Mercredi 24 mai 2023
- Présidence de Mme Sonia de La Provôté, présidente -
La réunion est ouverte à 13 h 30.
Audition de représentants de cabinets de conseil
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous poursuivons nos travaux par une audition conjointe des représentants de plusieurs cabinets de conseil. Nous vous remercions, Madame, Messieurs, de vous être mobilisés.
Son titre le formule clairement : notre commission d'enquête entend rechercher les liens entre les phénomènes de pénurie de médicaments, qui affectent de manière croissante la prise en charge des patients en France, et les choix industriels réalisés par les entreprises pharmaceutiques ces dernières décennies.
À cet égard, il nous semble que plusieurs tendances de fond peuvent être distinguées, sur lesquelles nous souhaiterons bénéficier de votre éclairage.
D'abord, le secteur est marqué par une importante spécialisation des grandes entreprises pharmaceutiques. A la faveur de plusieurs vagues de cessions ou de fusions, celles-ci ont eu tendance à recentrer leurs activités sur certaines aires thérapeutiques, rémunératrices, ou certaines étapes du processus de production des médicaments. Les activités chimiques, et en particulier la production des principes actifs des spécialités matures, ont été singulièrement touchées par ce mouvement d'externalisation.
Par ailleurs, le secteur a connu ces dernières décennies de nombreuses vagues de délocalisation. La concentration de la fabrication de principes actifs en Asie, en particulier, a souvent été mentionnée durant nos auditions comme un facteur important de fragmentation des chaînes d'approvisionnement et, pour la France, de perte de souveraineté. L'industrie française apparaît, à cet égard, particulièrement touchée : auparavant leader, notre pays n'occupe plus que la quatrième place en Europe en matière de production de médicaments et le nombre d'entreprises impliquées y a été divisé par deux depuis 40 ans.
Enfin, les prix très élevés obtenus des régulateurs ont encouragé les grandes entreprises pharmaceutiques à privilégier le développement et la production de produits innovants, au détriment de produits matures pourtant indispensables à la prise en charge des patients. Ce sont ces produits matures qui, en infectiologie comme en cancérologie et dans de nombreuses aires thérapeutiques, concentrent l'essentiel des difficultés d'approvisionnement observées ces dernières années.
Parce que vous avez été amenés à conseiller les entreprises pharmaceutiques dans leurs choix stratégiques et, plus largement, à analyser pour vos clients ce secteur d'activité, nous souhaitons bénéficier de votre éclairage sur l'ensemble de ces stratégies industrielles. Votre audition doit permettre à la commission d'enquête de revenir à l'origine des constats de pénuries et des inclinaisons stratégiques opérés par les entreprises pharmaceutiques ces dernières décennies.
Vous pourrez nous dire dans quelle mesure ces choix ont contribué, selon vous, à fragiliser les chaînes de production et à aggraver les phénomènes de pénurie. De manière plus prospective, vous pourrez également nous indiquer dans quelle mesure une relocalisation en France et en Europe d'une partie des capacités de production aujourd'hui absentes vous paraît possible et souhaitable.
Nous auditionnons donc aujourd'hui : M. Thomas London, directeur associé au bureau de Paris de McKinsey & Company et responsable pour la France des activités santé publique ; M. Olivier Wierzba, directeur associé senior du Boston Consulting Group, en charge du soin ; MM. Laurent Benarousse et Julien Gautier, directeur associé et associé senior de Roland Berger Paris ; M. Loïc Plantevin et Mme Laurence Chiapponi, associé senior et directrice marketing au sein de Bain & Company ; enfin M. Jean-François Lopez, directeur associé d'AEC Partners.
Je vais vous céder la parole tour à tour pour un propos introductif de cinq minutes. Puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions. Comme vous l'aurez compris, notre commission d'enquête entend obtenir des réponses étayées à des questions précises.
J'indique que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Je vous invite, chacun votre tour, à activer votre micro et prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».
M. London, M. Wiezba, M. Benarousse, M. Plantevin, Mme Chiapponi et M. Lopez prêtent serment.
M. Jean-François Lopez, directeur
associé d'AEC Partners. - Le coeur de
métier d'AEC Partners est le conseil aux industriels de la
santé ; nous comptons une trentaine de conseillers et notre
activité consiste à aider nos clients à comprendre
l'environnement
- zone géographique ou aire
thérapeutique - dans lequel ils sont ou projettent d'entrer et
à évaluer l'intérêt potentiel des produits de
santé qu'ils aimeraient introduire sur le marché ; libre
à eux, ensuite, de suivre ou non les recommandations que nous formulons.
Pour ma part, je m'occupe plus spécifiquement des procédures d'accès au marché, de l'évaluation du médicament par la commission de la transparence de la Haute autorité de santé (HAS) et de la négociation et des renégociations successives du prix des médicaments, les prix régulés donnant lieu à de fréquentes vagues de réévaluation. Je précise qu'AEC Partners n'intervient pas dans le conseil en politique industrielle ni sur les questions logistiques d'implantation d'usines ; je ne serai donc pas en mesure de répondre aux questions portant sur l'organisation de la chaîne de production des médicaments.
M. Loïc Plantevin, associé senior de Bain & Company. - Bain est un cabinet de conseil en stratégie créé à Boston en 1973 ; son bureau parisien a été fondé en 1985 et nous comptons une cinquantaine d'associés à Paris, dont quatre affectés au pôle de compétences santé. Grâce à nos 65 bureaux implantés dans 40 pays, nous aidons nos clients à accélérer leur création de valeur, qu'elle soit économique ou sociétale. Nous accompagnons les équipes de direction dans l'élaboration et la mise en oeuvre de leurs choix stratégiques.
Notre champ d'intervention est large : stratégies globales ou de transformation, fusions et acquisitions, stratégies d'innovation et commerciales, amélioration de la performance, transformation digitale. Nous servons les acteurs de nombreux secteurs industriels, dont celui de la santé, en particulier les acteurs de la pharmacie et des dispositifs médicaux.
Depuis 2019, le travail accompli par le bureau de Paris pour des acteurs de la santé en France a ainsi représenté une trentaine de projets sur les 617 projets réalisés dans ce pays, soit environ 5 %. Nous sommes par ailleurs très actif dans le monde de l'investissement, accompagnant de nombreux fonds dans leurs transactions et dans le soutien des sociétés de leur portefeuille.
Au-delà des travaux effectués pour nos clients, nous publions régulièrement des rapports sur différents sujets. Nous venons ainsi de publier, au mois de février, en partenariat avec la Chambre de commerce américaine en France (AmCham), notre baromètre annuel du moral des investisseurs américains sur la France, qui intègre dans son panel un pourcentage significatif d'industriels de la pharmacie.
Nous sommes à votre disposition pour répondre à toutes vos questions, étant précisé néanmoins que notre exposition aux problématiques spécifiques des pénuries de médicaments est très limitée.
M. Olivier Wierzba, directeur associé senior du Boston Consulting Group, en charge du soin. - La question des pénuries de médicaments, particulièrement critique cet hiver, est pour les Français un sujet de préoccupation majeur et nous sommes très sensibles au travail de votre commission. Il ressort d'ailleurs des discussions que nous avons avec nos clients que ce sujet, comme ceux de la sécurisation des chaînes d'approvisionnement et des investissements industriels, est en haut de l'agenda des dirigeants des entreprises pharmaceutiques.
Le BCG est un cabinet de conseil international détenu par ses associés, présent dans près de 60 pays dans le monde. Nous sommes implantés en France depuis 50 ans ; nous y employons environ 1 200 personnes. La quasi-totalité des clients pour lesquels nous travaillons en France sont des entreprises françaises. Le coeur de notre activité concerne le conseil en stratégie à destination de grandes et moyennes entreprises : nous les accompagnons dans leur transformation, notamment digitale ou environnementale, en amont comme en aval des décisions d'investissement.
Nous disposons d'une triple expertise : sectorielle - santé, automobile, grande distribution, etc. -, fonctionnelle - ressources humaines, opérations, enjeux environnementaux, etc. - et technologique - nous aidons nos clients à développer et à mettre en oeuvre des solutions digitales.
Nous travaillons depuis de nombreuses années avec les entreprises du secteur pharmaceutique en France. Nous intervenons sur des enjeux stratégiques - évaluation de projets d'acquisition pour le compte de clients qui souhaitent se renforcer sur certains domaines d'activité -, opérationnels - amélioration des chaînes logistiques pour plus de rapidité ou en vue de garantir un meilleur niveau de service - ou technologiques - utilisation de l'intelligence artificielle visant à accélérer le développement de nouveaux médicaments.
Nous investissons du temps et des ressources afin d'identifier les éléments qui freinent en France l'éclosion du secteur des biotechnologies, aujourd'hui moins compétitif dans notre pays que chez nos voisins allemands, belges ou anglais. Nos analyses font l'objet de rapports publics.
Les équipes du BCG en France sont tout particulièrement engagées dans la défense de la compétitivité de l'économie française et la réindustrialisation du pays. Nous ne croyons pas en une France sans usines ni capacités de production. Dès 2016, nous avons d'ailleurs choisi d'investir à Saclay dans la création d'une usine pilote dont l'unique vocation est de montrer à nos clients que les nouvelles technologies permettent de relocaliser en France des activités, notamment des unités de production plus petites, plus agiles et plus respectueuses de l'environnement - voilà qui est souhaitable tant au nom de l'emploi que de la souveraineté et de la compétitivité durable de notre pays.
M. Thomas London, directeur associé de McKinsey & Company au bureau de Paris et responsable pour la France des activités santé et secteur public. - Responsable des activités santé publique et secteur public de McKinsey, je mesure combien l'approvisionnement en médicaments est un enjeu clé.
Nous avons commencé à collecter des éléments pour répondre à vos questions et, si nécessaire, nous compléterons nos réponses par écrit - je précise qu'à titre personnel je n'interviens pas sur ces sujets d'organisation de la chaîne d'approvisionnement auprès des industriels.
Les enjeux industriels font pleinement partie de nos missions ; nous travaillons prioritairement, avec certains acteurs du domaine pharmaceutique, sur le renforcement de leur base industrielle en France, c'est-à-dire sur le développement de leurs capacités de production et sur l'amélioration de la compétitivité de leurs sites, ce qui permet de consolider leur position et de contribuer à leur maintien sur le sol français. Nous travaillons aussi à des enjeux comme la réduction de l'empreinte environnementale tout au long de la chaîne d'approvisionnement ou le renforcement de l'innovation.
La thématique de votre commission d'enquête couvre deux grandes questions qui sont à la fois connexes et distinctes : la sécurité de l'approvisionnement et la désindustrialisation de la France.
La pénurie de médicaments, loin d'être un phénomène franco-français, touche de nombreux pays industrialisés, bien qu'elle prenne des visages assez contrastés en fonction des pays - l'Italie ou l'Allemagne, par exemple, ont connu récemment des pénuries d'ibuprofène. Il n'y a donc aucune exception française en la matière.
Ce phénomène est par ailleurs multifactoriel, les sources de vulnérabilité et de fragilité se situant à différente étapes de la chaîne et variant, d'ailleurs, d'un produit à l'autre. La pandémie de covid-19 a aggravé les pénuries en perturbant les chaînes d'approvisionnement, lesquelles n'ont toujours pas complètement retrouvé leur niveau d'avant 2020.
Quant à la désindustrialisation, elle n'est pas un phénomène récent et n'est pas propre à l'industrie pharmaceutique ; elle a été plus forte en France que dans d'autres pays de l'OCDE : la part de l'industrie dans le PIB y est passée de 19 % en 2000 à 13 % actuellement.
La production est une composante importante, mais pas la seule, du problème que nous avons à traiter : l'enjeu essentiel est celui du développement de la valeur ajoutée, au sens du produit intérieur brut, qui est produite sur le sol français. Dans le domaine de la santé, les solutions passent par le soutien à l'innovation et à la recherche biomédicale, par le développement des biotechs et des start-up, par la localisation des essais cliniques ou de centres de décision européens et mondiaux sur le sol français.
Il est intéressant de noter, à cet égard, que globalement l'industrie pharmaceutique a été créatrice d'emplois, ses emplois salariés étant passés de 78 000 à 96 000 entre 2009 et 2020 et son taux de valeur ajoutée ayant, lui, progressé de 24 % à 34 % sur cette même période.
M. Julien Gautier, associé senior de Roland Berger au bureau de Paris. - Roland Berger est un cabinet d'origine européenne qui s'est implanté en France en 1990 ; notre bureau parisien compte près de 300 collaborateurs. Nos expertises couvrent une partie des problématiques des directions générales ; nos interventions sont ciblées, délimitées dans le temps et systématiquement assorties d'un engagement de résultat. Nous élaborons notamment des plans et des revues stratégiques, nous réalisons des modélisations économiques et financières et nous menons des analyses d'impact dans le cadre de la conduite de programmes.
Nous intervenons dans différents domaines, services financiers, grande distribution, secteur public, énergie, aéronautique, transports, ainsi que, bien sûr, dans le secteur de la santé et du soin. Toutes les activités que je viens d'énumérer ont chacune un poids comparable dans notre portefeuille, la part des clients français issus du secteur de la santé s'élevant à environ 10 % de nos activités.
Roland Berger Paris a développé des méthodologies spécifiques au conseil stratégique et opérationnel dans le secteur de la santé. Nous intervenons dans une grande partie de l'écosystème de la santé, donc dans la chaîne de valeur pharmaceutique, auprès des laboratoires, des fabricants, des grossistes-répartiteurs et des officines, dans la chaîne de valeur des dispositifs médicaux, auprès des fabricants et de certains distributeurs, auprès des acteurs du soin dans leurs différentes infrastructures - cabinets, cliniques, hôpitaux - et auprès des fournisseurs de services de l'écosystème, fournisseurs de logiciels notamment.
Une grande partie de notre activité est liée aux travaux dits de « diligence stratégique » que nous menons notamment à l'occasion d'opérations d'acquisition. Dans ce cadre, nous conduisons des études de marché et d'analyse de concurrence ; nous étudions les facteurs clés de succès, en particulier dans le domaine des dispositifs médicaux, en cardiologie, en ophtalmologie ou en orthopédie ; nous analysons également la constitution de chaînes de soins, dans la santé humaine comme dans la santé animale. Nous réalisons de surcroît des missions de développement de l'activité en proposant aux entreprises des plans stratégiques.
Nous accompagnons des start-up et des biotechs françaises dans leur développement, notamment à l'international, pour maximiser leurs chances de succès, et nous aidons nos clients à définir des stratégies de diversification, à investir dans d'autres activités et à capturer des occasions de croissance sur de nouveaux marchés.
Enfin, nous aidons nos clients à s'adapter aux nouvelles exigences des marchés et à acquérir des compétences clés nécessaires à leur développement, notamment des compétences digitales utiles pour les canaux de distribution. Comme vous nous l'avez demandé, nous avons préparé à votre intention la liste des études et des notes que nous avons réalisées ces cinq dernières années. Même si nous n'avons pas directement travaillé sur le sujet de la pénurie de médicaments, je me tiens naturellement à votre disposition pour répondre à vos questions.
Mme Laurence Cohen rapporteure. - Je vous demanderai de répondre précisément à chacune des questions que je vais vous poser.
Notre pays connaît depuis trois décennies
une politique de délocalisation des emplois par les entreprises,
notamment pharmaceutiques, pour des raisons d'optimisation de la
rentabilité, puisque les normes sociales et environnementales sont moins
exigeantes ailleurs qu'en Europe. Avez-vous, en tant que cabinet de conseil,
conseillé à une entreprise de délocaliser ses
activités de production ? Quelle place la fiscalité a-t-elle
prise dans les conseils que vous avez donnés ? Quelle a
été votre appréciation pour ce qui est des aides
publiques
- je pense en particulier au crédit d'impôt
recherche (CIR) ?
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - À question précise, réponse précise : ce qui se conçoit bien s'énonce clairement.
M. Jean-François Lopez. - Comme je l'ai précisé dans mon propos liminaire, nous n'intervenons guère sur les questions proprement industrielles. Il arrive toutefois que ces sujets émergent dans nos discussions avec nos clients, quand la question se pose d'implanter un site : l'analyse prend alors en compte la compétition entre pays et l'enjeu est de valoriser les atouts de notre territoire pour les faire valoir, précisément, auprès de la maison mère, qui est décisionnaire - cette analyse étant menée, la rationalité de la décision prise nous échappe le plus souvent.
