Mercredi 5 juillet 2023
- Présidence de M. Pierre Henriet, député, président -
La réunion est ouverte à 15 heures.
Table ronde sur le thème « La place de la science dans la décision politique »
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Je remercie pour leur présence nos intervenants : le professeur Jean-François Delfraissy, qui a présidé le Conseil scientifique Covid-19, le professeur Alain Fischer, président de l'Académie des sciences, Cédric Villani, ancien président de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), ainsi que Virginie Tournay, directrice de recherche au CNRS et au Centre de recherches politiques de Sciences Po, membre du conseil scientifique de l'Office.
Cette première table ronde de l'après-midi porte sur la place de la science dans la décision politique. Incontestablement, sans l'apport de la science, l'action publique ne ferait que construire sur du sable. Ce midi, lors de l'inauguration de l'exposition organisée par l'Office dans la Galerie des Fêtes de l'Assemblée nationale, nous avons été témoins d'un véritable engouement sur le sujet. Les réactions des parlementaires et de l'ensemble des instituts et organismes qui nous font le plaisir de s'associer à cet anniversaire montrent l'intérêt de continuer à souder ces liens entre décision politique et science.
Nos quatre intervenants vont s'intéresser à ces enjeux, passés et présents. La connaissance scientifique fonde la solidité relative des différents choix qui s'offrent à la décision politique. La science ne dicte pourtant que rarement une ligne de conduite univoque. Par conséquent, il nous faut pouvoir construire une décision éclairée, comme cela a été rappelé par les différentes prises de parole de ce matin. Incontestablement, l'Office est un acteur majeur dans cette perspective.
Ceci est d'autant plus important au vu de l'ensemble des enjeux et du nombre de questions qui se posent, comme l'indépendance de la science par rapport à la décision politique, l'influence des réseaux sociaux ou encore le rôle du scientifique dans la décision politique.
Pour lancer le débat, nous avons demandé à Alain Fischer, président de l'Académie des sciences, de nous parler de l'expérience qu'il a acquise au double contact du monde politique et du monde scientifique. Jean-Baptiste Colbert désirait d'ailleurs que cette Académie se consacre au développement des sciences et qu'elle conseille le pouvoir en ce domaine. Ainsi, tout était déjà dit. Alain Fischer a également été président du Conseil d'orientation de la stratégie vaccinale. En cette qualité, vous avez coordonné auprès du gouvernement la politique vaccinale de l'État dans le cadre de la lutte contre ce qui reste comme la plus grande pandémie connue depuis un siècle. Vous avez donc certainement plusieurs enseignements à nous donner sur la place de la science dans la décision politique. Sans plus tarder, je vous laisse la parole.
M. Alain Fischer, président de l'Académie des sciences. - Merci monsieur le président. Mesdames, Messieurs, je suis honoré de participer à ce colloque qui célèbre le quarantième anniversaire de l'OPECST. À l'évidence, il sera au centre de la discussion qui se déroulera cet après-midi. Par conséquent, je vais vous faire part de quelques réflexions concernant la place de la science dans la décision politique.
Existe-il un domaine politique qui échappe à une analyse contextuelle où la connaissance scientifique - ce qui est connu ou non - et l'expertise scientifique n'auraient pas leur place ?
Je pense que vous serez tous d'accord pour dire que la science est au service de la société. Quelques thèmes évidents et actuels illustrent cette nécessaire omniprésence de l'expertise scientifique. Je ne reviendrai pas sur l'épidémie de Covid, la ville, ou l'énergie - je pense en particulier au travail réalisé à l'Office au cours des vingt dernières années sur l'évolution du nucléaire en France - ni sur ceux réalisés sur le réchauffement climatique et ses conséquences sur la biodiversité, sur la politique de l'eau, le sol, les forêts, le développement du numérique, l'intelligence artificielle (IA), l'application de la génomique ou la connaissance de l'embryon, sans oublier les questions d'éducation scientifique, mais pas uniquement. À dessein, mon énumération est large et relève de différents domaines. Je vais commencer par vous livrer quelques principes généraux.
À mon sens, l'expertise, notion par définition large, doit pouvoir s'appuyer directement sur la recherche, fondamentale et appliquée. Évidemment, les constantes de temps qui lui sont relatives ne sont pas les mêmes que celles concernant la recherche. Néanmoins, si elles ne sont pas liées, je pense que l'expertise perd son sens. Je me contenterai de vous citer un exemple récent et évident dans le contexte de la crise sanitaire. Si des recherches fondamentales, puis appliquées, n'avaient pas été menées sur l'utilisation des acides ribonucléiques (ARN) messagers, les vaccins contre le Covid ne seraient pas apparus et cette politique de santé publique n'aurait pu être menée. Ce n'est qu'un seul cas parmi de nombreux autres. Nous pouvons aussi songer aux recherches sur les modélisations d'épidémies qui sont aussi une bonne illustration.
Une autre considération me paraît évidente : la nécessité de l'interdisciplinarité, pour la recherche comme pour l'expertise. Par ailleurs, les activités d'expertise scientifique doivent être considérées dans deux types de situation : en temps de crise et hors crise. Dans la mesure du possible, il serait souhaitable que l'expertise scientifique puisse s'exercer préventivement, en amont des crises.
Il me semble important de souligner que la place de la science dans la décision politique est consubstantielle à la place accordée à la science et à la culture scientifique dans la société. Les décideurs politiques tiennent forcément compte des convictions qui traversent la société. Cependant, celles-ci ne sont pas forcément toutes scientifiquement éclairées. Vous y avez fait allusion.
Malheureusement, une difficulté réelle est liée à la diffusion croissante - en particulier chez une partie des plus jeunes - d'une forme de crise de la rationalité, d'une montée des relativismes et d'un climat de défiance. Cela pose un problème. Dans ce contexte, comment pouvons-nous repenser la place de l'expertise scientifique auprès des décideurs ? À mon sens, il faut suivre quelques principes.
Le premier - évident - est qu'il ne doit pas exister de « savantocratie ». En aucune manière, les savants et les scientifiques ne doivent se substituer aux décideurs politiques. Ils sont là pour conseiller, alerter mais certainement pas pour décider. Il ne faut pas l'oublier.
Le second principe est, qu'à mon sens, l'expertise menée en sciences dites « dures » ne peut pas être réalisée sans aller de pair avec des réflexions liées aux sciences humaines et sociales. Cela doit être vrai dans tous les domaines. Dans la pratique, l'expertise implique un positionnement des questions, un recueil des connaissances, des incertitudes, l'élaboration de scénarios et une modélisation. Après la prise de décision politique, je pense qu'un retour des experts est nécessaire. Cette chose a été plutôt bien faite par le Conseil scientifique et, peut-être, par le Conseil d'orientation de la stratégie vaccinale. En effet, on l'a vu dans le contexte du Covid, mesurer l'impact des décisions me paraît important. De fait, l'efficacité de l'expertise repose sur un bon positionnement des questions, sur la légitimité scientifique des experts ainsi que sur leur indépendance. Vous avez fait allusion à la question des liens et des conflits d'intérêts. Celle-ci doit être analysée sérieusement et finement, sans excès ni défaut, car elle est fréquemment instrumentalisée. De plus, l'efficacité de l'expertise repose aussi sur une confiance réciproque, sur un travail mené en toute intégrité et en toute transparence ainsi que sur des capacités de communication adéquates. Les experts doivent pouvoir communiquer dans leur domaine d'expertise aux côtés des politiques lorsque ceux-ci décident.
Le troisième principe est la nécessité du caractère pluriel de l'expertise. De surcroît, quand cela est nécessaire ou inévitable, son caractère contradictoire doit être respecté.
Pour moi, le développement de l'expertise scientifique auprès des décideurs politiques se heurte à un certain nombre de difficultés objectives. En effet, je pense que le niveau de culture scientifique des décideurs et de leur entourage est très insuffisant - bien que d'heureuses exceptions existent. Cette situation est inhérente à leur formation que je qualifie de « a-scientifique ». A contrario, notre formation ne nous prédispose pas particulièrement à être exposés aux considérations et aux difficultés de la vie politique. Or, il est important de pouvoir partager une façon de penser ou d'être en mesure de donner le même sens aux mots. Par ailleurs, nous sommes confrontés à une faible connaissance des enjeux politiques par les scientifiques, à laquelle s'ajoute parfois une méfiance ou une crainte à s'engager, ce qui est regrettable. En effet, pour qu'il y ait expertise scientifique, il faut non seulement des experts, mais aussi des décideurs politiques qui choisissent de les solliciter. Cependant, les politiques ont en général des objectifs à court terme, ce que nous pouvons comprendre. Inversement, sauf situation particulière, les scientifiques réfléchissent et s'inscrivent dans le long terme. Cela constitue donc une difficulté. En France, il serait aujourd'hui souhaitable de placer des experts scientifiques à proximité des décideurs. Ce n'est pas encore suffisamment le cas. Il convient de le faire à tous les échelons, aussi bien exécutif que législatif, en s'inspirant des expériences étrangères, notamment anglo-saxonne ou allemande. En outre, il est intéressant d'observer que le rapport de mission sur l'écosystème de la recherche et de l'innovation récemment remis à la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche par Philippe Gillet, qui s'intéressait notamment à l'évolution des organismes nationaux de recherche, évoque l'hypothèse de placer un haut conseiller scientifique auprès de la Présidence de la République ou de Matignon. Cette idée intéressante mérite d'être approfondie, même si une seule personne n'est probablement pas suffisante. Plusieurs modèles sont envisageables et l'on peut réfléchir à des comités et au rôle des Académies qui feraient des appels à propositions pour travailler en tant qu'expert. Il faut sortir de la situation actuelle, qui n'est pas satisfaisante, malgré l'existence de l'Office parlementaire, pionnier dans ce domaine en France. D'ailleurs, une analyse internationale comparative pourrait être utile pour avancer.
Pour en sortir, plusieurs possibilités sont envisageables et plusieurs expériences récentes sont allées dans le bon sens. Je considère que le plan sur l'intelligence artificielle (IA) ou la création de conseils pendant la crise sanitaire ne sont pas de mauvaises choses. Toutefois, notre pays souffre d'un défaut global d'expertise scientifique, à tous les niveaux de la prise de décision.
Enfin, l'importance de la culture scientifique au sein de notre société ne doit pas être ignorée, tant celle des décideurs que celle de la population. Objectivement, un écart croissant de connaissance entre experts et citoyens est apparu. Il participe probablement de la défiance de certains à l'égard du pouvoir et de ses décisions. Les concertations citoyennes sont d'ailleurs une forme intéressante de médiatisation entre la société, les experts et les décideurs. Quelques exemples assez probants existent. Si elle ne se substitue pas au travail des parlementaires, je suis donc favorable à encourager cette forme d'expression de la société. Elle est une contribution utile qui permet de transmettre de l'information, de favoriser les discussions de manière à faire progresser la réflexion de nos concitoyens. Évidemment, elle ne doit exister qu'à côté de toutes les initiatives nécessaires au déploiement de la culture scientifique. Il s'agit d'un point essentiel.
En conclusion, la place des experts scientifiques auprès du monde politique est absolument majeure, mais n'est pas simple à déterminer. Elle peut sûrement s'inspirer d'expériences réussies à l'étranger. Il faut considérer que ce n'est pas uniquement un dialogue entre des experts et des politiques, mais un jeu à trois entre les politiques, les experts et les citoyens.
Je m'arrête là et je suis sûr que d'autres considérations vont venir s'ajouter à ces propos. Merci de votre attention.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Merci professeur. Je passe maintenant la parole au professeur Jean-François Delfraissy qui, entre autres fonctions, a présidé le Conseil scientifique Covid-19 et, dans ce cadre, a d'ailleurs eu d'étroites relations avec l'Académie des sciences. Vous êtes aussi, comme président du Comité consultatif national d'éthique (CCNE), habitué à réfléchir à la manière dont la science et la chose publique peuvent, ou doivent, interagir. Par conséquent, nous serons très heureux d'entendre votre point de vue sur cette question fondamentale de la place de la science dans la décision politique.
M. Jean-François Delfraissy, président du Conseil scientifique Covid-19. - Merci. Bonjour à tous. Je partage entièrement l'avis d'Alain Fischer. Ceci explique notamment les excellents rapports qu'ont entretenus les deux structures que nous présidions durant cette crise. Je vais vous faire part de l'expérience que j'ai vécue avec la construction du Conseil scientifique, qui s'est rapidement révélé être une source d'éclairage pour les plus hautes autorités de santé.
La France est une belle démocratie et je suis sûr qu'elle le restera. Les choses sont claires : le politique décide alors que l'expertise n'est là que pour l'éclairer et donner une vision. Dans les grandes crises comme celle liée à la Covid-19, la décision est à la fois sanitaire, sociétale, économique et politique. Les ennuis commencent quand les experts ne savent pas grand-chose eux-mêmes. L'expertise doit s'appuyer sur la science. Ceci est logique car nous sommes construits comme tels. Cependant, quand la science n'est pas encore au rendez-vous, comment essayer d'obtenir un éclairage aussi neutre et positif que possible vis-à-vis de la décision politique ?
Cette question s'est posée de mars à avril 2020, où la science n'avait pas encore pu parler. Ainsi, il faut tirer des leçons de ce type de période complexe où la science est encore impuissante mais où le politique a besoin de l'expertise pour l'aider à prendre une décision qu'il suppute, alors que le scientifique hésite et ne peut avancer qu'avec humilité. Le premier confinement, en France comme ailleurs, était en ce sens une décision que je qualifie de « moyenâgeuse ».
En situation de crise, même si chacun est dans son rôle, la confiance doit s'installer, au plus haut niveau, entre le politique et le groupe d'experts. Ce dernier doit être multidisciplinaire, mêlant les sciences « classiques » et les sciences humaines et sociales. À ce titre, je vais soulever quatre points pour penser le conseil scientifique et le rôle des experts dans une telle situation de crise.
Le premier point concerne l'autonomie et l'indépendance. Alors que nous sommes nommés par le politique dans de curieuses conditions, comment peut-on rester autonome et indépendant ? Le Conseil scientifique était un objet nouveau alors que l'on aurait très bien pu s'appuyer sur les présidents des agences sanitaires. La France est dotée de grandes agences qui auraient pu faire l'objet de la constitution d'un tel conseil. L'indépendance ne s'écrit pas seulement, mais se conquiert. Les avis et la capacité d'autosaisine sont des éléments importants. L'avis doit être écrit afin de laisser une trace, et public pour montrer qu'il n'est pas seulement une expertise pour le pouvoir qui décide, mais aussi une vision d'information à destination des citoyens. Je sais que la possibilité d'ouvrir plus globalement l'expertise, afin de la rendre accessible non seulement au politique, mais aussi à l'ensemble de la société, est un élément discuté par certains. Pour moi, les choses sont très claires. Nous sommes en présence d'un enjeu de démocratie - en santé, en l'occurrence, mais ce peut être dans un autre domaine. Donc, le triangle entre le décideur politique, l'expertise et la vision citoyenne est fondamental pour conserver la confiance.
Le deuxième point est la notion de temporalité. Celle-ci n'est pas la même pour tous. Ainsi, le temps des médias est de quelques heures, celui du politique de quelques jours et celui de la science est, au minimum, de quelques mois. Encore avons-nous eu beaucoup de chance que la science avance à la rapidité qu'on lui a connue, notamment avec l'arrivée des vaccins à ARN et la mise au point, en quatorze mois, d'un médicament véritablement efficace contre la survenue de formes graves de la Covid. À ce titre, je rappelle qu'en matière de maladies infectieuses, il a fallu douze ans pour créer les trithérapies dans la lutte contre le virus de l'immunodéficience humaine (VIH), et huit ans pour trouver un traitement permettant d'éradiquer l'hépatite C. Nous observons donc une accélération des connaissances et des réalisations qui en découlent. Toutefois, celle-ci prend, au minimum, quelques mois ou quelques années. Ce fait n'est pas si facile à faire comprendre au décideur politique.
Le troisième point est cette relation très particulière avec le décideur, concrètement les quelque 200 à 300 personnes qui décident en France et qui oscillent entre les grands cabinets ministériels, les grandes directions de ministères et les positions politiques. À 95 %, elles sont issues de l'ex-École nationale d'administration (ENA). Elles ont donc quasiment cessé d'étudier les sciences en classe de seconde, parce qu'elles ont ensuite préparé Sciences Po avec un type spécifique de formation. Elles sont donc loin de la science. Ceci n'enlève rien à leur grande intelligence, mais là n'est pas le propos. Elles n'ont rien connu de la notion de vision scientifique, de l'humilité qui dans une certaine mesure sous-tend la construction d'une science, par exemple au fait d'avoir passé un doctorat, ce qui implique souvent de faire deux pas en avant puis deux pas en arrière et d'être capable d'accepter les difficultés liées à tel ou tel type de résultat. Pourtant, notre haute administration a un très bon niveau et sait s'adapter très vite, y compris au sommet de l'État. Sur le fond, je pense toutefois qu'il est crucial d'accroître la diversité de la formation des élites dans notre pays. Nous avons toujours eu besoin et aurons toujours besoin de décideurs. En Allemagne, la qualité de docteur a une réelle valeur. Dans le milieu anglo-saxon, une plus grande diversité existe dans la formation des décideurs. Cet objectif ne concerne pas uniquement la réponse aux crises, mais la relation à la recherche et la prise de conscience de l'importance de la recherche fondamentale. Or ce n'est pas une chose inscrite dans les gènes de nos élites. Il est primordial de changer cela, bien que j'ignore comment. Nous sommes cependant très sollicités par le Conseil d'État, la Cour des comptes, l'Institut national du service public (INSP), etc. pour intégrer cette teinte scientifique dans la formation des élites administratives, pour s'ouvrir sur ce type de discussion. Le dialogue des étudiants en formation avec de jeunes scientifiques, ce mélange des cultures - même s'ils sont amenés à faire des carrières qui seront complètement différentes - est un élément essentiel.
Le quatrième point concerne l'agenda. L'agenda du politique est rythmé par les élections ; c'est normal car nous sommes dans une démocratie. Il y en a eu plusieurs durant la crise Covid. La question est donc : comment faire en sorte que la prise de décision, qui s'appuie sur une construction, une vision de la science qui, comme je l'ai dit, ne s'est précisée qu'à partir d'octobre 2020, ne soit pas perturbée par l'agenda politique ?
Je vais terminer mon propos avec quelques remarques.
Premièrement, je pense qu'en France, nous avons eu beaucoup de chance dans cette relation entre science et politique - qui est un vieux débat, relisez le Max Weber des années 1920 : tout y est déjà dit - que la personne exerçant les plus hautes responsabilités de l'État ait choisi de s'appuyer en priorité sur l'avis des scientifiques pour prendre des décisions et de mettre la santé, en particulier celle des sujets les plus fragiles, au coeur de celles-ci. Ces deux orientations ont donné un guide très important à la gestion de crise.
Deuxièmement, nous sommes frappés de ne pas avoir eu de retour d'expérience au plus haut niveau sur la plus grande crise sanitaire mondiale depuis près d'un siècle. Certes, le politique a des excuses avec ce qui s'est passé récemment : l'Ukraine, l'augmentation du coût de l'énergie, les événements dans les banlieues. Néanmoins, c'est un peu dommage qu'il n'y ait pas eu ce retour d'expérience. N'ayant été qu'un acteur modeste de cette crise, je ne revendique rien. En effet, ce n'est pas à nous de le faire, mais à des structures indépendantes.
Nous pouvons tout de même en tirer quelques leçons.
La première est la nécessité d'anticiper. La meilleure façon n'est pas de chercher à prévoir l'arrivée de tel type d'agent infectieux, mais d'investir en recherche fondamentale, non dédiée et financée. Ainsi, nous pourrons disposer au bon moment, parmi les équipes, de celle qui aura travaillé sur l'agent considéré. La meilleure anticipation est bien d'investir en recherche fondamentale, alors que la part du produit intérieur brut (PIB) consacrée à la recherche en France est insuffisante par rapport aux autres grandes démocraties.
La deuxième leçon consiste à constater que la France s'en sort bien. Le retour d'expérience aurait pu le souligner et la presse ne le dit pas assez. Cependant, si nous regardons les études américaines indépendantes ou celles de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) concernant l'impact de la crise sur la perte d'espérance de vie, la France se situe à trois mois de perte, l'Allemagne à un peu moins, les Anglais à huit mois, l'Espagne et l'Italie autour de neuf ou dix mois, les États-Unis sont à 2,6 ans et les pays d'Europe centrale et orientale sont à près de dix-huit mois de perte d'espérance de vie. Ceci fait réfléchir. Les États-Unis sont le pays qui a le plus innové, avec l'investissement sur le vaccin et le modèle très particulier qu'ils ont mis en place, avec les sommes considérables dépensées dans des médicaments qui ont été produits au plus vite. Mais parce que l'accès aux soins des populations minoritaires se fait dans des conditions qui ne sont pas celles que nous avons en France - et qu'il faut absolument préserver car c'est un bien précieux -, ils ont subi une perte importante d'espérance de vie. Celle-ci est marquée dans la population noire américaine - bien qu'elle soit très organisée - et surtout dans la population hispanique.
La troisième leçon concerne quelques idées de recherches importantes qui sont apparues : elles portent sur la pluridisciplinarité, mais aussi sur la science des projections. En France, nous devons finir de l'organiser. Nous étions en retard, en particulier par rapport aux Anglais ou aux personnes de Seattle. Cette science des projections est portée par de jeunes mathématiciens en jeans et en baskets qu'il faut un peu cadrer et que nous ne pouvons pas laisser tout seuls. En effet, ils jouent un rôle déterminant dans l'éclairage politique qui peut être donné.
Enfin, considérons les questions relatives à l'organisation du conseil aux décideurs. Dans cette crise, quelque chose était particulier : nous avons été dans une sorte de « royaume de France présidentiel ». Nous avons tous très vite compris que les décisions prises, officiellement, dans le contexte du Conseil de défense, étaient en réalité arrêtées au plus haut niveau de l'État. À ce titre, je rappelle que le Conseil scientifique ne faisait pas partie du Conseil de défense. C'était évidemment ce que nous souhaitions. En vérité, l'un des points essentiels de l'affaire est de séparer l'expertise et le conseil de la décision politique. Néanmoins, comment avancer en période de non-crise ?
Nous devons bien sûr étudier ce qui se fait dans le milieu anglo-saxon avec les Chief Medical Officers ou les Scientific Officers. Le modèle le plus élaboré est au Canada. Nous avons également l'obligation de considérer le rôle des académies, qui pourraient prendre une place importante dans l'interface, dans la discussion directe. Le climat de confiance est essentiel. Il faut donc réussir à travailler avec elles, même si je sais que leur agenda est extrêmement lourd. Par ailleurs, le contact personnel au plus haut niveau joue aussi son rôle. On peut imaginer toutes les institutions du monde, si la confiance ne règne pas entre l'expertise et le décideur politique, rien n'aboutira. Il est fondamental que puissent être présentées au plus haut niveau les avancées scientifiques de l'année, qu'elles soient françaises ou non, qui vont changer la donne, pour les digérer et construire sur elles - après tout, une telle synthèse annuelle existe bien dans des revues comme Nature, Science ou le New England Journal of Medicine... Je pense que nous devons évoluer, mais je ne sais pas comment. Nous sentons bien qu'il y a une discussion sur le modèle.
Pour conclure, il manque quelque chose dans le domaine de la santé. Le ministère de la Santé et de la Prévention est une énorme masse qui a ses avantages et ses inconvénients. Toutefois, il n'a aucune vision stratégique. Les ministres et leurs cabinets sont noyés dans les différents types de décisions qu'ils doivent prendre. Bien sûr, ils bénéficient de ce qui a pu être préparé par des think tanks, politisés ou non. Mais lorsque les ministres prennent leurs fonctions au ministère de la santé, ils ne se voient pas proposer quelque chose qui aurait été réfléchi sur un ensemble de sujets, sachant qu'ils resteraient libres de leurs décisions politiques. Il est urgent qu'une réflexion stratégique soit menée au plus haut niveau dans ce domaine. Il ne faut pas seulement réformer la santé dans sa « périphérie », ce dont on parle beaucoup maintenant, mais il faut réformer le ministère de la Santé lui-même afin qu'il puisse jouer son rôle. Ainsi, l'État pourra impulser une vision stratégique.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Merci pour ce retour d'expérience. Sans plus tarder, je laisse la parole à Cédric Villani, que je ne vais évidemment pas présenter puisqu'il est connu de tous ici, à la fois par les acteurs de la science et encore plus à l'OPECST. Bienvenu à toi Cédric. Tu es familier du sujet de la place de la science dans la décision politique, car tu as eu la chance d'avoir été dans les deux situations. Ainsi, je pense que ton regard sera très intéressant pour nous dans cette table ronde.
M. Cédric Villani, ancien président de l'Office. - Merci mon cher Pierre. Effectivement, connaître ces deux versants permet de voir à quel point les deux ambiances peuvent être différentes.
Chers amis, chers collègues, j'ai plaisir à me retrouver ici. Il s'agit de la première fois que je retrouve les membres de l'Office parlementaire avec qui j'ai éprouvé tant de plaisir et de fierté à faire chemin commun durant mes cinq années de mandat. C'est aussi l'occasion pour moi de rendre hommage à Gérard Longuet car nous avons fait une excellente équipe. Notre travail reposait sur le respect de l'institution, sur une véritable sympathie ainsi que sur un vrai respect mutuel qui m'ont fait beaucoup de bien. Je remercie également les parlementaires qui m'ont accordé et réaccordé leur confiance pour exercer la présidence de l'Office, même quand je n'étais plus attaché à aucun groupe politique. J'adresse aussi un grand merci au secrétariat scientifique de l'OPECST sans lequel rien ne serait possible.
Durant la précédente législature, nous avons travaillé à bas bruit - c'était important - afin de diversifier les formes de travail de l'Office, de développer l'interactivité avec la société, de renforcer les échanges avec les académies et le politique. Nous avons aussi accompli quelques missions délicates. En effet, un office parlementaire est protéiforme. Il produit des rapports, courts ou longs, il réalise des missions, il organise des débats et parfois, le véritable résultat est le débat lui-même et non sa conclusion, qui ne saurait que très rarement résumer les différentes facettes de celui-ci. Il est important que le politique puisse avoir accès à ces nuances et parvienne à les intérioriser afin de pouvoir prendre les bonnes décisions quand ce sujet est sur la table.
L'un des épisodes les plus difficiles que j'ai eu à gérer était la rédaction des conclusions de l'audition publique qui avait été organisée sur l'édition génomique. Néanmoins, j'avais anticipé le fait que les rapporteurs n'arriveraient pas à rédiger un texte commun. Tels des Casques bleus, Gérard Longuet et moi-même avons dû organiser la discussion entre eux et négocier, paragraphe après paragraphe, phrase après phrase, ce qui devait être le rapport. Le secrétariat scientifique l'a admirablement préparé. En définitive, après des heures de débat, nous nous sommes aperçus que les rapporteurs étaient d'accord sur six des sept recommandations envisagées. La seule sur laquelle, pour des raisons politiques, il leur a été impossible de se mettre d'accord était celle de l'étiquetage, ou non, de la mise en oeuvre d'un procédé d'édition génomique ; en soi, ceci était instructif également. Nous avons accompli convenablement notre tâche car les conclusions adoptées sur l'édition génomique sont l'un des meilleurs documents pour aborder ce problème dans sa globalité et ses nuances. Toutefois, peu de personnes se sont servies de notre document en dépit du fait qu'il soit satisfaisant.
Le travail de l'Office sur la politique vaccinale du gouvernement a été, sur le plan des délais, le plus difficile à organiser. En extrême urgence, il a fallu mobiliser toutes nos forces afin de préparer ce rapport à marche forcée. La promesse a été tenue. J'ajoute que le travail sur les effets indésirables de la vaccination a été le plus compliqué à mener sur les plans politique et sociétal. C'est la seule fois où, alors que j'étais en train de présider une table ronde, je me suis vu remettre une sommation par huissier. Il ne se passe pas une journée sans que je sois encore insulté sur Twitter pour la façon dont j'ai géré les débats. Ma seule boussole est de déterminer si je fais bien mon devoir.
Tout ceci a été source de belles expériences humaines, et l'Office relevait le défi solidairement.
Il faut tout de même citer la fois où l'un de nos sénateurs avait, un peu maladroitement, anticipé le résultat d'une mission. Il avait commencé à raconter dans la presse locale que le glyphosate n'est pas plus cancérigène que la charcuterie. D'une part, ce n'était pas le sujet principal de la mission, d'autre part, ce n'était pas la position de ses trois co-rapporteurs. Ce collègue pensait que cela serait bénéfique pour son image de sénateur dans la presse locale. Toutefois, cette affaire est devenue nationale et a fait les gros titres de BFMTV le lendemain. Les réactions arrivaient de partout, à l'Assemblée nationale et au Sénat, pour affirmer qu'il était honteux que l'Office soit soumis aux lobbys. Pendant vingt-quatre heures, nous sommes donc passés en communication de crise et l'ensemble des réactions ont été renvoyées vers votre serviteur. J'ai passé la journée à expliquer aux journalistes pourquoi le sénateur avait outrepassé ses droits et pourquoi l'Office n'avait pas cette position. Après vingt-quatre heures, la situation s'est calmée.
Le thème de cette table ronde est la place de la science dans la décision politique. Il y a la place que l'on rêve et la place que l'on constate... Il y a aussi ce qui est accessible et ce que l'on peut imaginer être faisable.
Premièrement - Alain Fischer et Pierre Henriet l'ont bien dit -, la science joue aujourd'hui un rôle majeur dans les affaires publiques et la réglementation, que ce soit pour la gestion des ressources, la pollution, la réindustrialisation ou la conduite à tenir face à la sécheresse, ou encore ce grand marché d'idées incontrôlables que sont devenus les réseaux sociaux, l'IA, etc. Chaque fois que la question se pose au politique d'agir dans l'un de ces domaines, il fait appel à la science. Sans elle, aucun diagnostic, ni aucune prise de conscience, ni aucune solution ne sont possibles. Pensez au réchauffement climatique : sans science, le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) n'existerait pas et le débat serait totalement différent de celui qui existe aujourd'hui. Toutefois, il faut faire attention. De nombreux biais et asymétries existent dans la relation entre science et société ainsi que dans celle entre science et décideurs politiques.
Si la science produit une nouvelle technologie, nous dirons qu'elle sert l'intérêt public et que les inventeurs sont les bienfaiteurs de l'humanité ; mais si elle change d'avis, le propos sera différent. Par exemple, les scientifiques ont découvert le pouvoir du dichlorodiphényltrichloroéthane (DDT) contre les insectes que nous nommions « vermine ». Cette avancée a valu le prix Nobel à son découvreur, car elle était considérée comme la science en marche au service de l'hygiène, donc un progrès. Cependant, quand des décennies plus tard, quelques personnes ont affirmé que cela est une erreur, quand Rachel Carlson publie Printemps silencieux, quelle a été la réaction de l'industrie chimique ? Elle a affirmé que sa vision était un obscurantisme qui allait nous renvoyer à l'âge des cavernes. Elle lui déniait même la qualité de scientifique en la considérant comme une militante aveuglée par l'idéologie. Rachel Carlson a été traitée d'hystérique - comme cela est toujours le cas quand c'est une femme qui porte ce genre de message. Cependant, le temps lui a donné raison. Vous pouvez donc voir cette asymétrie. Quand vous donnez quelque chose, vous êtes salué et remercié. À l'inverse, si vous voulez reprendre, vous êtes considéré comme un fou. C'est ainsi que l'on peut trouver certains sujets, certains domaines où, même quand ce sont des scientifiques du CNRS qui s'expriment, la réaction de certains acteurs sera de les dénoncer comme militants et de nier la portée scientifique de leurs paroles.
