Mardi 2 mai 2023
- Présidence de M. Gilbert-Luc Devinaz, président -
La réunion est ouverte à 18 h 15.
Audition de M. Marwan Lahoud, président de l'activité private equity de Tikehau Capital
M. Pierre Cuypers, président. - Mes chers collègues, je tiens à excuser le président de notre mission d'information qui est absent aujourd'hui. J'ai l'honneur de le représenter aux côtés de notre rapporteur.
Nous poursuivons les travaux de notre mission d'information sur le développement d'une filière de biocarburants, de carburants synthétiques durables et d'hydrogène vert en recevant M. Marwan Lahoud, président de l'activité de private equity de Tikehau Capital.
Vous avez notamment été directeur général délégué d'Airbus en charge de la stratégie et du marketing et président du Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales, avant de rejoindre le groupe Tikehau Capital. Avant de présider l'activité de private equity, vous avez en particulier été président d'Ace Capital Partners, fonds d'investissement spécialisé dans l'aéronautique, la défense et la sécurité.
Monsieur Lahoud est accompagné par M. Philippe Bottrie, président de PBCS, qui fut notamment directeur des affaires publiques France du groupe Airbus.
Cette réunion est captée et diffusée en direct sur le site internet du Sénat, sur lequel elle pourra ensuite être consultée en vidéo à la demande.
Messieurs, notre mission d'information comprend des membres issus de différentes commissions, qui représentent l'ensemble des groupes politiques du Sénat.
Le développement des filières de biocarburants, de carburants synthétiques durables et d'hydrogène vert représente un enjeu important pour permettre à la France et à l'Union européenne d'atteindre l'objectif de neutralité carbone à l'horizon 2050, mais aussi pour notre souveraineté et la compétitivité de notre économie.
Le transport aérien, compte tenu des caractéristiques physiques propres aux avions, présente des enjeux particuliers. Les carburants d'aviation durables sont aujourd'hui au centre des attentions, tant à l'échelon national qu'à l'échelon européen.
Un accord sur le projet de règlement Refuel EU Aviation vient d'être trouvé entre le Parlement européen et le Conseil. Par ailleurs, l'hydrogène en tant que tel donne lieu à un certain nombre de recherches et de projets industriels.
Votre regard d'industriel et de financier nous intéresse doublement, car nous mesurons l'ampleur des investissements à réaliser, ainsi que les enjeux stratégiques sous-jacents.
Notre rapporteur, Vincent Capo-Canellas, vous a adressé un questionnaire dense, qui peut vous servir de guide, mais vous pouvez introduire votre propos comme vous le souhaitez.
Je passerai ensuite la parole à notre rapporteur puis à l'ensemble de mes collègues, afin qu'ils puissent vous relancer et vous poser un certain nombre de questions.
Vous pourrez nous transmettre ultérieurement des réponses écrites aux questions qui vous ont été adressées.
M. Lahoud, je vous cède la parole pour une vingtaine de minutes.
M. Marwan Lahoud, président de l'activité private equity de Tikehau. - Merci beaucoup, Monsieur le Président, Monsieur le Rapporteur, Mesdames et Messieurs les Sénateurs.
Le questionnaire était non seulement dense, mais aussi particulièrement complet puisqu'il m'a donné la trame de mon intervention liminaire.
Je vais essayer de me limiter dans le temps, car je pourrais parler de ce sujet pendant des heures. L'aéronautique est un métier de passionné et je vous remercie d'excuser d'éventuelles envolées.
La question de la décarbonation de l'aviation est un enjeu fondamental pour la filière industrielle, qui est sans doute la seule filière européenne et française réellement d'excellence. Tous ces résultats, quel que soit le critère d'évaluation considéré, en font le plus fort contributeur à la balance commerciale et un très gros employeur en France. Il y a d'autres filières réputées en France, qui font du trading, mais l'aéronautique est une filière qui est très localisée, même si une part de la valeur ajoutée est produite hors de France. C'est aussi une filière portée par un mouvement séculaire en termes de croissance de la demande, qui n'est pas près de s'affaiblir.
Juste après le premier confinement, je me souviens d'avoir échangé avec des industriels et avec des financiers qui me disaient qu'il n'y avait que deux avions à Roissy et qui estimaient que le retour de l'aéronautique ne se réaliserait jamais. Cependant, la demande de voyage, la croissance du trafic aérien obéit à une règle très simple par zone géographique. Elle correspond à peu près à deux fois la croissance économique de la zone considérée. Aujourd'hui, la croissance économique en Europe est d'environ 3 % et celle du transport aérien de 4,1 %. Il a donc encore un peu de marge en termes de croissance. Les projections linéaires montrent que, d'ici la fin de la décennie, la croissance économique en Europe sera d'à peu près 2,7 % et que celle du trafic aérien atteindra 5,5 %, soit deux fois plus. Je dispose des mêmes statistiques pour l'Amérique du Nord, l'Amérique latine et l'Afrique.
Cette évolution est incontestable, indiscutable. Le besoin de voyages, le besoin de mobilité est un besoin vital, au même titre que le besoin de sécurité, de nourriture et de confort. Nous n'allons pas désinventer l'avion. Partant de ce principe, l'aéronautique française et européenne est devant un choix. Ou elle prend la direction de la décarbonatation et elle devient la filière industrielle qui fixe les standards, ou bien elle décroît et, à ce moment-là, d'autres prendront le relais. Il y aura une aviation qui répondra aux besoins de transport et aux besoins de mobilité, mais ça ne sera pas la nôtre et elle ne sera pas forcément décarbonée.
Le fait de fixer des standards, de dire qu'un avion sera décarboné en 2035 est une façon de garder le leadership de la course en matière d'aéronautique. C'est un choix qui est extrêmement difficile. Le patron d'Airbus, Guillaume Faury, dit que l'aéronautique a connu quatre révolutions. La première a eu lieu au début du XXe siècle. À peine dix ans avant, Lord Kelvin, qui était un très grand physicien, disait qu'il était impossible de faire voler un objet plus lourd que l'air. Quand Clément Ader a décollé pour la première fois - je diffère un peu de la position de Guillaume Faury qui considère que ce sont les frères Wright qui ont décollé en premier -, cela allait à l'encontre d'une affirmation péremptoire d'un des plus grands physiciens de son époque.
La deuxième révolution est celle de la sécurité en vol. La durée de vie moyenne d'un avion en vol, juste après la Première Guerre mondiale, était d'une trentaine de minutes. La troisième révolution a lieu beaucoup plus tard, dans les années soixante, avec la démocratisation du vol. Le voyage aérien est devenu accessible au plus grand nombre. Enfin, nous sommes aujourd'hui au-devant de la quatrième révolution, avec un avion décarboné.
Cette filière industrielle, qui est très bien organisée en France et en Europe, avec le GIFAS et l'ASD, a pris à bras-le-corps la question de la décarbonation et a mis en place des plans. Bien qu'étant président d'honneur du GIFAS, je ne suis pas le plus à même de vous décrire le détail de ce plan, je laisse le soin à ceux qui sont en responsabilité de le faire. Je peux néanmoins vous dire que c'est un plan structuré, qui repose sur un certain nombre de solutions et qui doit garantir en 2035 le vol d'un avion zéro carbone, avec comme objectif la décarbonation complète du transport aérien en 2050, le temps que les flottes soient renouvelées.
2035 peut paraître lointain, 2050 encore plus, mais à l'échelle de la vie d'un avion, à l'échelle de la vie du transport aérien, c'est demain matin. Il y a non seulement un plan, mais les travaux ont commencé. La R&D a commencé à travailler il y a quelques années sur la réduction des émissions pour les ramener à zéro.
En termes de solutions techniques, l'essentiel du plan repose sur les carburants durables, 13 % de la réduction des émissions provenant des technologies nouvelles comme l'hydrogène ou l'électricité et quelques pour cent sur l'optimisation des trajectoires des avions et l'amélioration du contrôle aérien, qui sont rarement évoqués, mais qui sont très importants.
Aujourd'hui, quand vous allez de Paris à Amsterdam en avion, même si la pertinence d'utiliser ce mode de transport se pose pour un passager, moins pour certaines marchandises, vous franchissez entre 3 et 6 zones de contrôle. À chaque transition entre ces zones de contrôle, vous perdez du temps, vous consommez du kérosène et vous émettez du CO2, comme vous en émettez pendant les temps d'attente dans les airs ou dans les aéroports. Par conséquent, les optimisations de trajectoire sont extrêmement importantes pour attaquer la question des émissions de tous les côtés. Je ne veux pas développer ce sujet, mais cela vous donne un aperçu de la granularité de l'analyse des équipes des grands donneurs d'ordre et du GIFAS sur ce plan de décarbonation.
Il existe plusieurs filières, plusieurs procédés pour fabriquer des carburants durables. Le plus immédiat consiste à raffiner des déchets, comme de l'huile de friture, ou la biomasse. Cette méthode a déjà fait sa preuve technique, puisque des avions ont volé avec 100 % de carburant issu de cette filière. Cependant, cette technique se heurte à la disponibilité de la matière première et à la nécessité de détourner des tranches de raffineries du raffinage de pétrole fossile. Ce n'est pas compliqué, mais cela nécessite de l'organisation industrielle. Par ailleurs, le fioul issu de la biomasse pose le même problème que tous les fiouls synthétiques, il est très cher. Les volumes doivent être suffisants pour que ce carburant soit compétitif pour permettre aux compagnies aériennes d'opérer dans des conditions acceptables.
À l'autre bout du spectre, vous trouvez le graal des carburants durables avec le e-fuel, c'est-à-dire un carburant complètement synthétique fabriqué avec du CO2 capturé, de l'hydrogène vert, ou mieux encore de l'hydrogène bleu. Grâce à des procédés chimiques connus depuis longtemps, il est possible de les combiner pour produire du carburant d'aviation. Cependant, on ne capture pas assez de CO2 et il n'est pas disponible, comme l'hydrogène vert et comme l'hydrogène bleu, à des prix compétitifs. L'essentiel de l'hydrogène disponible aujourd'hui est de l'hydrogène marron, obtenu par craquage d'hydrocarbures, qu'il convient de mettre de côté. C'est néanmoins une filière prometteuse pour produire du carburant durable.
