Jeudi 1er juin 2023
- Présidence de Mme Vivette Lopez, vice-président -
Foncier agricole dans les outre-mer - Table ronde sur la situation à La Réunion
Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Mesdames, Messieurs, chers collègues, j'ai l'honneur de remplacer le Président Stéphane Artano qui vous prie de l'excuser car il est actuellement en route pour Saint-Pierre-et-Miquelon.
Je rappelle que dans le cadre de son étude sur le foncier agricole dans les outre-mer, la Délégation sénatoriale aux outre-mer s'est penchée précédemment sur la situation en Guyane ainsi qu'à Mayotte, et que Thani Mohamed Soilihi et moi-même nous nous sommes rendus, en tant que rapporteurs, à la Martinique.
Nous aborderons ce matin la situation à La Réunion, puis cet après-midi celle de la Guadeloupe.
Nous accueillons donc en visioconférence :
- pour le département de La Réunion : M. Serge Hoareau, premier vice-président du conseil départemental, en charge des affaires agricoles ;
- pour la Direction de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt (DAAF) : M. Jacques Parodi, directeur, accompagné de M. Albert Guezello, chef du pôle protection des terres agricoles ;
- pour l'Établissement public foncier (EPF) : M. Jean-Louis Grandvaux, directeur ;
- pour la chambre d'agriculture : M. Bruno Robert, premier vice-président accompagné de M. Johnny Apaya, directeur général ;
- pour la Safer : M. Thierry Henriette, président directeur général, accompagné de M. Ariste Lauret, directeur général délégué ;
- pour l'Office national des forêts (ONF) : M. Sylvain Léonard, directeur régional La Réunion er Mayotte.
M. Guillaume Sellier, président du Syndicat Jeunes agriculteurs, nous prie d'excuser son absence. Il nous a adressé ses réponses par écrit.
Nous vous remercions, Messieurs, pour votre disponibilité.
Dans un premier temps, vous allez avoir la parole, dans l'ordre que je viens d'énoncer, pour une dizaine de minutes chacun pour votre propos liminaire.
Pour celui-ci, une trame de questions vous a été adressée et vous pourrez vous en inspirer pour la partie correspondant à vos missions.
En tant que rapporteurs, mon collègue Thani Mohamed Soilihi - en visioconférence - et moi-même, pourrons intervenir à tout moment afin de solliciter des précisions complémentaires de votre part.
Ensuite, je donnerai la parole à ceux de nos collègues qui la demanderont.
Au préalable, je laisse la parole à mon collègue Thani Mohamed Soilihi.
M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur. - Chers collègues, Mesdames et Messieurs, je suis actuellement à Mayotte.
Vivette Lopez et moi sommes rapporteurs sur ce sujet très important, dont je suis les travaux avec intérêt. Malheureusement, nous tenons en ce moment une réunion de crise sur l'eau. Je ne peux rester avec vous que quelques instants.
Merci beaucoup, je vous souhaite une bonne réunion. À très bientôt.
Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Merci, nous vous accompagnons par la pensée.
Je donne la parole à M. Serge Hoareau, premier vice-président du conseil départemental de La Réunion, en charge des affaires agricoles.
M. Serge Hoareau, premier vice-président du conseil départemental de La Réunion, en charge des affaires agricoles. - Je vous remercie de prendre le temps d'échanger avec nous sur la problématique du foncier agricole à La Réunion.
Je souhaiterais d'abord rappeler que nous sommes à La Réunion sur un territoire contraint, les deux tiers du territoire étant soumis à différentes réglementations. Il reste un tiers environ pour les différentes activités humaines, dont l'agriculture. La surface agricole utile (SAU) représente aujourd'hui 38 000 hectares contre 42 000 il y a dix ans. Cette baisse de 4 000 hectares est due à l'emprise urbaine, mais plus encore à l'abandon de certaines terres agricoles.
Cette situation résulte de plusieurs phénomènes : les difficultés d'exploitation liées à la main-d'oeuvre et aux traitements phytosanitaires, mais également les questions de transmission. Certains agriculteurs, proches de la retraite, ne parviennent pas à trouver de repreneur.
J'ai découvert avec effroi cette baisse de la SAU car la collectivité départementale mène une politique foncière plutôt dynamique. Ainsi, nous avons mis en place un dispositif visant à remettre en culture des terres en friches, par le biais de primes destinées aux propriétaires non exploitants. Depuis 2014, ce dispositif a encouragé la remise en culture de 522 hectares, à travers des projets d'installation ou d'agrandissement. La procédure « terres incultes », menée en lien avec la Safer, nous a également permis de remettre en culture 320 hectares en moyenne par an, soit 3 200 hectares ces dix dernières années.
Par conséquent, l'écart négatif est à la fois surprenant et pénalisant pour le monde agricole à La Réunion, alors que des procédures réglementaires incitatives témoignent de la volonté affirmée de la collectivité départementale de remettre en culture les terres en friches.
Par ailleurs, la problématique de la main-d'oeuvre est de plus en plus prégnante sur le territoire, pour les cultures de grande surface, comme la canne à sucre, mais aussi pour les activités maraîchères et fruitières.
La préparation des agriculteurs à la transmission représente également une difficulté. Certains agriculteurs sont toujours chefs d'exploitation à plus de 67 ans. En effet, lorsque les droits ne sont pas complets, le montant de la retraite est moindre et l'agriculteur n'a pas envie de transmettre son exploitation. Pourtant, ces exploitations sont en déclin.
De plus, il est nécessaire de mettre en place un dispositif pour les jeunes. Environ 200 jeunes sont formés dans les écoles, notamment les lycées agricoles, mais ils veulent souvent devenir directement chefs d'exploitation, poursuivre leurs études ou s'orienter vers d'autres métiers liés à l'agriculture. Très peu sont disposés à rester ouvriers agricoles le temps de prendre en main une exploitation.
Néanmoins, je pense possible d'instaurer un sas de professionnalisation pour les agriculteurs entrés en phase de transmission. L'accompagnement des jeunes formés à l'agriculture constitue un réel enjeu. Il leur permet de passer d'ouvrier agricole à exploitant. La réflexion est engagée.
La filière maraîchère dispose déjà d'une sorte d'organisation. De 500 à 600 agriculteurs sont liés à une coopérative. Même pour les quelques 1 600 indépendants du marché de gros, une forme de filière existe : certains alimentent des points fraîcheur, de grandes surfaces ou la restauration collective. Même si l'activité est moins structurée que pour la filière animale, le dessein d'organisation est réel à La Réunion. Il permet aujourd'hui de nourrir une partie de la population et de répondre partiellement à la forte demande de la restauration collective.
Concernant la commission départementale de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF) et la possibilité de construire sur des terres agricoles, les positions ont évolué. Pendant longtemps, les maires étaient en phase avec le monde agricole. Ils jugeaient anormale l'exigence d'un avis conforme de la CDPENAF à La Réunion, alors qu'un avis simple suffisait dans l'Hexagone.
Cette position a évolué depuis quelques mois. À trois reprises au moins, la chambre d'agriculture a réaffirmé, par la voix de son président, qu'elle était favorable au maintien de l'avis conforme de la CDPENAF : une première fois, lors du conseil d'administration de l'Office de développement de l'économie agricole d'outre-mer (ODEADOM) en novembre ; une deuxième fois devant le ministre des outre-mer Jean-François Carenco à Saint-Pierre ; une troisième fois, plus récemment, devant le ministre de l'Agriculture Marc Fesneau, le ministre des Outre-mer Jean-François Carenco et la Première Ministre Élisabeth Borne lors de leur dernier passage à La Réunion.
Les maires reverront leur posture en conséquence. En revanche, ils demanderont une révision de la composition et de la doctrine de la CDPENAF. Il importe en effet d'éviter une mainmise de la chambre d'agriculture et de préserver l'indépendance des agriculteurs dans le dépôt des demandes de permis de construction en zone agricole. À défaut, les maires demanderont à l'État, c'est-à-dire à la direction de l'Alimentation, de l'Agriculture et de la Forêt (DAAF), d'instruire et de délivrer les autorisations d'urbanisme en zone agricole. Du fait de l'avis conforme de la CDPENAF, les maires n'ont en effet plus de légitimité à se prononcer sur le dépôt d'un permis en zone agricole.
Concernant l'allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa), je pense que, malgré quelques évolutions, le monde agricole n'est pas concerné compte tenu de la valeur des exploitations.
Enfin, La Réunion n'est pas affectée par un manque d'eau. La question est plutôt celle de la gestion de cette ressource sur l'année. En effet, le territoire détient des records mondiaux de pluviométrie. Il s'agit donc de stocker cette eau avant de pouvoir mieux la distribuer. Les périodes de sécheresse seront de plus en plus longues, tandis que les périodes pluvieuses seront plus intenses.
À cet égard, le cas de la commune du Tampon est exemplaire. Elle a déjà construit deux réservoirs de plus de 300 000 mètres cubes chacun. Un troisième réservoir, représentant plus de 17 millions d'euros d'investissement, est prévu. Je pense que cette politique doit être menée à l'échelle départementale. Les 24 communes de l'île bénéficieront ainsi de capacités de stockage leur permettant de continuer à irriguer les terres agricoles en période de sécheresse.
D'importants chantiers ont été conduits à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Dans les années 1970 et 1980, les périmètres irrigués du Bras de la Plaine et du Bras de Cilaos ont été constitués. Le chantier du basculement de l'eau d'est en ouest permet aujourd'hui d'irriguer près de 6 000 hectares de terres agricoles dans l'ouest. Les réseaux ouest et sud sont désormais interconnectés. 16 ou 17 000 hectares sont aujourd'hui irrigués, soit la moitié des terres de La Réunion. La collectivité départementale travaille aujourd'hui sur un nouveau projet, le projet Mobilisation des Ressources en Eau des micro-régions Est et Nord (MEREN). Il vise à irriguer les terres du nord et de l'est, en partant là aussi de Salazie.
M. Jacques Parodi, directeur de la DAAF. - Je me permets une petite rectification. Je ne suis pas accompagné de Bertrand Brohon, indisponible, mais d'Albert Guezello, chef du pôle protection des terres agricoles la DAAF.
Je ne reprendrai pas la totalité des arguments du vice-président Serge Hoareau. Nous partageons assez largement son analyse. Je complèterai celle-ci avec quelques chiffres.
La préservation du foncier agricole est évidemment la priorité sur le territoire de La Réunion. La SAU est extrêmement réduite, avec 450 mètres carrés par habitant, soit dix fois moins que dans l'Hexagone. Cette préservation est la condition sine qua non pour tendre vers l'autonomie alimentaire.