Ces considérations interviennent aussi dans les débats entre universitaires. Quand, en 1972, Dennis Meadows, Donella Meadows et quelques autres publient le rapport qui leur a été commandé par le Club de Rome, la réaction de certains économistes est très claire. Ils accusent les auteurs d'obscurantisme, de retour en arrière, de folie et de renier la croissance. Le rapport était pourtant basé sur un document technique d'environ six cents pages où il s'agissait de résoudre, avec les meilleurs ordinateurs de l'époque, un système de 159 équations différentielles couplées. C'était ce que qui se faisait de mieux à l'époque en matière de modélisation de l'économie, de démographie mondiale, de pollution, d'industrie et d'agriculture. Donc, ce travail relevait pleinement de la science.
De surcroît, si nous prenons l'exemple de l'aviation, nous pouvons constater que le seul moyen efficace, en l'état actuel de la science, de réduire dans les délais identifiés par le GIEC l'empreinte carbone de ce secteur est de diminuer très significativement le nombre de voyages. Mais si on le dit publiquement, là encore, les mêmes critiques sont formulées : on est « anti-science », on est un idéologue, on veut le retour de la charrette à voile, etc.
Par conséquent, il faut prendre garde à cette relation asymétrique, qui est en fait assez normale car, entre la science et la société, il y a la technologie. Or les technologies ne sont pas neutres, mais s'appuient sur une culture, ainsi que des habitudes et des intérêts constitués qui viennent transformer nos imaginaires. Il est donc normal que le contact entre science et politique entraîne des conséquences. Même ceux qui disent se reposer sur la science peuvent avoir des visions très différentes de ce qu'elle est. Parfois, on ne fait même pas semblant d'être pour ou contre... Sur ce sujet, j'ai le souvenir d'un voyage présidentiel en 2018 : une visite d'État du président Macron au président Trump. Le premier a fait un discours devant le Congrès afin d'exposer sa vision de l'avenir. Nous avons pu observer le jeu des congressmen. Certains se levaient, applaudissaient en fonction de ce qui leur plaisait. Quand Emmanuel Macron a dit « Je crois dans la science. », la moitié démocrate s'est levée pour applaudir alors que la moitié républicaine est restée assise et immobile. Nous voyons donc à quel point dans ce pays, le plus innovant au monde, mais qui est aujourd'hui la plus grande menace pour les luttes écologique et environnementale, la science a atteint un niveau de politisation tel qu'un parti entier refuse d'approuver une phrase affirmant la croyance en la science.
Même hors ce cas extrême, il y a dans le clivage gauche-droite et les autres prismes politiques des lectures non triviales de la science ; un sociologue comme Daniel Boy analyse ce phénomène depuis de nombreuses années. Par exemple, récemment, un spécialiste de l'IA a conçu un comparateur, entraîné sur le contenu des réseaux sociaux, capable de dire qu'un mot serait « de droite » ou « de gauche ». Je l'ai expérimenté en écrivant le mot « science » ; l'oracle IA m'a répondu que la science est de gauche. J'ai ensuite écrit le mot « technologie » et j'ai vu l'oracle répondre que la technologie est de droite. Si, comme moi, vous êtes scientifique, vous trouvez ceci absurde. Pourtant, si vous êtes un acteur politique, vous comprenez ce que cela veut dire. En effet, vous le vivez sans interruption en étant confronté à la façon dont les différents partis font des analyses et cherchent des solutions. Ceci est parfaitement montré dans le livre de David Chavalarias, Toxic Data, ou dans les excellents podcasts de Xavier de La Porte des Vaux, dit Xavier de La Porte, sur l'internet. Ce dernier pose cette question : les réseaux sociaux sont-ils de droite ou de gauche ? Des études montrent comment leur « passage à la moulinette » du réseau social a tendance à orienter politiquement les contenus vers la droite. Cette règle est générale même si l'effet peut varier suivant les pays.
Un autre exemple est le rapport différent des politiques et des scientifiques quant à la volonté d'agir. Jean-François Delfraissy évoquait la différence de temporalité entre le politique et le scientifique. C'est vrai, l'acteur politique a souvent besoin de réponses immédiates alors que le scientifique a besoin de temps afin de faire consensus. Mais il est d'autres contextes où c'est le contraire, par exemple à la Conférence des Parties (COP). Récemment, j'étais à la conférence des subsidiarys bodies (SBTA et SBI). Il s'agit de l'antichambre de la COP, dépendant des Nations Unies. Sont notamment présents des représentants politiques et les membres du GIEC. Vous pouvez ainsi observer les différentes manières de procéder : les participants scientifiques sont très allants et poussent à des évolutions rapides, mais les représentants politiques sont beaucoup plus circonspects, mettent en avant les difficultés et appellent à ne pas aller trop vite dans la transition écologique. Si vous me permettez, je vais vous lire les mots d'introduction qu'a tenus le prochain président de la COP, qui était invité à cette conférence ayant eu lieu à Bonn. Cette première prise de parole sous le feu des projecteurs était très attendue. Vous pouvez juger de son niveau de détermination avec ses paroles introductives. Il a commencé en affirmant que nous savons très bien ce que nous devons faire. Alors, que devons-nous faire ? Il a poursuivi en disant que nous devons commencer à penser, de manière pratique et pragmatique, à la façon de développer une définition claire d'une feuille de route permettant de faire l'inventaire global de l'empreinte carbone, de formuler une définition de la façon de prendre en compte les manques, et d'établir une feuille de route pratique dont le but sera de délivrer des résultats. Il est pourtant le président de l'instance censée mobiliser la planète pour faire face au réchauffement climatique. La différence de temporalité dont nous avons parlé est ici manifeste.
La science se frottant aux institutions politiques, quelle affaire ! Si je n'ai pas été dans un conseil scientifique aussi exposé que celui où siégeait Jean-François Delfraissy, j'ai tout de même été actif au Conseil scientifique de la Commission européenne et bien sûr à l'OPECST. J'y ai d'abord siégé en tant que membre de son conseil scientifique puis j'ai été élu à sa présidence. J'ai également siégé au Conseil stratégique de la recherche (CSR) ; peut-être certains parmi vous savent qu'il s'agit de l'organe censé conseiller le gouvernement français en la matière. Il fonctionne tellement mal que certains des membres que j'ai rencontrés ne savaient plus s'ils y siégeaient encore ou pas, car il ne se réunit pas.
Récemment, j'ai assisté à un colloque sur les relations entre la science et la société. Des personnalités comme Sylvestre Huet, Valérie Masson-Delmotte ou encore François Gemenne étaient d'ailleurs présentes. J'ai posé la question à l'audience. Le seul qui connaissait l'existence du CSR était Vincent Berger qui, dix ans auparavant, présidait la commission qui avait proposé la transformation du précédent conseil, qui ne marchait pas, en un nouveau qui ne fonctionne pas davantage. Déjà, à cette époque, était posée la question de la création d'un Haut conseiller du gouvernement. D'ailleurs, cette proposition figurait dans le programme d'un certain candidat à l'élection présidentielle de 2017, sous le nom de Haut conseiller aux sciences. Ainsi, certaines choses reviennent régulièrement dans le débat.
J'ai donc vu les « conseils qui ne marchent pas ». J'ai également assisté à des conflits de personnes. Lors de ma première participation au Conseil scientifique de la Commission européenne, les propositions de conclusions étaient écrites avant même que nous ne soyons réunis. Quand j'ai vu cela, j'ai quitté la réunion. Ensuite, cela a été moins caricatural, mais nous avons été témoins de nombreux problèmes, comme ceux causés par le mauvais choix des sujets. En effet, nous n'étions pas sollicités sur les thématiques politiques déterminantes. Par exemple, la conseillère du Président de l'époque, José Manuel Durão Barroso, traitait elle-même la question des organismes génétiquement modifiés (OGM) et nous laissait traiter la question de la culture scientifique parce que celle-ci était moins intéressante pour les journalistes. Il existait également un conflit permanent entre la conseillère scientifique du président et la commissaire chargée de la recherche. Elles passaient leur temps à essayer de se neutraliser. Enfin, le nombre trop important de personnes impliquées était l'une des causes de ce mauvais fonctionnement. Ce conseil n'a servi à rien.
J'étais dans le deuxième conseil scientifique et j'ai observé que son activité était plus satisfaisante pour un certain nombre de raisons. Sa composition était davantage resserrée. Le secrétariat était renforcé. Le lien avec les académies européennes était bien assuré. En outre, un processus était établi pour déterminer le sujet à traiter. Très souvent, quand vous êtes membre d'un conseil, vous croyez travailler sur la base d'une commande publique. Cependant, quand le conseil livre le résultat de ses travaux, il se voit dire qu'il n'a pas répondu à la bonne question. Il est donc très important de définir exactement le périmètre de l'étude. Bien que le conseil fonctionnât beaucoup mieux, nous n'avons jamais été reçus par le président Jean-Claude Juncker. Ceci montre que de multiples causes peuvent intervenir dans l'échec de l'interface entre science et politique.
On peut aussi être confronté à un gouvernement qui refuse de coopérer. Ainsi, lorsque les vaillants rapporteurs de l'Office ont commencé à travailler sur les déchets nucléaires et sur le plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR), celui-ci était déjà en retard d'environ trois ans. Il aurait déjà dû être exécuté, mais nous ne l'avions pas encore obtenu. Non seulement le gouvernement ne nous communiquait pas le plan, mais il refusait de répondre à nos questions et ignorait systématiquement nos messages. Le dernier courrier officiel que j'ai envoyé en tant que président de l'OPECST, cosigné avec Gérard Longuet, était adressé au Premier ministre de l'époque. Cette lettre dénonçait explicitement l'absence de coopération du gouvernement avec la représentation nationale et, en l'occurrence, le fait qu'il n'avait pas respecté la loi. C'était une honte.
Il faudra que soient tirées toutes les conséquences de la crise de la Covid. Comme évoqué auparavant, le retour d'expérience est une mine d'informations pour l'analyse des relations entre science, société et politique. J'ai pris connaissance d'un rapport préliminaire rédigé sous l'égide de quelques universités américaines, qui mentionne un certain nombre de conclusions paradoxales. À sa lecture, nous pourrions ainsi croire que la Covid a été une grande pandémie où le décideur politique s'est retiré au profit du technicien - c'est d'ailleurs explicitement prévu par la constitution coréenne. Une sorte de « trêve » interviendrait pendant la durée de l'épidémie puis les disputes habituelles reprendraient. Pourtant, l'expérience a montré que le contraire a eu lieu : partout dans le monde, les divisions politiques se sont accentuées pendant la crise sanitaire, particulièrement aux États-Unis.
Néanmoins, dans certains cas, les choses peuvent bien se passer. D'après tout ce que j'ai pu voir, l'OPECST est l'un de ces endroits, d'où sont sorties quelques pépites. Citons :
- le rapport sur la pollution plastique produit par Philipe Bolo et Angèle Préville. Ce petit joyau était, à sa parution, le meilleur jamais écrit en langue française. Il est encore aujourd'hui valorisé, car il constitue une mine d'enseignements ;
- la note scientifique sur la phagothérapie, de Catherine Procaccia. Voici un sujet qui revient à la mode ;
- la note portant sur les pratiques funéraires en temps de Covid, présentée par Pierre Ouzoulias, particulièrement marquante ;
- le rapport sur les apports des sciences et technologies à la restauration de Notre-Dame de Paris que j'ai réalisé avec Gérard Longuet sur la base d'une audition publique magnifique ;
- la note scientifique sur le déclin des insectes élaborée par la sénatrice Annick Jacquemet. Elle est précise, elle va droit au but, et elle a eu d'autant plus d'impact qu'elle a été réalisée par une sénatrice appartenant à un parti politique dont l'écologie n'est pas le point fort. Cette note est notamment très claire sur la responsabilité des pesticides dans ce déclin ;
- le rapport réalisé par Huguette Tiegna et Angèle Préville traitant de la recherche française en milieu polaire. Il est également un petit bijou en la matière.
Ainsi, de bonnes pratiques se dégagent, certaines pour la science et d'autres pour le politique.
La première règle est que la décision est de nature politique alors que l'avis scientifique est consultatif. Cela est important et il faut le rappeler. Chaque fois qu'un politique affirme que « les scientifiques ont dit qu'il faut faire ceci ou cela », il se défausse en fait de ses responsabilités. Parfois, le décideur politique va, pour de bonnes raisons, décider d'aller contre un avis ou une recommandation scientifique. Il doit arbitrer entre des valeurs ou entre des avis contradictoires. Par exemple, si l'un va dans le sens de la santé et l'autre dans le sens de l'économie, quelle décision prendre ?
De la même manière, les informaticiens étaient contre la création de l'application Stop Covid, car ils redoutaient les problèmes qu'elle était susceptible de causer tels des piratages occasionnant le chaos. À l'inverse, les épidémiologistes étaient favorables à sa création, car ils pensaient que cela pouvait être utile et sauver des vies. Donc, que faire ? En l'occurrence, le pouvoir politique avait arbitré en choisissant de faire confiance aux épidémiologistes. En effet, pour la société, le facteur limitant était le nombre de places disponibles dans les services d'urgences des hôpitaux ; or, seuls les épidémiologistes pouvaient l'estimer, même imparfaitement. Ensuite, nous avons compris que cette approche algorithmique ne changeait quasiment rien à la progression de la Covid. Toutefois, cela valait le coup d'essayer. Ce débat était tout de même important et a effectivement donné lieu à une décision politique.
Le politique doit aussi décider de l'organisation du système scientifique et valider les systèmes d'expertise scientifique. Ainsi, cela fait longtemps que l'Autorité européenne de sécurité alimentaire (EFSA) a identifié que les règles qu'elle applique pour évaluer la toxicité des produits ne sont pas suffisantes pour apprécier la toxicité « au long cours » résultant d'une exposition à de faibles doses. Peut-être est-il nécessaire de réviser les règles ? Pour autant, cet organisme ne doit pas indiquer comment procéder aux tests. Il a proposé des solutions aux décideurs politiques et ceux-ci sont incapables de se mettre d'accord depuis près de dix ans. En effet, cette question doit être tranchée par les représentants des ministères concernés des États membres de l'Union européenne réunis dans le Comité permanent des végétaux, des animaux, des denrées alimentaires et de l'alimentation animale (SCoPAFF). Personne ici ne semble le connaître. Donc, comment voulez-vous que les choses avancent politiquement ? En l'état actuel des règles, ce comité doit déterminer comment sera organisé l'EFSA ; les acteurs scientifiques ne sont pas autonomes sur cette question.
Idéalement, le savant va au bout de sa tâche, de la façon la plus objective possible, en faisant abstraction des valeurs et de tout ce qui constitue la politique. En vérité, nous savons - cela a été analysé par les philosophes des sciences - qu'il est impossible d'obtenir un résultat parfaitement objectif. Une dose de subjectivité existe toujours. Je vous renvoie au livre de Heather E. Douglas Science, Policy and the Value-Free Ideal qui analyse bien ce fait. Il se peut que l'objectivité soit un idéal à rechercher ; à tout le moins, nous devons identifier où sont les valeurs.
La deuxième règle est que le rapport entre science et politique peut être organisé selon différentes formes en fonction de la substance de la science. Cela dépend du contexte. Roger A. Pielke Jr l'a très bien analysé dans son livre The Honest Broker: Making Sense of Science in Policy and Politics. Il s'agit du seul ouvrage que je connaisse qui propose une analyse pertinente sur la question.
Le premier cas de figure est celui où l'instance scientifique va s'autosaisir et émettre des avis. Ensuite, le politique est libre de s'emparer de cette question ou non. Par exemple, l'Académie de sciences publie un rapport sur la gestion de la forêt ou les éoliennes, et le décideur choisit d'en tenir compte ou pas.
Le deuxième cas de figure est celui où le politique sollicite l'évaluation du scientifique sur un sujet déterminé. Ainsi, le Haut Conseil pour le climat peut formuler une évaluation de la « vertu carbone » du plan de relance.
Dans le troisième cas de figure, le scientifique comprend que son devoir est d'aider le décideur public à prendre la décision et s'organise en tant que tel. C'est le cas du GIEC.
Le quatrième cas de figure correspond à la situation où le politique passe une commande au scientifique sur un sujet et que ce dernier répond en proposant différents scénarios cohérents sans trancher. Il faudra donc décider en fonction de ses valeurs. Quand cela est possible, il s'agit de l'idéal de l'Office.
Quand rencontre-t-on l'une de ces quatre configurations ? Cela dépend du consensus au sein de la société, du degré d'incertitude scientifique et des échelles de temporalité. En vérité, ceci s'acquiert avec l'expérience et varie en fonction des situations.
La troisième règle pose qu'un conseil qui fonctionne correctement comporte le bon dosage entre construction politique, culture et technique.
Ainsi, sur la question de l'indépendance, le fait qu'à l'OPECST, l'Assemblée nationale et le Sénat décident conjointement est une force, car cela augmente son autonomie par rapport au politique dans un contexte où le Sénat a plus d'indépendance que l'Assemblée nationale - et c'est normal. J'ai pu l'apprécier au fur et à mesure de l'avancée du quinquennat. Lorsque je suis arrivé à l'Assemblée nationale avec la fougue de ma jeunesse, je pensais que la présence de deux chambres serait lourde. Le temps passant, j'ai compris que cela contribue à une certaine stabilité et que nous détenons beaucoup plus de leviers. Il s'agit d'une des grandes forces de l'OPECST.
Je vais vous donner une autre illustration. À l'Office, la responsabilité des rapports est endossée par le politique. C'est une nuance importante par rapport à son équivalent au Parlement européen qu'est le Science and Technology Options Assessment (STOA). Au sein de celui-ci, ce sont les scientifiques qui signent les rapports, ce qui ne contribue pas à combler le fossé entre la décision scientifique et la décision politique. À l'Office, la responsabilité des politiques vis-à-vis du travail effectué, matérialisée par l'apposition de leur signature, confère une légitimité bien plus importante au rapport. À plus forte raison, lorsque ce dernier est cosigné par des parlementaires de sensibilités différentes, car, de fait, nous réussissons à multiplier les points de vue.
La quatrième règle implique d'établir, autant que possible, un contact direct ainsi qu'une relation de confiance entre l'organe scientifique et l'organe politique. Cette confiance concerne parfois les personnes, lorsque le modèle est celui du conseiller spécial, parfois les institutions.
La relation de confiance commande également de déterminer à quelle temporalité il est fait appel. Comment anticiper les thématiques ? Un sujet est d'autant mieux traité par la personnalité politique qu'elle aura été informée en amont du problème qui se pose. Dans l'urgence, nous avons le plus grand mal à instruire les dossiers.
En outre, la démarche doit être transparente. Je suis un fervent défenseur de la publication aussi rapide que possible des avis des conseils scientifiques avant la décision politique. Ce n'est pas exercer une pression sur le politique mais une façon d'affirmer que cette transparence est nécessaire. Je sais qu'en ce moment, on débat beaucoup du lien entre l'Institut de radioprotection et sûreté nucléaire (IRSN) et l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) ; je suis résolument en faveur de la publicité des avis rendus par l'IRSN avant la décision prise par l'ASN. Je pense que cela participe des relations de confiance permettant de maintenir le lien entre le scientifique, la société et l'action publique.
La cinquième règle est la nécessaire interaction avec la société civile. Nous pouvons présenter notre action par l'intermédiaire de débats, faire participer le public grâce à des questions, etc. Ces systèmes ont été mis en place pendant la dernière législature. Il convient de s'en nourrir.
On peut aussi mettre en place des comités citoyens. Je me souviens par exemple du comité citoyen sur la dernière loi bioéthique, du comité citoyen pour le grand débat, du comité citoyen pour la vaccination et du comité citoyen pour le suicide assisté.
Ils ont été créés dans des contextes politiques différents et, dans l'un de ces cas au moins, pour permettre d'accélérer l'action du décideur politique dans une situation où il n'arrivait pas à se décider. Dans un autre cas de figure, le comité citoyen avait pour rôle de ralentir la décision du décideur public alors que, cette fois, il était tout à fait prêt à voter.
Des comités de parties prenantes ont également vu le jour. Il y a quelques mois, j'ai assisté dans cette salle à une très belle présentation de la méta-étude réalisée par l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER) et l'Institut national de la recherche agronomique (INRAE) portant sur les impacts des produits phytopharmaceutiques sur la biodiversité et les services écosystémiques. Elle étudiait les conséquences de l'emploi des pesticides sur la biodiversité, en santé environnementale, humaine, et animale. Durant les débats, le porte-parole expliquait que l'une des forces de cette méta-étude était que ses auteurs avaient pu interagir avec des associations pendant sa réalisation. Lors de la présentation des conclusions à mi-parcours, les acteurs associatifs ont mis en garde sur plusieurs éléments. Ils ont notamment cité d'autres travaux qui n'avaient pas été correctement réalisés et qui avaient donc été vertement critiqués dès leur sortie. Il existe en fait un véritable savoir et un savoir-faire dans le milieu associatif sur ces questions où la science rencontre la société. Ce savoir est parfois très bien mis à profit et nous avons besoin de le connaître. Songeons au rôle joué ces dernières années par les comités de patients dans l'évolution de certaines pratiques médicales. À ce titre, dans le contexte de la crise sanitaire, une association de patients a été la première à alerter l'OPECST de l'existence de Covid longs. Dès le début de l'audition, elle avait posé le débat de façon forte, résolue et extrêmement pertinente.
La dernière règle est que, dans la décision politique, le coeur parle et pas la raison. Ceci est légitime, car le politique est sous la pression de son parti, de ses électeurs et des journalistes. Il est conscient que, sur une décision difficile à prendre, il prend des risques importants. Par conséquent, il ne le fera que s'il est convaincu du bien-fondé de celle-ci. Il n'endossera cette dure responsabilité que s'il écoute son coeur au moment du vote. Cela s'accompagne aussi d'un cortège de pressions ou de revirements, même quand le dossier a été bien instruit. Par exemple, le développement de Stop Covid devait originellement être le fruit d'une collaboration franco-allemande, voire européenne, au début dans l'esprit français. L'affaire avait été bien instruite. Pourtant, au dernier moment, l'Allemagne, sous l'effet de pressions politiques, a opéré un revirement en changeant trois fois de position en une seule journée. Elle s'est donc désolidarisée de la France parce que prendre cette décision était pour elle impossible sur un plan politique. De fait, le contexte allemand ne permettait pas la création d'une application, portée par les pouvoirs publics, qui comporterait un fichage des données de santé.
Je cite un autre exemple. Quand les autorités françaises se sont demandé si l'élaboration de Stop Covid était légitime, elles ont d'abord interrogé le Conseil scientifique car cela était de son ressort. Ensuite, elles sont allées devant la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) ; celle-ci a considéré, qu'à certaines conditions, la création de l'application était légitime. Le Conseil national du numérique (CNUnum) a eu la même position. Le Comité national pilote d'éthique du numérique (CNPEN) est allé dans le même sens. Même le commissaire européen de la protection des données était d'accord. Tous les éléments étaient donc réunis : l'analyse technique et les experts avaient parlé. Cependant, le politique a considéré que le problème de confiance était considérable. Il a donc mis en place un nouveau comité chargé d'évaluer la façon dont seraient gérées les données ainsi recueillies. La comitologie s'est encore une fois étoffée d'une nouvelle structure. À chaque mission difficile, l'une des tâches de l'OPECST est d'identifier les multiples comités concernés, dans nombre de ces cas parce que le politique est soumis à une forte pression. Ainsi, même si le scientifique a parlé, le politique doit gérer ce nouveau sujet de confiance en élaborant une nouvelle construction.
Rappelez-vous, également l'année dernière, le vote de la proposition de loi, portée notamment par le député Richard Ramos, à la commission des Affaires économiques. Elle portait sur l'interdiction progressive des additifs nitrés dans les produits de charcuterie. Un accord de principe avait été trouvé sur un plan de sortie. En tant que président de l'Office, j'étais invité pour présenter l'état de la science en ce domaine. Des personnalités comme Axel Kahn avaient été très actives sur ce dossier. Suite à ma présentation, les prises de parole et les votes se sont succédé. Un observateur extérieur aurait considéré la situation réglée : la science avait parlé et les députés avaient réfléchi puis voté. Mais de l'intérieur, le processus de décision a obéi à une tout autre réalité : celle des coups de téléphone échangés au milieu de la nuit entre les parties prenantes, les menaces proférées et les pressions, etc. Il s'agit de la manière habituelle de faire. En définitive, ce sont les choses auxquelles les protagonistes croient vraiment qui prévaudront.
Ceci doit-il décourager le scientifique ? Pas du tout. Il faut simplement le prendre en compte et bien comprendre que nous pourrons effectuer correctement notre travail de conseil scientifique quand nous arriverons à parler, non seulement à la tête, mais aussi au coeur des acteurs politiques.
Certains m'ont peut-être entendu ce matin sur France Inter parler du 400ème anniversaire de la naissance de Blaise Pascal. Beaucoup de ses réflexions sur le rapport entre science, émotion et société sont encore extrêmement justes. Les philosophes des Lumières le prenaient pour un fou : Voltaire écrivait à son sujet qu'il avait des hallucinations. Il a fallu deux cents ans pour que nous le comprenions. Pourtant, la pensée pascalienne sur ces thèmes est toujours d'actualité. Elle rappelle que nous ne pouvons laisser le coeur à la porte de la décision scientifico-politique. Je vous remercie.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Cédric Villani a également parlé avec son coeur ! Je me tourne maintenant vers Virginie Tournay, directrice de recherche au CNRS et au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF), et membre du Conseil scientifique de l'OPECST - qui appuie nos travaux et fournit régulièrement un éclairage sur notre programme d'activité. Nous avons de la chance, car vous êtes à la fois politologue et écrivaine. De plus, vous avez récemment produit des publications portant sur la communication politique de la science. Peut-être certaines des remarques entendues rejoignent-elles déjà vos propres réflexions ?
Mme Virginie Tournay, directrice de recherche au CNRS et au Centre de recherches politiques de Science Po (CEVIPOF). - Je suis très honorée de cette invitation : c'est un vrai plaisir d'être ici. Je suis aussi très heureuse du programme de cet évènement célébrant les quarante ans de l'Office, mais également des interventions passionnantes et passionnées de mes collègues. Je salue la consolidation en cours du partenariat entre l'Office et les académies qui va nous être présenté tout à l'heure.
Dans le temps qui m'est imparti, je vais aborder la question de la place de la science dans la décision politique sous l'angle de la communication publique des données de la recherche et de l'innovation. Le terrain a déjà été bien préparé par mes collègues. Évidemment, en choisissant cet angle, j'ai bien en tête que la vocation première de l'Office est de sensibiliser et d'informer le Parlement en matière de choix scientifiques et technologiques et non de contribuer directement au débat public. Ceci, même si, bien évidemment, le souci civique de la diffusion de la culture scientifique reste très présent.
En même temps, je crois que nous ne pouvons pas faire abstraction de la cacophonie informationnelle de notre époque numérique parce ce qu'elle entraîne un affaiblissement quasi mécanique de la crédibilité sociale des connaissances certifiées. Nous voyons bien que les discours qui mettent en doute le consensus scientifique ont une autorité sociale et entraînent une polarisation politique beaucoup plus marquée dans un monde globalisé où les échelles de vérité sont complètement troublées.
Aussi, des sujets d'une extrême gravité, telles les répercussions sociales de la crise du chlordécone aux Antilles, sont noyés dans une actualité scientifique anxiogène. Donc, cette surabondance et cette saturation de rhétorique scientifique dans l'espace public - continues et constantes pendant la crise sanitaire - ne peuvent pas être mises de côté lorsque l'on s'intéresse directement à la place de la science dans la décision publique.
J'interviens ici en tant que membre du Conseil scientifique de l'Office, mais aussi en tant que scientifique étudiant la vie sociale et politique. Cette qualité me protège du réflexe qui serait de considérer, comme tous les amoureux de la rationalité auxquels je m'associe, que tout ce qui relève de la science doit, par définition, être abordé comme un objet de connaissance. C'est faux. Les hommes politiques en font tous les jours l'expérience et Cédric Villani vient de nous en donner un très beau témoignage. Quand les données de la science arrivent dans l'espace public, elles deviennent un objet politique comme les autres. Donc ces objets, quand ils sont débattus, obéissent - que cela nous plaise ou non - à des règles qui ne sont plus celles de la démonstration savante, mais celles de la rationalité politique. Leur trajectoire doit donc être analysée en tenant compte des lois qui sont propres à la rationalité politique. Ceci a une double conséquence.
La première conséquence est que la formation des citoyens à l'esprit critique dès le jeune âge et la sensibilisation des décideurs à la démarche ainsi qu'à la culture scientifique sont indispensables et fondamentales. Elles contribuent à notre capacité à mener un travail de long terme. Mais, malgré tout, je pense que ces outils ne sont pas en mesure, à eux seuls, de contrecarrer le divorce que l'on observe entre le contenu des expertises publiques et la politisation des enjeux qui sont liés à leurs données. Je vois de nombreux scientifiques insister pour que, dès le plus jeune âge, soit dispensée cette formation à l'esprit critique, afin de sensibiliser les décideurs aux enjeux ; mais cela ne suffit pas. Pourquoi ?
Tout simplement, car, quand un énoncé scientifique est dans l'espace public, ce sont les règles de la rationalité politique qui prévalent. Nous le vérifions tous les jours en constatant l'extrême sensibilité collective sur des questions comme l'agriculture, l'énergie, l'alimentation ou encore l'IA avec les algorithmes génératifs. Nous voyons bien que ce qui se joue derrière cette sensibilité n'est pas réductible à des enjeux de vulgarisation scientifique ou même à des stratégies de diffusion de l'information scientifique. Ce n'est pas en actionnant ces leviers que nous allons pouvoir résoudre, canaliser, rendre constructive, cette sensibilité collective. Partant de ce constat, la question qui brûle les lèvres est de déterminer à quoi obéit la rationalité politique.
À mon sens, l'exercice politique est avant tout un mode d'administration de la dimension émotionnelle de nos sociétés. Il est à la fois ce juste milieu entre une certaine banalisation de l'incertitude et la capacité à pouvoir sentir et à avoir l'intuition de l'existence d'un doute raisonnable. En matière de choix scientifiques et technologiques, cela revient, pour le politique, à créer de la confiance envers les choix qui sont faits. Ceci veut dire qu'il doit être capable de faire accepter aux citoyens de déléguer leur destin biologique, avec toute l'incertitude que cela implique, incertitude irréductible car elle est consubstantielle à toute vie sociale et biologique. Le politique doit être capable de nous faire accepter cette délégation au profit du prescripteur, du régulateur, des hôpitaux, des industries agroalimentaires et des institutions qui ont la charge de notre sécurité. Ce pari est difficile.
Le problème est que nous constatons aujourd'hui une sorte d'impuissance de « l'argumentation en raison » à gérer l'aléa biologique. Ceci a été particulièrement marqué pendant la crise de la Covid. Je dirais même que la délégation de notre angoisse de mort aux institutions républicaines n'est plus acquise aujourd'hui. Nous voyons de multiples dérives. De fait, nos institutions n'arrivent plus à donner et à accompagner le sens de ce qui nous confère notre qualité de mortels.
Cette défaillance a de fortes répercussions sur le traitement politique des énoncés scientifiques dans l'espace public. Je vais vous livrer cinq lois expérimentales que j'ai pu dégager dans mes travaux et qui sont à la lisière de la science et de la décision publique.
La première loi souligne que la crédibilité sociale des données scientifiques est de moins en moins liée aux organisations qui les produisent. Certains champs disciplinaires sont davantage susceptibles que d'autres de susciter de la défiance publique : l'épidémiologie, la toxicologie, l'écotoxicologie, la pharmacovigilance, etc. Pourquoi ces domaines sont-ils plus sensibles ? En vérité, ces disciplines sont marquées par un mode particulier d'organisation des connaissances faisant intervenir un horizon prédictif. Elles requièrent l'identification de signaux faibles afin de déterminer ce qui pourrait éventuellement arriver. Or, communiquer sur l'incertitude liée à un état de la connaissance est quelque chose d'éminemment difficile. Nous savons que l'absence de preuve ne sera jamais la preuve de l'absence. Si ceci est évident pour le scientifique et le philosophe, il s'agit du début des problèmes pour le décideur public. En effet, celui-ci ne pourra par exemple jamais prouver l'inexistence d'une toxicité. Nous sommes en présence d'un principe très simple, très facile à comprendre dans une logique scientifique, mais qui est absolument terrible pour le décideur public. Je pense notamment au Premier ministre australien, John Phillip Key, qui a dû prouver qu'il n'était pas un extraterrestre et a consulté un médecin et un vétérinaire pour l'attester. Ainsi, du point de vue politique, nous ne sommes plus régis par les mêmes règles et par les mêmes lois sociales que celles du monde scientifique.