Les critères peuvent être axés, très pragmatiquement, sur la politique fiscale, domaine dans lequel notre pays ne dispose pas d'une aura très positive. Je travaille pour beaucoup de clients étrangers, américains notamment ; la complexité du millefeuille fiscal français suscite chez eux des réactions épidermiques. Au moment d'investir de l'argent pour produire en France, il est fréquent qu'ils hésitent : confrontés à la double perspective d'une négociation de prix extrêmement « dure » et opaque et d'un empilement de taxes et de contributions, ils peuvent se révéler difficiles à convaincre... Notre pays souffre d'une image préconçue : « la France, c'est compliqué ». C'est ce que j'ai pu constater en tentant de défendre des projets d'implantation ou d'extension de sites, notamment de recherche, sur notre territoire.
M. Loïc Plantevin. - Question précise, réponse précise : dans les cinq dernières années, nous n'avons pas travaillé sur des projets de délocalisation de sites industriels établis en France. Nous avons travaillé, en revanche, sur des projets de spécialisation de sites visant à répondre aux besoins d'efficience de certains de nos clients qui, jusqu'à présent, faisaient « un peu de tout, partout ».
M. Olivier Wierzba. - À ma connaissance, nous ne sommes pas intervenus sur des projets dont la concrétisation aurait eu pour conséquence directe la délocalisation de sites industriels installés en France au cours des cinq dernières années.
Nous sommes en revanche intervenus dans la conduite d'un projet qui peut être considéré comme relevant de l'externalisation, celui de la création d'EuroAPI, travaillant tant en amont qu'en aval de cette création.
M. Thomas London. - Comme je l'ai indiqué dans mon propos liminaire, nous nous focalisons sur les questions de renforcement de la base industrielle et de développement et d'amélioration de la compétitivité des capacités de production établies en France, ce qui contribue à leur maintien sur notre sol.
À ma connaissance et compte tenu des informations que nous avons collectées pour cette audition, nous n'avons pas accompagné de projets de délocalisation ou de fermeture de sites français.
M. Julien Gautier. - Nous ne sommes pas non plus intervenus directement sur des enjeux de délocalisation. Nous avons contribué aux réflexions menées autour du renforcement de l'attractivité de la France, donc de la prise en compte de nos atouts et de nos faiblesses dans la compétition entre pays. La thématique fiscale et réglementaire est en effet une composante de l'environnement économique, dont l'analyse sous-tend toute décision d'investissement. Se posent aussi la question de la capacité à créer des emplois, donc à mobiliser des compétences relevant des filières de santé : de la disponibilité sur le territoire des ressources nécessaires au bon fonctionnement d'une usine dépend notre faculté à rassurer un investisseur.
Il a été question d'un « millefeuille » : la tendance française à la surtransposition ou à la complexité réglementaire est aussi à prendre en compte.
On compte également, à l'actif de la France, ses infrastructures, tant logistiques que sanitaires : il y est facile de transporter un médicament sur l'ensemble du territoire et on y trouve des unités de soins de qualité qui sont autant de centres de dispensation des médicaments.
Je citerai par ailleurs la question de l'optimisation du maillage territorial : les soins doivent être organisés de telle manière que les bons moyens soient placés aux bons endroits. Or, en France, on a souvent assisté à un saupoudrage des investissements un peu partout sur le territoire.
Quant au CIR, il s'agit pour la France d'un véritable outil de différenciation, un atout important pour sa capacité à attirer les investissements.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Monsieur Gautier, vous êtes le seul à avoir répondu sur le CIR, et vous dites qu'il s'agit d'un bon outil. Or, en fait de fiscalité, je ne vois pas comment on peut taire que la France est la championne des aides publiques ; mais je n'ai rien entendu à ce propos dans l'ensemble de vos réponses.
Monsieur Plantevin, votre cabinet a-t-il conseillé à Sanofi - que nous avons auditionné - de réduire la voilure à Aramon et à Sisteron, au nom de la spécialisation ?
Chacun de vous a répondu n'avoir travaillé sur aucun projet de délocalisation de site. Est-ce à dire que vous n'avez même pas conseillé des délocalisations partielles de technologie ou de production au motif de l'efficience ?
M. Loïc Plantevin. - Vous comprendrez que, s'agissant d'une audition publique, je ne puisse citer le nom d'un client, mais je peux affirmer que nous n'avons pas travaillé avec Sanofi sur les deux sites que vous mentionnez. Quant au thème de la délocalisation, je ne peux que me répéter : au cours des cinq dernières années, nous n'avons pas travaillé sur la délocalisation de sites implantés en France.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Se pourrait-il néanmoins que vos conseils aient pu avoir comme conséquence indirecte le choix par vos clients d'une stratégie industrielle qui serait passée, elle, par des délocalisations ? Je veux dire par là que, bien que vous n'ayez jamais émis un tel conseil en tant que tel, votre travail aurait pu conduire, par un effet d'entraînement que vous ne pouviez ignorer, à des choix de délocalisation...
M. Loïc Plantevin. - Merci pour cette précision. En réalité, notre activité auprès des « big pharma » se concentre sur les nouveaux produits qu'elles développent, très peu sur les produits matures, lesquels sont seuls concernés par les problématiques d'externalisation et de délocalisation. Je ne vois donc pas de lien entre nos recommandations et les délocalisations.
M. Jean-François Lopez. - Pour notre part, nous ne travaillons quasiment jamais sur les produits matures et sur leurs enjeux, mais sur le lancement de produits et d'innovations qui, souvent, ne sont pas produites en France ni en Europe. Nous ne travaillons donc pour ainsi dire pas sur l'outil productif tel qu'il est ou tel qu'il va devenir. L'unique travail que nous menons autour des produits matures est celui qui a trait à la régulation de leur prix, sujet par où se croisent les deux types de produits, nouveaux et anciens - mais nous pourrons en reparler.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Effectivement, nous parlerons des prix dans un deuxième temps.
M. Olivier Wierzba. - Il est très difficile de retracer les choses précisément, mais je ne vois pas de conseils que nous ayons émis ou d'analyse stratégique que nous ayons faite qui auraient pu avoir pour conséquence, même indirectement, des transferts de technologie ou d'activité, que ce soit sur des produits matures ou sur des innovations.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Et que dites-vous du CIR, et du fait que les aides publiques très généreuses qui y sont versées sont un atout de notre pays ?
M. Olivier Wierzba. - L'attractivité d'une localisation industrielle résulte d'un ensemble de facteurs, parmi lesquels la fiscalité et les aides publiques, la disponibilité des compétences, la qualité des infrastructures, les prix des médicaments et le coût des matières premières. La France a bien des atouts, en particulier ses infrastructures, ses compétences, ses aides publiques, avec le CIR, aussi bien que le coût de l'énergie ; tous ces éléments positifs sont mis en balance avec les éléments négatifs.
M. Thomas London. - En effet, la disponibilité des compétences dans notre pays et la productivité des sites sont des ingrédients de l'attractivité du territoire français. Je précise par ailleurs que nous nous interdisons de donner à nos clients des conseils en matière de fiscalité : ce domaine ne fait pas partie du périmètre de notre intervention. Enfin, pour répondre directement à votre question, à ma connaissance et sur la base de la collecte d'informations que nous avons entreprise, je n'ai pas identifié de projet où nous soyons intervenus qui aurait conduit, directement ou indirectement, à une délocalisation ou à un transfert d'activité.
M. Julien Gautier. - Je parviens à la même conclusion, sur la base des études que j'ai préparées. Pour mettre les choses en perspective : lorsque nous travaillons à renforcer la compétitivité de l'activité implantée sur le territoire français, il y a des arbitrages à faire, sur des spécialisations en particulier, pour atteindre le bon niveau de compétitivité - et ces arbitrages peuvent avoir, par ricochet, un impact sur les molécules moins performantes : il y a là une dynamique classique dans le développement des entreprises.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - J'ai bien entendu que McKinsey ne donnait pas de conseils fiscaux à ses clients ; mais qu'en est-il des autres cabinets de conseil ?
Vos réponses me laissent des doutes. On peut jouer au chat et à la souris : vous pouvez gagner du temps en demandant que nous précisions nos questions toujours davantage, en répondant que la localisation industrielle dépend d'un ensemble de facteurs - nous ne vous avons pas attendus pour le savoir. Ce qui nous intéresse, c'est de savoir comment, précisément, vous hiérarchisez ces facteurs, c'est-à-dire les atouts français, et, parmi eux, de savoir quelle est la place de la fiscalité. Je le précise parce que j'aimerais que vous alliez au bout de vos réponses. Avez-vous conseillé, en dehors même des industries et des laboratoires pharmaceutiques, des entités publiques du secteur de la santé intéressées à la question de la souveraineté sanitaire ? Je parle des ministères de la santé et de l'industrie, par exemple, mais aussi des agences qui en dépendent. J'attends des réponses précises à mes questions. Avez-vous conseillé des structures hospitalières, y compris des centrales d'achat, et, le cas échéant, sur quels points et pour quels montants ?
M. Jean-François Lopez. - Je répondrai avec la plus grande précision : non, nous ne sommes pas intervenus sur ces questions. Le conseil hospitalier est un domaine d'activité très spécialisé et les cabinets qui s'en occupent ne sont pas présents à cette audition. Il en va de même pour les questions d'organisation des structures hospitalières : ce sont des sujets sur lesquels nous ne travaillons pas.
M. Loïc Plantevin. - Mon cabinet a choisi de ne plus intervenir dans le secteur public depuis plusieurs années. Nous sommes cependant intervenus pro bono, donc gratuitement, pour aider le ministère de la santé pendant la crise sanitaire, en avril 2020, et l'accompagner dans la montée en capacité du test de dépistage du covid-19, en vue d'aider le pays à sortir du confinement.
M. Olivier Wierzba. - Le secteur public de la santé représente à peine 1 % de notre chiffre d'affaires ; je n'en suis pas chargé en raison de la séparation interne de nos activités entre secteur privé et secteur public. Il me semble que nous avons conduit trois projets en lien avec ce secteur dans les cinq dernières années, dont aucun n'était lié à la souveraineté sanitaire - mais je préfère que nous vous répondions par écrit.
M. Thomas London. - Nous disposons, quant à nous, d'un champ d'activité important en santé publique : nous avons accompagné des acteurs publics, en particulier des hôpitaux publics, dans l'amélioration de leurs parcours de prise en charge des patients et de leur fonctionnement opérationnel. Nous avons travaillé sur des sujets d'innovation, notamment au développement d'instituts hospitalo-universitaires (IHU). Nous avons aussi travaillé avec la Haute Autorité de santé, sur la mise en oeuvre des aspects logistiques de la campagne de vaccination notamment. Nous avons fourni à une autre commission d'enquête du Sénat la liste très complète des travaux que nous avons effectués dans ce secteur ; je vous la communiquerai volontiers. De mémoire, je ne pense pas que nous ayons travaillé sur des sujets de souveraineté sanitaire.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - La notion de souveraineté sanitaire n'est qu'un aspect de nos travaux : nous nous intéressons à la pénurie de médicaments, donc à leur approvisionnement, et en particulier aux aspects logistiques du problème.
M. Thomas London. - J'entends bien, mais quelles sont vos questions spécifiques ?
M. Laurent Benarousse, directeur associé de Roland Berger au bureau de Paris. - Étant chargé du secteur public au sein du bureau parisien de Roland Berger, je peux citer les trois missions d'accompagnement que nous avons réalisées au cours des cinq dernières années.
Premièrement, nous avons accompagné
l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) sur l'optimisation de son
fonctionnement interne, hors activité de
santé
- hébergement, restauration, lingerie.
Deuxièmement, au tout début de la crise sanitaire, nous avons mis à disposition de l'AP-HP, pro bono, des salariés pour aider l'établissement public dans des tâches très diverses, liées par exemple à la distribution de matériels médicaux.
Troisièmement, nous avons mis à disposition du ministère de la santé quelques salariés pour abonder sa cellule de crise pendant la crise sanitaire ; ils ont rempli des tâches très diverses - je pourrai vous mettre en relation avec eux si vous le souhaitez.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Dès lors que vous intervenez auprès des hôpitaux, nous pouvons nous demander - en particulier au regard des travaux de la commission d'enquête sénatoriale sur l'influence des cabinets de conseil sur les politiques publiques - si vous avez travaillé sur les stocks : avez-vous conseillé vos clients en matière de stocks ? Cette question a un lien direct avec celle des pénuries.
Plusieurs d'entre vous nous ont dit qu'ils nous donneraient des précisions sur la négociation des prix des médicaments. Nous avons reçu la société IQVIA, qui prodigue des conseils en la matière à ses clients. Quel a été votre rôle en la matière ? Et avez-vous participé, de près ou de loin, à des négociations avec le Comité économique des produits de santé (CEPS) ?
M. Jean-François Lopez. - On touche ici à mon coeur de métier.
Quand un client veut savoir quelles sont ses perspectives sur le marché français, nous l'aidons à décrypter les étapes de mise sur le marché d'un médicament en France et nous l'accompagnons dans ces étapes. Il arrive que certains de nos clients soient déjà présents sur le marché français, mais sans disposer de l'expertise nécessaire pour évaluer leurs projets ; nous les aidons à les formaliser et à les présenter dans les formes attendues par la HAS, avec les données cliniques utilisées pour l'évaluation du service médical rendu (SMR) et de l'amélioration du service médical rendu (ASMR), que le CEPS va ensuite utiliser pour fixer le prix du médicament.
Vous savez qu'il y a deux prix - le prix facial, tel qu'il apparaît sur la boîte, et le prix régulé, le prix net - et qu'il existe une dissymétrie entre le prix affiché et celui qui est effectivement payé par la collectivité. La régulation se fait à l'entrée sur le marché, et durant toute la vie du produit.
Nous aidons nos clients à comprendre ces mécanismes : il faut de la pédagogie, en particulier avec les firmes étrangères, pour faire comprendre l'horizon des possibles, qui est clairement délimité par l'évaluation de la HAS et tient principalement au prix net des comparateurs utilisés par le CEPS. La projection peut être décevante, par exemple lorsqu'une thérapie alternative, qui a nécessité un fort investissement clinique, est comparée avec un traitement peu onéreux, comme les corticostéroïdes. Notre travail est donc de prévenir nos clients de la façon dont les choses fonctionnent, de leur exposer la doctrine du CEPS, fondée sur la notion de comparateur, pour leur donner une vision des possibles, de leurs chances de succès et des meilleurs moyens de l'obtenir.
Je précise toutefois que nous n'intervenons jamais directement auprès du CEPS : la responsabilité de la négociation incombe à nos clients, et à ce stade la qualité du négociateur est déterminante, mais sur ce paramètre nous n'avons guère de prise : deux causes identiques plaidées par deux personnes différentes n'aboutiront pas au même résultat.
Ces mécanismes peuvent-ils entraîner des pénuries ou un moindre accès à certains médicaments ? Je le pense et en donnerai deux exemples récents.
Le premier est celui d'une firme française qui développait, à la demande de cliniciens français, une solution pédiatrique qui n'étais certes pas une révolution du point de vue du produit lui-même, mais l'était eu égard à sa galénique et à son mode de dispensation, s'agissant d'un traitement exigeant que le jeune enfant soit réveillé trois fois par nuit pour ingurgiter un liquide au goût assez épouvantable. L'industriel a démontré l'utilité de cette innovation, donc obtenu une ASMR IV, mais, en conclusion de la négociation, le CEPS, appliquant les critères de l'accord-cadre, a proposé un prix... inférieur au prix de revient industriel. Il ne s'agissait pourtant pas d'une thérapie particulièrement onéreuse : le traitement en question coûtait de 5 000 à 7 000 euros par an.