La perte du foncier s'analyse sous deux aspects : l'urbanisation d'une part, l'enfrichement d'autre part. La comparaison des deux dernières décennies montre que l'urbanisation des terres agricoles progresse moins vite, en raison sûrement des outils en place, que l'enfrichement. En dix ans, près de 5 000 hectares se sont retrouvés en friche. En parallèle, 2 500 hectares ont été rendus à l'agriculture. Le solde reste donc négatif, à hauteur de 2 500 hectares, pour les raisons exposées par le vice-président Serge Hoareau.
Les terres concernées sont évidemment les moins favorables, en raison de leur difficulté d'accès et d'une absence de mécanisation ou d'irrigation. Rendre à ces terres leur vocation agricole relève donc d'une priorité collective. Plusieurs pistes peuvent être explorées. Votre questionnaire évoque ainsi la taxation. Cependant, les propriétaires de ces terres sont souvent dans une situation financière difficile. En revanche, les dispositifs d'encouragement à la reprise me semblent des leviers plus opérants.
L'accès à la terre et la transmission des exploitations sont des sujets préoccupants. La Réunion est l'un des départements où l'installation est la plus dynamique. La difficulté tient cependant au maintien d'agriculteurs qui ne prennent pas leur retraite, essentiellement par manque de revenus. La retraite agricole ne leur permet pas d'avoir une vie correcte au moment où ils pourraient céder leur exploitation.
Les accompagnements à la transmission sont une piste à explorer. Les jeunes peuvent rester salariés pendant une période de transition de trois à cinq ans, avant de devenir propriétaires exploitants. La cession sous forme de viager pourrait aussi s'envisager, sous réserve de faisabilité juridique. Le cédant percevrait un petit complément de retraite, l'accédant verserait un loyer modique avec la garantie de devenir plein propriétaire. Dans ces conditions, il pourrait investir et développer l'exploitation.
Depuis sa création en 2016, la CDPENAF a examiné 5 000 dossiers de demandes d'autorisation. L'État n'y est pas majoritaire et la décision revient bien à l'ensemble des membres de la commission. Il arrive fréquemment que la décision ne soit pas conforme à la proposition du rapporteur de l'État ou que celui-ci modifie son avis compte tenu des explications apportées. Par ailleurs, les décisions de rejet de la CDPENAF sont souvent motivées par l'incomplétude du dossier. La commission peut donner ultérieurement un avis favorable au vu d'un dossier plus complet.
Concernant le point particulier de la construction sur les terres agricoles, le souhait d'un agriculteur d'habiter à proximité de son cheptel est parfaitement compréhensible. Cependant, je souhaite attirer votre attention sur deux écueils.
Tout d'abord, la construction peut présenter un risque de développement d'activités touristiques parallèles. Elles pourraient dans certains cas conduire à délaisser la production agricole au bénéfice de l'activité touristique. L'effet serait alors contraire aux attentes.
La deuxième difficulté peut se présenter au moment de la cession. Le propriétaire peut souhaiter conserver son habitation, au risque de générer des conflits de voisinage. A contrario, il peut désirer céder l'ensemble et rendre ainsi prohibitifs pour un jeune les coûts d'installation.
Par conséquent, je suis très prudent en matière d'habitation sur des terres agricoles. Elle doit être parfaitement encadrée et limitée afin d'éviter le mitage. En effet, le développement de ce phénomène devient une véritable plaie à La Réunion.
Enfin, la CDPENAF permet d'harmoniser les décisions au sein des 24 communes de l'île.
Concernant l'eau, le changement climatique est déjà très sensible à La Réunion, plus encore que sur le continent européen. Quelques chiffres en témoignent. L'État a versé 3,3 millions d'euros au titre des calamités pour la sécheresse de 2010-2011, 3,8 millions pour celle de 2012, 2,7 millions pour celle de 2013, 3 millions pour celle de 2020 et 3 millions pour celle de 2022. La solution passe évidemment par la gestion des réserves, mais aussi, me semble-t-il, par la recherche de cultures moins consommatrices en eau.
Sur la structuration des filières, on ne peut comparer la filière des fruits et légumes avec celle de la canne. Par nature, la filière canne est intégrée puisque le planteur ne produit pas lui-même son sucre. En revanche, les producteurs de fruits et légumes peuvent vendre directement leurs produits. Cela concerne plus de 70 % de la production.
Néanmoins, les filières se structurent. Pour les fruits et légumes, dix organisations professionnelles coexistent et une interprofession l'Association Réunionnaise Interprofessionnelle de fruits et légumes (ARIFEL) est en phase de reconnaissance au niveau national.
Le mouvement doit être encouragé. La structuration en filière longue, de la production au stockage et à la transformation, voire à l'exportation, permet de garantir un revenu pour les producteurs et un approvisionnement régulier des transformateurs. Les leviers pour encourager l'adhésion aux interprofessions sont plus difficiles à actionner que dans d'autres domaines, en raison de l'importance de la vente directe. L'interprofession doit alors valoriser son action, en montrant qu'elle constitue une garantie face aux aléas agricoles et assure un apport technique.
M. Albert Guezello, chef du pôle protection des terres agricoles de la DAAF. - La Safer et l'Établissement public foncier (EPF) de La Réunion sont effectivement de meilleurs spécialistes des autres points, notamment la loi Letchimy et les autres recherches de financements.
M. Jacques Parodi. - Nous restons à votre disposition pour toute question.
M. Jean-Louis Grandvaux, directeur de l'Établissement public foncier (EPF). - J'interviens pour présenter les actions de l'EPF au regard de la politique agricole. En la matière, notre rôle est limité. Nous intervenons uniquement sur les terrains constructibles.
Toutefois, un schéma d'aménagement régional a été voté à La Réunion dès 1992. Il a été révisé à plusieurs reprises. Il a déterminé des options très intéressantes pour la filière agricole. La construction a été totalement limitée sur les grands espaces agricoles, qu'ils soient canniers, maraîchers ou d'élevage, afin d'éviter la prolifération des mitages.
L'EPF a été mis en place en 2002 à la suite de ce document d'urbanisme. Depuis cette date, nous avons acheté 700 hectares de terrain, 900 terrains, pour près de 450 millions d'euros. Tous ces terrains sont classés constructibles ou à vocation d'urbanisation, mais ne sont en aucun cas agricoles. Le dispositif concourt ainsi à la préservation des autres terrains.
La Safer siège dans nos commissions foncières. Elle dispose ainsi de l'information complète et exhaustive de tous les terrains que nous achetons. Elle émet des avis sur ces achats. Il nous est d'ailleurs arrivé de lui acheter des terrains qui n'avaient plus de vocation agricole.
Les chiffres de baisse de la SAU m'étonnent un peu. Les statistiques de l'époque n'étaient peut-être pas comparables à celles d'aujourd'hui. Je me souviens qu'en 1992, il était question de la disparition de 400 hectares de terres agricoles chaque année.
Je pense qu'une volonté commune et partagée, ainsi que l'existence de documents et d'une politique dynamique d'urbanisme sur le territoire, ont permis de diminuer le volume d'espaces ayant vocation à être déclassés. Comme le disait M. Jacques Parodi, la diminution de la SAU est essentiellement due aux friches.
Certes, il existe encore un mitage sur certains espaces agricoles. Néanmoins, nous disposons aujourd'hui des outils cartographiques, numériques, etc. qui permettent de surveiller ces espaces. Des mesures de police accentuées sur certains espaces contribueraient à limiter un mitage problématique à plusieurs égards : aménagement du territoire, environnement, coût pour les collectivités, etc.
Le rôle de l'EPF consiste à proposer des alternatives. En étroite collaboration avec les collectivités et l'État, nous achetons beaucoup de terrains, nous les portons longtemps et nous essayons de les revendre le moins cher possible pour que les collectivités puissent réaliser logements sociaux, équipements publics et autres constructions d'intérêt général. Je pense que les résultats sont bons sur l'ensemble du territoire de La Réunion.
Dès lors, l'urbanisation m'inquiète moins que la mise en friche et la désertification de certains territoires. Je ne me sens toutefois pas compétent sur les mesures à prendre à cet égard.
En conclusion, j'estime que la décision de ne pas construire sur les espaces agricoles, surtout canniers, était courageuse et positive.
Je reste à votre disposition pour toute question.
M. Bruno Robert, premier vice-président de la chambre d'agriculture. - Votre questionnaire révèle une bonne connaissance du sujet et des différentes problématiques.
En premier lieu, j'aimerais communiquer quelques chiffres afin de bien cerner la problématique.
Aujourd'hui, le prix du foncier agricole est estimé entre un et deux euros le mètre carré, tandis que celui du foncier constructible peut s'élever jusqu'à 350 euros le mètre carré. Il convient donc de considérer la question de la spéculation qui a un impact sur plusieurs de vos interrogations.
Par ailleurs, la pression sur le logement est forte. 40 000 demandes de logement sont en attente fin 2022 à La Réunion. Elles augmentent de 10 % chaque année, alors que le territoire ne construit que 2 000 logements par an.
À propos de la CDPENAF, je souhaiterais répondre au vice-président Serge Hoareau, qui est également maire de Petite-Île. Il est le seul à avoir mis en place un périmètre de protection et de mise en valeur des espaces agricoles et naturels périurbains (PAEN). Si les 24 maires partageaient sa sensibilité rurale, la chambre d'agriculture n'aurait aucun mal à leur confier la protection du foncier agricole. En l'état, les tensions spéculatives rendent la démarche dangereuse. Le président de la chambre d'agriculture a exprimé cette crainte. Par conséquent, l'avis conforme de la CDPENAF demeure fondamental. Il allège la pression pesant sur les maires.
Au demeurant, les représentants des agriculteurs ne sont pas majoritaires au sein de la commission. Ils disposent de trois sièges. Les élus en occupent trois, les associations écologiques trois et l'État quatre. Cela étant, le fonctionnement s'améliore. Il tend vers davantage de souplesse et de discussions, afin de permettre aux projets justifiés de se concrétiser.
Concernant les terres en friches, le département mène une politique volontaire d'accompagnement. Les propriétaires qui décident de louer leurs terres en friches ou de les exploiter bénéficient aujourd'hui d'une subvention du conseil départemental. Cependant, beaucoup conservent une position d'attente à des fins spéculatives. En effet, les loyers comme les prix de vente demeurent peu élevés. 8 000 hectares demeurent ainsi en friche.
Par conséquent, nous estimons qu'il conviendrait de compléter les incitations avec un dispositif contraignant de lutte contre la spéculation. Nous attendons de la loi des éléments de réponse à cet égard. En effet, pour un seul terrain proposé par la Safer, sept jeunes souhaitent s'installer. Il conviendrait donc de taxer en priorité les propriétaires de terres qui tirent l'essentiel de leurs revenus du tourisme au détriment de l'agriculture.
En matière de départs en retraite, l'augmentation du plafond de l'Aspa et l'exonération du foncier agricole représentent des améliorations significatives. Toutefois, l'information manque sur le sujet. De plus, le seuil de 65 ans est tardif. À cet âge, les enfants trentenaires ont pu choisir un autre métier et la population agricole vieillit. Aussi, la profession souhaite-t-elle rétablir un dispositif de préretraite à partir de 57 ans. Son bilan était positif.