Je souligne que toute la filière aéronautique est orientée vers cette décarbonation, à tous les niveaux de la chaîne de valeur, y compris au niveau des investisseurs. L'aéronautique est très bien organisée. Il a suffi qu'Airbus, puis Boeing, Safran, GE, Rolls-Royce et Dassault Aviation, c'est-à-dire les donneurs d'ordre, décident de décarboner l'aviation pour que toute la filière s'aligne sur cet objectif.
Tikehau Capital a lancé en 2018 un premier fonds de décarbonation, T2, qui ne visait pas du tout l'aéronautique. Nous avons investi dans un chauffagiste, puis nous en sommes sortis. Nous avions constaté qu'il y avait des milliers de tonnes d'émission à gagner en luttant contre les passoires thermiques. Nous avons aussi investi dans l'Eurogroupe, qui fabriquait des moteurs électriques pour l'électroménager et qui fournit aujourd'hui le tiers des moteurs des voitures électriques. Nous avons également acquis ACE Management et, en 2020, nous avons lancé son quatrième fonds aéronautique pour soutenir les entreprises en sortie de Covid, mais aussi pour préparer et consolider la reprise. Ce fonds était prêt à investir dans les efforts de décarbonation de la filière.
Si le rôle des avionneurs et des motoristes dans la décarbonation est évident, il l'est moins pour les sous-traitants. Ils peuvent travailler sur la décarbonation de leurs usines, en faisant reposer leurs procédés de fabrication sur l'énergie la plus décarbonée possible. Il y a un travail d'investissement à mener dans l'appareil productif, qui est au coeur de notre stratégie. Ils participent aussi à la fabrication des pièces, des sous-ensembles, des composants qui entrent dans la fabrication de moteurs plus efficaces ou d'aéronefs plus légers.
Ce fonds, levé en 2020, est presque entièrement déployé. Je signale que nous avons pu éviter des défaillances d'entreprises dans le secteur. Si nous avons procédé à quelques sauvetages emblématiques en sortie de Covid, nous avons surtout fait progresser la consolidation du secteur, avec des sous-traitants plus forts, plus résilients, capables de répondre à la montée en cadence massive. Le secteur n'a jamais connu une montée en cadence aussi raide et doit en même temps préparer la décarbonation.
Nous lancerons la levée de notre cinquième fonds d'ici la fin de l'année pour contribuer à la montée en cadence et à la décarbonation de l'aviation.
En conclusion, je rappelle que la loi selon laquelle le transport aérien croît deux fois plus vite que l'économie est toujours vérifiée. C'est une loi empirique que nous avons observée depuis le début des années soixante-dix. La filière est organisée, elle a lancé tout un plan qui doit se dérouler entre maintenant et 2035 pour arriver à un avion zéro carbone et à une aviation zéro carbone en 2050. Les carburants durables sont au coeur du débat puisque les nouvelles technologies ne comptent que pour 13 % dans le plan de décarbonation de l'aviation.
Pour produire suffisamment de carburant durable, il faut trouver la filière de fabrication permettant de disposer de matières premières en quantité suffisante et de produire des volumes suffisants pour obtenir des prix compétitifs, même si les prix compétitifs ne signifient pas 1 euro pour 1 euro entre un litre de kérosène durable et un litre de kérosène fossile.
Pour terminer ce propos liminaire sur une note un peu plus lyrique, je suis un ingénieur je suis entré dans ce métier en 1986, à une époque où la France et l'Europe aérospatiale avaient des ambitions énormes. Nous pensions que nous pouvions conquérir le monde, c'est ce qui m'a attiré comme jeune ingénieur. Je crois que nous avons réussi. Ce succès a porté Airbus et toute la filière sur le toit du monde. J'ai envie de donner à mes enfants qui ont envie de faire le même métier une perspective, un rêve qui deviendra réalité. Cette perspective c'est la décarbonation, c'est de réinventer l'aviation, de réinventer l'aéronautique et l'espace pour un monde plus durable.
M. Pierre Cuypers, président. - Merci beaucoup. Décarboner en 2025 implique que tous les acteurs s'investissent pleinement dans cet objectif. Sur le plan international, auront-ils la même politique et les mêmes objectifs ?
M. Marwan Lahoud. - C'est une ambition d'Airbus qui implique a minima les quatre pays qui génèrent l'essentiel de la chaîne de valeur. La France ne sera donc pas le seul pays à se battre pour cet objectif, un avion Airbus concernant globalement l'Europe de l'Ouest.
Votre question est encore plus percutante pour l'objectif d'une aviation décarbonée en 2050. À partir du moment où Airbus et la filière française ont parlé d'aviation décarbonée, la filière nord-américaine les a suivis. Nous avons donc réussi à fixer le standard pour les concurrents existants. En revanche, nous ne savons pas si un nouvel entrant, le constructeur chinois, va s'embarrasser de la décarbonation.
Je crois beaucoup au rôle joué par le leader. Quand le leader d'un secteur prend une direction, il est assez rare que les autres acteurs prennent une direction différente. Je suis convaincu que plus personne ne conçoit de construire un avion de ligne qui ne soit pas décarboné.
M. Pierre Cuypers, président. - Vous avez évoqué l'optimisation des trajectoires. Quelle distance minimum devons-nous fixer pour développer l'aviation ?
M. Marwan Lahoud. - Il est très délicat de répondre à cette question. Je suis tenté de vous dire une heure de vol, mais une heure de vol permet de couvrir des distances plus ou moins longues, en fonction des temps d'attente de l'appareil en vol. Je préfère partir du point inverse et, plutôt que de mentionner une distance minimum, je dis qu'il faut essayer d'éliminer tous les temps inutiles où les moteurs tournent, notamment au sol. Quand vous prendrez un vol court-courrier ou moyen-courrier, essayez de comptabiliser combien de temps le moteur tourne alors que vous êtes au point d'attente ou que l'équipage vous dit qu'il y a un créneau. C'est une question d'organisation du contrôle aérien.
M. Pierre Cuypers, président. - Je vous remercie. Je passe la parole à notre rapporteur.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Merci beaucoup pour votre présentation et pour avoir situé le sujet avec enthousiasme et raison. Vous avez une connaissance mondiale du sujet et une expérience industrielle majeure qui réjouissent les membres de la mission d'information. Nous sommes toujours à la recherche d'experts capables de nous parler des sujets tout en ayant la distance qui convient.
En termes de financement, vous nous direz comment vous voyez la situation, puisque vous êtes le patron du fonds Aerofund d'ACE Management. Ce qui nous intéresse également, c'est de comprendre comment la filière industrielle, y compris la sous-traitance, se met en situation d'aller vers la décarbonation et d'y contribuer.
Nous avons aussi le sentiment que toutes les innovations ne sont pas encore sur la table et nous serions heureux de vous entendre sur la manière dont la France peut encourager la recherche. En effet, nous avons des doutes sur la pérennité d'un certain nombre de financements, notamment à destination du Conseil pour la recherche aéronautique civile (CORAC).
Pensez-vous que Boeing et Airbus sont sur la même ligne en termes de standard ? Il y a quelques années, la France a annoncé que l'hydrogène était l'avenir de l'aviation. Or, aujourd'hui, ce sont plutôt les carburants durables qui devraient permettre sa décarbonation. Quel est votre point de vue sur l'hydrogène ? Nous avons compris que Boeing n'envisage pas d'utiliser l'hydrogène.
Les deux grands constructeurs tiennent-ils le même discours sur les carburants d'aviation durable ?
Par ailleurs, le carburant durable n'est pas homologué au-delà d'une proportion de 50 %. Comment appréhendez-vous ce sujet ?
Sur les biocarburants, des acteurs que nous avons interrogés ce matin se sont étonnés que la France n'aille pas plus loin, alors que de grands aéroports y sont déjà. Devons-nous mener des actions rapides sur ces biocarburants ?
Je vous remercie de nous avoir expliqué avec des mots simples comment était produit le e-fuel. C'est sans doute le polytechnicien qui nous parle et j'ai compris que la filière n'était pas forcément mature.
M. Marwan Lahoud. - Je pars du principe que les ingénieurs savent tout faire. Il suffit de leur poser le problème. Nous ne rencontrons pas de problèmes insurmontables pour produire du e-fuel. La science et la technologie utilisées ne sont pas très complexes, c'est l'investissement industriel qui est clé.
Sur l'hydrogène, la quantité d'hydrogène vert ou bleu augmente, mais nous sommes encore loin de disposer de grandes quantités d'hydrogène décarboné. La production annuelle de 70 millions de tonnes d'hydrogène émet aujourd'hui 700 millions de tonnes de CO2. La filière aéronautique veut résoudre le problème de manière globale, elle ne veut pas simplement exporter son CO2. Il existe des filières très prometteuses de capture du CO2, mais elles ne sont pas encore au stade du CO2 industriel. Il existe d'autres manières de produire du e-fuel, avec des réserves de carbone naturel, comme le bois, ou en passant par l'éthanol. Ces différentes formules ne sont pas encore industrialisées et nous ne savons pas quel est le prix moyen d'un litre de carburant obtenu de cette manière, notamment parce que nous ne savons quel volume nous sommes capables de produire.
De la même manière que les ingénieurs savent tout faire en matière de synthèse de carburant, ils sauront faire voler un avion avec de l'hydrogène, stocker de l'hydrogène dans les aéroports, apporter de l'hydrogène pour refueler des avions. Or, la disponibilité de quantités suffisantes d'hydrogène décarboné n'est pas garantie pour tenir l'objectif de vol d'un avion zéro carbone en 2035 et d'une flotte décarbonée en 2050. C'est la raison pour laquelle seuls 13 % du plan de décarbonation seront couverts par de nouvelles technologies, c'est-à-dire l'hydrogène, l'électricité ou une combinaison des deux.
