Mardi 11 juillet 2023
- Présidence de M. Pierre Henriet, député, président -
La réunion est ouverte à 13 h 35.
Examen du rapport sur « les conséquences d'une éventuelle réorganisation de l'ASN et de l'IRSN sur les plans scientifique et technologique ainsi que sur la sûreté nucléaire et la radioprotection » (Jean-Luc Fugit, député, et Stéphane Piednoir, sénateur, rapporteurs)
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Chers collègues, avant d'aborder notre ordre du jour, je souhaite vous entretenir de deux sujets.
Tout d'abord, je me réjouis de l'excellente tenue du quarantième anniversaire de l'Office, qui s'est déroulé la semaine dernière et qui continue cette semaine avec une exposition dans la Galerie des fêtes de l'Assemblée nationale. J'invite ceux d'entre vous qui n'ont pas encore eu l'occasion de la voir à la visiter. Je remercie les services de l'Office pour la réussite de cet événement. En termes de notoriété, mais aussi de coopération avec l'ensemble de nos collègues parlementaires, ainsi qu'avec les organismes de recherche, la science a pu véritablement s'exprimer au Parlement, notamment grâce aux tables rondes qui se sont tenues à l'Assemblée et au Sénat. De nombreux retours émanant de nos collègues ont montré que l'Office est un organe tout à fait essentiel pour la bonne compréhension par le Parlement des enjeux scientifiques.
En second lieu, je souhaite vous rappeler que lorsque les versions provisoires des rapports sont distribuées aux membres de l'Office, ces documents ne sont pas diffusables tant que nous ne les avons pas débattus et adoptés ; cette exigence est d'ailleurs rappelée sur chacune des pages. Vous n'êtes pas sans savoir que le projet de rapport que nous devons examiner ce matin a déjà été diffusé à l'extérieur de l'Office. Nous ferons évidemment preuve d'une transparence totale sur ce rapport, mais il faut attendre le vote définitif de l'Office avant de le diffuser. Il ne s'écoule que quelques heures entre le moment où il vous est distribué et le moment où nous le votons.
J'ajoute que cette pratique me paraît tout à fait irrespectueuse, notamment envers le travail réalisé par les rapporteurs. Je souhaite une réelle prise de conscience de l'ensemble des membres de l'Office afin d'éviter à l'avenir une telle diffusion de nos travaux avant l'heure, par respect pour le travail des rapporteurs et pour leur engagement ainsi que par respect pour nos débats qui peuvent conduire à modifier certains aspects du rapport.
Sans plus tarder, je laisse la parole à nos deux collègues, Jean-Luc Fugit et Stéphane Piednoir, pour ce rapport sur les conséquences d'une éventuelle réorganisation de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) sur les plans scientifique et technologique, ainsi que sur la sûreté nucléaire et la radioprotection. Ce rapport fait suite à une saisine de la commission des affaires économiques du Sénat. Il s'inscrit dans la droite ligne de la loi sur les procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires, votée au Parlement, et dans le cadre de la conjoncture actuelle, que nos deux rapporteurs nous rappelleront.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, rapporteur. - L'Office s'était réuni le 16 février dernier pour une audition publique qui avait rassemblé toutes les parties prenantes, afin de débattre d'une éventuelle réorganisation du contrôle de la sûreté nucléaire dans notre pays. Dans le cadre de la discussion du texte qui est depuis devenu la loi du 22 juin 2023 relative à l'accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires, le Gouvernement avait proposé, par voie d'amendement, une réorganisation de notre système de contrôle qui impliquait un rapprochement entre l'IRSN et l'ASN.
Comme cette mesure ne faisait pas partie du projet de loi initial, elle n'avait pas été soumise au Conseil d'État lorsqu'il s'était prononcé sur l'avant-projet de loi. Elle n'avait bien évidemment pas non plus fait l'objet d'une étude d'impact. C'est cette étude d'impact que voudrait être le rapport que nous vous présentons aujourd'hui. En effet, si la loi du 22 juin 2023 n'inclut finalement aucune disposition relative au rapprochement de l'IRSN et de l'ASN, les conditions qui ont fait naître une réflexion sur l'opportunité d'une telle réorganisation sont toujours réunies.
Jean-Luc Fugit et moi n'avons pas ménagé notre peine pour recueillir le plus largement possible les avis de toutes les parties concernées, comme en témoigne la liste des personnes auditionnées, annexée, comme il se doit, à la fin de notre rapport. Une réorganisation aurait, nous en sommes conscients, des conséquences sociales non négligeables. Nous avons jugé qu'il ne serait pas responsable de prolonger inutilement ce qui est une période d'incertitude pour les personnels de l'ASN et de l'IRSN. C'est pourquoi nous avons mis les bouchées doubles, si vous me permettez l'expression, pour vous présenter ce rapport avant la suspension estivale des travaux.
Nous avons travaillé jusqu'à très tard hier soir pour finaliser le document que vous avez reçu ce matin. Nous vous remercions de votre compréhension, de votre patience, eu égard au cadre très contraint dans lequel nous avons dû travailler - et vous aussi - ce qui n'a hélas pas empêché cette diffusion à la presse qu'a évoquée Pierre Henriet. Une telle diffusion contrevient à l'embargo auquel ce rapport était soumis avant son examen, comme c'est l'usage pour l'ensemble de nos travaux parlementaires.
Dans ce rapport, nous attirons l'attention du Gouvernement sur la dimension sociale d'une réorganisation, en insistant sur la nécessité de trouver des solutions adaptées à chaque organisme mais, comme nous y invitait la lettre de saisine de Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques du Sénat, et comme c'est le rôle de l'Office, nous nous sommes principalement concentrés sur la sûreté nucléaire.
La lettre de saisine nous invitait à nous pencher sur « les conséquences d'une éventuelle réorganisation de l'ASN et de l'IRSN sur les plans scientifique et technologique ainsi que sur la sûreté nucléaire et la radioprotection. » Or, la législation qui régit actuellement ce domaine a été conçue, imaginée au sein de notre Office dès la fin des années 1990, avant l'adoption des textes au début des années 2000. Nous avons donc eu à coeur de capitaliser sur cette expertise propre à l'Office pour dresser un bilan sans complaisance, mais sans fausse humilité, par rapport au travail déjà accompli.
M. Jean-Luc Fugit, député, rapporteur, vice-président de l'Office. - Le contrôle de la sûreté nucléaire en France a désormais une longue histoire et, au regard de celle-ci, les structures actuelles sont relativement récentes. Elles ont une vingtaine d'années. Nous avons retracé dans le rapport l'évolution qui a abouti à leur mise en place au début des années 2000 : en 2001 pour l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, l'IRSN, établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) placé sous l'autorité de plusieurs ministères, et en 2006 pour l'ASN, autorité indépendante du gouvernement.
Pour le dire de manière schématique, l'exploitant est responsable de la sûreté de ses installations, conformément d'ailleurs à l'article 9 de la Convention internationale sur la sûreté nucléaire. L'Autorité de sûreté nucléaire, l'ASN, définit la réglementation s'appliquant aux installations et accorde l'autorisation de les mettre en service ou de prolonger leur utilisation. Pour ce faire, l'ASN s'appuie à la fois sur ses propres équipes d'expertise et sur les services d'expertise de l'IRSN, qui y consacre une partie de ses ressources.
En effet, nous tenons à rappeler que l'IRSN est également chargé du suivi de la radioprotection des personnels navigants de l'aviation civile, du contrôle des appareils utilisés par les cabinets de radiologie et que ses attributions s'étendent jusqu'à la mise en oeuvre par la France de la Convention sur l'interdiction des armes chimiques. Voici quelques exemples des activités de l'IRSN, en complément de son travail sur la sûreté nucléaire.
Pour en revenir à la sûreté nucléaire, le triptyque exploitant - autorité de contrôle - institut d'expertise a plutôt bien fonctionné depuis 2006, date de la création de l'ASN. La législation alors adoptée a porté ses fruits.
Dix-sept ans plus tard, le paysage industriel nucléaire français est cependant au seuil d'un bouleversement puisque, après de longues années de simple gestion du parc existant, de nouveaux et nombreux défis se dressent devant nous tels que la poursuite de l'exploitation du parc existant, son adaptation aux impacts du changement climatique mais aussi le déploiement d'une filière EPR 2 et l'apparition de nombreuses innovations autour des petits réacteurs comme les SMR (small modular reactor). Ces projets ne sont d'ailleurs pas seulement le fait d'EDF, l'exploitant historique comme on l'appelle parfois. Le tissu très dense des start-up se révèle aussi particulièrement actif en ce domaine. Demain, la sphère de contrôle devrait donc se trouver confrontée à une multitude d'acteurs privés.
Une optimisation de l'organe de contrôle est-elle envisageable dans ce contexte de relance du nucléaire ? Serait-il possible de maintenir ce haut niveau de sûreté dans un cadre institutionnel différent ? Telles sont les questions que nous nous sommes posées.
Michaël Mangeon, historien du nucléaire, nous avait déclaré au mois de février dernier : « Toute décision de réforme du système a un impact direct ou indirect sur la sûreté nucléaire et doit être analysée en profondeur. » Nous nous sommes donc efforcés d'aller au fond des choses pour comprendre de manière approfondie le fonctionnement concret de la sûreté nucléaire.
Nous avons ainsi pu revenir sur quelques idées reçues. La présentation schématique que je vous faisais à l'instant ne se réduit justement pas à une distinction entre l'ASN et l'IRSN. Dans la gestion ordinaire de la sûreté nucléaire, les liens de travail sont très forts entre l'ASN et l'IRSN. Les équipes des deux organismes travaillent ensemble, le plus souvent en mode projet, au pied du réacteur comme on dit parfois. Nous avons pu nous en rendre compte lors d'une visite de la centrale de Chinon. Loin de distinguer de manière rigide l'expertise et la décision, comme l'approche institutionnelle pourrait en induire l'idée, nos interlocuteurs ont quasi unanimement souligné l'existence d'un continuum entre ces deux activités. On pourrait le résumer en disant que l'arbre de la séparation structurelle ne doit pas cacher la forêt de la coopération quotidienne.
Il faut aussi tordre le cou à une autre idée reçue, celle qui voudrait qu'en rapprochant l'ASN et l'IRSN l'expertise préalable à la décision ne serait plus visible du grand public, en un mot que la transparence de l'information en matière de sûreté nucléaire ne serait plus aussi élevée. Sur ce point, toutes les personnes auditionnées ont été très claires : il convient de maintenir une publication des rapports d'expertise, en particulier ceux sur lesquels s'appuient actuellement les décisions de l'ASN, autorité indépendante. C'est aussi notre avis. Émanant de deux institutions différentes, cette publication a pu donner lieu, par le passé, à quelques cafouillages de communication. La réorganisation envisagée éviterait probablement la survenance de ces problèmes.
Dans le cadre d'une éventuelle réorganisation, la séquence expertise - recommandation de l'autorité indépendante - décision politique continuerait d'être parfaitement respectée et serait toujours aussi lisible pour les observateurs avertis comme pour le grand public. Nous rappelons qu'au sein de l'ASN le collège décisionnaire fonctionne déjà de manière autonome par rapport aux services d'expertise internes. Le cloisonnement entre expertise et décision est donc déjà garanti au sein de l'ASN actuelle.
La réorganisation n'aurait cependant pas de sens si elle revenait à ériger une nouvelle muraille de Chine, en faisant de ce cloisonnement quelque chose de trop rigide. Au contraire, à l'aube d'un renouveau nucléaire dans notre pays, c'est une longue marche vers la fluidification qui nous paraît nécessaire. À nos yeux, le processus s'enclencherait de lui-même si une entité unique et indépendante de sûreté nucléaire regroupant le contrôle et l'expertise devait voir le jour. C'est une conviction que nous partageons tous les deux.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, rapporteur. - En effet, nous avons identifié dans ce travail approfondi un certain nombre de propositions et nous en énonçons huit dans le rapport qui vous a été transmis ce matin.
La première proposition est de clarifier l'organisation, ce qui est le point de départ de notre analyse. Nous sommes arrivés à la conclusion qu'un regroupement des moyens financiers et humains actuellement alloués à la sûreté nucléaire et à la radioprotection permettrait de mettre fin à ce que l'on peut appeler une certaine forme d'ambivalence et de faire face aux nombreux défis qui s'annoncent, pointés à l'instant par Jean-Luc Fugit, face à la diversité des projets qui sont devant nous.
Sous réserve de définir exactement son périmètre d'activité - je cite en première approche le contrôle, l'expertise et la recherche en sûreté nucléaire et en radioprotection -, l'entité nouvelle pourrait être constituée sous la dénomination d'Autorité indépendante en sûreté nucléaire et radioprotection, avec l'acronyme AISNR. La dénomination de l'autorité nouvelle tirerait les conséquences de cette réorganisation matérielle qui renforcerait de fait ses capacités d'expertise. Le rappel de sa qualité d'autorité indépendante, parfois oubliée, devrait être en tout état de cause inclus dans sa dénomination.
La deuxième proposition est d'accroître les moyens. J'en ai dit un mot tout à l'heure : l'état des lieux a mis en évidence le besoin d'augmenter les effectifs dédiés aux activités de la sûreté nucléaire civile, tant en matière de sûreté et de radioprotection que de recherche. Cette augmentation des effectifs doit être réalisée sans tarder et en grande partie dès 2024, concomitamment à l'évolution envisagée de la gouvernance, pour tenir compte des délais nécessaires à la montée en compétence des personnels. Nous n'ignorons pas qu'une acculturation sera nécessaire et prendra du temps.
La troisième recommandation est de préserver l'indépendance de l'expertise. Cette indépendance de l'expertise en matière de sûreté nucléaire doit être préservée quelle que soit l'organisation envisagée. À cet égard, il convient de maintenir une publication des rapports d'expertise, en particulier ceux sur lesquels s'appuient actuellement les décisions de l'ASN. Il apparaît également nécessaire de rendre concomitante cette publication et celle des décisions de l'autorité indépendante de sûreté nucléaire.
Par ailleurs, un renforcement du rôle assez largement méconnu des groupes permanents d'experts, à la fois en termes de composition et de fréquence de réunion, pourrait consolider d'une part l'indépendance de l'expertise, en explicitant la confrontation de la diversité des avis, d'autre part la confiance du public, en favorisant une plus grande transparence dans le processus en amont de la décision.
La quatrième proposition est de maintenir la sûreté nucléaire à son haut niveau actuel. La prévention des accidents nucléaires en France doit demeurer au niveau qu'elle connaît depuis maintenant plus de quatre décennies. Toute réorganisation structurelle doit être préparée de façon à garantir le suivi ininterrompu des procédures ouvertes ainsi que la continuité des flux de traitement de l'information régulièrement recueillie auprès des opérateurs.
La cinquième proposition est d'unifier la gestion de crise. À ce titre, nous avons consulté le rapport présenté par nos collègues députés Alma Dufour et Sébastien Rome le 31 mai 2023, au nom de la commission des finances de l'Assemblée nationale, sur l'évaluation du système dual en matière de sûreté nucléaire, fondé sur l'indépendance entre la fonction de régulateur assurée par l'ASN et la fonction d'expertise assurée par l'IRSN. Nous préconisons de reprendre leur quatrième recommandation : « Clarifier la répartition des compétences en matière de gestion de crise entre l'ASN et l'IRSN et étudier la mise en place d'un centre de crise commun entre les deux organismes. Les modalités d'organisation de ce centre devront faire l'objet d'échanges entre le gouvernement, l'ASN et l'IRSN afin de disposer de la structure la plus efficace pour clarifier la chaîne de réponse en cas de situation d'urgence. »
Notre sixième proposition est de renforcer la recherche. Plusieurs de nos interlocuteurs ont souligné la qualité des travaux de recherche menés à l'IRSN, qui bénéficie d'une réelle reconnaissance européenne et internationale dans son domaine. C'est d'ailleurs ce que confirme le Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (Hcéres) dans son dernier rapport d'évaluation en date du 17 mars 2023. La nouvelle entité devra donc impérativement inclure un département entièrement dédié à la recherche, capable de renforcer cette position de pôle international d'excellence dans le domaine de la sûreté nucléaire et radioprotection.
La septième et avant-dernière proposition est d'améliorer la transparence. À notre sens, il faudra garantir dans la future structure des modes d'information et d'association du public, pour lui permettre de suivre les questions techniques les plus importantes tout au long de leur traitement. Une information à froid sur les grands dossiers de sûreté nucléaire et de radioprotection doit notamment être proposée, comme c'est le cas aujourd'hui au travers des concertations numériques systématiquement mises en place par l'ASN, en amont d'une décision du collège ayant une incidence sur l'environnement.
La huitième et dernière proposition concerne les parlementaires et l'OPECST. Je rappelle que, depuis sa création en 1983, l'Office a joué un rôle central dans les évolutions de l'industrie nucléaire en France. Les rapports de l'Office ont souvent influé sur la politique nationale dans des domaines tels que la sûreté nucléaire, la gestion des déchets, la recherche ou encore l'acceptation sociale de l'énergie nucléaire. De ce fait, nous pensons que l'Office apparaît aujourd'hui comme l'instance la mieux à même de traiter les nouveaux enjeux du nucléaire dans leur globalité et d'assurer un suivi de ces questions pour le Parlement.
Nous vous recommandons donc que l'Office reçoive explicitement la mission de suivre de manière rapprochée les questions nucléaires, en particulier celles de la sûreté, de la radioprotection et de la réorganisation envisagée dans ce domaine. Par ailleurs, nous souhaitons que le conseil scientifique qui appuie les activités de l'Office bénéficie du renfort de scientifiques de haut niveau dont l'expertise en matière nucléaire est reconnue.
M. Jean-Luc Fugit, député, rapporteur, vice-président de l'Office. - Pour terminer cette présentation, je voudrais préciser les 17 recommandations opérationnelles que nous formulons, de manière à donner corps aux propositions que Stéphane Piednoir vient d'énoncer.
Sur la première recommandation (« regrouper les moyens humains et financiers actuellement alloués au contrôle, à l'expertise et à la recherche en sûreté nucléaire et en radioprotection, afin que ceux-ci relèvent à l'avenir d'une structure unique et indépendante »), nous insistons sur le mot « indépendante ». Pour donner à la nouvelle autorité administrative un nom rappelant son caractère indépendant, nous proposons par exemple : « Autorité indépendante de sûreté nucléaire et de radioprotection ».