Je rejoins les interventions précédentes sur la gestion de l'eau. Les chantiers sont en cours. Nous accueillons favorablement l'annonce de l'État d'accompagner le projet MEREN et l'accompagnement des solutions de stockage d'eau. Toutefois, les projets ont pris beaucoup de retard. L'est, autrefois bien arrosé, subit désormais les conséquences de la sécheresse. Il est aujourd'hui nécessaire d'harmoniser la gestion sur tout le territoire. Nous attendons aussi un renforcement des outils dans ce domaine.
Enfin, j'aborderai la question du logement des agriculteurs. Aujourd'hui, le choix se porte sur la solution de facilité, à savoir le refus - à quelques exceptions près - de toute habitation sur le foncier agricole. Or, nous constatons tous les jours des arrêts d'exploitations dus aux problèmes causés par l'éloignement des habitations (vols répétés, attaques de chiens, difficultés de suivi technique...).
Par ailleurs, certaines communes comme Le Tampon concilient un territoire très mité et une forte production maraîchère.
De fait, l'interdiction totale génère des constructions illégales, que les maires dénoncent difficilement compte tenu des tensions en matière de logement.
La chambre d'agriculture a commencé à travailler avec la DAAF à la recherche de solutions, en s'inspirant par exemple de l'île Maurice ou d'autres territoires. Nous sollicitons aussi la Safer et l'EPF pour acheter des logements en cas de transmission. Une contractualisation sur plusieurs années permettrait par ailleurs d'assurer la valorisation agricole de terres portées par l'EPF.
M. Thierry Henriette, président directeur général de la Safer. - Avant de laisser la parole à M. Ariste Lauret, je commencerai par exposer certains facteurs qui influencent le recul de la SAU à La Réunion.
La hausse du coût de la main-d'oeuvre et des intrants, les difficultés pour nos agriculteurs de disposer de molécules agréées (herbicides homologués...) et les incertitudes nées de l'attente d'une nouvelle convention canne et du nouveau cadre des aides du Fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER) ne doivent pas être négligées.
Il convient aussi de prendre en compte les zones de carrières qui ne reviennent pas à l'agriculture par la suite, comme à Saint-Pierre ou à Bras-Panon, ainsi que le morcellement, le mitage et les constructions illégales : nous constatons plus de 400 notifications par an sur 2 000 notifications de parcelles bâties en zone A et N, souvent sans permis.
De plus, l'amélioration de la connaissance sur les risques naturels et la définition plus précise du zonage réduisent la SAU.
Enfin, la prochaine mise en oeuvre de l'arrêté préfectoral sur les zones de non traitement (ZNT) risque fort d'accentuer les friches et de diminuer encore la SAU.
M. Ariste Lauret, directeur général délégué de la Safer. - J'ajouterai que les travaux d'amélioration foncière ont été limités dans certaines zones depuis l'instauration des plans de prévention des risques (PPR). Des zones de déprise se sont ainsi mises en place.
En outre, plus de mille hectares de terres agricoles ont été déclassés ou classés en zone naturelle entre 2016 et 2020, dans le cadre de révisions des plans locaux d'urbanisme (PLU). Malgré la mise en place d'une doctrine sur les espaces boisés classés (EBC), il est difficile de les rendre à l'agriculture.
Toutefois, certains terrains, auparavant agricoles, ne sont pas construits depuis plusieurs années. Ils pourraient être rendus à l'agriculture ou classés en zone naturelle.
Le vice-président Bruno Robert a évoqué la zone du Tampon. Cette commune est séparée de Saint-Pierre par une simple route. D'un côté de la route, se trouve une zone agricole irriguée, de l'autre une importante zone artisanale. La situation génère convoitises, frustrations et tentations spéculatives.
Le PAEN de la commune de Petite-Île a été mentionné. Nous pensons que toutes les communes de l'île devraient suivre cette orientation pour protéger leurs meilleures terres, particulièrement celles qui ont bénéficié ou doivent bénéficier de l'irrigation (le périmètre MEREN, la zone des Hauts...).
La protection de la SAU nécessite également de mettre en place des moyens de police afin de renforcer le contrôle des constructions illégales.
Par ailleurs, la Safer a mis en place une offre d'accompagnement des collectivités sur les biens vacants. L'enjeu est important. En effet, les indivisions non réglées favorisent les friches.
Concernant précisément ces dernières, le département a mis en oeuvre des incitations financières à la vente ou la location des terrains. Les primes permettent aux agriculteurs concernés de rembourser les frais de notaire et de garantir leurs emprunts. En 2023, 73 parcelles et 169 hectares sont ainsi concernés, pour un montant total de primes de 273 000 euros.
La possibilité de taxer est déjà ouverte par l'article 181-15 du code rural. Il renvoie à l'article 1639 A bis du code général des impôts. Les communes ayant effectué un recensement validé peuvent transmettre l'information aux services de l'État. Ceux-ci seront ainsi en mesure de taxer les terres en friches. Les communes pourraient y procéder en concertation avec le conseil départemental qui conduit avec la Safer la procédure des terres incultes.
Je reviens sur le morcellement et les autorisations de construction sur les terres agricoles. Il conviendrait de définir une sorte de cahier des charges que le propriétaire adjoindrait à sa demande d'autorisation. La commission départementale d'aménagement foncier (CDAF) pourrait alors répondre sans nécessairement motiver sa décision.
Le département affecte déjà des moyens pour les terres incultes. Il pourrait toutefois aider au règlement des indivisions et des successions dans le cadre du FEADER. En effet, les frais s'avèrent supérieurs à la valeur des terrains agricoles. La mise en place de fonds fléchés permettrait de régler certaines indivisions.
Concernant l'optimisation du droit de préemption de la Safer, je m'attacherai d'abord aux exemptions de construction.
L'exemption de construction pour des parcelles de moins de 2 500 mètres contourne notre droit de préemption quand les terrains concernés sont situés dans des zones A ou N. Il faut attendre trois ans pour effectuer le contrôle, recourir à une médiation et demander en justice la résiliation de la vente, surtout quand l'acquéreur n'est pas agriculteur. Il conviendrait sans doute de revoir le texte pour limiter les exemptions aux terrains à bâtir, en excluant les terrains majoritairement situés en zone A, surtout en périmètre irrigué.
Le démembrement de propriétés, par le biais de ventes de nue-propriété et de conservation de l'usufruit en viager, constitue une autre technique de détournement du droit de préemption. En effet, la revente au bout de trois ans permet à des personnes n'étant pas agriculteurs d'acquérir en pleine propriété des terres agricoles sans que la Safer puisse intervenir.
La vente d'un terrain, précédée de la conclusion d'un bail emphytéotique de 99 ans, décourage également l'exercice du droit de préemption.
De plus, le droit de préemption partielle s'exerce difficilement sur les biens mixtes ou partiellement constructibles. Lorsque nous ne souhaitons acheter que la partie agricole d'un bien et qu'il nous est demandé d'en acquérir la totalité, nous sommes rarement en mesure de trouver un attributaire en un mois et encore moins d'établir un projet financier.
En outre, les adjudications bénéficient au plus offrant. Il conviendrait de déterminer un mécanisme permettant à la Safer de formuler une offre validée par les commissaires du gouvernement et couvrant le prix.
En matière de financement, les Safer d'outre-mer restent sur un marché étroit, à la différence des Safer de l'Hexagone. Adossées aux régions depuis 2014, celles-ci couvrent un espace qui leur permet d'assurer leur double rôle : une mission de service public et une réponse aux objectifs du législateur.
Les propositions de recettes fiscales dédiées aux Safer ultramarines, telles qu'évoquées dans le rapport d'information n° 1510 du 6 novembre 2013 des députés Chantal Berthelot et Hervé Gaymard, fait au nom de la délégation aux outre-mer de l'Assemblée nationale, sur les agricultures des outre-mer, n'ont pas été suivies d'effet. Le dossier est actuellement relancé au sein du Groupe DOM et certains contacts ont été pris avec les ministères. Nous espérons parvenir à un financement pérenne afin d'assurer notre mission.
Par ailleurs, selon le dernier colloque du Conseil supérieur du notariat de La Réunion, il n'y a pas de règlement d'indivision successorale connu en application de la loi Letchimy.
La loi vise à faciliter la sortie de l'indivision successorale et à relancer la politique du logement dans les territoires d'outre-mer. Selon nous se pose la question de l'applicabilité de ses dispositions à des terres agricoles par nature ou à des bâtiments d'exploitation autres que des logements. De plus, la littérature juridique tend à considérer que la seule cause d'ouverture d'une succession est le décès, et non le fait de saisir le notaire pour la régler. Il conviendrait donc de préciser les textes qui ont inspiré la loi Letchimy.
Je ne reviendrai pas sur la CDPENAF.
En matière de retraite, le montant des pensions constitue un obstacle. Une revalorisation faciliterait les départs. Un dispositif incitant aux préretraites favoriserait aussi l'installation de jeunes, par le biais notamment de ventes de terrains à la Safer.
Concernant l'eau, la question est avant tout celle de la gestion. Le département inscrit son action dans le cadre d'une stratégie MEREN et du programme départemental opérationnel pour l'accès à l'eau dans les Hauts (PRODEO). Il convient de poursuivre l'application du modèle de grandes retenues appliqué sur la commune du Tampon.
Par ailleurs, la Safer de La Réunion entretient des relations de voisinage respectueuses avec l'EPF et l'ONF. Je suis de près certaines expériences menées en Martinique et en Guadeloupe, où l'EPF joue un rôle de portage. Nos moyens étant insuffisants, l'EPF pourrait peut-être nous accompagner sur l'acquisition de terrains en zone naturelle. Ceux-ci pourraient être rétrocédés aux communes pour leurs projets agroforestiers (plantes aromatiques à parfum et médicinales (PAPAM), cacao, vanille, apiculture...). J'attends le retour des conventions signées aux Antilles pour faire des propositions à l'EPF de La Réunion.
Avant de conclure, je souhaiterais évoquer les autorisations de défricher. Nous avons demandé à ne pas être soumis à cette obligation dans les zones A, dont la vocation agricole est déjà reconnue par les PLU. Aujourd'hui, la DAAF accorde d'ailleurs ces autorisations sous réserve du code de l'environnement.
Enfin, je pense que tout a été dit concernant la construction ponctuelle d'habitations sur les propriétés agricoles. Nous n'y sommes pas hostiles en cas de nécessité, dès lors que l'exploitation ne pourra être morcelée par la suite et qu'elle sera bien vendue dans son intégralité à un agriculteur.
Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Merci messieurs. Le vice-président Serge Hoareau a demandé la parole. M. Sylvain Léonard interviendra ensuite pour l'ONF.