Enfin, vous m'avez demandé s'il y avait un alignement entre Boeing et Airbus. Il y a quelques années, quand je travaillais chez Airbus, je vous aurais répondu que les deux entreprises avaient des approches différentes et que celle d'Airbus était meilleure. Aujourd'hui, je constate que Boeing et Airbus forment un duopole. Comme dans tout duopole, quand l'un prend une initiative, il est suivi par l'autre qui affirme faire mieux.
M. Stéphane Demilly. - Sur Airbus et Boeing, vous affirmez que les initiatives de l'un sont suivies par l'autre. Pensez-vous qu'il soit possible que les deux avionneurs, qui ont tout intérêt à ce que leur duopole survive, travaillent ensemble sur un sujet comme la décarbonation de l'aviation ?
Les motoristes ont-ils décidé de travailler ensemble ou mènent-ils leurs recherches séparément ?
M. Marwan Lahoud. - Pour des raisons de concurrence, le seul domaine dans lequel les avionneurs sont autorisés à se parler est celui de la sécurité des vols. Ils n'ont pas le droit de se parler sur la décarbonation. Cependant, ils travaillent avec les mêmes motoristes. CFM, Rolls-Royce, GE équipent les appareils des deux constructeurs. Pratt et Whitney n'équipent pour l'instant que les appareils d'Airbus, mais il motorise les avions militaires américains. Ces motoristes ne travaillent pas ensemble, ni sur les petits ni sur les gros moteurs. Ils sont en concurrence et ils n'ont pas le droit de se parler, mais ils ont des sous-traitants communs. C'est à ce niveau que se déroule le travail collectif.
Mme Béatrice Gosselin. - Merci pour vos propos qui rejoignent ce que nous avions constaté à Lyon. La recherche avance, elle avance dans tous les domaines, dans l'hydrogène comme dans les biocarburants, mais il me semble nécessaire de définir des priorités en termes de financements et d'industrialisation. Est-il envisageable de prévoir une évolution des carburants, en commençant par des biocarburants qui sont peut-être plus faciles à développer, puis passer à l'hydrogène grâce à des techniques qui vont encore évoluer ? Quel est votre sentiment sur ce choix politique ?
M. Marwan Lahoud. - C'est une question de maturité dans le temps. Dès 2024, il faut augmenter la proportion de carburant durable dans les avions, sachant que nous pouvons aller jusqu'à 100 %, même si la certification ne va pas pour l'instant au-delà de 50 %. Seule la disponibilité de la matière première constitue un facteur limitant.
Je pense qu'il est indispensable de poursuivre la recherche et le travail industriels sur toutes les filières, pour insérer les nouvelles technologies dans les systèmes existants.
Il faut également définir des priorités dans chaque filière de transport. L'hydrogène est par exemple adapté au transport lourd. Ce serait gâcher les carburants durables de les utiliser pour du transport lourd dans des camions ou dans des bateaux, puisqu'ils ne seraient plus disponibles pour l'aéronautique. L'électrique est adapté à l'automobile. Si l'automobile utilise des carburants durables, ce seront encore d'importantes quantités de carburant durable qui n'iront pas à l'aviation. Celle-ci est sans doute le mode de transport le plus contraignant pour des raisons de poids. Le poids est l'ennemi de l'avion. Même si Lord Kelvin avait tort de penser qu'on ne pouvait pas faire voler un objet plus lourd que l'air, il est préférable qu'un avion ne soit pas beaucoup plus lourd que l'air. Sinon il ne décolle pas ou il décolle en consommant beaucoup d'énergie.
Il y a donc des arbitrages à faire sein de chaque filière de transport et entre les filières de transport.
M. René-Paul Savary. - Qui peut procéder à ces arbitrages ?
Si je vous ai bien compris, les moteurs peuvent être adaptés à tous les types de carburant, sauf les moteurs électriques.
M. Marwan Lahoud. - L'avion électrique est formidable. Airbus a construit il y a plus de dix ans un appareil électrique qui a franchi la Manche et le tout premier avion électrique a volé au tout début du XXe siècle. Ce n'est donc pas une innovation majeure.
Malheureusement, l'avion électrique ne permet pas de transporter beaucoup de poids. Seules deux personnes étaient à bord de l'appareil qui a traversé la Manche et les analyses montrent qu'avion électrique de plus de 20 passagers reste une chimère, sauf s'il embarque une centrale nucléaire, ce qui pose d'autres difficultés. En effet, la certification ne tient pas uniquement compte du fonctionnement normal de l'appareil, elle porte aussi sur un fonctionnement dégradé.
Il y a une voie pour l'électrique, car une partie de l'aviation peut être électrifiée, comme l'entraînement ou certaines liaisons d'affaires, mais je pense que je ne verrai pas d'avion de 100 ou de 200 places propulsé avec de l'électricité.
M. René-Paul Savary. - Est-il envisageable d'organiser les filières, notamment celle de la biomasse, de façon éphémère, en attendant que l'e-fuel puisse remplacer les biocarburants ?
M. Marwan Lahoud. - Ce ne sera pas la première fois dans l'histoire de l'industrie que des solutions auront été éphémères. Pendant des siècles, la marine était à voile et personne n'envisage sérieusement de revenir à la voile, même si certains disent que c'est le mode de propulsion le plus efficace et le plus renouvelable.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Comment mettre en place en France une filière de carburants pour l'aviation durable ? J'ai le sentiment qu'il y a un problème d'investissements et que les pouvoirs publics sont tétanisés devant l'ampleur des financements à mobiliser pour bâtir ces filières. Je pense aussi que les pouvoirs publics craignent, pour des raisons d'image, d'allouer des fonds à la filière aéronautique. Pensez-vous qu'il est envisageable de mobiliser des financements privés et bâtir un système vertueux avec l'État ?
M. Marwan Lahoud. - Les industriels de l'énergie qui possèdent des raffineries ne sont pas opposés à la production de e-fuel. C'est une question d'investissements, qui ne sont jamais à 100 % publics ou à 100 % privés. Quand les acteurs s'accordent sur une direction à prendre, ils investissent tous, les acteurs publics sur des éléments de long terme, pour lesquels le retour n'est pas immédiat, et les acteurs privés dans des éléments plus rentables à court terme.
Des fonds sustainable aviation fuel (SAF), c'est-à-dire des fonds de carburants durables, sont en train de s'organiser, mais je ne crois à un financement 100 % privé ou 100 % public.
Vous avez dit que les pouvoirs publics pourraient répugner à investir dans l'aéronautique pour des questions de réputation, mais nous sommes en train de décarboner l'aviation ! Par conséquent, le problème de réputation ne devrait pas nous bloquer.
Je rappelle que l'aéronautique est l'une des seules filières d'excellence en France et en Europe de l'Ouest. Il me semble peu probable que cette filière, dans laquelle nous sommes leader mondial, soit sacrifiée pour des questions de réputation.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Vous avez rappelé que se déplacer faisait partie des grandes aspirations de la population, mais certains disent que le carburant produit à partir la biomasse ne doit pas être destiné à l'aérien et prônent la décroissance. Comment réagissez-vous par rapport à ces théories de décroissance de l'aérien ?
Par ailleurs, les carburants durables présentent l'avantage de ne pas constituer une grosse rupture technologique. Envisagez-vous des innovations plus marquées ?
M. Marwan Lahoud. - Il y aura des innovations plus fortes, mais la décarbonation de l'aviation entre 2035 et 2050 dépend aujourd'hui des carburants durables.
La décroissance est un choix idéologique. J'ai fait le choix inverse, pour des raisons rationnelles. Il faudrait demander au 1,482 milliard d'Indiens combien sont prêts à troquer la liberté de pouvoir voyager en avion contre d'autres objectifs et poser la même question au 1,436 milliard de Chinois ou aux 350 millions d'Indonésiens. Ce sont eux qui voyagent ! Les Européens voyagent, les Français voyagent, mais c'est une goutte d'eau dans l'océan de la mobilité.
Je reviens une nouvelle fois à mon propos liminaire. Ou nous prenons la tête de la transformation, ou nous serons dépassés par d'autres, parce que le besoin de voyage est un besoin irrépressible.
Enfin, je ne crois pas à la capacité ni à la légitimité des Européens de dire aux Indiens, aux Chinois et aux Indonésiens qu'ils ne voyageront plus.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Dans l'écosystème du transport aérien, qui va payer pour les carburants durables ? Le passager ?
M. Marwan Lahoud. - En 2023, le passager paie étonnamment plus qu'il ne payait en 2019. En revenu par passager par kilomètre (RPK), les compagnies, dans le monde entier, sont au-dessus des chiffres qu'elles obtenaient en 2019. Cela montre que la mobilité est un bien que les êtres humains valorisent plus que l'écosystème aérien avant la crise sanitaire. Il y a cependant une limite au-delà de laquelle le système s'écroule.
C'est pourquoi il est essentiel de disposer de gros volumes d'e-fuel, de carburant durable ou d'hydrogène vert ou bleu pour que le prix au litre soit abordable et acceptable par l'écosystème.
Je ne sais pas où se situe ce seuil d'acceptabilité, mais il est probable qu'un litre de carburant durable coûtant de 2 à 5 fois plus cher qu'un litre de carburant fossile soit acceptable. Cependant, je ne sais pas et je pense qu'il faut retrouver l'humilité de l'approche scientifique. Quand on ne sait pas, il faut le reconnaître et dire qu'on cherche !
M. René-Paul Savary. - Le choix européen de privilégier le moteur électrique pour les voitures à l'horizon 2035, et d'exclure les moteurs thermiques est-il le bon et libère-t-il des capacités de biocarburants pour l'aéronautique ?
M. Marwan Lahoud. - Je ne suis pas un expert de l'automobile, mes réponses risquent d'être entachées d'inexactitudes.
Je ne pense pas qu'il soit possible d'imposer, par un oukase de haut en bas, qu'il n'y aura plus que des voitures électriques à une date donnée. En revanche, dire que la priorité en matière de transport automobile doit être électrique fait sens, sur le plan technique, pour un ingénieur. Il est facile d'installer des batteries dans des voitures qui fonctionnent très bien, que ce soit des Tesla mais aussi de belles berlines ou de petites voitures.