Les troisième et quatrième recommandations sont : « augmenter significativement dès 2024 les effectifs affectés aux activités de la sûreté nucléaire, civile et de radioprotection, tant en matière de contrôle, d'expertise que de recherche » et « renforcer l'attractivité des métiers, en particulier en veillant à rendre les rémunérations concurrentielles avec celles offertes par d'autres établissements publics et aussi les entreprises du même secteur ».
Notre cinquième recommandation est : « maintenir une publication distincte des rapports d'expertise sur lesquels s'appuient les décisions du collège de l'autorité indépendante issue de la réorganisation. »
Les recommandations suivantes sont liées à la précédente : « rendre concomitante la publication des décisions de la future autorité indépendante avec la publication de l'ensemble des rapports d'expertise sur lesquels elle s'est appuyée pour rendre sa décision », « renforcer les groupes permanents d'experts sur lesquels s'appuiera l'autorité indépendante de contrôle » et « maintenir la sûreté nucléaire à son niveau actuel en préparant la réorganisation de façon à garantir le suivi ininterrompu des procédures ouvertes ainsi que la continuité des flux de traitement de l'information régulièrement recueillie auprès des opérateurs. »
Nous recommandons également d'« améliorer la gestion de crise en engageant la mise en place d'un centre de crise unique au sein de la nouvelle entité indépendante. »
Sur la recherche, nous proposons de « renforcer la recherche en créant un département dédié à la recherche capable de consolider la position de pôle d'excellence internationale dans le domaine de la recherche en matière de sûreté nucléaire et de radioprotection acquise par l'IRSN. » Il faut que cette recommandation que nous faisons se retrouve dans la potentielle nouvelle autorité indépendante.
Nous suggérons aussi d'« améliorer la transparence de l'information du public en cumulant les moyens actuels de l'ASN et de l'IRSN affectés à ces missions. »
Les six recommandations suivantes sont, en premier lieu, « veiller à ménager des perspectives de reclassement attractive pour les personnels de l'IRSN dont le service ne serait pas concerné par la réorganisation débouchant sur la création de la nouvelle autorité indépendante de sûreté nucléaire et de radioprotection » ; en deuxième lieu, « dans la perspective de la montée en charge des besoins induits par la relance de la production d'énergie nucléaire, veiller à respecter un calendrier resserré de mise en oeuvre de la réforme, qui devrait idéalement avoir abouti d'ici fin 2024 », ce qui est à mettre en parallèle avec la montée en puissance de l'activité que j'ai décrite dans la première partie de mon intervention ; en troisième lieu « concevoir une organisation en tenant compte de la spécificité des moyens de contrôle dévolus à la sûreté des installations nucléaires militaires, tout en favorisant la coordination entre ceux-ci et ceux de la sûreté et de la sécurité pour les installations civiles et les transports » ; en quatrième lieu « créer les conditions d'un dialogue approfondi avec les nouveaux opérateurs du nucléaire, en adaptant si nécessaire les procédures et en lien avec les autorités de sûreté étrangères, sans pour autant renoncer au plus haut niveau de sûreté qui devra s'appliquer à leurs installations » ; en cinquième lieu, « renforcer le rôle du Parlement en chargeant expressément notre Office d'un suivi annuel de la filière nucléaire, en particulier des questions de sûreté et de radioprotection, et en complétant la composition de son conseil scientifique par des experts du domaine » ; enfin, « s'appuyer sur un texte législatif dûment débattu au Parlement pour engager toute réforme de l'organisation actuelle ».
Pour finir, je voudrais aller dans le sens de ce qu'ont dit notre président et Stéphane Piednoir. J'ai été surpris de recevoir un communiqué de l'Agence France-Presse décrivant les recommandations que nous allions présenter aujourd'hui. Le rapport était sous embargo, cela paraissait évident. Nous vous l'avons envoyé un peu tard, j'en conviens ; nous avons fini sa rédaction à une heure du matin et nous avons encore fait des relectures ce matin à huit heures. J'ai été surpris et je me suis demandé si l'Office devait basculer dans le monde de Twitter. En sommes-nous à trois ou quatre heures près, en regard des vingt ou trente années qui viennent de s'écouler sur la sûreté nucléaire ? Était-il vraiment si difficile d'attendre avant de le diffuser ? Cela m'interroge beaucoup.
Voilà, monsieur le président et monsieur le premier vice-président, nous sommes maintenant à l'écoute de l'ensemble des collègues pour échanger sur ce rapport que vous avez découvert ce matin et dont la presse parle déjà tant.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Tout d'abord, je voudrais vous remercier, ainsi évidemment que l'ensemble des services. Vous avez fait un travail remarquable, à la fois construit et complet, comme ce doit être le cas pour nos rapports, et ceci dans un temps effectivement assez contraint. Je sais que vous avez consacré énormément de temps, au regard de la liste des personnes que vous avez entendues, à la phase de réflexion en amont de la rédaction de ce rapport.
Un élément doit être central dans les débats que nous allons avoir. C'est, comme vous l'indiquez à la page 18, l'indispensable fluidité des relations entre les parties prenantes. Vous rappelez bien, dans une perspective de comparaisons internationales, qu'en France la responsabilité en matière de sûreté nucléaire est, d'abord et avant tout, celle de l'exploitant, l'autorité de sûreté intervenant pour le contrôle. Ce n'est pas le format adopté dans tous les pays qui ont mis en place des systèmes de régulation et de contrôle.
Cela doit être la dimension centrale de l'amélioration de la sûreté, notamment - comme vous l'avez dit - dans la perspective de l'accroissement des décisions que devra prendre l'ASN. Pour mémoire, entre 1 500 et 2 000 décisions sont prises chaque année par l'ASN. On peut penser qu'un doublement, voire un triplement de ce nombre aura lieu dans les dix ou vingt prochaines années, compte tenu de l'évolution des objectifs de politique nucléaire dont nous avons par ailleurs débattu et qui seront maintenant mis en application.
Je sais que tous les membres de l'Office sont animés par la volonté de faire en sorte que la sûreté nucléaire soit garantie au meilleur niveau possible à l'ensemble de nos concitoyens dans le contexte actuel. Même si certains ne sont pas d'accord avec la manière dont les objectifs ont été définis, le Parlement, dans sa globalité, en a décidé ainsi.
Je vous invite également, mes chers collègues, à considérer cette question fondamentale du renforcement de la sûreté nucléaire du point de vue de l'exploitant, en termes de compétences, parce que c'est avant tout de sa responsabilité. C'est en lui donnant tous les outils nécessaires que nous pourrons garantir à nos concitoyens une sûreté optimale. J'insiste sur ce point. Nous aborderons certainement le sujet de la dualité, mais essayons aussi d'avoir une réflexion nuancée, non binaire qui permette de saisir la complexité de la sûreté nucléaire telle qu'elle est mise en oeuvre en France.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Je m'associe à Pierre Henriet pour féliciter nos deux rapporteurs. Ils ont fait un travail formidable. Vous êtes parlementaires, je le suis aussi, j'ai le privilège de l'ancienneté et il est quand même très réjouissant de voir que des sujets majeurs sont traités d'une façon totalement responsable, avec le maximum d'objectivité. Il ne sera jamais satisfaisant pour tous les parlementaires, mais c'est un travail en profondeur, réalisé dans des délais qui sont tout à fait exceptionnels.
Au moment où la Cour des comptes rappelle, à juste titre, que l'État a une tendance quelque peu excessive à mobiliser des talents extérieurs, c'est-à-dire des cabinets d'études généralement anglo-saxons, afin de pouvoir dire : « j'ai le label et on ne pourra jamais me reprocher d'avoir pris cette décision puisque je l'ai prise sur le conseil d'un groupe international », nous avons fait le choix de travailler avec les parlementaires élus du peuple qui ont oeuvré en toute responsabilité et en toute transparence. Je voudrais les remercier franchement pour leur travail et j'espère que, dans notre débat, nous maintiendrons cette qualité du travail parlementaire qui est un facteur de sérénité pour nos compatriotes.
Nous avons le droit - pas seulement le droit mais même le devoir - d'avoir des points de vue différents et de les exprimer. Nous avons également le devoir de respecter le travail lorsqu'il est aussi bien fait.
M. Hendrik Davi, député. - Nous examinons aujourd'hui un rapport très important concernant la sûreté nucléaire. Je voudrais effectivement remercier les deux rapporteurs, mais je voudrais aussi dire ma déception sur la forme qu'a prise cet examen.
L'Office est une institution respectable dont nous fêtons d'ailleurs les quarante ans et le moment que nous avons eu la semaine dernière était vraiment bien. Hélas, nous voudrions décrédibiliser l'Office - je pèse mes mots, vous savez que je ne suis pas porté à la surenchère - nous ne nous y prendrions pas autrement, parce que la fusion hâtive entre l'IRSN et l'ASN est critiquée par l'ensemble des salariés de l'IRSN et que l'Assemblée nationale s'est déjà prononcée contre. De nombreux acteurs avaient dit ici leurs doutes sur cette fusion ; instrumentaliser l'Office pour remettre ce projet à l'ordre du jour n'est une bonne idée ni pour le projet en question, ni pour l'Office.
Je pense, mais peut-être me direz-vous le contraire, qu'il s'agit bien d'une instrumentalisation. Pourquoi ? Car les conditions d'examen du rapport ne sont pas satisfaisantes et je vais vous le démontrer. Les membres de l'Office n'ont pas pu assister aux auditions. Je sais que c'est commun, néanmoins je n'ai reçu aucune convocation pour les auditions. J'ai cherché à savoir quand elles avaient lieu. Le rapport a été porté à notre connaissance à dix heures vingt ce matin pour un examen à treize heures trente. Effectivement, vous avez beaucoup travaillé mais, quand on est dans ces conditions... me forger une opinion sur ce rapport quand je le reçois à dix heures vingt est extrêmement problématique.
J'en viens au fond du rapport parce que, en trois heures, je suis quand même parvenu à le lire. Il n'est pas à la hauteur des enjeux. Les enjeux des deux approches, déterministe et probabiliste, de la sûreté nucléaire sont selon moi insuffisamment décrits.
La première partie, sur l'état des lieux, n'apporte aucun élément de réponse à la question qui était posée : quelles sont les forces et faiblesses du système dual ASN/IRSN actuel ? On ne peut que déplorer cette absence de diagnostic du système dual. Le rapport comporte finalement peu de critiques du système actuel.
Certaines assertions importantes, comme celle qui explique en page 14 que le succès du programme nucléaire est dû à la souplesse du système contrôle, sont insuffisamment démontrées. Ce sont des assertions extrêmement importantes. Nous aurions voulu savoir qui avait formulé ces assertions, qui sont peut-être justes, mais insuffisamment démontrées.
Les rapporteurs reconnaissent d'ailleurs qu'ils n'ont pas pu se rendre aux États-Unis pour examiner sérieusement le système de sûreté américain. Il s'agit quand même d'un point important, même si je sais que c'est difficile.
Le rapport contient des remarques inquiétantes, comme celle qui suggère qu'EDF pense qu'il faudrait assouplir, si j'ai bien compris, la prise en compte du risque de séisme et faire confiance, concernant la sûreté nucléaire, aux rapports de la Cour des comptes plutôt qu'aux agents. C'est pour moi assez questionnable.
Les relations entre l'ASN et l'IRSN sont un sujet. C'est un élément du rapport mais, selon les agents eux-mêmes, ces problèmes de relations sont plutôt derrière nous.
Enfin, je remarque beaucoup de manques. Les activités de l'IRSN autres que l'expertise des installations, telles que la surveillance radiologique des travailleurs, le secteur médical, les impacts environnementaux, le traitement de l'héritage nucléaire ne sont pas mentionnées. La question des différences de statut au sein d'une même autorité - puisqu'il s'y trouve des fonctionnaires et des contractuels de droit public et de droit privé - n'est pas mentionnée. À aucun moment le rapport n'aborde les activités du pôle défense et sécurité de l'IRSN autres que celles liées à la sûreté défense. La sûreté des installations de défense est en outre plus effleurée que vraiment évoquée et aucune personne impliquée dans le contrôle de la sûreté défense ne semble avoir été auditionnée. Enfin, les conséquences sociales d'une éventuelle fusion sont mentionnées, mais rien n'est de nature à rassurer les personnels.
En définitive, très peu d'extraits d'auditions sont cités. Elles ont pourtant été nombreuses et on voudrait savoir quelles ont été les opinions exprimées réellement en faveur ou en défaveur d'une fusion et quels points de vigilance ont été soulevés. Le rapport ne les mentionne pas.
Selon la France insoumise, à ce stade, le rapport qui préconise donc la fusion de l'IRSN et l'ASN - c'est votre première recommandation - ne peut pas et ne doit pas être adopté par l'Office. Quelles que soient nos positions sur la relance du nucléaire, le débat sur la sûreté mérite mieux qu'un examen tronqué et un rapport trop hâtif, même si le travail que vous avez fait est de qualité.
Je vous propose donc, en mon nom, que nous ayons un débat plus collégial, avec de nouvelles auditions publiques, avant de rendre un rapport définitif qui fasse vraiment l'unanimité entre nous. Rappelons quand même que le système dual actuel procède d'une proposition d'un ancien président de l'Office, qui s'était exprimé ici même. Je pense que cette question extrêmement importante et extrêmement technique mérite mieux que l'adoption d'un rapport rendu en si peu de temps. Cela m'a quelque peu irrité.
M. Philippe Bolo, député. - Je me réjouis que l'Office puisse se saisir de ce sujet. En effet, souvenons-nous qu'il avait été traité d'une façon déplorable par voie d'amendements examinés à l'Assemblée nationale et pas au Sénat. Nous avions débattu avec ardeur et un amendement avait été déposé pour que l'Office puisse s'emparer du sujet. Donc, c'est une bonne chose que cela puisse être étudié aujourd'hui. J'insiste sur le démarrage manqué de cette réforme, un point d'ailleurs repris dans la lettre de saisine puisque la présidente de la commission des affaires économiques du Sénat évoque une réforme « mal évaluée, mal concertée et mal anticipée ».
Heureusement, vous avez un peu remis le train sur les bons rails, avec un travail de fond qui commence par un rappel sur l'histoire de l'expertise et du contrôle que je trouve utile. Cela permet de savoir d'où l'on vient et le parcours suivi pour arriver au système actuel. Il n'est jamais inutile d'interroger les aspects que l'on veut faire évoluer à la lumière de l'histoire qui les a façonnés.
Ensuite, vous faites l'état des lieux du système actuel. Je ferai aussi la remarque que, parfois, des informations sont fournies ou des propos sont tenus sans que l'on sache véritablement leur provenance. Parfois - c'est un ressenti personnel et non une critique à l'égard de votre travail - cela donne l'impression que davantage d'éléments proviennent de l'ASN que de l'IRSN, alors que le fait de citer aurait peut-être permis un dénombrement permettant de mieux juger de l'équilibre. Vous regardez ensuite les atouts et les risques d'une éventuelle réorganisation.
Je regrette moi aussi la transmission tardive du rapport. J'aurais aimé m'y plonger plus longuement. Je voudrais faire une remarque sur les fuites, parce que nous en sommes les premières victimes - du moins, nous en sommes également victimes - pour la simple et bonne raison que, parfois, cela peut conduire à une communication tardive des documents. Ce n'est pas votre cas, vous avez travaillé tard, jusqu'au dernier moment, mais on peut se demander quand transmettre le document si la fuite devient une stratégie. Nous en sommes donc les victimes, parce que nous n'avons pas le temps de travailler suffisamment les sujets. C'est même dramatique du point de vue des conférences de presse organisées par la suite, parce que c'est le moment où l'on espère que les journalistes seront présents, pour répondre à leurs questions et échanger. Cela peut se diluer en cas de fuite. Des journalistes peuvent renoncer à venir, ce qui nuit aussi à la visibilité de l'Office.
Sur le fond, je voudrais revenir sur trois points en résonance avec des éléments de votre rapport et en vous posant les questions correspondantes. Premier point, vous évoquez l'expertise de l'IRSN, nourrie par ses activités de recherche, menées le plus souvent dans un cadre international, ce qui lui assure les moyens d'investigation les plus performants. Vous dites également qu'un tiers, voire seulement un quart, des activités de l'IRSN concerne la sûreté des réacteurs et la prévention des accidents majeurs dans les installations nucléaires, l'Institut étant également compétent dans des domaines de la radiologie que vous énumérez précisément. Je regrette que cette dernière dimension ne soit pas traitée dans le rapport. Il est axé sur la sûreté des installations nucléaires mais, finalement, on ne voit pas véritablement ce que deviendront ces métiers annexes ou connexes en cas de regroupement des deux organisations.
Pourtant, c'est très important, parce que ces activités sont loin d'être négligeables pour le pays, compte tenu des enjeux qu'elles représentent et aussi parce qu'elles nourrissent parfois la connaissance du chercheur ou de l'expert. En effet, au travers des confrontations avec des collègues qui travaillent sur ces activités périphériques, l'expert peut avoir un autre éclairage de son métier, des disciplines qu'il doit pratiquer et des conséquences que peut avoir l'usage du nucléaire. C'est un point important qui, selon moi, aurait mérité de figurer dans l'étude d'impact. Stéphane Piednoir a dit tout à l'heure que cela serait étudié du point de vue de l'emploi, pour ceux qui ne seraient pas compris dans le rapprochement, mais je pense qu'au-delà de la question de l'emploi, la valeur apportée par ces activités ne doit pas être oubliée.
Mon deuxième point porte sur la temporalité. Je m'appuie sur trois citations de votre rapport. La première citation est : « Il y aurait péril à atermoyer alors qu'une éventuelle réforme peut être engagée dès la rentrée 2023. ». Vous attirez aussi « l'attention sur les tensions, les frictions et les inquiétudes inéluctables que peut faire naître toute perspective de changement institutionnel ». La troisième citation est : « La sûreté nucléaire ne relève pas seulement d'une approche technique mais aussi d'une approche managériale et organisationnelle. » Dans ce cadre, comment voyez-vous l'intégration des équipes qui doivent s'adapter à ce changement ?