M. Serge Hoareau. - Je souhaiterais revenir sur le dispositif réglementaire de la protection des terres agricoles. Le règlement des PLU en constitue la base. D'autres outils viennent conforter ce socle, voire inscrire dans le marbre la surface agricole.
Au niveau communal, les maires peuvent s'engager par la définition de zones agricoles protégées (ZAP).
À l'échelon départemental, nous portons l'ambition de mettre en place des PAEN. Six communes sont entrées dans cette démarche, qui consiste à délimiter des espaces dont les maires et le département souhaitent marquer le caractère agricole. Le PAEN n'a pas de caractère réglementaire. Il s'inscrit toutefois dans un plan d'action national défini par décret. Cela lui confère du poids.
Je remercie le vice-président M. Bruno Robert d'avoir mis en avant cet outil. Effectivement, j'ai été le premier maire à mettre en oeuvre la démarche. Je peux regretter que la chambre d'agriculture ait émis un avis réservé sur ce premier PAEN, mais je constate que la situation évolue positivement.
À mon sens, il s'agit du meilleur outil pour préserver et valoriser les espaces agricoles de La Réunion.
M. Sylvain Léonard, directeur régional La Réunion et Mayotte de l'ONF. - La forêt joue un rôle marginal par rapport à l'ensemble des questions posées. Il est néanmoins important en amont, notamment pour le régime hydrique.
De façon générale, l'ONF gère 100 000 hectares de forêt publique à La Réunion, soit 40 % du territoire de l'île. 90 % de cette forêt est sous statut départemento-domanial, conformément à la loi de départementalisation de 1946 portée par Aimé Césaire. Dans ce cadre, le département est nu-propriétaire, l'État est usufruitier et l'ONF gestionnaire de droit. De ce fait, l'accompagnement du département est très important. Le terrain est inaliénable et bénéficie ainsi d'une protection forte. De plus, 80 % de ces terrains bénéficient d'une protection renforcée qui résulte de leur classement en Parc national inscrit au Patrimoine mondial de l'UNESCO pour deux critères : la diversité et le paysage.
Au-delà de la surface, je souhaiterais insister sur le rôle de cette forêt. Sur le plan topographique, elle couvre essentiellement les Hauts de La Réunion. Les très fortes pentes ne pourraient pas, ou très peu, être utilisées pour l'agriculture. Sur le plan hydrique, la forêt est le château d'eau de l'île. Ces 100 000 hectares constituent un facteur de régulation : ils permettent d'alimenter les nappes phréatiques et de réduire l'impact des fortes pluies en matière d'érosion.
Il n'existe pas réellement de friche en forêt publique. Certaines zones agricoles sont gérées en direct.
Ainsi, des conventions d'occupation temporaire organisent l'élevage dans la Plaine des Cafres. Elles ont été négociées dans les années 1980, parallèlement à l'arrêt de l'activité des bovins divaguant en forêt. Les éleveurs ont ainsi récupéré 40 hectares chacun et se sont regroupés en coopérative.
Par ailleurs, les 800 habitants permanents du cirque de Mafate bénéficient eux aussi de conventions d'occupation temporaire pour habitation, élevage, culture ou activité commerciale.
Enfin, dans certains cas, le département a demandé à l'ONF de récupérer en toute propriété des terrains à vocation agricole en vue d'un usage direct. Deux opérations, l'une terminée, l'autre en cours, concernent respectivement les casiers agricoles sur L'Étang-Salé et la Plaine des Grègues. Ces zones sont principalement destinées à l'élevage. Le département les gèrera ensuite directement.
L'agroforesterie est un mouvement assez important à La Réunion. La vanille en est le produit phare. Sa production est concentrée dans le sud de l'île, sur les collines autour de Saint-Philippe et de Sainte-Rose. Nous gérons environ 200 conventions d'occupation temporaire destinées à la vanille. De façon plus diffuse sur l'ensemble du territoire, l'apiculture donne aussi lieu à des conventions d'occupation temporaire.
En revanche, nous demeurons prudents concernant la production de cacao et de café. Ces cultures ne relèvent pas de l'agroforesterie car elles transforment rapidement l'usage des sols. Il convient d'en être conscient.
Pour conclure, les documents d'urbanisme évoquent le classement d'espaces boisés déjà classés en forêt publique. Cette mesure est censée protéger contre l'urbanisation. À notre sens, son application devrait rester limitée à des terrains privés que la commune souhaite conserver en forêt. En effet, il y a redondance à vouloir assurer une protection supplémentaire à une forêt publique déjà largement protégée.
Je vous remercie et reste à votre disposition pour toute question.
Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Avant de vous poser moi-même quelques questions, je laisse la parole à notre collègue Michel Dennemont.
M. Michel Dennemont. - J'ai écouté avec beaucoup d'attention les propos de M. Serge Hoareau qui est non seulement vice-président du conseil départemental, en charge des affaires agricoles, mais également président de l'Association des maires. L'exercice était difficile. En effet, les intérêts des maires et de la chambre d'agriculture divergent.
Je rappelle que les maires, responsables de l'organisation spatiale de leur commune, ont été dépouillés de nombreux pouvoirs. Je constate aujourd'hui qu'il est envisagé de leur en retirer d'autres. Or, ils sont soumis à des contraintes contradictoires : les demandes de logement, l'empilement des lois (loi Littoral, Montagne, Espaces naturels...), etc.
Je suis donc en désaccord avec les propos tenus sur la CDPENAF. Je m'oppose formellement à la nécessité d'un avis conforme. Les outre-mer ne doivent pas constituer une exception par rapport au reste du territoire national, où l'avis n'est que consultatif.
Sur les 5 000 dossiers mentionnés, combien d'avis favorables ont-ils été donnés ? De fait, il faudrait être expert dans tous les domaines pour pouvoir répondre au questionnaire de la CDPENAF. Les agriculteurs sont loin d'être tous dans ce cas.
Une plus grande souplesse serait nécessaire. Il conviendrait de laisser davantage de pouvoir de décision aux maires. Pour l'instant, beaucoup de projets sont bloqués en raison d'un avis négatif de la commission.
Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Souhaitez-vous apporter des précisions au sénateur Michel Dennemont ?
M. Bruno Robert. - Il convient de distinguer les deux rôles de la CDPENAF. D'une part, elle statue mensuellement sur les dossiers individuels des porteurs de projets. D'autre part, elle se prononce sur les documents d'urbanisme présentés par les maires.
Nous sommes très concentrés sur ce deuxième volet. En effet, les maires présentent souvent des demandes de déclassement sur des surfaces importantes. Nos échanges permettent de les réduire.
Concernant les demandes individuelles, nous constatons que les agriculteurs manquent d'accompagnement. La chambre d'agriculture a mis en place cette prestation, mais tous les porteurs de projets ne la sollicitent pas. En tout état de cause, le premier motif de rejet demeure l'incomplétude des dossiers. Parfois, la commission ne dispose même pas de la preuve que le demandeur est bien agriculteur.
Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Je souhaiterais pour ma part poser quatre questions.
La superficie agricole permet-elle à La Réunion d'être autonome sur le plan alimentaire ?
Les normes européennes sont-elles adaptées à votre agriculture ? Sinon, peuvent-elles constituer un frein à l'installation de certains agriculteurs ?
Les agriculteurs, surtout les jeunes, se sont-ils lancés dans l'agrotourisme ?
Enfin, à défaut de viager, que pensez-vous d'un accompagnement à l'installation sous forme de location pendant deux ou trois ans ? Elle permettrait à l'agriculteur de ne pas se retirer immédiatement, tout en percevant un complément de revenu. De son côté, le jeune se sentirait soutenu et s'assurerait qu'il souhaite bien exercer ce métier.
M. Serge Hoareau. - Pour répondre à la dernière question, nous nourrissons le projet de créer une ferme départementale. Elle fonctionnerait comme un sas entre la fin de la formation et l'entrée du jeune dans la vie active agricole. Nous devons nous assurer que ces jeunes ont vraiment la passion pour le métier d'agriculteur.
L'idée d'un compagnonnage ou d'un tutorat entre un agriculteur en fin de carrière et un jeune motivé pour être exploitant agricole me paraît une vraie solution. Elle garantirait la reprise d'exploitations et rassurerait les agriculteurs qui partent à la retraite. Il convient donc d'identifier les agriculteurs en fin de carrière sans repreneur et les jeunes susceptibles de les accompagner. Ce compagnonnage doit se réaliser entre 60 et 64-65 ans afin d'assurer un bon tuilage.
La possibilité de louer ses terres doit également être explorée. Elle pose la question de la revalorisation des loyers des terres agricoles.
Concernant la première question, je préfère le terme de souveraineté alimentaire à celui d'autonomie. En effet, il est impossible de produire sur le territoire tous les produits consommés.
La souveraineté alimentaire porte sur les produits essentiels. En comptant large, mille hectares supplémentaires de cultures maraîchères sous serre permettraient de couvrir les besoins de la majorité - sinon de la totalité - de la population réunionnaise. L'élevage présente également des possibilités de développement.
Cela étant, j'estime que la canne doit rester le pivot de l'agriculture réunionnaise. Concernant d'autres besoins, comme le riz ou les céréales, la souveraineté alimentaire doit se construire en coopération avec des pays de la zone « océan Indien » qui disposent de territoires beaucoup plus vastes. Cette coopération passe par la mise en oeuvre de savoir-faire et de moyens humains.
En conclusion, nous pouvons assurer une grande part de nos besoins pour certains produits, comme les tomates, les courgettes, les oignons ou l'ail. Néanmoins, les pays voisins disposant d'une importante main-d'oeuvre pourraient contribuer avec nous à cet objectif de souveraineté alimentaire.
M. Jacques Parodi. - Je complèterai cette réponse concernant les produits non transformés. Nous sommes autosuffisants pour les oeufs, quasi-suffisants pour la volaille et suffisants à environ 70 % pour les fruits et légumes. Il existe des marges de progrès, mais nous ne pourrons pas assurer sur l'île l'ensemble des productions. Nous devons donc nous concentrer sur les produits adaptés à notre territoire.
À propos des normes, il convient surtout de signaler la différence entre les normes européennes appliquées à La Réunion et celles des pays voisins de l'océan Indien, en matière de coût du travail par exemple. En termes de concurrence, les règles des pays proches nous gênent davantage que les normes européennes.
Nous rencontrons cependant une vraie difficulté concernant l'utilisation de produits phytosanitaires. Certains désherbants autorisés sur l'Hexagone ne le sont pas pour la canne, dont la culture est considérée comme mineure. Dès lors, les fabricants ne veulent pas déposer de demande d'autorisation. Ces produits sont pourtant indispensables à la culture de la canne.
M. Bruno Robert. - Dans la continuité des propos précédents sur la souveraineté alimentaire, j'indiquerai que les chiffres sont plutôt bons sur le marché du frais, mais qu'ils peuvent encore s'améliorer. Cela étant, les Réunionnais mangent aussi des pommes, du raisin, du riz, etc. Notre territoire tropical n'est pas adapté à ces habitudes de consommation européenne.