Par ailleurs, contrairement aux prévisions, les réseaux de stations de recharge se développent correctement et je pense qu'ils pourront répondre aux besoins croissants du parc.
Si je devais définir une allocation simple, je donnerais la priorité électrique aux petites mobilités terrestres, la priorité hydrogène aux grosses mobilités terrestres et la priorité carburants durables à la mobilité aérienne.
Mme Béatrice Gosselin. - Vous avez dit que l'aviation française et européenne devait faire le choix difficile de la décarbonation et que la filière fixerait les standards. Pensez-vous que l'Europe ait la capacité d'imposer ce choix au reste du monde ?
M. Marwan Lahoud. - Il existe deux façons de fixer des standards. La première consiste à légiférer ou à réglementer, la seconde correspond aux standards de fait.
Si vous êtes leader mondial, que vous livrez des avions électriques, des avions qui fonctionnent avec du carburant durable ou des véhicules électriques avant vos concurrents, vous fixez le standard sans normalisation.
Je crois beaucoup à la combinaison des deux. Il faut être en avance techniquement pour imposer un standard. Je cite volontiers l'exemple des télécoms. Quand j'étais jeune ingénieur, il y avait tout un travail de normalisation des réseaux, des réseaux locaux et des réseaux d'entreprise. Aujourd'hui, les réseaux d'entreprise n'ont rien à voir avec les travaux de normalisation. Un standard de fait a été imposé par celui qui, commercialement et technologiquement, a offert le plus vite la meilleure solution avec les volumes les plus importants.
M. Stéphane Demilly. - IATA a-t-elle pris une position officielle sur ce sujet ?
M. Marwan Lahoud. - IATA a pris une position sur le besoin de décarbonation, mais ne s'est pas engagée sur un choix technologique. Ce rôle ne lui appartient pas.
Une fois que le problème est posé, la convergence des points de vue est remarquable dans la filière aéronautique.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Nous évoquons toujours la concurrence entre Boeing et Airbus et nous comparons systématiquement l'Europe et les États-Unis.
Nous avons tous entendu que les États-Unis prenaient une longueur d'avance sur l'Europe avec l'IRA.
Quel est votre point de vue sur la manière d'aider le secteur à faire sa transition écologique ? La mobilisation de l'Europe et de la France vous paraît-elle suffisante ?
En termes d'accompagnement financier, quels soutiens suggérez-vous ?
M. Marwan Lahoud. - Dès 2015, bien avant la montée en puissance de ce besoin de décarbonation, quand nous présentions les investissements de technologie réalisés par l'industrie, nous ne parlions pas de décarbonation, mais nous mettions en avant la réduction des émissions. Au Salon du Bourget, nous présentions les investissements du CORAC en montrant que 75 % de la recherche technologie (RT) était tournée vers la réduction des émissions. Nous sommes aujourd'hui passés à la vitesse supérieure en parlant de décarbonation, c'est-à-dire de la suppression de toutes les émissions.
La comparaison entre l'IRA et les paquets européens n'est pas tranchée. Si j'exclus les financements de l'avion civile française, j'observe une tendance européenne à punir plutôt qu'à inciter. C'est en revanche le côté incitatif des mécanismes américains qui est remarquable.
Il serait dommage, alors que nous avons lancé le mouvement, que nous soyons dépassés par des mécanismes américains plus efficaces, car plus faciles à décider par un État fédéral.
En tant qu'investisseur dans différents secteurs, je constate une tendance assez forte en Europe à réguler et une tendance assez forte aux États-Unis à inciter. Vous savez comme moi que le bon dosage entre réglementation et incitation n'est pas facile à définir, mais je constate qu'il y a plus de restrictions de ce côté-ci de l'Atlantique.
Nous n'avons pas investi spécifiquement dans la décarbonation, mais à chaque fois que nous avons investi dans des entreprises industrielles comme MECACHROME, FIGEAC, NEXTEAM ou TECALEMIT, nous avons investi dans une logique décarbonée, de décarbonation de la production et de l'énergie utilisée. Toutes les entreprises de notre portefeuille sont astreintes à une collecte d'informations sur les émissions, avec un objectif de réduction de ces émissions dans leur mode d'opération. Je ne parle pas de la décarbonation des avions, la conception de cette décarbonation appartenant plutôt aux avionneurs et aux motoristes qu'aux sous-traitants. Cependant, toute la filière est alignée vers l'objectif zéro carbone.
M. Pierre Cuypers, président. - Vous avez dit que le carburant durable et la décarbonation s'inscrivaient dans un temps long et que les ingénieurs savaient tout faire si on leur posait les bons problèmes. La France et l'Europe étant dans une situation de crise énergétique qui n'est pas près de s'arranger, est-il possible de réduire ce temps ? Vous avez aussi dit que les conditions économiques étaient essentielles pour décider des choix technologiques permettant d'atteindre les objectifs politiques de décarbonation. L'État et l'Europe vous accompagnent-ils ?
M. Marwan Lahoud. - Vous avez parfaitement raison, Monsieur le Président. Je ne mettais pas en avant le coût de décarbonation, mais la vitesse à laquelle nous sommes capables de produire suffisamment de nouveaux moyens de propulsion décarbonés pour que le coût unitaire soit supportable par le passager. Les industriels ont tous compris que réduire le coût de la décarbonation était indispensable s'ils voulaient rester leaders.
À votre question sur l'accompagnement de l'État, les industriels ont l'habitude de répondre oui, mais pas assez. Je serais tenté de vous dire « quand je me regarde je me désole, quand je me compare je me console ».
Le rôle joué par l'État pour la filière française aéronautique française au travers du CORAC est remarquable quand nous le comparons à celui des autres pays. Il faut néanmoins que l'État ne mette pas fin à ce soutien au prétexte que l'aéronautique est une filière riche. Comme nous sommes les leaders mondiaux, il est normal que nous soyons riches. Cependant, la filière nucléaire française, qui était la première au monde il y a une quinzaine d'années, est aujourd'hui en difficulté après que l'État l'a laissée se débrouiller. Le gouvernement nous soutient, mais nous avons toujours une pointe d'inquiétude. C'est justement parce que la filière est en très bonne santé qu'il faut continuer à la soutenir, comme un sportif travaille ses points forts, pas ses points faibles.
M. Pierre Cuypers, président. - Vous avez dit, dans votre propos liminaire, que le secteur se portait beaucoup mieux.
M. Marwan Lahoud. - C'est le trafic qui se porte très bien. Les gens veulent voyager. En 2020, certains affirmaient que les voyages d'affaires disparaîtraient, mais aujourd'hui, la proportion de voyages d'affaires est la même qu'en 2019 et il y a plus de voyages. Des esprits chagrins diront que ce ne sont pas de vrais voyages d'affaires, mais des voyages d'agrément. Cependant, les classes affaires des compagnies aériennes sont pleines, comme leurs avions. Le taux de remplissage n'a jamais été aussi bon alors que les prix des billets sont en moyenne 30 % plus chers qu'en 2019.
M. Pierre Cuypers, président. - Le délai peut-il être raccourci puisque, techniquement, l'industrie est en mesure de produire du carburant durable ?
M. Marwan Lahoud. - Si nous disposions d'une baguette magique, c'est-à-dire de capacités d'investissements illimitées, nous saurions construire demain matin une usine produisant du e-fuel. La question essentielle est le taux d'adoption, qui va permettre de produire en grande quantité et donc de rendre le prix au litre compétitif pour les compagnies aériennes et donc pour les passagers.
M. Pierre Cuypers, président. - C'est donc le volume qui le dira.
Je vous remercie d'avoir accepté notre invitation. N'hésitez pas à nous envoyer des éléments complémentaires par écrit.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 19 h 35.
Mercredi 3 mai 2023
- Présidence de M. Gilbert-Luc Devinaz, président -
La réunion est ouverte à 17 h 00.
Travaux de la mission d'information - Échange de vues (sera publié ultérieurement)
Le compte rendu relatif à ce point de l'ordre du jour sera publié ultérieurement.
Audition de M. Augustin de Romanet, président-directeur général d'Aéroports de Paris
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre mission d'information sur le développement d'une filière de biocarburants, carburants synthétiques durables et hydrogène vert, en recevant en cette fin d'après-midi M. Augustin de Romanet, président-directeur général du Groupe Aéroports de Paris. Il est accompagné par Mme Amélie Lummaux, directrice du développement durable et des affaires publiques, et de M. Mathieu Cuip, directeur des affaires publiques. Je rappelle que cette vidéo est captée et diffusée en direct sur le site internet du Sénat, sur lequel elle pourra ensuite être consultée en vidéo à la demande.
Monsieur le Président-directeur général, Madame, Monsieur, notre mission d'information comprend des membres issus des différentes commissions qui représentent l'ensemble des groupes politiques du Sénat. Le développement des filières de biocarburants, de carburants synthétiques durables et d'hydrogène vert représente un enjeu important pour permettre à la France et à l'Union européenne d'atteindre l'objectif de neutralité carbone à l'horizon 2050, mais aussi pour notre souveraineté et la compétitivité de notre économie.
Le transport aérien, compte tenu des caractéristiques physiques propres aux avions, présente des enjeux particuliers. Les carburants d'aviation durables sont aujourd'hui au centre des attentions, tant à l'échelle nationale qu'à l'échelon européen. Un accord sur le projet de règlement Refuel EU Aviation vient d'être trouvé entre le Parlement européen et le Conseil. Par ailleurs, l'hydrogène, en tant que tel, donne lieu à un certain nombre de recherches et de projets industriels. Les plateformes aéroportuaires doivent s'adapter à cet enjeu. J'ai pu le mesurer directement en rencontrant vos équipes à l'aéroport de Roissy-Charles de Gaulle. Je remercie Mathieu Cuip pour le temps qu'il nous a consacré il y a quelques semaines pour comprendre les enjeux sur place. Vous avez également exprimé des positions très fortes en la matière.