De plus, vous mettez vraiment l'accent sur la nécessité d'avoir des moyens additionnels. Vous insistez également sur le sujet de l'attractivité, donc il s'agit vraiment d'un sujet de méthode. Conduire une évolution de l'organisation et du fonctionnement, c'est une chose. Mais comment s'y prendre ? Je trouve qu'il manque des recommandations pour passer de votre plaidoyer en faveur d'un changement à sa mise en oeuvre opérationnelle.
Ma dernière remarque porte sur la suite de votre travail. Comment tout ceci sera-t-il orchestré maintenant ? Je rappelle que ce travail de l'Office a été motivé par les amendements déposés à l'Assemblée nationale, le débat dans l'hémicycle et le renforcement souhaité du rôle du Parlement. Comme nous n'y arrivions pas, nous avions présenté l'Office comme un moyen de renforcer le rôle du Parlement. Vous y êtes parvenus et vous formulez une dernière recommandation importante, qui est de « s'appuyer sur un texte législatif dûment débattu au Parlement pour engager toute réforme de l'organisation actuelle ». J'ai presque envie d'amender votre dernière recommandation en ajoutant après « débattu » les mots « et voté ». Il ne faudrait pas que, partant d'une méthode déplorable au départ, on arrive sur une méthode déplorable à l'arrivée. Vous voyez à quoi je fais référence.
Vous parlez d'un texte législatif. Je ne vois aucun espace dans le calendrier d'ici la fin de l'année autre que le projet de loi de finances (PLF). Il faudrait éviter que cette question soit réduite à un amendement au PLF, avec une éventuelle application de l'article 49.3 qui pourrait encore empêcher un débat. Certes, le débat aura lieu, mais le vote aura-t-il lieu ? Je n'en sais rien. Ce point me semble important à signaler.
Mme Christine Arrighi, députée. - Je ne reviendrai pas sur la question de la méthode. Cela a été dit à deux reprises : la méthode utilisée précédemment devant la représentation nationale n'était ni adéquate, ni démocratique, ni correcte. Nous nous en étions d'ailleurs déjà entretenus et j'apprécie que, finalement, la décision ait été retirée et que nous soyons dans un dispositif de débat entre nous.
Vous excuserez mon intervention un peu brouillonne. Je n'ai pu prendre connaissance du rapport que depuis quelques minutes. Je pense que la meilleure recommandation de ce rapport est la dernière, à savoir s'appuyer sur un texte législatif dûment débattu et voté - cet ajout serait vraiment très pertinent - au Parlement pour engager toute réforme de l'organisation actuelle.
Bien entendu, je ne peux pas vous donner la position du groupe écologiste, mais uniquement la mienne, en tant que membre de l'Office, puisque je n'ai pas eu suffisamment de temps pour prendre connaissance de toutes les subtilités de ce rapport, qui me paraît quand même très complet. Je tenais à en remercier sincèrement les deux co-rapporteurs, parce que le temps était contraint. Même si j'avais fait une demande écrite, puis orale, pour en disposer plus tôt, je conçois qu'il n'ait pu nous être communiqué avant. Vous comprendrez donc que je ne puisse me positionner.
Cela me permet de vous demander, au cas où vous voudriez organiser une conférence de presse, de le faire en tant que rapporteurs et non au titre de l'Office ; le groupe écologiste ne pourrait s'y associer, puisque nous n'avons pas eu suffisamment de temps pour avoir une parole critique, claire et précise sur ce rapport.
Pour autant, à la lecture du rapport et des recommandations, j'ai quand même relevé quelques éléments sur lesquels je voudrais vous interroger. À la page 22, vous dites que la Cour des comptes a adopté des observations définitives relatives à l'ASN et l'IRSN, en octobre 2018 et en avril 2021, qui pointent des améliorations dans les relations entre les deux organismes. Ces observations contrastent apparemment avec les conclusions du rapport publié par la Cour en 2014, sur lequel le Gouvernement s'est fondé pour justifier la fusion. Vous précisez qu'à la différence de celles de 2014, ces dernières observations ne sont pas publiques.
Je serais quand même très désireuse que vous nous communiquiez ces observations qui semblent indiquer une amélioration de ces relations, ce qui pourrait finalement remettre en cause la pertinence du souhait de fusion. Si les relations se sont améliorées, il n'y a peut-être pas besoin de fusionner. Mais il est possible que ce soit une conclusion hâtive, puisque je n'ai pas lu de façon suffisamment précise la suite du rapport. Il semble qu'en tant que rapporteurs de l'Office vous n'ayez pas eu communication de ces éléments, ce qui me paraît un peu curieux.
À la page 36 du rapport, vous écrivez : « Des expertises de l'IRSN doivent être publiées en concertation avec l'ASN et, à l'avenir, même si les rapporteurs ne sauraient se prononcer sur un calendrier idéal de publication, il semble dans un souci d'apaisement que les expertises et recommandations doivent être diffusées de façon concomitante, une fois que potentiellement la fusion aurait eu lieu. » Si des expertises sont publiées de façon concomitante au sein d'une structure unique, à quoi cela sert-il de créer une structure unique, puisqu'il subsisterait de toute façon deux types d'expertises, l'une qui serait issue de l'ex-IRSN, l'autre issue de l'ex-ASN ? N'ai-je pas bien compris la proposition ? Je ne vois pas vraiment l'intérêt de fusionner ou, à tout le moins, cela ne ferait que renforcer l'idée que la dualité actuelle des avis de l'IRSN et de l'ASN conserverait une pertinence au sein d'une structure unique. Dans ce cas, pourquoi avoir une structure unique si, de plus, la Cour des Comptes dit que les relations se sont améliorées ?
Ma troisième interrogation concerne la défense. Sans aller au-delà de ce qui est indiqué dans le rapport et sans avoir besoin de beaucoup plus d'expertise, je pense que les écologistes ne seront pas vraiment favorables à la proposition faite par l'amiral Guillaume de sortir tout ce qui est relatif à la défense d'une future structure, fusionnée ou non, au terme d'une simple convention avec cette administration pour garantir la transparence et le suivi des questions de sûreté nucléaire. Je pense que la sûreté civile et la sûreté défense ne peuvent pas être distinctes et je suis donc quasiment sûre que nous n'y serons pas favorables.
Ensuite, et cela me parait très important, comment expliquez-vous qu'il reste encore tant de points à clarifier sur le calendrier, sur le système de défense, sur les activités commerciales ? Vous ne citez pas non plus la radioprotection, ou alors je ne l'ai pas vu, mais, enfin, elle existe. Comment concevoir qu'un déploiement de la réforme soit envisagé en 2023 alors que, comme vous le dites, la question de la visibilité pour les personnels non liés à la sûreté nucléaire et à la radioprotection et qui ne feraient pas l'objet d'un rapprochement n'est pas traitée ? Nous sommes en juillet 2023, vous parlez de septembre 2023 et pourtant il faut deux pages pour recenser les points à éclairer. Ces points me paraissent nécessiter un peu de temps pour être résolus.
Vos propositions sur le manque de personnel, même dans l'éventualité d'une fusion, sont intéressantes. On ne peut pas travailler sur l'idée que la fusion permettrait « d'économiser » du personnel dans le domaine de la sûreté. Avoir du personnel supplémentaire dépend de la loi de finances qui, en septembre 2023, ne sera pas encore adoptée, qu'il y ait ou non recours à l'article 49.3.
Mme Laure Darcos, sénatrice. - Permettez-moi de féliciter nos deux rapporteurs qui ont fait un travail très intéressant et pas évident sur le plan politique. Je déplore moi aussi la diffusion anticipée du rapport, parce qu'il est effectivement très important que nous puissions continuer à travailler tous en confiance.
Je pose une question brève car je voudrais que vous ayez le temps de répondre. Pourriez-vous revenir sur les commissions locales d'information (CLI) ? J'avais été assez rassurée par le discours mesuré du président de l'association des CLI lors de la table ronde du 16 février dernier. Quel serait leur rôle dans le cadre de cette fusion potentielle ?
Je préside la CLI Paris-Saclay et je voudrais savoir si nous pourrions continuer à développer ce tiers-lieu, en le rendant peut-être plus ouvert, avec des rapports plus réguliers. Actuellement, l'ASN et l'IRSN viennent présenter leurs rapports tous les six mois. Nous pourrions en profiter pour essayer d'améliorer le fonctionnement des CLI, qui permettent à des associations d'usagers et d'experts de terrain d'être peut-être plus rassurées et plus vigilantes.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, rapporteur. - Sur l'intervention de Monsieur Davi, si je voulais être relativement mesuré, je dirais qu'il y a une forme de méconnaissance du fonctionnement de l'Office. Si j'étais moins mesuré, je dirais qu'il y a une forme de mépris à l'égard du travail des parlementaires.
La méconnaissance concerne les auditions des rapporteurs, qui ne sont en aucun cas publiques. J'en suis à mon quatrième rapport pour l'Office en six ans ; on n'invite pas les collègues aux auditions. Quel que soit le sujet, ces auditions ne sont pas publiques.
A la suite des annonces de l'exécutif, nous avons organisé, le 16 février dernier, une audition publique qui était filmée et diffusée. Cela fait partie des auditions publiques de l'Office, organisées soit sur des sujets d'actualité brûlants, comme c'était le cas, soit sur des sujets moins sensibles. Il m'est arrivé, par le passé, d'organiser des auditions publiques mais, vous l'apprendrez peut-être dans votre travail parlementaire, on n'invite pas les collègues à assister aux auditions de rapporteurs. Ce n'est pas une obstruction de notre part, mais simplement un usage constant. On verra s'il y a matière à s'en départir mais, pour l'instant, c'est ainsi.
Je vais redire un mot sur le délai dans lequel nous vous avons fourni le rapport. Nous en sommes vraiment désolés. Ce n'est pas une plaisanterie : hier soir à minuit, voire à une heure, nous étions encore en train de faire des corrections. Il ne s'agissait pas de modifications majeures du rapport, mais il est indispensable de vous fournir un rapport mis en forme et rédigé, si possible, sans coquilles, sans fautes d'orthographe, etc. Ce travail incombe bien sûr aux rapporteurs mais aussi aux administrateurs, aux quatre personnes ici présentes qui ont fait des relectures acharnées, jusqu'au petit matin et encore ce matin.
Il ne s'agit vraiment pas d'une volonté de retenir l'information, pour éviter des fuites que nous n'avons, de toute façon, pas réussi à éviter. C'est la preuve qu'un délai, même contraint, ne permet pas d'éviter ce genre de désagrément. Je le regrette, parce qu'après avoir présenté quatre rapports devant l'Office, c'est la première fois que j'observe des fuites sur un sujet que l'on sait suivi et attendu.
Je trouve que ce n'est pas honnête : ce rapport est provisoire. En réalité, on donne à publier à l'Agence France-Presse un communiqué qui pourrait ne pas refléter le rapport qui sera adopté. C'est un biais dont il faut prendre conscience et je m'adresse à celle ou celui qui a pu délivrer ces informations.
Le terme « instrumentalisation » que vous avez utilisé traduit un mépris pour le travail des parlementaires. Nous pouvons nous faire tous les procès d'intention que nous voulons. Jean-Luc Fugit et moi sommes tous deux scientifiques, ce n'est pas un gage d'objectivité, mais nous avons vraiment agi avec la rigueur qui nous semblait nécessaire pour aborder ce sujet.
Nous n'avions pas d'idée préconçue et, à titre personnel, j'ai appris beaucoup de choses sur ce qu'on appelle la dualité. Un paragraphe de notre rapport s'intitule « la présentation fallacieuse du système dual ». Nous avons découvert que ce n'est en réalité pas un système dual ; il existe des cellules d'expertise au sein de l'ASN elle-même et - je crois que c'est le président qui l'a rappelé - 400 décisions sur les 2 000 délivrées chaque année par l'ASN relèvent de l'IRSN.
L'IRSN est donc l'un des acteurs, mais l'ASN a sa propre expertise et EDF a son propre pôle d'expertise. Les groupes permanents d'experts existent et sont là pour confronter les doutes ce qui, pour tout scientifique, est un gage absolu d'objectivité, le B-A-BA. En fait, le système n'est pas dual. On ne trouve pas totalement séparées l'expertise d'un côté et la décision de l'autre. Cela ne fonctionne pas comme ça et nous avons essayé de le mettre en lumière dans ce rapport.
Deuxième point, nous ne victimisons personne et nous n'incriminons personne dans sa pratique. Nous sommes les premiers à dire que l'IRSN fournit un travail remarquable, notamment sur la recherche et dans ses rapports d'expertise. Toutefois, qu'on l'accepte ou non, cela correspondait à un temps où l'activité dans le domaine nucléaire était relativement modeste. Nous avons devant nous un mur d'activité du fait du nombre de réacteurs dont il faut réexaminer le fonctionnement lors des visites décennales, de la variété et de la diversité des sujets relatifs aux nouveaux réacteurs, de la construction de nouveaux réacteurs de type EPR2, etc.
Cela n'a jamais été le cas, même en 1973 lors du lancement du plan Messmer. Il s'agissait, j'allais dire « juste », de la construction de réacteurs d'un certain type, à raison de six par an. Le plan Messmer était très ambitieux, je ne dis pas le contraire, mais ne concernait qu'un seul type de réacteur, à eau pressurisée. Actuellement, nous devons faire face à une diversité des technologies qui, de notre point de vue - nous pouvons nous tromper - nécessite une réorganisation.
Pour rester sur ce point, le rapport que nous vous présentons n'est pas un rapport législatif. Nous ne sommes pas une commission permanente, nous avons été saisis par la commission des affaires économiques du Sénat qui nous pose une question : quelles sont les conséquences éventuelles d'une réorganisation, etc. ? Nous répondons, mais ce n'est pas un rapport législatif.
Vous avez demandé quelle serait la suite à donner. Nous pouvons les uns et les autres décider de porter un certain nombre de ces préconisations dans le cadre d'un texte législatif. Cela ne pose pas de problème. Peut-être que le Gouvernement le fera. Nous disons très clairement en conclusion qu'il faut un texte législatif qui doit être débattu par le Parlement. Je ne peux pas m'engager sur le fait qu'il soit voté par le Parlement. Qu'il soit « soumis au vote » ne serait pas mal.
Nous sommes évidemment dans le même état d'esprit qu'il y a quelques semaines : le sujet ne peut pas revenir par la fenêtre alors qu'il est sorti par la porte, ou le contraire, puisqu'il avait été examiné par voie d'amendement et seulement à l'Assemblée nationale. Quand vous dites que cela a été refusé par le Parlement, je voudrais juste rectifier : cela a été refusé par l'Assemblée nationale. Le Parlement français dispose d'une deuxième chambre. C'est ce qui nous a heurtés, nous sénateurs, parce que ces amendements ne faisaient pas partie du texte initial. Il ne nous semblait pas normal d'aller dans ce sens. C'est pour cela que le Sénat a saisi l'Office, donc ne portons pas de pas de jugement de valeur sur les uns ou les autres. En tout cas, nous avons abordé ce sujet de la façon la plus rigoureuse possible.
En ce qui concerne les observations de la Cour des comptes, nous attendons d'en prendre connaissance. Nous avons usé des dispositions en notre pouvoir, mais pour l'instant nous n'avons pas obtenu ces rapports. En tout cas, nous savons que le rapport de 2014 dit qu'il existait des tensions, et nous savons aussi que les plus récents disent que cela s'améliore. Ce n'est pas un scandale qu'il se produise des tensions, cela existe.
M. Jean-Luc Fugit, député, rapporteur, vice-président de l'Office. - Je sais que ce n'est pas un exercice facile mais je pense très sincèrement qu'il faut voir ce travail et ce rapport en essayant, non d'oublier le passé, mais de sortir de la période de débat à l'Assemblée nationale autour du projet de fusion.
La commission des affaires économiques du Sénat a saisi notre Office, nos trente-six membres. Je pense qu'il faut s'en tenir à cela. Nous avons travaillé en essayant de bien comprendre le sujet et nous sommes arrivés à ces propositions.
Par ailleurs, je voudrais vraiment rappeler qu'il a existé un « avant ASN/IRSN » puisque l'un a été créé en 2001 et l'autre en 2006, tandis que le plan Messmer date de 1973-1974 et que le programme nucléaire a commencé encore avant. La première construction à Chinon a été lancée en 1957, le premier réacteur en 1963-64. Il a donc existé un « avant ».
Ce n'est pas que nous voulions à tout prix qu'il existe un « après ». Nous pensons qu'à partir du moment où un choix politique fort a été fait dans le pays - qu'on peut ne pas partager - consistant à s'appuyer sur les énergies renouvelables et nucléaire pour sortir progressivement des énergies fossiles, l'activité autour du nucléaire prendra de l'ampleur.
Pensons à tous les enjeux, au mur des défis que nous avons devant nous. Nous en avons rappelé une dizaine dans le rapport et nous en avons probablement oublié. J'en ai rappelé quelques-uns dans mon intervention, comme l'adaptation au changement climatique, la prolongation des centrales actuelles, le nouveau nucléaire, le nombre d'exploitants qui évoluera, etc. On ne peut pas passer sous silence ce contexte. Il n'est plus le même qu'avant. Il faut l'accepter.
Je voulais aussi rappeler - j'ai parlé de « tordre le cou à des idées reçues » -qu'à l'époque du débat nous étions tous un peu tombés dans la caricature lorsqu'on nous disait que l'ASN est l'autorité indépendante et que l'IRSN est l'organisme qui fait les expertises pour l'ASN. C'est à la fois vrai et faux ; l'autorité indépendante est bien l'ASN mais elle a aussi 200 experts qui alimentent ses propres décisions. Il existe donc déjà des experts travaillant, au sein d'une autorité indépendante, avec le collège qui rend des décisions.
Il n'est pas faux non plus de dire que seule une partie du travail de l'IRSN est orientée vers la sûreté nucléaire. En disant cela, on ne dit pas que tout va bien à l'ASN et tout va mal à l'IRSN, pas du tout. Nous posons simplement des éléments de réflexion.