La deuxième loi est l'absence de relation directe entre l'évaluation scientifique des risques et la confiance sociale. Ce n'est pas parce qu'une pratique n'a pas d'efficacité selon les standards de la science en vigueur qu'elle sera rejetée par la population. Inversement, comme nous avons pu le voir avec la vaccination, ce n'est pas parce qu'il a été démontré qu'une substance présente peu ou pas de risques dans des conditions normales d'utilisation que son appropriation sociale en sera facilitée. Les enquêtes menées par le CEVIPOF ont montré qu'au début de la crise sanitaire, l'attitude réfractaire à la vaccination - très présente chez la jeune génération - était liée au fait que cet acte n'était plus ressenti comme un principe civique d'immunité collective. En fait, ce rejet est directement associé à une perte du sentiment d'adhésion à la communauté nationale, pour 75 % des réfractaires à la vaccination, et également à un fort sentiment d'injustice sociale. Ce phénomène transparaissait d'ailleurs dans vos différentes interventions : la confiance dans la science et la confiance dans les institutions sont inséparables. Je pense que nous sommes dans une situation assez curieuse où de la passion républicaine doit être remise dans la raison scientifique, même si ceci peut sembler paradoxal. Nous semblons être à un moment charnière.
La troisième loi est que les modes classiques de certification des données de la recherche ne font plus consensus dans la société. Aujourd'hui, l'ingénierie institutionnelle - nos instruments d'action publique, les procédures d'expertise, les agences de régulation, l'étiquetage réglementaire des produits notamment - qui accompagne l'innovation scientifique et qui était une garante de la confiance au XXe siècle ne rassure plus l'usager ni le consommateur. C'est quelque chose d'assez inquiétant. Considérons les débats qui se sont tenus sur la pilule contraceptive. Le propos des opposants à la loi Neuwirth consistait à affirmer que la pilule constituait une incertitude à long terme pour la santé des femmes et pour les générations futures. C'était évidemment vrai, mais si ce même débat devait avoir lieu aujourd'hui avec notre culture institutionnelle actuelle et l'état des connaissances de l'époque, nous pourrions nous demander quelle en serait l'issue. La pilule aurait-elle une autorisation de mise sur le marché permettant sa généralisation ? Sur ce point, notre culture institutionnelle est troublée.
La quatrième loi nous enseigne que nous assistons à une confusion de plus en plus forte entre le savant et le politique. Malheureusement, ceci aboutit toujours à des catastrophes. La décision politique n'est pas une caisse d'enregistrement des résultats scientifiques, mais elle doit arbitrer entre des valeurs contradictoires. De fait, il est difficile d'être un homme politique, car il existe de plus en plus de résultats scientifiques, de plus en plus de paramètres à vérifier et qu'il faut arbitrer entre des valeurs contradictoires.
À l'inverse, il est très dommageable de vouloir poser la science comme un principe politique d'organisation sociale. Ceci peut mener à des dérives totalitaires. Ici, je ne fais pas forcément référence à des politiques partisanes, mais simplement à l'action publique où, je crois, cette confusion est très difficile à éviter. Par exemple, pendant l'épidémie, quand les statistiques de l'infection et de la mortalité étaient communiquées à la population chaque soir, nous ne savions pas si ces chiffres étaient des indicateurs épidémiologiques ou des indicateurs de l'action gouvernementale. Ce mélange entre les données de la science et leur représentation politique peut sembler anodin, mais il a en fait entraîné chez les citoyens une certaine confusion entre l'incertitude inhérente à tout processus d'exploration scientifique et les demandes de certitude de la population. J'ignore quelle était la bonne marche à suivre. Communiquer était important et attendre ces résultats tous les soirs permettait de donner un rythme à la population participant par là même d'une cérémonie de réassurance. Mais concernant l'interprétation des données, nous étions partagés entre une lecture scientifique et épidémiologique où l'incertitude ne pose pas de problème, et une lecture plus politique, prescriptive, qui demande des certitudes. C'est pour cela que je trouve que l'Office est une structure fascinante, mais qui doit tenir un pari à la fois indispensable et difficile. En effet, l'Office doit maintenir une frontière étanche entre connaissance et décision tout en montrant la nécessité démocratique et l'obligation d'éclairer le décideur public. En termes d'architecture institutionnelle, il n'est pas simple de pouvoir faire tenir ces contradictions dans une même structure.
La cinquième loi démontre que nous ne réussissons plus à produire une histoire récente des avancées scientifiques, car nous ne pouvons plus distinguer ce qui relève de la culture scientifique et ce qui relève de l'histoire sociale. Qu'il s'agisse de la crise sanitaire, du chlordécone, du nucléaire ou des pesticides, nous ne parvenons plus à savoir ce qui relève de l'innovation, des progrès en matière de sûreté et ce qui relève de la dispute scientifique, des incertitudes ou des risques avérés ainsi que des controverses sociales. C'est déjà très compliqué pour moi qui travaille à la lisière de la science et de la décision publique. Ça l'est encore plus pour les citoyens que nous sommes tous : sur des sujets où nous manquons d'expertise, nous ne pouvons plus distinguer ce qui concerne l'histoire récente de la science - qui est un processus cumulatif - et la culture scientifique de ce qui a trait à des controverses sociales.
En définitive, je crois que toutes les crispations que l'on observe autour de l'aléa biologique doivent être analysées bien plus comme une fragilisation de la dimension sacrée et symbolique du politique que comme le résultat d'une ignorance scientifique. Par « fragilisation », je veux souligner que la recherche et l'innovation sont de moins en moins associées à une conception républicaine de l'intérêt général. Ceci est vrai aussi dans d'autres domaines, car l'élu est de plus en plus mis à mal dans sa fonction de représentant de l'intérêt général. Aujourd'hui, il m'apparaît nécessaire de préserver ce « don contre don » républicain. C'est pourquoi le travail de l'Office en matière de choix technologiques et scientifiques, même s'il répond en priorité au devoir d'information des parlementaires, ne peut pas être séparé d'une réflexion plus globale sur les relations que les citoyens entretiennent et entretiendront avec la vérité scientifique ainsi qu'avec les institutions de la République.
Je veux conclure en envisageant trois voies possibles de l'évolution du rapport des citoyens à la vérité scientifique et aux institutions. Elles sont notamment écrites dans le Rapport Vigie 2023 de Futuribles : Être humain, être humain en 2050. Imaginaires, sociétés, individus en Occident. Ce travail formidable porte sur les bouleversements anthropologiques à l'horizon 2040-2050. Avec la révolution numérique, nous sommes entrés dans une période inédite dans l'histoire de l'humanité au regard du rapport entretenu avec la vérité.
Le premier scénario pose l'hypothèse que la guerre de sens à laquelle se livrent les acteurs publics comme privés va s'accentuer et que l'ère de post-vérité va s'installer dans la durée. Pire : cette ère va se normaliser. Ceci voudrait dire que cette confusion des faits et des opinions, induite par les réseaux sociaux, deviendrait une norme de qualité démocratique. La conséquence serait qu'il n'existerait plus d'autorité politique ou scientifique légitime. À partir du moment où nous considérons que la qualité démocratique réside dans le fait que toute personne peut s'exprimer et qu'une opinion et un fait scientifique ont la même valeur, les autorités scientifiques et politiques n'existent plus. Ce serait un modèle de société liquide.
Le deuxième scénario implique que le savoir devienne une industrie comme une autre, portée par les géants du numérique. Ici, deux cas de figure peuvent se présenter :
- soit une conception universaliste des connaissances perdurera, mais elle ne serait alors plus portée par les États ;
- soit nous assisterons à un élargissement des savoirs scientifiques où seront intégrées ce que nous considérons aujourd'hui comme des conceptions pseudoscientifiques ou irrationnelles.
Ici, le risque est de confondre le vrai, le bon et le juste. Ceci n'est jamais bienvenu dans une démocratie.
Je défends le troisième scénario, qui repose sur l'idée que les États parviendront à mettre en place des dispositifs de certification des savoirs de sorte que la démarcation entre ce qui relève des faits et des croyances sera maintenue. Ceci permettrait de sanctuariser les dérives complotistes et de restaurer l'autorité sociale et culturelle des institutions républicaines.
Je vous présente ces trois scénarios, car je suis persuadée que l'Office, qui se situe à la lisière de l'expertise scientifique et de la décision publique, peut jouer ce rôle d'institution de médiation entre la science et l'intérêt général, à la double condition que cette médiation soit à la fois visible et vivante.
Je vous propose ainsi deux recommandations.
La première porte sur l'ossature institutionnelle de l'OPECST avec l'idée de réaliser une médiation plus visible entre l'expertise scientifique et la décision publique. Par « visible », je désigne une structure lisible par les citoyens. De nombreux travaux en anthropologie démontrent que, pour qu'un peuple reconnaisse l'existence d'une structure et y adhère, il doit pouvoir en percevoir la fonction et être capable de la cartographier. Cela implique de la localiser, la recenser, savoir quelles personnes en font partie, lui conférer une histoire et des mythes afin de rêver. À mes yeux et à ceux des citoyens, nous sommes aujourd'hui dans la parabole du chat dans Les aventures d'Alice au pays des merveilles, qui laisse son sourire à un arbre sans que l'on puisse voir les contours de son visage. Pourtant, nous avons besoin de donner aux citoyens un contour au visage institutionnel de l'Office afin qu'ils puissent saisir sa fonction d'intérêt général.
C'est pourquoi il faut absolument réfléchir à la façon dont l'organisation institutionnelle pourrait traduire plus efficacement l'intérêt général. Depuis plusieurs années, je défends une conception politique beaucoup plus intégrée de l'information scientifique parce que les institutions qui produisent, synthétisent et évaluent les savoirs sont beaucoup trop segmentées. Il nous faudrait relier davantage les producteurs de savoir à ceux qui en font l'histoire, de manière à en donner une meilleure lisibilité. Ceci suppose de mettre en place des formats de coopération entre l'Office parlementaire, les institutions de recherche, les académies savantes et les opérateurs de culture scientifique - je crois que c'est le chemin que vous êtes en train de prendre. Ceci me semble d'autant plus indispensable que, comme le disait Alexis de Tocqueville : « Dans les démocraties, chaque génération est un peuple nouveau. » Ce sont les institutions qui demeurent.
Ma seconde recommandation serait que l'OPECST travaille à être une médiation encore plus vivante entre l'expertise scientifique et la décision publique. Vivante veut dire réinscrire la recherche, l'évaluation et ses structures - j'insiste sur les structures - dans un récit national partagé pour en faire une sorte d'épopée raisonnée. Ceci implique de populariser, au sens noble du terme, la fonction sociale de l'Office. Je pense que cette popularisation ne passe pas uniquement par une communication accrue de ces travaux à l'extérieur du Parlement, qui est nécessaire mais pas suffisante. Elle suppose surtout une reconnaissance collective de la fiabilité des travaux produits et de son utilité pour les parlementaires ; une telle reconnaissance collective ne se démontre pas scientifiquement. Il faut donc créer de la confiance institutionnelle, qui ne découle pas du savoir, mais de la proximité. Ainsi, nous ne nous vaccinons pas parce que nous avons un doctorat en immunologie mais parce que nous sommes intimement convaincus que c'est un devoir civique. De la même manière, nous savons que l'Office est une structure d'intérêt général non parce que que nous avons lu l'intégralité de ses rapports - même s'ils sont remarquables - mais parce que nous sommes intimement convaincus que ceux qui y participent ont la compétence de le faire et que, sans cette production, le travail législatif serait moins éclairé. Il faut donc construire un narratif.
En conclusion, si la raison est ce qui permet de construire et d'organiser les connaissances, l'imagination sociale est ce qui rend possible la construction et l'organisation de la vie en société. L'objectif est de parvenir à faire coïncider les deux. Il n'est pas facile à atteindre, car nous oublions souvent que notre contrat entre science et société, héritage des Lumières puis de l'État-providence, fait figure d'exception historique, car il pose une adéquation entre la raison et le vrai collectif. Jusqu'à la fin du XIXe siècle, ce qui apparaissait comme vrai sur un plan collectif ne découlait pas nécessairement de la raison scientifique. Je crois donc qu'il est nécessaire d'avoir conscience de la fragilité de ce contrat républicain entre science et société afin de comprendre à quel point il est important de le défendre.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Merci à nos quatre intervenants. Nous allons maintenant passer au débat ouvert avec le public. Je suppose que l'ensemble de ces interventions suscite déjà un certain nombre de questions.
Débat avec le public
Mme Pauline Souvignier, secrétaire générale du collège de direction de l'INRAE. - Bonjour à tous. Dans les différents discours, j'ai l'impression que les termes « science », « recherche » et « connaissance » ont tous été mis sur le même plan. Or, il me semble qu'une distinction est à faire entre recherche et connaissance. Cela est peut-être aussi un facteur de confusion pour les citoyens.
M. Jean-François Delfraissy. - Cette remarque est très pertinente. Nous voyons bien qu'il est difficile de faire distinguer au grand public ce qui est une question de recherche, où l'on ne « sait » pas, où il peut y avoir controverse, où les scientifiques peuvent avoir des positions différentes, et ce qui est une connaissance : je veux bien entendre tous les discours que l'on veut, mais si l'on met la main dans de l'eau bouillante, on se brûle.
Donc, il faut bien distinguer les connaissances acquises, solides et reconnues au niveau international, et les recherches sur des sujets nouveaux, sur lesquels il y a de l'incertitude et forcément des opinions divergentes. En situation de crise, ceci est particulièrement difficile, mais vous avez tout à fait raison.
M. Cédric Villani. - C'est vrai, mais il arrive que ce que nous croyions être une connaissance soit remis en question. Quand j'étais enfant, il existait une définition claire de la notion d'espèce, mais aujourd'hui, pas un seul biologiste évolutionniste sérieux ne se risquerait à donner une définition claire de ce que c'est qu'une espèce. Ceci est vrai aussi pour le déchiffrage du code génétique. Il est en réalité cent fois plus complexe que ce que nous croyions à l'époque. Nous avons donc « régressé » sur un certain nombre de sujets que nous pensions avoir compris. Dans l'ensemble, le schéma décrit par Jean-François Delfraissy est vrai, mais des nuances sont à apporter.
Sur le rapport entre science et connaissance, il y a eu un moment où le mot « savant » a été remplacé par « scientifique » dans l'espace public. Au XIXe siècle, on parlait encore des « savants » comme de ceux qui détenaient le savoir. À notre époque, le savoir est tellement gigantesque et atomisé que nous insistons davantage sur la démarche du scientifique face à l'inconnu que sur sa position face au connu. C'est un quasi renversement du paysage : le scientifique se trouve à la frontière entre ce qui est établi et de ce qui est en débat ; le savant est celui qui détient la connaissance et qui en a une vision claire. Dans une perspective similaire, certains estiment que, parmi les faits médicaux établis avec une certitude raisonnable, la moitié n'est jamais intégrée dans les pratiques médicales.
M. Alain Fischer. - C'est quand même un peu autre chose.
M. Cédric Villani. - C'est peut-être autre chose, mais nous devons différencier la science telle qu'elle est écrite et la science telle qu'elle se pratique.
M. Alain Fischer. - C'est tout à fait juste, mais ceci ne relève plus de la science à proprement parler. C'est plutôt la conséquence de défauts de transposition, d'enseignement, d'éducation, ainsi que de formation des médecins et des soignants qui n'appliquent pas les progrès de la science. Je me place sur un plan différent.
M. Cédric Villani. - Tu as raison, mais combien de fois entendons-nous l'argument que les agriculteurs n'appliquent pas les recommandations en matière de pesticides ? Il faut prendre garde, car si les politiques disent que c'est seulement une transposition mal faite et qu'ils ne sont pas concernés, c'est en fait le travail des décideurs politiques que de vérifier que la transposition est bien faite du côté scientifique. Quant au débat sur le nucléaire qui était évoqué précédemment, une grande partie de l'incompréhension entre les uns et les autres provient du fait que nous regardons la question sous l'angle scientifique, technologique ou industriel alors qu'elle se situe en aval. C'est souvent là que le bât blesse, comme le souligne l'excellent rapport de l'Office signé par Stéphane Piednoir et Thomas Gassilloud.
M. Hendrik Davi, député. - Bonjour à tous. J'étais directeur de recherche à l'INRAE et je suis maintenant député de la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (NUPES). Je discutais tout à l'heure avec des doctorants qui ont créé un collectif dénommé « Pourquoi arrêter la recherche ? ». J'ai essayé de leur expliquer que nous avons besoin du savoir scientifique. Cependant, cette tendance des ingénieurs et des chercheurs à vouloir cesser de faire de la recherche m'interpelle.
Je pense que nous sommes ici, toutes et tous, d'accord pour dire que la science est l'alliée de la démocratie. Or, je suis vraiment un enfant de Jacques Bouveresse et de Bertrand Russell, car j'inscris ma filiation dans le propos de tous ceux qui ont affirmé que la démocratie et la science ne sont pas antinomiques. Au contraire, je pense qu'une démocratie accomplie a besoin de science. Pourtant, nous avons le sentiment de subir une perte de confiance entre les institutions scientifiques et les citoyens - c'est vrai aussi aux États-Unis. Je suis en accord avec beaucoup de choses que vous avez dites, notamment avec ce que Cédric Villani a rappelé : les scientifiques doivent fournir les éléments et les politiciens doivent décider.
Néanmoins, une question n'a pas été assez répétée : quelles sont les conditions actuelles du dialogue entre la science et la politique ? Quelque chose pose problème : la science a toujours été un moyen dont le pouvoir a disposé pour asseoir son pouvoir. Michel Foucault l'avait très bien dit : « Le pouvoir est lié au savoir ». À mon sens, nous sommes dans un moment où le politique et le monde économique ont trop souvent utilisé la science pour asseoir leurs points de vue. Nous devons réfléchir à la manière d'organiser ces champs, de mieux les séparer afin de les faire dialoguer en bonne intelligence et d'éviter que la science soit instrumentalisée par le politique. Je reviens aux propos des jeunes chercheurs. À quoi bon faire de la recherche en IA alors que la planète est en train de surchauffer et qu'il faudrait faire autre chose ? Comme les orientations de recherche ont été essentiellement choisies pour des raisons économiques et dans un monde donné, et comme nous avons associé la science à ces orientations économiques, les gens jettent le bébé avec l'eau du bain. Cela m'inquiète pour la démocratie. Nous devons essayer de démontrer aux jeunes que nous avons encore besoin de la science. À cette fin, nous devons redonner davantage de libertés académiques. Il s'agit d'un autre débat, qui porte sur les financements récurrents en matière de recherche. En tout état de cause, nous ne devons pas lier constamment l'orientation économique de nos sociétés à la recherche, car les citoyens et des chercheurs en viennent à se questionner sur l'utilité de la science.
M. Jean-François Delfraissy. - Je veux souligner que Michel Foucault a essentiellement parlé du « biopouvoir ». Il remettait en cause la notion de sachant et, surtout, le pouvoir des sachants eux-mêmes. Il utilise notamment des phases terribles et disruptives afin de décrire ce « biopouvoir ». Il faut aussi replacer cette réflexion dans le contexte très particulier qu'était la vie de Foucault, juste avant l'arrivée du VIH.
Nous avons des éléments de réponse à votre propos. Nous avons parlé rapidement de démocratie en santé, de démocratie participative - que les Anglo-saxons nomment plutôt social participation. Cette construction permet de préserver la notion de progrès qui accompagne les connaissances. Celles-ci doivent avancer, et elles avanceront : même si un certain nombre de jeunes doctorants se questionnent, la majorité des scientifiques avanceront. Il est illusoire de penser autrement.
Or toute connaissance n'est peut-être pas bonne à prendre pour la société. Donc à partir de ces connaissances, comment se construit ce triangle entre le décideur politique, l'expert et le citoyen - qui doit avoir son mot à dire ?
Le seul reproche que je fais dans ce qui s'est passé pendant la crise de la Covid - qui était cependant singulière par sa brutalité - est que nous n'ayons pas suffisamment mis en place cet élément de démocratie en santé qui aurait permis de s'appuyer sur une vision citoyenne pour éclairer les visions scientifique et politique.
Je suis assez optimiste : penser une seule seconde que les scientifiques arrêteront d'avancer est totalement illusoire, et tant mieux !
M. Cédric Villani. - Je tiens à ajouter d'autres éléments à cette excellente remarque de Jean-François Delfraissy.
Le questionnement de ces jeunes est légitime. J'en veux pour preuve le célèbre discours prononcé par Alexandre Grothendieck au CERN, en 1972, lors d'une conférence publique dont le thème était « Pourquoi faire de la science ? ». Le plus grand mathématicien de la seconde moitié du XXe siècle et l'un des fondateurs de l'écologie politique se posait donc cette même question et certains des arguments qu'il avançait dans les années 1960 et 1970 - par exemple au sein du mouvement Survivre et vivre - sont encore valables aujourd'hui. Pourquoi travailler sur tel sujet alors que la grande catastrophe sera ailleurs ? Pourquoi essayer de résoudre tel problème lié à la haute technologie alors que de nombreux problèmes qui affectent le monde sont liés à la basse technologie ? Cette question se pose particulièrement pour la place qui doit revenir à l'IA : on y voit un phénomène que j'aime nommer « techno-blanchiment ». Pour noyer le poisson par rapport aux énormes problèmes, qui demandent du courage politique, on préfère mettre en avant la très haute technologie, qui n'a que très peu d'impact mais qui attire l'attention - et accessoirement les capitaux... On le voit sur bien des sujets, y compris la place de l'IA dans l'écologie.
Par exemple, l'année dernière, les plus grandes compagnies d'aviation ont affirmé se réunir pour investir dans le stockage du carbone. Il était question de stocker un certain nombre de tonnes de CO2 dans une grande usine en cours de construction au Texas. Mais premièrement, l'usine n'existe toujours pas. Deuxièmement, l'engagement des compagnies représente environ un millième de leur bilan carbone annuel. Elles ne font pas voir que ce qui peut effectivement diminuer leur empreinte carbone est la diminution du nombre de vols. Ainsi, le fait que des personnes hésitent à travailler en IA est une interrogation légitime.
Cependant, dans certains cas, l'IA est très utilement employée en lien avec d'autres programmes écologiques. J'aime beaucoup la start-up Micophyto qui utilise l'IA pour déterminer le type de sol adapté à des cultures de mycélium. Cette analyse est très fine : il s'agit d'enrichir la terre en mycélium à un endroit précis afin d'améliorer les performances des plantes. Cette technique de pointe est liée à la biologie et donc à la permaculture.
Deuxième point : effectivement, la science, dès le début, a été utilisée par le pouvoir. Jean-Baptiste Colbert n'a pas créé l'Académie des sciences par bonté d'âme mais parce qu'il comprenait que cela serait utile au pouvoir politique. Nous pouvons d'ailleurs le constater dans l'histoire des mathématiques. Chaque première application concrète des théories mathématiques a systématiquement vu le jour dans le domaine militaire. À certains moments, ceci a réellement participé à sauver la République, à l'instar de Gaspard Monge et de ses soutiens qui se sont organisés pour sauvegarder la République quand elle était en guerre avec le monde entier - ou peu s'en faut. Un philosophe des sciences, Pierre Thuillier, a formalisé une réflexion très dure - je ne peux pas le suivre sur tous ses arguments - qui fait le plaidoyer à charge le plus abouti que j'ai jamais vu sur ce point. Il avançait qu'un péché originel frappe encore l'ensemble de la science car elle a été dès l'origine un instrument de pouvoir et de domination.
Indéniablement, le meilleur argument que je puis avancer pour convaincre les jeunes de continuer la recherche est que s'ils laissent tomber celle-ci, même après avoir compris combien elle peut être un élément de pouvoir, ils font le pire choix qui soit : ils laissent l'avantage à l'ennemi. Celui-ci sera le seul à développer la recherche et la technologie. Par exemple, celles qui développeront l'IA seront les multinationales, dont l'objectif est contraire aux intérêts de la transition écologique. Et si cela ne suffit pas, on peut ajouter qu'Elon Musk a appelé à un moratoire sur la recherche en intelligence artificielle : c'est bien la preuve qu'il ne faut rien en croire !
M. Alain Fischer. - Je partage votre défense acharnée de la recherche fondamentale. Je suis également en accord avec la possibilité d'offrir une plus grande liberté aux jeunes qui se posent des questions sur certaines formes de recherche appliquée. Nous pouvons les convaincre, car je pense que le concept de liberté de la recherche ouvrant de nouveaux pans de la pensée doit rester une valeur.
Je voudrais citer un exemple relevant du domaine de la médecine. Depuis dix ou vingt ans, une série de progrès significatifs sont intervenus dans plusieurs champs thérapeutiques, par exemple la prise en charge des maladies inflammatoires. Le fait que ces progrès de la médecine soient une source de bénéfices colossaux pour l'industrie pharmaceutique est légitimement critiqué. En effet, les industries de ce domaine sont les plus profitables. De ce fait, nous pouvons parfois entendre certains collègues rejoindre en quelque sorte les jeunes que vous avez entendus ce matin. Ils se demandent : à quoi bon effectuer des recherches qui ne bénéficient qu'à quelques-uns, c'est-à-dire aux actionnaires de ces firmes ? Je pense qu'une confusion s'opère entre les progrès scientifiques, qui sont réalisés au bénéfice de la société, et la question politique du partage et de la réglementation. Les bénéfices économiques et sanitaires doivent effectivement être partagés : en général avec la société et, dans une certaine mesure avec les industriels qui ont participé à leur développement.
Je pense donc moi aussi qu'il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain.
Mme Virginie Tournay. - Je suis d'accord avec ce qui vient d'être dit et je défends la nécessité d'une recherche fondamentale, bien que je comprenne ces doctorants. Aujourd'hui, la porosité de plus en plus marquée entre les vies scientifique, sociale et démocratique est inquiétante. Elle a quelque chose d'effrayant. Je peux le comprendre, car si vous faites actuellement de la recherche dans des domaines controversés, vous risquez d'être victime de certaines formes de récupération. Il faut donc également être doté d'une certaine sensibilité à la communication publique. Quand je préparais un diplôme d'études approfondies (DEA) de biologie, nous étions enfermés dans un laboratoire toute la journée et nous ne communiquions pas avec le monde extérieur. Nous vivons aujourd'hui une autre façon de penser la recherche et sa communication. Une réflexion doit sans doute être menée sur les effets de la transparence des données de la recherche. Cette transparence est une nécessité démocratique, mais nous devons aussi prendre en compte les aspirations et les temporalités propres à la recherche, qui ne doivent peut-être pas totalement se superposer aux temporalités et aux attentes démocratiques.
Comment réguler tout ceci ? Je l'ignore. Si la participation citoyenne démocratique me semble être un levier utilisable, il faudrait aussi moderniser nos institutions de sorte qu'elles soient plus en phase avec la vie numérique. Un travail d'architecture institutionnelle doit être mené à une époque où nous avons la capacité de créer une controverse, ou une crise sociale, avec un tweet.
M. Éric Sartori, Association française pour l'information scientifique (AFIS). - De nombreuses choses intéressantes ont été dites. J'ai trois questions rapides à vous poser.
La première porte sur le retour d'expérience de la crise de la Covid-19. Pensez-vous que les institutions scientifiques, notamment l'Académie des sciences et l'Académie nationale de médecine ont joué leur rôle dans les dérives qui se sont produites à l'Institut hospitalo-universitaire en maladies infectieuses de Marseille (IHU Méditerranée Infection) ? N'auraient-elles pas dû décharger le professeur Didier Raoult de toutes ses fonctions ?
La deuxième question s'adresse à Cédric Villani. Je ne suis pas certain que j'aurais applaudi à votre déclaration « Je crois en la science » dans la mesure où elle est relativiste et assimile la connaissance scientifique à une connaissance comme une autre. La vraie question consiste à savoir si ce que l'on me dit est une connaissance scientifique, c'est-à-dire certaine, précise, relative et organisatrice, ou si c'est encore un débat scientifique - et alors quelles sont les différentes positions ? - ou si ce quelque chose n'a rien de scientifique.
Je prends la liberté d'ajouter deux citations puisque nous avons évoqué plusieurs philosophes.
Une phrase de Hannah Arendt recouvre l'une des préoccupations énoncées : « La liberté d'opinion est une farce si l'information sur les faits n'est pas garantie ».
La sentence d'Auguste Comte, quant à elle, a trait aux relations entre science et société : « Le public ne sait pas ce qui lui faut, mais il sait parfaitement ce qu'il veut et personne ne doit le vouloir pour lui. » Que se passe-t-il alors si le public veut continuer à prendre raisonnablement l'avion ?
M. Cédric Villani. - Je vais tout de suite répondre à la question de savoir ce que signifie « raisonnablement ». En l'occurrence, cela sera forcément une cote mal taillée entre des habitudes qui sont établies et les exigences d'un plan au service global de la société. Je ne vais pas reprendre les déclarations fracassantes de Jean-Marc Jancovici sur le sujet, qui étaient fondées sur un calcul cohérent assorti de certains postulats politiques. L'un de ces postulats est la façon de répartir équitablement au monde entier la possibilité d'accès à un vol en avion dans un contexte où, à l'échelle de l'humanité, le vol en avion reste réservé à une toute petite fraction de la population. De la même façon, l'objectif d'émettre deux tonnes d'équivalent carbone par citoyen chaque année repose à la fois sur un calcul scientifique clair obtenu grâce une évaluation des émissions de carbone, de la quantité effectivement absorbable, etc. et sur un présupposé politique selon lequel il faudrait répartir équitablement cette charge sur l'ensemble de la population. La notion de raisonnable dépend donc de ce que nous mettons dedans. Il s'agit d'une question de valeurs et pas seulement de conviction. À titre personnel, j'ai fait ma transition sur le sujet. La décision est l'aspect le plus dur. Après une carrière scientifique dans laquelle je prenais l'avion vingt fois par an, je me soumets désormais à une règle stricte. Depuis 2020, je fais au plus un seul voyage en avion par an, quelles que soient les circonstances. Aucune excuse n'est admise.
Sur la déclaration « Je crois en la science », il faut prendre garde au contexte. Ce n'est pas une déclaration à caractère philosophique ou religieux, mais une sorte de programme politique dans lequel la science était, comme les valeurs de liberté, un élément important pour construire un programme d'avenir. Évidemment, l'expression « je crois en la science », prise au pied de la lettre, ne veut rien dire puisque la science est un processus par lequel nous affrontons l'inconnu pour distiller des connaissances, ou des tentatives de connaissance, à partir de faits ou d'observations. À certains égards, dans la pensée d'Auguste Comte, la science avait une valeur qui se rapprochait de la religion. Je vais citer deux philosophes.
Henri Poincaré considérait que l'« on fait la science avec des faits, comme on fait une maison avec des pierres ; mais une accumulation de faits n'est pas plus une science qu'un tas de pierres n'est une maison. » La science est donc fondée sur de faits organisés par une construction qui détermine ce que sont les fondations, les piliers, etc. C'est une construction à plusieurs niveaux.
