Mercredi 24 mai 2023
- Présidence de Mme Evelyne Perrot, vice-présidente -
La réunion est ouverte à 14 heures.
Audition de MM. Thierry Caquet, directeur scientifique environnement, et Marc Gauchée, conseiller du P-DG pour les relations parlementaires et institutionnelles, de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE)
Mme Évelyne Perrot, vice-présidente. - Notre mission d'information sur la gestion durable de l'eau reçoit aujourd'hui M. Thierry Caquet, directeur scientifique Environnement de l'Institut National de Recherche pour l'Agriculture, l'Alimentation et l'Environnement (INRAE), accompagné de M. Marc Gauchée, conseiller pour les relations parlementaires et institutionnelles.
Cette audition plénière fait l'objet d'une retransmission et d'un compte rendu officiel.
J'excuse le Président, M. Rémy Pointereau, qui m'a demandé d'assurer la présidence de cette réunion aux côtés de notre rapporteur, M. Hervé Gillé.
Nous souhaitions entendre l'INRAE, car nous nous interrogeons sur les possibilités de faire face aux conséquences du changement climatique sur l'eau, en mobilisant davantage la recherche et l'innovation.
La recherche doit nous aider pour mieux anticiper les phénomènes, mais aussi pour trouver des solutions, faire évoluer les variétés cultivées, les techniques d'irrigation et, peut-être, pour mieux gérer l'infiltration de l'eau, la retenir lorsque cela est possible et recycler les eaux usées.
La technique ne peut pas tout faire, mais elle peut beaucoup. Les civilisations ont toujours cherché à organiser l'accès à l'eau et ont construit des infrastructures hydrauliques pour faire face aux difficultés.
Le changement climatique appelle une évolution de nos modèles pour ne pas être pris de cours par les sécheresses ou les pluies diluviennes.
Avant d'entendre nos invités pour leur propos introductif, je passe la parole à notre rapporteur, qui vous a adressé une liste de questions.
M. Hervé Gillé, rapporteur. - Nous nous trouvons dans un moment particulier qui conjugue travaux parlementaires et déclarations politiques et gouvernementales. Le sujet de l'eau a pris une résonnance forte compte tenu, hélas, de la sécheresse hivernale constatée.
Je suis particulièrement intéressé par la question de la qualité de l'accompagnement de ces évolutions techniques et de ces nouveaux procédés, autant pour la recherche fondamentale que pour la recherche appliquée. Nous peinons à discerner la manière dont les objectifs et les résultats de ces recherches sont partagés à l'échelle des territoires, avec les opérateurs régionaux et départementaux, les chambres d'Agriculture et les autres acteurs importants de ce domaine.
Messieurs, je vous laisse la parole.
M. Thierry Caquet, directeur scientifique Environnement de l'INRAE. - Le collège de direction de l'INRAE m'a confié un portefeuille incluant les questions liées au changement climatique vu sous les angles de l'adaptation et de l'atténuation, à la biodiversité, à la gestion durable des ressources en eau et des sols et, plus généralement, aux risques afférents aux pratiques agricoles.
Le changement climatique nous affecte au quotidien et dans toutes nos activités. Il se manifeste de plusieurs manières. Il existe tout d'abord des changements tendanciels, visibles sur les courbes d'évolution de la concentration en CO2 atmosphérique et de la température, changement que le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) a mis en évidence depuis très longtemps. Nous observons aussi une augmentation de la fréquence et de l'intensité des aléas. Ces phénomènes météorologiques traduisent une altération du climat, ce qui signifie que nous risquons de connaître des périodes de sécheresse plus fréquentes et prolongées ainsi, parallèlement, qu'une multiplication des périodes avec des excès d'eau. Plus globalement, l'agriculture et l'ensemble des activités humaines se retrouvent confrontées à une plus grande variabilité des conditions dans le temps et dans l'espace.
Ainsi, la prise en compte de ces conditions plus variables nécessitera une capacité d'adaptation renouvelée des acteurs et surtout, sera à l'origine de difficultés accrues à prendre des décisions dans un futur de plus en plus incertain. Cette incertitude et cette difficulté à prendre des décisions seront très difficiles à gérer pour les activités économiques, et en particulier l'agriculture.