Il nous semble que, face aux défis qui se présentent, il faudrait faire évoluer ce système ternaire : exploitant - ASN - IRSN. Un système ternaire est un système de trois systèmes binaires. Nous pensons qu'il vaut mieux avoir un système binaire unique entre l'exploitant principal et une autorité indépendante où l'on retrouve les experts, le contrôle, etc. d'autant plus que, face à cette autorité, d'autres exploitants apparaîtront bientôt, à côté d'EDF.
Dire tout cela, ce n'est pas montrer du doigt certaines personnes qui travaillent à l'IRSN ou ailleurs, en disant qu'elles font mal leur travail. Nous avons simplement acquis la conviction qu'il fallait aller vers une nouvelle organisation. Ce rapport ne répond pas au Gouvernement, il répond à la commission des affaires économiques du Sénat. C'est au sein du Parlement que ce rapport vous est présenté.
J'ai beaucoup discuté avec mon collègue et ami Stéphane Piednoir. Nous avons acquis tous deux la conviction, que nous n'affirmons peut-être pas de manière suffisamment claire, qu'il faut une réorganisation. Sur la temporalité, c'est maintenant et non dans dix ans. Nous pensons que cette réorganisation doit débuter assez rapidement, justement parce qu'elle ne se fera pas en claquant des doigts.
Comme je le disais tout à l'heure, il faut sortir du monde Twitter. Nous ne sommes pas dans un monde Twitter mais dans un monde où il faudra du temps, plusieurs mois. Nous pensons que, si quelque chose doit être fait, il ne faut pas tarder à le lancer. Il faut se donner une perspective et, ensuite, imaginer la montée en puissance et l'organisation.
Se posent à la fois une question de gouvernance et une question de transparence. Nous pensons que notre rapport, modestement, participe de cette transparence et que tout ceci doit se faire en transparence. La dernière recommandation, au sujet du texte « débattu », est claire. C'est un message que nous envoyons en particulier au Gouvernement. Oui, nous pensons qu'il faut un texte dédié à ce sujet. Nous l'assumons.
J'ai noté ce que disait tout à l'heure Laure Darcos au sujet des CLI. Les CLI bénéficient aujourd'hui d'un financement au travers de l'ASN. Si nous avons une autorité indépendante encore plus forte, il n'y a aucune raison qu'elle ne continue pas à bien travailler avec les CLI. J'ai noté qu'il faut de l'information grand public et, comme nous l'avons dit à plusieurs reprises, nous pensons qu'il faut beaucoup de transparence, parce qu'encore une fois il faut tordre le cou à certaines idées reçues sur ces sujets.
J'insiste sur le fait que l'IRSN n'est actuellement pas un organisme indépendant. Il dépend de cinq ministères ! Au contraire, le rapprochement que nous proposons d'une partie de l'IRSN avec l'ASN, pour créer une nouvelle entité, est plutôt une bonne chose en matière d'indépendance, puisque cette autorité ne serait pas directement dépendante d'un ministère.
Sur les CLI, comme je le disais, je pense qu'il n'y a aucune raison que cela ne fonctionne pas à l'avenir aussi bien et encore mieux. Je rêve peut-être un peu mais, après tout, quand on est à la fois scientifique et membre de l'Office, on a le droit de rêver en se disant que si on explique sincèrement tous ces sujets à nos concitoyens, ils seront plus nombreux à les comprendre, ce qui permettra peut-être de tordre le cou à certaines idées reçues, voire à des fake news, comme on dit.
D'une manière générale, je pense que la plupart de nos concitoyens comprennent les sujets quand on les leur explique. C'est comme nous : quand on nous explique, nous comprenons. Sur les enjeux de l'énergie en général et du nucléaire en particulier, de la sûreté et de la sécurité, il est vraiment important de donner beaucoup d'explications, de faire la lumière.
Par rapport à ce que disait Philippe Bolo, nous pensons en effet qu'il faudra augmenter l'effectif des personnes dédiées aux activités de la sûreté nucléaire civile, concomitamment à l'évolution de la gouvernance. Cela signifie que nous pensons qu'il faut progresser.
Je ne sais pas si vous avez eu le temps de lire le rapport. L'Agence France-Presse ne l'a pas indiqué dans son communiqué, mais il n'est pas inintéressant de noter que le nombre de personnes dédiées à la sûreté nucléaire, ramené au nombre de réacteurs, est dans d'autres pays largement supérieur au nôtre. Nous avons donné des exemples très précis, ce qui permet de constater qu'il n'y a pas pléthore de personnels travaillant sur la sûreté nucléaire en France.
Peut-être une réorganisation permettra-t-elle de faire mieux par rapport à tout ce qui se prépare. Imaginez un instant la charge de travail qui va arriver. Nous pensons qu'il faut une réorganisation transparente, claire, sans montrer du doigt les gens et, probablement, avoir plus de personnes dédiées à la sûreté nucléaire. Nous n'avons aucune intention de nuire à qui que ce soit avec ce rapport.
Vous nous dites que nous n'avons pas examiné toutes les conséquences, c'est vrai mais ce n'était pas l'objet de la demande de la commission des affaires économiques du Sénat. En revanche, un éventuel projet de loi devra évidemment s'accompagner d'une étude d'impact qui regardera ces aspects. Je crois que nous serions unanimes autour de la table pour dire que ce serait largement nécessaire. C'est ce qui nous a manqué à l'époque du dépôt d'un amendement par le Gouvernement.
Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office. - Je voudrais moi aussi saluer ce travail, effectué dans des délais très contraints, sur un sujet très délicat. Je déplore comme vous tous la diffusion d'éléments sur les réseaux sociaux.
Je partage quasiment 90 % de ce qui est écrit dans votre rapport. Je partage complètement certains constats, mais je voudrais redire que je crois profondément que le système existant a largement fait ses preuves. Il est reconnu internationalement. Nous avons des organismes robustes, qui ont prouvé leur efficacité puisque, après tout, nous n'avons jamais eu d'accident nucléaire, alors qu'il s'en est produit trois dans des pays similaires, et alors que nous sommes plus nucléarisés.
J'ai relu la saisine je ne sais combien de fois, comme au lycée lorsqu'on fait une rédaction, pour savoir si on est bien dans le cadre et le sujet. Je partage tout, notamment ce qui a été mentionné dans les dernières recommandations - que j'aurais personnellement placées au début - sur la loi, sur le renforcement du rôle du Parlement. Par contre, je ne comprends pas la première recommandation parce qu'en fait, elle acte déjà la fusion. Les deux premières recommandations me gênent, alors que je partage complètement tout le reste.
Je voulais également insister, à la page 36, sur les points qui restent à éclairer. Il me semble - vous n'en avez peut-être pas eu le temps - qu'il aurait fallu développer plus. Ce sont des arguments à regarder de plus près concernant cette fusion, parce que ce seront très clairement des problèmes à gérer : sur la défense, avec une seule sûreté nucléaire ou non, il faudra aussi discuter des activités de l'IRSN sur la radioprotection, de ce que l'on enlèvera forcément du champ de ses missions, ainsi que des activités commerciales de l'IRSN, qui constituent un volet important. Se posera aussi la question des sources radioactives que possède l'IRSN et qui sont contrôlées par l'ASN. Pour moi, il faut absolument que ce soit séparé, car il n'est pas possible qu'un même organisme soit juge et partie. C'est quand même très délicat.
Pour résumer, j'aurais bien vu les dernières recommandations placées en premier et j'aurais peut-être enlevé les premières, parce que la saisine porte sur les conséquences d'une éventuelle fusion, alors que la recommandation première acte la chose. Je suis un peu gênée.
Mme Maud Bregeon, députée. - Merci, chers collègues, à tous les deux pour ce travail certainement remarquable mais que, pour être parfaitement honnête, je n'ai eu le temps de lire qu'en diagonale.
Je souhaite revenir sur quelques points. Ce qui s'est passé à l'Assemblée nationale, le fait que l'Assemblée se soit prononcée contre l'amendement du Gouvernement, a été un peu évoqué et, en tant que rapporteur du texte sur lequel portaient ces amendements, je voudrais insister sur le fait que nombre de parlementaires rejetaient la méthode sans rejeter le fond. Il y a eu un consensus, quels que soient les votes pour ou contre, pour dire qu'on aimerait pouvoir se poser davantage sur le sujet, échanger dessus, creuser les problématiques induites. Nombre de collègues qui se sont opposés à cette fusion dans l'hémicycle s'opposaient en fait à la méthode, au timing extrêmement serré, mais ils n'avaient pas nécessairement de réticence, en tout cas pas de point bloquant majeur sur un éventuel rapprochement. C'est encore une fois un sujet de méthode, bien davantage qu'un sujet de fond.
Vous l'avez dit, ce rapport n'est pas une fin en soi. C'est pour cela que je pense qu'on aurait tort de bondir. Peu importe ce qu'on pense de ses conclusions. Il reste encore du travail à faire avant que cette réforme aboutisse, si elle doit aboutir. Pour ma part, je souhaite vraiment que nous puissions avancer dans cette direction.
Comme Jean-Luc Fugit l'a très bien dit sur le délai de mise en oeuvre de la réforme - je ne sais pas si vous en parlez dans le rapport - nous entrons dans une nouvelle ère nucléaire, avec la suite du grand carénage, la construction des EPR2, la question de Bure, éventuellement une forme de grand carénage de La Hague qui devrait être agrandie. Cela créera une charge de travail très élevée et, à mon avis, il serait important de souligner que, si avancée il doit y avoir, elle doit être faite suffisamment rapidement pour que le système soit en ordre de marche. J'ai envie de dire que, quelle que soit la décision prise, fusion ou non, il faut que le système soit stabilisé quand le gros de la charge arrivera - elle arrivera vite - et que les équipes aient conscience de ce vers quoi tendront leurs organisations
J'ai eu le plaisir de rencontrer les équipes de l'ASN et de l'IRSN dans leurs locaux voici une quinzaine de jours. On sent bien une attente de décision de la part des pouvoirs publics et c'est tout à fait légitime. Je regrette d'ailleurs la méthode employée lors de la présentation à l'Assemblée nationale, qui à mon avis a fait beaucoup plus de mal aux relations entre l'ASN et l'IRSN que l'inverse. Aujourd'hui, on voit malgré tout une fébrilité, voire certains points de tension, a minima au niveau des directions de ces organisations.
Tant pour être en capacité d'absorber la charge sur les grands projets du nucléaire qui arriveront que par respect pour les salariés qui ont besoin de visibilité, je pense que nous devons avancer sur cette réforme et le faire rapidement.
M. Jean-Philippe Tanguy, député. - En tant que parlementaire, je n'aime pas faire l'arbitre des élégances, mais c'est vraiment un excellent rapport qui, de plus, ce qui n'a pas encore été dit, est également très accessible à nos compatriotes. Il est très important que les documents scientifiques et techniques que nous produisons soient accessibles à tous ceux que cela intéresse, quel que soit leur niveau d'études ou de connaissances du secteur. On entre vraiment très facilement dans ce rapport. Je ne suis pas scientifique donc je suis parfois le baromètre de l'accessibilité des documents. Celui-ci est parfait.
Je remarque aussi la densité du travail que vous avez réalisé et des consultations. Je ne veux pas polémiquer, mais je ne me sens pas du tout instrumentalisé et je ne pense pas du tout que notre institution soit instrumentalisée, bien au contraire. Vous avez fait la preuve que, dans un temps très court, vous pouviez répondre à la demande du Sénat. Je partage avec Maud Bregeon le fait que, si une décision doit être prise, il faut le faire le plus rapidement possible, puisque trop de temps a été perdu, tandis que des chantiers immenses nous attendent pour relever les défis climatique et énergétique, ainsi que ceux du pouvoir d'achat et de la réindustrialisation. Je suis donc d'avis qu'on avance très vite et vous aurez le soutien du groupe Rassemblement national pour avancer très vite dans ce domaine, sans aucune ambiguïté ou processus dilatoire destiné à faire semblant de demander quelque chose qui n'a aucun intérêt.
Pour ce qui est de la fuite, je partage votre indignation. Pour une commission d'enquête qui relevait de ma responsabilité, j'ai porté plainte. Il faut que le Parlement se fasse respecter. C'est une pratique qui n'est pas nouvelle. Peut-être cela n'a-t-il pas été le cas pour vous mais j'ai participé à trois commissions d'enquête et il y a eu trois fuites. Pour celle-ci, ce n'est pas moi ! Il pourrait y avoir un soupçon puisqu'une fuite a eu lieu à chaque fois, mais j'ai suffisamment confiance dans mon innocence... Pour avoir porté plainte, je pense qu'il arrive un moment où c'est la seule solution, faire rattraper certains par l'autorité de l'État qui, même ici, n'est pas respectée. Cela se passe de commentaire.
Je pense aussi que l'AFP étant un service parapublic, il serait peut-être bon de leur faire savoir, Monsieur le président, qu'il existe une éthique scientifique et une éthique journalistique. Le fait qu'un média de second ordre, désireux de générer des « clics », donne suite à de telles fuites est une chose. Le fait que l'AFP et son autorité donnent suite à ce genre de fuites, ce qui met en cause l'information comme vous l'avez très bien dit, interroge l'éthique de l'AFP et la bonne information de nos concitoyens, au-delà de la pratique immorale que cela démontre.
Sur le fond, je ne vois pas de problème dans la présentation. Ce sont des recommandations. Que certaines soient en premier ou en dernier ne me pose pas de problème.
Je vous remercie d'avoir eu le courage de tordre le cou à cette espèce de mensonge sur la dualité, pas vraiment un mensonge mais une présentation fallacieuse de cette dualité. Cela fait des années que j'essaie de l'expliquer. Je pense que je l'ai déjà dit ici ou ailleurs : tout ce qui est moulin à prières que l'on doit agiter avant de prendre la parole tue la pensée. Dès qu'on parle de sûreté nucléaire, il faut, avant de dire quoi que ce soit, saluer Monsieur Machin ou Madame Machine, mais tous ces processus verrouillent la pensée et aboutissent à toujours répéter la même chose, parce qu'il faut le dire par convenance ou pour ne vexer personne. On en vient à créer des légendes parascientifiques, comme il existe des légendes urbaines. Il a donc fallu presque vingt ans pour arrêter de dire quelque chose de faux, que tous ceux qui s'intéressaient au sujet savaient être faux. Je pense que c'en est un exemple caractérisé.
Votre rapport apporte beaucoup de réponses et ouvre à mon avis une grande question sur le chantier que nous avons devant nous. En suivant l'historique, que vous avez retracé avec efficacité, de la complexification de la sûreté nucléaire, je n'arrive finalement pas à savoir pourquoi on a autant complexifié et pourquoi nous en sommes arrivés à cette situation, puisqu'il n'est jamais apparu de problème dans l'organisation, même souple, qui a permis d'accompagner le plan Messmer.
Même si corrélation n'est évidemment pas causalité et si je ne veux pas polémiquer, je remarque quand même que, depuis que le système de surveillance du nucléaire est soi-disant parfait, le nucléaire ne fonctionne plus. Oui, je sais que je suis dur, mais c'est aussi dans le but de provoquer.
Je voudrais enfin évoquer le sujet de l'indépendance. L'indépendance en elle-même n'est pas une vache sacrée, puisqu'elle veut aussi dire irresponsabilité. Notamment, le fait que le pouvoir politique se défausse systématiquement sur des agences, qui ont certes leur expertise, pose un problème de responsabilité. Nous l'avons vu dans la commission d'enquête sur la souveraineté et l'indépendance énergétique. Peut-être que le fait que des ministres en exercice n'étaient au courant de rien et n'avaient visiblement aucun problème moral à dire sous serment qu'ils n'étaient au courant de rien est-il lié au fait que le pouvoir politique s'est entièrement déresponsabilisé.
Je ne dis pas qu'il faut remettre le système entièrement sous contrôle, mais le pouvoir s'est déresponsabilisé sur des agences qui, parce qu'elles sont indépendantes, seraient responsables de tout et de rien. À force de ne pas s'impliquer, il ne répond de rien. Or, devant qui sommes-nous responsables ? Devant le peuple, et le problème des commissions ou des agences indépendantes dans une démocratie est qu'on critique la responsabilité populaire, ce qui est quand même problématique, à la fin du raisonnement.
M. Philippe Berta, député. - Je serai très bref pour montrer les limites de mes compétences ; j'ai du mal à parler de choses sur lesquelles je ne suis pas compétent. Même si je me souviens avoir été durant deux étés décontamineur à Marcoule, cela ne me donne pas une compétence suffisante pour aborder ces problèmes.
Plus sérieusement, comme je viens du monde de la recherche en biologie-santé, je suis plutôt enclin à essayer de réduire les objets. La biologie-santé est l'archétype du domaine où il existe tellement de structures de recherche qu'on ne sait aujourd'hui plus vraiment qui fait de la recherche en santé dans ce pays. Je crois que je ne serai pas contredit sur ce point. Par contre, je partage aussi, en tant que scientifique, la culture du doute et, pour l'instant, je suis dans un état de doute, car je n'ai pas lu le rapport que j'ai reçu tout à l'heure.
J'ai quand même un vrai problème de fond sur le rythme de la marche, une marche forcée, que l'on veut instituer pour travailler sur des questions aussi importantes. Je ne comprends toujours pas l'urgence. Je comprends peut-être - et il faut que j'achève de me convaincre - la nécessité, mais je ne vois pas l'urgence. Il me semble qu'il s'agit d'un champ de décision suffisamment important pour que l'on se donne un peu de temps, justement pour comprendre en cas de doute et se faire expliquer.
Je reviendrai uniquement sur le champ de la santé. J'ai posé une question très précise lors du débat à l'Assemblée sur le projet de loi qui avait vocation à intégrer la réforme : que deviendront toutes les activités - qui sont les activités majoritaires de l'IRSN - dans le champ de la santé, de notre santé, pour le contrôle des appareils de radiographie ou de curiethérapie ? C'est vraiment essentiel.