Blaise Pascal affirme que « nier, croire et douter sont à l'homme ce que courir est au cheval ». Dans cette phrase, Pascal commet l'exploit de nous rappeler que nous sommes des animaux comme les autres et que nous avons des besoins différents de ceux des animaux. Il place « nier, croire et douter » non sur le plan de la raison, mais sur le plan d'une aspiration de notre coeur. Si nous demandons aux scientifiques ce qui les motive, la plupart du temps ils vous répondront la curiosité, le rêve, ou un défi et non la croyance. Bien sûr, le mathématicien indien Ramanujan aurait dit que c'était la déesse protectrice de son village... C'est une réponse qu'il faut respecter. Pour ce qui me concerne, je mets au premier plan mes curiosités. Je dois cependant noter le grand paradoxe qui fait que ces motivations liées à la curiosité ont bien souvent des conséquences qui s'inscrivent dans des cases comme la nécessité ou le progrès technique.
M. Alain Fischer. - Pour moi, science et croyance sont totalement antinomiques. La première relève du domaine de la rationalité, la seconde est constituée par tout le reste. Elle est parfaitement respectable, mais pas rationnelle. Je n'associerai donc jamais ces deux mots.
Votre première question, sur l'attitude des académies à l'égard de Didier Raoult, est plus délicate sur un plan pratique. Néanmoins, le secrétaire perpétuel de l'Académie de médecine est présent et je peux parler au nom de l'Académie des sciences. Elles se sont manifestées raisonnablement. Des textes datant de mars et avril 2020 constituent des prises de position scientifiquement satisfaisantes et s'élèvent contre des dérives. Cependant, je pense que nous n'avons pas été assez loin. Un moment douloureux a été la visite du président de la République à Didier Raoult au début du mois d'avril 2020. Avec un certain nombre de collègues, nous nous sommes demandé si nous ne devions pas réagir vigoureusement et publiquement et nous élever contre cette visite pour le moins malencontreuse, que je qualifierai « d'anti-scientifique ». Mais nous avons estimé - à tort - que ce n'était pas le moment de créer du trouble dans une situation qui était déjà délicate. Je pense que nous nous trompions.
M. Jean-François Delfraissy. - Je connais bien Didier Raoult depuis très longtemps, je peux clairement affirmer que nous avons affaire à un processus pathologique. Quant à la visite du président de la République, j'y étais opposé et j'avais même refusé une première fois d'y aller. Contrairement à Alain Fischer, je pense que le président de la République a eu raison, car il s'est fait une idée complète de ce que Didier Raoult était devenu en avril 2020. Il n'était plus celui des années précédentes. Je n'irai pas plus loin.
Je voudrais revenir sur la question posée sur le positionnement de la science vis-à-vis de la société. La vraie interrogation est celle du monde que nous voulons pour demain. Toutes les avancées scientifiques ne sont pas bonnes à prendre. Je prends un exemple très particulier concernant les organoïdes, la différenciation vers des cellules sexuelles et la construction de novo d'embryons à partir d'organoïdes. Notre société est-elle prête à aller vers ce type de discussion ? La science sait le faire, mais il faut déterminer jusqu'à quel point nous l'acceptons. Nous sommes ici confrontés à des enjeux éthiques. Ma position est d'écouter la société française, qui est plus intelligente que nous ne le pensons. Elle l'a montré pendant la crise. Les grandes décisions doivent être prises par le politique en s'appuyant sur l'expertise, mais en ouvrant un temps pour que la société s'exprime. Trouvons les moyens nouveaux de construire une démocratie active et positive ! Je reste très optimiste à condition que nous lui donnions les moyens de s'exprimer.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Je remercie nos quatre intervenants pour cette première table ronde qui fut l'occasion de débattre de la question de la place de la science dans la décision politique, sujet fondamental pour l'Office.
Je garde avec moi le président de l'Académie des sciences puisque que nous allons tout de suite passer à la deuxième phase de notre rencontre.
Lancement du partenariat entre l'Office, l'Académie des sciences et l'Académie nationale de médecine
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Nous allons passer à la deuxième partie de journée, qui est consacrée au lancement du partenariat entre l'OPECST et les Académies des sciences et de médecine. À ce titre, je remercie Cédric Villani qui a lancé ce processus au cours du précédent mandat, et nous nous inscrivons donc dans une grande continuité avec l'ensemble des membres de l'Office et des Académies afin de consolider ces liens. L'objectif principal de ce partenariat est d'améliorer la compréhension mutuelle entre nos mondes scientifique et politique ; un jumelage ne va pas en sens unique, Alain Fischer l'a d'ailleurs rappelé. Je pense que les parlementaires ont tout intérêt à mieux comprendre l'atmosphère et le fonctionnement du monde scientifique et que les scientifiques doivent eux aussi acquérir une meilleure compréhension du monde politique. La dimension réciproque de ce jumelage me paraît donc importante. Par conséquent, nous allons brièvement vous présenter ce dont il est question ainsi que les premiers trinômes qui ont été proposés - dont le nombre sera complété après le renouvellement du Sénat en septembre prochain, avec l'arrivée de nouveaux membres de l'Office.
M. Alain Fischer, président de l'Académie des sciences. - Je me réjouis que ce partenariat soit renouvelé. Il existe depuis un grand nombre d'années, notamment sous la forme du jumelage dont nous allons parler dans un instant. Nous ferons en sorte que des scientifiques rencontrent des parlementaires et inversement. Ils seront d'âges différents, car il est important d'y associer de jeunes scientifiques et de mieux se connaître. Je pense qu'il s'agit d'une très bonne déclinaison pratique de tout ce qui a été discuté lors de la table ronde qui vient de s'achever.
La volonté d'organiser des colloques communs sur des travaux menés par vous ou par nous est aussi une façon de faire progresser l'interaction entre le monde politique et le monde scientifique. Ainsi, je me félicite de ce développement, dont nous devons tous attendre beaucoup.
M. Christian Boitard, secrétaire perpétuel de l'Académie nationale de médecine. - Tout ce qui a été dit dans la première partie de l'après-midi doit être répété. Il a notamment été mentionné que nous sommes en présence d'un déficit culturel. Je pense qu'il commence par l'école, par la remise en cause de la place de la science dans les pratiques scolaires, qui s'est encore aggravée au cours des dernières années. Aujourd'hui, nous le payons. Or, à mon sens, la transmission des connaissances est fondamentale au même titre que la recherche. J'estime que la mise en place des équipes - ces trinômes composés d'un scientifique, d'un jeune chercheur et d'un parlementaire - est primordiale. Nous connaissons l'insuffisance des connaissances scientifiques des hauts fonctionnaires de l'État et des personnels politiques en France - un député me disait que, sur la science, il a parfois l'impression de ne pas être compris par les personnes qui l'entourent à l'Assemblée. La médecine est dans une situation particulière, car elle ne doit pas être confondue avec la science, même si elle doit s'appuyer sur des sciences, au premier chef la biologie. Il ne faut pas croire qu'il peut y avoir de l'innovation technologique en médecine si l'on néglige le savoir sur lequel peut s'appuyer la médecine.
Je suis médecin, j'ai dirigé un service clinique et je considère que la recherche fondamentale est ce qui conduit au progrès bien que nous ne puissions anticiper ses résultats. Lorsque nous avions rédigé le rapport de l'Académie de médecine publié à l'occasion de la loi de programmation de la recherche, j'avais été frappé par l'audition de Jean-Pierre Bourguignon. Il avait cité un chiffre que j'ai repris : dans le cadre du programme Horizon 2020, l'Europe avait alloué 17 % de son budget de la recherche au Conseil européen de la recherche (ERC). Or, l'ERC a représenté 27 % des brevets issus des projets européens. Pourtant, aucun des financements n'était destiné directement à de la recherche appliquée et au dépôt de brevets. Je souligne que la médecine n'est pas une science et que tout commence grâce à la recherche fondamentale.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - La constitution des trinômes intègre la dimension géographique afin de permettre une meilleure compréhension puisque l'idée est, notamment, de pouvoir se rencontrer dans nos environnements respectifs. Plus globalement, le partenariat est fondé sur un triptyque : nos interactions seront le fruit d'échanges qui se tiendront à l'Assemblée nationale et au Sénat, mais également dans les circonscriptions et départements dans lesquels les sénateurs et députés sont élus, y compris dans les territoires d'outre-mer ; par ailleurs, les parlementaires iront aussi dans les laboratoires.
À ce stade, des appariements ont été réalisés entre parlementaires et académiciens - il s'agit donc pour l'instant de binômes, les jeunes chercheurs s'y joindront par la suite - et le fléchage est réalisé sur une thématique préalablement déterminée. Sur la base des candidatures reçues, je vais donc vous présenter ces binômes.
Christine Arrighi, députée de Haute-Garonne, sera en binôme avec Jean-Claude André, membre de l'Académie des sciences. Ils travailleront sur les enjeux liés la météorologie, du changement climatique, et du calcul scientifique pour l'industrie.
Philippe Berta, député du Gard, sera en binôme avec Laure Bally-Cuif, membre de l'Académie des sciences. Ils travailleront sur les enjeux liés aux cellules souches tissulaires. Philippe Berta s'est également proposé pour former un binôme avec Éric Vivier, membre de l'Académie de médecine. Ensemble, ils travailleront sur les enjeux liés à l'immunologie et à l'immunothérapie.
Philippe Bolo, député du Maine-et-Loire, sera en binôme avec Éric Karsenti, membre de l'Académie des sciences. Ils travailleront sur les enjeux liés à la biologie cellulaire, la biophysique, la biodiversité marine et l'océanographie biologique.
Yannick Neuder, député de l'Isère, travaillera avec Thierry Hauet, membre de l'Académie de médecine et avec Anne Houdusse-Juillé, membre de l'Académie des sciences.
Stéphane Piednoir, sénateur de Maine-et-Loire, sera en binôme avec Laure Saint-Raymond, membre de l'Académie des Sciences. Ils travailleront sur les enjeux liés aux modèles mathématiques de la dynamique des gaz et des fluides. Cela permettra de réviser un petit peu la mécanique des fluides.
Je profite de cette séance pour dire que nous sommes très heureux d'accueillir Mereana Reid Arbelot au sein de l'Office. Elle succède au député Moetai Brotherson, notre ancien collègue devenu président de la Polynésie française.
Mme Mereana Reid Arbelot, députée. - Merci à tous. Je succède effectivement à Moetai Brotherson. Depuis quelque temps, j'avais entendu parler de l'Office et je suis très heureuse de faire partie de cette instance. J'espère que nous allons pouvoir travailler et que je vais beaucoup apprendre.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Merci beaucoup chère collègue.
Mereana Reid Arbelot, députée de la Polynésie Française, sera en binôme avec Lydéric Bocquet, membre de l'Académie des sciences. Ils travailleront sur les enjeux liés à la physique des fluides à l'échelle moléculaire.
Alexandre Sabatou, député de l'Oise, sera en binôme avec Pierre Braunstein, membre de l'Académie des sciences. Ils travailleront sur les enjeux liés à la chimie moléculaire et la chimie inorganique.
Huguette Tiegna, députée du Lot, sera en binôme avec Antoine Georges, membre de l'Académie des sciences. Ils travailleront sur les enjeux liés à la physique des matériaux quantiques, la supraconductivité et l'intelligence artificielle en physique quantique.
À la rentrée, d'autres jumelages viendront compléter ce tableau. Nous sommes très heureux de concrétiser ce partenariat, davantage encore en cette journée anniversaire de l'Office. Dans ce cadre, il est également prévu une rencontre annuelle de haut niveau qui portera sur une actualité qui aurait été identifiée par les Académies ou un rapport, réalisé par elles au cours de l'année et susceptible d'être ensuite discuté au sein de l'Office. Je pense même que nous pourrions organiser cette rencontre sur la « semaine anniversaire » de l'Office, au mois de juillet, ce qui permettrait d'instituer tous les ans une semaine de la science au sein du Parlement, ce qui serait très profitable.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Ce partenariat résulte d'une volonté partagée de l'Office, de l'Académie nationale de médecine et de l'Académie des sciences. Il a fonctionné d'une façon régulière. Nous avons toujours été remarquablement accueillis par nos Académies qui nous ont associés à des petits déjeuners d'échanges en qualité de représentants des élus. Pour être honnête, étant à l'époque président de l'Office, je dois reconnaître que nous avons parfois souffert d'une insuffisance de participation de la part des parlementaires. Toutefois, j'ai maintenant une expérience parlementaire assez longue qui me conduit à penser que ce taux de participation est rarement de 100 %. Nous pouvons considérer qu'un quart régulier - c'est ce que l'on peut constater à l'Office - est satisfaisant. Ce noyau d'élus est stable. Ils travaillent, participent à des auditions, rédigent des notes, rassemblent des documents et interviennent. Je relève cependant que nous ne mobilisons que trop peu le conseil scientifique dont l'Office est doté, mais ceci est un autre sujet.
Le fait de créer ces binômes avec des académiciens, qui intégreront ensuite des jeunes chercheurs, confère aux parlementaires un sens de la responsabilité et de l'implication beaucoup plus fort. En outre, les liens personnels sont indispensables pour appréhender la démarche de l'autre. Comprendre un parlementaire est difficile pour un scientifique et l'inverse est vrai aussi. Même entre nous, il n'est pas aisé de nous appréhender... Cédric Villani évoquait tout à l'heure ce qui motivait son engagement scientifique : le goût de l'inconnu, le souhait d'aller de l'avant et de voir de l'autre côté du mur. Il est utile de bien cerner les motivations de son prochain.
Aujourd'hui, le scientifique travaille de manière beaucoup plus collective que par le passé. Il s'agit peut-être d'une question de génération. Si je ne connais pas en détail l'histoire de la science aux XVIIIe, XIXe et XXe siècles en France, je suis conscient que des personnages s'imposent qui vivent de la connaissance des autres mais qui sont assez solitaires et dont les démarches créatrices sont donc personnelles. Ceci est beaucoup moins vrai de nos jours. De fait, il est opportun que les parlementaires connaissent les différents réseaux, le fonctionnement des systèmes et leur dimension internationale. J'ajoute qu'une des faiblesses de l'homme politique français est qu'il préfère se préoccuper de son pays - ce qui est louable - et de ses électeurs - ce qui est nécessaire à sa survie - plutôt qu'au reste du monde. De ce point de vue, travailler avec les Académies, outre une meilleure compréhension de leurs contraintes et des perspectives que leur action peut ouvrir, contribuera à donner une dimension internationale à nos travaux.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Je veux faire remarquer que l'Office a ouvert à l'ensemble des parlementaires la possibilité de participer à ce jumelage. Je pense qu'il serait pertinent de solliciter le retour de certains de nos collègues, notamment sur ces enjeux internationaux.
Je remercie nos deux Académies d'avoir pu sceller cet après-midi ce partenariat renouvelé. Celui-ci est, pour nous, une formidable opportunité d'acquérir une meilleure compréhension du monde scientifique afin d'exercer notre rôle de la meilleure des façons au sein de l'Office, de manière à éclairer la représentation nationale.
Table ronde sur le thème « Le Parlement et l'évaluation scientifique et technologique »
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Je vous propose de poursuivre.
La seconde table ronde s'intéresse aux relations entre le Parlement et l'évaluation scientifique et technologique. En bonne langue internationale de la science, nous pourrions d'ailleurs parler de technology assessment. Comme vous le savez, la pratique de l'évaluation scientifique et technologique au service du Parlement s'est répandue partout au sein des économies développées. Cependant, ces modalités varient beaucoup d'un état à l'autre. L'une des originalités de l'OPECST est son intégration, particulièrement forte, au sein du Parlement. Certaines questions sont simples : quelles sont les caractéristiques de l'évaluation scientifique et technologique au profit du Parlement ? Comment la proximité, plus ou moins grande, avec celui-ci influence-t-elle les pratiques, le programme de travail, l'horizon des termes abordés et la conduite des études ?
D'autres questions sont plus délicates à envisager. L'évaluation scientifique et technologique pour le Parlement doit-elle être conçue uniquement comme un conseil scientifique au législateur dans une optique de promotion de la science ? Au contraire, doit-elle être vue avant tout comme un garde-fou contre les tentations du « tout technologique », comme une garantie de la dimension démocratique des choix scientifiques et comme un antidote au techno-solutionisme qui prévaut bien souvent ?
Pour lancer ce débat, je laisse la parole à Gérard Longuet, retenu aujourd'hui comme grand témoin. Non seulement, il a présidé l'Office durant de nombreuses années, mais il a également été ministre de l'Industrie et ministre de la Défense. Avec votre double casquette, parlementaire et ministérielle, vous pouvez, cher Gérard Longuet, apporter un éclairage intéressant sur la réflexion qui ressort de cette évaluation scientifique et technologique pour fournir une aide indispensable à la décision publique.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Vous savez que me laisser la parole est un danger car je ne la rends plus !
Premièrement, la technologie est un sujet qui passionne les parlementaires beaucoup plus que la science. En effet, elle touche de près les réalités économiques et industrielles, donc l'emploi. J'appartiens à une génération qui est arrivée aux responsabilités à la fin des Trente Glorieuses et qui, médusée, a découvert le chômage de masse. En outre, pendant les vingt dernières années du siècle précédent, elle a été confrontée aux délocalisations et à la désindustrialisation. Elle les a considérées d'une façon extrêmement négative alors que les maux sont plus complexes qu'il n'y paraît. Autant la science fondamentale est l'apanage de quelques parlementaires passionnés, autant la technologie est davantage perçue comme un sujet partagé de préoccupation, car beaucoup plus proche des réalités de nos circonscriptions. Les deux sont intimement liées et je me garderai bien de fixer une frontière entre science et technologie. Cependant, les élus sont intéressés par les conséquences qu'entraîne la technologie. Autrement dit, il leur faut déterminer les cartes gagnantes et perdantes concernant les activités humaines qui les entourent.
Ma première expérience gouvernementale date de 1986. J'ai eu une chance inouïe, car je suis arrivé dans le domaine des télécoms au moment où nous abandonnions le téléphone et que nous commencions à parler de « télécommunications ». Ceci voulait dire qu'il ne s'agissait plus de transporter la parole par des systèmes analogiques. Ainsi, le retard français avait conduit, en 1974, les autorités gouvernementales et l'ingénieur général Gérard Théry sous l'autorité de Valéry Giscard d'Estaing, à passer directement à l'étape du téléphone numérique. La France qui était très en retard - « le 22 à Asnières » - est devenue l'un des premiers pays au monde à se doter d'une auto-commutation numérisée. Je n'y connaissais rien car j'ai reçu une formation juridique et littéraire. La découverte du code binaire a bouleversé ma vie. Nous savions que d'après la loi de Moore, la situation évoluerait de mieux en mieux et que de plus en plus de portes s'ouvriraient, mais sans savoir jusqu'à quel point. Nous ignorions si ce ne serait que le rendez-vous d'une génération ou si la loi de Moore se perpétuerait. Avec cette perspective ainsi ouverte, nous nous sommes rendu compte que des applications sans limite existaient. C'était grisant. Je me suis formé dans une sorte d'alternance entre le cabinet ministériel et le Centre national d'études des télécommunications (CNET). Le personnel était formidable et savait vulgariser. Ceci permettait à une personne sans expérience de comprendre rapidement l'état des possibles et ce qui allait se faire. Dans les années 1980, nous sommes rapidement parvenus à la conclusion que la numérisation de la société allait en bouleverser tous les aspects, à commencer par la politique. Par exemple, la diffusion des images et des sons devenait accessible et illimitée. Ainsi, en 1981, trois chaînes de télévision seulement existaient. Quelques années plus tard, l'offre était infinie. C'est toujours le cas aujourd'hui, avec les aberrations que nous connaissons. Tout cela est né du mariage entre le droit et la technologie. Il fallait libéraliser les usages, car une technologie qui n'est pas soutenue par un environnement juridique favorable ne peut s'épanouir, ce qui fait passer toute la société à côté d'une opportunité.
Je vais vous donner un exemple. En 1986 ou 1988, le minitel présentait de bonnes performances techniques pour un prix raisonnable alors que les ordinateurs personnels étaient encore chers. Le chiffre d'affaires généré chaque année par un minitel étant équivalent à son coût, la distribution gratuite de l'appareil était une providence pour France Telecom qui est devenu ensuite Orange. Ce système pouvait prévaloir tant que l'ordinateur personnel n'existait pas ou n'était pas accessible. La technologie de l'ordinateur accessible a ruiné le minitel, car nous sommes passés d'un système bon marché, intelligent, mais primitif à un système qui était très intelligent, souple, et qui offrait un grand nombre d'opportunités ne pouvant que progresser, non pas d'année en année, mais de trimestre en trimestre. Ceci a changé complètement les données du problème, qui était à la fois juridique et économique.
Je me souviens qu'un homme est un jour venu dans mon bureau, avenue de Ségur, pour m'annoncer la création de l'internet gratuit. Mais il n'y a pas de repas gratuit, donc je me suis enquis du payeur. Ce sera l'annonceur, m'a-t-il répondu, et il paiera parce qu'il aura des lecteurs. Il m'a expliqué que la technologie rendait possible un système où le consommateur, grâce à son accès gratuit au réseau, devenait un objet économique majeur pour l'annonceur. Celui-ci pouvait directement être en contact avec ce client potentiel. Voici ce que la technologie, le droit et l'économie ont vulgarisé. Désormais, nous savons tous que si nous accédons à quelque chose de « gratuit », cela signifie que nous avons été « vendus ». De fait, nous représentons une valeur pour ces personnes. Il n'est pas aisé d'encadrer ces situations.
Pour conclure, nous voyons bien que les émeutes récentes sont différentes de celles de 2005, elles-mêmes différentes de celles de 1968. Compte tenu de mon âge, j'ai plutôt connu 1968 que 2005, date à laquelle j'étais déjà un monsieur sérieux. C'était l'époque des radios périphériques, qui étaient diffusées par transistor, donc le mouvement social restait lié à une technologie de diffusion et d'accès à l'information. Lors des émeutes 2005, les radios numériques étaient davantage à l'oeuvre, soutenues par la popularisation du téléphone portable. En 2023, l'action des émeutiers repose sur la géolocalisation des téléphones portables et sur le « cinéma », tout ceci permettant de créer un évènement différent. Ce que je vais dire va peut-être vous choquer, mais une violence n'existe pas tant qu'elle ne se propage pas. Certes, elle est connue par ceux qui l'endurent et ceci est affreux. Néanmoins, à partir du moment où elle est diffusée en temps réel avec une localisation, elle devient un évènement d'une nature différente que la technologie rend possible et qui désarçonne les pouvoirs publics et en particulier les responsables de la sécurité. Cet exemple montre bien que nous ne pouvons ignorer la technologie et sa diffusion. C'est la raison pour laquelle l'Office parlementaire évalue la recherche ainsi que la technologie. L'exemple que j'ai pris, tiré de l'actualité immédiate, a pour mérite de montrer que, tel Prométhée, nous déclenchons des feux sans être certains d'en maîtriser toutes les conséquences.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Merci pour cette introduction. Je passe maintenant la parole à Marcus Scheuren qui dirige, au sein de l'administration du Parlement européen, l'organisme chargé de la prospective scientifique appelé Panel for the Future of Science and Technology.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - J'ai oublié de dire que j'ai siégé au Parlement européen pendant deux ans, de 1984 à 1986, et je pense que c'est à ce moment-là que la décision de créer le STOA a été prise. J'étais membre d'une commission compétente en matière de technologie et nous examinions des grands projets en matière spatiale ou concernant les télécommunications. Nous étions confrontés à une difficulté, la loi du retour. En 1986, l'Europe ne comptait pas vingt-sept États, mais seulement une quinzaine. Trois coopéraient de manière récurrente et les autres considéraient qu'il ne fallait pas « rester au balcon » et regarder les crédits passer. Nous effectuions des missions dans ces derniers États membres, comme le Portugal, pour savoir s'ils pouvaient s'associer à ces coopérations. Disposer d'un organisme d'évaluation technologique était une vieille demande du Parlement européen. Il s'agit surtout de savoir ce qui est utile et ce qui ne l'est pas. La question majeure des technologies est qu'elles sont souvent portées par des professeurs Nimbus, dont certains sont de vrais génies... et ce sont les plus dangereux sur le plan de la rationalité économique de l'investissement.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Je vous remercie pour ces éclairages complémentaires ; je rappelle que Marcus Scheuren dirige le STOA. Cet organisme a pour but de d'intégrer une démarche d'évaluation scientifique et technologique au niveau de l'Union européenne, et plus précisément de son Parlement. Vous saurez donc certainement nous éclairer sur la façon dont le Parlement européen pratique l'évaluation afin d'anticiper les grands défis technologiques et scientifiques de demain.
M. Marcus Scheuren, directeur du STOA. - Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés et sénateurs, mesdames et messieurs, merci de m'accueillir parmi vous pour cette grande occasion et de me permettre de présenter le STOA, acronyme qui signifie Science and Technology Options Assesment. Je suis le chef d'une unité dénommée Scientific Foresight Unit qui assure le secrétariat d'une petite commission appelée Panel For the Future of Science and Technology. Je m'excuse par avance car je crois être le seul non-francophone, même si je me débrouille en français. J'ajoute que je ne suis ni scientifique, ni homme politique.
Je tiens à vous transmettre les salutations et les félicitations de notre président, le Dr Christian Ehler, ainsi que celles du vice-président du Parlement européen responsable du STOA, M. Marc Angel. L'OPECST est une sorte de grand frère pour nous. Alors que vous fêtez vos quarante ans aujourd'hui, nous venons juste d'atteindre le tendre âge de trente-six ans. Dans les années 1980, vous étiez donc déjà présents lors de notre fondation. Nous sommes ensemble des membres fondateurs du Réseau parlementaire européen d'évaluation technologique (EPTA). Nous comptons actuellement environ douze membres permanents et douze membres associés, en Europe et dans le monde. Je vous transmets les salutations de nos collègues et vous remercie pour le choix du thème de cette table ronde. En effet, il est au coeur de notre activité et embrasse aujourd'hui l'essentiel du travail du législateur et des démocraties. Comme vous l'avez souhaité, M. le Président, j'ai organisé mon propos pour répondre à la question : l'évaluation technologique est-elle uniquement un conseil scientifique au législateur ou est-elle aussi un garde-fou contre la tentation du technosolutionisme ?
Pour commencer, je voudrais citer la grande biologiste américaine Rachel Carson qui considérait que « La science fait partie de la réalité de notre vie. Elle est le quoi, le comment et le pourquoi de tout ce que nous vivons. » Pour illustrer ceci, nous avons longtemps évoqué la crise liée à la Covid 19 pendant laquelle les décideurs du monde entier se sont tournés vers les scientifiques afin d'obtenir une base scientifique et des preuves pour étayer leurs décisions. Les législateurs ont donc été confrontés à l'évaluation de la science : les preuves changent lorsque de nouvelles données sont disponibles. Par conséquent, il reste toujours un élément d'incertitude, car les autres hypothèses étaient basées sur les probabilités de certains scénarios. Ainsi, les législateurs ont été amenés à se prononcer sur les questions éthiques et à gérer des risques qui nécessitent une contribution scientifique. Par exemple, quels groupes d'âge, quelles professions doivent avoir un accès prioritaire au vaccin ? Quelles mesures de quarantaine sont nécessaires et quels sont les coûts sociétaux et économiques liés à ces mesures ?
Les solutions scientifiques sont au coeur de la plupart des décisions politiques, mais l'évaluation des techniques est confrontée à de nombreux défis. Les aspects scientifiques et leurs conséquences sur la société sont devenus de plus en plus complexes. Les décideurs politiques ne sont normalement pas des experts en ces domaines et ont donc besoin d'une source fiable pour comprendre ces questions. En outre, le développement de la science, qui s'est accéléré lors de ces dernières années, exige une réponse rapide de la loi, comme en témoignent les récentes avancées dans les domaines de l'IA. Au niveau européen, nous sommes en train de travailler sur un AI Act. Avant de prendre mes fonctions au STOA, j'étais chef d'unité pour la commission spéciale consacrée à l'IA au Parlement européen. J'ai donc pu me familiariser avec les problématiques la concernant.
Nous sommes tous d'accord pour dire que la preuve scientifique est essentielle, mais qu'est-ce qu'une preuve scientifique ? Nous avons rappelé que les résultats scientifiques sont de nature statistique, donc traitent de probabilités. Or, il peut arriver que la réalité ne soit pas conforme au scénario central d'une étude, ce qui donne l'impression que la science s'est trompée alors que ce n'est pas le cas : c'est seulement qu'une solution moins probable que le scénario central est survenue. Vous noterez, par exemple, que le GIEC utilise toujours des probabilités dans ses scénarios et des projections au sein de ses rapports. Les conclusions scientifiques évoluent en fonction des nouvelles données.
Le processus scientifique procède par essais et erreurs. Cet état de fait est difficile à concilier avec le processus politique et la prise de décision, dans ce qui pourrait être perçu comme des volte-face ou des incohérences. Ceci risque de donner l'impression que les hommes politiques hésitent alors qu'ils ont simplement appris un élément nouveau. Par conséquent, les décisions nécessitent une évaluation minutieuse des options et des risques associés ainsi qu'une communication claire avec le public, sans trop de simplifications. Ce travail est notre contribution. Cependant, la nature incertaine de la science peut être un facteur de désinformation comme on a pu le constater sur le changement climatique, la Covid ou le débat sur le nucléaire. Les questions scientifiques peuvent être fortement politisées, ce qui conduit à la diffusion d'informations erronées, par accident, ou à la propagation de fausses nouvelles pour masquer les preuves et 'alimenter les agendas politiques. L'administration Trump l'a fait à merveille. Le public risque de considérer les preuves, non comme des faits, mais comme des croyances ou des opinions qui seraient ouvertes à la discussion. Il convient donc d'opérer une distinction entre le doute artificiel et une véritable incertitude scientifique. Cela souligne également la nécessité de la communication.
Dans ce contexte, je voudrais mentionner le travail que nous effectuons au sein du STOA. De plus, il y a quatre ou cinq ans, nous avons lancé le European Science Media Hub, un réseau européen qui vise à mettre en relation les décideurs politiques, les scientifiques et les médias afin de mieux travailler ensemble et d'offrir une meilleure communication scientifique. Nous avons organisé en mai notre European Summer School à Strasbourg. Nous y avons réuni cent jeunes journalistes, qui ont dialogué avec des scientifiques et des membres du Parlement européen. Nous faisons cela tous les ans et il est très gratifiant d'observer la profondeur des discours et des échanges. Ces dernières années, nous pouvons tous constater une érosion de la confiance dans les institutions en général et dans la science en particulier. Il semble que l'expertise scientifique soit moins valorisée que par le passé. Lors de la crise sanitaire, beaucoup ont écouté les experts et nous avons reconnu leur importance. Pourtant, il existait aussi un large mouvement anti-vaccin et anti-masque. Ces premières impressions ne reposaient pas sur des bases scientifiques, mais il faut tout de même reconnaître qu'elles existaient et qu'il fallait y répondre. Ceci fait partie du travail politique. Il est important de protéger le législateur de la désinformation en lui fournissant des preuves scientifiques, ce qui est notre travail, mais il est également important que l'évaluation technologique reste politiquement neutre.
Comment faire ? Nous offrons des options politiques qui ne privilégient aucune ligne d'action en reconnaissant l'existence de compromis. Donc, en tant que STOA, comme vous en tant qu'OPECST, nous ne privilégions pas une solution, mais nous offrons des options et c'est au décideur politique de faire son choix.
La deuxième partie de mon intervention concerne le rôle de l'évaluation scientifique et technologique comme garde-fou à la tentation du technosolutionisme. Dans le contexte fondamentalement démocratique de notre travail, le STOA est composé de députés européens - à votre différence, nous ne travaillons que pour une seule chambre. Comme à l'OPECST, ses membres sont élus à la proportionnelle et toutes les tendances politiques sont représentées. Comme vous le savez, dans les institutions européennes, la Commission a le pouvoir d'initiative et son travail est donc essentiellement de nature technocratique. Le rôle du STOA est de conseiller le législateur - les membres du Parlement européen - et de lui livrer différentes options en tenant compte du contexte politique. Ainsi, notre action n'est pas purement technique et technocratique. Comme ceux de l'OPECST, les membres du STOA ne sont pas seulement de simples récepteurs passifs de conclusions, mais des moteurs essentiels de l'ensemble du processus. Ce sont eux qui établissent les priorités de notre travail. Nous menons des études spécifiques en répondant à leurs demandes et les réunions permettent aux membres du STOA de discuter des résultats directement avec les experts. Les études sont toujours réalisées sous le nom de l'expert qui a été choisi et qui a effectué le travail. Elles sont présentées avec des options. Le but est d'apporter des éléments de réflexion au décideur politique plutôt que de le guider dans tel ou tel sens et nous ne donnons pas de conclusion.