Pour nous à l'INRAE, la réduction de notre consommation d'eau - avec un usage plus sobre et l'utilisation d'instruments d'irrigation moins consommateurs comme par exemple, le goutte à goutte qui permet d'économiser 20 à 40 % de l'eau par rapport à l'aspersion - ne suffira pas à traverser cette période. L'ajustement des pratiques fait partie du processus d'adaptation incrémentale et c'est ce qu'a toujours fait l'agriculture depuis 10 000 ans, mais cela n'est plus suffisant dans un monde qui change très brusquement.
Cela nous amène à devoir penser différemment la répartition des activités agricoles à l'échelle du territoire ainsi que leur nature. Le fait par exemple d'avoir recours à une irrigation renforcée est en réalité une démarche de mal adaptation, et cela quelle que soit la ressource en eau qu'on utilise. Face à un climat qui continue à évoluer et à des aléas climatiques de plus en plus forts, la sécurisation des ressources en eau donne une fausse impression de sécurité et empêche de penser la transformation des activités agricoles et des autres activités économiques. Les exemples se multiplient dans la littérature, en particulier dans les derniers rapports du GIEC, en provenance de plusieurs pays. Par exemple, l'Espagne a adopté une stratégie de développement de l'offre en eau au travers de nombreuses nouvelles installations. Si les infrastructures sont indispensables - et nous aurons des efforts à faire en France sur ce point -, nous ne pouvons pas baser notre politique d'adaptation uniquement sur une augmentation de l'offre. À terme, ces systèmes ne serviront à rien si nous n'avons plus d'eau à amener jusqu'aux parcelles, et c'est ce qui est en train de se passer en Espagne.
Oui aux infrastructures et à la sécurisation de l'eau, mais attention à « l'effet rebond ». Ces mesures permettent d'accroître la productivité sans aller vers une plus grande économie d'eau et nous détournent des questions cruciales de la réorganisation et de la transformation des activités agricoles.
Nous connaissons les régions en tension : le pourtour méditerranéen, le grand Sud-Ouest (avec des projections de l'agence de l'eau Adour-Garonne qui montrent qu'à l'horizon 2050 il va manquer 1 milliard de mètres cubes d'eau d'irrigation pour les cultures de cette région), mais aussi un croissant moins connu allant de la Lorraine à la Vendée. Là, on retrouve des sols caillouteux, peu profonds et qui retiennent mal l'eau. Dans cette zone que les géologues appellent « zones intermédiaires » ou « croissant des rendzines », les productivités agricoles assez faibles spontanément ont été renforcées localement grâce à l'irrigation, mais elles vont se trouver en grande difficulté dans ce climat en transformation. Ces régions doivent-elles s'engager dans une adaptation de conservation ou privilégier la transformation ? L'INRAE et ses partenaires de la recherche et développement, les chambres d'agriculture et les instituts techniques, s'inscrivent dans une logique de transformation de l'agriculture, passant par une diversification des cultures et une nouvelle gestion des parcelles et des paysages pour mieux retenir l'eau. En effet, la meilleure réserve d'eau que l'on peut reconstituer est celle qui se trouve sous nos pieds. Ralentir le cycle de l'eau qui a été accéléré par l'action humaine, et notamment l'artificialisation des sols, est une mesure essentielle qui permet à l'eau de s'infiltrer à nouveau pour ensuite être réutilisée dans d'autres usages - dont l'agriculture qui représente 3 milliards de mètres cubes prélevés par an sur les 33 milliards de mètres cubes prélevés en moyenne pour les activités humaines.
Cette eau pourra aussi servir à d'autres activités humaines. À ce propos, se pose la question du projet des territoires dans le cadre de cette adaptation. Le territoire doit-il rester uniquement agricole ? Si oui, quelles sont les productions à privilégier ? Devons-nous maintenir coûte que coûte la production viticole dans certaines régions ? Quelle valeur ajoutée la production agricole crée-t-elle pour le territoire, en particulier quand on exporte des matières premières végétales pour faire de l'alimentation animale à l'extérieur et que celle-ci revient ensuite transformée sur le territoire pour l'élevage ?