Il y a deux semaines, dans le cadre d'un partenariat entre Aéroports de Paris, TotalEnergies, Air France-KLM et Airbus, un vol Air France a décollé de l'aéroport de Paris-Charles de Gaulle à destination de Montréal, en emportant pour la première fois dans ses réservoirs du carburant aérien durable produit en France et incorporé à hauteur de 16 %, bien au-delà des cibles actuelles. Ce carburant provenant d'huiles de cuisson usagées a été produit à Oudalle et à la Mède, bioraffinerie que nous visiterons vendredi, lorsque nous nous rendrons dans les Bouches-du-Rhône. Le communiqué de presse conjoint publié indique que ce vol concrétise l'ambition commune de quatre groupes de décarboner le transport aérien et de développer une filière française de production de carburant aérien durable, prérequis indispensable à la généralisation de leur utilisation dans les aéroports français. Nous sommes tout particulièrement impatients d'entendre votre analyse sur la décarbonation du transport aérien, sur le rôle des plateformes aéroportuaires dans ce contexte, sur les défis auxquels elles font face en termes d'adaptation des infrastructures et d'approvisionnement et sur la contribution du Groupe Aéroports de Paris à l'émergence de filières françaises de carburants aériens durables.
Notre rapporteur, Vincent Capo-Canellas, à qui nous devons l'idée de cette mission, vous a adressé un questionnaire qui peut vous servir de guide, mais vous pouvez introduire votre propos comme vous le souhaitez. Je passerai ensuite la parole à notre rapporteur puis à l'ensemble de mes collègues, afin qu'ils puissent vous relancer et vous poser un certain nombre de questions. Vous pourrez nous transmettre ultérieurement des réponses écrites aux questions qui vous ont été adressées.
Monsieur de Romanet, je vous cède la parole pour une quinzaine de minutes.
M. Augustin de Romanet, président-directeur général d'Aéroports de Paris. - Merci beaucoup, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Sénateurs. Merci de vous intéresser à cette question. Je suis accompagné de mes deux collègues. Nous nous efforcerons de répondre à vos questions.
La question est existentielle pour le transport aérien, puisque chacun constate que le transport aérien connaîtra une croissance si importante dans les années à venir que sa soutenabilité est conditionnée à sa capacité à réussir sa décarbonation.
Le premier point sur lequel je souhaite insister, car il est sidérant au sens étymologique du terme, est l'idée selon laquelle cette question de l'urgence de la décarbonation du transport aérien est extrêmement récente. Lorsqu'en 2019, un article sur la décarbonation du transport aérien m'a été demandé par le journal des finances Investir, je n'avais trouvé personne pour me parler du sujet. Lors d'une table ronde du Paris Air Forum, en 2019, les représentants des compagnies aériennes indiquaient qu'il n'était pas question d'acheter du carburant durable, qui coûtait beaucoup trop cher. Les représentants des compagnies pétrolières disaient quant à eux qu'il n'était pas question d'en produire, faute de demande. Nous sommes donc passés de l'ombre à la lumière en l'espace de deux ans. Cette observation liminaire et historique vise à souligner à quel point le retard apparent dans l'industrialisation de solutions de décarbonation doit être considéré à l'aune de cet état de fait : jusqu'en 2019, le monde du transport aérien considérait que la dernière goutte de kérosène serait pour lui. Il existait alors de nombreuses craintes quant à un manque de pétrole, faute de production, mais l'on considérait que le transport aérien en profiterait toujours. Nous sommes donc passés d'un monde à un autre en 2019.
Un certain nombre de pays en Europe ont été précurseurs dans leur réflexion sur la décarbonation, notamment la Finlande, avec l'émergence d'une filière de carburants durables, via la société Neste, qui est le leader dans le monde de la production de carburants durables. Un certain nombre de constructeurs d'avions ont été en avance sur les compagnies aériennes et les compagnies pétrolières, car avant même la question de la réduction des émissions de CO2, ils étaient en pointe sur les économies de carburant. Depuis une vingtaine d'années, un avion a économisé 70 % de consommation d'énergie par rapport à ce qui pouvait être le cas auparavant. Aujourd'hui, sur un vol transatlantique, les avions modernes consomment 2,5 L/100 km par passager, ce qui est relativement modeste par rapport à une automobile.
Ce sujet de la décarbonation est donc relativement récent. Les aéroports sont en première ligne pour encourager ce mouvement et lui permettre de se développer, car ils sont en première ligne vis-à-vis des protestataires. Ainsi, toutes les personnes qui désirent la décarbonation ne vont pas manifester au pied des avions ou devant les compagnies pétrolières, mais devant les aéroports. Lorsque l'opinion publique remet en cause la soutenabilité du transport aérien, elle le fait en s'attaquant aux aéroports. Par ailleurs, ceux-ci ont toujours eu une vision de long terme, car pour accueillir les passagers dans de bonnes conditions, ils doivent l'anticiper de sept à dix ans, le temps de réaliser les enquêtes environnementales, les plans d'architecte et de construire les terminaux. Ceci explique peut-être pourquoi nous avons été plus motivés que d'autres secteurs de l'industrie et du monde aérien. En eux-mêmes, les aéroports n'émettent que 5 % des émissions de gaz à effet de serre de tout le secteur aérien. Si l'on considère que le secteur aérien émet 3 % des émissions de gaz à effet de serre dans le monde, les aéroports en représentent 0,15 %. Il faut toutefois prendre le problème à bras le corps.
Nous sommes au début de l'histoire du transport aérien. En 1960, le monde comptait 100 millions de passagers. En 2019, il accueillait 4,5 milliards de passagers, soit 45 fois plus en 60 ans. Les prévisions qui étaient réalisées avant le Covid étaient celles d'un transport aérien pouvant accueillir 9 milliards de passagers entre 2040 et 2045. Le rythme de croissance du transport aérien était, avant le Covid, de 3 % dans les pays développés et de 5-6 % dans les pays en voie de développement. Une croissance de 6 % se traduit par un doublement tous les 12 ans. Même si, dans les pays développés, nous allons probablement assister à une modération des comportements, dans les pays en voie de développement, le besoin de voyage aérien demeure très fort. En Inde, on voyage 28 fois moins qu'en Amérique. Or lorsqu'une personne accède au statut de classe moyenne, son premier désir est de voyager, une fois qu'elle est capable de se loger, de se vêtir et de se nourrir. De plus, dans des pays tels que l'Inde, le voyage se fait beaucoup plus facilement en avion, faute de possibilité de construire des trains à grande vitesse. En tant qu'acteur du monde aéroportuaire, nous voyons que, dans un monde où au maximum 5 % de la population mondiale a déjà pris l'avion au moins une fois dans sa vie, où 10 % des personnes, même dans les pays développés, sont des voyageurs fréquents (plusieurs fois par an), où 10 % des personnes sont des voyageurs épisodiques (une fois par an au maximum) et où 80 % des personnes prennent l'avion très rarement (moins d'une fois par an), la demande de transport aérien va continuer d'être très énergique, mais il faudra le décarboner. Nous devrons donc trouver les voies et moyens d'avoir des avions qui n'émettent pas de CO2.
Il existe trois possibilités. La première correspond à l'avion électrique, qui sera probablement une solution pour les avions régionaux. Dès aujourd'hui, la société américaine Pipistrel annonce des avions qui seront disponibles en 2025, proposant une vingtaine de places. Il s'agit à la fois d'une très bonne nouvelle pour la décarbonation, mais cela créera de la demande de transports régionaux. En effet, ces avions électriques, lorsqu'ils seront disponibles, permettront de se rendre très facilement de Cahors à Charleville-Mézières et de Mazamet à Cherbourg. Ils seront relativement économiques, peu polluants, mais ne doivent pas être considérés comme la solution de long terme pour la décarbonation du transport aérien.
Le deuxième mode opératoire correspond à l'avion propulsé par l'hydrogène, avec la pile à combustible pour les avions de petite taille ou la combustion directe de l'hydrogène liquide dans le moteur de l'avion. Les Français sont en pointe sur cette technologie, qui nécessite cependant une forte infrastructure dans les aéroports, puisqu'il s'agit « d'hydranter » les avions, donc de leur apporter un hydrogène liquide conservé à des températures extrêmement froides et qui doit être acheminé à l'aéroport s'il n'est pas produit directement à proximité. Aux Etats-Unis, on ne jure que par les carburants aéronautiques durables. L'hydrogène est considéré comme une solution très compliquée. Les avionneurs européens sont pour leur part déterminés à transférer au transport aérien de personnes la technologie expérimentée dans le lancement de fusées. Aujourd'hui, on lance tous les ans des dizaines de fusées avec de l'hydrogène liquide, en toute sécurité. Transposer cette technologie aux avions nécessitera des efforts de recherche très importants. C'est à l'honneur, me semble-t-il, d'Airbus que de se lancer dans cette démarche avec une conviction et une certaine assurance d'être en mesure de proposer, dans les années 2035-2040, de premiers prototypes d'avions propulsés à l'hydrogène. Le président-directeur général d'Airbus a justement fait observer qu'une des difficultés au développement de l'avion propulsé à l'hydrogène résidait dans la nécessité d'un écosystème, c'est-à-dire des aéroports prêts à hydranter ces avions en hydrogène. Nous pouvons penser que cette démarche prendra du temps. Si, dans les pays développés, ces équipements coûteux peuvent être mis en place, cela sera plus compliqué dans des pays récepteurs de tourisme qui n'auront pas nécessairement les moyens ou l'énergie pour accueillir des avions et les refiouler en hydrogène, à l'image de Madagascar, Saint-Domingue, des Maldives, etc.