Le CEPS aura beau jeu de répondre que le critère industriel n'est pas un critère de fixation du prix - le champ d'application de l'article 65 du PLFSS pour 2022 reste marginal. Le Comité répondrait également qu'il n'est pas garant d'une quelconque marge que devrait réaliser l'industriel ; quoi qu'il en soit, dans un tel cas, les critères du CEPS débouchent sur une situation où un industriel aura fait cinq ans de recherche pour mettre sur le marché un produit qui lui coûtera marginalement de l'argent, la négociation débouchant sur un prix équivalant à l'addition du coût de revient industriel et de la marge de distribution - voilà qui n'est guère motivant... Ces situations sont peu fréquentes, mais elles existent.
Deuxième exemple : celui d'un laboratoire exploitant un produit de prescription régulé et faisant appel, pour sa fabrication, à un façonnier français qui se trouve être très dépendant de ce produit. L'augmentation en cascade des coûts de production, avec la hausse du prix des matières premières, conduit à une situation où le prix de revient par unité devient supérieur au prix régulé ; le laboratoire demande au CEPS s'il est possible d'envisager une augmentation en conséquence du prix de vente pour assurer la pérennité de cette production. La réponse du Comité, parce que ses règles sont faites ainsi, se révèle négative, en vertu de l'existence de comparateurs, qui empêche de renégocier. Il en résulte la mise en péril du façonnier français : quoi qu'il arrive, que l'industriel décide ou non de renoncer à l'inscription de son produit au remboursement, il y aura inévitablement un impact sur les volumes, donc sur la production.
Je ne critique pas le travail du CEPS : je dis que les règles qu'il applique lui interdisent de faire preuve de souplesse en prenant en compte, dans la négociation avec les industriels, certains éléments spécifiques.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Il faut trouver l'équilibre entre la transparence, la reproductibilité des relations contractuelles et la nécessité de fonder la négociation sur des éléments de comparaison objectifs.
M. Jean-François Lopez. - Tout à fait. Concernant le premier exemple que j'ai évoqué, je trouve étonnant que la direction générale des entreprises et la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), qui sont représentées au CEPS, soient impuissantes à empêcher une issue dans laquelle le prix proposé par le Comité est inférieur au prix de revient industriel.
Faute d'accord sur le prix, une solution a néanmoins été trouvée : ce produit continue à être distribué sur le marché grâce au maintien d'une autorisation d'accès précoce, dispositif dont la régulation est moins pénalisante que celle qui aurait prévalu s'il avait été commercialisé. Mais il s'agit d'une rustine. Offre-t-elle une vision pérenne à la firme, sur laquelle fonder ses futures décisions d'investissement ? Je n'en suis pas certain...
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Là où il s'agit d'évaluer l'innovation, on se focalise beaucoup sur les substances actives pharmaceutiques (API), moins sur les formes galéniques, qui peuvent pourtant améliorer significativement l'observance du traitement, laquelle doit être prise en compte dans l'ASMR.
M. Loïc Plantevin. - Lorsque nous intervenons pour élaborer des stratégies de lancement de produits pharmaceutiques innovants, nous sommes confrontés, parmi d'autres sujets, à ces problématiques d'accès et de prix, qui se posent à une échelle globale, beaucoup plus large en tout cas que celle de la France, laquelle ne représente que 3 % du marché mondial de l'industrie pharmaceutique.
Nous ne sommes pas directement impliqués dans des négociations techniques de fixation du prix avec le CEPS, comme nous ne le sommes pas avec l'IQWiG (Institut für Qualität und Wirkschaftlichkeit im Gesundheitswesen) en Allemagne ou le Nice (National Institute for Health and Clinical Excellence) au Royaume-Uni. En revanche, nous prenons en compte la dynamique des prix pour séquencer les lancements en tenant compte de l'effet des paniers de référence au niveau européen.
M. Olivier Wierzba. - Avons-nous travaillé sur la fixation du prix de certains médicaments ou avons-nous participé à des négociations ? Non, pas à ma connaissance.
Sur les stocks, en revanche, nous avons des travaux en cours, liés aux pénuries et ruptures constatées au cours de la crise sanitaire. L'un de nos clients, qui s'est rendu compte à cette occasion de la complexité, de la vulnérabilité et du manque de transparence de sa chaîne d'approvisionnement, nous a demandé de l'aider à rendre cette chaîne plus robuste, l'idée étant de diminuer les pénuries, dont le coût est important, et d'améliorer le service rendu aux patients en mettant à leur disposition les volumes de produits nécessaires en temps et en heure.
Dans l'exercice de cette mission, nous ne nous focalisons pas sur les questions de stock : nous évaluons l'ensemble des maillons de la chaîne. Il est possible, à l'aide d'outils digitaux et analytiques, de mieux anticiper les évolutions de la demande et de remonter de manière plus fluide le long de la chaîne d'approvisionnement, jusqu'aux sites de production.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Que pensez-vous de faire un tel travail de sécurisation, à l'échelle française comme à l'échelle européenne, pour une liste limitative de médicaments dits critiques, à la fois fortement exposés, structurellement ou conjoncturellement, au risque de pénurie, et essentiels eu égard à leur SMR, donc au caractère préjudiciable de toute rupture d'approvisionnement du point de vue de la santé publique ?
M. Olivier Wierzba. - Il y aurait là un travail important dont les industriels tiendraient compte à coup sûr.
M. Thomas London. - Concernant le sujet des stocks de médicaments, nous avons eu l'occasion de travailler de façon très spécifique, à l'échelle d'une unité de soins ou d'un bloc opératoire, sur la bonne adéquation des stocks déportés. Mais nous voilà rendus assez loin du sujet du jour... Je ne sais si nous y avons travaillé à une échelle plus large ; je vous ferai parvenir la liste de nos travaux rapidement.
Nous ne jouons un rôle en matière de prix qu'en tant que nous accompagnons des stratégies de produit à l'échelle globale...
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Le prix entre évidemment en ligne de compte dans le modèle économique du médicament...
M. Thomas London. - Bien sûr, mais je ne sais pas dans quelle mesure nous intervenons dans le détail des questions de fixation du prix, d'autant que la France, on l'a dit, ne représente qu'un marché parmi d'autres.
Notre cabinet n'intervient pas directement auprès du CEPS : cela fait partie des règles que nous nous sommes fixées.
M. Julien Gautier. - Je rejoins mes collègues. Les travaux que nous menons lorsque nous accompagnons le lancement d'un produit consistent à déterminer les conditions de succès de l'entrée de ce produit sur les différents marchés géographiques. Le prix est naturellement l'un des éléments clés d'un modèle économique ; mais il y va d'une expertise spécifique qui nécessite une connaissance fine des mécanismes réglementaires locaux. Nous n'intervenons pas non plus directement auprès du CEPS.
Nous travaillons, en revanche, à la stabilisation des chaînes d'approvisionnement avec l'ensemble de l'écosystème de santé. À cet égard, nous avons noté que les problèmes de disponibilité de certaines matières - je pense aux principes actifs -, qui existaient avant la crise sanitaire et sont liés à des choix d'approvisionnement historiques, ne sont toujours pas résorbés et deviennent des sujets majeurs pour les industriels. Les situations de pénurie pénalisent tout le monde : les patients, mais aussi les industriels.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Utilisez-vous des comparateurs de prix du médicament de pays à pays ?
M. Julien Gautier. - Non. En revanche, lorsque l'on organise un lancement de produit, des comparaisons sont établies non pas pays par pays, mais avec des molécules similaires, pour avoir un ordre de grandeur du prix qui pourrait être obtenu du régulateur.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Le prix de la plupart des médicaments matures serait en France, nous dit-on, inférieur à ce qu'il est dans les pays comparables. N'y a-t-il pas là un élément d'arbitrage lorsqu'il s'agit, en situation de tension, de dimensionner la taille des stocks dévolus à chaque pays ? La France est-elle considérée comme un terreau favorable, d'un point de vue financier, au lancement de thérapies innovantes, ou d'autres pays sont-ils réputés pour l'être davantage ?
M. Loïc Plantevin. - Le CIR est un atout indéniable dont dispose la France pour attirer des investissements, en matière d'innovation et de R&D davantage que de développement d'outils industriels et de production.
M. Jean-François Lopez. - Je partage ce qui vient d'être dit. Le CIR est néanmoins un dispositif ambigu : très intéressant pour les entreprises qui sont déjà présentes sur le marché français et souhaitent y développer leur activité, il n'est pas forcément lisible pour celles qui en sont au stade de l'arbitrage entre leur implantation en France ou ailleurs.
Si l'innovation bénéficie, avec l'accord-cadre, d'une garantie de prix européen, la question des comparaisons se pose bien davantage pour les produits matures. Et quand, comme cela arrive, un même produit est vendu en France deux fois moins cher que sur tous les autres marchés européens, l'industriel, en plus de perdre de l'argent, est confronté à des problèmes d'exportations parallèles : un flux repart vers l'étranger, car la différence de prix avec le marché français permet aux distributeurs de dégager des marges substantielles.
Le prix peut être un frein majeur à l'accès : lorsque surviennent des problèmes de production et qu'un produit mature n'est plus disponible qu'en quantités limités, il est plus rentable de le fournir à un marché qui rapporte de l'argent qu'à un marché qui n'en rapporte pas... Ce genre de décision relève de la simple rationalité des gestionnaires d'entreprise.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Le président d'IQVIA nous a dit que la fixation des prix relevait en France d'un processus assez prévisible : en êtes-vous d'accord ?
Vous nous dites tous que vos conseils n'ont pas entraîné de délocalisation, même partielle, ni de technologie ni d'activité. J'observe cependant que le BCG a conseillé Sanofi dans la définition de sa stratégie : vous auriez travaillé sur son plan de sauvegarde de l'emploi (PSE) et sur la rationalisation du nombre de produits distribués par le groupe, soit 300 familles de produits et plus de 23 000 références. Or, en supprimant des postes et en affaiblissant la production, on fragilise nécessairement l'approvisionnement futur en médicaments, ce qui a un lien direct avec les pénuries. Qu'en est-il, monsieur Wierzba ? J'aimerais une réponse précise.
Même question au cabinet McKinsey, qui a exercé auprès de Sanofi ces mêmes missions de conseil stratégique entre 2015 et 2019 : avez-vous suivi la même logique ?
Ma dernière question s'adresse à tout le monde : elle porte sur le modèle économique des médicaments innovants. Les big pharma privilégient le rachat de start-up afin de profiter de niches à moindres frais, d'une recherche déjà menée à bien. Avez-vous conseillé des industriels en ce sens, quitte à « couper l'herbe sous le pied » d'exploitants de médicaments matures pénalisés par le caractère très onéreux des traitements innovants ?
M. Olivier Wierzba. - Nous avons travaillé à la mise en oeuvre d'un PSE de Sanofi en 2019. N'y ayant pas directement participé, je ne saurais vous dire précisément quel fut notre rôle, mais nous avons aidé Sanofi à mettre en oeuvre et à mettre en forme les décisions prises par l'entreprise dans ce cadre.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Sur cette question précise, comme sur d'autres, nous vous demandons une réponse écrite.
M. Olivier Wierzba. - Je l'ai bien noté ; nous vous répondrons également par écrit sur notre rôle dans la rationalisation du portefeuille de produits de Sanofi.
Une observation personnelle : pour avoir travaillé sur des rationalisations de portefeuilles, je peux dire que de telles opérations ont plutôt tendance à réduire les risques de pénuries. Plutôt que de diminuer le nombre de produits exploités, en effet, il s'agit de diminuer le nombre de références pour un même produit ; la rationalisation peut avoir des effets bénéfiques en tant qu'elle atténue la complexité d'un portefeuille, ce qui rend l'industriel mieux capable de produire et de distribuer les produits qu'il exploite.
Quelque 70 % des médicaments nouvellement lancés sur le marché émanent de biotechs de petite taille : autrement dit, l'industrie pharmaceutique est très ouverte sur l'innovation « externe », car il est plus facile d'innover dans de petites structures. Promouvoir l'innovation externe ne signifie pas réduire l'effort d'innovation interne, au contraire, je le sais pour avoir travaillé sur des opérations d'acquisition : les grandes entreprises doivent disposer en interne des compétences nécessaires à l'évaluation de la science qui vient de l'extérieur.
Je n'opposerai donc pas ces deux types de recherche : le recours à l'innovation externe n'entraîne selon moi aucune perte de compétences ou de souveraineté et il existe entre les deux une complémentarité forte.
M. Thomas London. - Ne servant pas Sanofi, je ne saurais vous dire si nous avons travaillé dans le même sens que le BCG sur la rationalisation du portefeuille de produits ; nous vous répondrons par écrit.
Pour ce qui est du basculement d'une innovation fortement interne à une innovation majoritairement externe, il me semble que, ces soixante dernières années, l'industrie pharmaceutique a de toute façon été fondée sur l'innovation, qui est au coeur de son modèle de création de valeur.
Aujourd'hui, à mesure que les axes de recherche se multiplient, les sources de l'innovation se trouvent de plus en plus au sein de petites entités agiles en lien avec le tissu académique et avec les hôpitaux. L'industrie a changé de modèle, mettant à disposition sa capacité à amener l'innovation thérapeutique jusqu'à la mise sur le marché, via les essais cliniques notamment ; cela a permis d'accélérer le rythme de l'innovation, avec des bénéfices réels pour les patients.
M. Julien Gautier. - Il faut accepter cette évolution du modèle : elle est inéluctable. Le modèle qui prévalait il y a dix ou quinze ans a fini par conduire à l'échec de projets menés dans le cadre de grandes structures ; la synergie qui est apparue entre les industriels et des structures plus petites, plus rapides, plus spécialisées, me paraît vertueuse.
Le modèle actuel pourrait néanmoins être encore optimisé : il reste beaucoup à faire pour soutenir le transfert de la recherche académique en innovation proprement dite, clé de la création de valeur sur le territoire français, et aider les start-up à franchir avec succès ce que l'on appelle la « vallée de la mort », c'est-à-dire à transformer une recherche prometteuse et une idée en innovation qui fonctionne. Il faut donc travailler au niveau de l'écosystème à la construction d'une filière facilitant la mise à disposition des ressources et des compétences.
Nos clients continuent d'investir de manière très significative dans l'innovation ; simplement, la complexité croissante des domaines scientifiques et techniques impose de faire des choix.
M. Loïc Plantevin. - Le modèle économique n'a pas fondamentalement changé : il y a vingt ans, les laboratoires dépensaient 20 % de leur structure de coûts en innovation et ils continuent de le faire - je parle de ceux dont le coeur du business model est l'innovation.
L'innovation « externe » ne consiste pas seulement à racheter des start-up : cela veut souvent dire nouer des partenariats avec des biotechs, parmi lesquelles un certain nombre de biotechs françaises dont les produits sont très prometteurs.
Dans le coût de développement d'un produit, 80 % des dépenses de R&D sont engagées en phase 3, soit au moment de la dernière phase, précisément celle qui voit intervenir les grands laboratoires. Si les biotechs apportent les idées en amont, c'est aux big pharma que revient de prendre le risque du développement et de s'exposer financièrement à ce risque, ce qui explique, du reste, qu'ils continuent à dépenser 20 % de leur budget en R&D...
M. Jean-François Lopez. - Les prix des médicaments sont assez lisibles pour les experts qui sont très immergés dans le paradigme français ; ils ne le sont pas pour les experts étrangers, qui sont rarement surpris dans le bon sens...
La tendance est au « nichage » des produits : on s'intéresse de plus en plus à des pathologies orphelines qui touchent de petits effectifs de patients. Priorité a été donnée, dans les années 2000, à la R&D dans les maladies orphelines : cela a été, à l'époque, un cheval de bataille mondiale, dont on récolte aujourd'hui les fruits.
Y a-t-il une volonté spécifique de nichage ? Il y a surtout, me semble-t-il, une volonté spécifique d'aller là où un besoin se fait sentir. Or les besoins s'expriment de plus en plus sur des niches relativement étroites. Voyez le cancer du sein : cette dénomination ne veut plus dire grand-chose tant il existe une multiplicité de cibles différentes, correspondant à autant d'obligations de recherches distinctes.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Lorsque les prix s'envolent, comme on le voit ces dernières années, de manière exponentielle, à la limite du raisonnable, on peut néanmoins douter que le financement public de la santé soit capable de suivre : il y a là un véritable sujet de préoccupation.