Ces questions sur l'impact économique et environnemental doivent guider les projets de territoire. La loi apporte un début de réponse avec les projets de territoire pour la gestion de l'eau (PTGE). Nous devons accompagner ces réflexions collectives.
L'INRAE génère une connaissance fondamentale. Nous avons aussi un devoir de recherche finalisée, en appui à l'agriculture, aux activités humaines en général et à la gestion des écosystèmes. Nous ne sommes pas seuls dans cette logique. Sur ce sujet comme sur d'autres, nous déployons des actions communes avec les instituts techniques, au travers d'unités mixtes technologiques (Arvalis et l'Institut Français de la Vigne et du Vin, par exemple), de réseaux mixtes technologiques (qui s'approchent de think tanks au sein desquels nous mettons en commun des connaissances et des interrogations pour proposer des projets de recherche finalisée) et, de manière plus opérationnelle mais encore peu visible, d'une cellule Recherche Innovation Transfert. Cette dernière a été mise en place il y a quatre ou cinq ans par l'INRAE, l'ACTA et Chambre d'Agriculture France afin de porter à la connaissance des agriculteurs des outils de gestion et d'aide à la décision.
M. Hervé Gillé, rapporteur. - Donc tout va bien ?
M. Thierry Caquet. - Non, mais j'y reviendrai ! La connaissance existe. Elle commence à être mobilisée. Chacun doit ensuite se l'approprier. À l'occasion du Varenne de l'eau, la cellule Recherche Innovation Transfert a ainsi produit un guide à destination des agriculteurs pour l'adaptation au changement climatique, notamment vue sous l'angle de la ressource en eau, et cela bien avant la sécheresse de 2022. Cette connaissance, les agriculteurs doivent se l'approprier, et c'est peut-être ici que nous ne sommes pas allés assez loin.
Par ailleurs, des réflexions sont en cours quant à un projet de pacte et de loi d'orientation agricole, porté par le ministre de l'Agriculture. Trois groupes de travail se sont constitués sur l'accompagnement à l'installation des nouveaux agriculteurs - dont l'un est co-présidé par le Président-Directeur général de l'INRAE. Nous devons les aider à se projeter dans un monde inquiétant et incertain, en leur fournissant des éléments factuels et stratégiques pour leur permettre de construire leur exploitation. La démarche débute dans les lycées agricoles. Le Conseil agricole, les instituts techniques et les Chambres nous accompagnent dans ces travaux.
Nous avons les briques et les plans de la maison que nous souhaitons construire, mais nous avons besoin de la maîtrise d'oeuvre pour construire cette maison et la rendre vivable.
M. Hervé Gillé, rapporteur. - Les conseils régionaux peuvent accompagner les évolutions de certains process technologiques, industriels et agricoles. Les passerelles qui existent entre eux et vous sont-elles efficaces ?
Nous observons une différenciation dans la levée des fonds européens et dans les stratégies régionales. Toutes les régions ne créent pas les conditions d'accompagnement des filières agricoles, notamment sur les sujets d'irrigations. Disposez-vous d'éléments sur ces variations territoriales ?
M. Thierry Caquet. - L'INRAE est un institut distribué sur l'ensemble du territoire, y compris ultramarin. Depuis plus de quinze ans, nous déployons des programmations conjointes avec les régions. Nous apportons nos compétences et des ressources financières, équilibrées par des contributions des régions. Il s'agit de plans pluriannuels de programmation de la recherche finalisée. Il y a deux ans, nous avons lancé l'outil TETRAE, un programme de négociation de gré à gré avec les conseils régionaux pour coconstruire des projets de recherche visant le développement rural et territorial.
M. Hervé Gillé, rapporteur. - Disposez-vous d'un document de synthèse sur le sujet ?
M. Thierry Caquet. - Nous pourrons vous faire parvenir la plaquette de présentation. Les premiers projets ont démarré il y a deux ans, nous n'avons donc pas encore dressé de bilan.
Plusieurs actions pluriannuelles nous ont permis de cofinancer des projets de recherche à hauteur d'un à deux millions d'euros par an, à raison d'un euro apporté par l'INRAE pour un euro apporté par la région - certaines bien sûr sont mieux-disantes que d'autres. Les projets de la campagne TETRAE en cours sont très souvent en lien avec l'adaptation au changement climatique. Toutes les régions n'ont pas adhéré spontanément à la démarche mais nous souhaitons déployer des pilotes avant une éventuelle généralisation.