Votre rapport me pose un autre problème. J'ai regardé la liste des personnes auditionnées. Il en manque une à mon avis, car je suis allé voir l'IRSN à Cadarache voici maintenant deux ans, ce qui m'a d'ailleurs favorablement impressionné quant à leur activité de recherche. Leur travail concerne l'interface rayon ou l'interface contamination biologie, essentiellement végétale - en l'occurrence à Cadarache - ou animale. J'y ai retrouvé un travail très similaire à celui de la direction des sciences de la vie du CEA. Je suis surpris de ne pas voir la direction des sciences de la vie du CEA interrogée dans votre rapport ; il serait intéressant de savoir qui fait quoi exactement sur cette interface entre radioactivité et sciences de la vie.
Mme Olga Givernet, députée. - Je remercie les rapporteurs pour leur travail très rapide. On sait que le délai a été contraint pour ce rapport, ce qui est peut-être aussi dû à l'embouteillage de tous les sujets sur lesquels travaille l'Office, puisque nous avons également dû finir le rapport sur la sobriété dans un délai qui permettait à mon corapporteur, Stéphane Piednoir, de travailler sur ce rapport-ci. On peut se réjouir que l'Office soit saisi de plus en plus, du fait de son expertise, sur un certain nombre de sujets, mais c'est peut-être la raison qui fait que nous sommes contraints de statuer rapidement.
Je pense néanmoins important d'être réactif ; puisque le sujet est apparu dans l'actualité, il faut que la représentation nationale ait de la part de l'Office un éclairage qui reste dans le temps du débat public. Cela me semble essentiel. On peut se souvenir de sujets qui nous ont complètement échappé et sur lesquels nous avons statué bien tardivement, notamment l'arrêt du projet ASTRID (advanced sodium technological reactor for industrial demonstration). Il faut que nous puissions nous insérer dans ces délais.
J'ai parcouru rapidement le rapport. Un peu moins de vingt ans après que le Parlement a organisé la transparence sur la sûreté en matière nucléaire, je ne trouve pas complètement aberrant qu'il statue à nouveau sur ce sujet. Sauf erreur de ma part, aucune évaluation de cette politique publique n'a eu lieu depuis.
C'est aussi le moyen d'évaluer la question de la sûreté nucléaire. Ce sujet arrive dans un contexte aujourd'hui très dépendant de l'avenir que nous voulons donner au nucléaire. Si d'autres orientations avaient été données au nucléaire civil en France, l'étude aurait-elle conduit à d'autres conclusions concernant cette fusion entre ASN et IRSN ? Cette question que je vous pose s'inscrit évidemment dans l'actualité des décisions et des orientations sur le nucléaire civil.
Mme Huguette Tiegna, députée. - Tout d'abord, j'aimerais moi aussi féliciter nos deux rapporteurs pour ce travail immense qu'ils ont dû faire en un temps record et dans un contexte un peu tendu, puisque je me souviens bien d'un amendement que nous avons dû examiner à la va-vite, mais qui n'a finalement pas abouti.
Aujourd'hui, vous avez présenté, en réponse à la saisine du Sénat, un rapport qui permet d'être mieux éclairé sur la situation. Au regard des recommandations, je dirais qu'il faut peut-être une entrée en matière plus douce, c'est-à-dire que la première recommandation doit dire ce que les rapporteurs pensent du regroupement, tandis que la rédaction proposée donne l'impression que, pour nous, la fusion est actée.
Cela amène une question : l'Office donnerait à la nouvelle instance un nom qui, pour moi, est difficile à prononcer. Cette dénomination a-t-elle été discutée avec les personnes auditionnées ou, a minima, avec les deux structures, ASN et IRSN ? Je le dis parce qu'il y a eu déjà eu assez de polémiques et il ne faut peut-être pas continuer à crisper les deux entités concernées.
Vous avez parlé du fait que, si une réforme est engagée, il faut qu'elle le soit rapidement. Or cette réforme, comme vous l'avez rappelé, nécessite de recruter, ce qui a des répercussions financières. Nous pouvons agir dans le cadre du projet de loi de finances, mais à condition que les deux entités s'accordent. Attendre un projet de loi que nous n'analyserons pas avant le mois de décembre prochain ne peut, je pense, que rallonger les délais face à l'urgence à développer le nucléaire et les EPR2 attendus.
Pour finir, je reviens sur la fuite. Je n'ai pas souvenir d'une fuite sur des pré-rapports de l'Office. Pour moi, c'est une « première ». Je pense que cela vaut le coup de rappeler les règles de l'Office à tous les parlementaires et à leurs collaborateurs. Il est important pour nous que l'Office soit indépendant et en mesure de dire ce qu'il a envie de dire à la presse. Sans cette indépendance et cette capacité à dire ce que nous pensons, on aura toujours une forme de dépréciation, alors qu'on connaît le rôle clé que nous avons aujourd'hui dans l'opinion publique par rapport aux sujets scientifiques que nous traitons.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Je remercie le président Pierre Henriet de me donner la parole maintenant car je dois regagner la commission des finances du Sénat pour y présenter un rapport sur la formation continue des enseignants. Je ne peux pas manquer à cette obligation.
Ce que je vais dire est très bref. D'abord, l'urgence du texte à venir est le respect que nous devons aux salariés des organisations concernées, de l'IRSN et de l'ASN, ainsi que le respect que nous devons aux entrepreneurs, au sens large, du nucléaire. Il se trouve que le Gouvernement - sur ce point je le soutiens - a décidé de relancer le nucléaire, qui ne se réduira plus à un face-à-face entre, par exemple, EDF et le CEA, mais conduira à un débat très large, avec un exploitant national qui bénéficie d'une expérience considérable, mais aussi des acteurs nouveaux qui sont soit des techniciens, soit des scientifiques, soit des industriels, soit des investisseurs. Ils ont besoin de savoir dans quelles conditions ils peuvent présenter des projets et qui sera l'évaluateur de leur projet, celui qui donnera le bon à tirer.
Dans les deux cas, respect des salariés et respect des investisseurs, on ne peut pas faire traîner indéfiniment une affaire qui date de 1973 - excusez du peu ! - si nous ne voulons pas prendre du retard dans la compétition pour l'énergie décarbonée et si nous voulons préserver le moral des troupes.
Votre rapport est très utile parce qu'il tord le cou d'un canard qui survit depuis 50 ans. C'est en 1973, en réalité d'ailleurs en mars 1974, un mois avant la mort du président Pompidou, que Pierre Messmer présente un projet d'énergie nucléaire en l'adossant sur un processus technique commercialement éprouvé. Il ne le choisit que pour des raisons commerciales. Le réacteur Westinghouse à eau pressurisée n'est pas un choix technologique spectaculaire, il n'est pas innovant. Il est simplement sécurisant, à un prix déterminé.
La France s'était déjà engagée dans la construction de réacteurs - vous avez cité Chinon - avec des réacteurs graphite-gaz. La filière graphite-gaz reposait sur une technologie extrêmement astucieuse, parfaitement maîtrisée par EDF et par le CEA, mais qui était déraisonnable sur le plan économique. EDF a donc choisi une filière - imaginez le contexte des années 1970 - parfaitement américaine, parfaitement internationale, en théorie non française mais en réalité très largement francisée, contre la volonté du CEA qui a toujours été une maison aux convictions très fortes.
Pour l'anecdote, c'est quand même la seule structure comportant à la fois un Haut-Commissaire et un administrateur général, les deux étant différents parce que - je le dis à notre jeune collègue qui a des convictions affichées et affirmées - notre nucléaire est né d'une alliance objective entre les communistes et les gaullistes : les communistes parce qu'il se trouve que les physiciens, Joliot-Curie par exemple, étaient plutôt de cette orientation dès 1939, et la dimension militaire se méfiait évidemment du monde soviétique.
Je ferme cette parenthèse pour dire que vous tordez le cou à ce vieux canard qui a abouti à faire coexister deux systèmes d'analyse pour la seule raison qu'il fallait sauver l'image du CEA, alors que les ingénieurs des Mines qui structurent le ministère de l'industrie avaient la ferme intention de contrôler le dispositif industriel, ce qui n'est pas complètement anormal, et non pas un dispositif scientifique, puisque la technologie retenue était complètement évaluée sur les plans technique et industriel.
Je trouve que votre valeur ajoutée la plus forte est l'idée de concomitance. C'est une idée extrêmement judicieuse. Les autorités ne sont pas irresponsables : le collège prendra une décision et aura l'obligation, sous le contrôle du Parlement à travers l'Office, de la justifier d'une façon concomitante, par toutes les informations dont il bénéficiera, qu'elles proviennent de l'expertise interne du nouvel organisme, de l'expertise externe nationale ou de l'expertise externe internationale.
On imagine bien, par exemple, que les tenants des réacteurs à neutrons rapides et à sels fondus défendront leur acte de foi. Ils n'ont simplement aucune expérience à faire valoir. Il faudra que l'autorité de sûreté dise, compte tenu de ces différentes expertises : « Voilà la décision que je prends. » La décision sera peut-être d'autoriser, sous réserve de...
La compétence publique sera rassemblée sous une seule voix. Les compétences extérieures seront sollicitées et le collège décidera, en mettant à côté de sa décision les expertises dont il s'est nourri. Je trouve cela assez intelligent.
L'urgence est donc le respect du personnel et l'obligation de ne pas rater l'essor du nouveau nucléaire. Personnellement, je vais essayer de ne pas rater mon dernier rapport budgétaire sur la formation continue des enseignants, sujet sur lequel je suis intarissable.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, rapporteur. - Nous avons déjà pu répondre à plusieurs questions, mais nous n'avons pas totalement répondu sur la défense. Aujourd'hui, l'expertise de sûreté pour la défense n'est rattachée ni à l'IRSN ni à l'ASN. C'est un fonctionnement totalement à part. Certaines fonctions support dépendent de l'IRSN mais, en réalité, l'amiral Guillaume est totalement indépendant, mis à part le fait qu'il bénéficie des fonctions support. Dès qu'il s'agit d'expertise de sûreté nucléaire militaire, le dossier échappe à l'autorité de l'IRSN.
Mme Christine Arrighi, députée. - Lors de la présentation du rapport 2022 de l'IRSN, la semaine dernière, l'amiral Guillaume était présent et il a présenté son rapport en même temps que l'IRSN. Au contraire, dans un cadre tel que celui envisagé - je n'en sais rien, vous n'avez pas vraiment exploré la piste - il ne serait pas présent.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, rapporteur. - Je répète qu'il est hébergé dans les locaux de l'IRSN et qu'il bénéficie des fonctions support de l'IRSN pour le fonctionnement usuel, mais dès lors qu'il s'agit d'expertise sûreté défense, il n'a aucun compte à rendre à la présidente ou au directeur général de l'IRSN. Voilà comment cela se passe de manière opérationnelle.
Maintenant, même s'il est totalement en dehors de toute autorité indépendante, rien n'interdit qu'il présente un rapport d'activité. Nous ne l'excluons pas formellement. Nous disons simplement que c'est une spécificité dont il faut absolument tenir compte. Nous avons utilisé dans le rapport cette expression de « spécificité de la sûreté nucléaire militaire ». Le fonctionnement est totalement à part et, évidemment, tous les avis sont classés secret défense et ne sont pas publiés. Nous n'avions pas abordé ce point.
Sur l'urgence, j'ai entendu tout à l'heure : « il faut que ce soit fait en septembre ». Non, c'est le démarrage d'un nouveau processus qui, pour nous, doit se faire à la rentrée 2023. Nous ne disons à aucun moment dans notre rapport qu'il faut le terminer en septembre 2023. Ce serait de toute façon intenable. Tout le monde l'a bien compris.
Il s'agit de lancer un éventuel processus qu'il faudrait mener à son terme avant la fin de l'année 2024. Pourquoi 2024 ? Parce que les premiers sujets nouveaux commenceront à arriver en 2025, avec ce mur qui est devant nous et que j'évoquais tout à l'heure. Voilà l'urgence.
Certains disent que ce n'est pas le moment de faire cette réforme. En réalité, nous avons ce questionnement depuis février, donc depuis bientôt six mois. Cela fait bientôt six mois que le sujet a été évoqué en conseil de politique nucléaire et que les parlementaires s'interrogent. Un débat a eu lieu à l'Assemblée nationale et cela a suscité suffisamment de remous, me semble-t-il, pour que chacun puisse en fait avancer. Dire que le sujet n'est pas mûr, qu'il faut encore attendre... Pourquoi ne pas attendre jusqu'à ce que ce ne soit plus le moment de le faire ? Au contraire, comme nous le disons dans ce rapport, c'est le bon moment pour le faire s'il faut le faire. En tout cas, c'est maintenant ; dans un an, il sera sans doute trop tard, vu les sujets qui sont devant nous.
Plusieurs personnes ont évoqué les autres activités de l'IRSN. C'est un sujet important dont nous avons bien conscience. Encore une fois, ce rapport doit permettre de pointer les éventuelles conséquences d'une réorganisation. Parmi ces éventuelles conséquences se trouvent le devenir des activités commerciales et la radioprotection. La radioprotection est maintenue par définition dans le périmètre de la réforme, car elle fait partie des activités qui dépendent de cette réorganisation. Il n'y a donc pas de raison de s'inquiéter pour le secteur médical.
En revanche, les activités commerciales constituent bien un sujet, que nous mettons dans les « points à éclairer », parce que ce n'est pas à nous d'y répondre. Il reviendra à celui ou celle, un ministre peut-être, qui déposera un projet de loi, de clarifier le devenir de ces activités qui ne dépendent pas de la sûreté et de la radioprotection, seul sujet de notre saisine. Pour répondre à la commande, nous avons essayé de ne pas trop nous écarter du cadre, même si j'entends que la première recommandation peut effectivement poser question.
Toutefois, nous ne nous voyions pas faire des recommandations sans celle-ci. En effet, c'est elle qui conditionne le reste et nous nous appuyons dessus pour formuler les autres recommandations.
M. Jean-Luc Fugit, député, rapporteur, vice-président de l'Office. - L'OPECST est l'Office parlementaire d'évaluation des choix - j'insiste sur le mot « choix » - scientifiques et technologiques. Par rapport au libellé de la saisine et au mot « choix », nous faisons des recommandations et des propositions.
Cela me permet d'ailleurs d'attirer l'attention d'Huguette Tiegna sur le fait que les recommandations paraissent peut-être assez directes dans leur formulation, car elles sont opérationnelles par rapport aux propositions. Dans les propositions, nous explicitons un peu mieux les choses, mais j'entends la remarque. En prenant les recommandations toutes seules, telles qu'on les trouvait dans la dépêche AFP, sans l'explication qui éclaire chacune, c'est un peu frustrant en effet.
D'ailleurs, pourquoi nous sommes-nous autorisés à proposer un nom pour la future autorité indépendante ? Nous nous sommes dit qu'aujourd'hui, qu'on le veuille ou non, le mot « indépendant » n'apparaît pas dans ASN et IRSN. D'ailleurs, lorsque nous avons débattu de la question à l'Assemblée nationale voici quelques mois, celui qui aurait regardé le débat de façon objective, sans connaître le sujet, aurait dit : « tiens, visiblement, celui qui est indépendant, c'est l'IRSN et celui qui n'est pas indépendant, c'est l'ASN », alors que c'est l'inverse. C'est peut-être mon défaut de scientifique, j'aime bien que les choses soient carrées. C'est la raison pour laquelle nous avons fait cette proposition.
En parlant de rigueur, je reviens sur la remarque de notre collègue Hendrik Davi, qui disait que les auditions n'étaient pas ouvertes à tous. Je me permets une petite remarque : la liste de toutes les personnes auditionnées étant dans le rapport, avec le jour et l'heure où nous les avons entendues, libre à vous de toutes les rencontrer si vous voulez savoir exactement qui a dit quoi.
Je crois que beaucoup sont favorables à ce que les choses évoluent. Encore une fois, évoluer n'est pas casser, c'est faire différemment pour faire face au mur qui nous attend.
En réponse à ce que disait Jean-Philippe Tanguy à propos de l'accessibilité de notre rapport pour nos concitoyens, je pense sincèrement que cela devrait être une caractéristique distinctive de tous les travaux de l'Office. En effet, il n'est pas toujours facile de rendre compréhensibles certaines données scientifiques pour nos concitoyens. Il faut leur donner les éléments nécessaires pour comprendre les sujets et je soutiens que, chaque fois que nous le faisons, nos concitoyens comprennent bien. Je pourrais dire la même chose des sujets sur lesquels travaille Philippe Berta. Je pense que s'il me les expliquait, je serais capable de comprendre. Il faut faire cet effort de pédagogie, y compris dans nos rapports.
Olga Givernet a évoqué la question du suivi. Je voulais simplement dire que, chaque année, l'ASN vient devant l'Office présenter son rapport d'activité de manière « obligatoire », bien qu'autorité indépendante. L'IRSN le fait plutôt à sa demande et c'est devenu une tradition, même s'il n'existe pas d'obligation. Si la situation évolue, il existera une obligation et rien ne nous empêcherait de nous saisir du suivi de ce que deviendrait la partie de l'IRSN qui ne serait pas dans la nouvelle organisation.
S'agissant d'ailleurs de cette partie de l'IRSN, il ne s'agit pas pour nous de ne pas penser à ces personnes et au travail qu'elles font, qui est essentiel. On parle de recherches sur la radioprotection, sur la santé et les rayonnements. Jamais mon collègue et moi-même, scientifiques, nous n'avons pensé un seul instant négliger les travaux de ces personnes. Si l'organisation est différente, leur place est différente, mais ce n'est pas pour autant que leur place n'existe plus dans l'ensemble de ce dont a besoin le pays pour avancer sur ces sujets majeurs. Ce serait irresponsable de notre part et cela ne nous a pas traversé l'esprit, je vous rassure.
Je n'en dirai pas beaucoup plus. Je pense que nous avons eu un long échange. J'espère que ce rapport ne sera pas un point d'arrivée mais un point de départ, pour essayer de construire ensemble un chemin vers cet avenir énergétique, différent de l'existant, avec l'idée qu'il faut sortir progressivement des énergies fossiles. À côté de tout ce que l'on fait sur les énergies renouvelables, auquel je tiens particulièrement en tant que président du Conseil supérieur de l'énergie, le nucléaire contribue à nous faire atteindre la fameuse neutralité carbone en 2050. Finalement, notre rapport est une étape sur ce chemin que, j'espère, nous arriverons à construire ensemble, au Parlement, avec l'objectif de faire face aux problématiques climatiques, malgré les divergences que nous pouvons avoir sur des questions d'ordre social ou autre.
Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office. - J'ai parlé tout à l'heure de la saisine qui mentionne les conséquences d'une éventuelle réorganisation : je dis bien « éventuelle ».
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Nous avions déjà mis en avant ce point lors des premières conclusions que nous avions adoptées au mois d'avril.
Je voudrais à nouveau remercier, comme cela a été fait unanimement, nos deux rapporteurs pour l'excellent travail qu'ils ont réalisé, avec des contraintes difficiles, notamment un calendrier serré et assez chargé après le rapport sobriété et les quarante ans de l'Office.
L'Office adopte le rapport sur « les conséquences d'une éventuelle réorganisation de l'ASN et de l'IRSN sur les plans scientifiques et technologiques ainsi que sur la sûreté nucléaire et la radioprotection » et autorise sa publication.
La réunion est close à 15 h 25.
Jeudi 13 juillet 2023
- Présidence de M. Pierre Henriet, député, président -
La réunion est ouverte à 9 h 35.
Présentation des rapports finaux des auditeurs de la promotion 2022-2023 de l'Institut des Hautes études pour la science et la technologie (IHEST)
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Bienvenue à tous. L'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) a l'honneur d'accueillir ce matin la promotion 2022-2023 de l'Institut des hautes études pour la science et la technologie, dont les auditeurs vont présenter leurs rapports finaux. C'est la troisième fois que l'Office entend les auditeurs de l'IHEST dont le cycle d'études s'intitule, cette année, « Science, démocratie et politique face aux crises ». Quatre rapports seront présentés sur des sujets en lien avec cette thématique.
Je tiens également à vous féliciter pour le choix original du nom de votre promotion : Hedy Lamarr, actrice désignée plus belle femme du cinéma américain, à la vie agitée et romanesque, mais qui a aussi eu l'idée du système de transmission de signaux dont les téléphones portables et le GPS s'inspirent encore actuellement.
Mme Sylvane Casademont, directrice de l'IHEST. - Je remercie l'OPECST de continuer à accueillir l'IHEST et je remercie également les auditrices et auditeurs de leur présence, car la clôture du cycle tombait la semaine dernière, en même temps que les 40 ans de l'Office. Le principe de la formation de l'IHEST est d'éclairer des sujets d'actualité par les sciences de façon pluridisciplinaire, que ce soit par des philosophes, des climatologues, des économistes, des physiciens, etc. Les auditeurs sont amenés à réfléchir sur des sujets sur lesquels ils ne sont pas compétents. En six mois, ils doivent s'informer, multiplier les sources et les croiser, proposer une synthèse et des préconisations. Cet exercice est pour nous l'archétype de la démarche que devrait avoir un décideur pour traiter un sujet en lien avec la société. Il est donc important de restituer à la représentation nationale ce que peuvent produire des citoyens éclairés par les sciences sur des sujets qu'ils ne maîtrisaient pas. Le but de l'IHEST est de pratiquer l'intelligence collective et le travail en co-construction, ainsi que la démarche scientifique dans la prise de décision.
M. Jean-François Pinton, président de l'IHEST. - On a souvent tendance à penser que « les sciences » sont les sciences dites « dures ». Les décisions doivent aussi fortement s'appuyer sur la connaissance de l'humain. Si nous avions fait attention à gérer certaines questions avec plus d'humain et moins de technologie, cela aurait parfois conduit à plus de réussites. Les personnes qui prennent des décisions dans leur carrière doivent prendre garde à ces aspects. L'analyse scientifique est intéressante, mais le ressenti des humains et de la société est essentiel.
La place du gaz dans la transition énergétique
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Le premier rapport qui va nous être présenté traite de la place du gaz dans la transition énergétique.
M. Guillaume Jeux, directeur activité export, THALES. - C'est avec grand plaisir que nous allons vous présenter notre rapport sur la place du gaz dans la transition énergétique en France. Dans notre propos, le gaz est essentiellement le méthane. Le gaz en France représente 15 % de la consommation d'énergie, soit 472 TWh/an. Il est utilisé à 50 % dans le résidentiel et le tertiaire pour se chauffer, à 30 % pour des processus industriels nécessitant un fort apport énergétique et à 20 % pour produire de l'électricité.
Le gaz présente de grands avantages. Il permet d'injecter très rapidement dans le réseau d'importantes quantités d'énergie, indispensables pendant l'hiver. Il se stocke et se transporte facilement. Il a toutefois un immense inconvénient : il est à 90 % d'origine fossile. Or nous avons vingt-cinq ans en France pour atteindre la neutralité carbone et sept ans avant 2030 pour diviser par deux nos émissions de gaz à effet de serre.
Plusieurs moyens existent pour produire du gaz bas carbone. Les deux premiers utilisent la biomasse : la méthanisation, qui s'appuie sur des déchets humides, et la pyrogazéification, qui repose sur des déchets secs, dont le plastique. Le troisième moyen est la méthanation, réaction chimique utilisant du CO2 et de l'hydrogène afin, avec de l'énergie bas carbone, de produire du méthane. Ce procédé est aussi utilisé pour stocker de l'électricité.
Pour déterminer la place du gaz dans la transition énergétique en France, nous avons étudié plusieurs scénarios, notamment celui des électriciens, qui demande une réduction de 40 % de la consommation d'énergie d'ici à 2050, dont 150 TWh de gaz. Les gaziers préconisent de réduire la consommation en passant à 320 TWh de gaz, au lieu de 450 TWh. Nous trouvons anormal, et c'est notre première recommandation, que les deux acteurs énergétiques les plus importants de France ne se parlent pas et n'aient pas construit un scénario commun pour atteindre une cible commune. Cela permettrait d'apporter de la résilience au système énergétique national et d'interconnecter les réseaux. Ces acteurs sont néanmoins d'accord sur la nécessité de réduire la consommation et ont pour maître-mot la sobriété.
Mme Sophie Renaudin, conseillère technique du recteur, Académie de Nancy-Metz. - L'objectif est donc d'abaisser la consommation de 40 % d'ici à 2050. La sobriété n'est plus une option. Le rapport du GIEC définit la sobriété comme un ensemble de pratiques visant à ne pas consommer d'énergie. De son côté, le gouvernement incite à ce que le chauffage ne dépasse pas 19 degrés l'hiver et demande que la climatisation ne soit pas active à moins de 26 degrés l'été. Selon nous, il faut aller plus loin, notamment sur la partie comportementale. Il s'agit de promouvoir de nouveaux modèles de société et de représentation sociale positive, prendre conscience de nos consommations pour agir autrement, se déplacer, se loger, consommer autrement. Il faut soutenir l'engagement de l'éducation en ce sens, mais aussi sensibiliser, former, mobiliser les médias, les réseaux sociaux et faire évoluer le marketing. Il est possible d'imaginer d'aller plus loin en inscrivant le devoir de sobriété dans les textes républicains, afin que tous les acteurs, citoyens, économiques et publics soient responsables. La sobriété s'accompagne également de changements structurels importants, déjà appuyés par des financements. Il faut réfléchir aux priorités et proposer de penser d'abord à la rénovation énergétique des bâtiments afin de réduire, voire d'annuler la consommation, avant de remplacer les chaudières à gaz par des pompes à chaleur. Actuellement, 40 % des Français et 60 % des logements sociaux sont chauffés au gaz.
La sobriété représente un point important, mais il est nécessaire de développer le gaz bas carbone pour lequel des modèles économiques sont encore à construire.
M. Guillaume Jeux. - Actuellement, le prix du gaz fossile est de 40 euros par MW/h ; il est de 80 euros pour la méthanisation, de 120 euros pour la pyrogazéification et de 150 euros pour la méthanisation. Un problème de soutenabilité de la production de gaz bas carbone se pose donc. Il est indispensable de réduire les coûts pour la compétitivité énergétique du système français et l'acceptabilité par les différents acteurs. Pour réduire les coûts, quatre solutions existent : investir et innover, mutualiser et massifier, s'organiser, et apprendre. La pyrogazéification et la méthanisation en sont encore à des stades préindustriels demandant de l'investissement. Les moyens de l'État pour permettre aux acteurs d'investir sur ces circuits sont donc déterminants.
La mise en place d'un système économique et réglementaire pérenne est en effet essentielle afin de permettre aux acteurs de se positionner, aux acteurs innovants de créer des entreprises et aux acteurs existants d'investir ces domaines. Dans cette optique, il est indispensable de mobiliser les territoires.
Mme Sophie Renaudin. - Les territoires jouent un rôle essentiel dans la transition énergétique, notamment pour la méthanisation. Grâce à leur engagement, l'objectif national de 2022 est déjà dépassé et le biogaz produit pourrait atteindre 10 % de la production d'ici à 2030. Cette dynamique doit être accompagnée et mieux structurée à l'échelon des collectivités locales. Des projets hétérogènes voient le jour depuis plusieurs années et il est nécessaire de généraliser les outils méthodologiques pour agir à partir des atouts des territoires, et former et professionnaliser les acteurs. Chaque projet doit pouvoir bénéficier des meilleures pratiques en termes de sécurité, de performance et d'implantation. Les citoyens eux aussi doivent être pleinement associés. L'implantation d'un méthaniseur peut interpeller à cause des déplacements de camions, des odeurs. Associer les citoyens et valoriser les retombées sur les territoires en termes d'emplois, de développement des infrastructures, de chauffage des bâtiments publics est un élément essentiel pour les engager pleinement dans le changement et transformer la manière de penser.
Les territoires ruraux, urbains, industriels, bénéficiant de foncier ou pouvant bénéficier d'apports en biomasse doivent être mis en synergie pour s'enrichir des bonnes pratiques et des forces de chacun. Il faut faciliter la prise de décision et l'action à l'échelle des collectivités locales. L'État doit se placer aux côtés des collectivités en termes d'aides financières, méthodologiques et d'ingénierie.
En conclusion, nous pensons que le gaz bas carbone a parfaitement sa place dans la transition énergétique. Cette énergie est produite sur notre territoire et mobilise nos acteurs économiques. Sa production et son usage passent par une nécessaire coopération entre les gaziers et les électriciens, entre les territoires avec l'appui de l'État et entre les citoyens et les acteurs économiques et publics, pour favoriser le développement de cette belle ressource qu'est le gaz bas carbone.
Nous remercions Philippe Rocher, animateur de l'atelier, directeur de la société METROL, cabinet de conseil en transition énergétique, pour ses compétences et son soutien précieux.
M. Stéphane Piednoir, sénateur. - En tant que mathématicien, j'aime quand une démonstration repose sur des axiomes précis. Est-il bien raisonnable de tabler sur une réduction de la consommation d'énergie totale de 40 % en l'espace de deux décennies ? J'ai remis récemment à la ministre Agnès Pannier-Runacher un rapport sur la sobriété que j'ai coproduit avec Olga Givernet au nom de l'Office, dans lequel nous avons retenu le principe du « juste assez ». Plutôt que donner des normes, il est plus intéressant de vérifier les besoins réels usage par usage. Concernant la rénovation des bâtiments et le non-remplacement des chaudières en panne à l'horizon 2026, qui me semble une hérésie, nous nous trompons de sujet. Je crois, moi aussi, que le gaz peut contribuer à la transition énergétique, même si actuellement 1 à 2 % seulement du gaz injecté est d'origine renouvelable. Il ne me semble pas possible de supprimer à la fois les chaudières au fioul et les chaudières au gaz. Je vous rejoins sur la nécessité d'innover pour réduire des écarts de prix encore trop importants. Concernant les dérives de la méthanisation, il faut être attentif à la part d'intrants provenant de cultures que certains exploitants méthaniseurs ne respectent pas. La réglementation pourrait être durcie.
M. Philippe Bolo, député. - Petite précision sur vos propos : jusqu'à preuve du contraire, le plastique ne fait pas encore partie de la biomasse, même s'il peut en être issu.
Comment avez-vous pris en compte les concurrences sur l'utilisation du gisement national de biomasse, dont une partie seulement ira à la méthanisation ? La biomasse peut aussi servir à produire des carburants ou des biomatériaux, dont le plastique. Cette répartition est un point clé dans la démonstration de la capacité à utiliser la biomasse.
Qu'en est-il également de la notion de souveraineté énergétique ? Depuis le conflit en Ukraine, nous avons en effet constaté que le gaz était sujet à des tensions géopolitiques.
Vous venez de nous faire la démonstration, à travers cette première restitution d'atelier, de l'importance de l'IHEST, au moment où une tentative de réforme est en cours. L'IHEST permet de réfléchir sur l'interface entre science et politique, et de mobiliser des citoyens venant de tous horizons. Il ne faudrait pas perdre cet outil.
Mme Claire Werlen, CNRS. - Le chiffre de 40 % de baisse de consommation énergétique est issu des travaux des énergéticiens gaziers et électriciens, en prenant en compte la contrainte de parvenir à une neutralité carbone en 2050. Toute la question est de savoir comment y parvenir.
Mme Catherine Kerneur, adjointe au sous-directeur de l'enseignement supérieur agricole. - La sobriété constitue l'un des quatre piliers de la transition énergétique. Pour parvenir à atteindre cette baisse de 40 %, il faut mobiliser la sobriété, mais aussi l'efficacité énergétique en réglant le sujet de la déperdition d'énergie. Le troisième levier réside dans l'électrification massive bas carbone, et le quatrième dans une économie circulaire bas carbone dans les secteurs difficiles à électrifier. Le « juste assez » renvoie à l'idée de la bonne volonté. Sera-t-elle suffisante et chacun sera-t-il raisonnable ?
Mme Florence Brière, Auberge de tous les âges. - La biomasse est une limite que nous avons identifiée. Elle est utilisée pour l'alimentation, l'énergie, la biodiversité et les matériaux. Le changement climatique a des impacts importants sur la biomasse. En termes de synergie des territoires, il nous semblait important de mettre en avant la biomasse en lien avec les biodéchets. Dans les villes et les métropoles, une forte quantité de déchets organiques pourrait permettre de favoriser l'apport en biomasse pour la méthanisation. Les effluents des stations d'épuration sont une autre source possible pour générer de la biomasse.
M. Guillaume Jeux. - Le plastique n'entre effectivement pas dans la biomasse, mais il peut être utilisé dans la méthanisation et la pyrogazéification.
M. Luis Dias, développeur commercial du secteur aéronautique et spatial. - La meilleure énergie est celle qui n'est pas consommée. Sur le dimensionnement des pompes à chaleur, il faut regarder la diversité des situations et prendre en compte la situation particulière de la France, qui peut faire appel à l'énergie nucléaire. Il ne sert à rien d'installer des pompes à chaleur là où l'électricité serait produite à partir d'énergies fossiles.
L'architecte Salomon de Brosse du Palais Médicis, le Sénat aujourd'hui, qui s'est inspiré du Palais Pitti à Florence, connaissait sans doute bien des moyens de climatiser sans faire appel à de l'énergie. Il serait probablement nécessaire de revisiter ces sciences oubliées.
M. Jean-François Pinton. - Sur la nécessité du changement, les recommandations des groupes de travail sont de bonne facture. La question est celle de leur mise en oeuvre. L'IHEST a décidé de travailler pour son prochain cycle sur la façon de rendre la responsabilité désirable, sur les plans individuel et sociétal, afin de trouver la manière de vouloir le changement et non de le subir. Après avoir travaillé quatre ans sur les transitions, l'IHEST va donc s'intéresser à leur mise en oeuvre.
M. Christophe Bonté, chargé de mission au ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche. - Un point sur la géopolitique. L'agression russe en Ukraine est venue perturber le marché du gaz en Europe. Certains acteurs étatiques comme la Turquie se projettent comme hub de différents flux gaziers, questionnant la souveraineté énergétique européenne. Des investissements massifs dans des terminaux gaziers ne sont pas coordonnés à l'échelle européenne et sont surnuméraires, entraînant un gâchis d'argent public. Le développement du biogaz d'origine nationale ou européenne est une nécessité environnementale, mais aussi de souveraineté nationale et européenne.
Mme Catherine Kerneur. - La sobriété au quotidien doit devenir un réflexe et, à cet effet, il faut éduquer et former. De nouveaux récits sont à imaginer en mobilisant les philosophes, les artistes, les sciences humaines, pour faire rêver d'un monde différent. De manière plus prosaïque, des applications pourraient être développées sur les téléphones pour comptabiliser la consommation de CO2 et faire que le bilan carbone devienne central dans le quotidien des individus. Beaucoup d'imagination et de leviers à plusieurs échelles sont à mobiliser pour faire évoluer les comportements individuels.
Le métavers : enquête sur les univers virtuels en gestation
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Le deuxième rapport qui va nous être présenté s'intéresse au métavers.
M. Paul-Olivier Raynaud-Lacroze, directeur ressources humaines et excellence commerciale Europe et Afrique, DORMAKABA. - Merci de nous recevoir. Nous représentons un collectif de treize auditeurs de l'IHEST. Je vous demanderai de bien vouloir fermer les yeux. Bienvenue dans le métavers, à des milliers de kilomètres de Paris. Vous êtes éblouis par la lumière, vous commencez à distinguer les avatars de vos collègues. Vous êtes sur une plage entourée de chaleur et de sons de percussions. Des milliers de personnes du monde entier marchent vers le centre de l'île avec des drapeaux colorés. Vous achetez un drapeau, vous suivez la foule. Bienvenue à la première élection de la présidente de l'île virtuelle de Tuvalu dans le métavers. Vous laissez votre drapeau sur le sable et vous vous téléportez à Paris. Vous pouvez ouvrir les yeux et vous voilà à nouveau sur Terre.
Le mot « métavers » est apparu voilà trente ans dans le roman de science-fiction, Le Samouraï virtuel de Neal Stephenson. Il est entré dans le langage commun voilà deux ans quand la société Facebook a décidé de se renommer Méta. Le mot est entré au Petit Robert en 2023 et se définit comme « un univers virtuel tridimensionnel persistant offrant à ses utilisateurs, représentés par des avatars, une expérience interactive et immersive ».