Il existe de véritables innovations de rupture, comme l'ARN messager, mais toutes les « innovations » ne sont pas de cet ordre, loin de là. On devrait pouvoir être en mesure désormais de standardiser certains procédés de fabrication, donc de tirer vers le bas le prix de certaines d'entre elles. Remettons de la raison dans ce qui devient déraisonnable !
M. Jean-François Lopez. - Il y a une très grande différence - elle peut être énorme - entre les prix de liste et les prix nets. Et l'innovation marginale n'est jamais récompensée par un prix net plus élevé. En vertu de l'accord-cadre, un produit qui obtient une ASMR IV peut bénéficier d'un prix de liste européen, ce qui donne l'impression d'une inflation ; mais cet effet disparaît au niveau du net. Cette réalité n'est pas visible.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Quand les prix de l'innovation s'envolent de manière aussi incroyable, la tentation est grande de transformer les médicaments matures en variables d'ajustement de l'enveloppe globale. Ces choix ont un impact sur la disponibilité de médicaments anticancéreux essentiels qui, pour certains, font défaut. Les deux questions sont donc étroitement liées.
M. Jean-François Lopez. - Aucune limite basse n'a jamais été fixée dans la cascade d'un prix : la réglementation ne fixe pas de minimum de rentabilité acceptable. Le CEPS ne prend donc pas en compte ce qui est pourtant un critère décisif pour l'industriel. Et jamais la DGCCRF, qui siège pourtant au CEPS, n'intervient pour s'inquiéter de la fixation d'un prix inférieur au prix de revient industriel... Mais le Comité économique des produits de santé ne fait que jouer avec les règles qu'on lui demande d'appliquer, sans considération pour les effets collatéraux.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Merci pour ces informations ; nous vous ferons parvenir nos questions écrites. Le délai pour y répondre sera serré : je vous remercie par avance de le respecter.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 15 h 10.
Jeudi 25 mai 2023
- Présidence de Mme Sonia de La Provôté, présidente -
La réunion est ouverte à 11 heures.
Audition de M. Roland Lescure, ministre délégué chargé de l'industrie
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Notre commission d'enquête entend aujourd'hui M. Roland Lescure, ministre délégué chargé de l'industrie.
Monsieur le ministre, vous êtes bien au fait des missions et du fonctionnement des commissions d'enquête, puisque vous étiez, avant votre nomination au Gouvernement en août 2022, président de la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale.
Les enjeux de souveraineté ne vous sont pas non plus étrangers, puisque vous avez participé, en votre qualité de député, aux travaux de la commission d'enquête de l'Assemblée sur la fusion Alstom-Siemens et la politique industrielle de la France, ainsi qu'à la mission d'information sur la gestion de l'épidémie de covid-19, dans laquelle les questions de souveraineté sanitaire étaient au premier plan.
Depuis que vous occupez le poste de ministre délégué chargé de l'industrie, j'imagine que les dossiers relatifs à l'industrie pharmaceutique vous ont beaucoup occupé. Je pense aux échanges très tendus autour des dispositions du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) relatives à la régulation des prix du médicament et à la clause de sauvegarde, à la reprise de Carelide qui fabriquait des poches à perfusion, ou encore à la gestion des pénuries aiguës sur l'amoxicilline et le paracétamol au cours des derniers mois. Nous connaissons des pénuries depuis une quinzaine d'années, mais leur progression est exponentielle et elles ont pris un tour critique cette année.
L'action du Gouvernement concernant les pénuries et la souveraineté sanitaire semble s'inscrire essentiellement dans une logique de réaction, plutôt que d'anticipation, même si votre gouvernement ne peut être tenu responsable du manque d'anticipation d'il y a quinze ans...
Pourtant, la crise de la covid-19 a permis d'opérer un changement dans les consciences et mettre au jour les conséquences dramatiques de vingt ans de délocalisation pharmaceutique permise, sinon encouragée, par les pouvoirs publics. Nous parlons ici médicaments, mais le sujet est le même s'agissant des dispositifs médicaux.
Vous pourrez donc nous exposer, dans un propos liminaire, les mesures prises par votre ministère et votre administration pour atténuer ces pénuries, mais surtout pour les prévenir. Une mission placée sous l'égide de la Première ministre est chargée d'approfondir cette réflexion avec l'ambition d'apporter des changements structurels. Installée en janvier, elle devait rendre ses premières conclusions sous trois mois, mais nous attendons toujours. Vous pourrez nous dire si elle formulera des recommandations au Gouvernement d'ici l'été, de sorte qu'elles puissent être prises en compte dans l'élaboration du PLFSS pour 2024, voire du projet de loi de finances pour 2024, car certaines questions ne relèvent pas du budget de la sécurité sociale.
Vous nous donnerez peut-être également davantage de précisions sur les aides publiques à la réindustrialisation et à la relocalisation, pilotées par votre ministère : nous avons auditionné la direction générale des entreprises (DGE) il y a quelques semaines, mais sommes loin d'avoir obtenu toutes les réponses à nos questions concernant le ciblage et la stratégie de ces aides.
Vous pourrez, je l'espère, nous rassurer sur le fait que les enjeux sanitaires sont bien pris en compte dans la conception de notre politique industrielle, ce dont certaines auditions ont pu nous faire douter : il semblerait que certaines aides ne soient pas conditionnées à des engagements en matière sanitaire en faveur de notre pays.
Pour cette audition d'une durée d'environ une heure et demie, nous vous laisserons tout d'abord la parole pour un propos général de dix minutes, puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera des questions plus précises.
Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Roland Lescure prête serment.
M. Roland Lescure, ministre délégué auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de l'industrie. - Vous l'avez évoqué : deux molécules emblématiques ont fait l'objet de tensions importantes cet hiver, l'amoxicilline et le paracétamol, qui font partie des molécules les plus connues des Françaises et des Français. Ces tensions ont mis au jour des pénuries qui ne datent pas d'hier, mais qui sont particulièrement aiguës dans cette période post-covid. Je souhaite être très clair avec vous : ces tensions sont inacceptables et nous devons tout faire pour qu'elles disparaissent dans les mois et les années à venir.
C'est un sujet ancien : il y a toujours eu des tensions sur des molécules, mais on a changé de dimension ces dernières années, avec neuf fois plus de tensions sur les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur depuis moins d'une dizaine d'années : nous connaissions entre 300 et 400 tensions par an sur ce type de médicament, aujourd'hui on est dans l'ordre du millier.
Je comprends, respecte et trouve vos travaux extrêmement bienvenus. L'Assemblée nationale et le Sénat ont déjà consacré des missions d'information à ces sujets. Nous sommes sur un point d'actualité extrêmement important. Il est toujours plus facile de refaire, le lundi, le match du samedi, mais profitons de notre capacité collective à analyser ce qui s'est passé et à nous projeter vers l'avenir.
Ce sujet n'est pas que franco-français : tous les pays ont connu des pénuries récentes. L'industrie pharmaceutique a été, au même titre que d'autres secteurs industriels, une victime collatérale de la globalisation un peu galopante que nous avons collectivement mise en oeuvre depuis une trentaine d'années, singulièrement depuis un peu plus de vingt ans, avec l'entrée de la Chine dans l'Organisation mondiale du commerce (OMC).
Cette globalisation a quand même eu une face lumineuse : n'oublions pas que ces vingt dernières années, le taux de mortalité infantile, la capacité à soigner, l'espérance de vie dans le monde ont augmenté de manière exceptionnelle et nous le devons en partie à la globalisation de l'industrie pharmaceutique. Cette mondialisation a également permis de limiter la hausse des prix des médicaments consommés dans les pays occidentaux.
Mais la face sombre, ce sont des délocalisations, des emplois en moins et une insuffisante prise en compte des vulnérabilités dans notre politique globale de santé publique - mon collègue chargé de la santé y reviendra - et d'industrialisation - qui est de ma responsabilité.
Les prises de conscience ne datent pas uniquement de la covid, mais elles ont été magnifiées à cette occasion. La mise en oeuvre d'une première feuille de route, élaborée essentiellement autour des biomédecines pour la période 2019-2022, a été affectée par la covid. Mais cette crise a clairement été l'occasion d'une prise de conscience. Les tensions récentes sur certaines molécules ont également accéléré la prise de conscience collective.
Nous avons agi dans l'urgence pour limiter les effets de ces tensions en restreignant les exportations par les grossistes répartiteurs, en améliorant la qualité et le partage de l'information, notamment sur les stocks, etc. L'État a réagi rapidement pour essayer de gérer l'urgence. Nous avons aussi agi dans le cadre du plan de relance en lançant la relocalisation de la production d'un certain nombre de molécules : depuis la covid, nous comptons 42 projets de relocalisation ou de sécurisation de capacités de production de principes actifs. Mais il faut reconnaître que ces actions sont encore insuffisantes.
La responsabilité est partagée. Les industriels, que vous avez reçus, ont reconnu leur part de responsabilité dans les tensions observées, mais aussi dans notre capacité collective à anticiper, à partager l'information - notamment sur les stocks - et à bien articuler stratégies nationales et européennes.
Nous n'avons pas de liste de produits critiques, mais une liste de 6 000 références de médicaments dits d'intérêt thérapeutique majeur. Mais avoir une liste comportant 6 000 références, c'est comme n'avoir aucune liste : nous devons la sérier, la préciser, la concentrer sur quelques dizaines - au plus quelques centaines - de médicaments, sur lesquels nous devons mettre le paquet. C'est un travail que nous avons lancé avec le ministre de la santé, à la suite des tensions observées cet hiver.
Les pénuries concernent tous les pays. Avant même la covid, une étude de l'OCDE portant sur quatorze pays montrait que tous les pays faisaient face à des pénuries croissantes, en hausse de 60 % entre 2017 et 2019. Ces chiffres ne sont pas actualisés, mais ils se sont évidemment détériorés en 2022. De nombreux pays ont vécu cet hiver ce que nous avons vécu concernant le paracétamol.
Nous sommes à un moment clé, c'est pourquoi je pense que votre commission d'enquête est particulièrement bienvenue. Cinq facteurs se conjuguent pour rendre notre action plus ambitieuse et plus efficace.
Il s'agit en premier lieu, de la crise de la covid et en second lieu des pénuries de médicaments emblématiques, qui ont rendu ces tensions politiquement et collectivement inacceptables.
En troisième lieu, l'Europe, qui ne jouait quasiment aucun rôle dans les politiques médicales, assume désormais son rôle avec les achats groupés de vaccins, la mise en place d'une autorité européenne de préparation et de réaction en cas d'urgence, etc. Nous pouvons être fiers que la France ait participé à cette évolution.
Je pense en quatrième lieu à la réindustrialisation du pays, à laquelle sommes extrêmement attachés. Elle va concerner l'ensemble des industries, notamment les industries vertes, mais aussi les industries de santé qui profitent des politiques menées par le Gouvernement pour réindustrialiser la France, avec notamment la baisse des impôts de production. Certaines dispositions du projet de loi pour une industrie verte, qui sera présenté au Sénat d'ici une quinzaine de jours, visent à accélérer et simplifier les installations industrielles en France : bien évidemment, le secteur de la santé en profitera également.
Enfin, le système de régulation du médicament est en cours de réinvention. La mission que vous avez évoquée, lancée par la Première ministre à l'automne, ne vise pas directement le sujet des pénuries, mais la remise à plat du système de régulation des prix et des volumes peut avoir un effet indirect sur celles-ci. Ses conclusions devraient être rendues d'ici au mois de juillet.
Le prix n'est pas nécessairement la cause majeure des pénuries - nous avons un vrai sujet d'organisation des chaînes de valeur et de production et de notre capacité collective à anticiper -, mais c'est un facteur aggravant : si l'on paye peu les médicaments produits en France, ils risquent d'être produits ailleurs. Pendant très longtemps, les médicaments ont constitué la variable d'ajustement du budget de la sécurité sociale. Les produits innovants sont financés par des économies sur les produits matures - qui sont l'objet des pénuries dont on parle.
Nous souhaitons accélérer, tant du côté du ministère de la santé que du mien, notamment sur nos politiques de réindustrialisation et de relocalisation des productions médicales. Plus de sept milliards d'euros de crédits de France 2030 sont fléchés vers l'anticipation pour éviter les pénuries, l'encouragement à la décarbonation, à l'innovation et à la relocalisation. Avec le ministère de la santé, nous établissons une liste de médicaments stratégiques sur les plans sanitaire et industriel. Il faut reconnaître qu'historiquement nos administrations ont insuffisamment travaillé ensemble : la santé dans son couloir, l'industrie dans le sien. Nous avons mis en place des coopérations ces dernières années afin de faire en sorte que la santé et l'industrie travaillent davantage ensemble, notamment sur la constitution de cette liste de médicaments stratégiques.
Des travaux interministériels sont en cours pour favoriser les relocalisations et avoir une vision globale pour réfléchir aux débouchés et au modèle économique. Nous souhaitons également mettre en place une nouvelle contractualisation avec les industriels, avec des contreparties, pour sécuriser l'approvisionnement.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Merci pour vos propos introductifs. En juillet 2018, une précédente mission d'information sur les pénuries de médicaments - à laquelle Mme la rapporteure et moi-même avions participé - avait proposé de nouvelles réglementations et une réforme de l'organisation. Nous avions alors fait preuve d'anticipation.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Malheureusement, les recommandations de ce rapport n'avaient pas été reprises par le gouvernement de l'époque : cela aurait peut-être pu changer la donne.
Je reviendrai tout d'abord sur votre propos liminaire, avant d'évoquer notre visite de la plateforme de Seqens dont nous avons rencontré les équipes et le directeur.
Vous avez dit dans votre propos introductif que, depuis une trentaine d'années, une politique de délocalisation était à l'oeuvre, pas seulement en France, mais au niveau mondial, et surtout en Europe. Les industriels y ont vu la possibilité de maximiser leurs profits, grâce à de moindres exigences en termes environnementaux et sociaux. Si nous voulons relocaliser, il faut l'avoir en tête et récompenser le respect des normes environnementales et sociales. Autrement, le match serait injuste par rapport aux industries qui ne s'en préoccuperaient pas. Qu'êtes-vous prêts à faire pour prendre en compte le respect de ces normes et identifier les médicaments produits tout au long de la chaîne - du principe actif au produit fini - non pas seulement en France, mais à tout le moins en Europe ?
Le Gouvernement a un certain nombre d'outils à sa disposition. Or, pendant la crise, ils n'ont pas été mis en oeuvre : pourquoi une telle inertie ? Je pense notamment à la licence d'office et aux réquisitions, que le Parlement a autorisées au titre des mesures d'urgence. Ces outils vous semblent-ils adaptés ? Êtes-vous prêts à les mettre en oeuvre ?
En outre, vous avez dressé le constat d'un fonctionnement en silos, qui nous a nous-mêmes frappés au cours de nos auditions. Il y a d'un côté la politique sanitaire, de l'autre la politique industrielle, et les deux ne sont pas suffisamment coordonnées, que ce soit à l'échelle nationale ou à l'échelle européenne. Quelles mesures concrètes comptez-vous prendre pour y remédier ? Vous soulignez combien vous êtes attaché à la défense de notre souveraineté : dès lors, les décisions gouvernementales ne sauraient dépendre des seules performances des géants pharmaceutiques. Elles doivent d'abord être guidées par les besoins de la population en médicaments et, évidemment, par la sécurité sanitaire.
M. Roland Lescure, ministre délégué.- J'entends que, sur ce sujet, les travaux parlementaires ne datent pas d'aujourd'hui ; il y en a eu d'autres dans le passé. Toutefois, la première feuille de route du Gouvernement relative aux pénuries date de 2019. Couvrant la période 2019-2022, elle a évidemment été bouleversée par la covid.
Nous n'avons sans doute pas suivi toutes les recommandations de la précédente mission d'information, mais un certain nombre d'entre elles ont été mises en oeuvre, à commencer par la création de cette feuille de route, qui concernait essentiellement la biomédecine. À l'époque, c'était un enjeu majeur ; c'est d'ailleurs toujours le cas aujourd'hui. Nous partions du constat que la France, tout en comptant parmi les pays les plus innovants du monde, risquait d'être totalement absent de la production de médicaments innovants.
Votre première question porte sur les délocalisations.