L'INRAE participe aussi aux démonstrateurs territoriaux instaurés dans le cadre du plan « France 2030 » et de la stratégie d'accélération du déploiement de l'agro-écologie. La règlementation nous interdit d'être maîtres d'oeuvre, car les projets doivent être portés par des acteurs des territoires. Nous sommes toutefois partenaires et apportons nos compétences scientifiques et de R&D ou encore notre expertise dans la mise à disposition d'outils.
Enfin, nous prenons part aux Territoires d'innovation. Nous travaillons par exemple avec Dijon Métropole sur l'approvisionnement alimentaire du territoire, dans une logique de diversification et de sécurisation. Nos chercheurs de l'INRAE Dijon sont très impliqués sur la question du déploiement, à l'échelle d'un territoire, de la transition agro-écologique des productions agricoles dans un but de sécurisation de la production agricole et de qualité des produits alimentaires pour les citoyens.
M. Hervé Gillé, rapporteur. - Ces travaux sont-ils conduits dans le cadre d'un Programme Alimentaire Territorial (PAT) ?
M. Thierry Caquet. - L'idée est similaire, mais il ne s'agit pas d'un PAT.
Nous ne pouvons pas être présents partout mais nous souhaitons être en capacité de démultiplier les initiatives et d'engager la transformation à grande échelle auprès du plus grand nombre d'exploitants agricoles. La cellule Recherche Innovation Transfert nous aide à mettre la connaissance à disposition. D'ailleurs, l'ensemble de nos publications sont des données ouvertes.
L'enjeu n'est pas seulement de transformer les activités à l'échelle des exploitations. Les chaînes de valeurs associées doivent être capables de s'adapter à des productions plus variées et s'articuler avec des transformateurs, des distributeurs et des consommateurs. L'INRAE a participé au déploiement d'une filière de légumineuses à graines en Occitanie, avec l'Agence de l'eau Adour-Garonne, l'Agence de l'eau Rhône-Méditerranée-Corse et le Conseil régional d'Occitanie. La culture de légumineuses à graines (pois chiches, lentilles ...) est relativement économe en eau. En outre, ces plantes se passent d'engrais azoté puisqu'elles fixent l'azote de l'air. La mise en place de la filière a pris une dizaine d'années, jusqu'à la distribution, à la marque. Il s'agissait d'un accompagnement de l'ensemble des acteurs de la filière la part de la région et des deux Agences de l'eau, qui, parce qu'elles ont des préoccupations sur la quantité et la qualité de la ressource, ont soutenu la mise en place de cette filière. L'INRAE a apporté son savoir-faire sur l'agronomie, la gestion des sols et de l'eau, mais aussi pour le développement économique de la filière. Au-delà de l'évolution du niveau de production, la transformation de la chaîne de valeur est impérative dans une logique d'adaptation et pour que chacun puisse vivre de son activité.
Mme Évelyne Perrot, vice-présidente. - Les besoins en eau des nouvelles filières sont considérables. En Champagne crayeuse, l'arrosage doit être important pour obtenir des rendements intéressants. Auparavant nous cultivions surtout les céréales, mais depuis dix ans, la filière pommes de terre s'est développée et nécessite énormément d'eau. Tous les agriculteurs de la région ont pris cette voie et des entreprises se sont installées sur le territoire pour faire la transformation. Que vont devenir ces acteurs ?
M. Thierry Caquet. - Malheureusement, cette situation existe dans plusieurs régions. La production à vocation industrielle - ce terme n'est pas péjoratif - correspond à une culture sous contrat : l'agriculteur s'engage à produire un certain niveau de qualité. Nous avons en mémoire le conflit entre un grand industriel de la pomme de terre et les producteurs des Hauts-de-France où les productions, qui présentaient un calibre inférieur à celui prévu au contrat de vente à cause de la sécheresse 2022, ont été refusées ou achetées à vil prix.