Mme Véronique Souverain, responsable communication, SATT Linksium Grenoble Alpes. - Chaque mois, 700 millions de personnes évoluent dans l'un des 400 univers immersifs existants. D'ici à 2026, 25 % de la population pourrait passer une heure dans le métavers selon le rapport Gartner 2022. Plusieurs acteurs internationaux dominants, tels BATX en Chine ou les GAFAM, souhaitent voir ces promesses de métavers devenir une réalité, notamment les GAFAM dont la capacité d'investissement est équivalente au troisième PIB mondial. Ce potentiel est contraint par une absence de coopération de ces grands acteurs et une inégalité de répartition des équipements et des réseaux sur la planète, notamment dans les pays du Sud.
L'usage du métavers fait déjà partie du quotidien des adolescents, avec Roblox ou World of Warcraft. Depuis peu, Séoul Metavers propose la possibilité de refaire des cartes d'identité ou documents administratifs dans le métavers. Des sociétés comme THALES ou Thomson proposent déjà des formations et des recrutements dans le métavers.
M. Paul-Olivier Raynaud-Lacroze. - Lors de notre enquête, nous nous sommes posé beaucoup de questions, notamment sur la relation avec son ou ses avatar(s), mais aussi sur les technologies sous-jacentes au développement de ces métavers, les usages actuels ou futurs des métavers et sur notre rapport au réel. Nous nous sommes globalement posé la question de l'habitat et du rapport entre l'habitabilité et le métavers. Est-il possible d'habiter un métavers en habitant notre Terre ? Afin de répondre à ces questions, nous avons voulu vivre quelques expériences métaversiques, en visitant par exemple Notre-Dame de Paris à l'époque de sa construction ou l'univers virtuel d'un cyber-artiste.
Avec ces voyages est apparue une deuxième question en miroir : le fait d'habiter ces métavers rend-il notre planète plus ou moins habitable ? Pour répondre à ces questions, nous avons examiné quatre caractéristiques qui distinguent les métavers des autres univers virtuels. Les métavers autorisent un très grand nombre d'utilisateurs en simultané, ce qui crée des interactions très riches, comme sur Terre. Ces univers persistants et évolutifs donnent une sensation de permanence qui participe à la sensation d'habitabilité. Leur accessibilité par internet est facile, tout comme la possibilité d'avoir des échanges commerciaux. Ces métavers sont habitables sur le papier, mais technologiquement la question se pose encore.
Mme Véronique Souverain. - En faisant une cartographie des briques technologiques, il apparaît que le puzzle est encore inachevé pour rendre cette expérience immersive, massive et plaisante. Des défis existent au niveau des dispositifs immersifs (casques et autres terminaux) et de la puissance de calcul. Des coups sont toutefois déjà partis. Un certain nombre de développements se feront avec ou sans le métavers. Parallèlement, il existe une volonté de trouver des financements et donc une tentation d'usage massif pour obtenir des leviers de financement.
Les impacts environnementaux de ces développements technologiques questionnent également. Actuellement 3,5 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre proviennent du numérique. Le Shift Project prévoit un doublement d'ici à 2025. Les conséquences environnementales du métavers sont très peu étudiées. Le coût massif proviendrait du développement et du renouvellement des terminaux plus que de la transmission des réseaux. Ces éléments environnementaux sont à prendre en compte.
M. Paul-Olivier Raynaud-Lacroze. - Des problématiques sociétales se posent également. Les technologies numériques actuelles, créées soit à titre individuel soit à titre collectif entraînent déjà des problématiques néfastes pour la société. Ces conséquences environnementales et sociétales appellent un besoin de gouvernance à plusieurs niveaux, international, national, mais aussi des communautés d'utilisateurs dans les métavers. Pour que cette gouvernance se mette en place, il faudrait idéalement susciter un effort important de coopération entre les différents acteurs, mais malheureusement les métavers sont principalement gérés par des multinationales américaines ou chinoises qui cherchent du bénéfice.
Mme Véronique Souverain. - Une seconde cartographie croise les impacts sociétaux et environnementaux. Les usages de masse auraient de forts impacts et les usages de niche seraient moins impactants et pourraient même être positifs. Les bénéfices des métavers seraient différents selon leur usage, de masse ou de niche. Nous avons encore très peu d'éléments pour déterminer les marchés qui vont se développer. Le moment est opportun pour s'interroger sur la mise en place d'arbitrages pour le futur.
Nous avons formulé quatre recommandations, la première étant de créer une mission parlementaire en santé publique sur l'utilisation des technologies nouvelles immersives et addictives. Il serait intéressant de soutenir ces travaux par un observatoire sociétal qui pourrait évaluer les conséquences environnementales et sociétales du métavers. De nouveaux modèles économiques alternatifs pourraient être envisagés, prenant en compte les apports et retours sur investissement sociétaux. L'éducation, enfin, est importante, scolaire et populaire, afin que tous soient pleinement conscients de cette nouvelle vague métaversique.
Nous avons imaginé quatre scénarios et nous gageons qu'élaborer ensemble des scénarios permettrait, par leurs usages, d'émanciper les citoyens et par leurs technologies, de soutenir une innovation souveraine et raisonnée, fidèle aux valeurs de la République.
Nous remercions Etienne-Armand Amato pour son accompagnement riche et nous vous remercions pour votre écoute.
M. Philippe Bolo, député. - Avez-vous étudié le scénario de personnes refusant d'entrer dans le métavers ? Et inversement, comment gérer des individus qui refuseraient de vivre dans le monde réel ? La question de la régulation des métavers mondialisés se pose. Comment définir des règles communes à des espaces regroupant des individus provenant de pays différents ? Puisqu'il existe un droit de propriété dans le métavers, comment gérer la fiscalité associée à ces droits de propriété ? Personnellement, le métavers ne me fait pas rêver.
Mme Véronique Souverain. - Le quatrième scénario que nous avons élaboré porte sur le refus du métavers.
M. Paul-Olivier Raynaud-Lacroze. - Nous nous sommes également interrogés sur le danger de passer sa vie uniquement dans le métavers. Certaines personnes avec un handicap trouvent avec leur avatar des possibilités de vie qu'elles ne rencontrent pas dans la réalité. Ces exemples positifs restent de niche. Nous faisons mention dans notre rapport de l'« opium du peuple », tout comme la télévision l'a été en son temps - souvenons-nous des propos du président d'une grande chaîne sur le « temps de cerveau humain disponible ». Les réseaux numériques occupent déjà beaucoup de temps et notre peur est que les métavers, de façon décuplée, aspirent certaines personnes, d'où la demande importante d'éducation. Certains gouvernements peu démocratiques auraient probablement aimé que leurs citoyens évoluent dans le métavers et non dans la vie réelle.
Mme Natalie Votta, commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives. - Au-delà de la question de la fiscalité, nous avons étudié ce qui relève de la propriété et du droit. Il est déjà difficile d'appliquer la fiscalité de manière harmonisée entre les États dans le monde réel, il n'existe donc pas encore de recette miracle pour ce qui se passera dans le métavers. Des droits de mutation sur les biens fonciers ou les produits pourraient être mis en place.
Des juristes, principalement des geeks, se sont penchés sur la manière d'établir des règles qui pourraient être applicables dans le métavers, mais ces questions ne sont pas finalisées. Le sujet est ouvert et la fiscalité en fera partie. Des députés européens réfléchissent à faire évoluer la fiscalité pour impliquer davantage les GAFAM et les BATX, et les empêcher d'être en situation de monopole. Cette réflexion pourrait se décliner dans le métavers.
M. Stéphane Piednoir, sénateur. - Les premières expériences de vie virtuelle ont eu lieu avec les Sims. Un cadre existait néanmoins avec un logiciel et un algorithme prédéfini. Dans le métavers, les gens sont identifiés par leurs avatars et aucune limite n'est posée. Les avatars peuvent interagir, ce qui personnalise à l'excès cette vie dans un autre univers. Il est nécessaire d'encadrer ce qui s'y passe, comme la criminalité virtuelle. Un débat a eu lieu au Sénat voilà quelques mois sur le droit applicable aux agressions sexuelles dans cet univers. La réponse la plus simple consiste à dire que la personne agressée peut se déconnecter et sortir de l'univers virtuel, mais certains transposent totalement leur vie réelle dans cet univers. Le mélange des genres est de nature à inquiéter, particulièrement le quinquagénaire que je suis.
Au Sénat, un texte vient d'être voté portant la majorité numérique à 15 ans. Les réseaux sociaux sont un véritable défouloir sur lequel une partie de la population s'autorise des actions qu'elle ne ferait pas dans la vie réelle. Avant 12 ans, la moitié des enfants a déjà un smartphone. Entre 12 et 14 ans, ils possèdent un compte sur les réseaux sociaux, ce qui est normalement interdit. Une autorisation parentale sera demandée pour s'inscrire sur les réseaux sociaux avant 15 ans. Nous avons déjà en tête des noms de parlementaires qui pourraient participer à la mission parlementaire que vous appelez de vos voeux.
M. Ludovic Haye, sénateur. - Merci pour les sujets sur lesquels s'engage l'IHEST. Je fais partie des personnes qui scrutent avec attention l'évolution du numérique et son impact sur l'environnement. Pour autant, j'estime qu'il est aussi important de chiffrer ce que cela apporte et permet comme économies. Le télétravail, par exemple, a conduit à une surcharge numérique, mais aussi a réduit les déplacements. Avez-vous essayé de chiffrer, dans le cadre du métavers, les économies qui pourraient être réalisées ? Par exemple, l'armée simule des théâtres d'opérations plutôt que de les mettre en place et de devoir assumer des coûts en pollution et en moyens humains.
Mme Pascale Costa, inspectrice générale de l'éducation, du sport et de la recherche. - Nous n'avons pas chiffré les coûts et apports, mais nous avons consulté beaucoup de documentation. Le métavers est souvent confondu avec la réalité virtuelle. Ce que vous évoquez relève davantage de la réalité virtuelle. Un groupe de travail s'est lancé sur le thème de la différenciation entre le métavers et la réalité virtuelle. Pour entrer dans le métavers, il va falloir concevoir davantage de terminaux avec des casques. La fabrication des terminaux va beaucoup peser en termes d'empreinte carbone.
M. Stéphane Piednoir, sénateur. - Je m'inquiète du nombre de sujets auxquels il faudrait sensibiliser le jeune public. La pédagogie dans ce domaine est importante. Le métavers est pour moi un prolongement des réseaux sociaux et des jeux permettant de s'immerger totalement et d'être acteur. Il existe un risque de déconnexion et d'identification à la vie dans le métavers. Le temps disponible des jeunes est de moins en moins important, car ils sont accaparés par des préoccupations numériques. À mon sens, cette sensibilisation, plus importante que celle sur l'hygiène corporelle ou le bien-être animal, doit se faire dans l'éducation morale et civique. Un vrai danger existe sur lequel nous devons sensibiliser le jeune public.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Cet aspect questionne jusqu'au sommet des institutions, notamment sur en matière d'ordre public.
M. Jean-François Pinton, président de l'IHEST. - La frontière entre la réalité virtuelle et le métavers me semble très difficile à cerner. Des exploitations commencent à être réalisées par des collègues climatologues qui plongent des gens dans un monde avec quatre degrés de plus. Développer cette expérience permettrait peut-être de faire naître une conscience sociale sur le réchauffement climatique. Par ailleurs, je suis étonné du nombre de sujets sur lesquels les gens de ma génération pensent qu'il est nécessaire d'alerter des jeunes qui sont déjà terrifiés face à l'avenir incertain dans lequel ils vont devoir vivre.
Mme Sandrine Josso, députée. - La question des réseaux sociaux et du métavers doit être abordée de manière pragmatique et non pas émotionnelle. Un code de la route existe pour la conduite. Ce qui manque aux domaines du numérique, ce sont des codes. C'est ce à quoi nous devons travailler.
M. Thierry Courtine, chef du service de la Recherche et de l'Innovation au ministère de la Transition écologique. - Il existe un enjeu de mobilisation des jeunes générations. Actuellement, le métavers est tourné vers le divertissement, mais l'exemple de Séoul Metavers permet d'identifier un enjeu plus sociétal dans les bénéfices à apporter, bénéfices déjà évoqués à l'arrivée d'internet, comme l'ouverture de services en ligne la nuit. Les métavers étant en construction, nous n'avons pas pu aller au bout de cet exercice. Il existe un continuum entre la réalité virtuelle et le métavers. « Le métavers doit-il être futile ou utile ? » me semble être la question à garder en tête dans les années à venir. Des arbitrages vont devoir être faits en termes de souveraineté technologique de la France et de l'Europe. Un partenariat européen sur le métavers est proposé par la Commission européenne. Ce sujet doit être observé. Les jeunes générations iront vers ces dispositifs, promesses d'une double vie si la première n'est pas suffisamment intéressante.
Un enjeu pédagogique doit être regardé à travers ces technologies. Faire vivre à quelqu'un une expérience immersive peut être très efficace en termes de formation. Jouer un avatar féminin a été utilisé dans certaines entreprises pour faire comprendre la relation managériale entre hommes et femmes. Parler d'un sujet est toujours possible, le vivre apporte plus d'efficacité en termes de pédagogie. Il faudrait réfléchir à la façon dont le métavers peut proposer des expériences immersives qui apporteraient une dimension pédagogique que nous avons du mal à avoir dans le monde réel.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Nous avons pris note de cette question centrale émergente. La place du pouvoir des ingénieurs dans ce domaine et l'impact sur notre société devront être abordés. J'ai apprécié la mise en parallèle de l'enjeu sociétal et de l'enjeu climatique derrière l'émergence de ces nouvelles technologies. J'ai pris note que le Parlement allait devoir se saisir de ces questions pour une bonne compréhension des enjeux de ces nouveaux développements. L'Office pourra être un acteur majeur dans ce domaine. Une saisine commune du Bureau du Sénat et du Bureau de l'Assemblée nationale a été faite à l'occasion des 40 ans de l'Office sur les nouveaux développements de l'Intelligence artificielle, qui seront à mettre en regard de l'ensemble des technologies développées dans le métavers.
La justice climatique : les procès, laboratoires de la lutte contre le changement climatique
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Le troisième rapport concerne à présent la justice climatique.
M. Bertrand Charmaison, directeur de l'Institut de recherche I-Tésé, CEA. - J'ai l'honneur de vous présenter ce travail réalisé par l'équipe autoproclamée « Ligue des justiciers de l'IHEST ». Nous allons aborder la justice climatique sous l'angle du droit, avec pour question : est-ce que la justice sous l'angle des procès peut être un outil efficace pour lutter contre le changement climatique ?
Notre rapport présente une fresque de la justice climatique, mettant en parallèle l'avancée des sciences, de la politique et du droit sur cette question. L'effet de serre évolue depuis deux cents ans et les connaissances ont progressé avec le GIEC dont les travaux font consensus dans la communauté scientifique et ont permis de documenter l'impact du changement climatique, son amplitude, ses effets à venir et les moyens de le mitiger.
La sphère politique s'est emparée du sujet avec différents congrès, notamment à Kyoto et Rio. Le point le plus marquant reste les accords de Paris en 2015 où 193 États se sont engagés collectivement à faire le nécessaire pour éviter un réchauffement de plus de 2 degrés, en visant 1,5 degré, et à prendre des engagements qui devront être traduits dans les législations nationales sur la limitation des émissions de gaz à effet de serre et le suivi de ces émissions.
La justice climatique entre ensuite en jeu avec différents procès, dont un premier en 2019, conclu par la condamnation de l'État néerlandais dans l'affaire Urgenda. De même que le changement climatique s'accélère, la justice climatique s'accélère. Plus de 2 600 procès climatiques ont eu lieu ou sont en cours dans le monde, essentiellement aux États-Unis, même si c'est plutôt en Europe que les actions aboutissent.
Les procès climatiques concernant un problème mondial, une juridiction supranationale pourrait être envisagée. Ce n'est pas le cas. La justice climatique se dit devant des tribunaux nationaux. Des cadres législatifs se sont mis en place dans un certain nombre de pays. Les requérants sont pour la plupart des associations, des ONG, des collectivités locales, des personnes physiques qui attaquent soit les États, pour ne pas avoir tenu les engagements pris dans la loi, soit les entreprises.
Une gradation existe. Les procès ne se font pas uniquement sur les engagements non tenus, mais aussi sur les trajectoires ne permettant pas de tenir les engagements, comme pour l'affaire Grande-Synthe où le juge a estimé, sur la base des trajectoires, que les engagements à l'horizon 2030 ne seraient pas tenus. Il a demandé à l'État français de faire plus pour tenir ces engagements.
La prise en charge des engagements est aussi visée dans l'affaire des « jeunes Allemands ». Le Parlement allemand avait voté une loi prévoyant de réduire les émissions de gaz à effet de serre de 55 % à l'horizon 2030. Un collectif de jeunes Allemands l'a attaquée devant la Cour fédérale, avançant que cette loi ne respectait pas la Constitution allemande qui garantit, d'une part, la protection de la nature, d'autre part le respect des générations futures. Le Tribunal constitutionnel allemand a jugé que même s'il n'est pas directement inscrit dans la Constitution, le respect de l'Accord de Paris et de l'engagement de 1,5 degré était sous-jacent et s'imposait au législateur. Il a également jugé que l'effort défini par les parlementaires, avec une première baisse de 55 % puis des baisses complémentaires, faisait peser trop de responsabilités sur les générations futures. Les efforts devant être partagés, la loi a été retoquée et le Parlement allemand a dû adopter une nouvelle loi avec des objectifs relevés à 65 %.
Pour les entreprises, l'enjeu est celui de l'acceptation des émissions produites. La plupart des procès se font contre les Carbon Majors qui vendent du gaz ou du pétrole. La question est de savoir s'il faut comptabiliser ou non les émissions dues à ces produits dans les engagements que prennent ces entreprises. Assez peu de jugements sont en faveur des requérants, hormis un contre-exemple récent aux Pays-Bas, où Royal Dutch Shell a été condamné en première instance à réduire ses émissions de 45 % à l'horizon 2030 pour l'ensemble de ses filiales dans le monde en intégrant le Scope 3. Le jugement est en appel.