Je l'ai rappelé dans mon propos liminaire : pendant vingt-cinq ans, on a délocalisé en invoquant l'argument du coût et celui de l'efficacité. Pourtant, comme le démontrait un livre fameux publié dès 2001, le monde est plat : le fait de produire ici ou là ne change pas grand-chose.
Certains avaient alerté au sujet de cette stratégie avant que nous ne soyons au pouvoir, mais - vous pourrez le reconnaître avec moi - c'est bien depuis six ans qu'elle a été inversée. Nous avons mis en oeuvre une stratégie active d'attraction, en particulier des capitaux internationaux, pour réindustrialiser la France, notamment en matière de santé.
Au début du quinquennat précédent, la stratégie dite « Choose France » a été assez largement critiquée, pour ne pas dire moquée. Mais, depuis six ans, on voit que de grands groupes internationaux, notamment dans le secteur pharmaceutique, choisissent de s'installer en France, comme Pfizer.
Reste un défi majeur : on fait beaucoup de recherche et d'innovation en France, mais pas encore assez de production. C'est l'un de nos sujets de discussions avec les industriels lorsqu'ils viennent installer des forces de production chez nous.
Cela étant, le mouvement de désindustrialisation, auparavant si fort, s'est interrompu depuis six ans et nous sommes en train d'inverser la tendance. D'ailleurs, au travers de vos questions et, plus largement, au fil de mes discussions avec les parlementaires, j'entends une forme de consensus national sur ce point.
La réindustrialisation est une cause nationale, laquelle est particulièrement juste en matière de santé. Pour la mener à bien, il faut éviter des déficits de concurrence excessifs sur les composantes extrafinancières, notamment la composante environnementale. Si l'on n'impose pas aux produits élaborés ailleurs des contraintes similaires à celles que nous nous fixons, nous risquons d'être toujours en déficit de compétitivité.
Nous travaillons sur ce point, y compris avec la filière du médicament, qui a des objectifs extrêmement ambitieux de décarbonation, de dépollution du processus de production. Elle entend ainsi réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 30 % d'ici à 2030, par rapport à 2015.
Ces engagements sont pris en compte dans les politiques publiques, notamment pour fixer le montant des subventions accordées à telle ou telle industrie dans le cadre du plan France 2030. Pour bénéficier de subventions à ce titre, les industries, y compris pharmaceutiques, doivent décarboner. Sur son site d'Indre-et-Loire, Novo Nordisk a décarboné son processus de fabrication en passant à la biomasse. L'entreprise a bénéficié de subventions ; tel n'aurait pas été le cas si elle n'avait pas opté pour cette stratégie de décarbonation.
Dans le cadre du projet de loi relatif à l'industrie verte, qui a été présenté en conseil des ministres il y a une quinzaine de jours et que le Sénat étudiera en séance plénière à partir du 19 juin prochain, nous allons encore plus loin. En effet, nous souhaitons que la commande publique prenne plus largement en compte les facteurs environnementaux. Le processus de production, sa qualité environnementale et notamment son impact sur le dérèglement climatique doivent devenir des critères explicites de la commande publique.
En établissant la procédure de sauvetage d'une entreprise, nous sommes d'ores et déjà prêts à retenir des facteurs de capacité d'approvisionnement au titre de la commande publique.
Madame la présidente, vous avez cité le groupe Carelide. Si la fermeture d'une entreprise peut obérer durablement notre capacité à disposer de tel ou tel produit - il s'agissait, en l'occurrence, de poches à perfusion -, nous sommes prêts à consentir un petit surcroît de prix. À ce titre, nous avons travaillé en étroite collaboration avec le ministère de la santé et avec les acheteurs publics.
Historiquement - il faut le reconnaître -, ces acteurs ne se parlaient pas beaucoup. Le ministère de la santé était en première ligne pour appliquer les objectifs d'économies qui lui étaient fixés : quand on achetait des poches à perfusion, ce qui comptait, c'était le prix et rien que le prix. À l'inverse, au cours de ces discussions, nous avons admis que les poches à perfusion coûteraient peut-être un peu plus cher pendant trois ou quatre ans, mais que, si cet effort permettait de sauver un champion français afin qu'il se développe de nouveau, il valait la peine d'être consenti.
J'y insiste, les enjeux extrafinanciers sont pris en compte de manière tout à fait explicite dans nos politiques publiques, qu'il s'agisse de l'environnement ou de la souveraineté. Le projet de loi relatif à l'industrie verte en témoigne également. En outre, les administrations travaillent de mieux en mieux et de plus en plus ensemble pour que les politiques industrielles et sanitaires soient mieux coordonnées dans le cadre de nos stratégies.
Enfin, vous m'interrogez au sujet des outils employés par le Gouvernement. Nous en avons mobilisé un certain nombre. Je le répète, nous avons interdit les exportations aux grossistes-répartiteurs. De même, nous sommes intervenus directement auprès d'un certain nombre de producteurs.
Je crois savoir que, dans le cadre de vos travaux, vous avez visité l'usine Upsa à Pau. Au terme d'une discussion extrêmement claire que nous avons eue avec lui, ce laboratoire a redirigé un million de doses de paracétamol pour enfant. En parallèle - c'était l'objet de cette négociation -, des dispositions ont été prises pour stabiliser le prix dudit produit dans les années qui viennent.
En revanche, nous n'avons pas mobilisé la licence d'office : nous avons considéré que, face à une pénurie globale, cette arme s'apparentait à une bombe atomique. À l'heure où l'Europe entière connaissait des pénuries de paracétamol, l'instrument risquait d'être contreproductif. Le paracétamol, notamment pour enfant, est en bonne partie produit en Allemagne : en optant pour la licence d'office, les concurrents d'Upsa, qui assurent l'essentiel de la production, nous auraient privés d'approvisionnements. Cet outil existe, mais on ne doit le manier que d'une main tremblante et nous avons estimé que ce n'était pas le bon moment pour l'employer.
Les mêmes arguments nous ont conduits à écarter la réquisition des stocks au profit de négociations, parfois assez fermes, avec les producteurs.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - La réquisition des stocks a tout de même été décidée pour les curares.
M. Roland Lescure, ministre délégué. - Effectivement, il s'agissait d'une situation extrêmement tendue...
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Mais elle pourrait se reproduire pour d'autres produits.
M. Roland Lescure, ministre délégué. - Je le reconnais.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - À mesure que nous menons nos auditions, nous avons le sentiment que la puissance publique doit se doter d'outils lui assurant une plus grande indépendance à l'égard des industriels. Pour l'heure, son pouvoir d'intervention reste assez diffus.
J'en viens aux aides à la relocalisation accordées depuis 2021. Selon les représentants de la direction générale des entreprises (DGE) que nous avons auditionnés, l'octroi de ces aides fait l'objet d'une exigence toute relative, qu'il s'agisse du maintien de l'activité en France ou de l'approvisionnement du marché français. De quel dispositif le Gouvernement se dote-t-il pour s'assurer que l'entreprise soutenue ne va pas repartir deux ou trois ans après avoir relocalisé, en prétextant une rentabilité insuffisante ?
De même, le crédit d'impôt recherche (CIR), qui représente un investissement public substantiel, n'est pas assorti de réelles contreparties quant aux choix industriels futurs.
Le Sénat est la chambre des collectivités territoriales : nous sommes bien placés pour savoir que, lorsque ces dernières accordent des aides, elles demandent des contreparties. J'y insiste, nous avons le sentiment que le Gouvernement n'en exige pas suffisamment. Avez-vous pris des mesures concrètes pour remédier à cette situation ?
J'en viens au cas de Seqens. Nous avons visité sa future unité de production de paracétamol sur la plateforme de Roussillon. Par définition, les moyens y sont fédérés, ce qui est extrêmement positif, notamment pour la sécurité. Cette unité, qui sera bientôt mise en service, pourra produire environ 10 000 tonnes de paracétamol par an. Elle a bénéficié d'un fort soutien du Gouvernement dans le cadre du plan France relance.
Il s'agira d'une production durable, respectant a priori tous les critères environnementaux et sociaux ; avec vos homologues européens, êtes-vous prêt à décider que, si une entreprise ne respecte pas ces règles, ses produits seront taxés lors de leur mise sur le marché européen ? Cette solution nous a été suggérée par le président-directeur général (PDG) de Seqens lui-même. Peut-être avez-vous d'autres pistes.
Dans le secteur du médicament, la production délocalisée relève pour l'essentiel de la chimie ; ces activités sont par nature assez polluantes. Souvent, les populations sont prêtes à accepter les relocalisations à condition que ce ne soit pas trop près de chez elles. Comment travailler avec elles pour que ces chantiers soient mieux admis ?
Enfin, selon le PDG de Seqens, l'enjeu, en matière de production, c'est désormais d'anticiper les crises. Vous êtes-vous penché sur ce point ? En avez-vous débattu avec les industriels ? D'après lui, cela ne coûterait pas spécialement cher de relocaliser la production des 100 produits critiques, dans la mesure où les usines dont il s'agit peuvent fabriquer plusieurs produits en parallèle. Mais les industriels ont besoin d'engagements, car ils ne produiront pas sans la garantie d'un marché suffisant. À cet égard, l'enjeu, c'est le volume, en France et surtout en Europe.
M. Roland Lescure, ministre délégué. - On ne peut pas laisser croire qu'aujourd'hui les aides publiques sont des chèques en blanc.
Le CIR est un instrument extrêmement efficace. J'évoquais Choose France ; en général, quand vous rencontrez un investisseur international, ce dispositif vient très vite dans la conversation. S'il est si bien perçu, c'est parce qu'il permet d'avoir des ingénieurs, des docteurs et, plus largement, des chercheurs français « à bon prix ».
Si la compétitivité de la recherche et de l'innovation françaises est aujourd'hui exceptionnelle à l'échelle mondiale, c'est grâce au CIR. Certains jugent qu'il est insuffisamment conditionné à d'autres critères. Mais, pour ma part, je suis extrêmement réservé quant à notre capacité à multiplier les objectifs en les concentrant sur un instrument.
Le CIR vise à financer des activités de recherche et de développement en France, de la part de groupes français ou de groupes internationaux s'installant en France, et il fonctionne. Il compte parmi nos grands facteurs d'attractivité. Dans le secteur pharmaceutique, Pfizer a annoncé 500 millions d'euros d'investissements lors du dernier sommet Choose France ; ce groupe avait annoncé 500 autres millions d'euros il y a un an, pour installer des laboratoires de recherche et de développement en France.
En parallèle, nous exigeons d'ores et déjà des contreparties pour d'autres aides accordées aux industriels. Ainsi, dans le cadre du projet important d'intérêt européen commun relatif à la santé, ou Piiec santé, nous avons écarté un ambitieux projet de recherche et de développement avec une entreprise qui souhaitait s'installer en France : à nos yeux, les garanties d'industrialisation sur le sol français n'étaient pas suffisantes, étant donné l'ampleur des subventions prévues.
Le plan France Relance était assorti de peu de conditionnalités. Je rappelle en passant qu'il nous a permis de relancer l'économie française de manière extrêmement dynamique après la crise de la covid. Mais, pour l'appel à manifestation d'intérêt (AMI) dit « Capacity Building », nous avions prévu des clauses d'option d'achat pour les aides de Bpifrance et des clauses de non-délocalisation, portant uniquement sur la durée d'exécution du contrat.
Effectivement, madame la présidente, imaginer qu'une installation d'usine que l'on aurait subventionnée puisse conduire à un départ quelques années plus tard est très douloureux. Mais il est tout de même compliqué de fixer des critères objectifs pour interdire toute délocalisation ultérieure. Voyez l'exemple de l'usine Valdunes : l'actionnaire chinois, qui a investi voilà dix ans - avec un faible montant d'aide publique, d'ailleurs - perd environ 10 millions d'euros par an. Je comprends que son choix de repartir suscite de l'émoi, mais si, dans un monde ouvert, on empêchait le capital de sortir de France, il ne reviendrait pas !
Mon objectif stratégique est celui d'un solde positif en termes de création d'usines et de placements de capitaux en France. Pour l'instant, il est respecté.
Le cas de Seqens offre un bon exemple de ce que l'on doit pouvoir faire. Si, visiblement, son dirigeant vous parle d'une opération peu onéreuse, c'est que nous aidons très activement la relocalisation de la production du paracétamol en France. Mais nous le faisons en innovant, en favorisant une montée en gamme de la production, mettant ainsi la France et l'Europe sur le devant de la scène dans ce domaine.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Je ne voudrais pas qu'il y ait d'ambigüité, monsieur le ministre. Ce qui a été dit, c'est que, s'il y avait la volonté de produire plus en passant par des usines aujourd'hui existantes, cela ne nécessiterait pas d'énormes investissements supplémentaires, les usines étant « multi-produits ».
M. Roland Lescure, ministre délégué. - Il y a, de toute manière, un défi d'accroissement de la capacité de l'industrie pharmaceutique en France. Mais, si c'était simple, on l'aurait déjà fait ! N'oublions pas que nous parlons d'une industrie très intense en capital et en recherche et développement. Les grands groupes industriels ont donc une dimension mondiale et intègrent, dans leur choix de localisation, la qualité de la main d'oeuvre, la qualité des procédures, le montant des subventions et les potentialités en termes de marché à conquérir.
Il faudrait aller plus vite... Nous oeuvrons à l'accélération des installations industrielles, mais la question se pose du délai d'obtention des autorisations. Avec Bruno Le Maire, nous avons inauguré voilà quelques jours une usine de biotechnologie flambant neuve : il faudra attendre un an avant qu'elle ne puisse ouvrir !
Nous travaillons sur le sujet, notamment dans le cadre d'un projet commun avec nos voisins belges visant à pousser, à l'échelle européenne, un projet de Critical Medicines Act, sur le modèle du Critical Raw Material Act. Le but serait de s'assurer d'une meilleure orientation de la production des quelques dizaines de médicaments critiques. Nous souhaitons également accélérer le soutien réglementaire, en mettant en place des fast tracks ou pistes rapides pour l'enregistrement des fournisseurs européens.
Compte tenu du caractère polluant des entreprises chimiques, nous devons effectivement répondre au défi de l'acceptabilité. Il faut que l'industrie s'engage dans une démarche de décarbonation et dépollution - ce qu'elle fait, reconnaissons-le - et que l'on puisse mettre en place un level playing field pour éviter tout phénomène de concurrence déloyale. Il faut aussi, j'y insiste car c'est un virage stratégique mis en oeuvre dans la commande publique, valoriser les critères environnementaux, tout comme nous réfléchissons à une meilleure valorisation, y compris dans les prix, des bénéfices environnementaux ou en termes d'approvisionnement d'une production en Europe de molécules données.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Santé publique France, d'après les propos recueillis en audition, est autorisée par la loi à agir pour fabriquer des médicaments en cas de menace sanitaire grave. Or le Gouvernement ne l'a jamais sollicitée en ce sens, alors qu'elle ne peut s'autosaisir et que les pénuries s'aggravent. Pourquoi ?
Alors que le laboratoire Upsa s'est engagé sur des livraisons supplémentaires de paracétamol vers la France, le groupe Sanofi n'a, à ma connaissance, rien fait de tel. Êtes-vous intervenu pour qu'il en soit autrement ?
Le prix trop faible des médicaments matures en France est souvent évoqué pour expliquer les pénuries. Or celles-ci ont été européennes, voire mondiales. La Suisse, par exemple, en a connues alors même que les antibiotiques y sont plus chers qu'en France. Vous l'avez dit, monsieur le ministre, les réponses ne sont pas simples... Quel est votre avis sur le sujet ? Allez-vous envisager, à un moment donné, de limiter les prix des médicaments innovants, qui deviennent exorbitants.
Mme Patricia Schillinger. - Vous avez répondu par avance à ma question sur le Critical Medicines Act. Mais je voudrais souligner qu'il est important de travailler ensemble et qu'il faudra du temps pour y parvenir.
Comment, par ailleurs, favoriser l'acceptabilité de la relocalisation d'une industrie particulièrement polluante ? J'habite dans le Haut-Rhin, dans le secteur des Trois Frontières, où se trouvent des usines liées à la chimie. Pour certains élus, il serait hors de question d'envisager, aujourd'hui, une réintroduction d'usines polluantes. Il y a un travail à faire sur ce sujet.