Au-delà du choix de la production, les cahiers des charges associés et le dimensionnement et l'évolution de l'outil industrie doivent être pensés. Certains considèrent que si l'on ne peut plus produire dans votre région, on ira produire ailleurs, et cela se voit déjà aujourd'hui pour certaines filières. C'est vraisemblablement grâce à la concertation au sein des filières que ces décisions stratégiques devront être prises. L'outil agroalimentaire français a été très performant de la fin des années 1950 jusqu'au début des années 1990. Des régions se sont ensuite « hyper spécialisées ». Nous devons nous permettre de repenser l'ensemble de cette géographie alimentaire et agroalimentaire.
L'eau ne saurait être le seul levier d'adaptation pour parvenir à maintenir des productions constantes. Nous n'aurons pas suffisamment d'eau partout pour adapter les cultures. Outre les réflexions à l'échelle locale, une planification de l'évolution de la géographie agricole de la France serait utile. Cette orientation peut sembler illusoire, mais nous devons y penser. Pour l'eau, pour la qualité des sols, pour la biodiversité, le maintien du statu quo n'est pas envisageable.
Dans les autres points qui vous intéressent, l'amélioration des variétés et la génétique sont souvent présentées comme le levier qui sauvera l'agriculture. L'amélioration des variétés est un processus continu utilisé depuis des décennies. Elle apporte des solutions ponctuelles, mais doit être combinée avec d'autres outils, comme la diversification et un meilleur travail du sol. La génétique peut beaucoup mais elle ne peut pas tout. Évitons de faire croire qu'il est possible de faire pousser des plantes sans eau. Toutes les plantes fonctionnent selon le mécanisme de photosynthèse : à partir du flux d'eau qui part des racines vers l'atmosphère, au niveau des feuilles en général, sous l'action du rayonnement solaire et en présence de CO2 on a production de sucres qui forment de la biomasse qui représente les réserves de la plante. Cela est vrai pour le maïs comme pour une plante dans le désert pour laquelle la quantité d'eau disponible est variable. Cette plante qui a peu d'eau à disposition pourra en stocker dans ses tissus, comme l'aloe vera, mais elle ne pourra pas se développer si elle reste sans eau pendant des mois ou des années. Si nous avons en tête des images de déserts fleuris après une pluie inespérée c'est parce que les plantes n'ayant pas pu fleurir et donc se reproduire, par manque d'eau pendant plusieurs années, ont vitalement besoin de cette eau. La production de matière vivante et de biomasse requiert de l'eau, du soleil et du CO2. Sans eau, pas de production alimentaire.
Nous devons identifier les plantes les plus adaptées à nos ressources en eau actuelles et futures mais aussi les territoires favorables au développement de telle ou telle plante. Les besoins en eau d'une plante sont très différents selon le type de sols ou la température. La quantité d'eau nécessaire est similaire pour produire 100 kilos de grains de maïs ou 100 kilos de grains de blé, mais les besoins ne surviennent pas à la même période de l'année. Avoir des espèces qui fleurissent plus tôt, et donc avant les sécheresses estivales, peut donc être intéressant.
Le sorgho est parfois présenté comme une plante pouvant remplacer le maïs dans certaines régions. La France, comme beaucoup de pays, a cependant davantage investi dans la recherche sur l'amélioration variétale du maïs que dans le sorgho. Des consortiums de recherche pour l'amélioration génétique du sorgho s'organisent toutefois à l'échelle européenne et l'INRAE en fait partie - avec nos collègues du SIRAD notamment, car le sorgho est une plante tropicale. Cependant, s'il ne pleut pas, la graine semée ne germe pas. Dans certaines régions en 2022, les agriculteurs qui ont opté pour le sorgho à la place du maïs se trouvent en difficulté parce qu'il n'avait pas plu au moment critique.
L'irrigation n'est pas un gros mot et les retenues en eau ne sont pas systématiquement à proscrire mais ces techniques doivent s'inscrire dans un projet d'agriculture de résilience pour continuer à produire dans des conditions devenues défavorables.
Votre questionnaire évoque à plusieurs reprises la réutilisation des eaux usées. Nous observons quatre freins principaux : les normes sanitaires, la technique, la perception - y compris de certains agriculteurs - et le coût.