La troisième alternative réside dans les carburants aéronautiques durables, qui sont des substituts au kérosène qui peuvent prendre diverses formes, dont quatre principales. Les carburants aéronautiques durables produits à partir de matières premières agricoles existent sur le marché, mais leur promotion n'est pas vraiment assurée, puisqu'ils viennent en concurrence avec la production agricole et sont très contestés par les tenants d'un développement durable. Les carburants réalisés à partir de matière grasse animale ou d'huile de cuisson usagée (HEFA) sont ceux qui sont utilisés au Bourget. Ils sont extrêmement privilégiés aux Etats-Unis, les Américains comptant beaucoup développer cette technique. La troisième catégorie de biocarburants correspond aux micro-organismes par photosynthèse. La quatrième catégorie est constituée par les carburants qui n'utilisent ni matière première agricole ni matière première de graisse animale. Il s'agit des SAF, qui sont réalisés par du CO2 capté soit à la sortie des usines (ciment, aciérie, produits chimiques) soit dans l'atmosphère, mélangé avec de l'hydrogène. Cette mixtion permet de produire des carburants qui ne consomment pas de matières premières agricoles et sont renouvelables à l'infini, pourvu que l'hydrogène soit produit à partir d'énergie renouvelable. Si nous considérons que les industriels développeront tant que possible l'avion électrique, que l'avion à hydrogène va se développer sur la deuxième moitié du siècle - dans une interview à la revue Politique internationale, le président-directeur général d'Airbus évoquait l'idée de l'hydrogène comme avion du XXIIe siècle - nous focalisons aujourd'hui notre effort sur les carburants aéronautiques durables (SAF). Lors du dernier accord intervenu au Parlement européen, nous nous sommes accordé sur une obligation d'incorporation des carburants aéronautiques durables de 70 % dans les avions européens en 2050, ce qui est trop faible par rapport à ce que nous jugeons nécessaire au regard de la trajectoire que nous avons fournie au gouvernement, en vertu d'un article 301 de la loi Climat énergie, qui prévoit 85 % d'introduction de carburants aéronautiques durables. Pour produire ces derniers, nous avons besoin d'énergie verte. Nous estimons qu'en 2050, la France aurait besoin, pour produire les carburants aéronautiques durables dont le transport aérien aura besoin à cette échéance, de 139 térawatts-heure de production. Aujourd'hui, la consommation annuelle de SNCF est de 15 térawatts-heure. Nous aurons donc besoin de l'équivalent de 14 à 15 fois la consommation annuelle de la SNCF pour produire le carburant durable des avions. Nous avons donc deux sujets : d'une part, trouver les voies et moyens de produire ces carburants durables, et d'autre part la compétition entre les différents secteurs de l'économie pour ces carburants durables. Nous avons observé que les Allemands avaient le projet de continuer d'autoriser les véhicules thermiques à fonctionner dès lors qu'ils seraient approvisionnés en carburant durable.
L'enjeu, pour la France, est de développer une filière de ces carburants durables, qui, à ce stade, semble être en retard par rapport à nos principaux concurrents. Lorsqu'Air France a passé sa grande commande de carburants durables pour 2 milliards d'euros pour les 10 prochaines années, elle l'a fait auprès des Finlandais et des Américains. La production française n'est donc pas présente. Il ne me revient pas d'en analyser les causes, mais de faire remarquer qu'à la justification des industriels, qui indiquent qu'ils ne produisent pas de carburant durable faute de demande, il convient de répondre que la demande est avérée. L'argument du coût peut quant à lui être réfuté. Aujourd'hui, les carburants durables coûtent environ cinq fois plus cher que les carburants normaux. Le prix du carburant représente environ un tiers du prix d'un billet d'avion. Si 10 % de carburants durables sont incorporés dans un avion, le prix du billet d'avion augmente de 12 %. Les deux années qui viennent de s'écouler nous conduisent à penser que cela n'est peut-être pas dramatique. La demande de transport aérien semble, en première analyse, moins élastique aux prix que nous ne le pensions initialement. Depuis le début de l'année, les prix ont augmenté de 36 %. En dépit de cette augmentation, le transport aérien est quasiment revenu au niveau de 2019 s'agissant des vols européens. Le fait que le coût du transport aérien soit accru par la surcharge liée au coût du carburant durable n'est donc pas un argument qui doit nous être opposé par les industriels pour être frileux dans les investissements permettant de produire ces carburants durables. Les pouvoirs publics européens devraient prendre des mesures comparables à celles que prennent les Américains. L'Inflation Reduction Act (IRA), qui est un plan de soutien à l'industrialisation des Etats-Unis, contient des dispositifs en faveur des carburants durables, qui sont mis en avant par les Européens. Nous revenons des Etats-Unis. Nous n'avons pas été frappés par l'ampleur de ces mesures d'incitation, qui sont relativement modestes. Symboliquement, les pouvoirs publics européens devraient pouvoir affirmer qu'ils font des efforts comparables aux efforts américains pour mettre la responsabilité du côté des acteurs économiques, en prenant ce tournant indispensable.
La question de la source d'énergie renouvelable qui permettra de produire ces SAF nous conduit à nous féliciter du fait que l'Union européenne ait accepté de reconnaître l'énergie nucléaire comme une énergie permettant de qualifier l'hydrogène d'hydrogène vert. Au sein d'Aéroports de Paris, nous faisons notre possible avec l'énergie solaire. Il y a encore quelques années, il m'avait été indiqué que la direction générale de l'aviation civile interdisait les panneaux solaires sur les aéroports, car ils éblouissaient les pilotes. Cette contrainte est désormais totalement levée. Nous sommes invités à tapisser nos aéroports de panneaux solaires et nous y attelons. Nous n'avons pas attendu cette autorisation et avons été la deuxième ou troisième entreprise en France à acheter de l'électricité à terme. Nous avons pris des engagements pour financer de nouvelles centrales solaires qui, en contrepartie de garanties d'achat sur 21 ans à un prix fixé à l'avance, vont nous fournir 100 % de leur production. Une unité a été inaugurée à Caveirac, dans le Gard, l'année dernière. Nous en inaugurerons une dans le Var, à Bras, en juin prochain, et dans les Deux-Sèvres en janvier 2024.
Le monde aérien est conscient du fait que la soutenabilité de son développement passe par la décarbonation. Celle-ci est possible, mais le monde aérien ayant commencé plus tard que le monde automobile, celle-ci se réalisera avec un certain décalage. Les ingénieurs du monde de l'aéronautique sont d'une qualité telle que nous n'imaginons pas que le défi ne puisse être relevé.
En tant qu'aéroport, notre rôle n'est pas d'accroître le transport aérien. Lors de l'introduction de notre raison d'être dans nos statuts, en 2020, nous n'avons pas indiqué qu'elle était d'accroître le transport aérien. Notre raison d'être est d'accueillir nos passagers. Il revient à chacun de prendre sa responsabilité quant au fait de savoir s'il veut voyager ou non. Nous ne poussons pas à la consommation du transport aérien en Europe, car nous savons que l'atteinte de zéro émission nette en 2050 dans le monde passe nécessairement par une grande modération dans les pays développés. En ce qui concerne le seul trafic français, nous devons avoir des taux de croissance du transport aérien singulièrement plus bas que ceux que nous enregistrions avant le Covid si nous voulons respecter cette trajectoire de zéro émission nette, compte tenu de ce que nous savons de la disponibilité de l'électricité, de l'hydrogène et des SAF.
Je suis prêt à répondre à vos questions pour préciser certains points.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Merci de votre propos. Vous êtes à la tête d'un grand groupe mondial, sans doute le premier. Votre parole a donc du poids.
J'observe que vous êtes moins pessimiste que nous l'entendons parfois sur l'hydrogène. Nous comprenons l'actualité des carburants pour la gestion durable, mais nous entendons moins que l'hydrogène serait une solution pour le siècle suivant. Vous avez également évoqué l'avion électrique et l'idée que nous puissions avoir des avions de 20 places dès 2025. Vous avez ouvert un champ que nous entendons rarement, et je vous en remercie.
J'aurais trois questions. D'abord, en tant qu'acteur mondial, du point de vue de la stratégie de décarbonation du transport aérien, comment percevez-vous la possibilité d'établir un standard mondial ? Ceci nous ramène à l'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI) et à un sujet de réglementation mondiale. Par ailleurs, j'ai eu le plaisir d'auditionner la directrice de l'aéroport d'Orly. J'ai compris la volonté de faire d'Orly un démonstrateur. Vous avez déjà un démonstrateur de moindre taille, au Bourget, et vous avez rappelé que vous aviez des biocarburants au Bourget pour l'aviation dite d'affaires. La dimension de démonstrateur pourrait-elle vous amener à démontrer que les biocarburants peuvent être utilisés pour l'aviation sur Orly ? Dans le phénomène que vous évoquiez, à savoir l'absence d'offre et une forte demande, n'y a-t-il pas une opportunité pour Aéroports de Paris ? Certains producteurs nous disent que d'autres grands aéroports mondiaux ou européens fournissent des carburants durables. Troisièmement, sur le sujet de la décroissance et de la sobriété, vous vous inscrivez dans une stratégie de grande modération. Allez-vous moins investir en Europe ? Comment gérerez-vous cette problématique consistant à investir pour la transition énergétique dans les aéroports européens, alors que le trafic pourrait diminuer ?
M. Augustin de Romanet. - La question du standard mondial se pose effectivement. Lorsque nous avons rencontré les Américains, nous avons constaté qu'ils étaient très en pointe sur le développement d'un carburant durable qui est le moins émetteur de CO2 possible, puisqu'il consiste à enlever un certain nombre d'additifs, les aromatiques. Le carburant est si fluide qu'il est nécessaire de refaire tous les pipelines. Nous avons aujourd'hui un carburant qui contient des aromatiques et qui transite dans les pipelines aux standards actuels. Ce seul point impose un minimum de coordination mondiale. Cette dernière sera également indispensable sur le recours à l'hydrogène. Nous sommes très actifs, comme je vous l'ai indiqué, via la création avec Air Liquide d'une joint-venture pour régler un problème dont je n'ai pas parlé : celui de l'introduction de l'hydrogène pour l'écosystème immédiatement à proximité de l'aéroport, c'est-à-dire les véhicules de piste, les transports collectifs, les camions voire les trains. Dans son rapport pour 2050, l'Agence internationale de l'énergie estime que l'hydrogène sera principalement utilisé pour les trains, les camions et les gros engins. Nous avons ainsi une joint-venture avec Air Liquide pour travailler sur l'introduction dans les aéroports d'une alimentation en hydrogène de notre écosystème. Nous avons une petite société de conseil pour travailler sur ce sujet.