Je me demande également si la France est toujours attractive pour les investisseurs étrangers dans le domaine de la santé. Quels sont les obstacles ? Pourquoi n'y arrivons-nous pas ? Est-ce simplement dû aux mécanismes de l'ultralibéralisme ? Que dire des politiques menées depuis quarante ans sur notre territoire ?
Mme Vanina Paoli-Gagin. - Beaucoup de mes questions ont déjà été exposées. J'en ajouterai deux. Tout d'abord, une réflexion générale me semble devoir être menée, en ce début de XXIe siècle, sur la structuration des prix, notamment l'intégration de la valeur environnementale ou sociale. Quel sera le délai d'aboutissement de travaux européens sur ce sujet, crucial pour la problématique que nous examinons ? Par ailleurs, les projets soutenus dans le cadre du plan de relance permettront-ils de sécuriser l'approvisionnement sur la quarantaine de médicaments stratégiques pré-identifiés ? Si oui, a-t-on une idée du taux de sécurisation que nous pouvons atteindre ?
M. Roland Lescure, ministre délégué. - Certes, le groupe Sanofi n'a pas accru la part de production de paracétamol dirigée vers la France, mais il a globalement augmenté sa production. Tous les industriels ont donc fait des efforts, ce qui n'enlève en rien une certaine forme de responsabilité de leur part en matière d'anticipation. On a observé une très forte volatilité de la répartition entre médecine de ville et hôpital de la consommation de paracétamol au sortir de la pandémie de la covid-19. L'industrie pharmaceutique, à l'échelle mondiale, n'a pas su correctement anticiper ce phénomène.
La capacité de l'État à reprendre en main la capacité de production de médicaments s'apparente à une arme de destruction massive. Il faut pouvoir le faire, comme ce fut le cas pour les curares à travers la réquisition de stocks. Mais, si l'on pourrait imaginer ce type de démarche à l'échelle européenne, l'utilisation solitaire et trop fréquente de telles prérogatives serait susceptible de conduire la France à se faire pas mal d'ennemis, y compris dans les pays adjacents.
Je confirme que le prix n'est pas le facteur le plus important dans le déclenchement des pénuries. Pour autant, la question de la régulation des prix est à traiter. Nous encadrons les prix de manière extrêmement ferme. Par ailleurs, la clause de sauvegarde nous permet de récupérer une bonne partie des recettes quand les chiffres d'affaires vont au-delà de ce que l'on avait anticipé. Le dispositif français de régulation a donc des conséquences désastreuses sur les capacités des industriels à se projeter : ils savent combien ils vont produire, mais ils ne savent pas combien ils vont gagner ! Il faut donc procéder à une remise à plat, étant précisé qu'il n'y a pas de recette miracle et que l'on se trouve, en fait, dans un véritable triangle des Bermudes : il faut soigner les Français, à des coûts acceptables et en réindustrialisant.
Dans ce cadre, on peut se demander s'il faut réguler de la même manière médicaments matures et thérapies innovantes. Nous travaillons sur le sujet, tout en ayant conscience que l'on compare là des pommes et des oranges...
La réindustrialisation prendra effectivement du temps. Pour un projet emblématique annoncé en grandes pompes à Versailles en 2022, nous obtiendrons les premières doses de principe actif en 2026 ! Cela ne doit pas nous empêcher de travailler sur le court terme - disposer de procédures d'urgence en cas de pénurie - et le moyen terme - mieux anticiper la demande avec les capacités de production actuelles.
Les enjeux environnementaux et l'acceptabilité de la réindustrialisation sont des sujets très importants. Dans le cadre du PIIEC, le projet dit EuroAPI entraînant la relocalisation pour des molécules matures de capacités de production dans le Haut-Rhin et en Normandie s'accompagne d'un processus de décarbonation. De telles démarches participent à l'acceptabilité.
S'agissant de l'attractivité, je vous rappelle la création en 2018 du premier comité stratégique des industries de santé (CSIS), suivi par un second en 2021. À cette occasion, le Président de la République a annoncé une politique ambitieuse de relocalisation. Depuis un an, je reçois régulièrement des industriels de santé qui souhaitent venir en France, plus pour la recherche, d'ailleurs, que pour la production. C'est un défi que de les convaincre d'investir aussi dans des outils de production. Nous l'avons fait avec Pfizer, et nous allons y arriver !
Il est essentiel que nous travaillions à une bonne compréhension de la formation des prix, notamment en prenant en compte, au-delà de l'impact du coût de la recherche et de l'innovation, principal facteur dans ce mécanisme, les coûts liés au fait d'avoir un processus de production propre ou à des conditions sociales améliorées. Cette réflexion, qui sera longue, devra se faire au niveau européen.
Enfin, nous finalisons actuellement la liste des premiers médicaments stratégiques identifiés. À ce stade, sur la quarantaine de médicaments repérés, nous avons constitué, grâce au plan de relance, une capacité de production pour 14 produits finis et deux principes actifs.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous avons entendu, au cours de nos auditions, que, s'agissant du CIR, on avait gardé la recherche et laissé partir les usines. Est-on prêt à créer un mécanisme équivalent pour les faire revenir ? On nous a également confirmé que, au niveau des aides d'État, la destination de la production n'était pas une condition, même en cas de crise. On peut tout de même se poser des questions sur ce point.
Par ailleurs, la problématique des pénuries ne fait pas partie de la feuille de route de l'Agence de l'innovation en santé (AIS). Ce n'est pas un sujet, alors même que, au-delà de la reconstitution stricte de la chaîne de production chimique, l'innovation peut aussi porter sur les formes galéniques, sur les nouveaux antibiotiques face aux germes multirésistants et, même, sur le processus industriel lui-même.
Enfin, la taxe carbone européenne peut-elle être stratégiquement utilisée dans le domaine particulier qui nous intéresse, et ce afin de favoriser davantage l'investissement en vue de doter la France et, plus largement, l'Europe d'un outil industriel ?
M. Roland Lescure, ministre délégué. - Doit-on préférer la recherche sans les usines ou les usines sans la recherche ? Préférant voir le verre à moitié plein, je répondrai que nous sommes très attractifs en matière de recherche et d'innovation, et que nous pouvons aller plus loin sur la production. Nous en débattrons dans le cadre du PLF, mais nous allons continuer à réduire les impôts de production, en compensant les recettes perdues par les collectivités locales, et ce pour rendre les territoires français plus attractifs pour l'installation d'usines. Cela fonctionne ! Nous créons aujourd'hui plus d'usines que nous n'en détruisons. Il faut poursuivre cet effort pour avoir, et la recherche, et les usines.
S'agissant du régime des aides d'État, effectivement la condition évoquée n'est pas prévue, mais nous avons tout de même intégré des critères de capacité d'approvisionnement dans les appels d'offre publics. S'il fallait aller plus loin, cela ne pourrait se faire qu'au niveau européen, dans le cadre du critical medicines act. Comme toujours s'agissant de l'Europe, la réflexion prendra un peu de temps, mais cela vaut le coup de la mener.
L'Agence de l'innovation en santé n'a pas explicitement pour rôle de lutter contre les pénuries. Considérant ses effectifs, soit 15 ETP, nous avons concentré ses missions sur la croissance et le maintien dans le territoire des innovations issues de la recherche française. Le sujet des pénuries est abordé de manière indirecte, à travers le travail mené par l'AIS sur la localisation des systèmes de production.
Indépendamment de l'agence, le financement de relocalisations liées à l'innovation est bien intégré dans France 2030, et cette innovation peut porter sur les formes galéniques, les procédés de production ou même les principes actifs.
Le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF), qui constitue une véritable victoire française, concerne à ce stade les biens intermédiaires. Il ne peut donc pas nous être utile dans le domaine de la santé, comme, par exemple, dans l'automobile : si vous taxez l'acier qui vient de pays moins-disants, vous risquez de moins taxer les voitures qui viennent de ces pays. Il faudra sans doute réfléchir à l'élargissement de ce mécanisme, mais cette question constitue un défi.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Je vous remercie d'avoir précisé que Sanofi avait augmenté sa production ; il aurait néanmoins pu faire comme Upsa !
Vous annoncez vouloir poursuivre la baisse des impôts de production, tout en compensant les collectivités territoriales. Celles-ci, je le rappelle, ne cessent de dénoncer une absence de compensation à l'euro près. Par ailleurs, le Gouvernement baisse les impôts de production, ce qui prive les collectivités de ressources, mais maintient la clause de sauvegarde, qui est une forme d'impôt de production partant directement dans les poches de l'État. Cela nous ramène à la question de savoir s'il ne vaut mieux pas imposer dès l'origine des conditions claires aux grands laboratoires pour l'obtention d'aides, plutôt que d'essayer de récupérer l'argent par derrière. Quel est votre avis sur ce point ?
Combien de hausses de prix de remboursement de médicaments stratégiques le Gouvernement autorisera le Comité économique des produits de santé (CEPS) à consentir cette année ? Combien de médicaments seront concernés parmi ceux pour lesquels des pénuries sont constatées ?
Nous avons été surpris par la liste des médicaments stratégiques, qui comprendrait a priori des médicaments dont l'approvisionnement est déjà en situation de vulnérabilité. Cela nous semble très restrictif.
M. Roland Lescure, ministre délégué. - Sans vouloir polémiquer sur l'évolution de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), j'indique que, pour l'heure, les baisses ont été compensées plus qu'à l'euro près. La réduction des impôts de production n'est pas une solution miracle, mais elle nous a tout de même permis de réduire le déficit de compétitivité de la France, notamment par rapport à l'Allemagne. Je reconnais que, si les recettes sont maintenues, elles ne sont plus directement liées à l'industrialisation du territoire. Cela doit nous conduire à réfléchir à la façon d'intéresser l'ensemble des acteurs à la réindustrialisation : en général, les élus et les maires y sont plutôt favorables, mais il faut les aider à convaincre leurs concitoyens.
La clause de sauvegarde ne peut être considérée comme un impôt de production, mais j'admets les effets pervers et imprévisible du dispositif. Nous devons travailler sur le sujet.
J'ai passé quelques heures à débattre, à l'Assemblée nationale, sur la conditionnalité des aides. Il existe des désaccords politiques sur la question, mais je ne voudrais pas laisser l'impression que le Gouvernement accorde des chèques en blanc. La plupart des aides publiques, notamment le CIR ou les subventions du plan France 2030, sont conditionnées. Les allègements de charges ne le sont pas, mais je considère qu'ils ne font que remettre la France au niveau de ses concurrents et voisins en termes de coût du travail.
S'agissant des médicaments stratégiques, une revue a publié une liste que je ne suis pas prêt, aujourd'hui, à endosser. Nous travaillons encore sur la question : partant de 6 000 médicaments d'intérêt thérapeutique majeur, nous allons en retenir 200 à 300 considérés comme essentiels, avant de dresser une sous-liste de médicaments véritablement stratégiques. Celle-ci ne sera pas rendue publique, mais pourra être communiquée dans le cadre de travaux parlementaires confidentiels.
Je ne peux pas répondre à la question concernant le CEPS. Cela se fait au cas par cas et nous ne communiquons pas sur la liste des médicaments concernés.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - D'après les documents de France Stratégie, la moitié de l'innovation est portée par le secteur public depuis 2009. Il est important de le noter, eu égard à l'envol des prix des produits innovants. Il y a un retour à attendre de ces aides publiques !
M. Roland Lescure, ministre délégué. - C'est exact, et nous devons d'ailleurs améliorer encore la coopération entre les secteurs privé et public. Les bioclusters - cinq sont en cours d'homologation - permettent de formaliser des relations et alliances d'intérêt entre laboratoires de recherche publics et entreprises privées. Pour autant, certaines bonnes idées peuvent parfois se traduire par des effets pervers. Je ne suis par exemple pas favorable à l'intégration de la rentabilité de l'industriel dans la fixation du prix du médicament : outre la difficulté à contrôler les marges, ce serait donner des incitations aux plus inefficaces !
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Quand certains médicaments ont des prix si bas qu'ils sont largement en deçà du coût de production, on va tout de même très loin dans ce genre de considérations. Peut-être faut-il trouver un équilibre...
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 12 h 25.
- Présidence de Mme Sonia de La Provôté, présidente -
La réunion est ouverte à 13 h 30.
Audition de MM. Philippe Truelle, président-directeur général, et Olivier Truelle, administrateur, des laboratoires CDM Lavoisier
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête par l'audition de MM. Philippe Truelle, président-directeur général, et Olivier Truelle, administrateur, des laboratoires CDM Lavoisier, que je remercie de s'être mobilisés.
Nous souhaitons recueillir le point de vue des petites et moyennes entreprises (PME) de santé et des sous-traitants pharmaceutiques, souvent désignés par leur acronyme anglo-saxon, CDMO - Contract Development Manufacturing Organisations. Bien que moins connus du grand public que les Big Pharma, ils jouent un rôle déterminant dans le tissu industriel français et l'approvisionnement de notre pays en médicaments essentiels. Je note ainsi que les PME de santé représentent 34,4 %, soit plus d'un tiers, des ventes totales de médicaments d'intérêt thérapeutique majeur, les fameux MITM, consommés en France. J'ajoute que M. Philippe Truelle est membre du comité exécutif de Polepharma, que nous avions sollicité par ailleurs. Vous pourrez donc nous faire partager l'analyse et les propositions de cet organisme, qui structure la filière biopharmaceutique française et dont les membres sont aussi divers, pour ne citer que quelques exemples, que l'Université de Tours, Axyntis, Novo Nordisk, laboratoires que nous avons auditionnés voilà moins d'un mois, ou Les Entreprises du médicament (Leem).
Proximité, indépendance et sécurité sanitaires, maillage du territoire : ces mots sont omniprésents dans le débat public, mais peinent à trouver, dans notre pays, une traduction du point de vue des politiques publiques. Or ils sont le socle commun, l'« élément naturel » des entreprises comme la vôtre. Naturellement positionnés sur le « fabriqué en France », bien avant que ce sujet ne soit sur toutes les lèvres, vous êtes particulièrement bien placés pour faire entendre la voix spécifique des « moyens laboratoires » et indiquer un chemin, peut-être, en matière de lutte contre les pénuries de médicaments.
Cette voix singulière, dont vous déplorez régulièrement, au gré de vos interventions publiques, qu'elle soit mal reconnue par les autorités, vous l'avez portée notamment, monsieur Philippe Truelle, dans le cadre de l'association des moyens laboratoires et industries de santé (Amlis). Vous avez présidé cette association et vous en êtes aujourd'hui le vice-président, après avoir été le chef de file des PME au sein du Leem de 2015 à 2021.
Vous exploitez une trentaine d'autorisations de mise sur le marché (AMM), dont les trois quarts sont des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur, tels le chlorure de sodium, le potassium ou la morphine sous format injectable : il s'agit en majorité de médicaments « du quotidien », ou « commodités », dont le prix moyen est bas, bien qu'ils soient indispensables dans l'arsenal thérapeutique de nos médecins. Votre témoignage est d'autant plus essentiel que les formes injectables semblent plus particulièrement sujettes aux pénuries, par comparaison avec les autres formes galéniques : elles représentent 10 % des médicaments consommés, mais, selon le Leem, plus de 50 % des ruptures d'approvisionnement - vous nous direz si ces chiffres sont toujours valables.
Surtout, 8 % de votre activité seulement se fait à l'export, et 92 % à destination des services de soins français. Il nous importe, à cet égard, de comprendre ce qui fait la viabilité de votre modèle économique, l'absence d'attractivité du marché français concernant au moins les produits dits matures étant souvent pointée du doigt. À cet égard, je citerai les propos du directeur général d'un grand laboratoire français, Pierre Fabre : « Quand un médicament est exporté à moins de 50 %, il est en risque ; ce qui sauve les produits, ce sont les exportations. » Que pouvez-vous répondre ? Quant à votre activité de sous-traitance, elle se fait auprès d'acteurs aussi variés que le LFB, Coloplast, Sanofi Pasteur ou l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP).
Dans quelle mesure les médicaments consommés en France doivent-ils et peuvent-ils être produits en France ? Jusqu'où l'exigence de souveraineté industrielle peut-elle remonter, s'agissant de biens très particuliers, dont le prix est administré et dont la chaîne de production est parfois très complexe et composée de nombreuses étapes, de la chimie fine à la distribution, en passant par la fabrication du produit fini et le conditionnement ?