M. Hervé Gillé, rapporteur. - La réutilisation des eaux usées est déjà possible pour l'irrigation agricole mais personne ne le fait, sauf de rares exemples, certains freins sont peu compréhensibles.
M. Thierry Caquet. - Oui comme par exemple la pomme de terre primeur de Noirmoutier ou certaines productions de l'Ile de Ré.
Le décret européen encadrant l'utilisation des eaux usées traitées passe en application dans la loi française à compter de ce mois de mai. Son contenu est relativement drastique.
Le frein de la perception est plus difficile à appréhender. Des collègues de Montpellier travaillent sur le sujet de la perception avec des étudiants en agronomie, des viticulteurs et des agriculteurs. Sur le principe, les personnes interrogées se disent prêtes à acheter du vin produit avec une irrigation à base d'eau usée traitée. En revanche, au moment de l'acte d'achat, 20 à 25 % des consommateurs se tournent finalement vers le vin qui n'a pas été produit avec de l'eau usée traitée. Ce constat est encore plus flagrant avec les produits de maraîchage.
Des agriculteurs ont une aversion à l'utilisation d'eau usée traitée, car ils redoutent un défaut de traitement qui entraînerait des problèmes de santé chez le consommateur. En Allemagne, une affaire de graines bio a causé une dizaine de morts. La qualité sanitaire de l'eau utilisée pour faire germer les graines a été mise en cause.
Mme Évelyne Perrot, vice-présidente. - Les traces de médicaments restent également dans les eaux.
M. Thierry Caquet. - Souvent, les stations d'épuration n'enlèvent pas les métabolites des produits phytosanitaires, les résidus de médicaments, les perturbateurs endocriniens ou les micro-plastiques. L'osmose inverse permet d'éliminer ces substances, mais elle suppose de remettre ensuite des éléments minéraux dans l'eau, car l'eau trop pure est toxique. Se pose alors également la question du coût, et en particulier du coût de l'énergie.
Il n'existe pas une solution unique à nos problèmes. Plusieurs briques sont nécessaires, chacune pouvant être valable à l'endroit X, mais pas à l'endroit Y.
Mme Évelyne Perrot, vice-présidente. - Chers collègues, avez-vous des questions ?
M. Éric Gold. - La France est bordée d'eau. S'il est certainement plus simple de chercher des sources d'eau douce à traiter, le dessalement de l'eau de mer pourrait être une orientation pertinente dans un contexte de montée des océans et de pénurie d'eau douce. Menez-vous des travaux de recherche en ce sens ? Cette solution peut-elle s'envisager sur le long terme ?
M. Thierry Caquet. - À ma connaissance, l'INRAE n'a jamais été impliquée dans des travaux sur le dessalement de l'eau de mer. Nous intervenons davantage sur l'amélioration de la qualité des eaux usées. D'une part, pour en retirer des éléments valorisables, comme l'azote et le phosphore et ensuite, pour améliorer les traitements et donc l'impact des rejets d'eaux usées sur les milieux. Une installation pilote est implantée près de Montpellier pour tester des processus de réutilisation des eaux usées traitées et faire en sorte qu'elles n'encrassent pas les tuyaux d'irrigation.
Cette technique demande beaucoup d'énergie, il s'agit de l'énergie nécessaire à l'évaporation de l'eau. Ensuite, le traitement à l'osmose inverse fonctionne, mais suppose de reminéraliser l'eau, ce qui augmente encore les coûts. Enfin, le rejet des saumures lors du dessalement pose aussi une réelle difficulté pour l'environnement : ce sont d'énormes concentrations de sels, pas ou peu valorisables et qui constituent un réel impact collatéral du dessalement. La pollution par les sels - que l'on va épandre à terre ou remettre dans le milieu naturel - n'est pas négligeable.
Techniquement, nous savons dessaler l'eau de mer. Plusieurs pays du Golfe investissent dans le dessalement, car le coût de l'énergie n'est pas un sujet pour eux. Certains imaginent aussi le dessalement à partir d'énergies renouvelables. À petite échelle, le dessalement peut être une solution. Ce process est d'ailleurs utilisé dans certaines îles antillaises. Toutefois, la question des saumures et du devenir de ce concentré de sel demeure.