Mme Catherine Lamy-Bergot, directrice du département solutions systèmes produits de radio communication, THALES. - C'est l'obtention de ce type d'injonction qui motive les requérants dans ces procès climatiques. C'est ce que résume l'avocate et ancienne ministre Corinne Lepage par ces propos : « Quand un État ou une entreprise vient vous dire "voilà ce que je vais faire", les juges le confirment. » Le juge ne décide pas de la loi. Ce sont les experts du monde entier qui constituent des rapports collationnés par le GIEC, qui travaillent avec les politiques pour définir des objectifs mondiaux et des déclinaisons locales. Ceux-ci font, dans chaque état, l'objet de lois ou de normes, éventuellement complétées par des engagements spécifiques des entreprises.
Ces engagements sont opposables aux États et aux entreprises et deux boucles de rétroaction se mettent ainsi en place. Une troisième boucle de rétroaction concerne les juges eux-mêmes, qui s'appuient sur les données scientifiques émanant à la fois des requérants et de la défense pour créer de la jurisprudence. Une quatrième boucle de rétroaction est celle des citoyens qui donnent leur avis et influent sur les politiques, les choix de société et donc les lois. L'enjeu est que ces quatre boucles soient vertueuses et enrichissent le droit pour protéger les droits des générations futures.
Les sciences de la physique et du climat, mais aussi humaines et sociales, ont un rôle important à jouer sur chacune de ces boucles. Sur la boucle de la justice, le Forum des juges de l'Union européenne pour l'environnement constitue un exemple frappant. Ce forum produit des corpus de jurisprudence commentée à destination de l'ensemble de leurs homologues. Pour les États, un apport intéressant se trouve dans l'existence de modélisations mesurant l'impact sur l'environnement, de façon de plus en plus précise et applicable sur les territoires, permettant d'orienter les politiques publiques et l'éducation des citoyens.
Orsted est un exemple vertueux pour les entreprises. Orsted était l'équivalent de Total au Danemark et a décidé de changer son orientation pour devenir le numéro un mondial de l'éolien off-shore. Il a montré que cela était possible.
Il est aussi important que tous les citoyens soient informés pour éviter l'écoanxiété qui monte et permettre que des actions soient mises en place. L'Affaire du Siècle, après une pétition de près de 2,5 millions de signatures, a conduit à une condamnation de l'État.
Beaucoup de choses restent à faire. Des Français sont encore assez sceptiques, d'autres s'interrogent sur ce qu'il faut mettre en pratique. Mais, à la question de savoir si la justice climatique peut avoir un impact, la réponse est positive. Elle a permis de faire avancer le débat et de voir naître un début d'actions sur le réchauffement climatique. Mais les modèles restent à approfondir, les citoyens à convaincre, les entreprises à entraîner, les juges à faire grandir. Les responsables politiques doivent aider, le laboratoire n'a pas fini de sortir ses expérimentations, les sciences doivent poursuivre leur tâche et contribuer à lutter contre le réchauffement climatique.
Nous tenons à remercier Stéphanie Lacour pour son accompagnement.
M. Stéphane Piednoir, sénateur. - Je reviens à ma première intervention sur les objectifs que nous nous fixons, à l'image des 40 % de réduction de la consommation d'énergie. Cette judiciarisation des engagements des États ne risque-t-elle pas d'être contre-productive et conduire à baisser les niveaux d'exigence pour ne pas s'exposer à des contentieux ?
Mme Catherine Lamy-Bergot. - Nous nous sommes posé cette question. La boucle vertueuse des citoyens est à double tranchant. Une demande réelle existe et si les États ne s'engagent à rien, la conséquence pourrait apparaitre dans les urnes. Les hommes politiques semblent vouloir suivre. Dans l'industrie, où je travaille, tous les jeunes recrutés sont très préoccupés par l'environnement. L'entreprise, qui n'est pas obligée de prendre autant d'engagements que la sphère publique, va devoir le faire au risque de ne plus pouvoir recruter.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - L'étendue du champ de la responsabilité du politique, avec la judiciarisation de plus en plus importante et le pouvoir des tribunaux, est une question de fond. Les tribunaux orientent les politiques publiques et la question de l'équilibre avec le législateur et l'exécutif qui déterminent les politiques publiques est posée. Il en est de même pour la méthode de la condamnation de l'État par ces tribunaux. J'y vois une sorte d'accusation symbolique qui efface la responsabilité et je trouve plus grave encore que des tribunaux dépassent parfois le champ judiciaire, empiétant sur le champ de la décision politique. Des réflexions ont-elles été menées sur le rapport de force entre le pouvoir exécutif et l'autorité judiciaire ?
M. Bertrand Charmaison. - Le cas le plus intéressant sur cette question de la séparation des pouvoirs est celui des jeunes Allemands qui attaquaient une loi votée par le Parlement. Il ne me semble pas que ce cas entre dans le cadre de la République des juges. L'argumentation de la Cour fédérale s'appuie sur l'article 20 de la Constitution allemande, portant sur la responsabilité de l'État envers les générations futures. D'une certaine manière, la justice outrepasse son pouvoir en déniant le pouvoir du législateur dans sa capacité à définir les objectifs à atteindre, mais elle le fait en s'appuyant sur la Constitution.
M. Philippe Bolo, député. - Comment comprendre le greenwashing au travers de votre modèle explicatif ? Et quid des actions militantes parfois très violentes des ONG ?
M. Fabrice Tristant, Dassault Aviation. - Le greenwashing est un sujet que nous connaissons dans le secteur aéronautique. La réflexion que nous avons eue sur les objectifs est très difficile à mettre en oeuvre. Chaque entreprise a une obligation et un objectif. Dans ma société, des investigations lourdes sont menées pour ajouter du photovoltaïque sur le maximum de superficie pour réduire la consommation d'énergie actuelle. Cette transition est compliquée à mettre en oeuvre pour démontrer qu'il ne s'agit pas de communication greenwashing, mais réellement d'investissements importants pour accompagner la démarche de réduction de la consommation d'énergie et des émissions de gaz à effets de serre.
Mme Catherine Lamy-Bergot. - Le greenwashing existe, mais les engagements sont surveillés. Dans les entreprises, les premiers observateurs sont les salariés. Ils sont très exigeants et menacent de partir si les engagements ne sont pas tenus, ils ne se contentent pas d'effets d'annonce et demandent des comptes.
M. Fabrice Tristant. - Le greenwashing est souvent associé au déclaratif. Les connaissances scientifiques actuelles permettent d'analyser en détail les émissions de gaz à effet de serre sur le territoire à l'échelle de la France et des régions. Des modélisations fines permettent de déterminer la situation en temps réel des émissions de gaz à effet de serre, pouvant contredire explicitement le déclaratif des entreprises.
M. Jean-Baptiste Merilhou, délégué science avec et pour la société, INRAE. - Le greenwashing fait aussi l'objet de démarches en justice. En 2003, une enquête a été ouverte par le parquet de Nanterre autour de la stratégie de greenwashing de TotalÉnergies, attaquée par trois associations. Le tribunal de commerce et la loi relative au devoir des sociétés sont mobilisés. Si des stratégies de greenwashing se développent, il est raisonnable de penser qu'elles feront l'objet d'actions dans le cadre de la justice climatique.
M. Philippe Bolo, député. - Le greenwashing exige d'observer l'effectivité des mesures annoncées et mises en oeuvre, mais aussi la pertinence de ces mesures par rapport aux enjeux.
Course aux armements et habitabilité de la Terre
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Le dernier rapport qui nous est présenté s'intitule « Course aux armements et habitabilité de la Terre ».
Mme Catherine Gilles-Pascaud, adjointe au directeur de l'IRAMIS pour les partenariats et l'innovation, CEA. - Nous avons étudié les liens entre le fait militaire qui englobe la guerre et les actions liées à sa préparation, et l'habitabilité qui regroupe les conditions environnementales nécessaires à la vie sur Terre. Derrière ces termes se dessinent des injonctions paradoxales. Dans un contexte de changement climatique, la dégradation environnementale porte atteinte à la vie des populations et génère des conflits dans un contexte géopolitique affaibli et avec des réserves de ressources cruciales qui s'affaiblissent. En parallèle, la course aux armements est relancée avec un budget annuel mondial évalué à plus de 2 000 milliards de dollars et des États qui investissent massivement dans de nouvelles armes. Ainsi la France a procédé récemment aux premiers essais de son planeur hypersonique.
Face à la crise climatique, les investissements nécessaires sont colossaux. Le rapport Pisani-Ferry remis récemment à la Première ministre évalue à 66 milliards d'euros le coût de la décarbonation des usages en France, soit 2 % du PIB français.
Pour sortir des paradoxes, nous proposons la mise en place d'un nouveau modèle de société fondé sur un pacte social qui oeuvrerait pour le bien-être humain et l'habitabilité.
Les différents intervenants que nous avons auditionnés pour cet atelier nous ont rappelé les urgences qui se présentent aujourd'hui. Le contexte conflictuel actuel a remis au premier plan les questions stratégiques et militaires. Les dégradations environnementales liées aux activités humaines sont déjà en partie irréversibles. La course aux armements ne remet pas en question l'équilibre lié à la dissuasion nucléaire et le fait militaire peut être vu comme un facteur de stabilité dans cette dissuasion réciproque. Cependant, quand l'habitabilité est affaiblie, cet équilibre peut être rompu. Nous avons donc étudié les liens et les enjeux croisés entre les urgences environnementales et le fait militaire. Sont-ils opposés ? Peut-on sortir de cette opposition ? Nous avons pris le parti d'une démarche optimiste pour en tirer les synergies.
M. Olivier LE PIVERT, coordinateur de l'expertise scientifique en appui aux pouvoirs publics, IFREMER
Une première carte de synthèse du GIEC présente selon un gradient de vert à rouge la vulnérabilité des États face au dérèglement climatique. Une deuxième carte, produite par un think-tank, montre la violence sociale. Ces deux cartes se superposent et montrent que la dégradation de l'environnement affecte déjà des territoires. Dans ce contexte, les États ont été conduits à mener une politique de sécurisation de leurs ressources, en termes d'eau, d'accès aux minerais, de terres arables pour l'alimentation, générant un climat de conflictualité particulier. 250 millions à 1 milliard de personnes sont potentiellement demain des réfugiés climatiques. Certains états sont menacés dans leur existence même par l'élévation du niveau de la mer.
Les synthèses scientifiques montrent que le fait militaire, dont les conflits ouverts, a un impact majeur et indéniable sur l'état de l'environnement. La puissance militaire est corrélée à la puissance énergétique des armées. Malgré les efforts du ministère des Armées, avec sa stratégie climat et biodiversité, la régulation est limitée au temps de paix et au maintien en condition opérationnelle et à l'entraînement des troupes.
Les enjeux d'investissement public dans la transition environnementale sont difficilement compatibles avec les efforts à produire pour maintenir les armées à un niveau compétitif dans la course aux armements.
Il est important de souligner, dans le contexte de guerre en Ukraine, que les politiques de sobriété sont aussi un atout stratégique dans la mesure où elles limitent les besoins de sécuriser des ressources, d'où la notion d'écologie de guerre.
Il faut souligner que les forces armées ont constitué une somme de savoirs et de pratiques intéressantes dans un contexte de transition environnementale, notamment les innovations duales dont la plus connue est le nucléaire, développé dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale. Actuellement, la promesse du réacteur à fusion offre des débouchés significatifs pour l'énergie. De même, la planification stratégique ou des démarches prospectives peuvent assurer des stratégies de transition dans nos pays.
Dans ce contexte, l'Assemblée nationale avait initié une mission d'information sur la résilience civile de la France, avec notamment la comparaison avec les modèles scandinaves autour de la défense totale. Cette mobilisation citoyenne nous semble importante. La France, avec ses capacités militaires et sa dissuasion nucléaire, son dispositif diplomatique et son modèle d'État providence, offre des ressources pour être promoteur de compromis géopolitiques permettant de réguler ces enjeux.
Mme Catherine Gilles-Pascaud. - Pour conclure, la Terre est un bien commun qu'il faut préserver à tout prix. Comme le rappelle la Charte mondiale de la nature, paix et environnement doivent être pensés conjointement.
Pour cela, nous proposons un nouveau modèle de société fondé sur un pacte social recentré sur le bien-être humain et l'habitabilité. Les pistes à explorer passent par la possibilité de décorréler le bien-être humain d'une société de consommation pour parvenir à plus de frugalité. Ce pacte pourrait aussi être fondé sur une diplomatie et une coopération internationale à la fois financière et dans les domaines de l'éducation et scientifique. Les initiatives citoyennes sont également à mettre au premier plan pour faire naître des valeurs communes, par exemple dans l'économie sociale et solidaire.
L'ONU semble un terrain privilégié pour mettre en place ce pacte social, avec le GIEC qui présente une gouvernance inédite alliant scientifiques et États. Créer un quatrième groupe de travail du GIEC centré sur le social semble une piste à explorer pour développer des solutions concrètes.
Ces actions ne peuvent se tenir que dans un contexte de stabilité et de paix armée avec des accords permettant d'assurer la dissuasion nucléaire associée à une course aux armements régulée. La France, grâce à sa crédibilité et son positionnement diplomatique, pourrait avoir un rôle majeur à jouer dans l'établissement de ce pacte social.
Nous remercions Laurent TESTOT pour son accompagnement.
M. Philippe Bolo, député. - Vous avez regardé l'habitabilité sous l'aspect du changement climatique, donc des émissions de CO2, mais avez-vous aussi intégré d'autres dimensions telles que les atteintes à la biodiversité ?
M. Olivier Le Pivert. - Nous prenons en compte l'habitabilité dans toutes ses dimensions environnementales.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - La trajectoire de régulation de la course aux armements est-elle évoquée dans votre rapport ? Où se situe le curseur de la régulation ?
M. Olivier Le Pivert. - Le point d'entrée de l'atelier était de savoir si de nouveaux types d'armement challengeaient les équilibres militaires existants. À ce stade, pour les experts militaires, la dissuasion nucléaire reste le principal facteur de paix. L'aspect masse/volume n'a donc pas été pris en compte.
M. Patrick Schmitt, MEDEF. - Les objectifs français sont en phase avec ceux de l'OTAN. La situation française dans le domaine des armées est néanmoins relativement limitée. L'effort que va consentir le législateur est de l'ordre de 413 milliards d'euros sur la nouvelle période, afin d'être au niveau de l'Allemagne. Tout le monde court après les financements et cible les instruments existants. Lors du processus de conciliation avec l'Assemblée nationale, le Sénat aurait proposé de mobiliser le Livret A pour financer une partie de l'industrialisation militaire. Or, ce livret doit d'abord financer le logement, et des sources de financement sont aussi recherchées pour d'autres priorités de politiques publiques, dont la recherche.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Pour mémoire, l'Assemblée nationale a adopté hier la loi de programmation militaire.
M. Jean-François Pinton, président de l'IHEST. - Il existe une contradiction fondamentale entre l'armement qui consiste à détruire des vies et l'environnement, et l'habitabilité qui consiste à les préserver. Avez-vous eu trace d'initiatives comme celle d'Henry Dunant, qui a développé la Croix Rouge ? Les gens réfléchissent-ils à l'urgence environnementale en temps de guerre, appelant une neutralité ?
Mme Magali Domergue, ministère de la Transition écologique. - Le ministère des Armées a bien un plan pour s'adapter et adapter ses activités et réduire son empreinte écologique et environnementale. Des textes internationaux encadrent strictement les dommages à l'environnement et les interdisent, y compris en temps de guerre, sauf en cas de nécessité pour sauver des vies. Le fait de guerre sur le terrain d'opérations peut donc, dans certains cas, s'affranchir des règles de protection de l'environnement. Pour autant, certains actes peuvent être qualifiés de crimes de guerre dès lors qu'ils atteignent l'environnement. Une jurisprudence pourrait émerger à la suite du conflit en Ukraine, avec les terres agricoles ravagées et la pollution engendrée par la destruction du barrage.
M. Jean-François Pinton. - Une force ayant un droit d'accès pour protéger l'environnement est-elle envisagée, à l'image des camions de la Croix-Rouge ?
M. Olivier Le Pivert. - Je ne pense pas que ce soit le cas, même si ces préoccupations augmentent. Le gouvernement ukrainien recense chaque jour les dommages causés à son environnement naturel. Un champ de recherche est en cours de structuration dans ce domaine.
M. Francis Garrido, directeur de l'eau et de l'environnement au BRGM. - La prise de conscience relative aux conséquences environnementales d'un conflit armé passe par de l'aide internationale ou des approches internationales pour subvenir à des besoins immédiats, comme celui d'assurer des productions agricoles en Ukraine dans le cadre d'un conflit ayant généré des pollutions du sol. La conséquence environnementale survient pendant l'acte militaire, mais s'étend à plus long terme. Nous avons encore des séquelles des Première et Seconde Guerres mondiales. Une brigade qui interviendrait sur le terrain pour la protection de l'environnement, comme la Croix Rouge, n'est pas d'actualité. Lors des conflits armés, l'environnement n'est pas la priorité. Nous proposons par notre travail de repositionner ces enjeux dans ce contexte de conflit, notamment avec le GIEC.
Mme Magali Domergue. - Les budgets consacrés au fait militaire ne sont pas disponibles pour la transition énergétique et climatique. Des arbitrages se profilent à l'avenir et ces aspects devront être étudiés.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Je remercie les huit rapporteurs et l'ensemble des auditeurs présents ce matin, ainsi que le président et la directrice de l'IHEST pour ce partenariat avec l'Office. Nous serons attentifs aux évolutions de l'IHEST et ouverts à un futur partenariat. La qualité des rapports démontre s'il le fallait l'importance de poursuivre ce type d'initiative.
M. Jean-François Pinton. - Au nom de l'ensemble des auditeurs de l'IHEST, nous vous remercions de cette écoute qui est primordiale. Avoir le sentiment d'être écouté sur ces enjeux, de penser que la réflexion posée peut avoir un sens est essentiel. Au-delà de l'immédiateté, nous souhaitons apporter un peu de poids dans la décision.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Ce que vous dites est dans la droite ligne de la philosophie de l'Office, qui est de réunir l'ensemble des acteurs, scientifiques, administratifs, de la société civile pour avoir une approche large et de longue haleine. L'Office a le privilège d'être l'un des seuls organismes bicaméraux et il était important pour nous d'entendre vos présentations ce matin.
La séance est levée à 11 heures 40.