Telles sont quelques-unes des questions que nos échanges doivent permettre d'éclairer.
Avant d'aller plus loin, je vais vous céder la parole pour un bref propos introductif. Puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions. Vous l'aurez compris, notre commission d'enquête entend obtenir des réponses étayées à des questions précises.
Je précise également que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Philippe Truelle et Olivier Truelle prêtent serment.
M. Philippe Truelle, président-directeur général des laboratoires CDM Lavoisier. - Comme d'autres PME indépendantes françaises, nous représentons une frange d'une industrie silencieuse et peu visible.
Les laboratoires CDM Lavoisier sont une entreprise industrielle constituée de 135 femmes et hommes, fondée en 1888.
Depuis l'origine, la raison d'être d'une entreprise comme la nôtre est de mettre au point, fabriquer et distribuer des médicaments essentiels. Il s'agit uniquement de formes injectables, dans des domaines comme l'anesthésie-réanimation et la prise en charge de la douleur. Cette production demande évidemment un savoir-faire de pointe et le respect d'exigences réglementaires très strictes, qui n'ont cessé d'évoluer.
Au quotidien, nous fabriquons et commercialisons une trentaine d'AMM se déclinant en 150 présentations - poches, flacons, ampoules. Leurs usages sont bien établis, depuis de nombreuses années, aussi bien à l'hôpital qu'en ville. Ce sont donc plus de 30 millions de doses de médicaments qui sortent chaque année de notre usine de production située dans le Loir-et-Cher.
Nous travaillons majoritairement avec des fournisseurs locaux : 88 % de nos principes actifs proviennent d'Europe, dont un tiers de France, et 68 % de nos composants de production de France et 100 % d'Europe. C'est un élément de stabilité et de sécurité en termes d'approvisionnement, qui ne résout cependant pas tout.
Notre savoir-faire repose essentiellement sur la compétence de nos équipes, auxquelles je tiens à rendre hommage. Ce savoir-faire, nous le mobilisons régulièrement pour fabriquer d'autres produits de santé et d'autres médicaments d'entreprises ou d'entités tiers dans des établissements publics. Ce sont des solvants pour vaccin, des solvants pour reconstitution de médicaments en poudre, des préparations hospitalières, en partenariat avec l'établissement de production de l'AP-HP, ou des matières premières à usage pharmaceutique.
Nous appartenons à plusieurs collectifs, l'Amlis, le Leem et Polepharma, dont je reprendrai certaines propositions d'action.
Voilà dix ans, nous n'avions pas à faire face à des situations de rupture d'approvisionnement, à l'exception de la période de canicule de l'été 2003. Depuis lors, un travail en commun a été mené entre les industriels et l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) pour anticiper ces situations.
Les causes de la pénurie sont bien évidemment multifactorielles et très complexes. La hausse de la demande a été plus rapide que l'augmentation des capacités de production. Les approvisionnements en matières premières et composants sont devenus de plus en plus compliqués, notamment à l'issue de la crise de la covid, avec une concentration de l'offre et une baisse de capacité d'un certain nombre de nos fournisseurs. Par ailleurs, pour certains médicaments, on est passé de quatre acteurs, à trois acteurs, voire deux. En outre, les normes de qualité sont devenues de plus en plus complexes et allongent les temps de cycle. Ainsi, nos médicaments, qui sont des médicaments injectables, nécessitent, pour être produits, un délai incompressible théorique de 16 jours. Alors que nous tenions une moyenne de 22 jours voilà quinze ans, nous sommes passés à 45 jours. Cet allongement est lié à plusieurs étapes supplémentaires, notamment la sérialisation, qui nécessite des vérifications supplémentaires. Une étape supplémentaire peut engendrer, en constatant quelques petits défauts, une réduction, dans de petites proportions, de nos capacités de production. Une telle situation est susceptible d'entraver, dans certaines situations, des mesures d'atténuation rapide. Parmi les causes conjoncturelles, l'inflation joue bien évidemment un rôle.
Nous considérons aujourd'hui que le système actuel de financement du médicament, en tout cas pour les médicaments qui nous concernent, ne fonctionne plus. Nous attendons avec impatience les conclusions de la mission mise en place par la Première ministre sur ce sujet. Le budget global du médicament ne permet plus de mettre à disposition les médicaments matures du quotidien et les innovations de rupture, qui apportent de réelles chances dans le cadre de pathologies qui n'étaient pas prises en compte auparavant.
Il faut donc donner à la Haute Autorité de santé (HAS) et au Comité économique des produits de santé (CEPS), des outils pour évaluer différemment ces deux types de médicaments, tous deux nécessaires.
Au regard de l'objectif national de relocalisation, il nous semble essentiel de protéger le tissu industriel existant.
Pour conclure, je dirai qu'il faut repenser rapidement le système de financement, travailler à mieux orienter la commande publique, valoriser notre filière, s'engager dans une démarche d'optimisation réglementaire, revaloriser les prix des médicaments essentiels produits localement et, enfin, revoir le pilotage de notre secteur.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - L'ANSM a récemment révélé l'existence de tensions d'approvisionnement sur le bicarbonate de sodium Lavoisier 1,4 % que vous exploitez. Ce médicament est notamment indiqué en cas d'acidité élevée du sang.
Pourriez-vous, sur cet exemple précis, préciser les causes des tensions observées ?
Le Leem vient d'appeler à la nomination d'un Haut Commissaire au médicament chargé de la lutte contre les pénuries. Partagez-vous une telle vision des choses ?
Mme Karine Pinon, présidente de l'Amlis, a déclaré devant notre commission d'enquête que cette association, dont vous êtes le vice-président, était le « petit frère du G5 Santé ».
Dans quelle mesure vos préoccupations et vos demandes diffèrent-elles de celles des grands laboratoires ? Corrélativement, vous sentez-vous représentés auprès des autorités de santé ? Sont-elles suffisamment sensibilisées aux problématiques spécifiques que doivent affronter les PME de santé ?
Avez-vous bénéficié des crédits des plans France Relance et France 2030 ? Pour quels types de projets exactement ?
Votre activité de façonnier sous-traitant se fait y compris pour le compte d'acteurs publics : pouvez-vous nous dire dans quelle proportion ? Auditionnés, les représentants de l'Agence générale des équipements et produits de santé (Ageps), l'établissement pharmaceutique de l'AP-HP, ont insisté sur la force du tissu des sous-traitants, « capables de fabriquer l'essentiel des formes nécessaires ». Ne faut-il pas systématiser, pour les médicaments qui connaissent des ruptures structurelles, les coopérations sous pilotage public, sur le modèle de ce qui a été fait pendant la crise du covid, pour la production de cisatracurium, entre Santé publique France, l'Ageps, le façonnier Delpharm et les pharmacies à usage intérieur (PUI) de certains centres hospitaliers universitaires (CHU) ? À quelles conditions une telle organisation vous semble-t-elle envisageable ? Dans quelle mesure le fait que vous ne soyez pas chimistes et ne puissiez pas fabriquer des principes actifs est-il gênant ?
Par ailleurs, vous demandez une augmentation du prix des médicaments matures, et un moratoire sur les baisses de prix a d'ores et déjà été décidé.
Que répondez-vous à ceux qui contestent la nécessité d'une telle augmentation, arguant que, dans les pays où ce prix est plus élevé, le problème des pénuries se pose à peu près dans les mêmes proportions ? Pour ne prendre qu'un exemple, comment expliquer que la Suisse connaisse également de graves pénuries, notamment d'antibiotiques ?
Dernière question, avez-vous, depuis leur entrée en vigueur, sollicité auprès du CEPS l'activation des articles 27 et 28 de l'accord-cadre, permettant à un laboratoire d'obtenir une stabilité du prix facial en contrepartie d'investissements récemment réalisés ou à venir dans l'Union européenne ?
Qu'en est-il, dans le même sens, de l'application de l'article 65 de la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2022, qui consacre la prise en compte du critère de la « sécurité d'approvisionnement du marché français que garantit l'implantation des sites de production » dans la fixation du prix ?
M. Philippe Truelle. - La première question concerne la tension d'approvisionnement sur le bicarbonate de sodium, que nous fabriquons depuis plusieurs dizaines d'années.
Aujourd'hui, les tensions apparaissent principalement sur le marché de ville. Nous partageons ce marché avec une autre entreprise, qui détient 55 % des parts de marché.
Depuis le mois de février, les quantités appelées par nos clients ont augmenté d'environ 15 %. Nous ne sommes pas en mesure de dire s'il s'agit d'une augmentation de la demande ou bien d'une moindre livraison de l'autre acteur.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Ce second acteur est-il français ?
M. Philippe Truelle. - Oui, il est français.
Seule l'ANSM a la visibilité sur tous les stocks et capacités de production. Pour notre part, nous ne savons pas ce que les autres acteurs font. En l'état actuel des choses, nous considérons que nous répondons à notre responsabilité sur le marché.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Si j'ai bien compris, vous fournissez les mêmes quantités, voire un peu plus, que l'année dernière. Pour le moment, vous n'êtes pas en mesure de savoir s'il y a eu une augmentation de la demande ou bien si le second fournisseur a réduit sa production.
M. Philippe Truelle. - Vous avez évoqué la proposition, par le Leem, de la nomination d'un haut-commissaire au médicament.
Nous souffrons depuis de nombreuses années d'un fonctionnement en silo qui crée parfois des injonctions contradictoires. L'objectif de relocalisation peut ainsi se heurter aux réticences à payer le prix d'une production française. Tant que toutes les parties prenantes ne seront pas réunies autour d'un objectif commun, ces difficultés persisteront.
Je soutiens donc cette proposition, car il serait opportun que les actions soient coordonnées dans le bon sens à l'échelon transministériel.
Vous avez rappelé les propos de Karine Pinon, qui évoquait nos préoccupations communes avec celles du G5 santé. Nous avons un ADN commun puisque nous sommes des entreprises pour la plupart d'origine française, avec une empreinte industrielle française, qu'elle soit directe ou partagée, un certain nombre de nos entreprises faisant fabriquer leurs médicaments chez des façonniers français.
L'association CDMO France, présidée par Stéphane Lepeu, directeur général délégué de Selpharm, fédère justement les principaux façonniers français.
Comme vous l'avez rappelé, les entreprises du G5 réalisent l'essentiel de leur marge, et parfois de leur chiffre d'affaires, en dehors du territoire national alors que leur empreinte industrielle reste très forte en France, ce qui est positif pour notre balance commerciale.
Notre modèle économique - une fabrication principalement française à destination du marché français, avec un prix de vente compris entre 1,2 et 1,5 euro - a été largement déstabilisé ces dernières années par l'inflation. Les coûts de l'énergie ont été quasiment multipliés par trois en un an et demi. Pour une entreprise comme la nôtre, c'est extrêmement important.
Vous avez ensuite évoqué le plan France Relance 2030. Nous nous sommes inscrits dans l'itération précédente, dans le cadre de l'appel à manifestation d'intérêt Capacity Building qui visait, dans le cadre de la crise de la covid-19, à investir dans une nouvelle ligne de production, avec pour objectif d'augmenter notre capacité de production d'environ 15 millions d'unités de doses de médicament en ampoules plastiques.
Ce projet, qui a duré deux ans, a mobilisé environ 10 millions d'euros d'investissements, et il nous a permis de bénéficier d'une aide, qui n'est pas complètement convertie, d'un montant de 1,5 million d'euros. Il s'agit d'un très gros investissement pour une entreprise comme la nôtre, qui réalise 15 millions d'euros de chiffre d'affaires, et donc, d'un engagement d'avenir et d'un challenge particulièrement ambitieux.
Vous avez rappelé notre partenariat en tant que façonnier avec un certain nombre d'acteurs, notamment publics, comme l'Ageps, et vous m'avez interrogé sur l'intérêt des collaborations public-privé.
Il y a une vingtaine d'années déjà, nous fabriquions des médicaments sous AMM pour l'Ageps. Ces médicaments sont ensuite tombés dans le domaine concurrentiel et l'Ageps a cessé de les exploiter. En 2007, lors de la décision de fermeture de l'unité de fabrication et de contrôle hospitalier (UFCH) de Libourne, qui était un site de production hébergé au sein d'un établissement de santé, l'ANSM a demandé à l'Ageps de reprendre l'exploitation d'une quinzaine de préparations hospitalières. L'Ageps s'est alors rapprochée de nous et nous a demandé de produire ces préparations en son nom. Nous fabriquons depuis chaque année environ 100 000 unités de présentations hospitalières. Il s'agit de médicaments de niche ou qui, dans certains cas, servent comme matière première pour des préparations de poches de nutrition.
J'ai suivi avec beaucoup d'intérêt l'audition du docteur Claude Bernard et de Renaud Cateland, et je souscris pleinement à leurs propos. Il est impossible d'instaurer un pôle public de production qui aurait la capacité d'intervenir sur des molécules et des présentations très diverses.
À notre niveau, nous mesurons ce que représente la création d'une entreprise en termes de moyens, de ressources humaines et de savoir-faire. Tout cela est très long.
Il est clair que notre entreprise n'a pas la capacité de synthèse chimique et ne l'aura jamais. Nous avons développé des partenariats avec un certain nombre de fournisseurs qui pourraient, le cas échéant, nous fournir d'autres molécules que celles sur lesquelles nous travaillons.
L'Ageps a, quant à elle, développé un réseau de fournisseurs de matières premières et des partenariats avec de nombreuses entreprises de façonnage implantées sur le territoire national qui ont des compétences sur tous les types de médicaments.
Cette capacité existe. Il convient aujourd'hui de faire un pas de plus afin d'être en mesure de la mobiliser pour faire face à certaines situations de crise, ce qui a été fait pour le cisatracurium dans des délais assez remarquables, ou même par anticipation. L'ANSM conduit chaque année un observatoire des arrêts de commercialisation. J'estime que l'on pourrait mieux anticiper les tensions qui affectent certains médicaments, que ces tensions soient dues au désengagement de certains acteurs, à l'augmentation de la demande, à l'évolution de l'utilisation de certains médicaments ou à de nouvelles indications pour des médicaments bien établis.
J'en viens au prix du médicament, qui est un sujet aussi complexe et divers que celui des pénuries.
Nos produits sont des médicaments essentiels et techniques qui mobilisent une vingtaine de composants différents. Nous produisons 30 millions de doses de médicament et nous réalisons 15 millions d'euros de chiffre d'affaires. Cela donne une idée du prix de vente moyen.
Les prix n'ont pour la plupart pas évolué depuis quinze ans, dans le meilleur des cas puisque la convention avec le CEPS et l'accord-cadre prévoient la possibilité de baisses de prix des médicaments qui ne sont plus sous brevet, sachant que nos médicaments n'ont jamais été sous brevet puisqu'ils sont issus de la pharmacopée française - même s'ils n'en ont pas le statut, on pourrait même dire que ce sont les premiers médicaments génériques.
L'équation est de plus en plus difficile à résoudre, car nous devons remplir de plus en plus d'obligations et satisfaire à des critères réglementaires et de qualité de plus en plus nombreux, tels que la sérialisation, la conduite des nouvelles études, notamment pour vérifier l'absence de nitrosamines sur des matières pourtant bien connues, la constitution de stocks de sécurité supplémentaires, etc. Nous avons dû nous acquitter de ces nouvelles obligations à coûts constants, sans bénéficier d'aucun financement.
Vous avez enfin évoqué les deux articles qui ont été introduits dans l'accord-cadre à la suite de la dernière LFSS.
Sauf erreur de ma part, l'article 65 de la LFSS ne s'applique qu'aux nouvelles inscriptions. Or tous les médicaments exploités par les laboratoires Lavoisier sont des inscriptions anciennes.
En ce qui concerne l'article 28 de l'accord-cadre, subissant le choc d'inflation dès l'été 2021, nous avons déposé un dossier de demande de hausses de prix auprès du CEPS dès le mois d'octobre 2021. Après plusieurs mois, nous avons reçu une proposition de hausse de 2 centimes sur le prix du médicament concerné, alors fixé à 1,4 euro, ce qui nous semblait relativement éloigné de la réalité.
