênes.

La fin de l'approche comptable signifie l'abandon du critère de la dépense historique ou du coût historique, soit l'abandon du financement de tout transfert de compétences de l'État aux entités locales et, le cas échéant, d'une entité vers une autre entité, au coût comptabilisé à la date du transfert. Cela exclut les transferts financiers historiques de l'État aux entités locales suite aux transferts de compétences, puisque pour chaque région à statut ordinaire, des décrets du Conseil des ministres ont été adoptés en 2000 afin de déterminer les montants des transferts de biens et des ressources financières humaines, instrumentales et organisationnelles pour l'exercice des fonctions attribuées en 1998 par les lois Bassani respectivement aux régions, provinces et communes.

Les régions et autres entités locales disposent d'une autonomie financière explicitement garantie par la Constitution italienne (article 119), qui la définit comme une autonomie financière de recettes et de dépenses. Le coût historique des dépenses transférées aux entités locales devrait être en principe couvert par les recettes actuelles de nature fiscale. En pratique, cette autonomie financière est comprise comme une autonomie fiscale, et ce, depuis une révision constitutionnelle du 17 octobre 2001 qui prévoit la coordination des finances publiques et du système fiscal. Ont été instituées dès 1997 deux importantes ressources fiscales en faveur des entités locales : un impôt régional sur les activités productives (IRAP) et une taxe additionnelle régionale à l'impôt sur le revenu (IRPEF). La Cour vérifie que le législateur étatique ou régional prévoit le transfert de ressources financières, celles-ci ne devant pas être inférieures au nécessaire, mais selon une conception a priori souple de l'autonomie financière, puisqu'elle vise à prévenir les seuls déséquilibres financiers incompatibles avec les exigences globales de la dépense. Le pouvoir de l'État en matière fiscale n'est pas réduit, mais l'identification d'un déséquilibre justifie une compensation de l'État. Finalement, les ressources propres ne sont pas identifiées aux ressources fiscales : outre les ressources fiscales propres, les dépenses des régions et autres entités locales sont financées par des recettes fiscales partagées avec l'État ; des recettes ou parts de recettes fiscales ; des taxes additionnelles.

La structure des dépenses locales s'inscrit dans une période historique, caractérisée par des transferts massifs de compétences dans le cadre d'un processus de réforme de l'ordre constitutionnel de l'État italien, qui s'est achevé par la révision de 2001. Une loi du 15 mars 1997 attribue aux entités locales les fonctions et héritages administratifs relatifs aux intérêts et à la promotion du développement de leurs collectivités respectives, ainsi que toutes les fonctions et héritages administratifs pouvant être exercés dans leurs territoires respectifs par tout organisme ou administration de l'État central ou périphérique, ou par l'intermédiaire d'organismes ou entités publics. Cette loi exclut d'emblée une série de 17 compétences à caractère national, qui se rapportent traditionnellement aux domaines régaliens.

Le législateur a posé dès 1999, puis en 2009 le principe de financement intégral des fonctions transférées par le partage des ressources fiscales nationales comme mode de financement des transferts de compétences par défaut. Or, les recettes fiscales ne suffisent pas à couvrir les dépenses. Pour le seul exercice de 2020, les transferts financiers représentaient pour les régions 101 milliards d'euros, sur 179 milliards d'euros de recettes courantes et 166 milliards d'euros de dépenses courantes. Pour les provinces, les transferts représentaient 3 milliards d'euros sur un total de 7,7 milliards de recettes et 6 milliards de dépenses. Pour les communes, ils s'élevaient à 10 milliards d'euros, pour 68 milliards de recettes et 155 milliards de dépenses. Une telle situation justifie une autre ressource principale des entités locales : les ressources de péréquation. Elles sont mises en oeuvre dans le cadre d'un fonds de solidarité communal, prévu par le législateur en 2019 et déployé en 2012.

Le critère du coût historique, dans le cadre de la péréquation, a été remplacé en 2006 par le critère des besoins standards des entités locales, lesquels sont établis à partir des caractéristiques territoriales et sociodémographiques de la population de chaque entité. Ainsi, le cas italien se distingue du cas français par une recherche de rationalisation du financement des transferts de compétences, par la définition et la mise en oeuvre d'une approche socio-économique à partir d'une série d'indicateurs. Ce changement de paradigme est censé tenir compte des inégalités économiques, sociales et financières au sein de la République italienne, et répondre aux besoins réels des citoyens. Cette approche technique accorde des pouvoirs plutôt à l'administration de l'État, puisqu'elle est définie par l'administration au sein de commissions techniques selon des procédures déterminées par le législateur.