En revanche, certaines filières posent question, comme la filière agrumes. Les vergers ont été arrachés en raison du Greening et l'importation a pris leur place. Sur ces filières où le retour sur investissement est très long, nous regrettons l'absence d'accompagnement. Nos petites exploitations ont du mal à se projeter sur des cultures qui ne généreront un revenu qu'après quatre ou cinq ans. La question mérite une réflexion et un dispositif adaptés.
Concernant les normes, M. Jacques Parodi a évoqué la question des molécules. Les fabricants n'homologuent pas certains produits adaptés au climat tropical de La Réunion. La filière canne est aujourd'hui en grande difficulté. Les rendements se dégradent. La météo n'est pas seule en cause. Les agriculteurs manquent aujourd'hui de solutions techniques leur assurant des performances pérennes.
Enfin, l'agrotourisme redémarre après la crise sanitaire. Le sujet renvoie toutefois à celui de la CDPENAF. Les agriculteurs annoncent vouloir développer l'agrotourisme, mais ils témoignent surtout de leur volonté de construire. De fait, l'expérience montre que ces constructions se révèlent souvent à usage d'habitation principale, secondaire ou locative. Il convient donc d'assurer un suivi et un contrôle, sans pour autant fermer la porte. En effet, l'agrotourisme génère des revenus qui renforcent le modèle global de l'exploitation agricole.
Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Merci beaucoup, Messieurs, pour vos interventions.
N'hésitez pas à nous communiquer par écrit vos observations ou compléments éventuels d'information.
Foncier agricole dans les outre-mer - Table ronde relative à la situation en Guadeloupe
Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Après La Réunion, nous poursuivons nos auditions sur le foncier agricole dans les outre-mer en nous transportant cet après-midi, par visioconférence, en Guadeloupe.
Ayant de nouveau l'honneur de remplacer le Président Stéphane Artano, qui vous prie de l'excuser, je remercie l'ensemble des participants à cette table ronde pour leur disponibilité.
M. Blaise Mornal, vice-président et président de la commission agriculture, développement rural et affaires foncières du conseil départemental. - Le conseil départemental de Guadeloupe gère le foncier agricole dont il est propriétaire, au travers de baux. Il exerce également une compétence en matière d'irrigation.
La commission agriculture du conseil départemental est ainsi en charge d'émettre un avis sur les projets d'utilisation du foncier agricole du département, ainsi que sur le renouvellement et la transmission des baux correspondants.
Dans ce cadre, depuis 2014, les élus du territoire ont décidé de n'accueillir sur le foncier agricole du département, au gré de l'arrivée à échéance et du renouvellement des baux, que des agriculteurs ayant reçu une formation en agriculture et souhaitant en faire leur métier.
Le conseil départemental gère par ailleurs le système d'irrigation du territoire, en partenariat avec la région. Le conseil départemental assure par exemple la gestion du barrage de Moreau, récemment réalisé par le conseil régional et permettant la mise à disposition de 1 million de m3 d'eau pour l'irrigation.
Nous irriguons aujourd'hui l'ensemble du territoire. Toutefois, nous sommes confrontés à des difficultés, avec des périodes de sécheresse nécessitant des coupes dans l'irrigation des parcelles.
En parallèle, nous devons également assurer la distribution d'eau potable. Dans cette optique, nous avons signé des conventions avec les établissements gestionnaires de l'eau potable du territoire, pour leur fournir de l'eau agricole destinée, après traitement, à être redistribuée sous forme d'eau potable.
La gestion du foncier agricole sur le territoire se heurte également à des difficultés liées à la situation insulaire de la Guadeloupe. En pratique, les surfaces agricoles dont nous disposons ne sont pas extensibles. Nous travaillons donc avec la commission départementale d'aménagement foncier (CDAF) pour identifier les terrains en friche ou insuffisamment cultivés, afin de les remettre en culture ou d'en optimiser l'exploitation tout en accompagnant les agriculteurs. En parallèle, nous travaillons également en collaboration avec la chambre d'agriculture, la société d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer) et la région, pour identifier et optimiser l'occupation du foncier agricole sur l'ensemble du territoire, en considérant aussi les parcelles en indivision.
Une difficulté supplémentaire est que cette compétence est aujourd'hui portée par le conseil départemental, s'agissant d'assurer le fonctionnement de la CDAF. Cependant, le financement de ce dispositif est assuré au niveau de la région, à travers le fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER). Ceci soulève des problématiques de fonctionnement et d'efficacité.
Nous consacrons par ailleurs un budget annuel de 2 à 5 millions d'euros à l'irrigation. Nous nous appuyons sur 600 kilomètres de réseau, 6 prises d'eau, 4 barrages et 4 stations de pompage. Nous irriguons ainsi environ 8 000 hectares de terres, pour 3 100 abonnés.
À travers les discussions que nous avons avec les différentes institutions du territoire, nous apportons aussi un accompagnement financier pour permettre aux différentes filières de se développer sur le territoire.
Nous faisons toutefois face à une demande de plus en plus importante en matière d'irrigation, car les nouvelles formes d'agriculture se développant sur le territoire requièrent davantage d'eau, s'agissant notamment des exploitations de melons se développant en bout de réseau au nord de la Grande-Terre.
Pour répondre à cette demande, nous avons engagé une étude pour envisager la construction d'un nouveau barrage au sud de la Basse-Terre, d'une capacité de 5 millions de m3 d'eau. Malheureusement, le dossier environnemental de ce projet a fait l'objet d'un avis négatif du Conseil national de protection de la nature (CNPN). Une nouvelle étude est en cours pour envisager les améliorations susceptibles de permettre l'obtention d'un avis favorable.
M. Boris Damase, administrateur du syndicat des Jeunes Agriculteurs de Guadeloupe. - J'aborderai aujourd'hui les grandes problématiques remontées par les adhérents de notre syndicat, ainsi que les pistes envisagées pour y remédier.
Le développement du foncier agricole demeure complexe sur les territoires insulaires, car ceux-ci font face à une urbanisation, à un besoin d'infrastructures économiques et à une pression démographique qui utilisent du foncier. Ils font également face à une pression environnementale, pour assurer la protection des espaces naturels et de la biodiversité. Nous avons eu l'illustration de cette pression environnementale lors de la validation des plans locaux d'urbanisme (PLU) du territoire guadeloupéen, avec des parcelles agricoles en friche sanctuarisées, car ayant redéveloppé une végétation spontanée.
Au cours des 20 dernières années, la surface agricole utile (SAU) en Guadeloupe a effectivement été réduite de près de 10 000 hectares. Certes, cette urbanisation du foncier agricole a beaucoup diminué au cours des 10 dernières années. Néanmoins, il importe aujourd'hui de préserver le foncier agricole. En complément, une réflexion nécessiterait d'être aussi menée sur la conversion de foncier en foncier agricole. Pour cela, un renforcement des structures de gestion foncière, s'agissant notamment de la Safer, nécessiterait d'être opéré.
La taxation du foncier agricole laissé en friche s'inscrirait quant à elle dans une logique de répression. Une autre voie pourrait être d'inciter financièrement les propriétaires à la remise en culture. Nous avons toutefois constaté qu'en pratique, les logiques d'incitation bénéficiaient surtout aux gros entrepreneurs, au détriment des projets agricoles à échelle humaine. Une logique de taxation nous semblerait donc préférable.
Le droit de préemption des Safer a vocation à constituer un outil intéressant. Cependant, en pratique, les propriétaires n'obtenant pas le prix qu'ils souhaitent demeurent enclins à retirer leur bien de la vente. Les parcelles concernées ne peuvent alors pas être valorisées et exploitées pour l'agriculture. Il conviendrait donc de renforcer le droit de préemption des Safer, en faisant en sorte que les parcelles retirées de la vente soient identifiées et se voient appliquer une surtaxation. L'objectif serait ainsi de veiller à ce que les parcelles de foncier agricole soient vendues au prix correspondant (et non laissées en friche en attendant un éventuel déclassement).
La loi Letchimy fonctionne, mais nécessiterait d'être encore renforcée. Lorsque les successions et les divisions foncières se multiplient sur des décennies, parfois sans documentation, il devient problématique d'identifier les propriétaires de certaines parcelles pour en garantir la remise en culture.
Nous serions par ailleurs favorables à un maintien de l'avis conforme de la commission départementale de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF). Il conviendrait toutefois de tenir compte d'un changement de modèle agricole sur le territoire de la Guadeloupe, avec de plus en plus de jeunes agriculteurs s'orientant vers des productions diversifiées. En pratique, ces productions, intégrant de l'élevage et/ou des cultures sensibles, nécessitent une présence permanente et une réactivité en cas de problème. L'enjeu serait donc de permettre l'implantation de lieux d'habitation dans les zones protégées de production agricole, sur la base d'un schéma encadrant le type d'habitations éligibles. Ces habitations seraient affiliées au capital des exploitations et auraient vocation à être transmises avec celui-ci, le cas échéant au moment du départ à la retraite de leur exploitant.
L'enjeu serait également de permettre le renouvellement des générations d'agriculteurs sur le territoire, en accompagnant le départ à la retraite des agriculteurs les plus âgés et en permettant une installation massive de jeunes agriculteurs, y compris dans l'optique de garantir la souveraineté alimentaire du territoire. Face aux difficultés aujourd'hui rencontrées par les agriculteurs guadeloupéens pour partir à la retraite, nous validons le dispositif de l'allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa). Toutefois, il conviendrait de tenir compte de la spécificité du territoire de la Guadeloupe, confronté, comme tous les territoires insulaires, à la problématique de la « vie chère ». Nous souhaiterions donc que le minimum retraite, de 960 euros par mois, soit augmenté de 20 % sur le territoire. L'objectif serait ainsi de favoriser le départ à la retraite des agriculteurs du territoire, pour libérer le foncier correspondant et permettre l'installation de jeunes agriculteurs. En parallèle, il conviendrait également d'activer sur le territoire de la Guadeloupe certains dispositifs tels que l'accompagnement à l'installation-transmission en agriculture (AITA), existants dans l'Hexagone et permettant une transmission fluide des exploitations.
Pour répondre à la problématique du manque d'eau pour le secteur agricole, des investissements ont été consentis sur le territoire. Cependant, ces structures sont aujourd'hui orientées vers la production d'eau potable, elle aussi problématique sur le territoire. Ceci induit un cercle vicieux. L'eau agricole n'est pas dirigée vers la production agricole, alors même que la diversification des productions induit des besoins plus importants en eau. Le secteur du nord Basse-Terre, par exemple, où beaucoup de jeunes agriculteurs sont engagés dans des systèmes d'agriculture biologique et souhaiteraient pouvoir diversifier leurs productions, n'est pas alimenté en eau agricole.