Le STOA aide à combler le fossé entre les scientifiques et la communauté politique en proposant différents ateliers. Nous animons entre un et deux ateliers par mois ; ils sont tous publics et diffusés en ligne. Nous donnons également un rôle important aux parties prenantes dans les concertations. Nous sommes donc une sorte de plate-forme de connexion entre les mondes scientifique et politique.
En conséquence, nous nous définissons comme une source de preuve scientifique dans le processus démocratique et, par là même, comme la source d'une information indépendante pour nos députés. Ils ne doivent pas uniquement se fier à la Commission. Nous sommes à la disposition de nos membres, comme l'est l'Office parlementaire, et nous souhaitons aller au-delà de la réponse technologique et donner un impact potentiel des choix politiques.
Je vais conclure avec des recommandations. La première est assez évidente. Il s'agit de se concentrer davantage sur le long terme, au-delà des prochaines élections, en développant et intégrant des approches scientifiques pour la politique, en visant à une évaluation holistique des options.
La deuxième est que le travail de l'Office doit être politiquement neutre pour ne pas être perçu comme partisan. Il est important que nous travaillions pour tous les membres et, contrairement à une commission parlementaire, il n'existe pas de division entre majorité et minorité.
Enfin, ma troisième recommandation est de promouvoir la culture et la communication scientifiques pour bien transmettre le fondement des choix politiques.
Je vous remercie et me réjouis de poursuivre la discussion sur ces différents aspects avec vous.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Merci pour cette présentation d'un organisme qui n'est pas connu de tous. Je pense qu'elle suscitera un certain nombre de questions. Nous allons maintenant entendre Jean-Yves Le Déaut, autre figure éminente de l'Office puisqu'il a présidé à ses destinées pendant de nombreuses années. Biochimiste de formation, vous saurez nous dire mieux que quiconque quels subtils équilibres sont nécessaires pour que l'évaluation scientifique et technologique oriente et catalyse la délibération parlementaire.
M. Jean-Yves Le Déaut, ancien président de l'Office. - Je vous remercie d'avoir pensé à intégrer un « ancien » dans un débat sur le futur. Je suis entré à l'Office trois ans après sa création. En 1986, à ma première élection, j'étais un scientifique sans autre mandat, élu sur une liste de manière un peu inattendue. Je me suis demandé ce que j'allais pouvoir faire à l'Assemblée nationale. Ayant entendu parler de l'Office qui venait de naître, j'y suis entré et j'en suis toujours très heureux aujourd'hui. De fait, j'ai été député pendant trente et un ans et élu quatre fois président de l'Office.
Beaucoup de choses ont été dites dès la première table ronde. Je vais essayer de formuler quelques recommandations afin que l'Office parlementaire soit plus performant dans les quarante ans qui viennent. Qu'est-ce qui a marché et qu'est-ce qui n'a pas marché ?
Tout a très bien fonctionné au niveau européen. Nous avions de très bons contacts avec le STOA, même si les parlements du réseau EPTA n'ont pas choisi les mêmes modèles. Toutefois, en France, les sphères de la politique et de la science ont été trop longtemps séparées même si, en fin de matinée, la présidente de l'Assemblée nationale a dit que « la science était au Parlement ». Ceci était vrai il y a plusieurs siècles, mais durant les dernières décennies, nous avons vu deux mondes séparés - c'est ce que faisait remarquer Alain Fischer. Même si la formation de nos excellents grands administrateurs d'État est exemplaire, j'observe une rupture entre la science et cette formation.
Gérard Longuet disait qu'il faut davantage associer la technologie et le droit. C'est juste : il est important de se baser sur des fondements juridiques si nous voulons développer les technologies, bien que les deux mondes s'ignorent. Ainsi, Richard Descoings m'avait demandé de faire un cours à Sciences Po sur les grands enjeux du XXIe siècle, or je voyais bien que les étudiants étrangers assistaient davantage au module que les étudiants français.
Cette coupure explique un peu les maux dont nous souffrons aujourd'hui. C'était presque la même situation il y a trente ans chez nos collègues parlementaires. Il y avait très peu de députés scientifiques et leurs collègues considéraient que ceux-ci devaient tout savoir et être dotés d'une culture encyclopédique, comme au XVIIIe siècle.
Quarante ans plus tard, que de chemin parcouru par l'Office avec la rédaction de près de 250 rapports ! Certains ont marqué l'Assemblée nationale et ont constitué le socle de la législation. Ce sont tout de même les travaux de l'Office qui ont permis la création de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) et de l'Agence nationale de sécurité sanitaire, de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES). Ils ont également contribué au développement du spatial. Lorsque l'Office s'est intéressé aux normes techniques relatives à la télévision à haute définition, dans les années 1990, on réfléchissait à créer une norme européenne dénommée « D2 MAC Paquets » ; les rapporteurs de l'Office sont revenus des États-Unis avec la conviction que le numérique allait s'imposer, et ils ont été jugés comme de mauvais patriotes - alors que le numérique s'est effectivement imposé. Donc, il faut évaluer avant de décider, l'avis scientifique étant consultatif et le politique prenant la décision.
Mais tous ces sujets - tels que l'organisation du contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection, aujourd'hui au coeur d'un très important débat à l'Office, le développement des énergies renouvelables, les lois bioéthiques, l'évolution de la stratégie nationale de recherche ou encore l'évaluation de nombreux choix en matière industrielle, spatiale ou de défense - ont été discutés au préalable à l'Office. Celui-ci est certainement l'un des tout premiers organismes à avoir évoqué publiquement le réchauffement climatique et la nécessité de s'orienter très rapidement vers la rénovation thermique des bâtiments, idée qui s'est imposée depuis.
Aujourd'hui, le quarantième anniversaire nous permet de faire un bilan. L'Office a plusieurs rôles qui sont définis dans la loi. Ils ont évolué au cours du temps. En particulier, l'évaluation en amont de la législation est majeure, mais il ne faut pas négliger l'évaluation en aval de la législation, avec la vérification de l'application des lois. Nous devons veiller à ce que la loi que nous avons fabriquée et contribué à faire voter soit correctement appliquée.
En France, l'Office a mis en place les premières auditions publiques collectives contradictoires, en s'inspirant des hearings que les Américains avaient inventées avant nous, mais organisées différemment. La première personnalité à participer à la première audition, qui traitait de l'exploitation des ressources minérales de l'Antarctique, était le commandant Jacques-Yves Cousteau. Nous avons les photos !
Qui a fait la première conférence de citoyens en France en 1998 ? Là aussi, les modèles danois ou néerlandais existaient déjà, mais c'est l'Office qui a innové. De même, il a créé les premiers forums interactifs sur internet. Puis tout ceci s'est généralisé dans le Parlement. En plus de ce que lui confie la loi, le travail d'innovation de l'Office a donc son utilité.
Virginie Tournay disait tout à l'heure qu'il fallait modifier les méthodes pour améliorer le débat avec le citoyen. L'Office l'a déjà fait et doit continuer à le faire. Je veux également souligner la part croissante que la science et la technologie occupent dans notre vie quotidienne et l'impact croissant qu'elles ont sur le processus de décision politique. De ce fait, les sujets qui se présentent au législateur sont de plus en plus complexes. Désormais, nous ne pouvons y répondre par oui ou par non, par blanc ou par noir, qu'il s'agisse de la crise sanitaire, des atteintes à l'environnement, de la perte de biodiversité, de la démographie mondiale, du réchauffement climatique, des nouveaux défis énergétiques, du développement de la génétique, ou, encore, de l'IA. Une phrase l'illustre bien : « Le politique doit prendre des décisions politiques dures sur des certitudes scientifiques molles ». Même si la science n'a pas forcément indiqué ce qu'il fallait faire, il faut prendre un certain nombre de décisions. Le législateur ne peut le faire seul. Il s'est donc appuyé sur l'Office.
Ce dernier apporte sans doute ce qui manque le plus dans nos démocraties : fonder nos décisions sur des expertises et non sur des émotions, des croyances ou des opinions. Nous avions d'ailleurs déposé, en 2017, une proposition de résolution sur « les sciences et le progrès dans la République » sur laquelle de nombreux membres de notre conseil scientifique avaient travaillé. Elle a été votée à l'unanimité à l'Assemblée nationale. C'est un beau texte, car nous assistons à la montée des scepticismes. La perte des repères de l'opinion publique est due à la propagation de fausses nouvelles ou de rumeurs. Nous voyons des courants hostiles qui rencontrent souvent un écho favorable dans les nouveaux médias, et même dans la presse ou la télévision. Cédric Villani disait déjà en 2012, devant l'Office, qu'il faut tenter d'aller vers le consensus et ne pas se contenter de la controverse. Aujourd'hui, il y a de nombreuses controverses et c'est à partir d'elles que nous devons parvenir à construire des consensus. D'où un besoin d'esprit critique et de rationalité, car la confusion entretenue entre le savoir et l'opinion dans les espaces public et numérique ainsi que la défiance qui en résulte menacent les fondements de la recherche.
Cette défiance a probablement des causes plus profondes. Notre pays a été confronté à un grand nombre de crises - je ne parle pas uniquement des crises liées au nucléaire, Fukushima ou Tchernobyl, ni de celles du monde agricole comme la maladie de la vache folle, ni de celles de l'amiante ou de la Covid-19. Nos concitoyens s'aperçoivent que la science peut apporter un certain nombre de solutions à leurs maux, mais ils ne sont pas convaincus que le progrès technologique aille toujours de pair avec le progrès humain.
Interrogeons-nous : que doit faire le décideur ? Ici, je vise davantage le gouvernement que le Parlement. Il est empêtré dans le chaos du débat public et a quitté les médias traditionnels. Il ne sait pas comment aborder les rapports entre science et société alors que sa légitimité, elle-même, est affaiblie par une défiance sans précédent vis-à-vis des institutions et de leurs représentants. Les politiques auraient dû éclairer le débat dont ils se sont, en réalité, débarrassés. En outre, ils n'ont souvent pas eu la force de s'opposer à la vacuité de certains discours.
Pour illustrer mon propos, je vais citer un dernier exemple, sur les successeurs des OGM, les nouvelles techniques de sélection des plantes ou New Breeding Techniques (NBT). Il y a quelques années, j'ai fait un rapport sur ce sujet avec Catherine Proccacia. On voit globalement qu'en ce domaine, le politique ne décide jamais. Il se contente de transmettre son dossier au Conseil d'État. Celui-ci le renvoie à la Cour de justice de l'Union européenne. En 2018, cette dernière est finalement obligée de rendre un arrêt, mais sur des règles datant de 2001 ! Or, dix-sept ans après, des technologies nouvelles sont apparues. Un tel décalage n'est pas viable.
Je pense que le bicamérisme de l'Office est un atout. J'ai d'ailleurs été très satisfait de ce qu'a dit Cédric Villani alors qu'il n'en était pas convaincu il y a cinq ans. Il faut maintenir cette forme originale associant l'Assemblée nationale et le Sénat. À mon sens, la triple parité qui a si souvent été mise en avant par Claude Birraux, entre hommes et femmes, droite et gauche, députés et sénateurs, est très importante. Il s'agit d'un atout dans la recherche du consensus entre les deux chambres. Leur dialogue est primordial, car lorsque l'Office s'est mis d'accord, ses membres deviennent les défenseurs de textes qui passent dans les deux chambres.
Je voudrais faire maintenant quelques propositions d'évolution.
Premièrement, peut-être faudrait-il s'interroger sur le nom de l'Office. Abrégé en « OPECST », il est trop long, imprononçable et mal identifié.
Deuxièmement, il faudrait sans doute donner à l'Office un statut différent de celui des délégations, auxquelles il est aujourd'hui assimilé à l'Assemblée nationale et au Sénat. Pour moi, il faudrait créer un conseil ou une commission de la science, permanent, original puisque commun à l'Assemblée et au Sénat, travaillant en lien étroit avec les commissions législatives. Il devrait pouvoir s'auto-saisir pour traiter des sujets d'actualité, puisque ceux-ci nécessitent une grande réactivité. À cette fin, il m'apparaît important que le président et le premier vice-président de l'Office soient associés à la Conférence des présidents. Si nous affirmons que l'Office est important, il convient de lui conférer le pouvoir nécessaire pour pouvoir effectivement mener son action.
L'actuel conseil scientifique pourrait devenir le conseil scientifique du Parlement. Cela a été dit précédemment : il devrait être plus souvent mobilisé. De plus, il faudrait l'associer systématiquement à la réalisation des rapports. Il faudrait entériner le principe du recours à un comité de scientifiques pour assister les parlementaires durant leur travail d'évaluation, y compris pendant les auditions publiques - c'est fait de temps en temps, mais ce n'est pas généralisé.
Je pense également que l'Office est insuffisamment connu, y compris des parlementaires. Ma quatrième recommandation est donc de renforcer les communications externe et interne en confortant le lien avec les Académies. À ce titre, je me félicite de l'existence du partenariat avec l'Académie de sciences et l'Académie nationale de médecine, qui retourne à une forme ancienne que je connaissais déjà. Je pense par ailleurs qu'il serait souhaitable d'entretenir des rapports réguliers avec l'Académie d'agriculture de France, l'Académie des technologies, les organismes de recherche et également avec France Universités. Il faut créer davantage de liens avec l'université française et les écoles, notamment celles qui préparent aux grands corps d'administration, ainsi qu'avec l'Institut des hautes études pour la science et la technologie (IHEST) et les mondes médiatique et industriel.
Je dois dire également que les moyens de l'Office ont été divisés par deux depuis quarante ans en dépit de la qualité de son travail. Ils représentent environ 0,2 % du budget 2022 de l'Assemblée nationale, qui se chiffre approximativement à 610 millions d'euros. Je pense que sa part dans le budget du Sénat est encore inférieure. Si, dans le futur, nous voulons mettre en place un conseil de la science au Parlement, il faut d'urgence s'entendre sur la création d'une dotation identique pour les deux chambres et sur un plan de rattrapage financier.
Le dernier point que je veux soulever porte sur l'évolution des missions. Au-delà de celles qui lui sont confiées par la loi, l'Office peut et doit contribuer à renforcer le rôle du Parlement en structurant mieux la politique d'évaluation des politiques relatives à la science et à ses applications.
En amont de la loi, il convient de demander systématiquement à l'Office une évaluation, une étude d'impact sur les propositions et les projets de loi impliquant la science ou la technologie. Une telle disposition aurait évité ce projet de bouleversement de l'organisation de la sûreté nucléaire et de la radioprotection, autour de l'ASN et de son bras armé chargé de l'expertise, l'IRSN, via un simple amendement non discuté au Sénat et sans étude d'impact préalable. Toutefois, je me félicite que Jean-Luc Fugit et Stéphane Piednoir aient été chargés d'un rapport sur le sujet.
En aval de la législation et en lien étroit avec la commission concernée, il faut assurer le suivi de son exécution et vérifier que les décrets d'application correspondent à l'esprit de la loi. Si je prends l'exemple des énergies renouvelables, le Parlement vient d'adopter une loi d'accélération en la matière et nous pouvons nous en réjouir. Mais si l'on en fait le bilan, on s'aperçoit qu'il existe plus de freins que d'accélérateurs. On peut voir également que l'administration a inventé le refus d'instruire les dossiers. Je n'ai jamais vu cela : ceci empêche tout contentieux sur le fond.
L'Office peut jouer un rôle très important sur tous ces sujets.
En organisant des auditions publiques mensuelles sur un thème d'actualité, en lien avec le conseil scientifique et lié à la science et à la technologie, l'Office sera davantage connu de nos concitoyens.
Il convient aussi d'assurer le suivi permanent des thématiques scientifiques et technologiques prévues par la loi. L'Office a d'ailleurs désigné, sur certains sujets, des parlementaires référents. Je trouve que c'est très bien. Je rappelle que l'Office traite principalement aujourd'hui des thématiques suivantes : les questions énergétiques et le nucléaire ; les questions liées à la bioéthique, à la santé et aux biotechnologies ; les questions liées à l'environnement et au changement climatique ; les questions liées à l'enseignement supérieur et à l'innovation ; les questions liées aux choix dans les champs industriel, agricole, spatial et de défense ; les questions liées au numérique et à l'IA.
L'Office devrait donc créer en son sein six sections pour bien suivre ces thématiques.
Je rejoins Virginie Tournay sur le fait que l'Office doit jouer un rôle plus important dans l'organisation du débat public, par exemple, en ouvrant systématiquement au public la possibilité d'assister aux auditions publiques collectives contradictoires - Cédric Villani a parlé précédemment de la nécessité de se « frotter aux citoyens » dans le débat public. C'est déjà fait mais cela devrait être généralisé en invitant des associations, des industriels, des lycéens et des étudiants, ou de simples citoyens, en leur donnant la possibilité de poser des questions et de formuler des suggestions.
Enfin, je reprends une proposition que j'avais faite avec Claude Birraux : il serait souhaitable que l'Office collabore davantage avec le ministère de l'éducation nationale pour organiser des relations étroites entre le Parlement, l'école, le collège et le lycée, dans la continuité de ce qui est réalisé pour le Parlement des enfants. Il faut notamment faire en sorte que, chaque année, une école, un collège ou un lycée puisse suivre les travaux de l'Office et soit en lien permanent avec lui. Ceci pourrait être réalisé sur le modèle des jumelages avec les Académies. Ainsi, les jeunes auraient envie d'innover tout en prenant conscience que sur un certain nombre de sujets, les choix sont difficiles. De cette façon, ils pourraient peut-être assimiler les pratiques pédagogiques permettant la sélection pertinente des informations diffusées par les réseaux sociaux et sur internet. Ils pourraient aussi discuter d'un sujet qui est un peu occulté dans la société aujourd'hui, à savoir la nécessité de raisonner en termes de balance entre les bénéfices et les risques.
Les propositions que je vous livre aujourd'hui, avec du recul, vont dans le sens de ce qui est déjà réalisé, mais je propose d'aller un peu plus loin. Elles ont comme but de créer de la confiance, d'écouter la société et de retisser les liens entre le savant, le politique et le citoyen. L'acceptation d'une innovation par la société est la condition de sa diffusion. Les risques ne doivent pas être balayés d'un revers de main, mais plutôt évalués rationnellement en tenant à distance les croyances, les partis pris idéologiques, la propagande et les discours sectaires. Je vais citer Bertrand Russell, mathématicien comme Cédric Villani, philosophe et prix Nobel de littérature. Il indiquait notamment que « La science n'a jamais tout à fait raison, mais elle a rarement tout à fait tort, en général, elle a plus de chance d'avoir raison que les théories non scientifiques. Il est donc rationnel de l'accepter à titre d'hypothèse. » Profitons donc de cet anniversaire pour la faire encore plus entrer au Parlement.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Merci à la fois pour cette présentation et ce retour d'expérience ainsi que pour la feuille de route qui est mise entre nos mains. Cela nous fait beaucoup de travail pour les années à venir. L'OPECST pourrait se saisir d'un certain nombre de ces pistes de transformation afin d'être plus efficace dans ses travaux au sein du Parlement.
Je passe la parole à Pierre Delvenne qui est maître de recherches au Fonds de la recherche scientifique (FNRS) et professeur à l'Université de Liège. Vous dirigez l'unité de recherche Cité du centre de recherche Spiral. Ce centre interdisciplinaire a notamment pour champ d'études les interactions entre science, technologies, société, administration et politiques publiques, avec les développements méthodologiques qualitatifs associés. Par conséquent, nous serons heureux de découvrir votre vision d'universitaire sur l'évaluation scientifique et technologique.
M. Pierre Delvenne, professeur et directeur de l'unité de recherche Cité du centre de recherche Spiral de l'Université de Liège. - Merci beaucoup, M. le président. Mesdames et messieurs les députés et les sénateurs, mesdames et messieurs, bonsoir. J'ai plaisir à intervenir dans cette table ronde. Pour commencer, permettez-moi de souhaiter un très joyeux anniversaire à l'Office. Cette date est extrêmement importante, pas seulement pour celui-ci et pour la France, mais aussi, je crois, pour l'évaluation technologique à travers le monde. Il est extrêmement stimulant d'observer l'organisation de si nombreux évènements qui mettent en débat le passé, le présent et le futur de l'évaluation des choix scientifiques et technologiques en France.
Je vais commencer par dire en quelques mots « d'où je parle ». Je suis professeur à l'Université de Liège. J'interviens aujourd'hui en tant qu'universitaire, car j'ai beaucoup étudié le monde du technology assesment. Je lui ai notamment consacré une thèse de doctorat, un livre et beaucoup d'articles scientifiques. Depuis quelques années, je travaille également en réseau avec des collègues du monde de l'évaluation technologique, notamment dans le cadre du réseau européen EPTA - mon centre de recherche y représente la Belgique en tant que membre associé - ainsi que dans le cadre de projets européens. Malheureusement, l'Office et le STOA ne peuvent pas recevoir de fonds de l'Union européenne pour s'investir dans les projets européens sur lesquels nous travaillons. J'ai donc un statut - que j'estime privilégié - d'observateur et de critique, que j'espère constructif, de l'Office et de ses institutions soeurs à travers le monde.
Je tiens à rappeler que la France a été pionnière en Europe en matière d'évaluation technologique. En effet, l'Office a été créé en 1983. Il était le premier à exister après l'Office of Technology Assessment (OTA) qui a vu le jour aux États-Unis en 1972.
Dans ce cadre, je pense qu'il est important de situer le contexte français, qui est différent des contextes danois, néerlandais ou autrichien qui ont présidé à la création de certains offices. Aux États-Unis, un véritable sursaut de fierté de la part des membres du Congrès était en jeu. Ils réalisaient progressivement que les problématiques afférentes à la science et aux technologies étaient de plus en plus complexes, de plus en plus difficiles à gérer et à trancher, comme l'a souligné Jean Yves Le Déaut sur la base des 31 ans qu'il a passés à l'Office. Il y a presque cinquante ans, les Américains se rendaient compte que les biotechnologies, les avancées dans le domaine de la chimie, le nucléaire, les technologies de l'information déjà à l'époque, nécessitaient que les parlements se dotent de leurs propres outils d'expertise pour contrebalancer ceux dont disposait le pouvoir exécutif. Donc, le contexte américain était celui d'un nécessaire rééquilibrage des pouvoirs.
En France, il y avait peut-être un peu de cela aussi, mais la situation était autre. D'une part, la séparation des pouvoirs est différente, l'Assemblée nationale et le Sénat ne sont pas le Congrès des États-Unis. D'autre part, notamment en matière nucléaire, des décisions avaient été prises, très importantes, qui tendaient à échapper au contrôle démocratique. Conséquemment, à sa création, l'OPECST s'est très activement saisi de cette question, ainsi que de très nombreux autres sujets puisque près de 250 rapports ont été publiés et de nombreuses auditions publiques se sont tenues.
Le modèle français est unique au monde et fonctionne très bien. D'ailleurs, sauf erreur de ma part, la légitimité institutionnelle de l'Office est rarement remise en cause, à la différence de celles d'autres offices. C'était peut-être le cas dans les toutes premières années, car il a fallu que l'Office démarre, mais ce n'est pas le cas aujourd'hui. Il ne connaît pas la « désinstitutionnalisation » à laquelle d'autres offices doivent faire face - je rappelle que l'OTA américain a été supprimé après quelques années.
À l'Office, la parité est érigée en valeur, voire en culte, que ce soit entre hommes et femmes ou entre les deux assemblées. L'Office essaye d'aller au-delà des clivages partisans. Ses membres sont rapidement devenus des sortes d'« agents doubles » au sens de praticiens du technology assesment : ils jouent un rôle extrêmement actif - beaucoup plus que partout ailleurs - dans la préparation et l'écriture des études, même si le Conseil scientifique et le secrétariat effectuent un travail exceptionnel d'accompagnement et de préparation. Je dis « agents doubles » car ils sont à la fois des praticiens de l'évaluation technologique et des élus. Ceci assez unique en Europe.
En vérité, cette particularité est extrêmement importante, car l'évaluation technologique doit traduire des enjeux : des connaissances scientifiques et profanes et des enjeux politiques. Nous travaillons au confluent de différents mondes : la science, le politique, la société, le monde économique et il s'agit de produire des connaissances utilisables et compréhensibles, pas uniquement par les membres de l'Office, mais aussi par l'ensemble des membres du Parlement et par tous les citoyens intéressés. Donc, les membres de l'Office sont des agents doubles et cet atout peut expliquer un certain nombre de succès.
À titre d'exemple, avec ma collègue Céline Parotte, j'ai beaucoup étudié la manière dont l'Office s'est saisi des questions liées au nucléaire, notamment la gestion des déchets radioactifs. Ici, la légitimité de l'Office est allée de pair avec celles de décisions publiques prises dans ce domaine et l'impact de l'Office a été extrêmement important. Ceci est inhabituel, car le nucléaire est un domaine strictement contrôlé par le gouvernement et l'industrie nucléaire et, de fait, peu d'offices s'en saisissent. En France, au fil des années, l'Office parlementaire est ainsi progressivement devenu un véritable centre d'influence et d'expertise en la matière. Il a été à l'initiative de plusieurs lois majeures, au moins trois depuis la loi Bataille, ce qui est également très inhabituel.
Depuis la fin des années 1980, le travail de l'Office parlementaire a permis de passer d'une gouvernance peut-être trop technocratique à une gouvernance plus démocratique. J'ai identifié trois phases dans cette évolution, entre 1990 et 2017. Au début, l'OPECST a été appelé à la rescousse par le pouvoir exécutif afin de sortir d'une situation devenue critique et retisser des liens entre les acteurs pour essayer d'avancer sur la question de la gestion des déchets hautement radioactifs. Il est ainsi « entré dans le jeu » en tant qu'évaluateur indépendant. Il y a eu une première loi, puis entre 1996 et 2005, l'Office s'est régulièrement saisi de la question : il a joué un rôle de suivi et a intégré un dispositif comptant quatre acteurs : l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA), l'industrie nucléaire, le gouvernement et le Parlement.
À partir du moment où la gestion des déchets est sortie de cette phase conceptuelle afin d'entrer dans une phase plus opérationnelle et où le projet industriel s'est affirmé, des enjeux techniques de sûreté et des enjeux économiques ont émergé. Ici, l'Office a été quelque peu sorti du jeu. Il a joué un rôle de gardien démocratique et de lanceur d'alerte. Nous avons beaucoup parlé de neutralité cet après-midi. Inévitablement, quand un organe tel que l'Office se saisit d'une question telle que le nucléaire - mais on pourrait aussi penser aux biotechnologies ou à bien d'autres thématiques -, il doit conduire son travail de façon très prudente car son image de neutralité peut être écornée. Je ne veux pas dire que l'Office serait devenu partisan, mais qu'il est passé du statut d'institution parlementaire considérée comme neutre par toutes les parties au statut de membre très actif de la politique de gestion des déchets nucléaires. Ceci est normal puisque les membres de l'Office sont aussi des parlementaires. Nous touchons ici au point qui fait la force, mais peut être aussi la limite du modèle français, le fait que les membres de l'Office sont des agents doubles qui peuvent véritablement peser sur les décisions politiques, initier des lois et en recueillir le crédit.
Cette situation est très différente de celle des acteurs classiques du monde du technology assesment. On leur demande de prouver que leur travail a un impact, mais même quand des réflexions pertinentes issues de ce travail font leur chemin au sein des enceintes parlementaires, ils n'en recueillent pas toujours le crédit parce que les règles du jeu y sont différentes. Le problème du modèle français est qu'il ouvre en quelque sorte la possibilité de conflits d'intérêts, car les rapporteurs de l'Office deviennent souvent des experts à l'intérieur même du Parlement. Il faut donc faire un travail très prudent de gestion, voire de reconstruction des frontières entre l'expertise et la société, et entre des parlementaires dont certains sont plus experts que d'autres.
Je vais formuler quelques recommandations qui, je le pense, sortent de sentiers battus. On a souvent dit qu'il faudrait qu'il y ait une politique de rotation des rapporteurs pour éviter qu'ils ne le soient plus de deux fois sur le même sujet, mais il y a des arguments allant contre ce genre de prise de position, et ce n'est pas l'essentiel.
La première recommandation touche à la neutralité. Je crois que l'OPECST doit utiliser son modèle socio-institutionnel unique au monde - celui des « agents doubles » - afin de reconnaître l'évaluation technologique comme une pratique politique. L'Office devrait ouvrir la voie au sein du réseau EPTA en rompant avec ce mythe de la neutralité. Le technology assesment n'est pas neutre, car les valeurs qui sont au coeur de l'idée de société basée sur les faits, ou société basée sur la science ne sont pas neutres. Quand nous considérons les sujets sur lesquels travaillent les organismes d'évaluation technologique - le développement durable, la consommation durable, l'énergie renouvelable, etc. - nous voyons que ces choix traduisent des préférences, des visions, des engagements politiques.
Je crois qu'il faut maintenant passer de la démocratisation de l'expertise à la politisation assumée des connaissances au service du législateur. Je ne veux pas dire que l'OPECST doit devenir partisan, car sa force est de transcender les clivages. Néanmoins, il faut inventer une politique de l'évaluation technologique, la reconnaître et la rendre explicite. Ceci permettra de gagner le soutien d'autres acteurs politiques engagés dans ces mêmes idéaux de démocratie et de politique fondée sur les connaissances, qu'elles soient expertes ou profanes.
Cela passe par le fait de formaliser ces valeurs et ces visions du futur. La résolution « Science et progrès dans la République » est un exemple concret, une illustration de ce qu'il faudrait faire de manière plus franche encore. Je pense qu'une telle politique de l'évaluation technologique est essentielle pour affronter cette époque faite d'incertitudes politiques, d'ambiguïtés épistémologiques par rapport au statut de la connaissance, et d'un entremêlement entre les faits et les opinions. Ainsi, l'Office doit devenir encore davantage un bastion de la politique démocratique et ce travail doit se faire depuis l'intérieur du Parlement.
Ma deuxième recommandation concerne l'extérieur de l'Office. Il faut prendre conscience que la démocratie représentative est une infrastructure critique de nos sociétés qui doit être protégée et réparée. Il faut prendre au sérieux la menace d'une rupture ou d'un effondrement démocratique. Ainsi, lors de la crise de la Covid, le système démocratique était parfois à l'arrêt en France, en Belgique ou ailleurs. L'exécutif a souvent invoqué le caractère exceptionnel de la situation pour proposer des textes qui étaient dépourvus de base légale. Le Parlement ne pouvait plus se réunir pour en débattre et ne pouvait donc plus exercer son pouvoir constitutionnel de contrôle de l'action du gouvernement.
En outre, la démocratie peut aussi être corrompue, comme l'illustre le cas d'Eva Kaili dans le cadre de l'affaire dite du « Qatargate ». La corruption est un problème endémique, y compris au plus haut niveau de ce que l'on considère comme les temples des démocraties modernes. Elle doit donc aussi faire face à des bouleversements politiques comme la montée de l'extrême droite et son arrivée au pouvoir en Italie. Celle-ci gagne d'ailleurs du terrain en France, en Belgique et en Suède. Cette menace est extrêmement importante pour l'évaluation technologique qui incarne les milieux établis, la science, la raison et tous les idéaux que j'évoquais.