Le législateur est allé plus loin en identifiant dès 2009 des fonctions considérées comme fondamentales et en établissant des niveaux essentiels de prestation. Le système de financement de ces prestations essentielles repose sur les éventuels écarts constatés entre provinces et villes métropolitaines et les capacités fiscales de chaque entité. L'exemple italien indique que la fiscalisation des transferts est un processus complexe. La suppression annoncée des transferts financiers étatiques et régionaux à partir de l'exercice 2001 a été reportée à plusieurs reprises par le législateur (dernièrement, à 2027). Le principe de collaboration loyale entre l'État et les régions ou entités justifie une négociation permanente entre ceux-ci, avec un risque principal : celui de la centralisation au bénéfice de l'État, dans la définition de l'exercice des compétences locales. Ce risque s'inscrit dans un autre contexte : celui de la mise en oeuvre de la règle de l'obligation d'équilibre des finances locales et l'obligation de concours des entités locales à l'équilibre des finances publiques nationales.

L'évolution des règles financières européennes et les circonstances de la crise financière de 2010, puis de la crise sanitaire de 2020 ont retardé la réforme du fédéralisme fiscal et justifié la nécessité de ce concours des entités locales à l'équilibre des finances publiques nationales. Le législateur italien adopte une approche économique, puisque le juge constitutionnel limite les mesures individuelles de maîtrise des dépenses publiques locales, qui doivent présenter un caractère temporaire en tenant compte également des cycles budgétaires et de la situation économique du pays.

M. Aurélien Baudu. - Merci à vous tous. En écoutant cette dernière intervention, nous retrouvons cette idée commune de fiscalité partagée, ou encore celle du partage de l'impôt sur le revenu. L'État conserve une compétence exclusive limitée. Un professeur italien, Luciano Vandelli, parlait d'un « fédéralisme financier solidaire », par lequel l'État vient au secours pour les domaines les plus sensibles.

III) Débats avec la salle et fin des travaux de la journée

De la salle. - La législation du « pork barrel » évoque la défunte réserve parlementaire. Est-ce que ce type de transfert ponctuel et extrêmement spécialisé existe dans les autres pays qui nous ont été présentés ? Le cas échéant, est-il contesté ?

M. Ramu de Bellescize. - Je ne vois aucun équivalent du « pork barrel » au Royaume-Uni. Aux États-Unis, ce type de transfert est très controversé par les États, qui le perçoivent comme un moyen supplémentaire de s'immiscer dans les compétences des États fédérés, et comme une forme de clientélisme électoral.

M. François Barque. - Cela n'existe pas en Espagne.

M. Jérôme Germain. - En Allemagne, nous attendons des députés du Bundestag qu'ils respectent la discipline du parti, s'agissant de gouvernements de coalition. Le député allemand a moins de pouvoir qu'un parlementaire français. Le député est récompensé pour son obéissance, et peut obtenir des financements pour sa circonscription.

M. Edward Chekly. - Dans le cas italien, des négociations financières ont lieu avec chaque région avant le vote des lois de finances, notamment avec les cinq régions à statut spécial.

M. Louis Bahougne. - Je souhaite revenir sur la question de la légitimité. Le système du « pork barrel » est-il préférable aux plans État région français ?

M. Ramu de Bellescize. - La vie politique américaine s'est rigidifiée. Auparavant, des députés américains pouvaient voter démocrate, et inversement. Les présidents de sous-commission, à l'intérieur du Congrès, sont très puissants. Le « pork barrel », le veto de poche et la possibilité de geler les crédits dont dispose le président sont remis en cause. Ces éléments de négociation sont devenus tellement cadrés qu'il n'est plus possible d'échanger quoi que ce soit. En ce qui concerne la France, je ne peux pas vous dire s'il existe des similarités.

M. Jérôme Germain. - Je ne connais pas assez bien la décentralisation française pour me prononcer. Peut-être faut-il les deux systèmes.

Clôture des travaux de la journée

M. Aurélien Baudu. - Je remercie sincèrement le Président du Sénat de l'accueil qui nous a été réservé, ainsi que la présidente Françoise Gatel, les services du Sénat notamment M. Marc Le Dorh, mon collègue Xavier Cabannes, ainsi que les partenaires de cette manifestation.

Les actes de ce colloque seront publiés à L'Actualité juridique des collectivités territoriales. Les débats de cet après-midi seront publiés dans la Revue internationale de droit comparé. Je remercie chaleureusement les intervenants ainsi que les sénateurs ayant contribué à la richesse des débats avec les universitaires. Je salue enfin la DGCL, qui a joué le rôle de la défense. C'était extrêmement courageux de sa part.

Merci à toutes et tous de votre présence. Vous avez répondu massivement oui et nous vous en sommes extrêmement reconnaissants.