Les organisations telles que l'Établissement public foncier (EPF) et la Safer nécessiteraient quant à elles de travailler en concertation. Alors que des réflexions sont menées sur la manière d'éviter que l'urbanisation vienne rogner le foncier agricole, l'EPF dispose, à travers l'expropriation, d'une capacité à capter un certain nombre de biens pour les remettre en circulation. Cette force nécessiterait de pouvoir être utilisée aussi dans le secteur agricole. L'EPF dispose de surcroît de budgets intéressants.
Aujourd'hui, notre génération de jeunes agriculteurs souhaitant s'installer a le sentiment qu'il ne reste que des miettes de foncier agricole en Guadeloupe. Toutes les belles parcelles sont déjà en culture et les jeunes agriculteurs sont souvent amenés à s'installer sur des parcelles abritant très peu de foncier réellement cultivable. Or, le département demeure le grand propriétaire foncier en Guadeloupe, avec des parcelles agricoles et d'autres relevant d'autres statuts. À cet endroit, on observe que certaines parcelles précédemment destinées à la culture de bois ont été sanctuarisées, comme s'il s'agissait d'espaces abritant des forêts endémiques. Ces parcelles, aujourd'hui gérées par le département et l'Office national des forêts (ONF) mais initialement dédiées à l'exploitation forestière, pourraient accueillir de jeunes agriculteurs porteurs de projets agroécologiques ou d'agroforesterie. Ceci pourrait recréer un lien entre la production de bois et les cultures agricoles, sans remettre en cause la sanctuarisation des zones situées en coeur de parc national abritant des forêts endémiques. Il s'agirait ainsi de rompre avec une forme d'extrémisme écologique - la densité forestière sur ces parcelles de culture forestière atteignant aujourd'hui près de 10 000 arbres par hectare, alors qu'elle devrait être de 200 arbres par hectare.
On observe par ailleurs que nos jeunes agriculteurs sont aujourd'hui appelés à s'installer dans des zones instables, avec des occupants parfois menaçants. Les négociations ainsi menées pourraient prendre du temps. Or, l'enjeu serait de pouvoir installer rapidement plus de 2 000 jeunes agriculteurs sur le territoire, pour assurer le renouvellement des générations.
En conclusion, j'insisterai sur l'intérêt, pour développer les filières maraîchères, de s'inspirer du modèle canne/banane. Auparavant, le territoire comptait plusieurs coopératives de producteurs de bananes. Aujourd'hui, si cette filière fonctionne, c'est parce qu'elle est structurée autour d'une seule coopérative. Les Guadeloupéens soutiennent le développement et l'organisation des filières. Cependant, lorsque les agriculteurs sont dans une situation financière difficile, ils privilégient la vente directe pour obtenir plus rapidement des liquidités.
M. Sylvain Vedel, directeur de la direction de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt (DAAF). - En 20 ans, une diminution du foncier agricole a effectivement été constatée en Guadeloupe. Cependant, il importe de regarder cette évolution de manière plus fine. En réalité, entre les deux derniers recensements agricoles de 2010 et 2020, le foncier agricole guadeloupéen est demeuré constant, à quelques hectares près. La diminution globale constatée sur 20 ans est donc le fait d'une ancienne dynamique. À partir de 2010, des outils ont ensuite été mis en oeuvre pour stopper cette évolution négative.
Parmi ces outils, les groupements fonciers agricoles (GFA) étaient déjà en place. Ces groupements, issus de la réforme foncière, ont permis de sanctuariser un certain nombre d'hectares agricoles, représentant aujourd'hui près d'un tiers de la SAU de Guadeloupe. L'enjeu serait aujourd'hui de pouvoir assurer la pérennité de ces outils indispensables.
En complément, la Safer a été mise en place, pour contribuer à la régulation du marché du foncier agricole. À travers le droit de préemption, cet établissement a vocation à limiter la vente de petites parcelles de foncier agricole au profit de l'urbanisme. Cependant, le marché global du foncier demeure très limité en Guadeloupe, sur un territoire insulaire. Le modèle économique des Safer régionales de l'Hexagone n'est donc pas adapté au contexte archipélagique guadeloupéen. En pratique, sur le territoire guadeloupéen, les seuls échanges fonciers ne permettent pas aujourd'hui à la Safer d'atteindre un équilibre. Or, cet établissement, de par son expertise foncière et sa capacité à organiser le dialogue foncier, demeure extrêmement précieux pour le département. La Safer de Guadeloupe nécessiterait de disposer de moyens financiers complémentaires, le cas échéant à travers une part de taxe affectée.
Enfin, la CDPENAF a été créée. Cette commission, depuis son installation en 2015-2016, a examiné des dossiers portant sur un total de 3 000 hectares de foncier agricole. Sur ces 3 000 hectares, 2 000 ont fait l'objet d'un avis défavorable et sont demeurés dans le giron du foncier agricole ; 1 000 ont fait l'objet d'un avis favorable, majoritairement pour des projets agricoles. Au cours des dernières années, la CDPENAF a également examiné un certain nombre de PLU. Les PLU ainsi adoptés après avis conforme de la CDPENAF ont conduit à une augmentation de près de 3 000 hectares des zones agricoles par rapport à celles prévues par les plans d'occupation des sols (POS). La CDPENAF a donc été un outil important pour préserver l'activité agricole.
Une concertation a par ailleurs été conduite en mars-avril 2023 autour du projet de loi d'orientation agricole. Dans ce cadre, les acteurs du territoire ont pointé un certain nombre d'enjeux liés à la remobilisation du foncier agricole, à la transmission des exploitations et à l'installation des jeunes agriculteurs.
Pour assurer le renouvellement des générations, environ 2 000 exploitants nécessiteraient de pouvoir être installés sur le territoire dans les 10 ans à venir, ce qui est considérable. Au cours des 10 dernières années, près de 1 500 agriculteurs se sont déjà installés en Guadeloupe, en majorité sans bénéficier d'aucune aide. Pour entretenir et accroître cette dynamique, l'enjeu serait donc de développer des outils d'accompagnement à l'installation, avec une dimension plus transgénérationnelle.
En complément, il conviendrait aussi de travailler sur la question des retraites agricoles, apparaissant aujourd'hui comme un véritable frein à la libération du foncier agricole.
Des problématiques liées aux indivisions ont également été pointées, mettant en évidence l'intérêt de ne pas remonter, dans le cadre de la loi Letchimy, à des ascendances trop lointaines, pour faciliter la reprise en main des terrains agricoles.
Pour ce qui est de la structuration des filières agricoles, s'agissant notamment des filières fruits et légumes, l'enjeu serait de permettre aux organisations de producteurs d'assurer des versements réguliers à leurs agriculteurs apporteurs, pour les fidéliser, leur permettre de se projeter à plus long terme et éviter qu'ils ne se tournent vers la vente directe pour générer plus rapidement de la trésorerie. L'idée serait de permettre à ces structures de disposer d'un fonds de roulement plus conséquent, le cas échéant en préfinançant un certain nombre d'aides aujourd'hui versées après constatation du service rendu. Des aides pourraient également être mises en place pour accompagner le rapprochement de certaines de ces organisations de producteurs, en vue de leur donner une assise financière plus importante et plus solide.
Le constat a par ailleurs été fait d'un rôle peu actif joué par certaines banques du territoire dans l'accompagnement du monde agricole. À cet endroit, l'enjeu serait de pouvoir mettre en place des fonds de garantie pour les installations et les investissements en agriculture.
M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur. - Le représentant du syndicat des Jeunes Agriculteurs de Guadeloupe, M. Boris Damase, a formulé des préconisations intéressantes. J'aurais toutefois souhaité lui demander quelques précisions.
Dans quel sens la loi Letchimy nécessiterait-elle d'être renforcée ? En pratique, le fait de ne pas remonter à des ascendances trop lointaines dans le cadre des successions pourrait soulever une problématique juridique.
Pour venir à bout de la problématique des indivisions en Guadeloupe, conviendrait-il de mettre en place un outil spécifique - comme cela est demandé à La Réunion et comme tel est déjà le cas à Mayotte avec la commission d'urgence foncière (CUF) - ou un travail de coordination avec les partenaires et les outils actuels serait-il suffisant ?
J'ai également noté la proposition très intéressante de permettre la transmission d'un bâti attaché à l'exploitation. De manière générale, les fonds agricoles nécessiteraient-ils d'être davantage valorisés en Guadeloupe, à l'image des fonds de commerce, pour fluidifier leur transmission de génération en génération ?
Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - M. Boris Damase a malheureusement dû quitter cette table ronde. Vos questions lui seront néanmoins transmises. D'autres intervenants pourront sans doute également apporter des éléments de réponse.
M. Patrick Sellin, président de la Chambre d'agriculture et de l'Établissement public foncier (EPF) de Guadeloupe. - Durant ces 20 dernières années, nous avons effectivement constaté un certain recul du foncier agricole en Guadeloupe. La réforme foncière de 1980 a néanmoins permis de sanctuariser un certain nombre d'hectares de surface agricole. Nous avons également assisté à l'installation d'un certain nombre d'agriculteurs.
Nous souhaitons aujourd'hui encourager l'installation de jeunes agriculteurs sur le territoire. Cependant, ceci prendra du temps, car nous sommes confrontés à une problématique de départ tardif à la retraite de nos exploitants.
En pratique, les exploitations du territoire n'ont guère pu capitaliser au cours de la période récente, excepté dans le cadre des GFA. Ces exploitations n'ont donc pas pu évoluer. L'absence de corps de ferme a également entraîné des pertes et des vols. En conséquence, beaucoup d'exploitants n'ont pu accéder à des compléments de revenus leur permettant d'envisager un départ en retraite. Aujourd'hui, il conviendrait d'aller vers une exploitation type, pour permettre aux exploitants d'être véritablement dans une situation de chefs d'entreprise agricole.
Il conviendrait par ailleurs de tenir compte de la culture et de l'histoire du territoire guadeloupéen. Il existe un mode de vie guadeloupéen, qui ne repose pas sur de grandes exploitations agricoles, mais davantage sur une organisation des agriculteurs en circuit court, ne correspondant pas nécessairement à l'organisation classique des filières. Nos petites exploitations ne peuvent pas toujours rejoindre de grandes coopératives. Les coopératives et les organisations professionnelles sont nécessaires. Cependant, pour tenir compte de la réalité guadeloupéenne, il conviendrait également de permettre à ceux qui n'en sont pas membres d'avoir accès aux aides publiques.
L'avis conforme de la CDPENAF, quant à lui, empêche à mon sens les décideurs publics du territoire de porter leur vision et celle de leurs mandants du développement du territoire. En pratique, la CDPENAF s'autosaisit des PLU des communes et impose ses avis. Or, cela ne se passe pas ainsi dans l'Hexagone. De la même manière, on observe que, dans le cadre de la réflexion sur le projet de loi d'orientation et d'avenir agricoles (PLOA), seules les chambres d'agriculture des outre-mer « n'ont pas la plume ». Ces pratiques aboutissent à une infantilisation des Guadeloupéens, ce qui ne me convient pas. Il a été question de souveraineté alimentaire. Il y a, là aussi, un enjeu de souveraineté intellectuelle.