M. Daniel Breuiller. - Un projet d'osmose inverse est engagé en Ile-de-France. Il semble que les déchets extraits - sans doute pour des raisons de coût - sont renvoyés vers le fleuve en aval du traitement. En tant qu'élu attaché à la solidarité amont/aval, cette démarche m'interroge. Est-elle bien raisonnable ?
Ensuite, je suis frappé par le « piège » dans lequel se trouvent les agriculteurs engagés sur des contrats pluriannuels. S'ils décident de modifier leur production, l'agro-industrie doit l'accepter. Les acteurs industriels participent-ils aux débats sur l'adaptation au changement climatique ?
M. Thierry Caquet. - Je ne connais pas précisément le projet d'osmose inverse que vous évoquez. Le traitement concentre effectivement des éléments indésirables. Si les membranes ne sont pas nettoyées, l'encrassement génère des déchets qu'il peut être tentant de remettre dans le milieu naturel. Le rejet d'éléments minéraux tels que le carbonate de calcium ou le sodium ne pose pas de problème majeur puisqu'ils se dilueront. En revanche, de mon point de vue d'écologue et d'écotoxicologue, il me paraît peu recommandable de renvoyer des contaminants tels que des produits phytopharmaceutiques ou des médicaments.
La solidarité amont/aval est extrêmement importante. La région Bourgogne Franche-Comté a par exemple renoncé à certains projets de réutilisation des eaux usées en tête de bassin versant pour ne pas impacter l'aval.
Pour répondre à votre seconde question, les industries agroalimentaires au sens large - approvisionnement, conseil, achat, transformation - adoptent des stratégies diverses. D'un point de vue économique, il est rationnel d'imaginer des solutions locales : le changement climatique impactant toutes les régions, la stratégie d'échappement trouve ses limite. Tous les acteurs ne font toutefois pas ce constat. On se souvient aisément des investisseurs qui plantent depuis dix ans des vignes en Grande-Bretagne dans le but de faire du champagne à moyen terme. De même, un investisseur qui souhaite engager des milliards d'euros dans la production de blé en Europe pour 2050 devra, selon les projections, éviter l'Espagne, le Portugal et même la France, et privilégier la Pologne, l'Ukraine, voire la Scandinavie. Ces zones devraient être moins impactées par le changement climatique et connaître une augmentation de leur production.
Nous devons aussi inclure dans la réflexion la perte de valeur foncière des terres dans les zones les plus impactées. Je pense, par exemple, aux terres viticoles dans le grand Sud-ouest de la France.
M. Hervé Gillé, rapporteur. - Les problèmes en question sont essentiellement liés à la surproduction.
M. Thierry Caquet. - Cependant, selon les projections de l'Agence européenne de l'Environnement, d'ici 2100, la valeur foncière des terres se réduirait de 40 à 70 % dans toute la péninsule ibérique et dans une zone allant de la Bretagne à la région PACA.
M. Hervé Gillé, rapporteur. - Pourrez-vous nous communiquer ces éléments ?
M. Thierry Caquet. - Bien sûr, ces cartes sont issues d'un rapport de 2019. Les projections reposent sur une superposition du climat et des rendements.
Les industries agroalimentaires participent aux discussions sur l'adaptation du modèle agricole français au changement climatique. Elles ont répondu à la consultation du Varenne de l'eau, alors qu'elles n'étaient pas ciblées au départ. Les industries laitières sont extrêmement actives sur le sujet de la réutilisation des eaux usées traitées. Pour conserver de l'emploi local, les industries sont tenues de se projeter dans une adaptation. Qui couvrira ces investissements ? Qui assurera les risques d'un agriculteur qui s'engage dans une transformation ?
M. Hervé Gillé, rapporteur. - La PAC doit cibler ces productions et ces stratégies. La nouvelle géographie des productions alimentaires dont vous parliez doit aussi se traduire au travers de la PAC. Une renégociation des grands programmes européens est nécessaire pour accompagner les évolutions productives.
M. Thierry Caquet. - Je suis entièrement d'accord. En termes de stratégie générale, le premier outil est le Pacte Vert, qui a été attaqué, y compris par la profession agricole. Il a été accusé de conduire à affamer l'Europe et le mode. Il aborde pourtant la transition agro-écologique, la diversification, la limitation de l'usage des intrants - y compris l'intrant « eau » - qui sont désormais inscrits à l'agenda politique.