Pour aller dans le sens de ce que souhaite le président-directeur général d'Airbus, à juste titre, c'est-à-dire préparer un écosystème tel que l'avion à hydrogène, lorsqu'il sera techniquement prêt, ne sera pas renvoyé aux calendes grecques faute d'équipement dans les aéroports, nous devons travailler dès à présent sur une standardisation mondiale de l'utilisation de l'hydrogène. La question que vous posez est capitale, car elle montre que dans le domaine aérien, la réflexion se tient à 10 ou 20 ans. Ce qui se produira à cette échéance se prépare dès aujourd'hui. Un avion s'amortit environ sur 30 ans. Il s'agit donc de préparer la génération suivante.
S'agissant de votre deuxième question, aujourd'hui, les aéroports importants sont alimentés par des pipelines venant en général des vallées de la Seine. Nous injectons dans le carburant traditionnel du carburant durable dans des proportions que nous estimons à 1,2 %. Chaque année, cette proportion est accrue en fonction des exigences d'incorporation qui sont fixées par les autorités. Cette montée en puissance est fixée à 2 % en 2025, 6 % en 2030 et 20 % en 2035. À l'heure actuelle, il n'est pas question de réaliser, dans l'aéroport, le mélange nous-mêmes, ce qui serait très difficile d'un point de vue technique. Les moteurs d'avion peuvent tous accepter jusqu'à 50 % de carburant durable. Des motoristes ont testé des moteurs pouvant ingérer 100 % de carburant durable. La question de l'acceptabilité par les avions n'est donc pas une difficulté. En revanche, l'effort pour atteindre zéro émission nette portera sur les opérations au sol, qui seront décarbonées, les véhicules de piste, qui seront électriques, ou encore le chauffage de l'aéroport, qui sera assuré soit par géothermie, soit par chaleur fatale, soit par contrats d'achat d'électricité solaire.
Un des grands axes de développement de notre activité aéroportuaire est en outre de favoriser la connectivité entre le fer et l'avion, via un projet de modernisation des gares à Charles-de-Gaulle, la modernisation des équipements des réseaux ferrés de France pour permettre au TGV d'arriver à Charles-de-Gaulle, la ligne CDG Express qui permettra, en 2027, d'arriver en 20 minutes à Charles-de-Gaulle depuis Gare de l'Est, quatre fois par heure, la desserte de l'aéroport par la ligne 17, ou encore le barreau Roissy-Picardie, qui permettra à la population d'Amiens et de Creil d'arriver directement à l'aéroport. L'alimentation de Charles-de-Gaulle en passagers sera donc révolutionnée, au profit du fer, pour contribuer à décarboner l'aéroport. S'agissant d'Orly, la ligne 14 reliera le centre de Paris à Paris-Orly en 25 minutes. Nous avons également un plan consistant à faire disparaître l'automobile de l'immédiate proximité de l'aéroport. Un des grands facteurs d'émission de CO2 d'un aéroport est en effet lié aux accès en automobile. Nous avons donc un plan visant à favoriser l'accès par les transports en commun et à écarter les automobiles de la proximité immédiate de l'aéroport. Ces voies techniques seront utilisées pour faire d'Orly un aéroport zéro émission nette avant les autres, pour les opérations au sol.
Votre troisième question concerne la grande modération et le risque de moindre investissement. Le passager aérien est parfois schizophrène ; il réclame moins d'émissions de CO2, mais toujours plus de postes au contact. Il ne peut ainsi supporter, dans un aéroport, de prendre un autobus. Nous pouvons le comprendre, car parfois, le sous-traitant d'autobus, qui n'est pas de la responsabilité d'ADP, mais de la compagnie aérienne, n'est pas au rendez-vous. Nous devrons donc investir pour créer des postes au contact. Notre vie quotidienne est en réalité celle d'une entreprise qui sait que son passager ne supporte pas les postes au large. Au fil de la croissance du trafic, à Charles-de-Gaulle comme à Orly, nous devrons donc continuer d'investir pour accompagner la croissance du transport aérien. Je ne pense pas qu'il existe de risque de sous-investissement des aéroports, car tous les aéroports partagent la même préoccupation de qualité de service. Notre engagement est de toujours investir de façon à ce que les passagers soient bien traités. Les conditions économiques des aéroports dans les pays développés doivent leur permettre d'avoir une rentabilité minimum égale au coût moyen pondéré du capital, ce qui est aujourd'hui la règle posée par la loi de 2005. Dès lors que cette garantie est acquise, il n'y a pas de risque sur l'investissement.
M. Gérard Lahellec. - Mon collègue Daniel Salmon, qui a dû nous quitter pour rejoindre la séance publique, pose la question suivante : « Quelle solution pour que le transport aérien se conforme aux préconisations du GIEC, selon lesquelles il convient d'agir dans les 10 ans ? » Le GIEC souligne en effet l'urgence d'agir, à laquelle nos collègues écologistes sont sensibles.
Il demande en outre une estimation des volumes de carburant utilisés chaque jour sur ADP, afin de les convertir en hectares de colza.
M. Augustin de Romanet. - Pour répondre à la seconde question, le volume est situé entre 11 000 et 13 000 mètres cubes par jour à Charles-de-Gaulle, et il est d'environ 4 000 à Orly, soit un total de 4 millions de mètres cubes par an.
S'agissant du GIEC, dans le cadre d'une trajectoire à 2050, il s'agit de savoir si elle est linéaire ou s'il s'agit d'une courbe en cloche inversée. Une partie de la réponse tient à la montée en puissance des carburants durables, à l'augmentation des prix et à l'élasticité du trafic aux prix. Je n'ai pas la réponse à la question que vous posez, sinon que nous sommes actuellement en débat avec les constructeurs d'avions, car nous allons devoir exposer une trajectoire du transport aérien d'ici 2050 lorsque nous allons présenter nos prochains projets de travaux d'importance dans nos aéroports. Nous devrons alors apporter une réponse à votre question, sur laquelle je ne suis pas en mesure de vous répondre aujourd'hui en raison de désaccords, notamment sur l'élasticité.
Nos calculs nous conduisent à penser que les mandats d'incorporation qui résultent des contraintes européennes devront être dépassés. Ils sont aujourd'hui insuffisants pour correspondre à la trajectoire de zéro émission nette en 2050. Afin de donner des garanties à nos parties prenantes, nous avons entrepris de nous faire certifier par l'organisme SBTI (Science Based Target Initiative), qui vérifiera que les projections données par ADP en matière d'émission de CO2 reposent sur des hypothèses vérifiées par des auditeurs externes.
M. Gérard Lahellec. - Les stationnements ne doivent pas être neutres du point de vue du bilan économique des aéroports. Ils doivent également générer des recettes et avoir une incidence sur l'économie globale.
M. Vincent Segouin. - J'entends le progrès présenté, qui représente des investissements très lourds. Ces investissements sont-ils compatibles avec les objectifs attendus à la fois par les actionnaires et les salariés, et avec le fonctionnement courant d'ADP ? Les usagers de demain privilégieront-ils ADP du fait de l'argument zéro émission, par opposition à un aéroport générant des émissions ?
M. Augustin de Romanet. - La régulation française en matière aéroportuaire est conçue de façon exemplaire pour répondre à cette question. Elle consiste à considérer que tout ce qui est indispensable au transport aérien et, de fait, monopolistique, à savoir la construction des pistes et des terminaux, la décarbonation de l'aéroport et le respect des contraintes émises par les pouvoirs publics, est intégré dans un montant d'investissement et fournit une base de capital qui ne doit produire ni rente pour la société aéroportuaire ni déficit. Pour les activités commerciales, immobilières, etc., l'aéroport essaie de rémunérer au mieux ses actionnaires. Pour la partie régulée, les actionnaires ne peuvent attendre un rendement excédant le coût moyen pondéré du capital. Il n'existe pas, dans le système de régulation français, de risque de surrentabilité des aéroports. Les prix sont fixés chaque année par l'autorité de régulation des transports. Le seul risque que nous courons est celui de ne pas couvrir le coût moyen pondéré du capital. Pendant de nombreuses années, nous avons eu des rendements très faibles, mais avons continué de travailler. Pendant le Covid, nous avons démontré notre responsabilité, puisque plutôt que d'augmenter les tarifs pour atteindre un niveau nous permettant d'assurer la rentabilité du capital, nous avons réalisé des efforts d'économie considérables, les collaborateurs du groupe ayant notamment accepté des baisses de rémunération temporaires. Nous avons ainsi pu proposer aux compagnies aériennes une absence d'augmentation en 2023, après une année 2022 en augmentation de 0,94 %. Sur les deux années 2022 et 2023, nous aurons augmenté en moyenne nos tarifs de 0,40 % par an. Grâce à tous les efforts d'économie, nous espérons atteindre une rentabilité dépassant les 4 %, qui nous rapproche du coût moyen pondéré du capital, que nous estimons entre 5 et 6 %. Ce système, que je juge intelligent et vertueux, garantit que nous ne puissions avoir de rente sur ce monopole, mais nous protège également contre le risque d'être non rentable. La loi dispose en effet que le régulateur doit nous autoriser à augmenter les tarifs dès lors que nous sommes en deçà de ce coût moyen pondéré du capital.
Mme Martine Berthet. - Bien que l'avion à hydrogène ne soit prévu que pour 2040, avez-vous pu évaluer un impact sur les normes de sécurité pour vos aéroports, donc sur des coûts supplémentaires au niveau des infrastructures ?