L'Office doit prendre au sérieux cette menace et utiliser sa position au coeur des institutions démocratiques afin de jeter des ponts vers de nouveaux publics habituellement hors des radars de l'évaluation technologique et des élus qui siègent à l'Office. Ceci veut dire qu'il doit aller à la rencontre des citoyens et pas seulement les inviter à participer. Les auditions publiques ont été une innovation extrêmement importante pour la stabilisation, le renforcement et l'influence de l'Office parlementaire. Il doit continuer cette démarche, l'approfondir et la généraliser. Surtout, les membres de l'Office doivent sortir de l'espace parlementaire afin de s'investir dans des luttes situées et contextualisées, il faut qu'ils aillent rencontrer des personnes qui se battent pour préserver des droits acquis, l'environnement et qui, bien sûr, sont aux prises avec des questions qui ont une dimension technologique forte. Il s'agit de retisser les liens d'une société technologique fragmentée et d'expérimenter de nouvelles pratiques démocratiques, hors des sentiers battus, hors du confort feutré de l'Assemblée nationale et du Sénat. Il convient de créer une communauté de réflexion et de pensée avec des acteurs qui sont souvent très engagés, investis dans des luttes, mais aussi très déçus de la démocratie institutionnalisée. Ils la délaissent et ne viennent pas voter. À ce titre, je rejoins le débat qu'a lancé Jean-Yves Le Déaut sur la question de l'autosaisine. L'Office a déjà fait une interprétation constructive de la loi de juillet 1983 pour justifier juridiquement la mise en place des auditions publiques. C'est une réflexion qu'il faut mener. La formule magique n'existe pas, mais il faut avoir cette capacité à jeter des ponts entre des acteurs institutionnels et non institutionnels, à réunir des visions diamétralement opposées. L'Office a excellé à mener des auditions publiques, je propose maintenant de faire des auditions « en public », à l'extérieur. Il faut passer d'une prise de parole organisée par invitation des experts, certes nombreux, certes portant des avis contradictoires, à ce que Yannick Barthe appelle la « prise de parole sauvage », qui devra être captée et ramenée à l'intérieur du Parlement. À mon sens, ceci est crucial pour l'avenir de l'Office et de l'évaluation technologique.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Je remercie nos quatre intervenants pour avoir à la fois présenté leur vision de l'évaluation scientifique et technologique et proposé des recommandations. Nous allons pouvoir en discuter.
Mme Pauline Souvignier, secrétaire générale du collège de direction de l'INRAE. - Au cours des deux tables rondes, je me suis posé la question de cette traduction nécessaire à un débat entre acteurs si différents, donc je me réjouis de vous avoir entendu l'évoquer à la fin de vos interventions. Je m'interroge surtout sur le rôle du politique dans la création d'une sémantique adaptée aux transitions auxquelles nous allons devoir faire face. En fait, je me demande comment le politique peut saisir les faits scientifiques sur lesquels il s'appuie pour créer un vocabulaire appétant pour les citoyens, visant à la transformation et la création de nouvelles valeurs pour la société.
M. Pierre Delvenne. - Je vous remercie de poser cette question. Effectivement, le travail de traduction est extrêmement important, car il permet à ces différents mondes - qui ne parlent pas forcément le même langage et qui ne sont pas confrontés aux mêmes contraintes ni aux mêmes enjeux - de se comprendre et de réussir à travailler ensemble pour faire sens. Et l'on sait bien que si l'on n'arrive pas à faire sens, c'est la folie qui nous guette. Comment le politique peut-il transformer cela ?
Les offices d'évaluation technologique et les secrétariats scientifiques jouent un rôle important à la fois dans les négociations - nous parlions tout à l'heure de ces recommandations qui ne font pas l'unanimité entre les rapporteurs, et le travail devient alors très politique - mais aussi dans les phases qui suivent. Il faut choisir les mots qui permettent, non seulement de rendre les conclusions de l'Office attractives et compréhensibles, mais aussi de donner du souffle au travail démocratique, ce qui renvoie à la question de la gouvernance des technologies en société. Quelque chose m'a marqué lorsque a été lancé, un peu plus tôt, le partenariat entre l'Office et les Académies des sciences et de médecine. En effet, nous avons beaucoup parlé de science et de médecine, mais nous avons au moins autant parlé de société. Or, sauf erreur, il n'est pas envisagé de partenariat entre l'Office et l'Académie des sciences morales et politiques (ASMP). Je pense qu'il faudrait mettre en place un tel partenariat, non parce que les sciences humaines et sociales « savent » mieux que les autres, mais parce qu'il convient d'imaginer de grands récits, qui feront sens et seront mobilisateurs de manière à susciter l'adhésion. Virginie Tournay évoquait précédemment la nécessité de rendre le travail de médiation visible et vivant. Les sciences humaines et sociales sont nécessaires pour cela.
Je pense donc que la réalisation de cette tâche de traduction devrait aussi être facilitée par des partenariats avec des institutions comme les Académies, de manière à trouver les mots qui permettront de constituer les récits de demain autour de la technologie en société. Ainsi, un travail important reste encore à mener, car ces récits ne sont pas encore facilement accessibles.
Mme Pauline Souvignier. - La sémantique actuelle repose sur des termes comme « sobriété » et « décroissance » qui sont perçus négativement. De fait, cela induit peut-être un manque d'appétence pour les transitions à l'oeuvre.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Cette autre question ne nous concerne pas directement. J'ai écouté Pierre Delvenne avec beaucoup d'intérêt, car c'est un homme de convictions. Elles transparaissent d'ailleurs dans son propos. Néanmoins, même si je les respecte, je ne les partage pas et je vais vous dire pourquoi.
Dans mon esprit, l'Office parlementaire est un outil pour les parlementaires par les parlementaires. Notre public est donc extrêmement défini : il est constitué de la totalité des députés et des sénateurs qui, lorsqu'ils vont prendre position sur un texte, devraient normalement tenir compte de l'état de la science tel qu'il est accepté comme vrai. Par exemple, nous savons aujourd'hui que la quantité d'énergie produite par un panneau photovoltaïque dépend de sa localisation. Nous devons apporter des réponses extrêmement concrètes à des questions légitimes et partagées. Nous ne créons pas un corps de doctrine sur la science, car chacun a la liberté de tirer les leçons des faits que nous lui présentons. Nos adversaires sont les néo-obscurantistes et non les écologistes ni les adeptes d'une croissance effrénée. Ces derniers sont des interlocuteurs. Nous leur indiquons à quoi ils s'engagent avec leur conception de la société, le résultat qu'ils obtiendront en choisissant un moyen plutôt qu'un autre.
Ensuite, la mise en cohérence appartient à chaque formation politique. Une vieille formule affirme par exemple qu'il faut dépenser plus et demander moins au contribuable. Les partis politiques doivent organiser cette cohérence, de manière séduisante s'ils le désirent mais ce n'est pas obligatoire. Ainsi, certains prônent la souffrance et l'austérité, ils appellent à ce que le monde soit punitif pour accéder ensuite à un paradis. Toutes les positions philosophiques existent. Nous voulons simplement que l'on ne se raconte pas d'histoire, par exemple qu'il est possible de mettre en service des trains ou des tramways en n'importe quel lieu. Nous avons pour règle d'entendre tous les points de vue, raison pour laquelle les auditions sont techniques, mais, pour continuer sur le thème des infrastructures, nous savons très bien qu'on ne va pas construire de canaux dans le Massif central et que, avec des ressources limitées, nous n'allons pas investir des sommes importantes dans des équipements qui ne seraient pas pertinents.
Nous arrivons à faire travailler des personnes qui ont des conceptions différentes, même si ce n'est pas tout à fait vrai. J'ai dit précédemment que, sur les 36 membres de l'Office, une petite moitié est présente assez régulièrement et un tiers environ est présent tout le temps. Mécaniquement, les formations politiques minoritaires ne sont pas très actives dans l'Office, car elles y sont peu représentées. En effet, si l'Office est constitué « à la proportionnelle », c'est sur la base d'une représentation parlementaire qui elle-même n'est pas complètement représentative de la population, notamment en raison du scrutin majoritaire pour les élections à l'Assemblée nationale.
Vous évoquiez tout à l'heure la montée de l'extrême droite. Ce n'est pas un problème pour l'Office, car soit ses représentants se taisent en écoutant poliment, soit ils participent à une négociation collective où un point de vue aberrant serait rejeté par le groupe. De toute manière, nous avons des points de vue différents à l'Office. Par exemple, Angèle Préville est très sensible au sujet de la pollution par les microplastiques. Alors que mon premier réflexe aurait été de trouver cette problématique agaçante, j'ai découvert un monde et, maintenant, j'écoute ma collègue.
Vous avez employé l'un et l'autre un mot très amusant, les « solutionnistes ». Or il a une petite connotation négative. On les voit comme des hurluberlus qui croient que la science va tout régler. Je suis totalement solutionniste. Néanmoins, il faut d'abord avoir le courage de poser des questions, y compris celles qui dérangent, qui agacent. Sur ce point, l'Office est attrayant : nous parlons avec des personnes qui ont de réelles inquiétudes. En outre, le fait de travailler en petit comité, de se respecter, de s'écouter et de se voir très régulièrement a créé une sorte de communauté, un groupe de personnes qui travaillent et qui prennent le temps d'écouter autrui. Ce n'est déjà pas si mal.
L'idée d'un « Conseil scientifique du Parlement » a été avancée. Je suis hésitant. L'Office doit faire preuve de modestie pour fonctionner correctement. S'il ne doit pas se présenter comme un rival des commissions législatives, il doit tout de même rester déterminé en ne concédant rien sur le fond. En effet, les commissions font des concessions sur le fond, car elles sont le lieu d'arbitrages politiques, avec des votes qui dégagent une majorité et une minorité. À l'inverse, l'Office fonctionne par consensus. Sur le long terme, ce type de fonctionnement est toujours plus efficace que des décisions trop clivantes, pour peu que l'on reste sur des solutions vraisemblables.
M. Jean-Yves Le Déaut. - Le piège est effectivement d'être en compétition avec les commissions. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la totalité des membres de l'Office sont membres d'une commission. L'Office ne doit pas jouer de rôle dans le domaine législatif, car c'est l'apanage des commissions.
Toutefois, en amont du travail législatif, y compris avant les crises, un travail de réflexion doit être mené afin de démêler des sujets, même si cela ne veut pas dire que nous les résolvons. À ce titre, j'ai organisé la première conférence de citoyens en 1998 sur les OGM. Ceux-ci pensaient que nous pouvions utiliser les organismes génétiquement modifiés à certaines conditions. Un certain nombre de personnes considéraient qu'il était préférable d'avoir une plante résistante plutôt que d'utiliser des intrants. Aujourd'hui, le Parlement européen doit prendre une décision sur le sujet des NBT. En prenant du recul, on voit qu'en France le débat a été plutôt bien organisé. Les conclusions sont en accord avec celles de la première conférence citoyenne réunie en France. Néanmoins, le pouvoir n'est pas allé dans cette direction en raison des risques politiques des mobilisations organisées par certaines personnes.
Certains sujets suscitent le consensus, comme le réchauffement climatique, malgré l'existence de quelques climatosceptiques, ou la santé. D'autres font l'objet de divergences fortes et provoquent des controverses. C'est en ce sens que je préconise de faire de l'Office un organisme plus fort, avec un statut différent de celui des délégations, sans empiéter sur le rôle des commissions.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Je confirme que l'Office n'a pas vocation à entrer en concurrence avec les commissions de l'Assemblée nationale ou du Sénat. Au contraire, l'un des buts que nous nous sommes donné il y a au moins une dizaine d'années était de renforcer les liens ainsi que le travail en commun avec les commissions. L'analyse de l'origine des saisines montre que les commissions s'appuient de plus en plus sur l'expertise de l'Office. Ceci montre que l'Office n'a plus à faire ses preuves au sein du Parlement et que, au contraire, dès qu'un sujet technique ou scientifique voit le jour, le réflexe est de saisir l'Office.
L'objectif doit donc être en priorité de continuer à renforcer nos liens avec les commissions permanentes parce que c'est dans cette configuration que nous sommes le plus efficaces. Grâce à cela, nous pourrons conserver tous les avantages que nous avons cités, liés au bicamérisme, au consensus politique et à cette hauteur de vue dont nos travaux doivent faire preuve. Le modèle d'un Office ressemblant davantage aux commissions nous obligerait à faire davantage de politique politicienne et ne nous permettrait pas d'éclairer la complexité de la science et des technologies. Le modèle actuel doit continuer à prévaloir.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Je reviens sur l'intervention de Monsieur Delvenne. Je suis très parlementariste, mais les Français ne le sont pas assez. Le travail de l'Office valorise l'utilité du Parlement. La Belgique et la Wallonie sont des entités politiques très parlementaires. En vérité, pour être vraiment parlementaire, il faut un roi. De cette façon, le pays n'a pas à élire, tous les cinq ou dix ans, un président de la République qui se prétend le chef.
En France, le scrutin proportionnel a la réputation, à tort ou à raison, d'éloigner l'élu de l'électeur et de rapprocher le candidat de l'appareil puisque ce dernier fixe les investitures. Nous avons la naïveté - ou l'impudeur - de penser que le mode de scrutin pour l'élection des députés assure une relation de proximité qui permet peut-être d'avoir moins besoin de systèmes de participation tels que ceux que vous évoquiez. Les députés y participent en fait, puisqu'ils sont tout le temps sur terrain, dans des assemblées générales, des associations, des conseils municipaux, etc. Finalement, ne sont vraiment présents à Paris que ceux qui préparent une carrière ministérielle et qui essayent de la construire par un jeu de relations. Les autres pensent à leur circonscription et travaillent donc en priorité pour les électeurs.
C'est l'une des raisons pour lesquelles un tiers seulement des députés et des sénateurs sont présents dans les assemblées. Ils ne sont pas paresseux, mais la pression du terrain est très forte, ce qui est très injuste car le parlementaire ne détient pas le pouvoir. Mais il a le droit de se faire réprimander pour toutes les décisions prises par le gouvernement qu'il n'a pas soutenues.
Mme Virginie Tournay. - Je voudrais réinterroger les sous-jacents sociologiques implicites de vos interventions, notamment le lien que vous établissez entre la participation et l'idée de confiance sociale. Nous vivons une crise de la représentation politique. Est-ce qu'accroître aujourd'hui la participation de différents publics ou les formes de médiation augmenterait la confiance des citoyens dans les institutions et ouvrirait à une meilleure compréhension de la fonction sociale de l'Office ?
Je suis assez partagée. Mon sentiment est que, justement, pour répondre à la crise de représentation, il faut plutôt augmenter la visibilité de l'Office auprès des citoyens. Nous devons augmenter leur confiance dans la compétence des auteurs des rapports. Il existe aujourd'hui une constellation d'agences d'évaluation et de comités et l'on ne s'y retrouve pas. Nous devons faire en sorte que le citoyen ait une perception beaucoup plus claire des rôles des différents acteurs. J'ai le sentiment qu'il faut agir sur la lisibilité des institutions en faisant ressortir les compétences internes, plutôt qu'aller chercher des publics. La participation découle avant tout de l'offre politique plutôt que d'un besoin social. Si nous considérons des sujets techniques, le désir du citoyen est-il d'en débattre ou plutôt de pouvoir avoir confiance, au sens anglo-saxon des mots trust et confidence ? Peut-il considérer que nos institutions d'évaluation, de production des savoirs, d'innovation sont fiables ? Le citoyen cherche-t-il véritablement à débattre ou cherche-t-il de la responsabilité ? Ce n'est pas la même chose. Compte tenu du fait que nous sommes dans un moment de crise, ne vaudrait-il pas mieux agir sur la représentation politique afin de la consolider, plutôt que sur la participation ?
M. Jean Yves Le Déaut. - Je pense qu'il faut faire les deux. Quand l'Office assume une information, en lien étroit avec la communauté scientifique, quand il organise des débats contradictoires et quand il parvient à la conclusion qu'on peut s'engager dans tel ou tel type de technologie parce qu'elle sera plutôt profitable à la nation, sa crédibilité devrait être accrue.
Néanmoins, de nombreux sujets créent des controverses. Or, si la personne responsable de l'évaluation ne mène pas dans le même temps un travail de vulgarisation et ne cherche pas à populariser le sujet - par exemple au moyen des auditions publiques mensuelles que j'ai évoquées précédemment, qui seraient très suivies -, un certain nombre d'opposants parviendront à s'organiser et à faire prévaloir leur vision.
J'ai été témoin de ce fait lors des débats relatifs aux OGM et aux NBT. Bien que ces derniers soient une technologie plus sûre, José Bové les a qualifiés d'« OGM cachés ». Donc, si nous ne sommes pas en interaction avec le public, nous perdons toujours.
Je vais prendre un exemple d'actualité en France. Cet exemple est celui des bassins de rétention d'eau - les « bassines » - dans l'ouest de la France. Je suis fils de paysan, j'ai été parlementaire et je suis maintenant membre de l'Académie d'agriculture de France. À ce dernier titre, j'ai dû animer un débat sur la question de l'eau en France, en compagnie de Jacques Brulhet, l'ancien président de cette académie.
En résumé, les scientifiques affirment que cette zone abrite peu de nappes phréatiques, ou bien des nappes peu importantes. Ceci veut dire que lors de fortes pluies, notamment l'hiver, l'eau part dans la rivière. L'eau captée est ainsi une eau de débordement.
Deuxièmement, dans cette région, l'irrigation servait surtout à cultiver du tournesol, ce qui n'était pas satisfaisant. Par conséquent, un contrat a été passé : à partir du moment où un accès à l'eau est garanti, les cultures sont modifiées, y compris celles relevant de l'agriculture biologique. Aujourd'hui, on peut constater une fantastique évolution des cultures dans cette région.
Le troisième sujet est l'évaporation. Trois modèles nous sont présentés. D'après ceux-ci, le maximum d'évaporation envisageable est de 10 % de la quantité stockée. Une question subsiste néanmoins, relative au coût pour la collectivité. Il faut y répondre.
Après avoir ainsi répondu à toutes ces questions, l'avis scientifique rendu sur cette région spécifique n'est pas défavorable. Ceci ne signifie pas pour autant qu'il faille créer des bassines dans toutes les régions françaises. En tout état de cause, il y a une demande sur cette région, mais aussi une opposition très forte, comme cela a pu être constaté au mois de mars.
Se contenter de donner son avis ne contribue pas à valoriser le rôle du parlementaire et fait perdre toutes les batailles menées.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Il faut s'engager pour défendre ses conclusions.
M. Jean Yves Le Déaut. - Je l'ignore, n'ayant été qu'un animateur. Néanmoins, l'Académie a tout récemment adopté un rapport, que nous transmettrons. D'ailleurs, l'Office pourra peut-être s'en saisir car ce débat est d'actualité.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - L'Office a formulé un certain nombre de recommandations sur le stockage de l'eau, sujet qui a fait l'objet d'un rapport et d'une note scientifique.
M. Pierre Delvenne. - En théorie, il faut pratiquer à la fois la participation et la confiance sociale, mais la pratique est toujours plus compliquée. En effet, plusieurs aspects existent.
L'évaluation technologique a souvent été pionnière en matière de méthodes participatives, pour inclure les différents publics à l'intérieur des parlements et pour soutenir la prise de décision dans les matières technologiques. Le Danemark est fréquemment cité, mais sont aussi concernés la Suisse, les Pays-Bas et, dans une certaine mesure, l'Autriche. Plusieurs offices pratiquent ou ont pratiqué des méthodes participatives en obtenant des résultats probants. En France, cela n'a pas forcément été un succès. La conférence de consensus organisée en 1998 n'a pas eu les résultats escomptés. La cause en est peut-être que le modèle de l'Office est trop parlementaire pour qu'une participation publique « à la danoise » fonctionne.
Je note aussi qu'en France, d'autres instances, à l'instar de la Commission nationale du débat public, sont chargées de mettre en oeuvre la participation. Il s'agit peut-être d'une question de division du travail. Malgré tout, la participation reste un moyen important pour réinstaurer la confiance, au moins dans le discours. Nous commençons à avoir du recul la concernant. Plusieurs écueils assez importants sont perceptibles.
Je fais d'abord remarquer que le recrutement des citoyens est difficile. Soit ils n'ont pas envie de venir, ; soit ils considèrent que ce qu'ils ont à dire n'est pas intéressant, pas suffisamment important, qu'ils ne sont pas suffisamment informés ; soit ils ont des contraintes professionnelles ou familiales qui les empêchent de passer un samedi ou de prendre des congés en vue de participer. À l'inverse, il est très difficile que des élus acceptent de donner un véritable pouvoir à la participation, c'est-à-dire de prendre au sérieux des conclusions qui ne sont pas les leurs. Or, quand on cherche à reconstruire de la confiance sociale par la participation, quand les citoyens impliqués - et ceux qui regardent le processus - attendent le moment où l'on va prendre au sérieux les conclusions de leur travail, et qu'on ne le fait pas - c'est bien la liberté des élus : ils sont des élus politiques et peuvent très bien ne pas suivre les recommandations qui leur sont faites, c'est quelque part la beauté du politique - alors il convient de se justifier, d'expliquer pourquoi. Souvent, ce beau moment politique n'advient pas et les décisions apparaissent en décalage avec ces moments participatifs qui se succèdent, pour de bonnes ou de mauvaises raisons.
Le deuxième élément est de faire ressortir les compétences internes de l'OPECST, au sens propre comme au sens figuré. Il faut faire exister l'Office à l'extérieur, et montrer son travail afin de recréer un lien avec le public. C'est ainsi que s'incarne une institution crédible. Elle détient une autorité institutionnelle et elle représente également plusieurs choses qui ne font pas l'unanimité.
Un dernier point concerne la participation. Il faut aussi être attentif à ce qu'elle devient. Beaucoup d'offices d'évaluation technologique ne la pratiquent plus, ou moins qu'auparavant. Pourquoi ?
La participation coûte cher et il est maintenant difficile d'obtenir des moyens. Il est devenu très à la mode de parler de participation, mais paradoxalement, moins de moyens sont alloués pour la mettre en oeuvre. Quand nous regardons de l'intérieur les exercices participatifs, le temps s'accélère aussi. Les conférences de consensus de 1998 pouvaient encore être organisées sur un ou deux week-ends. Ceci permettait de conserver le temps de la réflexion et du débat. Aujourd'hui, on voit une accélération - la participation coûte cher et j'imagine que c'est peut-être aussi un signe de l'époque - qui fait évoluer la manière dont les citoyens participent au débat : le processus est plus intense, on veut recueillir très rapidement les préférences citoyennes, on accorde moins d'importance à la nuance.
Ce sont tous ces éléments qu'il faut prendre en compte pour apprécier ce qu'est devenue la démocratie participative, notamment en matière d'évaluation technologique.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Je vais à nouveau remercier nos quatre intervenants pour leur participation à cette seconde table ronde. C'est pour moi l'occasion de conclure rapidement. Nous avons été très heureux de vous recevoir cet après-midi. Nous avons pu prendre conscience de la grande diversité des organisations et des manières de mettre en oeuvre l'évaluation scientifique et technologique, avec un regard qui a porté au-delà de nos frontières nationales.
La confrontation de ces points de vue a permis de présenter quelques aspects fondamentaux de l'évaluation, mais aussi d'envisager sous un jour nouveau certaines questions qui concernent l'Office depuis sa création, grâce aux recommandations que vous avez formulées.
L'Office aura l'occasion, dans les prochains mois, de travailler dans le sens de vos recommandations. Ce travail portera sur l'organisation de l'Office et sur l'accomplissement de notre mission première au sein du Parlement, mais aussi sur notre responsabilité envers l'ensemble de nos institutions et de nos organismes scientifiques.
Je remercie encore une fois l'ensemble des intervenants qui nous ont nourris avec ces discussions profondes. Sans votre soutien permanent, sans votre collaboration avec l'ensemble des membres de l'Office, nous ne pourrions pas y arriver.
Je souhaite, une nouvelle fois, un joyeux anniversaire à l'Office !
La séance est levée à 19 h 30.
Jeudi 6 juillet 2023
- Présidence de M. Pierre Henriet, député, président -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Rencontre sur « Quatre controverses scientifiques d'actualité »
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Au nom de tous les parlementaires de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), je souhaite remercier le Président Gérard Larcher qui a accepté d'ouvrir cette réunion organisée dans le cadre du quarantième anniversaire de l'Office, occasion pour nous de présenter le bilan de ce qui a été réalisé à travers cet organisme depuis quarante ans. La journée d'hier à l'Assemblée nationale et celle d'aujourd'hui au Sénat nous permettent également de nous projeter dans l'avenir et de réfléchir au fonctionnement et à la vocation de l'Office et à ce que nous pourrions encore améliorer.
Cher Président, cher Gérard, tu as devant toi un bataillon indéfectible de parlementaires assidus et passionnés qui ont appris à travailler ensemble, avec la diversité de leurs formations, et produisent des travaux paritaires, associant toujours un député et un sénateur.
Aujourd'hui, nous allons nous pencher sur le thème original des controverses scientifiques, pour en évoquer les enjeux et montrer en quoi elles sont animées, parfois tranchées. Hier, à l'Assemblée nationale, nous avons travaillé sur le thème de la science et la politique, dans la salle Victor-Hugo, qui fut lui-même un grand sénateur. Nous avons également travaillé sur le sujet plus concret de l'évaluation scientifique et technologique au service du Parlement. La technologie influe plus directement que la science sur les décisions d'investissement et de soutien. Les députés et sénateurs sont alors concernés au premier chef, dans le cadre de leur ancrage départemental.
Je redis que nous sommes très heureux que tu participes à l'ouverture de cette séance, ce qui représente une garantie pour la qualité de nos travaux.
M. Gérard Larcher, Président du Sénat. - M. le président de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, cher Pierre Henriet, M. le premier vice-président, cher Gérard Longuet, merci pour vos propos. Je vois avec plaisir des anciens présidents de l'OPESCT : Henri Revol, Jean-Yves Le Déaut, qui a eu comme Victor Hugo, une fonction quasiment in eternam. Je salue également Cédric Villani et Bruno Sido. Je salue les membres anciens et actuels de l'Office, les académiciens, les responsables des grands organismes de recherche, et je salue les sénateurs.
C'est un plaisir de célébrer avec vous le quarantième anniversaire de l'Office. La loi du 8 juillet 1983 a instauré, à la suite d'un vote unanime de chaque assemblée, cette structure originale, utile et efficace. Nos prédécesseurs ont souhaité doter le Parlement d'un organisme commun pour l'informer sur les conséquences des grand choix scientifiques et technologiques, et éclairer ainsi la décision parlementaire. Lors des travaux préparatoires furent évoqués de grands sujets, toujours d'actualité aujourd'hui : le spatial - nous avons assisté hier soir au dernier lancement d'Ariane 5 -, le nucléaire et ses déchets, la génétique, l'informatique, etc.
L'Office compte un nombre égal de députés et sénateurs avec une présidence tournante entre Assemblée et Sénat, et s'impose comme un lieu de « fabrique de consensus » selon les mots de Jean-Yves Le Déaut. La force de l'Office repose sur ces rapports approfondis et communs entre députés et sénateurs et sur l'adoption le plus souvent consensuelle de ces rapports - 250 rapports depuis le début de son existence.
Malgré les vicissitudes de la vie politique, l'Office n'a jamais renoncé à l'adoption d'un rapport, recherchant toujours le compromis. Catherine Procaccia pourrait en parler plus longuement, par exemple sur le sujet des nouvelles techniques de sélection végétale, question discutée d'ailleurs hier à la Commission européenne.
L'originalité de l'Office repose aussi sur son conseil scientifique de vingt-quatre personnalités représentatives des différentes disciplines scientifiques et technologiques, qui fournit une expertise précieuse à l'Office.
Une autre originalité repose sur ses modalités de travail.
La première de ces modalités se trouve dans les études sur saisine du Bureau ou d'une commission permanente de l'Assemblée nationale ou du Sénat. Quand j'étais président de la commission des affaires économiques, j'ai saisi l'Office sur des sujets en lien avec les télécommunications. Hier, le Bureau du Sénat, conjointement avec celui de l'Assemblée nationale, a décidé de saisir l'Office sur les nouveaux développements de l'intelligence artificielle. La technologie en la matière avance très vite, comme le grand public peut le constater.
L'Office a également élargi ses modalités de travail en organisant des auditions publiques d'actualité. Ces auditions contradictoires sur des sujets souvent complexes et parfois controversés ont permis d'éclairer le Parlement sur de nombreux sujets : les OGM, la stratégie vaccinale, l'expérimentation animale, l'usage d'algorithmes dans certaines politiques publiques, etc. Je citerai également une audition « électrique » sur les soudures de l'EPR de Flamanville, cher Gérard Longuet. Ces auditions ont deux particularités : elles permettent d'aboutir à des conclusions assorties de recommandations et elles sont également ouvertes aux questions des internautes en direct, ce qui est une marque d'un Office vraiment à l'écoute du grand public. Non seulement au carrefour de la science et du Parlement, il est aussi au carrefour de la science et de la société.
Une autre modalité du travail de l'Office se retrouve dans les notes scientifiques. Ce nouveau format a été instauré par Cédric Villani et Gérard Longuet. Au rythme d'une dizaine par an, dans un format court et synthétique de quatre pages, avec notes et références, elles explorent des sujets très divers souvent en lien avec les travaux parlementaires et marquent une véritable réussite, par exemple sur le stockage de l'électricité, les technologies quantiques, la phagothérapie, l'huile de palme, le recyclage du plastique, la pollution lumineuse, etc.
L'Office est également chargé par la loi de l'évaluation de certaines législations ou politiques publiques. Je pense par exemple aux lois sur la bioéthique, au domaine nucléaire, avec le contrôle de la sureté et la gestion des déchets radioactifs. Le Président du Sénat désigne d'ailleurs un membre du collège de l'Autorité de sûreté nucléaire.
Dans le contexte actuel de renouvellement du nucléaire, l'Office a un rôle éminent à jouer : son rapport à venir sur la sûreté nucléaire est très attendu. Il nous permettra de regarder les choses avec la sérénité nécessaire.
Il est difficile de citer tous les travaux et, encore plus, tous les députés et sénateurs qui y ont participé, mais je veux souligner l'engagement de tous, à travers les réunions, auditions, visites de laboratoires, et rencontres avec des scientifiques, français ou étrangers. Cela est très précieux pour le Parlement.
Pour ces journées anniversaires, je rappelle que vous avez souhaité consulter le public, qui a ainsi sélectionné les quatre thèmes débattus ce matin. C'est, à mon avis, une démarche utile et essentielle pour le lien avec les citoyens que nous représentons.
Vous allez donc travailler sur les questions suivantes :
- Peut-on satisfaire nos besoins énergétiques avec les énergies renouvelables ?
- Réduire l'impact des produits phytosanitaires agricoles, est-ce mettre en danger la production alimentaire ?
- Peut-on capter et stocker davantage de CO2 ?
- L'intelligence artificielle est-elle une menace ?
Nous vous avons d'ailleurs également saisis sur ce dernier thème. Lors de la réunion du Bureau du Sénat hier, que je présidais, Pierre Laurent, entre autres, nous a rappelé l'importance de cette saisine.
Je souhaite saluer le premier vice-président Gérard Longuet et le remercier pour tout le travail accompli en tant que parlementaire, ministre et ici comme premier vice-président de l'Office. Je n'oublie pas ses propos « prophétiques » sur le nucléaire lors de la discussion d'un projet de loi en 2015 qui prévoyait la réduction à 50 % de la part du nucléaire dans la production d'électricité d'ici 2024, c'est-à-dire l'année prochaine. Vous prédisiez d'ailleurs la réouverture de centrales à charbon, ce qui a été fait à Saint Avold. Je pense que les ministres et les parlementaires ont toujours intérêt à s'appuyer sur la science et la technologie.
Merci, cher Gérard Longuet, ainsi que tous vos prédécesseurs, pour cet engagement.
Au nom du Sénat tout entier, je souhaite un très bon anniversaire à l'Office.
En ces temps de défiance envers la science, de discours obscurantistes et de raccourcis scientifiques, le rôle de l'Office n'en est que plus essentiel pour éclairer non seulement les parlementaires, mais également les médias et la société tout entière. Je formule le voeu que l'Office poursuive son travail d'intérêt général au service de la science, de la société et du Parlement. Nous en avons besoin encore plus que jamais.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Je propose à présent de lancer les débats sur les controverses, avec l'idée d'en proposer des approches différentes tout en trouvant une position qui puisse fédérer une action collective nationale.