À l'époque, la doctrine qui présidait à l'application de cet article ne prenait en compte qu'un choc majeur sur l'un des entrants. Il fallait choisir le composant le plus exposé à l'inflation, seule la quote-part de l'augmentation des coûts induits par la hausse de son coût étant répercutée. Cette doctrine était centrée sur la matière première, qui ne pèse que marginalement sur le coût de certains médicaments, alors que les coûts de production, les coûts humains et les coûts supports ont beaucoup augmenté.
Nous avons continué nos échanges, y compris avec un certain nombre de directions ministérielles, en tentant de faire valoir que l'application stricte de cette doctrine ne porterait pas de résultats suffisants dans un certain nombre de situations.
Nous avons déposé de nouvelles demandes il y a quelques mois, à la fois sur ce produit et sur un autre. Nous avons reçu une nouvelle proposition, certes améliorée, mais qui reste éloignée de la réalité des coûts de production des produits concernés. Même si la doctrine a évolué, le nombre d'éléments et de critères pris en charge dans l'évaluation reste trop limitatif, puisque les coûts humains, par exemple, ne sont pas pris en compte.
M. Olivier Truelle, administrateur des laboratoires CDM Lavoisier. - Le partenariat public-privé (PPP) me semble un axe majeur pour la souveraineté sanitaire française. Des structures françaises comme l'Ageps, le service de santé des armées ou le laboratoire français du fractionnement et des biotechnologies (LFB) disposent d'un savoir-faire unique en Europe. Il faut renforcer ces structures, ce qui passe par l'extension des partenariats déjà existants et l'instauration de nouveaux partenariats avec des laboratoires pharmaceutiques français qui pourront porter des projets plus ambitieux.
Ces structures travaillent essentiellement sur des médicaments de niche, mais l'on pourrait tout à fait imaginer que leur savoir-faire soit mis à contribution pour de nouvelles thérapies, par exemple.
Le CEPS est pris en étau entre des contraintes budgétaires et les associations de patients qui attendent de nouveaux traitements souvent très onéreux. En tant que petit laboratoire produisant des médicaments matures, nous nous efforçons de survivre malgré les baisses régulières de prix et la hausse exponentielle des coûts, en particulier depuis trois ans.
Le CEPS a bien conscience de cette situation. Malheureusement, la doctrine actuelle ne lui donne pas la possibilité d'y répondre correctement, et il n'a manifestement pas reçu de directive du Gouvernement lui permettant d'aller au-delà de la doctrine.
M. Philippe Truelle. - La doctrine lie le CEPS, mais il est également contraint par les difficultés de financement. Aujourd'hui, il n'y a pas de budget mobilisé pour conduire des hausses de prix. L'application de l'article 28 reste donc très limitée.
Par ailleurs, le secteur s'autorégule au travers de la clause de sauvegarde, mécanisme par lequel les entreprises du secteur contribuent au financement des hausses de prix.
Mme Pascale Gruny. - Quelle est votre politique en matière de stocks ? Selon vous, qui devrait assumer le coût de ces stocks ? Attendez-vous quelque chose de l'Union européenne ? Pouvez-vous nous en dire davantage sur la clause de sauvegarde ?
M. Philippe Truelle. - La clause de sauvegarde a été complètement dévoyée de son objectif initial, qui était d'assurer à la solidarité nationale l'intégrité du budget alloué au médicament. En cas de non-respect de ce budget, une partie du dépassement devait être prise en charge par les industriels. Ce système a fonctionné pendant de nombreuses années, puis il a lentement glissé et, depuis quatre à cinq ans, il dérive fortement.
Aujourd'hui, le montant de la clause de sauvegarde s'élève entre 5 % et 6 % du budget global du médicament, car celui-ci n'est pas complètement aligné avec les besoins réels. Or ce mécanisme est réparti entre l'ensemble des acteurs, sans prise en compte des types de médicaments produits. L'on comprend que le sujet soit particulièrement sensible.
Les laboratoires Lavoisier réalisent à peu près la moitié de leur chiffre d'affaires sur des médicaments remboursés, c'est-à-dire peu onéreux. Il y a quatre ans, le montant de la clause de sauvegarde s'élevait à 40 000 euros pour mon entreprise. L'année dernière, et alors même que notre chiffre d'affaires résultant de la vente de médicaments remboursés était en baisse de 3 %, ce qui signifie que nous ne contribuons pas au dérapage des dépenses publiques, ce montant était de 160 000 euros, soit un quadruplement en quatre ans.
La clause de sauvegarde est devenue une taxe sectorielle dont le montant est imprévisible. Elle nous est parfois signifiée avec de grands décalages par rapport aux échéances initiales, plutôt en fin d'année, alors qu'elle doit normalement être connue six mois après la clôture de l'exercice. Dans le cadre de la nécessaire refonte de notre système de santé, il sera essentiel de revoir ce dispositif et de faire en sorte qu'il retrouve son rôle initial, qu'il a complètement perdu aujourd'hui.
L'Union européenne est leader sur tous les aspects de régulation et de réglementation. Vous citiez l'exemple de la notice électronique ; sur ce point, lors de la crise sanitaire, les autorités européennes ont fait preuve d'agilité réglementaire. Nous pourrions déployer de telles solutions non seulement dans d'autres situations de crise, mais aussi au quotidien.
La notice électronique - sujet ancien - est un mécanisme de souplesse qui garantit de disposer d'une information disponible dans toutes les langues et à jour, tandis que la notice papier se périme. Par ailleurs, c'est écologique ; on sait en effet que les professionnels de santé ne lisent pas les notices, dont 80 % sont détruites.
Les stocks sont apparus, à un moment donné, comme l'alpha et l'oméga pour beaucoup d'acteurs, notamment extérieurs. Il est évidemment important de disposer d'un stock minimal. La loi française a d'ailleurs évolué à cet égard, imposant des niveaux de stocks minimaux de deux à quatre mois pour les MITM. Sur ce point, si l'on adopte une approche globale et indifférenciée, on manque l'objectif. En effet, pour certains médicaments, il faut une approche particulière ; il est ainsi impossible d'avoir deux mois de stocks pour les médicaments radiopharmaceutiques, par exemple, qui sont fabriqués le matin pour être utilisés l'après-midi. Il en va de même pour les solutés de perfusion. Néanmoins, en période de canicule, il est essentiel d'avoir des stocks ; cette obligation, qui s'applique la moitié de l'année, a donc été prévue par l'ANSM.
En matière de stocks, nous devons nous donner les moyens, collectivement, d'adapter plus finement nos besoins à la réalité des produits, des usages et des territoires. L'approche pourrait ainsi être différente entre la métropole et les outre-mer. Pour reprendre l'exemple de la canicule de 2003, même en disposant à cette époque de quatre mois de stocks standard, nous n'aurions pas pu faire face à cette crise majeure. Plutôt que de stocker énormément, mieux vaut maintenir nos capacités de réactivité et de reproduction rapide.
Mme Pascale Gruny. - Qui doit supporter le coût financier des stocks ?
M. Philippe Truelle. - Selon moi, ce coût doit être partagé entre tous les acteurs de la chaîne. C'est déjà le cas aujourd'hui, mais nous avons pu observer une évolution des couvertures de stocks, dans le sens de la réduction. S'ils visent un objectif de sécurisation, en focalisant leurs efforts sur des médicaments très particuliers, les industriels auront besoin pour constituer des stocks supplémentaires du soutien de la force publique.
M. Olivier Truelle. - Pour ce qui concerne les matières premières des consommables, la constitution de stocks par les laboratoires relève de l'aspect curatif. Or, en médecine, on nous apprend à faire du préventif. Mais pour agir de façon préventive, il faut renforcer la chaîne de production en amont, au niveau des consommables, des matières premières et du laboratoire. Par exemple, pour les filtres stérilisants que notre laboratoire utilise en vue de fabriquer des médicaments injectables, les délais d'approvisionnement étaient de quelques semaines ou mois ; du jour au lendemain, ils sont passés à plus d'un an pour certains filtres. Un tel problème peut bloquer complètement une chaîne de production. Et pour prendre un nouveau fournisseur, il faut tout requalifier, ce qui prend des mois et coûte une fortune.
M. Philippe Truelle. - Polepharma avait d'ailleurs proposé de privilégier une approche globale, en associant les fabricants de principes actifs et de composants. Le fait d'avoir des partenaires, locaux ou continentaux, bien identifiés et en place depuis de nombreuses années, comme les nôtres, est une ressource, même si cela ne répond pas à toutes les situations. Pour notre part, nous avons mis en place un double sourcing sur un certain nombre de composants critiques - notamment les ampoules - auprès de grands fabricants européens. L'un d'eux nous a annoncé qu'il arrêtait définitivement l'une de ces références, sans délai de prévenance ; un autre fournisseur, allemand, que nous avons sollicité pour prendre le relai ne peut pas le faire, car il n'arrive pas à recruter. Les mêmes problèmes de ressources humaines se posent en France.
Nous devons repositionner collectivement notre industrie comme étant un acteur de santé, un élément important de la chaîne, pour que les jeunes générations aient envie d'y travailler. L'industrie pharmaceutique, comme l'ensemble du secteur industriel, n'attire plus, alors qu'elle est un élément de richesse et de souveraineté. Il faudrait pour le domaine de la santé un texte sur le modèle du récent projet de loi relatif à l'accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires, car ces sujets sont aussi stratégiques l'un que l'autre.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Le « super pilote » des pénuries pourrait-il anticiper ces problèmes, à défaut d'un dialogue éclairé entre l'ANSM et les fabricants ? Ce manque de transparence est une véritable faille de l'Agence.
Puisque vous fabriquez seulement des médicaments matures et n'avez donc pas de département recherche, votre entreprise est un outil de réduction de la dépense en matière de santé publique. Les négociations que vous menez au sein du CEPS ne devraient donc pas être de même nature que celles d'autres laboratoires apportant sur le marché des innovations de rupture.
On ne sait plus fabriquer un certain nombre de médicaments matures, comme on nous l'a expliqué aux Hospices civils de Lyon (HCL) ; pour un « fameux » curare, par exemple, il a fallu retrouver la monographie, la « recette ». Cela concerne aussi la transparence. Que faire lorsque ces savoir-faire sont perdus ?
M. Philippe Truelle. - Nous avons compris au cours de nos échanges avec le CEPS qu'il y avait un vide de fonctionnement : dans une situation de donnant-donnant, nous n'avons plus grand-chose à donner et nous sommes dans une impasse.
La question qui se pose avec l'ANSM relève non pas d'un manque de transparence, mais d'un problème de fonctionnement. Aujourd'hui, l'Agence n'a pas la latitude nécessaire, du point de vue réglementaire ou légal, pour partager les données des autres entreprises, alors qu'elle serait prête à le faire pour faciliter les choses. Ainsi, lorsque l'un de nos confrères, installé dans le Nord, s'est trouvé en difficulté, ce qui a commencé à impacter les fournitures, l'ANSM a eu besoin de plusieurs jours pour donner une visibilité des besoins couverts par cette entreprise, afin que les acteurs concernés trouvent les solutions adaptées. Cette limitation, qui freine les échanges et la réactivité, fait peser l'entièreté de la charge du pilotage sur l'ANSM, ce qui est un peu déloyal.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Du fait de cette répartition des compétences, chacun se renvoie la balle, et parfois il y a un bouc émissaire... Mais il se pose tout de même un problème d'anticipation ; c'est une faille du système et un danger pour la santé publique.
M. Philippe Truelle. - Des produits basiques comme les poches de soluté peuvent paraître simples à produire, mais ils nécessitent un savoir-faire ainsi que des moyens industriels et humains importants. Et comme leur utilisation est très courante, il faut développer la capacité de production : un seul acteur, quelle que soit sa taille, n'est pas capable de les fournir. À l'aune de ce pilotage plus large, il conviendrait de donner à l'ANSM les moyens d'aller plus loin en ce sens.
Mais cela demeure compliqué. Lors de la triple épidémie de la fin d'année dernière, lorsqu'on ne trouvait plus d'amoxicilline, il y a eu des reports sur des traitements mécaniques : la non-disponibilité de cet antibiotique a entraîné une surconsommation des dosettes de chlorure de sodium - utilisées pour nettoyer le nez ou les yeux des enfants, notamment -, lesquelles sont aussi devenues insuffisamment disponibles, et par rebond un report sur les flacons de chlorure de sodium injectable, produit stérile disponible en grande quantité. Au niveau de notre entreprise, une telle évolution était complètement imprévisible.
Ce sujet très compliqué nécessite un engagement collectif et coordonné.
M. Olivier Truelle. - Ma première proposition serait de séparer le budget consacré aux innovations et celui dédié aux médicaments matures - le prix de ces médicaments doit être fixé selon le prix de revient industriel, auquel s'ajoute une marge décidée par la loi. En effet, on voit bien que le système actuel de l'enveloppe globale ne fonctionne pas. Tant qu'on ne le changera pas, les mêmes problèmes reviendront chaque année.
Aujourd'hui, le CEPS n'a pas la capacité technique d'évaluer le prix de revient industriel d'un médicament ; il faut lui donner les moyens de le faire, ce qui nécessite une expertise. Cela permettra d'apporter un peu de transparence dans les discussions et de sortir d'une forme de défiance.
M. Philippe Truelle. - Il y a quelques années, la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) avait mené des évaluations comparatives de prix de revient. Je suis convaincu qu'il y a les compétences, dans les différents services de l'État, pour conduire de telles actions.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Pour peu qu'elles ne soient pas trop externalisées...
Avez-vous connaissance d'un retour d'expérience sur cette chaîne en cascade, cet arbre des causes, que vous venez d'évoquer ? L'ANSM collige-t-elle ces informations ?
M. Philippe Truelle. - Dès 2003, l'ANSM et les industriels ont travaillé ensemble sur les arbres des causes pour mettre en place des dispositifs spécifiques. Le plan Canicule mis en oeuvre chaque année en est un exemple. Cette anticipation des ruptures nécessite des ressources considérables, mais on peut aussi se demander si une telle action n'est pas curative plutôt que préventive. Dans notre entreprise, par exemple, nous mobilisons chaque semaine 20 % de nos effectifs, lors de réunions, pour anticiper ces situations.
Nous vivons les risques de tension en permanence, notamment au travers des problèmes de délai. Par ailleurs, il nous faut prioriser les libérations de lots en fonction des situations et des besoins, ce qui représente un pilotage extrêmement fin. L'ANSM est confrontée aux mêmes problèmes...
Si l'on souhaite aller plus loin dans notre pays en termes d'anticipation des ruptures, il convient de prévoir des moyens supplémentaires. Chaque entité - l'Ageps, Santé publique France, etc. - peut contribuer à cette action à son niveau, au sein d'une chaîne coordonnée qu'il faudra créer.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Il y a des disparités de pénuries d'un territoire à l'autre, voire d'une pharmacie à l'autre. Les constatez-vous ?
M. Philippe Truelle. - Notre entreprise réalise 45 % de son activité en ville et concerne des médicaments remboursés, et 27 % à l'hôpital. Nous ne livrons pas jusqu'au bout de chaîne : nous passons par des grossistes répartiteurs. Il nous est donc difficile de répondre à la question des disparités.
Ce réseau des grossistes répartiteurs
maille très bien le territoire et apporte des réponses
quotidiennes aux hôpitaux : ils peuvent livrer des
médicaments en quelques heures
- notre laboratoire, en revanche,
ne peut pas le faire. Au-delà du maillage, il s'agit de savoir comment
attribuer les médicaments de la manière la plus fine. Les
laboratoires et les grossistes essaient de livrer au mieux lorsqu'il y a
pénurie ; avec l'ANSM, nous avions mis en place des
dotations : nous livrions une proportion des produits demandés par
chaque grossiste à l'aune de ce qu'il avait consommé
précédemment. Il peut cependant y avoir des disparités
entre territoires, notamment lors des situations épidémiques.
Pour ce qui concerne l'hôpital, le risque de pénurie me semble moindre dans la mesure où les entreprises sont engagées dans des marchés. Si elles ne sont pas capables d'y répondre, des mécanismes d'achat pour compte permettent de mobiliser d'autres fournisseurs.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous remercie pour la clarté de vos réponses et pour les documents que vous nous avez fournis.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 14 h 45.