M. Augustin de Romanet. - Il s'agit d'une question très importante. Effectivement, l'hydrogène est très inflammable. Les mesures de sécurité pour l'usage de l'hydrogène sont supérieures à celles qui existent pour le kérosène. Tel est l'objet des travaux que nous menons actuellement avec Air Liquide. Dès lors que l'avion à hydrogène verra le jour, il sera certifié par l'Agence européenne pour la sécurité aérienne (AESA). Les avions auraient ainsi le même niveau de sécurité que les fusées, ce qui constitue le défi de l'avion à hydrogène. Les aéroports devraient dès lors se mettre à niveau pour l'approvisionnement de ces avions en hydrogène, ce qui engendrera certainement des surcoûts par rapport aux pipelines dont nous disposons aujourd'hui. Aujourd'hui, la plupart des avions sont hydrantés par des réseaux souterrains de pipelines qui permettent de se passer des camions.
M. Pierre-Antoine Levi. - Ma question est en lien avec celle de Vincent Segouin sur les frais engendrés par cette transformation. Les avez-vous chiffrés ? Pouvons-nous les connaître ? Vous avez indiqué que le pourcentage d'augmentation des prix était faible. Le coût supplémentaire de ces travaux sera-t-il répercuté de façon plus importante sur les compagnies aériennes et, in fine, sur les clients ?
M. Augustin de Romanet. - L'élément qui pèsera principalement sur le consommateur est le kérosène. Le coût de nos investissements pour la décarbonation de l'aéroport ne sera pas excessif, car dès aujourd'hui, nous investissons énormément, par exemple pour la géothermie, l'électrification de nos véhicules, le verdissement de nos bâtiments, etc. Le Groupe ADP, pour Paris seulement, investit une centaine de millions d'euros dans la décarbonation. Nous sommes une entreprise qui investit entre 700 millions et un milliard d'euros chaque année. Je ne préjuge donc pas d'un impact significatif de nos investissements sur le prix du billet d'avion. Les principaux investissements seront liés au coût du carburant de substitution. Ma réponse serait différente si l'arrivée de l'avion à hydrogène était très rapide et si nous étions obligés de recourir à des solutions de production de l'hydrogène sur place. Dès aujourd'hui, nous avons réfléchi à ce que cette option nécessiterait. A Charles-de-Gaulle, nous avons réservé une zone de 40 hectares au cas où l'électrolyse devrait se faire sur place. Ceci engendrerait des coûts très élevés, dont je ne peux encore vous donner le montant.
M. Pierre Cuypers. - Monsieur le Président, ADP, que vous avez l'honneur de présider, est exemplaire. Si nous devons nous attendre à compter 9 milliards de passagers dans le monde en 2045, la croissance des vols sera elle aussi relativement soutenue. Cela signifie que d'autres compagnies se poseront à Paris, qui doivent elles aussi être exemplaires. Dans le cadre d'ADP, une démarche collective est-elle conduite avec l'ensemble des aéroports internationaux, afin de mener une même politique et d'atteindre ces résultats ?
M. Augustin de Romanet. - Un accord est intervenu en novembre 2022 à l'OACI. Grâce à l'engagement de Clément Beaune, ministre des transports, les Chinois et les Indiens ont accepté le Long Term Agreement pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. Le transport aérien rentre actuellement dans le rang de l'accord de Paris. Jusqu'à présent, il lui était reproché d'avoir son propre système, qui ne correspondait pas aux exigences de l'accord de Paris. Cela n'est plus le cas. Les compagnies aériennes comme les aéroports sont conscients des efforts à fournir. L'Association mondiale des aéroports a établi un label de décarbonation des aéroports, avec cinq niveaux. Chaque aéroport dans le monde sait que, pour attirer des capitaux, il doit acquérir très rapidement un niveau d'accréditation élevé. Notre plan stratégique vise l'objectif d'élever le niveau d'accréditation de tous nos aéroports. Toutes les compagnies du monde qui arrivent à Paris ou en Europe auront les mêmes obligations d'incorporation de SAF.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Monsieur le Président, vous nous avez exposé la piste de l'hydrogène, la possibilité pour des avions de 25 places de développer l'électrique, mais vous nous avez indiqué que la priorité à court terme correspondait aux carburants durables. Il se pose donc la question de leur production. Vous nous avez fait part d'un objectif à 2050 de 70 % d'incorporation, et avez indiqué que vous vous fixiez un objectif de 85 %. Je suppose donc que vous avez commencé à modéliser cette question de la production. Comment pensez-vous que de meilleures conditions puissent être créées ? Le groupe Neste indique être en mesure de trouver la matière pour fabriquer les biocarburants, alors que nous entendons le contraire en France. Le sujet de la production électrique renvoie quant à lui à un débat public. Que peut faire la puissance publique pour parvenir à ces objectifs ?
M. Augustin de Romanet. - Il s'agit de la question la plus difficile. Dans une économie de marché, sauf à ce que l'État décide de créer un arsenal de production de carburants durables, il est nécessaire de se reposer sur des acteurs de marché. Ceux-ci ont en l'occurrence fait part d'une certaine frilosité, considérant qu'ils n'auraient pas de demande pour les carburants durables qu'ils produiraient. Des mécanismes donnant la garantie à ces producteurs qu'ils auront un débouché pendant un certain nombre d'années, afin de rentabiliser leurs investissements, seraient certainement de nature à initier cette dynamique. Les énergéticiens sont responsables, font appel à des chercheurs de talent et ont une responsabilité devant leurs actionnaires. Il est possible qu'ils aient pensé que cette responsabilité consistait à ne pas investir trop tôt dans des objets qui ne seraient pas vendables, car trop chers. C'est la raison pour laquelle, depuis que j'évoque ce sujet, je répète que le prix n'est pas un sujet. Le transport aérien est capable d'acheter des carburants durables, même s'ils sont plus chers. L'exigence de la décarbonation passe avant l'exigence du low cost. Je pense avoir été l'un des premiers à dire que nous devions nous habituer à ce que, malheureusement, le transport aérien coûte plus cher, parce qu'il doit être payé par le passager et non le contribuable. Néanmoins, pour lancer le système, il est probablement nécessaire de mettre en place des incitations, afin que les énergéticiens n'aient plus de réserve pour investir.
M. Lucien Stanzione. - Monsieur le Président, je prendrai la suite du rapporteur sur la question de la stratégie d'avenir. Dans nombre d'auditions, plusieurs solutions techniques nous ont été présentées. Vous nous avez ainsi parlé de l'hydrogène, des carburants d'aviation durables, de l'électricité. Quelle est selon vous la meilleure solution pour la décarbonation ?
M. Augustin de Romanet. - La solution la plus pure, d'un point de vue technique, car elle génère le moins d'entropie et qu'elle est la plus efficiente en termes de rendement énergétique, est l'hydrogène.
La France est le pays qui a inventé l'aviation. Airbus est une entreprise européenne qui prend le risque d'investir sur l'avion à hydrogène, qui est probablement plus ambitieux, d'un point de vue technique, que la simple utilisation de SAF. À long terme, il s'agira probablement de la solution la plus économe en termes d'émission de CO2 et la plus efficiente. Il ne s'agit que d'un sentiment, fondé sur une réalité physique, qui est l'efficience de la combustion d'hydrogène pour propulser un avion, sans méconnaître les difficultés techniques, notamment en termes de sécurité. C'est la raison pour laquelle tout le monde se précipite aujourd'hui sur les carburants aéronautiques durables, car il s'agit uniquement de substituer un liquide à un autre liquide. Sur le long terme, l'avion à hydrogène me semble être une solution d'avenir.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Nous avons auditionné hier Marwan Lahoud, qui a une expertise sur le sujet. Je me suis permis de lui indiquer que nous allions également vers les SAF, qui fonctionnent avec les moteurs actuels. Il ne s'agit ainsi pas d'une rupture technologique. La question qui se pose est de savoir comment créer les conditions d'une rupture technologique. Nous sentons que nous ne sommes pas tout à fait mûrs de ce point de vue. L'avion du XXIIe siècle sera peut-être l'avion à hydrogène. Je comprends qu'il permet une meilleure efficience environnementale. L'enjeu est de faire un pas vers la transition écologique de l'aérien, sans partir sur une mauvaise voie. J'entends de votre raisonnement que nous ne devons pas renoncer à l'hydrogène. Ceci posera peut-être la question de la cohabitation : vous auriez peut-être sur un même aéroport à la fois de l'électricité, du kérosène, des biocarburants et de l'hydrogène.
M. Augustin de Romanet. - Nous n'avons pas abordé un point très important : les spécialistes pensent que l'avion à hydrogène n'est possible que pour des distances relativement courtes. Pour une distance de 16 000 kilomètres, nous devrons toujours avoir des carburants durables. Nous estimons donc que l'avion à hydrogène n'est pas la solution pour les avions à très long courrier. Aujourd'hui, un avion très long-courrier peut parcourir 16 000 kilomètres sans s'arrêter, mais il ne pourra le faire autrement qu'avec des carburants durables. La cohabitation sera donc indispensable.
M. Vincent Segouin. - Je ne comprends pas pourquoi le surcoût du billet n'est pas un problème. Nous sommes soumis aux règles du commerce. Nous voyons les effets du low cost.
M. Augustin de Romanet. - Les compagnies low cost devront assumer les mêmes augmentations de prix. Nous avons le choix entre assumer la soutenabilité du transport aérien et ne plus pouvoir prendre l'avion. Si nous ne sommes pas capables de décarboner le transport aérien, un certain nombre de parties prenantes interdiront l'utilisation de l'avion. Il s'agit donc d'une hausse du prix pour tous les modes d'avion, y compris les low costs, qui sont relativement responsables. L'un des leaders de l'utilisation des SAF est en effet RyanAir. Nous préférons assurer la préservation d'un mode de transport aérien, en contrepartie de laquelle nous devons accepter de payer le prix de la décarbonation.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - S'il n'y a pas d'autre question, Madame, Monsieur, Monsieur le Président-directeur général d'Aéroports de Paris, merci de nous avoir accordé votre temps et merci pour la clarté de vos propos.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 19 h 15.