La Safer, quant à elle, a un rôle à jouer. Gardons-nous cependant d'augmenter ses pouvoirs, pour ne pas la rendre hégémonique. Nous avons besoin d'une Safer. Cependant, soyons attentifs à sa gestion et à sa gouvernance.
Vis-à-vis des terres agricoles en friches, nous conservons, en Guadeloupe, une certaine approche du foncier agricole et du foncier en général. Instaurer une taxe supplémentaire sur les terres agricoles en friche ne me semblerait donc pas adapté. Il conviendrait davantage de mener, dans le cadre de la commission départementale d'aménagement foncier (CDAF), un travail de pédagogie et d'explication, car le sujet du foncier demeure extrêmement sensible en Guadeloupe.
L'EPF, quant à lui, fournit un travail complémentaire à la protection du foncier agricole. Il impulse une dynamique visant à rebâtir la ville sur la ville, en utilisant toutes les opportunités foncières à l'intérieur des villes. Nous travaillons sur ce sujet avec l'ensemble des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) du territoire, autour des démolitions notamment. La défense des terres agricoles, c'est aussi permettre aux municipalités et aux EPCI de travailler sur les espaces déjà bâtis, le cas échéant pour les remettre à disposition de bailleurs sociaux, pour se développer et améliorer les conditions de vie de leurs habitants.
Le manque d'eau est effectivement un point d'attention. Avec le réchauffement climatique, le monde entier est confronté à cette problématique. Du reste, les agriculteurs du territoire ne sont pas les plus grands gaspilleurs d'eau. Nous disposons de systèmes de gestion de l'eau et nous mettons en place des formations autour de l'utilisation de l'eau en agriculture. Nous sommes donc sur le bon chemin.
En conclusion, j'insisterai sur le fait que l'ensemble des structures en place aujourd'hui en Guadeloupe permettent une certaine gestion du foncier agricole. Cependant, cette gestion n'est pas encore optimale. Elle nécessiterait davantage de concertation et une meilleure prise en compte des spécificités du territoire guadeloupéen. Nous avons un fonctionnement, une manière de penser et une manière de vivre, dont l'enjeu serait de pouvoir assurer la sauvegarde dans la modernité. Au niveau de la chambre d'agriculture, nous continuerons pour cela à protéger le foncier agricole. En complément, il conviendrait aussi de permettre aux agriculteurs du territoire de pouvoir capitaliser à travers un corps de ferme et ainsi développer leur exploitation.
M. Rodrigue Trèfle, président de la société d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer). - Le Président de la République a appelé de ses voeux une souveraineté alimentaire du territoire guadeloupéen. Cependant, la Guadeloupe doit faire face au poids de son passé en matière de gestion foncière - la propriété foncière demeurant atypique sur le territoire guadeloupéen, par rapport à la situation dans l'Hexagone.
Depuis quelques temps, la Guadeloupe est confrontée à un « désordre foncier », avec beaucoup de personnes occupant des espaces agricoles sans titre, des constructions sans permis, un fort mitage de l'espace agricole créant parfois des conflits d'usage, ainsi que des problématiques de transmission des parcelles agricoles, du fait de morcellements n'ayant pas nécessairement été notifiés.
Le marché foncier sur le territoire guadeloupéen est donc très complexe, avec des terrains notifiés à la Safer d'une superficie moyenne de moins d'1 hectare. De surcroît, en dépit du droit de préemption de la Safer, la loi permet aux propriétaires de retirer leurs biens de la vente.
Face à ce constat, l'enjeu serait de mobiliser l'ensemble des acteurs du territoire, pour envisager l'avenir et redéfinir la politique agricole du département.
Aujourd'hui, la situation économique des jeunes agriculteurs du territoire n'est pas suffisamment pérenne et viable, y compris au sein des GFA. Nous sommes en train de finaliser une étude sur ce sujet. Il conviendrait donc de mener rapidement une réflexion en profondeur sur l'accompagnement à l'installation et l'accès au foncier agricole des jeunes agriculteurs, en veillant à ce que ces actions puissent produire leurs effets dans le temps.
Au cours des 20 dernières années, l'agriculture guadeloupéenne a effectivement perdu environ 10 000 hectares de SAU. Cette diminution du foncier agricole s'est toutefois stabilisée avec la mise en place de la commission départementale de consommation des espaces agricoles (CDCEA), puis de la CDPENAF.
Aujourd'hui, la CDPENAF est la seule instance permettant au monde agricole d'avoir son mot à dire. Les décisions y sont prises par un vote. Auparavant, les PLU étaient élaborés essentiellement par les communes. Il n'y avait pas cet échange entre les élus et le monde agricole. Il conviendrait donc de maintenir l'avis conforme de la CDPENAF, quitte à y apporter quelques amendements. Si cet avis est supprimé, je crains que nous allions vers des dérives.
La taxation des terrains agricoles en friche, quant à elle, a été envisagée dans l'Hexagone. Cependant, je ne suis pas certain qu'un tel dispositif fonctionne en Guadeloupe. Aujourd'hui, les propriétaires de foncier agricole en Guadeloupe tiennent essentiellement à spéculer. Nous le constatons à travers les opérations de la Safer. Des terrains agricoles valant environ 6 000 euros l'hectare sont notifiés à la Safer près de 30 000 euros l'hectare. À mon sens, une taxation ne freinera pas cette velléité de spéculer.
Nous sommes en train de réaliser une étude sur le devenir des terrains notifiés à la Safer et retirés de la vente. Dans ce cadre, nous avons constaté que les propriétaires avaient tendance à louer malgré tout leur terrain et à y construire, le cas échéant, sans avis de la CDPENAF.
Le droit de préemption de la Safer a néanmoins un effet très positif. Nous arrivons malgré tout par ce biais à réguler le foncier, pour empêcher la spéculation. Nous parvenons ainsi à réduire les prix du foncier agricole. Les notaires ont compris qu'ils devaient convaincre leurs clients de revoir à la baisse leur prix.
Concernant la capitalisation sur les propriétés agricoles, la doctrine de la CDPENAF est aujourd'hui de permettre la construction, lorsque celle-ci s'inscrit dans un projet agricole justifié et viable économiquement. À cet égard, la CDPENAF a une action positive, autour de laquelle la communication nécessiterait peut-être d'être renforcée. En revanche, l'ouverture à tous de la construction sur les espaces agricoles pourrait accroître le mitage de ceux-ci.
Pour ce qui est de la mutualisation et des interactions entre les différentes structures du monde agricole, nous avons initié un travail avec l'EPF pour protéger les espaces agricoles au sein des coeurs de villes et éviter le mitage des surfaces agricoles.
Il conviendrait ainsi de renforcer la coopération entre l'ensemble des acteurs du monde agricole. Nous avons toujours eu cette volonté - une Safer ayant vocation à organiser le dialogue entre les différents acteurs du monde agricole (les syndicats, la chambre consulaire, les banques, les collectivités, etc.).
Du reste, les Safer d'outre-mer ont des moyens limités, sur des marchés fonciers ne permettant pas de leur garantir un équilibre financier. L'ensemble des Safer ont ainsi demandé à bénéficier d'un financement dédié, le cas échéant au travers d'une taxe affectée.
Face au constat d'un départ tardif à la retraite des agriculteurs guadeloupéens, ne permettant pas de libérer le foncier agricole, nous avons également mené une réflexion. Dans le cadre des GFA, nous pourrions imaginer de mettre en place une forme de tutorat, en proposant aux aînés d'accompagner de jeunes agriculteurs. Ceci permettrait d'apporter un dynamisme et d'accompagner le départ à la retraite des aînés.
Pour poursuivre le développement agricole du territoire, l'enjeu serait ainsi, collectivement, de continuer à accompagner les jeunes agriculteurs demandeurs de foncier, tout en accompagnant leurs aînés aspirant à partir à la retraite.
Mme Nathalie Minatchy, présidente de l'association Kap Gwadloup. - L'association Kap Gwadloup a été créée en 2008, à l'initiative du syndicat UPG (Union des Producteurs agricoles de Guadeloupe). L'UPG souhaitait ainsi établir un « contrat » entre la société civile et les agriculteurs, pour promouvoir son projet d'agriculture paysanne. L'idée était de faire connaître plus largement ce projet à la société civile, pour obtenir son soutien.
L'association Kap Gwadloup s'est donnée pour objectif la souveraineté alimentaire de la Guadeloupe, en militant pour la préservation du foncier agricole, mais également pour une agriculture respectueuse de l'environnement et des sécurités sanitaire, énergétique et climatique.
Les concepts d'agriculture paysanne et de souveraineté alimentaire nécessiteraient aujourd'hui d'être clarifiés.
L'agriculture paysanne a pour objectif premier de nourrir la population, et non de faire de la spéculation sur les produits agricoles (le cas échéant d'exportation), en préservant la santé de l'humain et celle de l'environnement. Cette agriculture repose sur l'agroécologie.
La souveraineté alimentaire, quant à elle, est un concept politique lié aux modalités d'organisation du système alimentaire. Elle renvoie au droit des peuples à une alimentation saine et culturellement appropriée, produite avec des méthodes durables. Elle renvoie également au droit des populations à définir leur politique agricole alimentaire, sans dumping vis-à-vis des pays tiers. Ce concept a été défini par le mouvement paysan El Campesino à la fin des années 90.
Ce concept de souveraineté alimentaire, recouvrant des dimensions quantitatives et qualitatives, culturelles, éthiques et sociales, n'équivaut pas au concept de sécurité alimentaire. Il prône une agriculture qui respecte l'environnement et rejette l'agriculture intensive.
Dans le concept de sécurité alimentaire, on retrouve la notion d'accès à une nourriture saine aux plans qualitatif et quantitatif. En revanche, l'origine et les modalités de production des aliments ne sont pas évoquées.
Dans les petits territoires insulaires de la Caraïbe, la sécurité alimentaire repose souvent sur le commerce international et les importations. Il est ainsi possible pour un territoire d'être en sécurité alimentaire sans abriter aucune production agricole.
L'association Kap Gwadloup porte davantage le concept de souveraineté alimentaire, pour construire, sur la base de l'agroécologie, des systèmes alimentaires performants et durables.
Nos actions militantes visent notamment à préserver les terres agricoles pour fournir du foncier aux agriculteurs. En 2018, nous nous sommes ainsi mobilisés contre l'implantation d'un golf de montagne sur 105 hectares, dont 86 hectares d'espaces naturels boisés et 19 hectares de terres agricoles. Nous avons réussi à faire reculer ce projet. En 2022, nous nous sommes ensuite mobilisés contre l'implantation d'un ball-trap dans les hauteurs de Capesterre Belle Eau. Si ce projet voit le jour, 8 hectares de terres agricoles seront sacrifiés.