Pour le meilleur et pour le pire, la PAC a profondément transformé l'agriculture européenne. Un outil de ce type est potentiellement transformant lorsqu'il existe un consensus ou au moins une grande majorité - ce qui n'est pas le cas de la PAC actuelle - ou lorsqu'un volet est laissé à l'appréciation des États membres. Le plan stratégique national doit ensuite être à la hauteur. En l'occurrence, le plan français est insuffisamment ambitieux dans plusieurs domaines, dont celui de l'adaptation au changement climatique.
La PAC sera renégociée après les prochaines élections au Parlement. Nous devrons être en avance sur la transformation pour ne pas pérenniser un système prisonnier de lui-même.
M. Jean Bacci. - J'ai une remarque et une question.
Il y a une dizaine d'années, avec la société du Canal de Provence, nous travaillions sur la récupération des eaux d'une station d'épuration pour l'irrigation. Le process envisagé était réaliste, mais l'obtention de l'autorisation supposait de mener une campagne d'analyses qui coutait plus de 100 000 euros - le tout, pour une commune de 300 habitants qui cherchait à irriguer 50 hectares au maximum. Nous avions abandonné ce projet pour cette raison.
Vous parliez des saumures, ne pourraient-elles être utilisées l'hiver pour dessaler les routes ?
M. Thierry Caquet. - Je ne peux pas répondre à cette dernière question. Je n'ai pas connaissance d'une telle utilisation, mais pourquoi pas. Cela dit, dans un climat qui change, il est probable que nous n'ayons pas besoin des mêmes volumes de sel face à une neige et un gel moins présents.
Pour réagir à voter première remarque, dans un rapport de 2018, le CEREMA évoquait le développement de la réutilisation des eaux usées en France, soulignant que les campagnes d'analyse des sols impliquaient pour le maître d'ouvrage des coûts incompatibles avec le projet. Un équilibre doit être trouvé dans le niveau de contrôle exigé.
M. Hervé Gillé, rapporteur. - Vous avez aujourd'hui l'opportunité d'émettre des propositions : quelles sont-elles ?
M. Thierry Caquet. - Nous devons donner aux producteurs les outils pour s'adapter. Toutefois, cela ne sera jamais suffisant dans le cadre d'un climat qui change de plus en plus vite. Notre rapport prospectif de mars dernier Une agriculture européenne sans pesticides en 2050, qui est une analyse à l'échelle européenne, démontre que des politiques publiques ambitieuses sont impératives pour sortir du système actuel, verrouillé par l'histoire, le contexte économique, politique et le contexte de marché. Nous avons besoin de signaux forts d'accompagnement à la transformation et à la prise de risques. Cette dernière doit être assumée par la puissance publique, mais aussi par les acteurs privés. La réforme de l'Assurance Récolte s'inscrit dans cette logique.
La meilleure prévention contre les aléas, c'est la réduction de la vulnérabilité. L'aléa existe et augmentera vraisemblablement, quoi que nous fassions en matière d'atténuation du changement climatique. La fréquence et l'intensité des sécheresses et des précipitations vont s'accroître. Nous avons besoin de politiques publiques qui réduisent la vulnérabilité des exploitants agricoles, des filières économiques, mais aussi des citoyens. Cette vision systémique est importante.
Restons prudents, réinterrogeons-nous et conservons de la souplesse, de la réactivité. La résilience ne consiste pas à maintenir coûte que coûte la production telle qu'elle a toujours existé. Nous devons continuer à produire tout en conservant une capacité d'anticipation et d'adaptation pour préparer « le coup d'après ». Une telle démarche est difficile dans un système établi et standard.
Mme Évelyne Perrot, vice-présidente. - Les paysans avaient cette sensibilité, mais ils l'ont perdue.
M. Thierry Caquet. - Effectivement, nous observons un phénomène d'imitation. Tout le monde s'engouffre dans la même filière.
Mme Évelyne Perrot, vice-présidente. - Je regrette que nous soyons obligés de nous quitter, car les échanges étaient très intéressants.
Je vous remercie.
La réunion est close à 15 heures.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.