Première controverse : peut-on satisfaire nos besoins énergétiques avec les énergies renouvelables ?
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Cette première question est prudente et malicieuse. Nous avons, pour animer cette controverse, deux intervenants, David Marchal, directeur exécutif adjoint expertises et programmes de l'Agence de la transition écologique (Ademe), et Valérie Faudon, déléguée générale de la Société française d'énergie nucléaire (SFEN), dont nous connaissons l'engagement et la combativité.
Nous allons ouvrir le débat avec le point de vue de l'Ademe avec David Marchal et découvrir comment l'agence voit le rôle des énergies renouvelables.
M. David Marchal, directeur exécutif adjoint expertises et programmes de l'Agence de la transition écologique (Ademe). - Je vous remercie d'avoir invité l'Ademe pour l'anniversaire de l'Office.
L'Ademe a dans ses missions de lever les freins au déploiement des énergies renouvelables, en éclairant tous les débats autour de ces énergies. Nous assurons notre rôle d'agence d'expertise et de financement, qui tire son expertise des projets qu'elle finance : financements de la recherche-développement, d'études économiques et de potentiel. Nous sommes également financeur du déploiement de certaines de ces énergies renouvelables, au titre notamment des fonds Chaleur et Décarbonation de l'industrie, ce qui nous permet d'être au contact du terrain.
Je rappelle le contexte de notre approvisionnement énergétique : nous consommons 1 600 térawatts-heure d'énergie finale (chiffres 2021). Cette énergie est à 60 % d'origine fossile, 20 % nucléaire et 20 % renouvelable. Elle est répartie selon différents vecteurs : 27 % électricité, 23 % gaz et 50 % pétrole. Cette énergie est consommée pour moitié par le bâtiment tertiaire et résidentiel, principalement sous forme de chauffage, et pour 30 % par les transports. Cet état des lieux montre notre grande dépendance actuelle car 60 % de notre énergie est importée et seulement 20 % est renouvelable.
Sachant cela, il nous faut étudier la part que peuvent représenter les énergies renouvelables dans le futur. Des études ont été réalisées depuis plusieurs années. Récemment, fin 2021, l'Ademe a publié un travail de prospective nommé « Transition 2050 » autour de quatre scénarios avec une société française neutre en carbone. Nous allons au-delà de l'aspect énergétique, en interrogeant l'alimentation, l'agriculture, l'évolution des mobilités et les questions de mix énergétique.
Je rappelle que la question posée parle d'énergie, et pas seulement d'électricité. Les énergies renouvelables sont donc assez variées. À ce jour, ces énergies sont essentiellement de la biomasse puis de l'électricité. Celles qui ont une très forte dynamique, l'éolien et le photovoltaïque, sur lesquels l'essentiel des efforts repose, ne représentent qu'une faible part. En 2050, la part des renouvelables dans les mix énergétiques des scénarios varie entre 70 % ou plus, quels que soient les choix sur le nucléaire. Ces énergies bénéficient donc d'une belle voie de progression devant elles, avec une perspective de production multipliée par trois par rapport à aujourd'hui.
J'insiste sur le fait que nous sommes devant un bouquet d'énergies renouvelables, mais la transition ne se fera pas uniquement avec les énergies davantage appréciées car non « visibles » (marine, géothermie). Il faudra donc compter sur l'éolien... C'est une certaine diversité qui est facteur de résilience. Ce choix représente par ailleurs un facteur de souveraineté à travers une production locale qui se substituera aux importations (à hauteur de 85 % pour les produits pétroliers à l'horizon 2050). Ce choix est également économique : le renouvelable a longtemps été plus cher, mais nous arrivons actuellement à une meilleure compétitivité, non seulement du fait de la crise récente mais aussi des progrès technologiques. Aujourd'hui, les questions concernent les coûts de financement et les travaux de RTE et de l'Ademe montrent que le choix n'est plus économique mais politique et industriel.
La chaleur renouvelable repose aussi sur une logique économique. Le fonds Chaleur de l'Ademe a coûté à l'Etat, au contribuable, 3,5 milliards d'euros de subventions en 10 ans pour 40 térawatts-heure de chaleur renouvelable produits actuellement. Le prix du gaz observé l'an dernier a remboursé intégralement en un an ce fonds Chaleur.
Pour évoquer l'appropriation locale, nous sommes face au projet ambitieux de multiplier par trois la production des énergies renouvelables sur des territoires avec des besoins et des potentiels différents. Actuellement, dans le cadre de la planification écologique, la question se pose de la répartition de ces énergies sur les territoires. Il convient ici de réconcilier les schémas régionaux remontant des territoires avec les schémas nationaux.
Pour terminer, ces énergies renouvelables ont des potentiels techniques importants, mais nous ne devons pas oublier que les gisements sont limités. Il sera difficile d'aller à plus de 1 000 térawatts-heure de production d'énergie renouvelable en 2050. Notre consommation doit dont être réduite (elle est actuellement de 1 600 térawatts-heure), via les technologies mais aussi l'évolution des comportements, ce que nous nommons la sobriété, qui ne signifie pas la privation.
J'évoque un dernier point. De nouveaux objectifs européens existent aujourd'hui pour l'horizon 2035. Ainsi, l'objectif d'une réduction drastique - moins 55 % - d'émissions de CO2 change la donne. L'enjeu est de développer les énergies renouvelables pour cette échéance car nous ne pourrons pas compter sur le nucléaire, dont les nouvelles installations n'entreront pas en service à cette date.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Je vous remercie pour votre intervention et je passe la parole à Valérie Faudon.
Mme Valérie Faudon, déléguée générale de la Société française d'énergie nucléaire (SFEN). - Nous sommes très touchés de votre invitation. Nous avons nous-mêmes fêté hier les cinquante ans de la SFEN et les cent cinquante ans de la Société française de physique.
Nous avons regardé d'anciens débats présidentiels et avons constaté que la controverse « nucléaire vs renouvelable » y était déjà présente. Selon moi, la controverse se place autour de l'idée du 100 % renouvelable. Elle n'existait pas en 1981, François Mitterrand souhaitant un mix, ce qui était aussi le cas pour Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy en 2007. La controverse actuelle apparaît dans le débat de 2012.
Selon moi, la question est d'abord politique car le nucléaire porte des halos symboliques : la bombe, la place de l'Etat, la science, la décroissance, voire le patriarcat. Beaucoup de gens y sont donc opposés.
Cette controverse s'avère compliquée car elle utilise des modèles qui valident des thèses scientifiques. C'est le cas en France, par exemple avec les scénarios de négaWatt, mais également aux États-Unis où Bernie Sanders prône un modèle 100% renouvelable en s'appuyant sur des modèles universitaires. Cette situation complique pour les citoyens la compréhension des enjeux avec peu d'informations sur la méthodologie et les données utilisées. Cependant, nous ne connaissons pas les conditions de 2050. Nous devons aussi faire preuve d'humilité car les chocs pétroliers, le gaz de schiste, la crise en Ukraine n'étaient pas prévus. Il convient donc de choisir la trajectoire la plus robuste et la plus résiliente.
De nombreux travaux existent (Ademe, négaWatt, mais aussi pro-nucléaires), mais aucun ne se base sur une hypothèse de 100 % nucléaire.
Je vais insister sur les scénarios RTE car leur méthodologie a été partagée par tous les acteurs français. Ils s'appuient sur trois niveaux de consommation : moyen de référence (scénario Stratégie nationale bas carbone SNBC), plus faible (sobriété) et plus fort (réindustrialisation profonde ; vertueux car relocalisation en France avec une production bas carbone).
Un nouveau scénario est en cours de réalisation chez RTE avec une perspective haussière de la consommation d'électricité très forte, mais en restant à 1 600 térawatts-heure en 2035, du fait de la demande d'hydrogène dans l'industrie et de l'arrivée des e-fuels dans l'aviation.
Je tiens à rappeler qu'une confusion a longtemps existé entre énergie et électricité. Or il nous faut baisser la consommation d'énergie, et pour cela il nous faut augmenter la consommation d'électricité.
Nous sommes donc devant des scénarios établis fin 2021 et avec trois niveaux de consommation et six trajectoires : trois sans renouvellement du parc nucléaire, trois avec un renouvellement progressif. Cette étude nous indique qu'il existe une différence de coûts, mais que ce sont des coûts de réseau Enedis-RTE et des coûts d'entretien. Ces coûts système jouent donc aujourd'hui à travers la distribution, le transport et l'équilibrage du réseau. Ce scénario de RTE présente aussi le mérite de poser la question de la robustesse du réseau.
Je vais évoquer les forces et les faiblesses du nucléaire. Concernant les faiblesses, nous devons nous interroger sur notre capacité à construire tous les EPR. Selon nous, il est important de lancer les constructions et d'atteindre ensuite un « rythme de croisière ». Il convient aussi de savoir si les réacteurs peuvent avoir une durée de vie supérieure à 60 ans pour ne pas avoir à fermer tous les réacteurs simultanément. Le financement, prévu actuellement à 4 %, pose aussi question, ainsi que la place du contribuable et du consommateur dans celui-ci.
Concernant les énergies renouvelables, les risques identifiés consistent en notre capacité de proposer un déploiement à la vitesse requise, plus élevée que celle de nos meilleurs voisins. Se pose aussi la question de la disponibilité, des flexibilités, donc du stockage.
Nous sommes convaincus de l'importance du nucléaire dans notre système au niveau français mais aussi au niveau européen pour stabiliser l'ensemble du réseau. Au niveau français, je souhaite que nous arrivions à un consensus sur cette question.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Je vous propose de passer aux questions.
M. Gérard Larcher, Président du Sénat, quitte la séance.
Premier intervenant. - Il convient de comparer non pas les coûts de production mais les coûts système. Entre les scénarios de RTE à 50 % de nucléaire et les scénarios les plus ambitieux en énergies renouvelables, nous notons des coûts complets de 20 milliards d'euros par an. En me référant aux propos que vous avez tenus sur les coûts du gaz l'an dernier, si nous appliquons le même raisonnement à l'électricité, l'EPR de Flamanville serait rentabilisé en trois ans.
Deuxième intervenant. - J'ai une question pour David Marchal et je souhaite évoquer la situation de la Bretagne. Cette région ne dispose pas de capacité nucléaire, et 80 % de l'électricité consommée y est amenée par RTE. Peut-on envisager que l'Ademe et la région travaillent ensemble sur le sujet ?
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Je complète cette question en évoquant les plaques territoriales. Des situations telles que celle de l'Allemagne ou de l'Espagne, par exemple, sont-elles intégrées par l'Ademe ? Je constate par ailleurs que le vote écologiste se trouve dans des régions sans éoliennes, par exemple en Alsace...
Troisième intervenant. - Je souhaite poser une question sur les souverainetés inhérentes à la production locale d'énergie. Qu'en est-il des ressources minérales nécessaires au redéploiement du nucléaire mais aussi des renouvelables, en lien avec la position de la Chine sur ces ressources ?
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Le concept de système est pertinent car il ne faudrait pas créer un problème en voulant en résoudre un autre, tel le sapeur Camembert.
Quatrième intervenant. - Je souhaiterais savoir dans quelle mesure les considérations de souveraineté industrielle et technologique sont intégrées dans les différents scénarios ?
M. David Marchal. - Sur le sujet du mix électrique, depuis 2017, des études sont réalisées avec l'horizon 2050. L'Ademe y prend en compte les coûts complets. Il est important de ne pas présenter mes propos comme une opposition au nucléaire, car je rappelle que 45 % de notre consommation d'énergie finale ne sera pas de l'électricité et qu'il faut développer la part de chaleur renouvelable.
Concernant l'interdépendance des régions, nous assistons à un changement majeur. L'augmentation de la production locale ne doit pas conduire à l'autarcie des régions ou à des territoires à énergie positive. En effet, davantage de solidarité s'avérera nécessaire à l'avenir. Des études plus locales peuvent être menées et nous savons déjà que des enjeux de transferts importants entre régions existeront. Nous menons également des travaux sur les outre-mer.
Nous étudions les questions de plaques industrielles à travers les ZIBAC (zones industrielles bas carbone), mais ces études ne s'étendent pas au-delà des frontières, ou très peu.
Sur le sujet des ressources minérales, il convient d'avoir à l'esprit que c'est l'évolution de nos consommations qui aura la plus grande influence, par exemple avec les voitures électriques et l'utilisation du lithium.
Pour la souveraineté, des scénarios prévoient en effet de relocaliser des productions industrielles. Nous finançons pour cela de grands projets de réindustrialisation avec, entre autres, des projets d'usines de batteries. Aux niveaux français et européen, le marché des énergies renouvelables à l'horizon 2050 permet des investissements rentables.
Mme Valérie Faudon. - Sur la question des matières, des travaux sont en cours. Il existe un réel enjeu sur le système électrique et la consommation de cuivre augmentera de manière très importante.
Le nucléaire se révèle plutôt sobre car les constructions ont une durée de vie de 60 à 80 ans. Mais la question de l'uranium se pose et un nouveau rapport de la World Nuclear Association est attendu en septembre prochain. Il est à noter que nous disposons de ressources importantes sur notre sol avec l'uranium appauvri.
Sur la question de la souveraineté, des relocalisations sont en cours, chez Framatome par exemple. Une chaîne française existe, mais penser à la chaîne européenne est également important, pour pouvoir accompagner l'ensemble des pays européens. Les Etats-Unis sont déjà présents en Pologne et en Roumanie.
Enfin, je remercie l'Office pour son travail d'accompagnement du programme nucléaire. Des débats virulents ont parfois eu lieu, insistant sur le fait que la démocratie française était malade du nucléaire, mais le développement nucléaire a toujours été accompagné d'un débat démocratique.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Je conclus en constatant que cette controverse donne lieu à des débats d'une qualité croissante, car plus respectueux des points de vue des uns et des autres. Je pense que le nucléaire était plutôt malade de la démocratie et du scrutin majoritaire à deux tours et pas l'inverse. Quand les personnes bénéficient de l'électricité bon marché, le système fonctionne. Mais l'inverse est aussi vrai et se ressent sur les scrutins électoraux. Les controverses peuvent être d'autant plus raisonnées que nous arrivons sur la réalité des difficultés, point rassurant pour la démocratie française.
Deuxième controverse : réduire l'usage des produits phytosanitaires agricoles, est-ce mettre en danger la production alimentaire ?
M. Jean-Yves Le Déaut, ancien président de l'Office. - Nous abordons la deuxième controverse : réduire l'usage des produits phytosanitaires agricoles, est-ce mettre en danger la production alimentaire ? Elle propose un sujet majeur mais peu abordé par l'Office sauf concernant le chlordécone comme cela a été rappelé précédemment.
C'est un sujet au coeur de l'actualité. Pourquoi n'allons-nous pas plus vite vers une agriculture sans pesticides ? Nous sommes face à un échec quant aux objectifs à atteindre et nous n'arriverons pas à 50 % de réduction en 2030 alors que 43 000 tonnes de produits phytosanitaires sont encore utilisées aujourd'hui. Mais de nombreuses questions sont liées à ce constat : de quels pesticides parlons-nous ? Car quand les pesticides de synthèse baissent, les produits de biocontrôle augmentent. Mais aussi : quels pesticides sont autorisés aujourd'hui ? Existe-t-il des pesticides à faible risque ? Le cuivre et le soufre ne sont-ils pas nocifs ?
D'autres questions se posent en complément. Cette baisse d'utilisation peut-elle entraîner une baisse de la production alimentaire ? C'est la question majeure. Cette interrogation est-elle valable dans tous les pays du monde ?
Christian Huyghe, qui a supervisé de nombreux programmes scientifiques, pourra nous dire si ces solutions à atteindre sont du seul ressort du monde agricole ou s'il convient plutôt d'impliquer tous les publics concernés.
Par ailleurs, les pesticides nuisant à la biodiversité, Valérie Chansigaud pourra répondre à la question de l'impact sur l'environnement et l'homme.
Enfin une dernière question, à l'échelle de la planète, sera de nous demander comment nourrir 10 milliards de personnes sans produits de synthèse. Il sera également important de savoir si nous devons combiner des bouquets de solutions, agro-écologiques, de biocontrôle, numériques, génétiques.
M. Christian Huyghe, directeur scientifique agriculture à l'INRAE. - Je vous remercie pour votre invitation.
Nous abordons ici un sujet de controverse sociétal. J'apprécie la rédaction de la question : « Réduire l'usage des produits phytosanitaires agricoles, est-ce mettre en danger la production alimentaire ? » car elle traduit un biais majeur qui considère les pesticides comme un intrant, pour lequel il existe une courbe de réponse. Mais les pesticides ne sont pas un intrant. La vraie question est plutôt : faut-il maintenir la protection des cultures ? La réponse est ici positive. Cette protection des cultures a pour but de maintenir les agresseurs en dessous d'un certain seuil de nuisibilité, plutôt que de les éradiquer.
Depuis que le plan Ecophyto a été mis en place en 2009, une absence de réduction de volumes des pesticides chimiques, de synthèse, a été observée pendant dix ans, mais un fléchissement a émergé depuis quelques années. Ceci s'accompagne d'une augmentation régulière des produits dits de biocontrôle, avec en premier lieu le soufre et son large champ d'application, par exemple en viticulture, en protection des céréales. Nous pouvons donc constater un vrai changement dans l'offre et dans l'utilisation de ces produits et nous demander jusqu'à quel point ce système peut aboutir.
Nous rencontrons également deux autres effets de fixation majeurs quand nous évoquons les pesticides :
- la question des alternatives : cette question implique qu'on cherche une « solution miracle ». Il convient plutôt de se demander où trouver des degrés de liberté et quelle sera la consommation alimentaire de demain ;
- la question de la disponibilité des pesticides à long terme. Cette hypothèse est battue en brèche avec les travaux menés sur les soixante-quinze substances actives les plus impactées actuellement. Le risque de génotoxicité lié aux molécules émerge également.
Mais nous devons aussi savoir qu'une baisse d'efficacité des produits est observée, par exemple des herbicides, car les populations sont devenues résistantes. Par ailleurs, nous bénéficions d'un nombre moins important de leviers d'actions et de cibles pour les substances chimiques. Le système est donc amené à évoluer.
Enfin, nous pourrons revenir plus tard sur la question de la réduction de la consommation alimentaire. Pour l'instant, la question se pose d'assurer le même volume de culture avec moins de pesticides. Différents leviers sont alors disponibles.
Le premier levier consiste à réduire la pression : s'il existe moins de bio-agresseurs, moins de produits seront nécessaires. Deux grandes voies existent : les régulations naturelles, pour lesquelles un travail de l'INRAE a abouti en octobre 2022) et l'augmentation de la complexité des paysages agricoles, démarche qui relève de l'agrobiologie, pour réguler les populations mais aussi pour augmenter la production. Il en résulte ainsi davantage de temps disponibles pour les cultures. Ces procédés sont efficaces, peu chers mais peu utilisés car ils nécessitent une transition.
Le deuxième levier est génétique. Proposer des variétés tolérantes aux maladies est pratiqué depuis longtemps mais reste peu utilisé alors que les résultats sont très bons, par exemple les vignes résistantes au mildiou et à l'oïdium. Ici encore, il convient de savoir comment gérer ce processus sur le long terme pour éviter les contournements des plantes. Ce cadre permet aussi l'émergence des nouvelles techniques d'édition du génome et une réflexion sur son utilisation.
Le troisième levier concerne les agro-équipements et le digital. Le potentiel est considérable sur le désherbage mécanique avec, par exemple, une bineuse entre les rangs et sur le rang mise au point en Allemagne, qui fonctionne à une vitesse de 8 km/heure. Des robots existent également, qui sèment et qui désherbent, ainsi que des drones. Nous pouvons aussi évoquer les produits d'éclaircissage sur les pommiers, pruniers, etc., avec un bras qui fait tomber les jeunes fruits inutiles.
Le dernier levier est le biocontrôle, qui marque une rupture totale dans la façon de penser la santé des plantes. Il s'agit ici de réguler une population sans la réduire à zéro, grâce au cuivre ou au soufre. Mais d'autres techniques émergent autour des macro-organimes et de la technique des insectes stériles, des microorganismes, qui ouvrent un champ d'innovation considérable et très prometteur, et enfin des phéromones et des kairomones qui permettent de modifier les paysages olfactifs des insectes.
Tous ces leviers peuvent être combinés, ainsi qu'avec les molécules chimiques en dernier ressort.
La vraie question repose sur la vitesse d'évolution car l'offre doit pouvoir s'aligner et il est important de déverrouiller les systèmes de production. En aval, on doit aussi anticiper la demande alimentaire qui se modifie et gérer les risques associés au passage d'un système à un autre.
Un point important également est celui de l'anticipation des changements liés au dérèglement climatique.
Enfin, je dirai que la recherche a une responsabilité, celle d'attaquer ces nouveaux fronts de science.
Mme Valérie Chansigaud, historienne des sciences et de l'environnement. - Je vais apporter un éclairage différent, à partir d'un point de vue historique sur les pesticides, qui permet d'éclairer et de nous interroger sur les problématiques actuelles.
Les pesticides modernes apparaissent aux États-Unis à la fin du XIXe siècle dans des paysages vastes de monocultures, avec des espèces cultivées non originaires du continent. Ce système écologique est entièrement nouveau. Il représente un paradis pour les espèces d'insectes ravageurs, elles aussi sans concurrence. L'agriculture a ainsi été frontalement touchée.
Dans les années 1870, le monde agricole demande des solutions et le gouvernement américain demande aux scientifiques des préconisations simples, notamment pour les plantations de coton. Ceux-ci proposent les polycultures, et en cas d'atteinte par le charançon, de brûler la production de la parcelle. Des témoignages indiquent que le monde agricole a refusé ce type de solutions.
Les agriculteurs expérimentent d'autres procédés comme l'électricité pour tuer les larves, puis des produits chimiques, dont l'arsenic, produit en Allemagne et majoritairement présent dans les pays occidentaux. Vers 1870, le développement de l'appareillage pour pulvériser apparaît également.
La Première Guerre mondiale et le blocus conduisent au développement des industries chimiques aux États-Unis et l'utilisation de davantage de pesticides. Après la guerre, les avions et les pilotes sont réutilisés pour les épandages.
En 1933 paraît un ouvrage des militants de la cause des consommateurs sur les risques concernant les aliments et les produits de beauté. Ici émerge un problème de fonctionnement de la démocratie car les grandes industries limitent les informations transmises aux consommateurs.
La Seconde Guerre mondiale marque une étape avec une épidémie de paludisme dans le Pacifique, mais sans possibilité d'utiliser la quinine. En Europe, le typhus gagne et menace de détruire les armées. Les États-Unis découvrent le DDT mis au point par un chimiste suisse, alors que l'Allemagne ne semble pas intéressée. Le premier usage en est fait à Naples sur un début d'épidémie de typhus, en 1943. En 1946, le premier cas de résistance est observé, toujours à Naples, chez les insectes. Le DDT est dès 1945 considéré comme une bombe atomique contre les insectes et suscite un véritable engouement. En parallèle toute une recherche scientifique se développe sur ces sujets, mais cette littérature ne circule que dans les milieux autorisés.
En 1963, Rachel Carson fait paraître un ouvrage très important, Printemps silencieux, dans lequel elle fait la synthèse des connaissances scientifiques. Biologiste marine, elle permet au grand public d'entrer dans le débat. Le mouvement environnemental contemporain est ainsi né. En 1970, le DDT est interdit. En France, l'ouvrage est traduit mais sans sa bibliographie et Rachel Carson est présentée comme une journaliste, à tort. Cette émergence des produits chimiques a donc eu lieu dans un premier temps sans implication du grand public et Rachel Carson a effectué un travail de vulgarisation scientifique.
Nous pouvons noter avec intérêt que d'autres sujets sont très peu abordés : la résistance des insectes, connue dès 1943 pour les arsenics, par exemple. La même question apparait en parallèle avec la résistance aux antibiotiques mais sans changement de pratique. Il faut observer à ce propos que peu de réactions politiques ont émergé devant ces problèmes scientifiques mais vous êtes ici, grâce aux travaux de l'Office, l'exemple contraire et je vous en remercie.
La thématique des insectes est aussi marquée par l'introduction des espèces envahissantes. On peut observer ici que les insectes n'étaient pas vecteurs de transmission du Covid-19, ce qui a été une grande chance. Nous avons donc une situation contradictoire entre l'augmentation de ces espèces envahissantes qui posent de grands problèmes, et la volonté de diminuer l'arsenal chimique. Force est de constater que le grand public reste peu au courant de ces questions.
Enfin, concernant le chlordécone, le décalage temporel des réactions de politique publique entre la France et les États-Unis repose, il me semble, sur la petite taille des associations naturalistes en France, contrairement aux États-Unis, et y explique la difficulté de la reconnaissance du problème.
M. Jean-Yves Le Déaut. - Je souligne que les États-Unis ont connu un accident dans une usine de chlordécone qui a pu accélérer la prise de conscience.
Mme Florence Lassarade, sénatrice. - Je suis contente que le vin soit vu comme un aliment et non comme un mauvais alcool. Nos viticulteurs ont longtemps été stigmatisés pour l'usage des produits phytosanitaires mais nous constatons un changement de climat et l'utilisation des intrants se révèle considérable cette année pour des raisons climatiques. Par ailleurs, les problèmes d'irrigation risquent de prendre le pas sur les problèmes phytosanitaires. Ainsi, qu'en est-il de l'introduction de cépages résistants dès lors que l'INAO et les AOC bloquent toute évolution ?
Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Christian Huyghe a évoqué des mesures qui permettraient de limiter les intrants. Cela fonctionne pour certaines cultures mais pour les betteraves, toutes les solutions ne sont pas efficaces, surtout sur les grandes parcelles. Les interdictions entraînent une baisse de production, la fermeture d'usines et une importation de sucre. Que pensez-vous de ces contradictions ?
M. Christian Huyghe. - Pour vous répondre sur le vin et la vitesse d'action de l'INAO, la vraie question est de savoir comment faire évoluer les cahiers des charges en fonction de leurs objectifs et pour intégrer les problématiques de changement climatique et de réduction des produits phytosanitaires. Il est à noter que 5 à 10 % de cépages résistants ont été autorisés à certains emplacements, en bordure de parcelles ou près des habitations, par exemple.
Je connais très bien le sujet de la betterave. Vous soulevez une question intéressante car il conviendrait de savoir pourquoi nous avons attendu 2020, avec une perte de 27 % de production, pour agir, alors qu'on sait depuis 2014 qu'il faut faire quelque chose. Nous sommes donc extrêmement verrouillés autour d'un intrant simple, qui intervient directement sur la graine, avec une vie très longue. Il était important de sortir de cette situation mais les betteraviers souhaitent un produit avec la même action. Nous devons travailler sur plusieurs leviers : introduire des espèces plus résistantes ; retarder la date d'arrivée des pucerons avec des plans de campagnes, puis des kairomones (produits répulsifs) qui présentent des résultats encourageants ; réduire les réservoirs viraux où peuvent aller les pucerons. Cette année, une action forte des agriculteurs sur la repousse a été opérée et nous allons parvenir à de bons résultats. Il n'y a pas de solution miracle mais la mobilisation de plusieurs leviers est possible et on va y arriver.
Mme Valérie Chansigaud. - Toutes ces questions doivent être associées aux sciences humaines et sociales pour comprendre les freins aux changements et les attentes contradictoires du grand public, qui déteste les pesticides... mais aussi les insectes. Revenir à l'histoire permet de comprendre le temps présent.
M. Jean-Yves Le Déaut. - Je vous remercie pour cet échange passionnant. Nous noterons que revenir à l'histoire permet de comprendre la situation présente. Les objectifs de production de la CEE des années 1970 ont assigné à l'agriculture des tâches rendues possibles par les produits de synthèse.
Nous avons aujourd'hui une situation différente. J'ai noté le besoin d'une diversité plus importante sur des mêmes lieux alors que des régions françaises sont encore entièrement spécialisées. J'ai aussi retenu que le zéro pesticide, sur lequel travaillent les chercheurs, n'est pas prescriptif. Ce sont des bouquets de solutions qui permettront de maintenir la production des cultures, ce qui est un enjeu majeur. Mais nous constatons également des refus face à certaines solutions.
Avec Catherine Procaccia, nous avons formé un couple scientifique prolifique, avec, entre autres travaux, notre rapport sur la vigne. Nous avions tancé l'INRAE qui craignait les réactions politiques et avait donc pris le temps pour proposer des solutions...
Je note pour conclure que les nouvelles technologies sont nombreuses et doivent nous permettre de tendre vers un consensus.
Troisième controverse : peut-on capter et stocker davantage de CO2 ?
Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - La troisième table ronde porte sur la décarbonation, objectif prioritaire de nos politiques environnementales, avec la réduction des émissions. Les technologies offrent quelques solutions prometteuses dans ce domaine, en plus du travail sur la réduction des émissions.
L'Office a déjà travaillé sur le sujet. En 2006, un rapport avait été présenté sur les nouvelles technologies de l'énergie et la séquestration du carbone. Début 2018, une note scientifique sur le stockage du carbone dans les sols a été prolongée, en 2020, par un rapport sur l'agriculture et la production d'énergie. À l'origine de ces travaux, il y avait une interrogation sur la possibilité et la pertinence d'envisager la neutralité carbone à l'aide des technologies de stockage de CO2. Mais cette option relevait-elle d'une illusion ?
Les connaissances scientifiques nous montrent que des solutions pragmatiques existent mais restent difficiles à mettre en oeuvre. Deux grandes technologies cohabitent. D'une part, le stockage accru du carbone dans les sols, avec l'initiative « 4 pour 1 000 », dont nous allons parler. D'autre part, le captage et la séquestration du carbone avec ou sans utilisation (CCS ou CCUS). Au-delà du potentiel de ces technologies pour réguler le réchauffement climatique, et alors que le gouvernement vient de lancer une consultation sur la stratégie CCUS, d'autres enjeux peuvent être mentionnés. Nous pouvons citer l'acceptabilité sociale de ces technologies par les citoyens, mais aussi l'accompagnement des industriels et des agriculteurs sur ces procédés possibles mais coûteux, et qui nécessitent des adaptations de nos systèmes productifs. Cet enjeu est important pour notre industrie, dans des secteurs pour lesquels il n'existe pas de décarbonation, par exemple la chaux, le ciment, la chimie, la métallurgie.
Nous proposons ici un parfait sujet scientifique et technologique dans lequel l'approche de l'Office peut éclairer l'action publique et sur lequel nous travaillons depuis une vingtaine d'années.
Je laisse la parole à nos intervenants.
M. Thierry Caquet, directeur scientifique environnement à l'INRAE. - Je vous remercie pour votre invitation.
Le sujet des sols doit tous nous concerner car les sols de la planète sont des ressources finies, renouvelables mais sur une échelle de temps très longue. Les sols sont donc un patrimoine à protéger car il est menacé par plusieurs processus : l'érosion, la pollution chimique, la salinisation, la désertification, le tassement des sols. Ces processus sont pour certains sous contrôle humain. La Commission européenne estime qu'aujourd'hui 60 à 70% des sols sont dégradés en Europe. Il existe donc un enjeu important à protéger et reconquérir nos sols, y compris au regard de la biodiversité, dont un quart se trouve dans les sols.
L'atténuation du changement climatique amène à s'intéresser au compartiment des sols car celui-ci permet de stocker du carbone à long terme grâce aux processus biologiques actifs dans ces sols. Les projections montrent que nous ne parviendrons à la neutralité carbone en 2050 que si nous avons des puits naturels de carbone car nous ne pourrons pas compenser autrement les émissions résiduelles.
Dans les dimensions naturelles de la neutralité carbone, nous trouvons donc la biomasse (les forêts, par exemple) et les sols, capables de stocker du carbone de manière plus ou moins permanente.