Nous soutenons également des projets innovants permettant la transition agroécologique de notre agriculture, la résilience climatique et la séquestration du carbone. Nous participons ainsi aux comités de pilotage de projets menés par des organismes de recherche tels que l'Institut de recherche public oeuvrant pour un développement cohérent et durable de l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE), le centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD) et l'Université des Antilles. Parmi ces projets scientifiques, figurent notamment :
- le projet Valab, portant sur le développement de l'élevage en sous-bois naturels ;
- le projet Territoires durables, portant sur la gestion de l'environnement et de l'élevage sur les terres chlordéconées ;
- le projet Karibiokréyo, portant sur la sauvegarde et la valorisation des races créoles plus résilientes.
Notre association milite ainsi pour que la vision d'ensemble de la préservation du foncier agricole soit partagée collectivement et repose sur des concepts clairement définis et que les critères d'affectation des terres agricoles soient clairs et répondent à des besoins collectifs.
Nous ne sommes pas experts des questions juridiques et foncières. Nous avons vocation à porter une vision claire et partagée, pouvant ensuite être déclinée par les experts des questions juridiques et foncières.
Le foncier agricole en Guadeloupe demeure très fortement contraint. L'espace agricole du territoire abrite une grande diversité de milieux. Il demeure toutefois restreint par rapport à la population, avec une surface agricole de 50 000 hectares inscrite dans le schéma d'aménagement régional, mais sujette à un phénomène de mitage, ainsi qu'à des opérations de compensation dans le cadre des PLU aboutissant au classement en terres agricoles de terrains inexploitables ou ne permettant pas le développement d'exploitations viables. Il est également très vulnérable face aux changements globaux tels que les chocs climatiques, économiques, environnementaux, épidémiques, etc. L'enjeu serait donc de tendre vers davantage de résilience des surfaces agricoles du territoire.
Aujourd'hui, d'après les chiffres du mémento 2020 de l'AGRESTE, la Guadeloupe abrite 34 114 hectares de SAU, dont environ 15 000 hectares sont consacrés aux cultures d'exportation de la canne à sucre, la banane et le melon et environ 12 300 hectares sont consacrés aux productions vivrières. Avec une population de 380 000 habitants, cette capacité demeure très en deçà du seuil de couverture des besoins pour atteindre une souveraineté alimentaire, s'établissant à 0,2 hectare par personne.
On observe par ailleurs une incidence du régime alimentaire sur les besoins en foncier agricole. En considérant 4 choix de régime (végétalien, végétarien, omnivore-poisson et omnivore-viande), avec un apport journalier par personne de 2 600 kilocalories, nous avons pu établir que seuls les régimes végétalien, végétarien ou omnivore-poisson pouvaient permettre de nourrir la population du territoire avec 50 000 hectares de foncier agricole.
En conclusion, j'insisterai sur la nécessité de sanctuariser les 50 000 hectares de foncier agricole du territoire, d'assurer une gestion transparente de ce foncier (avec des critères d'attribution clairs, au service de l'intérêt collectif), de mener des actions de sensibilisation de la population pour promouvoir un modèle alimentaire plus résilient, de valoriser les travaux de recherche menés en ce sens et de poursuivre une réflexion à l'échelle de la Caraïbe sur la résilience climatique.
J'ajouterai que, s'agissant de répondre aux besoins en eau pour développer l'agriculture sur le territoire dans une optique de souveraineté alimentaire, il conviendrait d'étudier plus attentivement certains projets tels ceux visant l'installation d'exploitations de melons en bout de réseau dans le nord Grande-Terre - le melon n'étant pas une culture vivrière.
Mme Mylène Musquet, directrice régionale Guadeloupe de l'Office national des forêts (ONF). - Il existe une complémentarité naturelle entre le foncier forestier et le foncier agricole. Pour rappel, 50 % de l'espace boisé guadeloupéen correspondent à des forêts privées, offrant des perspectives de valorisation, dans le cadre prévu par le droit forestier.
L'ONF assure quant à lui la gestion des espaces forestiers protégés du territoire, abritant des forêts primaires. Dans ce cadre, il entretient des relations privilégiées avec un certain nombre d'acteurs économiques, pour opérer un rapprochement entre la gestion du foncier forestier et la réponse aux besoins des agriculteurs, dans le respect du code forestier et au travers de cahiers des charges coconstruits.
Nous avons ainsi signé plus d'une soixantaine de conventions d'occupation temporaire du domaine forestier, pour le développement d'activités de cultures associées ou sous couvert forestier, avec une augmentation progressive de la liste des espèces concernées. Ces conventions s'inscrivent dans une véritable démarche d'accompagnement de proximité.
L'ONF est également partenaire des autres services déconcentrés de l'État lorsque des avis doivent être donnés sur un certain nombre de documents-cadres tels que les PLU et le schéma d'aménagement régional (SAR). À ce titre, nous avons élaboré, pour le compte du conseil régional, un schéma régional du patrimoine naturel et de la biodiversité, intégrant une complémentarité entre le foncier agricole et le foncier forestier et prévoyant la constitution de corridors écologiques ayant vocation à constituer des zones tampons entre les activités économiques et les activités forestières.
S'agissant d'augmenter ou au moins de stabiliser le foncier agricole sur un petit territoire insulaire tel celui de la Guadeloupe, l'enjeu serait de considérer le potentiel des terrains agricoles en friche, y compris au-delà de leur valeur agronomique. Sur ces terrains en friche, parfois impactés par la chlordécone, des projets de « reboisement utile » peuvent être développés, reposant sur une démarche d'agroforesterie, de cultures associées ou de cultures en sous-bois. Cependant, ces parcelles soulèvent parfois des problématiques d'accessibilité.
Nous travaillons par ailleurs avec la Safer autour d'opérations de compensation environnementale. À ce propos, une vigilance est nécessaire concernant l'occupation des espaces de forêt sèche. En pratique, on observe souvent une incompatibilité entre la forêt sèche et certaines pratiques agricoles fortement consommatrices d'eau, en dépit des systèmes d'irrigation. L'enjeu serait donc de repenser notre modèle agricole et la localisation de certaines cultures, en tenant compte des besoins et ressources en eau et de la nature des espaces forestiers, y compris dans une optique d'adaptation au changement climatique.
Nous participons également aux travaux de la CDPENAF, aux côtés de la DAAF, autour de la validation des PLU notamment. Dans ce cadre, j'estime que l'avis conforme de la CDPENAF demeure essentiel, en termes de contrôle - la composition de la CDPENAF permettant par ailleurs à l'ensemble des acteurs d'échanger en toute transparence. Sans cet avis conforme, la CDPENAF perdrait de son sens.
Vis-à-vis de la ressource en eau, une attention nécessiterait également d'être portée aux captages sauvages dans les rivières liés aux activités agricoles - ces pratiques mettant en évidence un véritable besoin d'irrigation sur le territoire, au-delà des efforts déjà fournis.
Nous serions également favorables à la création de périmètres de protection des zones agricoles, ainsi qu'au développement de programmes de reboisement autour des barrages (pour gérer une ressource en eau devenant rare en quantité et en qualité).
Nous échangeons par ailleurs avec l'EPF. Cependant, ce rapprochement entre nos deux structures n'est pas encore formalisé. L'enjeu de cette collaboration serait de donner une cohérence globale à la gestion du foncier sur le territoire. Des rapprochements ponctuels pourraient également être organisés autour de programmes symboliques de reboisement ou de revégétalisation. Nous pourrions alors apporter une expertise spécifique.
L'ONF a ainsi vocation à accompagner l'activité agricole. Nous avons par exemple signé une convention avec la SICA LPG, pour permettre la reprise en main progressive, par de jeunes agriculteurs formés et appelés à s'orienter vers l'agroforesterie, d'une zone de forêt primaire illégalement déboisée, en apaisant les relations avec les occupants historiques. Lorsque les choses sont pensées ensemble et en cohérence, il est ainsi possible de mettre en oeuvre des opérations exemplaires.
Notre action ne relève pas d'un « extrémisme écologique ». De fait, nous accompagnons l'agroforesterie et le développement de cultures associées, pour opérer un rapprochement, certes perfectible, entre le foncier forestier et le foncier agricole - un tel rapprochement nécessitant une analyse partagée.
En configuration insulaire, l'enjeu serait ainsi d'optimiser et de mettre en cohérence globalement l'ensemble des stratégies et politiques de gestion du foncier, en anticipant les conséquences du changement climatique.
Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Avant de laisser à Victoire Jasmin le soin de conclure cette table ronde, je souhaiterais remercier l'ensemble des participants. Nous serons également preneurs de vos éventuelles contributions écrites.
Mme Victoire Jasmin. - Il était important que nous puissions échanger, de façon constructive, autour des différentes problématiques liées au foncier agricole en Guadeloupe. Ces échanges devraient nous permettre de formuler un certain nombre de recommandations.
J'ai quelques questions complémentaires à vous soumettre, auxquelles vous pourrez répondre par écrit.
Le Président Blaise Mornal a évoqué les difficultés de financement de la CDAF. À cet égard, quelles seraient les pistes d'amélioration ?
Pour améliorer la gestion de la ressource en eau, la réhabilitation de mares pourrait-elle être envisagée ? Certaines mares présentes sur le territoire ont été abandonnées et on observe une volonté de la part de certaines associations de les réhabiliter. Cela pourrait-il contribuer à la gestion de la ressource en eau sur certaines exploitations ?
L'un des objectifs de la loi Climat et résilience est par ailleurs la réduction de l'artificialisation des sols. Comment tenir compte de cet objectif dans la gestion du foncier agricole ? Comment les différents acteurs du territoire pourraient-ils travailler ensemble ou en complémentarité dans cette optique ?
Il a été souligné que les agriculteurs du territoire connaissant des situations de précarité étaient peu enclins à partir à la retraite et à libérer leur foncier agricole. Serait-il possible que la chambre d'agriculture opère un recensement par anticipation de ces situations, pour que les agriculteurs concernés puissent être mieux accompagnés, y compris dans l'optique de répondre à une problématique de non-recours aux droits constatée dans les outre-mer ?
La question des assurances face aux risques naturels majeurs nécessiterait également d'être posée - nombre d'assureurs n'acceptant pas de couvrir ces risques.
Enfin, s'agissant de permettre aux Safer d'outre-mer de disposer de moyens adaptés, une réflexion nécessiterait d'être menée, le cas échéant avec la Fédération nationale des Safer - les Safer d'outre-mer devant aujourd'hui appliquer les mêmes normes et fournir la même qualité de service en disposant, sur de petites superficies, de moyens plus limités.
Mme Vivette Lopez président, rapporteur. - Je remercie tous les participants pour la qualité de leurs interventions et leurs propositions nombreuses et constructives.