L'initiative « 4 pour 1 000 », initiée en France en 2015 à l'occasion de la COP21, est une vision de ce que nous pourrions faire avec les sols pour compenser en partie nos émissions. Si nous pouvions augmenter la teneur en carbone des sols de 4 pour 1 000 par an, de manière uniforme à l'échelle de la planète et sur 30 cm ou 1 m de profondeur, nous pourrions capter chaque année le surplus d'émission de CO2 - sans toutefois réduire l'existant. Cette vision part du constat que, en dehors de tout objectif climatique, lorsque la teneur des sols en matière organique est augmentée, des bénéfices sont retirés, en premier lieu pour l'agriculture et la production alimentaire. Dans beaucoup de pays, les sols sont décarbonés et une telle réintroduction aurait de nombreux bénéfices, pour la production agricole, pour la biodiversité et pour la rétention de l'eau par les sols. Nous constatons donc des effets collatéraux positifs. Selon moi, ce constat permet de combiner atténuation et adaptation au changement climatique.
Si nous revenons à la situation de la France, nous bénéficions d'un réseau de mesures de la qualité des sols, au travers du Groupement d'intérêt scientifique sur les sols (GisSol), avec une campagne systématique de mesure, en France métropolitaine et dans les territoires ultramarins, avec une revisite régulière des parcelles mesurées. Cette cartographie précise nous permettra de constater si les premières mesures prises donnent déjà des résultats.
En 2017-2018, l'état de ce réseau montre qu'en France, les sols sont hétérogènes, avec des sols forestiers à l'équilibre (80-90 tonnes de carbone par hectare y sont stockées) et des zones déficitaires (50 % de moins), principalement des zones de grande culture comme celles du Bassin parisien. Nous avons dans ce deuxième type de zones la capacité de déployer des leviers agronomiques pour augmenter la teneur en carbone des sols. Ces leviers, par exemple couvrir les sols entre deux cultures principales, introduire de l'agroforesterie ou faire du semis direct, permettraient une augmentation de la teneur des sols en carbone de 4 à 5 pour 1 000 par an pendant une trentaine d'années.
Nous disposons donc d'une capacité théorique à faire, mais la question est de savoir si ce stockage fondé sur des processus naturels peut être permanent. La réponse est non, malheureusement, en cas de changement d'utilisation du sol (passage du champ à la prairie par exemple), mais aussi en cas de phases de sécheresse, qui entraînent un déstockage de CO2.
Le coût de déploiement doit aussi être pris en compte. Les estimations vont de 10-20 à 100 euros par tonne, par hectare et par an.
Il nous faut donc réfléchir au modèle économique à mettre en place. Pour ce carbon farming, des initiatives existent dans le secteur privé, s'appuyant sur des contrats de cinq ans avec une rémunération de 30 à 50 euros par tonne de carbone. Il faut s'interroger alors sur les priorités à retenir et se demander si ces évolutions ne vont pas transformer radicalement le métier de certains agriculteurs.
Je termine par un point que j'estime très important. Le stockage de carbone est une solution mais ce ne sera pas la seule car elle ne concernera que 10 à 12 voire 15 % des émissions telles qu'elles sont actuellement. Nous ne devons pas non plus négliger les autres émissions du secteur agricole qui contribuent au changement climatique, dont les azotes.
Il existe donc des solutions mais la prudence doit s'imposer. Des opportunités émergent, également pour le modèle économique des exploitations agricoles, mais ces opportunités sont pilotées par le vivant et le climat change : nous devons garder à l'esprit que les solutions de 2023 ne pourront pas forcément s'appliquer en 2030-2040.
Mme Cécile Barrere-Tricca, directrice à l'IFPEN. - Je vous remercie pour votre invitation. Je suis ravie d'apporter aujourd'hui l'éclairage de l'IFPEN sur le captage et le stockage du CO2. Nous sommes impliqués dans la recherche et l'innovation dans ces domaines depuis plus de vingt ans.
Ce sujet revient au coeur des débats avec la prise de conscience de l'urgence climatique. En France, ces dernières semaines ont été marquées par la présentation, lors du Conseil national de l'industrie du 23 juin dernier, de la stratégie de Capture, stockage et utilisation du carbone (CCUS) qui compile les retours des 50 industriels les plus émetteurs de CO2 sur le territoire avec un plan de décarbonation. Cette compilation a permis l'élaboration d'une feuille de route par le gouvernement.
Le CCUS est déjà une réalité. Les solutions technologiques existent et sont déployées. Trente unités industrielles de grande taille dans le monde permettent de capter du CO2, stocké ou utilisé. Ce sont 40 millions de tonnes de CO2 concernées. En Norvège, en mer du Nord, un million de tonnes est déjà injecté chaque année dans des aquifères salins profonds, et ce depuis vingt-cinq ans. Mais ceci n'est bien sûr pas suffisant. Les scénarios montrent que les besoins de captage seront de 8 milliards de tonnes à l'horizon 2050, ce qui est considérable.
Le captage de CO2 ne représente qu'une partie de la décarbonation. Selon les scénarios, 15 % de l'effort de réduction des émissions de CO2 devraient venir du captage, du stockage et de la réutilisation. Ce captage doit donc intervenir une fois tous les autres efforts mis en place en amont (sobriété, efficacité énergétique, passage aux énergies renouvelables, électrification des procédés, etc.).
De ce fait, toute une industrie doit se mettre en place, avec le développement, au niveau mondial, d'une dizaine de sites de stockage par an, d'une centaine de sites de captage, de milliers de kilomètres de canalisations pour transporter le CO2. Le captage et le stockage du CO2 coûtent donc cher actuellement et les efforts doivent viser à réduire au maximum les coûts et les consommations d'énergie.
D'autres enjeux existent, dont l'acceptabilité sociétale. Le captage-stockage de CO2 est peu évident à appréhender, car il peut faire peur alors que nous faisons déjà en France du stockage de méthane sans rencontrer de problème. Je rappelle que le CO2 n'est un produit ni explosif, ni inflammable et qu'il ne présente pas de risques hors milieu confiné.
Il existe différentes technologies de captage du CO2 : la précombustion, l'oxycombustion pour produire de la chaleur et récupérer le CO2, et la postcombustion.
Dans la stratégie nationale sont prévus le captage et le stockage de 4 à 8 millions de tonnes de CO2 par an à l'horizon 2030, et 15 à 20 millions de tonnes à l'horizon 2050. Cette ambition représente un investissement de 50 milliards d'euros (tout compris, donc avec la décarbonation de l'industrie), uniquement pour le CO2 incompressible, donc après que tous les autres efforts pour le réduire ont été mis en oeuvre.
Sur la recherche et l'innovation, je veux insister sur les technologies avancées en cours de démonstration, chez ArcelorMittal à Dunkerque, par exemple, qui fonctionnent extrêmement bien. D'autres procédés français sont également en cours d'essai en Chine. La recherche et l'innovation se poursuivent donc. Le PEPR Spleen a été inauguré le 30 juin à Lyon. Ce projet de programme prioritaire tend à soutenir l'innovation et à développer de nouveaux procédés industriels largement décarbonés. Les travaux permettront de réduire les coûts et la pénalité énergétique tout en travaillant sur des procédés plus compacts, plus efficaces ; on pourra ainsi élargir ainsi le panel de captage de CO2. J'ajoute que le captage direct dans l'air sera un procédé indispensable à terme, même s'il apparaît encore surréaliste aujourd'hui. Je n'oublie pas non plus la biomasse énergie et les émissions négatives de CO2 pour compenser le CO2 inévitable.
Pour conclure, le captage et le stockage du CO2 existent déjà mais restent à développer avec l'appui de la puissance publique et avec un travail sur l'acceptabilité sociétale.
Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Je vous remercie et je vous propose de passer aux questions.
Premier intervenant. - Sur les trois controverses présentées, la cause commune concernant la consommation d'énergie est bien apparue, notamment dans les transports, l'alimentation, l'hébergement, mais qu'en est-il de la baisse de nos consommations globales, des biocarburants, et aussi du problème de l'eau ? Peut-on aller vers un monde où l'on consomme moins d'énergie ?
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Ici, vous proposez un sujet plus large que celui des controverses de cette matinée. Sur la consommation énergétique, l'Office a rendu la semaine dernière un rapport consacré à la sobriété énergétique. Mais cet enjeu dépasse notre thématique de ce jour.
Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Je rappelle aussi que le choix des thématiques a été celui des internautes, parmi une vingtaine de sujets proposés.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - J'apporte également une remarque sur les rôles respectifs de l'Office, des deux assemblées et des formations politiques. Notre rôle est de donner aux députés et sénateurs l'état de l'art à un moment donné, mais les faits peuvent se révéler têtus. Les conclusions politiques peuvent être de nature très différentes. Ainsi, un colloque auquel j'assistais proposait une opposition entre « solutionnistes », confiants dans la technologie, et « déclinistes », qui s'appuient sur l'inéluctable. Nous voulons à l'Office que les parlementaires soient éclairés de manière objective, à eux d'en tirer ensuite toutes les conséquences.
Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Avons-nous d'autres questions ?
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Est-ce qu'il pourrait y avoir une compétition dans l'usage des sols et à quelle condition de prix ?
Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Je complète cette question en demandant quelle est l'acceptabilité aussi bien pour les agriculteurs que les industriels.
M. Thierry Caquet. - Ce sujet dépasse celui du CO2 et revient à s'interroger sur notre foncier agricole et ce qu'est le métier d'agriculteur.
Si nous procédons à une hiérarchisation des usages des sols, nous trouvons, de manière assez convergente à l'INRAE, la production alimentaire, puis celle pour les animaux, les fibres et la bio-industrie, enfin la production d'énergie. Cette hiérarchie devrait rester la même car utiliser des sols pour la production d'énergie semble être une limite à ne pas atteindre.
Sur l'aspect économique, nous sentons actuellement une tension sur ce qui serait le plus rémunérateur : l'alimentation, l'énergie ou d'autres usages des sols. Nous avons ici un véritable enjeu politique sur le choix de société souhaité pour l'usage des sols. Il faut aussi se demander comment les agriculteurs sont rémunérés et par qui.
En dernier lieu émerge la question du foncier et de la propriété des sols. Là encore, nous sommes devant un sujet très important et de nature politique, si nous considérons les sols comme un bien commun.
Aucune option n'est donc complètement positive et une réflexion collective s'impose mais la production alimentaire semble être la priorité.
Mme Cécile Barrere-Tricca. - J'ajoute que pour les industriels, si engagés soient-ils, la question du coût est importante. Il est primordial de les encourager à aller vers ces solutions, avec des subventions et des contrats car le captage et le stockage du CO2 coûtent plus cher que le CO2 lui-même. Ces solutions sont indispensables, surtout dans le contexte de réindustrialisation dans lequel nous sommes aujourd'hui.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Le stockage pourrait donc être une opportunité pour des sols non utilisables autrement, et ce dans une dimension internationale.
M. Thierry Caquet. - En effet, cette solution permettrait à des sols de devenir utilisables. Nous aurions ainsi des écobénéfices à prendre en compte à moyen ou long terme.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Pouvons-nous envisager un signal prix acceptable et prévisible à long terme ? Dans un autre ordre d'idée, la tarification de l'énergie électrique en Europe est une des clés de la solution, malgré des points de vue très conflictuels au sein des partenaires européens.
Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Je propose de conclure cette table ronde en demandant si finalement cette controverse ne concerne pas d'abord le monde occidental et riche.
M. Thierry Caquet. - Plutôt qu'une controverse, nous sommes ici davantage dans une convergence de solutions très différentes les unes des autres mais qui amènent vers un même but souhaité.
Je reviens sur la notion de la mesure sans regret : nous pouvons intervenir en premier lieu dans les sols très bas en stock de carbone, donc dans les pays du Sud, où l'on peut avoir le plus rapidement des résultats à un coût raisonnable. Mais il est important aussi de mettre en place des solutions en France. Il faut donc déployer, informer et former les personnes pour le faire.
Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Je reviens sur la controverse, qui conduit à s'interroger sur la pertinence du captage. Certaines associations aux Etats-Unis estiment par exemple que cela revient à prolonger l'utilisation des énergies fossiles.
Mme Cécile Barrere-Tricca. - Comme je l'ai dit, le captage et le stockage de CO2 doivent représenter le recours ultime, après la sobriété, le passage aux énergies renouvelables, mais aussi le recyclage.
Ces solutions ne doivent pas être une raison de continuer à polluer. Tous les leviers doivent être activés.
Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Je vous remercie. Votre résumé m'évite de conclure.
Quatrième controverse : l'intelligence artificielle est-elle une menace ?
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - J'ai le plaisir de présenter notre quatrième controverse : « L'intelligence artificielle est-elle une menace ? », avec un sujet plus que jamais au coeur de l'actualité, et d'accueillir nos deux intervenants.
Depuis sa naissance en 1956 lors de la conférence de Dartmouth, l'intelligence artificielle interroge sur sa dangerosité. Près de soixante-dix ans plus tard, les médias continuent de se demander si elle est une menace. En 2016, nos anciens collègues ont rendu pour l'Office le premier rapport parlementaire sur le sujet sous le titre : « Pour une intelligence artificielle maîtrisée, utile et démystifiée ». L'intérêt pour l'intelligence artificielle et ses éventuels dangers fluctuent dans le débat public. À l'heure de ChatGPT et des IA génératives, nous constatons l'intérêt des travaux de l'Office qui permettent d'actualiser nos connaissances sur les évolutions technologiques et les évolutions du débat public. Le rapport de 2016 faisait déjà le constat que les technologies d'intelligence artificielle progressaient de manière exponentielle, ce que nous avons pu constater avec le deep learning, les big data ou l'accélération de la vitesse de calcul des processeurs.
La science nous montre que l'avènement d'une super intelligence, dite IA forte, est peu probable car contrainte par l'acceptabilité sociale, notamment alimentée par des représentations catastrophiques, par exemple dans la littérature ou le cinéma.
De façon plus réaliste, nous pouvons discuter des menaces réelles, des risques qui doivent être identifiés, anticipés et maîtrisés. Nous pouvons aussi évoquer l'impact de l'IA sur la place dominante et monopolistique de quelques entreprises dans un contexte d'économie globalisée de plateformes, mais également sur le marché du travail. Enfin nous pouvons évoquer la manière de mettre ces technologies au service de l'homme et des valeurs humanistes, selon quels principes - politiques, juridiques et éthiques - et sur quel plan - national, européen, mondial.
Espace de dialogue depuis quarante ans, l'Office a toute sa place dans ce débat. Les Bureaux de l'Assemblée nationale et du Sénat l'ont d'ailleurs saisi pour qu'il poursuive ses travaux sur l'intelligence artificielle. Je remercie pour cela le Président Gérard Larcher. Je laisse la parole à nos deux intervenants pour ouvrir le débat et nous donner des pistes de réflexion pour l'avenir.
M. Raja Chatila, professeur de robotique et d'intelligence artificielle, membre du conseil scientifique de l'Office. - Je vous remercie pour cette introduction.
L'intelligence artificielle est à la fois un domaine scientifique et une technologie avec un effet important sur la société, grâce à son caractère diffusif qui la rend présente dans tous les secteurs et domaines. Nous devons donc l'appréhender comme un domaine socio-technique. Ce n'est pas un phénomène naturel qui est évoqué ici, mais de sont des objets, conçus et développés par des êtres humains et des entreprises. Notre maîtrise en tant qu'êtres humains et sociétés, en tant que parlementaires et gouvernement, est possible à mettre en oeuvre car la simple observation, dans ce cas, ne suffit pas.
Mais il ne convient pas de croire aux annonces alarmistes sur la superintelligence. Ce discours n'est pas fondé scientifiquement, mais dominé par d'autres raisons pour avoir un effet de crainte et donner confiance dans la maîtrise de ces risques, qui doit revenir à la société et à ses organisations.
L'intelligence artificielle, comme toute technologie, doit être correctement maîtrisée et adaptée pour être en accord avec la loi et les droits humains. Il est essentiel d'en comprendre les mécanismes pour la démystifier et les effets pour l'utiliser et la maîtriser, selon les termes du rapport de l'Office de mars 2017 évoqué précédemment.
Mars 2017 a également vu la naissance d'une nouvelle architecture d'intelligence artificielle chez Google, appelée Transformer. Celle-ci a permis une avancée majeure dans le domaine du traitement automatique de la langue naturelle. Cette avancée a entraîné une accélération du développement des systèmes d'intelligence artificielle générative avec, par exemple, ChatGPT, mais aussi le système Bloom en Europe, grâce au supercalculateur Jean Zay. Nous ne sommes donc pas en retard, mais nous devons avoir de la motivation et des moyens pour être acteurs et ne pas se soumettre au bon vouloir de la Californie.
Les recommandations du rapport de 2017 sont toujours valides, mais d'autres apparaissent désormais. Le Comité national pilote d'éthique du numérique, dont nous sommes membres, vient de publier un avis sur les enjeux d'éthique des systèmes d'IA générative. Cet avis propose dix recommandations sur la conception et douze sur la gouvernance.
Par exemple, sur la question de la vérité, ces systèmes mélangent le vrai et le faux, par leur nature même, à cause de leur méthode statistique et corrélative. Or, un accord commun sur des vérités partagées est un socle de la cohésion de la société, on l'a vu lors de l'assaut sur le Capitole. Un accord sur la vérité des faits partagée est donc essentiel et cette menace doit être maitrisée.
Un autre aspect est l'absence de signification et de sémantique. Ces systèmes n'appréhendent pas la signification des mots et des textes, ce sont les humains qui le font. Des textes sans signification peuvent donc être produits et doivent être pris avec la plus grande prudence, sans même parler des images. Il est donc nécessaire de former les utilisateurs à ces limites et problèmes.
Je vais mentionner l'une des applications envisagées : l'éducation (et l'apprentissage) qui est un cheminement dans lequel interagissent le pédagogue et l'apprenant pour acquérir des connaissances et des savoir-faire. Les systèmes d'IA peuvent donner des résultats mais sans mention de qualité ni de source. Il est donc primordial de pouvoir étudier leur effet sur le développement cognitif des élèves avant de les utiliser.
En termes de régulation, ces systèmes doivent être considérés comme à haut risque car, quelle que soit leur utilisation, ils contiennent ce problème de la vérité. La responsabilité des acteurs tout au long de la chaîne de valeur, des modèles de fondation jusqu'aux applications, doit être identifiée. Il n'est pas possible d'exclure de la responsabilité les concepteurs des modèles, par exemple.
Enfin, concernant la réglementation, ces systèmes sont construits à partir de calculs sur de grandes quantités de données présentes sur Internet. Les questions de la protection des données personnelles et de la propriété intellectuelle se posent donc ici et doivent être examinées au regard de l'existence de cette nouvelle technologie.
Mme Laurence Devillers, professeur d'informatique appliquée aux sciences sociales. - Je vous remercie pour cette invitation. Je vais compléter les propos de Raja Chatila puisque nous avons travaillé ensemble sur ce rapport du Comité national pilote d'éthique du numérique, organisme pérennisé par le président de la République, Emmanuel Macron, au mois de mars. Un nouveau comité sera donc en place à partir de septembre.
La controverse sur l'intelligence artificielle se développe autour des craintes de perte d'emploi, de la machine qui devient superintelligente ou encore devant le fait qu'elle consomme une grande quantité d'énergie. Mais cette évolution permet aussi de découvrir de nouveaux vaccins ou de faire émerger des manières de mieux consommer. Nous sommes bien face à des tensions fondamentales, qu'elles soient éthiques ou anthropologiques, sur les connaissances.
Entre admiration et peur, le public et les décideurs comprennent mal ces nouvelles technologies. Or, il y a des menaces d'équilibre. Si demain nous allons vers une plus grande consommation de ces objets, notre société verra l'apparition de modèles complexes, tout en étant incapable de les remettre à jour, de les recréer, donc avec une perte de savoir-faire très forte. Nous sommes donc face à un problème d'éducation fondamental sur ces outils, pour disposer d'experts mais aussi pour former les citoyens à leur utilisation.
L'émergence de ChatGPT marque l'occasion de traiter enfin ces sujets au coeur de la société. Derrière ce constat, nous trouvons les géants du numérique et leur envie de prise de pouvoir, qui pose un problème géopolitique grave. En effet, nous sommes face à un système d'IA générative basé sur des modèles qui s'appuient sur des milliards de données, avec des hyperparamètres peu transparents. L'opacité des modèles est totale et doit être régulée. L'intérêt du système Bloom est qu'il propose un modèle open, qui peut être testé. Mais les autres systèmes sont très opaques, ce qui entraîne par exemple qu'une même question peut engendrer en réponse deux phrases différentes. Ce facteur température implique en effet que le système ne répond pas avec la réponse la plus probable mais avec la première séquence de mots repérée.
Par ailleurs, fondamentalement, ces systèmes sont créés sur une hypothèse linguistique : les tokens, qui ne sont même pas des mots mais un ensemble de caractères, des vecteurs contenants. Les entités tokens tendent donc à avoir des sens similaires dans des conditions similaires. Ce principe amène à avoir des vaches qui pondent des oeufs... selon l'exemple bien connu. La machine ne produit que des statistiques liées à des contextes. Mais des comportements émergents peuvent également apparaître dans certains contextes, lors d'une requête affinée. L'utilisateur pourrait croire ici que la machine s'adapte à lui mais le processus ne relève pas de l'humain, ce que nous pouvons avoir du mal à distinguer.
Il est donc essentiel que ces capacités soient plus ouvertes. L'apprentissage de ces machines diffère d'un apprentissage humain tel que peut le vivre un enfant. ChatGPT propose ainsi plusieurs types d'apprentissage : l'auto-apprentissage (produire le mot le plus probable derrière une séquence de mots) ou le manque (un mot de la phrase est enlevé et le système cherche à le prédire). Ces systèmes montrent des qualités mais sans abstraction ni raisonnement humain. Nous les humanisons à défaut. Dans l'éducation, il est urgent de démystifier ce que nous percevons de la machine pour ne pas créer une société de dépendance.
Il est important de rappeler également que les données de ces modèles sont principalement anglo-saxonnes et à plus de 80 % en anglais. Nous devons alors nous interroger sur l'influence d'une langue sur une autre, ce que nous ne pouvons pas appréhender du point de vue de la recherche. Nous connaissons cette influence mais nous ne pouvons pas la mesurer, donc la maîtriser. Le citoyen ne comprend alors pas ce qui survient et la machine peut de son côté devenir totalement incohérente. Elle peut se comporter à la manière d'un humain mais sans conscience ni émotion. Sur ce sujet du multilinguisme et du traitement automatique de la langue, je vous indique qu'un important projet est en cours d'élaboration avec le ministère de la Culture au sein de la Cité internationale de la langue française de Villers-Cotterêts.
La première préconisation de notre rapport repose donc sur le besoin d'une entité souveraine pour travailler sur ces sujets qui arrivent trop vite dans la société et pour lesquels les GAFAM ne sont pas capables d'apporter des solutions. Nous sommes face à des objets qui bénéficient d'une certaine autonomie.
Il faut ainsi travailler à la fois sur une loi et sur les normes européennes dès aujourd'hui car il y a une prise de pouvoir extrêmement rapide qui s'opère en parallèle. Il importe d'oeuvrer pour l'avenir des citoyens.
Ce bouleversement est énorme dans le monde du travail et il nous faut l'anticiper, ce qu'a peu abordé notre concertation. Par exemple, aider un enseignant à voir qu'un travail est le résultat de différents apports peut se révéler utile.
Nous devons donc aller beaucoup plus loin sur la compréhension de ces systèmes et nous devons impérativement pouvoir dialoguer avec les GAFAM. Une mise à disposition des bonnes pratiques est également indispensable, dans un souci de mutualisation. Nous devons associer les bonnes et les mauvaises pratiques entre entreprises, par exemple dans le domaine médical. Les États-Unis prennent le leadership très rapidement et il nous revient d'éclairer les pièges réels de ces intelligences artificielles génératives. Je vous recommande à ce sujet le film documentaire Derrière les écrans de fumée proposé par des « repentis » des GAFAM qui expliquent les politiques de manipulation mises en oeuvre et le profil de cobayes que les utilisateurs endossent en utilisant des produits comme ChatGPT.
Nous pouvons donc conclure en rappelant qu'un effort de guerre est nécessaire et j'espère que l'Office pourra en être l'un des vecteurs. Il se pourrait qu'à court terme les normes pour le marché européen soient élaborées par les Etats-Unis et la Chine...
Premier intervenant. - Nous constatons la grande complexité des questions débattues dans les différentes controverses, ainsi que l'intérêt de l'Office pour éclairer les politiques. Mais nous voyons également les transitions et les changements qui vont s'avérer nécessaires. Comment l'Office peut-il aider au changement ?
Deuxième intervenant. - Je souhaite poser une question sur les émotions, qui a priori distinguent l'humain du robot. J'ai appris qu'une IA générative émergente, Project December, permettait d'échanger avec une personne décédée. Existe-t-il des IA génératives capables de donner l'illusion de l'émotion ou du sentiment et quelles en seraient les conséquences ?
Mme Laurence Devillers. - Sur les émotions, dont j'ai fait mon sujet de recherche pour les détecter dans la voix et le langage, les tokens sont utilisés. Au niveau international, nous travaillons sur les émotions depuis 2000 environ, à travers la voix et les émotions très mélangées qu'elle peut contenir. Ces machines sont très loin de détecter ces distinctions. Elles procèdent à une simplification importante, mais qui peut être intéressante dans certains cas, dans les systèmes qui s'adaptent à la voix, par exemple dans les cas de pathologies mentales.
L'autre sujet est celui des dead bots, initiés par Microsoft, qui consistent à faire parler quelqu'un qui n'est plus là. On sait simuler la voix d'une personne décédée, ceci a été réalisé pour le général de Gaulle. Pour ce qui est du langage, il est donc possible de prendre des données et de les retravailler en ce sens. Mais des enjeux conversationnels et des enjeux d'éthique apparaissent car faire parler quelqu'un avec des mots qu'il n'a jamais dits ne relève pas de la dignité humaine. On crée une immortalité numérique. Il nous revient de nous interroger sur la manière dont la société peut vivre avec ce type de systèmes. Certaines sociétés, comme les sociétés asiatiques, l'acceptent mieux que d'autres. Il y a des exemples en Chine et au Japon. Pour prendre un autre exemple, le système Replica, conçu en Russie, s'appuie sur l'idée de répliquer une personne décédée. Il y a là des dérives évidentes.
Notre rapport propose donc non pas d'interdire, mais de s'interroger collectivement sur notre souhait de disposer de tels outils. Il y a des avis divergents. Nous sommes devant un monde d'experts qui nous fait miroiter des améliorations, par exemple avec l'émergence de réponses émotionnelles mais ce n'est pas vrai, cela est fait pour des enjeux purement économiques et marketing.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Pour revenir à la première question, il convient de ne pas confondre les rôles de chacun, qu'ils soient d'expertise, d'analyse, d'évaluation ou de prise de décision. L'Office se situe au milieu, dans l'analyse et l'évaluation.
La réunion de ce matin répond en partie à vos interrogations, par exemple comment, avec une meilleure compréhension, réguler l'intelligence artificielle et où il faut cibler pour gagner en efficacité. Il nous faut en effet être efficace pour tous ceux pour qui nous travaillons, notamment le législateur.
Bien sûr, nous voyons que sur le sujet de l'intelligence artificielle, nous ne maitrisons pas les résultats et la multitude des projections.
Mme Laurence Devillers. - De nombreux chercheurs travaillent sur ces sujets. En France, par rapport aux pays anglo-saxons, nous négligeons encore la nécessité de mettre en oeuvre une entité souveraine « science et société » regroupant les aspects technologiques et les conséquences. Notre pays n'est pas assez tourné vers l'interdisciplinarité.
Troisième intervenant. - Si l'on mélange experts et société civile, il serait important de mieux maîtriser les déclarations de liens d'intérêt.
Mme Laurence Devillers. - Oui, mais je ne parlais ici que des chercheurs, pas de la société civile.
Mme Sonia de La Provôté, sénatrice, vice-présidente de l'Office. - Nous sommes face à un système invasif d'un point de vue intellectuel et il nous manque un cadre pour le réguler, à l'inverse de la médecine, par exemple, qui repose sur des protocoles de suivi d'expérimentation au niveau international.
Ensuite, l'information traitée par ces systèmes est numérique et relève donc d'un domaine relativement récent. Le poids accordé à l'ancien et au présent est donc déséquilibré. La question sur le poids de la vérité scientifique est donc posée car les remises en cause des dernières années peuvent déstabiliser la science et je peux citer par exemple les platistes.
Enfin, il est primordial de développer l'humain avec la pédagogie et l'éducation, ainsi que le sens critique, le libre choix et le choix éclairé, ce qui nécessite de gros moyens. Ces outils doivent rester des outils et pas des éléments visant à modifier la pensée et la société.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Nous constatons en effet que ChatGPT est utilisé pour alimenter les théories du complot, ce qui démontre les limites en termes d'éthique.
M. Raja Chatila. - Nous sommes en effet des cobayes d'expérimentation, sans accord et sans contrôle. Nous assistons à une forme de coup d'Etat numérique dont il faut avoir conscience et face auquel il faut réagir. Un certain effet de sidération prédomine, raison pour laquelle il faut démystifier ces systèmes pour, à terme, aller plus loin et ne plus subir le bon vouloir des GAFAM au niveau international. Le rôle des institutions peut être posé ici, en rappelant que le rapport de 2017 formulait des recommandations dont la mise en oeuvre est seulement partielle. Un lieu doit être trouvé pour que l'exécutif puisse prendre en compte les préconisations de l'Office.
Un autre problème est celui de la qualité des informations, qui sera impactée par ces systèmes. Ainsi, ChatGPT ignore ce qui s'est passé depuis septembre 2021, date de sa mise en service, mais sa mise à jour prendra en compte les données issues des intelligences artificielles génératives, ce qui entraînera un risque supplémentaire, et de manière incontrôlable. Il est alors primordial d'aller au-delà de la pédagogie, vers une réflexion sur l'action à mener face à ces problèmes.
Mme Laurence Devillers. - Sur la toile, nous constatons que les utilisateurs malveillants ont pris en main l'objet, pour propager des fausses informations et déstabiliser les démocraties. Ce constat nécessite un véritable effort de guerre de recherche allié à de la politique. Nos recherches peuvent nourrir les idées. Sinon, une autre solution serait d'aller vers l'anarchie sur la Toile pour rendre le système « fou ».
N'oublions pas que ce système consomme beaucoup d'énergie et nécessite de nombreux data centers. Nous devons donc obliger les géants du numérique à s'ouvrir plus pour disposer de davantage d'informations sur les modèles et les grands systèmes grâce à des réglementations, même si nous sommes bien conscients que l'ensemble du problème ne se résoudra pas ainsi.
Mme Valérie Faudon. - Nous nous sommes nous-mêmes demandé comment faire pour permettre une meilleure connaissance de l'industrie nucléaire pour les publics intéressés. Nous avons constaté que ChatGPT n'était pas fiable. Notre interrogation suivante a porté sur la manière dont le public recherchait de l'information : est-ce grâce à ces systèmes, car Internet propose déjà de très nombreuses informations complètement erronées et sans sources, ce qui me semble être une aberration ?
Mme Laurence Devillers. - Tous ces outils restent une bonne idée mais dans une approche à la fois bottom up et top down. Cela signifie qu'il faut apprendre l'importance des sources, et apprendre à déconstruire un texte généré par ChatGPT pour en découvrir, éventuellement, les inepties. J'encourage les jeunes mais aussi les adultes à suivre ce processus, mais je crains que nous soyons souvent paresseux... Dans cette optique, je vous incite à ne jamais utiliser ChatGPT quand vous souhaitez réaliser un travail important.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Sur ces propos, je vous propose de clôturer notre réunion en remerciant tous nos intervenants.
Nous concluons ainsi cette deuxième journée d'anniversaire de l'OPECST, avec l'immense plaisir d'avoir reçu des intervenants de qualité qui nous permettent de comprendre les enjeux scientifiques et de connaissance et d'éclairer les décisions à prendre sur les régulations, dans de nombreux domaines. Continuons à faire prévaloir la science ! Je vous remercie.
La séance est levée à 13 heures 25.